d`Eugène Delacroix à Bernard Rancillac
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d`Eugène Delacroix à Bernard Rancillac
Bernard RANCILLAC Dira-t-on : d'Eugène Delacroix à Bernard Rancillac ; Ce serait, plus encore qu'aux Femmes d 'Alger, scène nostalgique de harem (déjà déconstruite par Picasso), en pensant aux massacres de Scio, une oeuvre de jeunesse, et qui fut accueillie comme un " Massacre de la peinture ". Scio, l'un de ces événements limites dont la chronique méditerranéenne abonde au fil des siècles. Mais on voit bien, quand le peintre est sollicité par l'Histoire tout ce qui sépare la passion romantique de la froideur moderne. Les Massacres cependant n'étaient pas de la peinture historique, genre auquel Delacroix s'adonnera par la suite, avec l'Assassinat de l'évêque de Liège, et bien d'autres compositions. Non plus que la Liberté guidant le peuple, peinte l'année d'après, sous le choc des Trois Glorieuses. Avec Delacroix, la conjonction du témoignage et de l'imaginaire conduit à une synthèse supérieure. Et tandis qu'il travaillait aux Massacres, il notait dans son journal : " Je pense que c'est l'imagination seule (...) qui fait voir là où tous les autres ne voient pas, et qui fait voir d'une différente façon " (27 avril 1827). Quel peintre, aujourd'hui plus encore, se porterait en faux ? Pas Rancillac, je pense, qui, s'il na pas publié de journal jusqu'ici, ne s'est pas moins expliqué pour lui-même ( et pour les autres) dans des écrits qu'il vient de réunir sous le titre Le regard idéologique ( Somogy 2000 et Mariette Guerra. Idéologique, chez lui, me semble un quasi synonyme d'historique, ( historique comme le matérialisme du même nom ). Ou même, en fin de compte, et tout simplement, politique. A notre époque, celle de la montée de l'Etat a l'omniprésence et à la toute- puissance, (d'où les totalitarismes et leurs " religions séculières "), rien n'échappe a la politique, culture compris : on l'a même gratifiée d'un ministère, n'est ce pas. L'Etat contrôlerait-il aussi l'imagination, productrice d'images imaginées imaginantes, celles qui sont proprement artistiques . Rancillac raconte : " Au début des années 60, j'ai fait partie d'un groupe restreint d'artistes qui, de Paris, participa à un mouvement général de remise en question de l'art abstrait (L'art abstrait étant de pure imagination, la plus délibérée qui se puisse concevoir, JCL ) en faveur d'une actualisation des thèmes liée à une prise en charge des médias populaires. Rapidement, en Europe, la plupart de ces artistes se sentirent concernés par l'événement politique lui-même, et tinrent à objectiver leur position vis-a-vis de la guerre du Viet Nam, de la révolution culturelle chinoise, de la situation politique française, etc ". Ce qui revient à dire : vis à vis du Pouvoir et de l'Etat, fauteurs de ces événements et maîtres des " médias dits populaires " par lesquels ils parviennent à notre conscience; Comment éviter que la production personnelle d'images, l'imagination créatrice du peintre ne soit perturbée, si ce n'est dévoyée ? Rancillac le sait d'expérience : "L'Histoire chaque matin me rattrape de sa horde d'événements sauvages et sanglants. On ne peut peindre que sur le canevas de ses émotions personnelles de ses hantises de ses angoisses Les miennes, plus j'avance, sont d'ordre politique ". Vivre avec et contre son époque ? Rancillac : " La peinture, comme la musique, ne semble pas faite pour argumenter. Elle baigne en plein domaine sensoriel, exprime très confusément la douceur et la volupté d'indicibles plaisirs, d'inavouables souffrances ". Pour surmonter ces insurmontables contradictions, le plus simple est d'adhérer à l'une des " religions séculières ", se mettre au service du Pouvoir, comme l'ont fait par exemple les Réalistes Socialistes, qui fascinent tant Rancillac, et que ne valent ni mieux ni pire, que ces " pompiers " que la Troisième République favorisaient aux dépends des Impressionnistes. Si Rancillac, lui, a choisi la non adhésion, c'est pour mieux préserver son " domaine sensoriel ". C'est à dire sa liberté, critique et créatrice. Et pourtant : " Je suis libre, et je me sens de moins en moins libre ", dit-il dans son atelier de Malakoff, un ancien garage qu'il a aménagé à sa guise, où il n'a cessé, grâce à l'image photo ou filmée, d'être en " échange à vif " avec les convulsions contemporaines, " Toujours sur la corde raide ". L?un des premiers artistes à s'inspirer d'une photo d'actualité pour en faire un tableau, aussi peu réaliste que socialiste, mais qui demeure une oeuvre pleinement révolutionnaire, est Picasso pour Guernica. Il avait eu sous les yeux un bélinogramme publié dans les journaux, et c'est pourquoi l'oeuvre est en noir et gris. Soulignons : une photo d'actualité, et non une photo quelconque, comme l'on sait quel usage déjà un Delacroix faisait des daguérrotypes. Quoiqu'on en ait ressassé et discouru jusqu'à proclamer une " défaite de la peinture ", la photo a délivré le peintre de bien des tâches pratiques, elle lui a fait gagner du temps. Elle a surtout modifié de fond en comble les conditions d'accession de l'image à la visibilité, car qu'est-ce que la peinture, abstraite ou non, sinon une accession à la visibilité, une invention de visible ? Donner à voir du reste : la belle formule d'Eluard avait été dans les années 60 l'enseigne de plusieurs vastes expositions que, jeunes critiques, nous avion organisé pour les jeunes artistes d'alors, dont Rancillac. Et tout son travail pictural qui utilise non plus le " dictionnaire de la nature " comme Delacroix, mais celui de cette metanature qu'est la réalité photographiée, nous a donné à voir en grandes séries méthodiquement traitées par la couleur, la mise en espace, l'hétérogénéité des éléments rassemblés sur la toile, ce que j'ai appelé l'anti-légende du siècle. Rien de plus naturel que ce soit lui qui ait illustré mon poème ainsi intitulé, où la mystification (quotidienne ou non) le dispute à la mystification : Hollywood, les automobiles, les bandes dessinées, le culte des Grand Chefs, Cuba, les Brigades rouges, les Cent Fleurs, la publicité de la consommation " Fétichisme, aliénation, mystification, sont trois termes presque équivalents, trois aspects d'un seul fait ", avait remarqué Henri Lefebvre, il y a longtemps déjà (La conscience mystifiée, avec N. Guterman, réédition Syllepse, 1999). On pense aussi à ce qu'on peut dénoncer comme manipulation des fantasmes ; l'inconscient, collectif ou non, n'en est pas absent. Dans un tel mouvement d'esprit, on ne peut éviter de rencontrer le tragique (qu'on se souvienne de la réplique de Napoléon à Goethe, telle que celui-ci la rapporte : " Aujourd'hui, la tragédie c'est la politique ! ". Malgré ses défenses personnelles de méfiance et de raillerie, Rancillac a du l'affronter à son tour : récemment, avec ces vidéos clandestines filmées en Algérie et, qui montrent le martyre des femmes dans les zones de combat. La romancière algérienne de langue française Assia Djebar, qui vient de recevoir à la Foire du Livre de Francfort le prestigieux Prix de la paix, a dit, dans son discours de remerciement : " Les femmes d'Algérie, par leurs souffrances et leurs paroles de vérité, nous libéreront de l'étau de ces années terribles". C'est avec un même espoir, me semble-t-il qu'il faut regarder les tableaux de Rancillac : évidents et voilés, obscènes et pudiques, accusation et pitié, révolte et crainte. Pour certains, sur la trame colorée des tissages féminins traditionnels que Rancillac assimile aux code barres des super marchés, des diapositives en projection troublent l'image. Comme des spectres qu'on voudrait croire exorcisés. Mais qui insistent. Dans cette même oscillation du témoignage et de l'imaginaire qui était celle des Massacres de Scio... Jean-Clarence Lambert