Une entrevue avec le metteur en scène Frédéric Dubois

Transcription

Une entrevue avec le metteur en scène Frédéric Dubois
Frédéric Dubois a terminé ses études au
Conservatoire d’art dramatique de Québec
en 1999. Il est récipiendaire du prix JohnHirsh 2008, remis par le Conseil des arts du
Canada, qui souligne un début de carrière
singulier et prometteur. Il peaufine une
écriture scénique toute personnelle en
alliant les possibilités qu’offrent les scènes
institutionnelles du Québec à la liberté que
lui apporte sa compagnie de création. Depuis
novembre 2011, il est aussi le coordonnateur
artistique du Théâtre Périscope. Au moment
de faire l’entrevue, Frédéric Dubois séjournait
au Japon dans le cadre de son travail.
© David Ospina
ENTRETIEN AVEC FRÉDÉRIC DUBOIS,
METTEUR EN SCÈNE
~ Frédéric Dubois
Vous montez La Cantatrice chauve pour la
troisième fois et La Leçon pour la seconde
fois avec le Théâtre des Fonds de Tiroirs.
Pourquoi ce désir de revenir à ces pièces
de Ionesco ?
La Cantatrice chauve a été, en 1997, notre spectacle
fondateur, une véritable prise de position de la
compagnie. On a travaillé à la production pendant
l’été, pour affirmer notre envie de faire du théâtre,
en dehors de l’école et de notre formation
académique. Nous avons fait des choix plus
instinctifs que réfléchis, même si le spectacle était
déjà très chorégraphié. Dix ans plus tard, après
être sortis des écoles et avoir travaillé chacun de
notre côté, nous avons voulu vérifier si le texte de
Ionesco résonnait toujours de la même façon pour
nous. Or, notre rapport à la scène, à l’espace et
aux corps avait évolué. Comme metteur en scène,
j’ai été plus économe, moins démonstratif : j’avais
développé un langage scénique, une façon de
diriger les acteurs. Mais on avait gardé le même
goût de mordre dans le texte. À l’été 2007, on a
produit La Leçon à Québec, puis on l’a présentée en
seconde partie de La Cantatrice chauve à DenisePelletier.
Et aujourd’hui ?
Le spectacle que nous présenterons en février ne
sera pas vraiment une version trois de La Cantatrice
chauve, mais plutôt la deuxième version revisitée. En
langage informatique, on pourrait dire une version
2.1. De toute manière, dès qu’on amorce une reprise
d’un spectacle, on sait que certaines choses vont
bouger. Quant à La Leçon, la pièce diffère un peu
chaque soir selon l’énergie propre à chaque duo,
puisque tous les gars de la troupe connaissent le
rôle du professeur, les filles celui de l’étudiante,
et que c’est le public qui pige au hasard le nom
des comédiens qui interprètent La Leçon.
Lors du lancement de saison, en avril
dernier, vous avez souligné que l’angle
qui vous intéressait, cette fois-ci, était
celui de la mémoire. Pouvez-vous préciser
comment vous en êtes venu à cette
lecture ?
J’ai vu un reportage, à Télé-Québec, où l’on suivait
trois dames atteintes de la maladie d’Alzheimer.
Ça m’a époustouflé. C’est une terrible maladie,
notamment pour ceux qui sont en contact avec les
LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON / page 11
ENTRETIEN AVEC FRÉDÉRIC DUBOIS,
METTEUR EN SCÈNE
gens qui en sont atteints. Mais ce qui m’a troublé
dans ce reportage, c’est la grande candeur de
ces femmes. Elles revenaient à leur enfance, aux
jeux de l’enfance, à leurs premières amours, car
la mémoire à court terme disparaît plus vite que la
mémoire à long terme. Quand des proches viennent
les visiter, elles les confondent avec d’autres
personnes qui appartiennent à leur passé lointain.
Il m’a véritablement ébranlé, ce décalage entre le
corps figé de ces vieilles dames, la dégradation de
leurs facultés cognitives, et leur regard allumé :
quelque chose de très vivant reste dans l’œil, dans
le regard.
Les personnages de La Cantatrice chauve
ou de La Leçon oublient tout. Sans
mémoire, ils répètent toujours les mêmes
gestes, les mêmes paroles.
Cette lecture se traduit-elle dans le jeu
des acteurs ?
En fait, elle nous a donné notre articulation pour
appréhender les personnages, une sorte de mode
d’emploi qui apportait des réponses à nos questions
quant à leurs manières de parler et d’agir. Mary, la
bonne, sera une infirmière, habillée comme au temps
de la Première Guerre, un élément qui appartient
à un passé lointain. Elle peut taper sur les gens
sur scène. Le pompier est un vieux bonhomme qui
habite la chambre d’à côté, parce que le pompier
n’est rien de plus que quelqu’un qui vient raconter
des histoires. Et tous se retrouvent, se racontent
des histoires, un peu sans queue ni tête ; ils se
trouvent drôles, font la fête, repartent et oublient
ce qu’ils viennent de dire ou de vivre.
© Louise Leblanc
Les Smith ne se rappellent pas qui ils sont ni
l’heure qu’il est. Les Martin se retrouvent, mais
sans savoir qu’ils se connaissent. À la fin, tous les
quatre perdent le langage ; ça n’a plus d’importance,
c’est un jeu. Ils perdent leur pudeur. Madame
Smith enlève ses pantalons à son mari, qui porte
des shorts d’enfant en dessous. Il y a un retour à
l’enfance. Ce qui m’a intéressé dans le rapport à
l’Alzheimer, c’est la lumière qui persiste dans la
vie malgré la maladie. La Cantatrice chauve n’est
pas une œuvre triste. Il y a de la folie, du plaisir.
page 12 / LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON
© Louise Leblanc
On peut penser que l’espace scénique sera
différent qu’en 2007 ?
Dans notre version 2.1, l’espace devra refléter
notre nouvelle articulation du jeu : un plateau
très clinique, bleu et vert hôpital, des costumes
distingués bien sûr, mais qui rappellent les tissus
de jaquettes d’hôpital. Avec la scénographe, on
imagine de petits espaces, comme des chambres
d’hôpital, toutes pareilles, avec presque rien, quatre
fois la même petite lampe, la même chaise ; les
personnages passeraient de l’une à l’autre sans
que ça ait d’importance. C’est donc la même
matière, les mêmes acteurs, mais on a repensé
complètement l’espace.
Vous travaillez beaucoup des textes dans
lesquels le langage est structurant, où le
mot lui-même organise les répliques à
la manière d’associations libres, comme
dans La Cantatrice chauve. Qu’est-ce qui
vous attire dans ces œuvres de Queneau,
Jarry, Larry Tremblay ou, plus récemment,
Jacob Wren, pour ne nommer que
ceux-là ?
Leur grande théâtralité ; ce n’est pas la langue du
quotidien. La langue du téléroman est à la télé ;
elle ne m’intéresse pas. Si la scène ne déploie
pas la langue autrement que dans sa banalité
quotidienne, ça m’ennuie. La scène doit être un
LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON / page 13
espace qui protège une parole forte et riche, tout
en procurant du plaisir. Une langue forte m’oblige,
comme metteur en scène, à prendre des positions
fortes : je ne peux pas la cacher, je dois l’affronter.
On ne peut pas faire dire n’importe quoi aux textes.
J’aime servir les textes et, à l’intérieur de ces
pensées et de ces langues, trouver mon chemin
pour éclairer le monde dans lequel je vis. En toute
humilité.
Ces textes ont un côté formel, mais vous
semblez préoccupé aussi par la portée
sociale et politique des pièces que vous
montez.
Peut-être que le théâtre est toujours politique. Je
me questionne beaucoup sur cela, mais je n’ai pas
toutes les réponses. Sans doute que le contexte,
au moment où on monte une pièce, peut lui donner
une couleur plus engagée. En créant Le Roi se
meurt au Théâtre du Nouveau Monde, en 2013,
on s’est vite rendu compte que le texte résonnait
avec l’égocentrisme de notre ici-maintenant. On
est tous des petits rois au centre du monde. Mais
si l’on n’est pas conscient que la mort collective
est possible, on va tout perdre.
Aujourd’hui, une énorme tension politique se
développe ; la crise économique, Marine Le Pen1
qui pourrait gagner les élections en France, les
villes qui élisent des maires d’extrême droite, des
Femme politique française, présidente du parti du Front national.
1
page 14 / LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON
nazis dans le nord de l’Allemagne. On revient à la
question de la mémoire. Est-ce qu’on a tout oublié ?
On retourne au passé. J’ai lu récemment que la
moitié des Américains pensent que la religion doit
faire partie de la politique. Ici, les conflits autour
de « la charte » ont ravivé plein de préjugés. Mais
pour quoi et contre quoi s’est-on battu depuis 40
ou 50 ans ? Dans un contexte comme celui-là,
l’art est fondamentalement un acte de résistance.
Monter Ionesco, même si ça ne dit pas « À bas
le gouvernement ! », est un acte de résistance.
Propos recueillis et mis en forme
par Anne-Marie Cousineau
© Louise Leblanc
© Louise Leblanc
ENTRETIEN AVEC FRÉDÉRIC DUBOIS,
METTEUR EN SCÈNE