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Lettres angloises
ou
histoire
de miss
Clarisse Harlove
PAR
SAMUEL RICHARDSON
Traduction d’Antoine-François PRÉVOST D’EXILES
Introduction et notes de Stéphane LOJKINE
Textes choisis et établis par Benoît TANE
L E T T R E S
ANGLOISES,
OU
H I S T O I R E
DE MISS
CLARISSE HARLOVE
L E T T R E S
ANGLOISES,
OU
H I S T O I R E
DE MISS
CLARISSE HARLOVE
PAR SAMUEL RICHARDSON
Traduction d’Antoine-François PRÉVOST D’EXILES
Introduction et notes de Stéphane LOJKINE
Textes choisis et établis par Benoît TANE
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INTRODUCTION
« On ferait en deux lignes l’analyse
de Clarisse Harlowe. Pourquoi ? C’est que
le sujet est d’une simplicité admirable. Un
libertin par système veut séduire une fille
sage par principe et par caractère, voilà tout
le roman, et c’est un des plus volumineux
qu’on connaisse. » (Joseph FIÉVÉE, La Dot
de Suzette, préface, 1798.)
Séquestrée, violée, révoltée, triomphante et morte
Au commencement, préexistant au texte, la figure sublime et
monumentale de Clarisse. « Elle étoit en robe de chambre de damas
blanc, un peu moins négligemment que ces derniers jours1… » Altière
ou échevelée, éloquente ou stupéfiée, Clarisse irradie comme une présence qui force le respect jusque dans l’abjection où elle est acculée.
Clarisse est un monument, non seulement parce que ce roman
de Richardson est à la fois le premier grand roman anglais et un
roman qui conquiert d’emblée une stature et une diffusion européennes, mais aussi et déjà parce que l’histoire même de Clarisse
est l’histoire de la transformation d’une personne en monument :
Clarisse par son histoire devient son tombeau ; la jeune fille, ce corps
précieux, cette fortune virginale offerts à la convoitise des hommes,
résiste, oppose au désir qui la brutalise une figure par quoi elle
échappe et se soustrait.
1. Lettre 252, p. 453, et lettre 288, note 4, p.489.
-1-
Lettres angloises, ou Histoire de Miss Clarisse Harlove
Une figure de la vertu n’est pas un vain discours. Il faut d’abord
que le discours s’effondre, que la force brutale du réel en broie les
paroles pour que, dans la révolte muette qui se dresse au seuil du viol et
se relève après lui, la jeune fille de bonne famille corsetée dans le vernis
de ses belles paroles se dresse comme corps, comme regard, comme
muet reproche, comme exemple fixé. Dans la révolte et l’épreuve de
la brutalité, la personne broyée se fixe comme figure, le discours éteint
fait retour comme monument : le corps désirable, le visage sublime
honteusement expulsés de la demeure du père y rentrent processionnellement, cérémoniellement à l’issue du roman ; la volubile Clarisse
est devenue un cercueil chargé d’inscriptions ; le testament de Clarisse
a monumentalisé la vertu mondaine de son discours.
L’histoire
L’histoire de Clarisse commence et s’achève par un duel : au
commencement, l’irascible James, le frère de l’héroïne, provoque le
brillant Lovelace, qui le blesse. À la fin, en punition de sa conduite
ignoble envers Clarisse, Lovelace est tué par le colonel Morden, le
protecteur de Clarisse trop tard accouru à son secours.
Lovelace, l’aristocrate libertin, aime follement la vertueuse
Clarisse, qui se défend de l’aimer. Piqués dans leur honneur, et surtout mus par de sordides intérêts de fortune, les Harlove interdisent
Lovelace à Clarisse et, pour couper court à tout danger, lui imposent
d’épouser un nouveau riche, l’imbécile et disgracieux Solmes.
Clarisse est une « ni… ni… » : elle ne veut ni épouser Solmes,
ni céder au désir de Lovelace. Elle n’entend ni renoncer à l’affection des siens, ni céder à leurs injonctions tyranniques. À partir de
cette situation bloquée, le roman se déploie autour de trois grands
épisodes : d’abord, pour échapper au mariage avec Solmes, la fuite
de Clarisse, ou son enlèvement par Lovelace, selon le point de vue ;
puis, après une résistance acharnée de la jeune fille, son viol, qui
constitue le point de basculement de l’ensemble du récit ; enfin, au
terme d’un martyre qui ne faiblit jamais, sa mort exemplaire.
-2-
Introduction
I. Préparer Clarisse
Les modèles de Clarisse
À trop résumer Clarisse, on ne rend pas compte cependant
de la richesse narrative du roman : déguisement d’un Lovelace
caché dans le jardin des Harlove ou pénétrant dans le logement
où sa fugitive s’est réfugiée à Hampstead, lettres dissimulées par la
prisonnière, interceptées par le séducteur, falsifiées par lui ou par
une fille à sa solde, rendez-vous tournant au guet-apens au fond
d’un parc obscur, enlèvement consenti, incendie fictif, drogue
et viol tiennent le lecteur en haleine, mais constituent en même
temps pour lui autant de signes de reconnaissance.
L’appareil romanesque de Clarisse est même déjà, dans les
années 1740, un appareil désuet. On reconnaît sans peine le magasin aux accessoires des nouvelles italiennes, espagnoles, françaises,
que l’Angleterre avait traduites ou adaptées et imprimées en recueils
au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècles2. Si Richardson, qui ne
lisait pas le français, n’a guère pu s’inspirer directement de Madame
de Gomez ou de Robert Challe, cette veine ne pouvait pas lui être
inconnue alors que par exemple, depuis 1692, on pouvait trouver
régulièrement dans le Gentleman’s Journal ce genre de nouvelles,
traduites ou sommairement résumées.
2. Voir par exemple R. BENTLEY, Modern novels, 1692, avec au douzième volume
une virtue rewarded or the Irish Princess ; Choice novels and Amorous Tales written by the
most refined wits of Italy, 1652 ; S. CROXALL, Select novels, 1722-1729, avec au sixième
volume une traduction de Zaïde, de La Princesse de Clèves et de Don Carlos ; Delightful
novels, exemplified in eight choice and elegant Histories… with the moste pathetic oratory and
subtil stratagems used in Love Affairs, 1686, 4e rééd. 1739 ; SEGRAIS, Five novels translated
from the French of Segrais, 1725 ; The Spanish Decameron, or ten novels, made english by
Sir R. L’Estrange… etc.
-3-
Lettres angloises, ou Histoire de Miss Clarisse Harlove
Mais c’est peut-être The constant lovers de J.-L. Costeker3
qui, par ses péripéties, se rapproche le plus de Clarisse : transposant déjà les roueries et rebondissements des novelle italiennes
dans la nouvelle manière bourgeoise, Costeker met en scène une
vertueuse Sylvia que son père, Bracchus, veut donner en mariage
au riche mais laid Capsus. Sans se départir de son respect filial,
Sylvia refuse : « J’ai conscience du respect que je vous dois parce
que vous êtes mon père et je ne commettrai jamais la moindre
désobéissance quand vos ordres ne seront pas déraisonnables ».
Bracchus interdit toute correspondance de Sylvia avec Alexis, son
vertueux mais pauvre amant. Exilée chez une tante à la campagne,
Sylvia est enlevée. Pour délivrer Sylvia, Alexis se déguise. Il hérite
d’une fortune providentielle et le mariage conclut heureusement
le roman.
De Clarisse à Sylvia, de Bracchus au père Harlove, de Capsus
à Solmes, la proximité est grande. Mais Lovelace prend le contrepied du pâle et fidèle Alexis et s’inscrit plutôt dans la riche lignée de
Dom Juan. Richardson infléchit pourtant radicalement ce modèle
mythique du libertin : le dom Juan anglais sera paradoxalement
l’homme d’une seule femme.
La figure du libertin avait ses modèles anglais : Philip, premier
duc de Wharton (1698-1731), président fondateur du Hell-Fire
Club, enlevant les belles marchandes de la City4 ; l’inépuisable
Charles Mordaunt, troisième comte de Peterborough, premier
comte de Monmouth (1658-1735)5, diplomate et général, le
3. John Littleton COSTEKER, The Constant Lovers. being an entertaining history of the
amours and adventures of Solenus and Perrigonia, Alexis and Sylvia, etc., Londres, t. Green,
1731, in-8o, 248 pp.
4. Pope écrivit de lui dans son premier Moral Essay, probablement en guise d’épitaphe,
Wharton, the scorn and wonder of our days, / Whose ruling passion was the lust of praise...
5. Jonathan Swift lui a consacré un poème satirique, où il est nommé Mordanto.
Faut-il rapprocher Mordaunt de Morden, l’éternel voyageur de Clarisse ?
-4-
Introduction
vainqueur de Barcelone en 1705, épousant secrètement une
actrice, violant trois filles pour son délassement ; John Wilmot,
comte de Rochester (1648-1680), poète et confident de Charles
II6, auteur d’une pièce intitulée Sodom, or, The Quintessence of
Debauchery.
Le théâtre s’était emparé du type : La Dot fatale, de Massinger
et Field7, avait été imitée par Rowe dans La belle pénitente8, où le
léger Lothario séduit la vindicative Calista, qui se répand en amères
reproches avant même d’être prise en flagrant délit d’adultère par
son époux Altamont9 :
6. Samuel JOHNSON, « The Life of Rochester », Prefaces, Biographical and Critical to
the Works of the English Poets, 10 vol., vol. 4, Londres, J. Nicols, 1779.
7. Philip Massinger (1583-1640) et Nathan Field (1587-1619) ont écrit The Fatal
Dowry entre 1616 et 1619 ; la pièce fut jouée à la cour en 1630 et en 1631, publiée
en 1632. Voir Carol BISHOP, A critical edition of Massinger and Field’s The fatal dowry,
Salzburg studies in english literature, Salsbourg, 1976. Il s’agit d’une revenge play, pièce
historique transposant dans la France de Louis XI la 24e controverse de Sénèque le
Rhéteur, a priori sans aucun rapport avec Clarisse.
8. Nicholas ROWE, The Fair Penitent, edited by Malcolm Goldstein, Edward Arnold,
Londres, 1969. La pièce fut jouée et publiée pour la première fois sans nom d’auteur en
1703. À partir de 1715, elle est reprise presque chaque année jusqu’à la fin du siècle, de
sorte qu’on peut la considérer comme une des pièces les plus populaires du dix-huitième
siècle anglais. Les meilleurs acteurs l’interprétèrent, comme Susannah Cibber dans les
rôles de Lucilla et de Calista ; David Garrick en Lothario et en Sciolto ; Charles Macklin
en Sciolto…
Alors que l’héroïque Charalois de La Dot fatale est devenu Altamont, un insipide
mari trompé, Kind as the softest virgin of our sex, Beaumelle, sa femme adultère, devient
Calista la révoltée. Pour elle, Rowe invente un nouveau genre, la she-tragedy (depuis 1660
les rôles féminins sont effectivement joués par des femmes). Quant à Lothario, il quitte
le second rôle de Novall, l’amant tué par Charalois, pour devenir un séduisant séducteur
qui fascine Calista.
9. C’est Johnson qui le premier voit dans Lothario le modèle de Lovelace. (Samuel
JOHNSON, Lives of the English Poets, ed. George Birkbeck Hill, Oxford, 1905, II,
67.)
-5-
Lettres angloises, ou Histoire de Miss Clarisse Harlove
Es-tu assez vil pour me reprocher un crime
Que ta cruauté seule a pu causer ?
Si l’indignation qui fait rage dans mon âme
Devant ton insolence inhumaine et ton mépris
Me poussait à un geste désespéré,
À me frapper moi-même pour être vengée de toi,
Songe contre qui iraient mes vœux de mort et d’enfer
Contre qui, maudit suborneur, sinon contre Lothario ?
(Acte IV, vv. 60-67.)
Plus proche encore de Lovelace, le Wronglove de Charles
Johnson10 viole et enferme la jolie Cælia dans une maison close
dont la tenancière, la mère Lupino, n’a rien à envier à la Sinclair de
Clarisse. Lothario et Wronglove sont tués en duel ; Calista et Cælia
meurent de désespoir.
À un interlocuteur qui trouvait Clarisse ennuyeuse, Samuel
Johnson répondit : « Voyons, monsieur, si vous lisiez Richardson
pour l’intrigue, votre impatience serait telle que vous auriez envie
de vous pendre : mais vous devez le lire pour le sentiment. » De
fait, il y a bien des péripéties ; mais, quoi qu’en dise Rousseau11,
la force du roman tient moins aux événements qu’il traverse
10. Charles JOHNSON, Cœlia or the Perjured lover, London, printed for J. Watts, 1733,
in-12.
11. Après avoir fait l’éloge de sa Nouvelle Héloïse, dont toute l’intrigue se concentre
sur trois personnages, Julie, Saint-Preux et M. de Wolmar, Rousseau lui oppose les
romans de Richardson, à qui il reproche le trop grand nombre de personnages : « il a cela
de commun avec les plus insipides romanciers qui suppléent à la stérilité de leurs idées
à force de personnages et d’avantures. Il est aisé de réveiller l’attention en présentant
incessamment et des evenemens inouis et de nouveaux visages qui passent comme les
figures de la lanterne magique : mais de soutenir toujours cette attention sur les mêmes
objets et sans aventures merveilleuses, cela certainement est plus difficile ». (Jean-Jacques
ROUSSEAU, Confessions, livre XI, Pléiade, p. 546-547).
-6-
Introduction
qu’aux deux figures qu’il campe face à face, celles de Lovelace et
de Clarisse, qui vont devenir pour toute l’Europe de véritables
emblèmes du siècle.
Lovelace, monstrueux et désirable
Avec Lovelace, il s’agit justement de sortir des caractères et des
types du théâtre : « je n’avais pas l’intention d’écrire d’après quelque
chose que j’aurais lu ou dont j’aurais entendu parler » proclame le
romancier au travail12. Et à Lady Bradshaig qui lui écrivait que « Les
détresses d’héroïnes dépourvues de naturel ne me touchent pas
aussi directement que celles qui me paraissent venir de la nature »,
Richardson répond que « C’est l’une des principales raisons qui
m’ont poussé à écrire l’histoire de Clarisse13 ». Les lectrices demandent un Lovelace humain. C’est ce que suggèrent par exemple les
reproches que Miss Carter hasarde devant ses amies, en l’absence
du romancier : « Le pauvre homme a lu dans un livre, ou entendu
dire par quelqu’un, qu’il existait au monde une chose nommée vice,
mais, étant totalement ignorant de la manière dont le vice opère
sur le cœur humain… il a créé un monstre comme, je l’espère, il
n’en a jamais existé sous forme mortelle. » Il faut dire que l’auteur
de Clarisse n’a eu de cesse de noircir un Lovelace qui, à sa grande
terreur, séduisait irrépressiblement ses lectrices. Le révérend Henry
Morgan écrit d’Écosse : « Je veux absolument de toutes façons le
voir pendu ; et pourtant il y a des dames de ma connaissance qui
sont d’avis de le mettre simplement en couverte. J’ai discuté avec
véhémence, réclamé un châtiment plus juste, et ayant à la fin
proposé, en guise de transaction, de le châtrer, j’ai trouvé qu’il
était grand temps de me retirer. » Miss Collier, dans une de ses
lettres au romancier, rapporte qu’une grande dame dans un salon
12. Lettre à Hill du 5 janvier 1747.
13. Lettre du 14 février 1754.
-7-
Lettres angloises, ou Histoire de Miss Clarisse Harlove
avait lâché : « Et puis Lovelace est un charmant jeune homme et, je
l’avoue, je l’aime énormément ! » Stupeur et consternation… après
enquête, la lady s’avéra être une cocotte qui avait épousé un lord
de ses amants. Richardson devait-il s’en trouver rassuré ? La très
vertueuse Lady Bradshaig brave ainsi les pudeurs vraies ou fausses
du romancier : « Vous m’assurez que vous ne m’aimerez pas si je
préfère Lovelace au colonel Morden, le vengeur de Clarisse ? Eh
bien, si Lovelace avait vécu plus longtemps, il aurait été meilleur
que son assassin ! »
Après la publication de Clarisse, Garrick, l’acteur le plus célèbre
du siècle, qui à l’avant-garde de son temps redécouvrait Shakespeare
et promouvait la domestic tragedy, fait savoir qu’il jouera Lovelace
si Moore l’adapte au théâtre. Richardson tremble d’un triomphe
annoncé au détriment de la morale : Garrick-Lovelace tournerait
toutes les têtes féminines de Londres. Moore, qui voulait faire une
Clarisse amoureuse de son séducteur, se contenta finalement d’un
Enfant trouvé où se retrouve vaguement la situation de Clarisse
séquestrée14.
Clarisse, un fantasme aristocratique pour lectrices bourgeoises
Quant à Clarisse, Richardson hésita sur le statut social à lui donner. Dans la première livraison de son roman, il fait de la mère de la
jeune fille une fille de Vicomte et la décore du titre de Lady Charlotte
Harlowe. Mais il reçoit une petite lettre signée « Cheale, roi d’armes »
où on lui fait remarquer qu’une fille de Vicomte s’appelle simplement
Miss avant son mariage, et qu’elle prend ensuite le nom de son mari,
en l’occurrence ici le très roturier nom de Mrs Harlowe : « Sachez
qu’en imprimant cela, vous avez grandement offensé toutes les filles
14. Il faut signaler en revanche, plus tardivement, de Robert PORRET, Clarissa, or,
The Fatal Seduction. A tragedy [in five acts], in prose. Founded on Richardson’s celebrated
novel of Clarissa Harlowe, Londres, 1788, in-8o.
-8-
Introduction
de ducs, marquis et comtes en Angleterre, Écosse et Irlande ». Bien
que les auteurs du billet, un certain duc de Richmond et son amie
Lady Kildare, soient de gais plaisantins, Richardson après enquête
reconnaît l’erreur. Soucieux cependant d’élever Clarisse au-dessus
de la condition de Pamela, car ses lectrices bourgeoises réclament
pour rêver des parcs et des châteaux, Richardson élude les origines
de Mrs Harlowe et fait des parents de Clarisse des membres de la
gentry campagnarde. La distinction aristocratique ne caractérise plus
tant l’origine que la visée de la famille, dont l’ambition se répercute
dans le très distingué prénom de Clarisse, déjà employé par Pope
dans L’Enlèvement de la Boucle15.
En fait, sous le fard tragique et vertueux de la fiction, le
ressort bourgeoisement sordide de l’intrigue, dans Clarisse, tient
à ce flottement du statut social des Harlove. Clarisse a hérité de
son grand-père maternel une petite propriété16 qui lui permettrait
de revendiquer son indépendance17 par rapport au reste de la
famille. Cet avantage exorbitant se retourne contre elle : le legs
du grand-père risque de faire obstacle à la réalisation du grand
projet familial de regroupement des terres, pour lequel les deux
oncles paternels, Jules et Antonin, se sont sacrifiés en restant célibataires et en garantissant à James, le fils aîné, l’héritage de leurs
propres biens. Le but est de réunir suffisamment de terres sur un
seul membre de la famille, afin qu’il puisse obtenir d’acheter le
titre de pair, et accéder ainsi à la grande noblesse18. Si Clarisse
se marie, non seulement la métairie du grand-père quittera la
15. Alexander POPE, The Rape of the Lock, an heroi-comical poem, in Poems.
Miscelaneous poems, 1712, in-8o (éd. 1714, 1715, 1718, illustrées) ; La Boucle de Cheveux
enlevée, poëme héroï-comique de Monsieur Pope. Traduit de l’Anglois par Mr. ** [P.F. Guyot
Desfontaines], Paris, Le Breton, 1728, in-12.
16. Lettre 99, note 4.
17. Lettre 342, note 11.
18. Lettre 13, note 6.
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Lettres angloises, ou Histoire de Miss Clarisse Harlove
famille Harlove pour celle de son époux, mais une partie des biens
paternels devra être réservée à sa descendance, annulant en quelque
sorte le bénéfice du mariage aristocratique du père. C’est pourquoi
Clarisse propose à sa famille le célibat. Celui-ci représente cependant un trop grand danger, car il fait peser la menace permanente
d’un mariage ultérieur échappant au contrôle des Harlove. C’est
pour régler définitivement le problème que le frère et le père de
Clarisse cherchent à lui imposer le mariage avec Solmes, qui n’est
rien d’autre qu’une réédition du mariage du père : Solmes est un
parvenu, un fermier enrichi, prêt à toutes les concessions foncières
et financières pour s’élever socialement par sa femme19, de la même
manière que la famille Harlove s’est sacrifiée pour bénéficier de la
distinction sociale qu’apportait celle que la version primitive du
roman nommait lady Charlotte.
Mais Clarisse ne se prête pas aussi docilement que sa mère à la
transaction qui lui est imposée. Son discours de la vertu tragique
porte certes l’idéal aristocratique du sacrifice de soi et du refus de
toute compromission, mais il s’appuie sur une distinction toute
bourgeoise : c’est par le legs du grand-père que Clarisse a été distinguée ; son assurance altière s’appuie sur la terre qu’elle possède,
dont elle peut à tout moment revendiquer le ménagement20 : on
connaît la fortune contemporaine du mot ; la vertu de Clarisse se
double d’une compétence manageriale qui lui en donne l’inquiétante, l’insolente assurance. Théâtralement exposée aux atteintes du
monde, Clarisse fait tableau comme fantasme aristocratique ; mais
ses armes, la négociation, le contrat, la transaction21, sont celles du
monde bourgeois de ses lectrices.
19. Lettre 13, note 32, p. 84.
20. Lettre 13, note 9, p. 76.
21. Voir lettres 7, note 10, p. 60 ; 82, note 15, p. 186 ; 87, note 5, p. 201 ; 96, note 10,
p. 302 ; 214, notes 21, p. 350 et 32, p. 353.
- 10 -
Introduction
Mode d’emploi pour un best-seller : la gestation de Clarisse
La correspondance de Richardson avec son vieil ami Aaron Hill,
qui fut aussi son premier lecteur, nous renseigne sur l’état d’esprit
dans lequel le romancier anglais, déjà célèbre et adulé après le succès
de Pamela, écrit les premiers chapitres de Clarisse Harlowe, au début
de l’été 1744. Il a alors 55 ans et, malgré ses origines modestes (fils
de menuisier, il a commencé à travailler comme apprenti chez un
imprimeur), il vit dans l’opulence grâce à son imprimerie.
En novembre 1744, Richardson envoie à Hill un premier
brouillon22 avec cette question qui deviendra lancinante : « Y voyezvous quelques pages, quelques paragraphes à couper, mon cher
M. Hill ? » Hill dissuadera Richardson à de nombreuses reprises
d’abréger. Il faut attendre le 23 septembre 1746 pour que, l’intrigue
générale étant suffisamment dessinée (le brouillon compte alors
30 volumes), Hill adresse à Richardson ses premières critiques :
Ne serait-il pas préférable, pour la vraisemblance, que Lovelace
fût moins haïssable, que dans le duel préliminaire avec James, les
torts revinssent au frère plutôt qu’à celui avec qui Clarisse finira par
s’enfuir ? « En outre, ai-je tort de désirer que Clarisse soit, avant ce
duel, profondément amoureuse de Lovelace ? » Ébranlé, Richardson
consulte Bennett, qui penche, lui, pour un Lovelace radicalement
monstrueux. Hill est sommé de ne plus jouer les critiques littéraires et de proposer des passages à condenser ou à supprimer.
Le 22 décembre, il envoie donc à Richardson un « Spécimen de
la Nouvelle Clarisse », réduisant à sept lettres et 24 feuillets écrits
serrés le premier épisode du roman, où Clarisse refuse d’épouser
le répugnant Solmes. Richardson, qui ne demandait pas une telle
réécriture, est consterné par le résultat. Le 5 janvier 1747, il écrit
22. La Clarisse qui fut soumise aux critiques de Hill avait la forme d’une série de
volumes reliés où des pages blanches étaient intercalées pour ses commentaires. (EAVES
et KIMPEL, p. 206.)
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Lettres angloises, ou Histoire de Miss Clarisse Harlove
à Hill : « D’après votre modèle, il faudrait couper les deux tiers du
roman et le ramener à trois volumes au lieu de sept ou huit… » Dans
sa réponse du 23, Hill propose de conserver la version longue du
roman, mais maintient qu’il faut atténuer la noirceur de Lovelace :
« quelle jeune fille accepterait d’écouter un amoureux aussi vil ? » Le
26, Richardson rétorque qu’il a soumis l’épisode de l’enlèvement à
deux femmes délicates, et que celles-ci ont reconnu que, placées dans
les mêmes circonstances que Clarisse, elles n’auraient pas pu résister
au ravisseur. Le 28 janvier, et à nouveau le 9 février, Hill insiste : il
faut motiver la fuite de Clarisse ; au moins que ce soit l’effet d’un
piège, d’une trahison de Lovelace.
Mais Richardson, tout à la réécriture, ne répond plus. Les deux
premiers volumes, annoncés par le London Magazine de novembre,
sont mis en vente le 1er décembre 174723, les deux volumes suivants,
le 28 avril 174824, les trois derniers le 6 décembre 174825. Hill aura
la satisfaction de constater que Richardson a tenu compte de ses
critiques : non seulement il a beaucoup coupé, mais les circonstances
du duel avec James, le caractère de Lovelace, la machination qui
sous-tend la fuite enlèvement de Clarisse intègrent pour une large
part ses suggestions.
En fait, durant sa gestation, le roman fut soumis à la critique
de tout un groupe d’amis et de familiers du romancier : Mrs
Heylin et son mari, pasteur à Hampstead, revoient à la dernière
minute le titre et la préface des deux premiers volumes ; le docteur
Hazlitt et sa femme militent contre la suppression des longueurs ;
le peintre Highmore voudrait que Lovelace fût nettement et
23. Il s’agit de deux volumes in-12 de 312 puis 309 pages, correspondant à 44 puis
46 lettres. Ils sont vendus reliés 6 shillings.
24. 366 pages et 79 lettres, puis 362 pages et 56 lettres, au même prix que la première
livraison.
25. 378 pages / 62 lettres ; puis 405 pages / 120 lettres ; enfin 432 pages / 105 lettres,
plus la conclusion et le post-scriptum. Prix : 9 shillings.
- 12 -
Introduction
ouvertement athée ; le révérend Robert Smith proteste, arguant
que Clarisse a écarté Wyerley comme prétendant précisément
parce qu’il était athée ; le vieil acteur auteur Colley Cibber, quant
à lui, ne comprend pas pourquoi la famille Harlowe veut supposer
à tout prix Clarisse amoureuse de Lovelace ; l’écrivain Edward
Young s’appuie sur l’exemple des pièces de Lee et d’Otway pour
conjurer Richardson de ne pas atténuer la noirceur du libertin ;
Sarah Westcombe, enfin, « ma Selena », et son amie de North
End, Anedea Vanderplank, des voisines qui fréquentent les
filles du romancier, sont les jeunes lectrices témoins dont l’avis
compte par dessus tout : à la demande de Selena, Samuel adoucit
le caractère de la tante Hervey, qu’elle a jugée trop sévère face
à Clarisse.
Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de recueillir des avis : c’est
carrément l’écriture de l’autre qui est sollicitée, et que le romancier
voudrait amalgamer à la sienne. Telle était bien la direction que
prenait la collaboration avec Hill, même si, de malentendu en
malentendu, elle finit par tourner court. Young, Cibber proposent
et envoient des additions, pieuses pour le premier, enflammées
pour le second. Une parente de Samuel, Elizabeth Long, a-t-elle
entendu lire une Ode à la Sagesse ? Elle s’en procure une copie, la
montre à Richardson qui, enthousiasmé, la fait mettre en musique
et l’insère dans le second volume. L’auteur de l’Ode, une certaine
Miss Carter, de Cantorbéry, ne se découvre qu’après publication
des volumes : Richardson deviendra son éditeur et… finira par
supprimer l’Ode de Clarisse. Plus tard, William Warburton est
sollicité pour écrire une préface à la seconde livraison (les volumes
III et IV) : sans enthousiasme, il adapte pour la circonstance un
Essai qui devait primitivement servir pour une adaptation anglaise
du Dom Quichotte (par Charles Jarvis) ; placée en tête du quatrième
volume, ladite préface, avec son inopportun éloge du roman
français, disparaît dès la seconde édition… pour réapparaître,
- 13 -
Lettres angloises, ou Histoire de Miss Clarisse Harlove
partiellement du moins, dans une édition par Warburton des
œuvres de Pope26 !
La fin de la seconde livraison laissait présager un dénouement tragique pour l’héroïne : toute l’Angleterre s’en émut et
intercéda pour Clarisse auprès du romancier. « Que Dieu le
damne si Clarisse meurt », s’exclama Cibber ; et Mrs Pilkington
d’implorer : « Épargnez sa pureté virginale, mon bon monsieur,
épargnez-la ! ». L’anonyme Philaretes, qui avait déjà écrit pour
Pamela, menace Richardson d’une grève des lecteurs : « je crois
que votre livre se vendra peu, à moins que vous ne changiez le
dénouement ». Et de fait, une aristocrate anonyme d’Exeter lui
écrit, inquiète de la rumeur pessimiste sur le sort de Lovelace
et de sa prisonnière. Richardson lui répond, poste restante. La
belle dame s’obstine, le menace de ne pas lire la fin, lui envoie
même sa malédiction s’il n’entend pas sa prière. Fielding, dans
le Jacobite Journal, fait l’éloge du début du roman mais se joint
à Highmore, à Lyttleton (futur Lord et ministre) pour demander
une conclusion heureuse.
II. Consommer Clarisse
Du livre aux larmes
Soutenu cependant par Young, Delany et Hill, Richardson tient
bon, exécute le viol et met en scène la mort de Clarisse, pleurant à
seaux à mesure qu’il écrit. Après la parution des derniers volumes, les
témoignages se multiplient d’un véritable délire collectif de lecture :
Edwards ne versa jamais autant de larmes que le jour où il apprit
26. Warburton désormais en froid avec Richardson remplace partout dans cette
nouvelle version le nom de Richardson par celui de son jeune rival Fielding comme
promoteur d’une littérature moins livresque, peignant d’après nature.
- 14 -
Introduction
la mort de Clarisse, et il pleurait encore en 1755 lorsqu’il relisait
pour la neuvième fois le dernier volume du roman ; Hill rapporte
qu’« En cette seule nuit, votre douce et céleste Clarisse et sa destinée
m’ont coûté assez de larmes pour faire nager les volumes qui les ont
tirées » ; Miss Fielding s’exclame « Quand je lis Clarisse, je suis toute
sensation ; mon cœur s’enflamme ; je suis écrasée ; mon seul exutoire,
ce sont les larmes » ; Miss Mulso ne pouvait lire les derniers volumes
sans un flacon de corne de cerf, pour revenir de ses pamoisons ; les
jeunes filles de Turrick, amies d’Edwards, avaient les yeux noyés de
larmes à la seule évocation des malheurs de Clarisse ; lady Montagu,
malgré son antipathie première pour le roman, reconnaît qu’elle a
sangloté « comme une laitière de seize ans » en lisant l’épisode du
viol ; l’inconnue d’Exeter évalue à plus d’une quinte les larmes qu’elle
a versées ; elle rapporte à Richardson comment une dame qui se
faisait friser tout en lisant à ses amies le septième volume dut faire
sortir sa coiffeuse, dont les larmes lui arrosaient la tête. Diderot, qui
ne découvre probablement pas Clarisse avant ses vacances d’octobre
1760 au château du Grandval, raconte dans l’Éloge de Richardson la
scène que produisit l’arrivée chez lui de l’enterrement et du testament
de Clarisse, dont Mme d’Épinay lui faisait parvenir une traduction27
fin août 1761. Damilaville est avec Diderot : « Le voilà qui s’empare
des cahiers, qui se retire dans un coin et qui lit. Je l’examinais :
d’abord je vois couler des pleurs, bientôt il s’interrompt, il sanglote ;
tout à coup il se lève, il marche sans savoir où il va, il pousse des cris
comme un homme désolé et il adresse les reproches les plus amers
à toute la famille des Harlove28. »
27. Soit celle de Jean-Baptiste Suard, qui sera publiée en mars 1762 dans le Journal
étranger, soit plutôt celle de Prévost, retranchée par l’éditeur de la première édition
française de Clarisse en 1751, puis réintégrée dans un septième tome dans les éditions
suivantes (1766, 1777, 1783, 1784, 1810).
28. DPV XIII 205-206. Voir également la lettre à Sophie Volland du 17 septembre
1761, où Diderot gesticule et d’Amilaville est spectateur…
- 15 -
Lettres angloises, ou Histoire de Miss Clarisse Harlove
L’image de Clarisse
Clarisse devient une figure. On fait son portrait. Le docteur
Chauncy dessine Clarisse au pastel. Highmore, qui avait déjà
illustré Pamela, brosse un grand portrait en pied à la manière de
Van Dyck29 ; il dessine également la très théâtrale scène liminaire
du roman, le Conseil de famille des Harlove : Clarisse est de retour
après un bref séjour chez Miss Howe ; elle y a reçu les visites de
Lovelace et se défend pourtant d’avoir transgressé l’interdiction
paternelle. L’atelier de Highmore va servir de guet-apens pour
connaître l’identité de l’inconnue d’Exeter, avec laquelle Richardson
entretient une correspondance de plus en plus passionnée : après de
multiples dérobades aux rendez-vous fixés, la dame y vient voir les
tableaux, en l’absence du romancier, mais alors que le peintre est
prévenu ; le domestique est sondé, mais il est Français et ne délivre
que des renseignements lacunaires. Highmore fait des recherches
dans le Lancashire et identifie finalement Lady Dorothy Bradshaigh,
épouse vertueuse et sans enfants de Sir Roger Bradshaigh, châtelain
de Haigh, près de Wigan, au milieu des mines de charbon. Lady
Bradshaigh invite finalement Richardson dans son appartement de
New Bond Street à Londres, en mars 1750 : le romancier en rendit
compte dans une très longue lettre, qui s’est malheureusement usée
et perdue. Le mystère reste entier de cette aventure dont Clarisse fut
l’amorce et la substance.
Les premières éditions anglaises de Clarisse
29. C’est dans le roman même que Richardson précise que le portrait de Clarisse
in the Vandyke taste a été peint as big as the life by Mr. Highmore, and is in his possession
(RIC 147 509). La référence à Highmore, et donc au portrait réel, a été supprimée par
Prévost (voir cependant PRE 141 717). Ellen Ruth Moerman suggère que la deuxième
gravure de Eisen, représentant Clarisse en pied dans sa volière, aurait été commandée
par Prévost pour remplacer des références picturales peu parlantes pour le public du
continent.
- 16 -
Introduction
La publication de Clarisse, nous l’avons dit, se fit en trois livraisons. L’impression se faisait dans l’urgence, au gré de la rédaction.
Malgré leur cherté, les volumes furent vite écoulés en Angleterre,
moins vite en Irlande, où Richardson avait négocié avec le libraire
Faulkner une impression dublinoise. À Londres, la seconde édition
fut mise en vente le 15 juin 1749 : les préfaces des volumes I et IV
disparaissent ; une table des matières analytique, véritable résumé du
roman, est ajoutée, et également vendue à part, pour les acheteurs
de la première édition30. En janvier 1751, les 3000 exemplaires de
la deuxième édition sont épuisés.
Pour la troisième édition, Richardson reprend ses consultations : il sollicite les critiques de Mrs Delany, qui s’en acquitte
avec la collaboration de Mrs Dewes ; Lady Bradshaig annote un
exemplaire, dans les marges duquel Richardson reprend point par
point ses objections. Dès l’été 1749, Skelton puis le Dr Conybeare
envoient remarques et suggestions. Le révérend Salomon Lowe
recueille toutes les observations qu’il entend faire par sa femme,
ses filles, les amies de celles-ci, et les amies de leurs amies. Mrs
Dewes, Edwards, Samuel Johnson surtout pressent le romancier
de rétablir les passages supprimés et de donner le texte intégral des
lettres. Le 20 avril 1751 parurent simultanément une troisième
édition en huit volumes in-12, vendue une livre et quatre shilling,
et une quatrième en sept volumes in-octavo, vendue une livre et
quinze shilling. Outre le texte augmenté, et définitif, du roman,
ces éditions comportent un portrait gravé de l’auteur et deux poèmes anonymes, dont l’éloge liminaire du romancier, en forme de
sonnet : l’auteur en était Edwards. La table des matières générale
de la deuxième édition est cette fois répartie à la fin de chaque
volume et, à la fin du roman, un collaborateur avait rédigé une
30. Shirley VAN MARTER, « Richardson’s Revisions of Clarissa in the second Edition »,
Studies in Bibliography, no 26, 1973.
- 17 -
Lettres angloises, ou Histoire de Miss Clarisse Harlove
« Ample collection des sentiments moraux et instructifs dispersés
dans l’ouvrage et jugés susceptibles de rendre généralement service ». Peut-être cette collection répondait-elle au désir de Johnson,
qui avait réclamé avec insistance un index rerum afin que Clarisse
puisse être utilisée comme manuel de morale par « les gens pressés,
les gens âgés et les gens sérieux ». Enfin, une édition séparée des
Lettres et passages réintégrés des manuscrits originaux de l’histoire de
Clarisse est publiée dans un volume in-12 de 311 pages, et mise en
dépôt chez Osborn pour être remise gratuitement aux acheteurs
des deux premières éditions31.
Accueil du roman en Angleterre et en Europe
La presse britannique fit un excellent accueil à Clarisse : il
faut dire que le réseau qui gravitait autour de Richardson y avait
veillé. Même Fielding, qui avait parodié Pamela, fut élogieux. Le
Gentleman’s Magazine publie en décembre 1748 une lettre amusante,
en janvier 1749 un distique latin, en juin et août, un long compte
rendu par Haller, primitivement paru dans La Bibliothèque raisonnée
d’Amsterdam. Haller compare Richardson à Marivaux : « Marianne
amuse32 ; Clarisse non seulement amuse, mais instruit, et de façon
d’autant plus effective que l’auteur peint la nature, et la nature
seule ». Haller s’était cependant permis une série de critiques, portant
essentiellement sur la vraisemblance et le respect des bienséances.
Cave, le directeur du Gentleman’s Magazine, communiqua l’article
à Richardson à l’avance, de façon qu’il puisse y répondre point par
point en note. Richardson alimente également le débat de sa propre
initiative : en 1749, il publie anonymement une petite brochure,
Réponse à la Lettre d’un très révérend et digne Gentleman ; parues
31. Shirley VAN MARTER, « Richardson’s Revisions of Clarissa in the third and fourth
Editions », Studies in Bibliography, no 28, 1975.
32. Le roman avait été traduit en anglais et publié à Londres en 1736 sous le titre
The life of Marianne or the adventures of the countess of…
- 18 -
Introduction
au début de la même année, les Remarques sur Clarisse, adressées à
l’auteur, de Sarah Fielding33, ont très certainement été revues par
lui. En France, Grimm insère dans sa Correspondance littéraire un
petit dithyrambe.
Le livre eut aussi ses détracteurs, notamment parmi les dames
de l’aristocratie. La duchesse de Portland n’alla jamais au-delà de
onze lettres ; lady Montagu fustigea une « méprisable histoire »
écrite dans un « style grossier ». Lady Elizabeth Echlin, jugeant
invraisemblable la conduite de Clarisse à partir de son enlèvement
à la porte du jardin des Harlove, réécrit le roman en reprenant
l’histoire au moment de l’incendie fictif (lettre 216) : après s’être
échappée, Clarisse, pâle comme la mort, accepte un rendez-vous
avec un Lovelace beaucoup moins noir que l’original. Tout est
confessé, tout est pardonné. Lovelace repentant accepte la direction spirituelle d’un certain Dr. Christian. Clarisse ne meurt que
réconciliée avec son ravisseur et avec ses parents, qui ont eu le
temps de lui manifester leurs remords. Lovelace meurt un an plus
tard, affaibli par une fièvre nerveuse, puis mortellement blessé
par Morden.
Le 25 janvier 1751, Les Nouvelles littéraires publient un article
hostile : « Ce long ouvrage fait beaucoup plus de bruit à Paris qu’il n’y
a de succès ». Voltaire, d’abord enthousiaste, reproche à Richardson
ses longueurs et l’insuffisance de l’action.
Pour faire traduire son roman en français, Richardson s’adresse à
son ami Jean Baptiste de Freval, qui avait écrit l’une des lettres panégyriques d’introduction à Pamela. Freval prend contact avec l’abbé
33. L’auteur de Joseph Andrews, de Tom Jones (paru à la fin de 1749, juste après Clarisse)
et de Shamela (la sanglante parodie de Pamela) avait deux sœurs, dont Sarah Fielding,
qui toutes deux fréquentaient et admiraient Richardson. Au moment où Fielding écrivit
Shamela, il ne savait probablement pas que Richardson était l’auteur de Pamela car le
roman avait été publié anonymement ; quant à Richardson, on ne sait pas à quelle date
il découvrit que Fielding était l’auteur de Shamela…
- 19 -
Lettres angloises, ou Histoire de Miss Clarisse Harlove
Prévost34. Inquiet de rester sans nouvelles, Richardson tente d’imposer
à Prévost, via Freval, que sa traduction comporte les passages réintégrés à partir de la troisième édition. Peine perdue. Prévost remet son
manuscrit à la Librairie le 18 juin 1750 pour la censure35. Il obtient la
permission tacite et les premiers tomes paraissent en janvier 1751, avec
un faux nom d’éditeur comme c’est l’usage en ce cas : soi-disant chez
John Nourse à Londres, en réalité chez la Veuve Lormel à Paris.
Lorsque Richardson reçoit les premiers volumes, il les donne à
lire à des amis plus à l’aise que lui dans la langue de Molière. Et c’est
la consternation36 : Prévost a un peu ajouté, beaucoup retranché,
métamorphosant le style de son modèle anglais, lissant notamment
tous les effets de style coupé ou grossier, supprimant la satire des maris
français complaisants, des superstitions catholiques, des Français
corrupteurs de valets, supprimant les métaphores bibliques, les développements de pure morale, les descriptions minutieuses, tout ce qui
pouvait ridiculiser l’aristocratie (il n’est plus question chez Prévost que
Lovelace contrefasse des lettres destinées à Clarisse ; Sally, sa misérable
âme damnée, s’en chargera), résumant l’agonie de Belton, le libertin
couard, supprimant l’agonie de la veuve Sinclair, la geôlière sans
scrupules, réduisant à presque rien la folie de Clarisse après le viol.
Richardson s’indigne, et Lady Badshaig avec lui.
34. La traduction française de Pamela, parue en 1742, n’a été que tardivement, et à
tort, attribuée à Prévost, qui n’en dit mot dans sa préface à Grandisson (Nouvelles lettres
angloises, Amsterdam, 1755). Voir Frank Howard WILCOX, « Prévost’s Translations of
Richardson’s Novels », University of California Publications in Modern Philology, XII
(1925-6), 341-411. Une édition de Pamela en 1782 avait mentionné Prévost ; l’éditeur
des Œuvres choisies de Prévost, en 1783, voulant donner au lecteur le corpus romanesque
richardsonien complet, accréditera la légende.
35. Bnf mss. Fr 21997, fo 194bis. No 3607 du 18 juin 1750.
36. Voir les lettres à Lady Bradshaigh du 24 février 1753 (écrite à l’occasion de la
traduction allemande), à Johannes Stinstra du 2 juin et à Alexis Clairaut du 5 juillet de
la même année.
- 20 -
Introduction
La traduction allemande se fit à l’initiative de Haller, l’auteur
de l’article paru dans La Bibliothèque raisonnée, puis dans le
Gentleman’s Magazine. Haller était vice-chancelier de l’université de Göttingen ; il travailla avec Johann David Michaelis, un
collègue professeur d’hébreu à l’université. Michaelis s’étant
découragé, la traduction ne parut qu’en février 1752, avec un
huitième volume contenant les lettres et passages supprimés
dans l’édition originale anglaise et restitués en 1751. La fidélité
de la traduction allemande à l’original anglais reçut l’approbation enthousiaste de Richardson. Dans le même temps paraît à
Dresde une réimpression de la traduction de Prévost ; Gellert
publie un essai sur le roman ; à Zürich puis à Berlin paraît une
correspondance fictive entre Polycletus et Criton, discutant du
dénouement de Clarisse.
Succès également en Hollande, et succès national : alors que la
francophile Amsterdam lit Clarisse dans la traduction de Prévost,
les deux premiers volumes d’une traduction en néerlandais, par le
Révérend Stinstra, paraissent le 14 septembre 1752. Stinstra publie
les deux suivants en avril 1753, avec une préface reprenant les remarques que Richardson lui a faites dans la chaleureuse correspondance
qu’il entretient avec lui ; il traduit également une défense par l’auteur
anglais de la scène du feu (lettre 216). La traduction complète sera
achevée en 1755.
Par ce succès européen, le roman de Richardson réussit au-delà
même des espérances de son auteur, dont la croisade morale, qui
s’affirme non seulement chrétienne, mais protestante, rencontre des
adeptes jusque dans la très catholique Italie37.
37. L’Italie lit d’abord Clarisse en français, jusqu’à la traduction en italien qui est
publiée à Venise de 1783 à 1789 : Istoria di Miss Clarissa Harlove. Lettere inglesi di
Richardson, per la prima volta recate in italiano, Venezia, Pietro Valvasense, 1783-89,
5 tomes in-8o.
- 21 -
Lettres angloises, ou Histoire de Miss Clarisse Harlove
III. Réduire Clarisse
La Clarisse de Prévost
Un tel succès échappe nécessairement à son auteur.
On a vu comment l’œuvre s’était constituée au travers de tout
un réseau de correspondants, lecteurs et conseillers, qui prolongeait en quelque sorte le réseau des correspondants fictifs du roman
épistolaire : la pluralité des points de vue sur une fiction détachée
du texte, revendiquant hors de lui son autonomie, est intégrée
dans le roman ; plus on avance dans le texte, plus Richardson se
plaît à multiplier les récits contradictoires d’une même scène, les
réactions divergentes à un même événement. Mais tant les épistoliers de Clarisse que les intimes de Richardson demeurent sous
contrôle : gare à Lovelace s’il sort du programme d’édification
spirituelle que le romancier s’est fixé ; gare à Hill ou même à Lady
Bradshaigh si leur critique s’écarte trop du panégyrique de l’œuvre,
elle-même sacralisée !
Avec la Clarisse de Prévost, ce contrôle n’est plus possible.
Alors que Richardson n’a de prise ni sur une langue qu’il ne
pratique pas, ni sur un traducteur qui est lui-même un véritable
écrivain, avec sa personnalité, son style, sa manière, la diffusion
de son livre en français est la véritable diffusion internationale
du livre. Le français des Lumières est non seulement la langue,
mais la culture dominante de l’Europe : contrairement aux
traductions de Haller et de Stinstra, la traduction de Prévost
transfère Clarisse d’un monde dans un autre ; pour faire vite,
elle accommode le roman anglais, protestant et bourgeois, à
une culture catholique et aristocratique. Alors que Richardson a
travaillé de façon pragmatique, essayant sa matière romanesque
auprès de son réseau de lecteurs-tests, Prévost travaille à partir
de modèles poétiques théoriques, abstraits, qui le conduisent à
tout moment à caractériser ce qu’il produit : ceci est une scène,
- 22 -
Introduction
une peinture, un tableau ; c’est là le discours de Clarisse, le spectacle qu’elle donne. Les modèles fondamentaux du roman sont
au théâtre, non pas tant le théâtre de la Poétique d’Aristote que
le théâtre pratiqué, vu par le public et le romancier. Il y a là une
référence culturelle commune, et c’est par cette communauté
d’expérience que se constitue et fonctionne la grande fabrique
imaginaire de l’âge classique. Or le théâtre de Richardson n’est
pas celui de Prévost : si la Clarisse anglaise s’appuie sur le socle
shakespearien et baigne dans l’atmosphère des Restoration plays,
de Dryden, de Lee, d’Otway, ce monde est encore quasiment
inconnu des lecteurs de Prévost. Celui-ci ne se contente pas de
le gommer ; il lui substitue, dans la langue même, la couleur de
l’alexandrin racinien, l’ampleur cornélienne, les effets du verbe
voltairien tragique.
D’une certaine façon, la Clarisse de Prévost marque un recul
par rapport aux audaces poétiques de Richardson : là où le romancier anglais, qui est imprimeur, pratique toutes les ruptures de la
modernité, y compris typographiques, casse la syntaxe, brutalise
le texte38, n’hésite pas à exploiter tous les registres de la langue,
Prévost nivelle, amalgame, lisse, recompose. On peut imaginer
la déception de Richardson, qui se sent trahi, en la comparant à
celle de Diderot découvrant à la fin de 1764 que son libraire Le
Breton, entouré d’un « petit comité gothique », a irrémédiablement
et à son insu mutilé les articles les plus virulents de l’Encyclopédie.
Car Prévost a supprimé les développements de morale comme Le
Breton a supprimé « la philosophie ferme et hardie de quelques
uns de nos travailleurs » :
38. Ellen Ruth Moerman parle, pour l’art richardsonien de faire écrire ses personnages sur le vif, dans le feu de l’action, de « cette nouvelle technique que Richardson
appelle “immédiate” ou “brute” (to the moment writing) » et plus loin d’« écriture brute ».
(« Traduire l’image », p. 244, 246.)
- 23 -
Lettres angloises, ou Histoire de Miss Clarisse Harlove
« Vous l’avez châtrée, dépecée, mutilée, mise en lambeaux, sans
jugement, sans ménagement et sans goût. Vous nous avez rendus
insipides et plats. Vous avez banni de votre livre ce qui en a fait, ce qui
en aurait fait encore l’attrait, le piquant, l’intéressant et la nouveauté.
[…] Je suis blessé pour jusqu’au tombeau.39. »
Dans son Éloge de Richardson, Diderot, qui ne sait pas encore
alors ce qui se trame à son insu dans l’atelier de Le Breton, s’est
d’ailleurs en quelque sorte solidarisé avec Richardson contre
Prévost : « Vous qui n’avez lu les ouvrages de Richardson que dans
votre élégante traduction française et qui croyez les connaître, vous
vous trompez40. » Mais, outre que ces trahisons là sont les accidents
inévitables d’une aventure culturelle qui se mondialise, Prévost n’est
pas Le Breton.
Au moment où il entreprend la traduction de Clarisse, Antoine
François Prévost d’Exiles (1697-1763) a 52 ans et pratiquement
toute son œuvre romanesque est derrière lui : les Mémoires et
aventures d’un homme de qualité ont paru de 1728 à 1731, date de
publication du tome VII plus connu aujourd’hui sous le titre abrégé
de Manon Lescaut ; les huit tomes de Cleveland paraissent de 1731
à 1739 ; les six tomes du Doyen de Killerine – de 1735 à 174041.
L’Histoire d’une Grecque moderne est publiée en deux volumes à
Amsterdam en 1740.
Les romans de Prévost doivent beaucoup à l’Angleterre, où
il les a en partie conçus, en partie écrits. Ses fictions s’en ressen39. Lettre du 12 novembre 1764. Voir DIDEROT, Œuvres complètes, CFL V 849855.
40. DPV XIII 199. L’Éloge de Richardson fut publié en janvier 1762 dans le Journal
étranger.
41. L’intrigue du Doyen de Killerine repose sur un mariage forcé : Patrice, le demifrère du doyen, est contraint par lui d’épouser Sara, qui l’a sauvé de la prison et offre à
la famille sa fortune. Mais c’est Julie que Patrice aime… Il y a là comme un autre reflet
de La Dot fatale de Massinger et Field. (Voir note 7.)
- 24 -
Introduction
tent : au tome V de ses Mémoires, l’homme de qualité voyage en
Angleterre ; Cleveland, fils naturel de Cromwell, est anglais ; le
Doyen – un catholique irlandais intransigeant : Prévost, qui a
vécu en Angleterre (1728-1731) et s’est même fait anglican avant
de passer en Hollande, participe par ces romans à l’introduction
en France du nouvel esprit anglais, de sa morale de la famille, de
sa spiritualité déiste.
Il a d’autre part déjà une expérience de traducteur. En 1735, il a
publié à Paris chez Didot Tout pour l’amour, ou le monde bien perdu,
tragédie traduite de l’anglois par l’auteur des mémoires d’un homme de
qualité et, à la fin de l’année, intégré cette tragédie de Dryden42 au
tome VII de son Pour et Contre, chez le même éditeur. Traducteur
également du latin, il s’est attelé depuis 1731 à l’Historia sui temporis
du Président de Thou, dont la traduction avait été commencée par
un chanoine de l’abbaye de Sées : le premier tome de l’Histoire de
ce qui s’est passé de plus remarquable dans toutes les parties du monde
depuis MDXLV jusqu’en MDCVII paraît en janvier 1733 à La Haye
chez Gosse et Néaulme. En 1742, il traduit pour Didot une Histoire
de Cicéron par Conyers Middleton ; en 1744 – la correspondance
de Cicéron et de Brutus ; de 1745 à 1747, l’ensemble des Lettres
familières.
Traduire Clarisse n’allait pas de soi pour Prévost. La Pamela de
Richardson rompait avec la tradition classique tant de la nouvelle à
péripéties que du roman d’analyse, dans laquelle l’œuvre de Prévost
avait au contraire cherché à s’inscrire. Nul doute, selon Jean Sgard,
que le romancier français soit visé dans ce compte-rendu de l’abbé
Desfontaines en juillet 1742 :
42. John DRYDEN, All for love or, The world well lost. A tragedy, as it is acted at the
Theatre-Royal ; and written in imitation of Shakespeare’s stile, [Londres,] Henry Herringman,
printed by Tho. Newcomb, 1678. La pièce, rééditée régulièrement à Londres, est une
adaptation de l’Antoine et Cléopâtre de Shakespeare.
- 25 -
Lettres angloises, ou Histoire de Miss Clarisse Harlove
« Ceux qui aiment les raffinements d’idées, les réflexions à perte
de vue, les développements métaphysiques du cœur, les situations
tragiques, les événemens lugubres, les poignards, les poisons, les
enterrements, les résurrections, les enlèvements, les monologues
abstraits, les dialogues doucereux, les transports, les fureurs, etc.
Ceux qui veulent dans un roman des intrigues compliquées, des épisodes entassés ; ceux qui aiment les peintures hardies, les délicatesses
lascives, les obscénités épigrammatiques… Tous ces gens-là doivent
sans doute s’ennuyer à la lecture de Pamela43. »
Aux voyages et aventures de l’homme de qualité, aux meurtres, enlèvements, viols et péripéties en tous genres qui émaillent
Cleveland ou Le Doyen de Killerine, s’oppose le seul dispositif fictionnel de Pamela, une jeune fille pauvre dans la maison d’un riche
libertin, le génie de Richardson consistant précisément à ce qu’il
ne s’y passe pour ainsi dire rien, à opposer une narration nue à une
situation, une fiction, qui offraient toutes les prises à l’intrigue : dans
la première partie, Mr. B. ne viole pas Pamela, ne la séduit pas, ne
l’enlève pas ; dans la seconde, Pamela devenue Lady par son mariage
avec Mr. B., malgré la différence sociale et le passé libertin de son
époux, connaît essentiellement le bonheur domestique, tableau pour
ainsi dire sans nuage qui constitue un véritable défi narratif.
Dans Clarisse cependant, Richardson fait des concessions au
genre et le magasin aux accessoires de la nouvelle italienne comme
la tirade tragique à la française refont leur apparition dans le corps
du récit. Très conscient des enjeux poétiques et idéologiques de sa
traduction, Prévost va de son côté faire un pas vers le nouveau style
que l’Angleterre est en train d’imposer à l’Europe pour le roman. Il
s’en expliquera après coup, en 1755, dans la préface à sa traduction
de Grandisson, le troisième grand roman de Richardson :
43. DESFONTAINES, Observations sur les écrits modernes, t. XXIX, lettre 429, p. 205 ;
cité par Jean SGARD, Prévost romancier, p. 540.
- 26 -
Introduction
« Sans rien changer au dessein général de l’auteur, ni même à la
plus grande partie de l’exécution, j’ai donné une nouvelle face à
son ouvrage, par le retranchement des excursions languissantes, des
peintures surchargées, des conversations inutiles et des réflexions
déplacées. Le principal reproche que la critique fait à Richardson, est
de perdre quelque fois de vue la mesure de son sujet, et de s’oublier
dans les détails. J’ai fait une guerre continuelle à ce défaut de proportion, qui affoiblit l’intérêt ; et, s’il en reste encore des traces, je dois
convenir qu’elles sont inévitables dans un récit en forme de lettres.
J’ai supprimé ou réduit aux usages communs de l’Europe, ce que ceux
de l’Angleterre peuvent avoir de choquant pour les autres nations.
Il m’a semblé que ces restes de l’ancienne grossièreté britannique,
sur lesquels il n’y a que l’habitude qui puisse encore fermer les yeux
des Anglois, déshonoreroient un livre où la politesse doit aller de
pair avec la noblesse et la vertu. Enfin, pour donner une juste idée
de mon travail, il suffit de faire remarquer que sept volumes, dont
l’édition angloise étoit composée, et qui en feroient vingt-huit de la
grosseur des miens, se trouvent ici réduits à huit. […]
Si l’on me demande pourquoi j’ai pris tant de peine à réformer
l’ouvrage d’autrui, lorsque, avec moins de fatigue, j’en aurois pu
donner un nouveau dans le même genre, je satisfais à cette question
par deux réponses : La première est qu’il m’en a paru digne […]. Ma
seconde réponse passera, si l’on veut, pour un caprice d’artiste, qui
veut faire des essais dans un genre qu’il a long-temps exercé. Après
avoir vérifié, plus d’une fois, que les grandes sources de l’intérêt sont
dans le tragique, j’ai voulu tenter si, sans remuer l’ame avec tant de
force, on ne pouvoit pas l’attacher aussi sensiblement par de douces
impressions. »
Les « douces impressions » caractérisent mieux d’ailleurs l’histoire de Clémentine que celle de Clarisse, qui est authentiquement
tragique. Il n’empêche : Prévost signale ici un tournant dans son
œuvre et, par l’entremise de Richardson, une rupture dans le genre.
L’enjeu tient dans le rapport qu’entretient la prose narrative avec
« le tragique », c’est-à-dire non pas tant avec la nature pathétique
de tel ou tel événement, qu’avec la couleur et l’organisation des
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Lettres angloises, ou Histoire de Miss Clarisse Harlove
scènes que le roman transporte de l’espace théâtral public vers la
sphère intime de la fiction. Les « douces impressions » sont amenées
à remplacer progressivement « l’intérêt tragique » et la traduction
française de Clarisse marque le commencement de cette révolution
européenne de la fiction, qui nous conduira de Racine et Dryden
à Proust et à Virginia Woolf, de Nicholas Rowe au soap opera.
Prévost caractérise lui-même les transformations qu’il introduit
dans le roman de Richardson comme une double réduction : l’ouvrage a été « réduit aux usages communs de l’Europe » ; les volumes « se
trouvent ici réduits à huit ». C’est dire qu’un tel remodelage du texte
reflète des avancées et des réticences qui ne sont pas simplement
celles d’un traducteur plus ou moins doué ou zélé, mais bien de
tout un public, de toute une culture qui change de paradigmes et,
par la fiction, appréhende, si l’on veut, la modernité bourgeoise du
monde, ou si l’on préfère, la brutalité contemporaine du rapport au
réel, dont les « douces impressions », la « douce satisfaction » (lettre
80) la « consolation si douce »(lettre 91), la « si douce émotion »
(lettre 96), « les marques d’une douce confusion » (lettre 100, 216,
217, 218), « quelque douce composition sur un mal irréparable »
(lettre 248), « le ravissement d’une si douce médiation » (lettre 327),
« La douce langueur de sa voix » (lettre 347), ne constituent que la
fragile enveloppe imaginaire.
Prévost n’a pas bâclé la fin de sa traduction et il n’est pas nécessaire de supposer une traduction anonyme qu’il se serait appropriée44
pour expliquer la transformation progressive de son rapport à l’original anglais ; le romancier français s’est certes incontestablement
peu à peu affranchi de son modèle : le réduisant, il ne se l’est pas
seulement approprié ; il a exploité un ressort profond et constitutif
de l’œuvre originale.
44. Cette hypothèse s’appuie sur la parution en août 1749 d’un article dans le
Gentleman’s magazine évoquant et même commentant une traduction française en chantier
à Amsterdam, sous le titre de Clarissa ou l’Histoire d’une demoiselle de qualité.
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