Jean-Charles Vegliante Pour le « pauvre Leopardi » L`image un peu

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Jean-Charles Vegliante Pour le « pauvre Leopardi » L`image un peu
Jean-Charles Vegliante
Pour le « pauvre Leopardi »
L’image un peu dolente (le poète), un peu nihiliste (le philosophe
apprécié de Schopenhauer), un peu méconnue – en dépit de l’estimable
travail de Michel Orcel dans les années 1980 -90, publié en poche GF
Flammarion en 2005 – de cet immense intellectuel que fut Leopardi, dans
sa minuscule province d’où il correspondait, souvent dans leur langue,
avec ce que l’Europe comptait d’esprits brillants au début du XIX ème
siècle, ce cliché immortalisé par l’expression malheureuse d’Alfred de
Musset (1) commence à être nuancé, singulièrement après la traduction
du Zibaldone di pensieri par Bertrand Schefer pour Allia (2003, 2398
p.). La parution des Chansons juvéniles (Lavoir St. Martin, 2014), si
pleines d’énergie et de joyeuse combativité – ces qualités par ailleurs
bien illustrées dans le film de Martone Il giovane favoloso (2014) – a
enrichi encore l’image que nous pouvons en avoir désormais. Leopardi,
héritier d’une famille noble, bien qu’il ait beaucoup souffert de la
mesquinerie et de l’isolement de son petit « bourg sauvage » Recanati,
d’où il n’aspirait qu’à s’échapper, n’a jamais méprisé ses concitoyens les
plus simples – ni en général les créatures que la nature féroce engendre
et fait mourir (2) –, les « petites gens » comme on a dit avec suffisance
pendant des siècles : dont par exemple il appréciait le langage sincère et
fleuri (dans le texte qui suit, la jeune morte est dite « tenerella »,
littéralement tendre petite, que j’ai traduit faute de mieux par “très
tendre”, pour des raisons essentiellement métriques). La grande érudition
peut aller de pair avec une attention que l’on dira anthropologique au
monde et à la société (3). Une leçon humaine et poétique do nt Pascoli,
en particulier, saura magnifiquement se souvenir.
À mon habitude, j’ai rendu le vers italien par un hendécasyllabe et les
vers courts (settenari) par un hexasyllabe davantage familier à l’oreille
française ; la rime, toujours très signifiante p arce que rare chez
Leopardi, a été respectée là où elle ne forçait pas le sens, mais au
contraire y contribuait, comme en fin de strophe (où elle marque
justement fin).
[1] Après une lecture, 1842 ; mais en rime avec « ton cœur simple et hardi »,
témoignant de la bonne connaissance qu’en avait le poète français.
[2] Qu’il soit permis de renvoyer à ma leçon pour la remise du Prix
Leopardi, en 2009, sur la Poesia creaturale justement : RISL n° 6, 2010.
[3] Tel était le thème du dernier grand colloque léopardien publié : La
prospettiva antropologica nel pensiero e nella poesia di Giacomo Leopardi , Florence,
Olschki, 2010 (656 p.).
À Silvia
Silvia, te souviens-tu
encore de ce temps de ta vie mortelle,
quand la beauté brillait
dans le rire furtif de tes yeux en liesse,
et que tu gravissais, joyeuse et pensive,
le seuil de la jeunesse ?
Sonnaient les chambres calmes
et les rues à l’entour
de ton chant continu
alors qu’assise à tes travaux fémi nins
tu t’appliquais, heureuse
des rêves d’avenir qui en toi vaguaient.
C’était mai parfumé, et tu étais là,
ainsi passant le jour.
Moi, l’étude adorable
laissant parfois aux pages exténuées,
où mon temps juvénile
et ma part la meilleure se consumaient,
du haut des balcons du palais paternel
j’étais à l’écoute du son de ta voix
et de ta main véloce
qui parcourait le dur trajet de la toile.
Je goûtais le ciel clair,
voies dorées et jardins,
de-ci la mer au loin, de -là les hauteurs.
Ne dit langue mortelle
ce trouble dans mon sein.
Que de douces pensées,
quels espoirs, et quels nos cœurs, ô ma Silvia !
Quelle, alors, nous semblait
notre vie, et le sort !
Quand je me rappelle une telle espérance,
une angoisse m’étreint
acerbe, inconsolable,
et je souffre comme au temps de ma disgrâce.
Ô nature, nature,
pourquoi jamais ne tiens
ce que tu promettais ? pourquoi à ce point
trompes-tu tes enfants ?
Toi, avant que l’hiver eût desséché l’herbe,
d’un mal sournois assaillie et terrassée,
tu périssais, très tendre. Et ne voyais pas
de tes années la fleur ;
ton cœur ne s’émouvait
aux doux compliments ou de tes noirs cheveux,
ou de tes regards désireux et craintifs ;
et tes amies avec toi aux jours de fête
n’ont pas parlé d’amour.
Bientôt aussi périrent
tous mes espoirs le s plus doux : à mes années
le sort aussi nia
la jeunesse. Hélas comme,
comme tu es passée,
chère compagne de mon âge nouveau,
mon espérance en larmes !
C’est là le monde ? là
les plaisirs, l’amour, les œuvres, l’aventure
dont nous avions ensemble tant devi sé ?
c’est là le destin de notre humaine espèce ?
Dès qu’apparut le vrai,
toi, fragile, tu tombas, et de la main
la froide mort et une tombe déserte
tu désignais au loin.
(trad. J.-Ch. Vegliante)
[le texte original peut être consulté ICI.]