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ABSTRACT
LOUIS ALTHUSSER & PIERRE RIVIÈRE :
FAIRE ŒUVRER LA FOLIE
by Blandine Mitaut
Louis Althusser écrit L’avenir dure longtemps en 1985, cinq ans après l’acte de démence
au cours duquel il étrangla sa femme. Ce texte est donc celui d’un criminel reconnu fou,
dont la parole se trouve invalidée avant même qu’il ne parle. Mais c’est aussi celui d’un
intellectuel connu, d’un philosophe marxiste qui aura, des suites de son crime, fait
l’expérience pratique de ses concepts théoriques dénonçant le pouvoir et les institutions.
Ainsi, lorsqu’il invoque, au tout début de son récit, le triple homicide Pierre Rivière
comme son unique prédécesseur, on prête l’oreille. Car à lire conjointement le mémoire
de Rivière rédigé en prison et le texte d’Althusser, c’est l’œuvre de la folie qui nous
apparaît sous la figure du Malin Génie cartésien. Ce dernier, écarté par Michel Foucault
dans son Histoire de la folie, retrouve donc sa place ici, au croisement des textes captifs
et captivants de Louis Althusser et Pierre Rivière.
LOUIS ALTHUSSER & PIERRE RIVIÈRE :
FAIRE ŒUVRER LA FOLIE
A Thesis
Submitted to the
Faculty of Miami University
in partial fulfillment of
the requirements for the degree of
Master of Arts
Department of French and Italian
by
Blandine Mitaut
Miami University
Oxford, Ohio
2005
Advisor______________________
Dr Jonathan Strauss
Reader_______________________
Dr James Creech
Reader_______________________
Dr Elisabeth Hodges
Table of Contents
Introduction …………………………………………………………………1
I. Mémoires raisonnantes ……………………………………………………4
1. Le tourment du non-lieu …………………………………………………..4
2. Monstres de textes ………………………………………………………..5
3. Ceci n’est pas une autobiographie ……………………………………….9
4. Des récits encadrés …………………………………………….…………13
II. Justiciers de la folie ……………………………………………………...18
1. Mais qu’est-ce que la folie ? ……………………………………………..18
2. Autoriser la folie …………………………………………………………21
3. La censure, ou le retour du refoulé ………………………………………24
III. Le Malin Génie à l’œuvre ………………………………………………28
1. Rhétorique d’une imposture sincère ……………………………………..28
2. Écrire pour mieux tuer …………………………………………………...35
3. Le crime est un moyen, pas une fin ………………………………………42
Conclusion …………………………………………………………………..46
Index bibliographique………………………………………………………..48
ii
Acknowledgements
Je souhaite faire connaître ma gratitude à l’égard de Jonathan Strauss, James Creech,
et Elisabeth Hodges, qui tous trois m’ont tellement apporté, tant par la richesse de
leur enseignement que dans leur précieux soutien.
Introduction
Rappelons pour commencer la célèbre formule par laquelle Michel Foucault
propose, en 1961, dans sa monumentale Histoire de la Folie, d’identifier cette dernière, la
folie, par « l’absence d’œuvre ». Il fait alors référence aux célèbres « fous » que sont
Artaud, Nietzsche et Van Gogh, et lie leur démence à un certain silence, expliquant
comment leur fait défaut le langage, sensé, qui donne prise sur la réalité : « tous ces mots
jetés contre une absence fondamentale de langage, tout cet espace de souffrance physique
et de terreur qui entoure le vide ou plutôt coïncide avec lui, voilà l’œuvre elle-même ».
Grande est la tentation d’adhérer à ce « descriptif » qui voudrait tant, mais sans succès,
réussir le paradoxe de ne pas objectifier son objet, la folie. Mais voilà qu’en 1980, un fait
divers retentissant secoue l’intelligentsia du monde entier. Au moment même où
Foucault, dans la passion qu’il voue aux parias de l’ordre social – il se prononce alors
depuis longtemps contre leur mise à l’écart dans les asiles psychiatriques et les prisons –
combat pour éradiquer la peine de mort en France.
Louis Althusser, « très connu, normalien, philosophe, marxiste et communiste,
marié avec une femme peu connue mais apparemment remarquable » (ADL, 249), fait la
une des journaux pour avoir étranglé son épouse, Hélène Rytman. Immédiatement des
conséquences politiques sont attribuées au crime, les ennemis du communisme
bondissent pour faire son procès, et la philosophie elle-même est condamnée, selon la
formule: « 1) marxisme = crime ; 2) communisme = crime ; 3) philosophie = folie ; 4)
scandale [d’]un fou [professeur de philosphie] à Normale ; et 5) scandale [d’]un criminel
[ouvertement protégé par] l’‘establishment’ » (Ibid.). Il n’est pas jusqu’à la psychanalyse
qui ne doive résister à de tels assauts, taxée qu’elle est de complicité. En fait de
« protection ouverte de l’establishment », le philosophe se voit privé de tous ses droits –
dont le précieux droit de réponse devant un tribunal – jugé, du fait de sa folie,
irresponsable de ses actes au moment du meurtre. Il se retrouve du même coup voué à
l’internement en hôpital psychiatrique pour un temps indéterminé. Débute alors
l’aventure d’outre-tombe dont le coupable héros perd, avec le non-lieu qui sanctionne son
acte, le droit à la parole. Véritable sanction de mort que ce non-lieu prononcé contre
Althusser, dont l’existence, exclusivement tissée de langage, se retrouve d’un coup
condamnée au silence. Sanction de mort par laquelle toutefois c’est la peine du même
nom qui lui est peut-être évitée – il faudra une année supplémentaire et l’avènement de
François Mitterrand à la tête de l’Etat français pour que la peine capitale soit finalement
abandonnée. Et si l’on ne saurait attribuer au seul cas Althusser ce progrès, les
polémiques qui entourent l’histoire tragique de ce personnage auront eu des retombées
bien lourdes pour les institutions de la France de l’époque, puisqu’à cette affaire mêlées
se retrouvent les trois instances suprêmes du pouvoir que sont médecine, politique et
justice.
Dans ces circonstances non moins ironiques que dramatiques, la voix de la folie
tente ainsi de s’élever du sage philosophe ; et L’avenir dure longtemps – où dialoguent,
de bien des façons, folie et raison – naît en 1985 avec pour but avoué :
1
d’accorder les explications que chacun [proches, amis] a ébauchées
de son côté […], accorder leurs idées à eux sur le drame avec les
‘explications’ que leur ami [Althusser] se propose et leur propose,
explications privées, confidences, qui ne sont le plus souvent que
déconcertantes recherches à tâtons, en tout cas dans la nuit de la ‘folie’,
d’une impossible clarté ? (ADL, 22-23)
C’est cette union entre « la nuit de la folie » et la recherche d’une «impossible clarté » qui
se retrouvera en quelque sorte consommée dans l’ouvrage d’Althusser. Or, pour
quiconque se trouve à lire ce texte, bien loin l’idée d’« absence d’œuvre » que Foucault
édictait vingt ans plus tôt. Même si Althusser reprend alors à son compte la parole de son
ancien élève : « ni mort ni vivant, non encore enterré mais ‘sans œuvre’ – le magnifique
mot de Foucault pour désigner la folie : disparu » (ADL, 19). Son projet d’écriture serait
donc une tentative de reparaître, voire comparaître, histoire de s’arracher au néant que le
monde a créé autour de lui. Comme si, avec cet ouvrage, Louis Althusser avait voulu,
envers et contre les dires de son disciple et confrère, faire œuvrer la folie. Dans un texte
qui finalement semble réconcilier théorie et pratique en ceci qu’Althusser, toute sa vie
durant déchiré par sa difficulté à mettre en œuvre ce qu’il prêchait depuis sa chaire
philosophique, parvient sous le coup du meurtre à agir pour remettre en question
« l’idéologie régnante en matière de crime, de mort, de disparition, et d’étrange
résurrection » (ADL, 21). Une tentative sur laquelle pourtant le sceau du silence
s’imposera une seconde fois, car le livre d’Althusser, contrariant ainsi le souhait émis par
l’auteur de « soulever [la] pesante pierre tombale qui pèse sur [lui] » (ADL, 23), ne sera
publié que bien plus tard, en 1992, et de façon posthume.
Et pourtant, cette tentative était d’autant plus fascinante qu’en beaucoup de façons
elle faisait r(ai)sonner l’écho de l’affaire Pierre Rivière, vieille alors de cent-cinquante
ans. Une affaire qui, avec des conséquences immenses pour la société, avait en quelque
sorte délié sa langue à la folie. Or cet écho, qui jusqu’à présent a été sinon étouffé du
moins négligé, il convient d’autant plus de le ressusciter que lorsqu’Althusser introduit la
portée de son projet, il le situe très explicitement dans la lignée de l’affaire Rivière:
Je crois au contraire que je suis en état non seulement de
m’expliquer un peu clairement sur moi-même, mais aussi d’engager les
autres à réfléchir sur une expérience concrète dont la « confession »
critique n’a guère de précédent ( à part l’admirable confession de Pierre
Rivière que Michel Foucault a publiée, et sans doute d’autres qu’aucun
éditeur n’a jamais voulu retenir pour des raisons philosophiques ou
politiques) – une expérience vécue dans les formes les plus aiguës et les
plus atroces, qui me dépasse certainement car elle met en cause et en jeu
nombre de questions juridiques, pénales, médicales, analytiques,
institutionnelles et en définitive idéologiques et sociales, et pour tout dire
des appareils qui intéresseront peut-être certains de nos contemporains, et
peuvent les aider à voir un peu plus clair dans les grands débats récents sur
le droit pénal, la psychanalyse, la psychiatrie, l’enfermement
psychiatrique, et leurs rapports jusque dans la conscience des médecins
2
qui n’échappent pas aux conditions et effets des institutions sociales de
tous ordres. (ADL, 25)
Nous nous proposons donc de prêter une oreille plus attentive qu’elle ne semble
l’avoir été jusqu’ici, à l’appel d’Althusser qui nous invite à voir en Pierre Rivière son
unique prédécesseur. Une invitation précise, car il s’agit de Pierre Rivière et Pierre
Rivière seulement. Bien sûr, Althusser mentionne bien ces « autres qu’aucun éditeur n’a
jamais voulu retenir pour des raisons philosophiques ou politiques » et dont le rôle aurait
été similaire à celui de Rivière. Il nous faut cependant rectifier cette remarque, et noter
que d’autres auteurs de confessions criminelles sont parvenus jusqu’à nous, tel Lacenaire.
Mais de ceux-ci Althusser ne fait aucun cas, ce qui laisse supposer que les écrits de
Rivière le distinguent des autres criminels qui auront eux aussi rédigé leurs mémoires.
Alors l’invite est en effet précise. Elle est adressée à Pierre Rivière et Pierre Rivière
uniquement. Il faudra donc rapprocher le récit de ce dernier des textes d’Althusser,
juxtaposer les écrits, et rendre compte des moyens mis en œuvre et de leur portée. C’est
ainsi que nous lirons ensemble : non seulement les textes « autobiographiques » de Pierre
Rivière et de Louis Althusser, mais aussi l’Histoire de la folie de Foucault. Nous nous
attacherons de cette façon à retracer le débat long de trente ans qui aura opposé Jacques
Derrida et Michel Foucault sur le terrain de la folie, le texte d’Althusser venant s’ajouter
aux interrogations formulées alors, les remettant en mouvement, notamment cette idée –
écartée par Foucault et sollicitée par Derrida – du Malin Génie cartésien. Une fois en
place ces nécessaires repères contextuels et théoriques, nous tenterons de voir la folie
œuvrer dans les textes de Rivière et Althusser, où une rhétorique de l’imposture se révèle
être en jeu, comme pour mieux mettre en relief l’illusoire raison prise au jeu de son
illusion. Il n’y aurait pas alors de vérité de l’homme qui subsiste, et la philosophie ne
serait rien plus qu’une nécessité politique permettant à la comédie humaine de se
poursuivre.
3
I. Mémoires raisonnantes.
« Le plus haut des
tourments humains est d’être jugé
sans loi » (Camus, La chute)
1. Le tourment du non-lieu
Cette déclaration de Jean-Baptiste Clamence dans La Chute, fait résonner le cri
du Huis-clos de Sartre où l’évidence de la condition humaine apparaît dans la même
nudité souffreteuse. Oui, « l’Enfer, c’est [bien] les autres », pas de doute ; et d’autant plus
infernal le regard de l’Autre, que garant de l’existence même du « je ». Un regard féroce,
face auquel l’institution de la Justice pèse peu – même si c’est au nom de l’Autre qu’est
le peuple, que cette même Justice juge et condamne. Et si Clamence emploie le mot
« tourment », c’est que son origine concrète, puisée dans le latin tormentum, remet en
mémoire la « machine de guerre », l’ « instrument de torture » qu’il désignait alors.
Véritable tourment donc, que de se retrouver face à l’homme sans le recours de la Loi.
Un tourment dont Louis Althusser veut transmettre l’expérience inouïe, car la décision
de non-lieu juridique par laquelle s’est soldé son cas au mois de février 1981 ne l’aura
soustrait à la Loi que pour mieux le livrer, pâture, à ses contemporains. Althusser évoque
d’ailleurs en détail – y consacrant le second chapitre de L’avenir dure longtemps – cette
« solution » qu’ensemble justice et médecine du XIXe siècle ont instaurée comme
remède à la question de la peine criminelle en cas de démence ; une trouvaille de 1838,
c’est-à-dire trois années tout juste après l’affaire Rivière, qui tant avait, dans un débat des
plus médiatisés, médusé les institutions pénale et médicale françaises. Ainsi Althusser
décrit-il l’ « épreuve », le tourment, occasionnés par le non-lieu:
Quand je parle d’épreuve, je parle non seulement de ce que j’ai
vécu de mon internement, mais de ce que je vis depuis lors, et aussi, je le
vois bien, de ce que je suis condamné à vivre jusqu’au terme de mes jours
si je n’interviens pas personnellement et publiquement pour faire entendre
mon propre témoignage. Tant de personnes dans les meilleurs ou les pires
sentiments ont jusqu’ici pris le risque de parler ou de se taire à ma place !
Le destin du non-lieu, c’est en effet la pierre tombale du silence (ADL, 145)
Cette prise de parole qui se veut, avec insistance, « publique » et « personnelle » voudrait
contrer l’insidieuse mise à mort, cette paradoxale disparition 1 du criminel dément dans le
non-lieu – paradoxe qui nous laisse juges de ce qu’est la Justice. Seulement, ce désir de
répondre de son acte face au monde, d’en assumer la responsabilité envers la société,
1
« Même libéré depuis deux ans de l’internement psychiatrique, je suis, pour une opinion qui connaît mon
nom, un disparu. » (ADL, 19)
4
n’atteindra, ironiquement, jamais l’opinion publique du vivant d’Althusser, et il faudra
une publication posthume pour que retentisse la voix d’outre-tombe. Ainsi donc demeurat-il soumis, à l’instar de son antécédent Rivière, à l’opinion d’un public qui, le jugeant
« monstrueux », aura fait sans le savoir, avec cet adjectif, un choix moins malencontreux
qu’il pourrait paraître.
2. Monstres de textes
Monstrueux ce qui depuis le XIVe siècle s’applique à une action contraire aux
lois de la nature ou à la volonté divine, en cela synonyme de criminel; et si le XIXe
rattache le monstrueux à l’esthétique, d’abord du chaos chez Hugo, puis du bizarre avec
Baudelaire, reste depuis que le latin a dérivé monstrum de monere, que le monstrueux
attire l’attention, fait penser, avertit, il montre, monumentalise 2 . Monstrueuse donc,
l’action de confesser, par laquelle on prétend montrer ses fautes au grand jour. Et a
fortiori monstrueuse la confession littéraire, cet objet de mode au vingtième siècle –
depuis La chute de Camus jusqu’au plus récent Hygiène de l’Assassin d’Amélie Nothomb
– mais dont l’origine remonte, comme on le sait, le cours des siècles jusqu’à SaintAugustin en passant par Rousseau. Monstrueuse, en ce sens tout d’abord qu’elle montre
son auteur dans sa nudité criminelle ; monstrueuse ensuite parce qu’aberrante dans sa
logique perverse qui du confesseur fait le complice du pénitent, tout en participant au jeu
voyeuriste-exhibitioniste qui permet au criminel de « nettoyer » sa conscience, au
moment même où il reproduit l’acte condamnable dans le langage. Le fameux jugepénitent de Camus l’entend d’ailleurs bien ainsi, lorsqu’il énonce le double statut de
l’exercice confessionnel : « La confession de mes fautes me permet de recommencer plus
légèrement et de jouir deux fois, de ma nature d’abord, et ensuite d’un charmant
repentir » 3 . Et pervers, de même, le défi qui habite tout acte d’aveu, puisque « s’accuser
donne le droit de juger autrui ». Dixit Clamence qui reprend en cela l’édifiante
interpellation du Jean-Jacques des Confessions, lorsque ce dernier, dans l’anticipation du
Jugement Dernier, demandait au « souverain juge »:
Rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ;
qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils
rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son
cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te
dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là.
Clamence, quant à lui, attend la sentence divine « de pied ferme », ayant « connu ce qu’il
y a de pire, qui est le jugement des hommes. [Car] pour eux, pas de circonstances
atténuantes, même la bonne intention est imputée à crime » 4 . Si nous nous attardons sur
ce point, c’est que semblables dénonciation de l’opinion et du jugement des hommes,
d’une part, et désir d’édification, d’autre part, retentissent dans L’avenir dure longtemps.
2
Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de Alain Rey, Paris:
Dictionnaires Le Robert, 2000 [1992]
3
Camus, Albert, La chute, Paris : Gallimard, 1956, p. 164.
4
Ibid., p. 128.
5
Ce texte en effet, ainsi que celui de Pierre Rivière, répond, en tant que confession,
au monstrueux de plusieurs façons : outre la mise en mots d’actes criminels réels, ces
bizarres récits demeurent inclassifiables, et ils sont emprunts d’un pouvoir de fascination
qui attire l’attention du lecteur sur des questions fondamentales, montrant du doigt
l’inepte organisation de la société et de ses institutions. Le tout en faisant entendre une
voix non autorisée, la voix de ce « monstre » qu’est le fou, et dont on cherche à rendre la
présence invisible à la société. « Monstre » est d’ailleurs l’épithète dont Althusser
rapporte avoir fait les frais bien avant le drame, car c’est tel qu’il apparaissait alors à sa
femme: « j’étais pour elle un ‘monstre’ et elle voulait me quitter à jamais » et « elle me
déclara qu’elle n’avait plus d’autre issue, étant donné le ‘monstre’ que j’étais et la
souffrance inhumaine que je lui imposais, que de se tuer » (ADL, 244-5). Une façon de
rejeter sur sa victime la responsabilité de l’avoir fait monstre, à ses yeux ainsi qu’envers
la société, mais aussi peut-être une volonté d’inscrire de la sorte une continuité entre
l’avant et l’après du meurtre. Quant à Rivière, il use, lui aussi, du même qualificatif,
comme s’il intériorisait le regard que pose sur lui le monde extérieur, auprès duquel il
confesse son crime: « ah, est-il possible, me dis-je, monstre que je suis ! infortunées
victimes ! » (MPR, 138), dit-il, avant de conclure dans le dernier paragraphe qu’il attend
le sort qui lui est destiné, « maintenant qu’[il a] fait connaître toute [sa] monstruosité »
(MPR, 148).
Alors qu’Althusser refuse de faire entrer son texte dans quelque catégorie que ce
soit, il adhère en revanche sans tarder au projet confessionnel de Rousseau, et se place
même dans sa lignée : « Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce
que je fus», cite-t-il, et de poursuivre d’un plus personnel « Ce que j’ai compris ou cru
comprendre, ce dont je ne suis plus tout à fait le maître mais ce que je suis devenu »
(ADL, 25). Plus question toutefois pour Althusser de chercher à peindre l’homme
« exactement d’après nature et dans toute sa vérité » 5 , ce terme de vérité ne recouvrant
rien à ses yeux ; à moins de s’assumer dans une subjectivité totale : « Sacrifiant tout le
reste, j’ai seulement voulu retenir l’impact des affects émotifs qui ont marqué mon
existence et lui ont donné sa forme : celle où je me reconnais et où je pense l’on pourra
me reconnaître » (Ibid.), précise-t-il.
Le renvoi à Rousseau n’est pourtant pas anodin, en dépit de ce que pourrait nous
laisser croire la trop célèbre référence qu’il constitue en matière de confessions. En effet,
Althusser connaît d’autant mieux Rousseau qu’il a travaillé son œuvre, et se sent des
affinités avec l’homme angoissé des derniers Livres des Confessions : un homme qui aura
lui aussi tenté, en s’écrivant, de bâtir un pont entre sa philosophie et sa vie – né bon, vicié
par la société, redevenu vertueux à l’écoute de la nature, il finit par rechercher
l’apaisement de sa coupable conscience dans l’aveu de ses fautes. Un être tout en
contradictions, qui, par désir de se disculper alors qu’il vivait dans la persécution,
n’hésita pas à diffamer, ce qui lui valut d’être traité en menteur et hypocrite. Les
Confessions sont donc le site d’une « subjectivité exceptionelle, unique, [qui] déplore tout
en la déployant la série des impressions fausses qu’elle a données d’elle-même aux
autres », et qui « demande [à ces ‘autres’] d’apparaître dans l’unité d’un moi
5
Rousseau, Jean-Jacques, Les Confessions, Édition illustrée, Paris: Garnier Frères, 1964,p. 3: « Je forme
une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à
mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature ; et cet homme ce sera moi ».
6
originairement bon, malgré l’équivoque de ses figures sensibles » 6 . Il n’y a pas jusqu’à
ses Dialogues : Rousseau juge de Jean-Jacques qui résistent à cette promesse d’une
synthèse entre écriture et sujet, même si ce projet se donne de prime abord pour
l’expérience d’un sujet fragmenté. En effet, les Dialogues ont beau mettre en scène « un
Français anonyme évoquant un Jean-Jacques criminel à l’adresse d’un Rousseau honnête
qui défend un vertueux Jean-Jacques » 7 , la fragmentation n’est qu’illusoire et laisse
apparaître un « Jean-Jacques Rousseau intègre » dans sa complétude. Reste que le
jugement prononcé par les autres contre Rousseau et ses mensonges nous laissent un cas
de conscience : qui pouvait décider de la vérité ou non des propos de ce fou, égaré,
paranoïaque, dont la perception du réel se trouvait distordue? Si son délire lui semblait
vrai, était-ce mentir que de le rapporter tel ? Ce sont ces mêmes questions qui, sœurs de
la démence, allaient très vite se rattacher à l’écriture au siècle suivant, et nichent au cœur
du texte d’Althusser et du récit de Rivière. Si les deux siècles qui séparent Rousseau de
Montaigne avaient décidément bien changé la perception du je, de Rousseau à Althusser
la boucle s’est bouclée, restaurant une subjectivité qui s’assume pleinement comme seul
moyen pour saisir l’homme en son essence. À la différence près que là où la Renaissance
établissait une expérience de la subjectivité, l’expérience moderne allait révéler
l’effondrement du sujet, dispersé et ruiné par le langage 8 . Avec l’époque classique entre
les deux pour poser une intériorité du sujet. D’ailleurs, là où Rousseau disait : « j’ai pu
supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux », Rivière
un siècle plus tard montre un sujet déjà moins défini, plus fluctuant, notamment lorsqu’il
promet en deux endroits:
Je dirai comment je me suis résolu a commettre ce crime, ce que
[je] pensais alors et quelle était mon intention, je dirai aussi quelle était la
vie que je menais parmi le monde, je dirai ce qui se passa dans mon esprit
aprés avoir fait cette action, la vie que je ménée et les endroits par ou je
été depuis ce crime jusques à mon arrestation et quelles furent les
resolutions que je pris. (MPR, 73)
Dans le mois qui s’est ecoulé depuis ce crime jusqu'a mon
arestation mes idées ont changés plus d’une fois, je les raporterai avec les
endroits ou j’ai passé (MPR, 138)
La progression de son annonce est significative : dans un premier temps l’adverbe
« alors » - de « ce que je pensais alors » - évoque un changement dans la perception qu’a
Rivière de lui-même, et la deuxième partie du mémoire conclut à une instabilité renforcée
du sujet dont les idées ont « changés plus d’une fois ». Il faut dire que le XIXe siècle
forge le célèbre « Je est un autre », ce syllogisme rimbaldien qui contient à lui seul tout
ce que le romantisme renfermera de subjectivité exacerbée, voire de folie. D’ailleurs
Shoshana Felman n’hésite pas à lier cette dernière au genre littéraire de la confession :
6
Gros, Frédéric, Foucault et la folie, Paris : PUF, 1997, p. 100.
Ibid.
8
Ibid., p. 76
7
7
La « folie » fonctionne, […] comme une marque de genre (journal
intime, « mémoires », ou « confessions », poésie lyrique, subjectiviste),
c’est à dire comme référence à un certain espace de lecture, comme un
signal de littérature ; or [ceci] n’est devenu possible que parce que la
« folie » s’est, à son tour, instituée en lieu commun, poncif, cliché du
romantisme. 9
La confession devenue folle, il ne fallait pas s’étonner de voir Althusser s’écrire sur ce
mode précis, au point même d’accorder l’exclusivité en son texte à l’élément subjectif.
Rappelons alors l’admirable phrase déjà citée plus haut par laquelle Althusser explique
que « sacrifiant tout le reste, [il a] seulement voulu retenir l’impact des affects émotifs
qui ont marqué [s]on existence et lui ont donné sa forme » (ADL, 25). La transcription
dans le langage de ces affects émotifs, dans tout ce qu’elle a de poétique et de dément,
véritable « sacrifice », ne devait pas se faire sans violence. De fait, écrire représente la
menace constante de « déperdition du sujet dans la langue », ainsi que le décrit Shoshana
Felman dans sa conception de l’écriture poétique « comme un procès violent – de viol, ou
de vol – de sens: un procès de dépossession et d’expropriation du sujet » 10 . Procès
d’autant plus douloureux dans le cas d’Althusser, otage d’un siècle déchristianisé, où la
confession, loin d’avoir le pouvoir rédempteur attendu, est le siège de l’éviction, et
conduit à une inéluctable chute. Jean-Baptiste Clamence l’avait lui aussi compris, qui
blâmait sa lâcheté, et ne pouvait que constater son incapacité à s’engager dans le réel, et
le sentiment d’inauthenticité qui accompagnait son existence. C’est en un sens ce qui
transparaît du contrat que passe Althusser avec son lecteur, à qui il dit devoir, ainsi qu’à
lui-même :
l’élucidation des racines subjectives de [s]on attachement
spécifique à son métier de professeur de philosophie à l’École Normale
spérieure, à la philosophie, la politique, le Parti, à [s]es livres et à leur
retentissement, à savoir comment [il s’est] trouvé (ce n’est pas là affaire
de réflexion lucide, mais fait obscur et en grande part inconscient) conduit
à investir et inscrire [s]es fantasmes subjectifs dans [s]es activités
objectives et publiques. (ADL, 152)
Toujours est-il que par ce projet, il s’agit pour Althusser de comparaître, de
répondre, quitte à s’adresser à un tribunal fictif. Au lecteur alors de rester attentif, de ne
pas faire l’amalgame entre confession et autobiographie, la notion de comparution
confèrant à la première une supériorité certaine sur la seconde. Un amalgame dont
Althusser, du reste, nous défend ostensiblement, et ce en deux endroits de son récit, ne
voulant être, en aucune façon, rattaché au genre autobiographique.
9
Felman, Shoshana, La folie et la chose littéraire, Paris : Seuil, 1978, p. 194.
Ibid., p. 108.
10
8
3.Ceci n’est pas une autobiographie.
Voici donc Althusser sonnant l’alarme pour la seconde fois: « loin de toute
anecdote ou ‘journal de bord’ ou mauvaise littérature qui est aujourd’hui de rigueur dans
toutes autobiographie (cette décadence sans précédent de la littérature), j’irai seulement à
l’essentiel » (ADL, 152). Il faut dire que les années 80 proclament l’avènement de
l’autobiographie dont le chantre, Philippe Lejeune, avait amorcé l’offensive dès 1975
avec son fameux Pacte autobiographique. Au point que l’on pourrait voir dans Les Faits,
texte de 1976, comme une riposte à l’étude inaugurale du « nouveau » genre. Les Faits se
présente en effet comme une autobiographie fictive, dont les premières lignes suffisent à
donner le ton et à dire le décalage ironique du titre: « Comme c’est moi qui ai tout
organisé, autant que je me présente tout de suite. Je m’appelle Pierre Berger. Ce n’est pas
vrai. C’est le nom de mon grand-père maternel » (ADL, 283). Et le narrateur autodiégétique d’enchaîner, sans guère plus d’explications, sur le récit de sa vie depuis
l’enfance – « je suis né à l’âge de quatre ans » (Ibid.). La légèreté et l’auto-dérision du
narrateur face à son récit font de ce texte un véritable pastiche qui compromet le pacte
édicté par Lejeune. Car Althusser parvient à mettre en échec non seulement les sept
combinaisons quasi-mathématiques par lesquelles Lejeune organise tous les types de
récit, mais aussi ses « cases aveugles » qui postulent impossibles « par définition, la
coexistence de l’identité du nom et du pacte romanesque, et celle de la différence de nom
et du pacte autobiographique » 11 . Cette réaction anti-autobiographie veut rejeter la
réduction qu’opère Lejeune avec sa classification digne du plus minutieux des
entomologues, et qui anéantit l’excès propre à tout texte.
Mais ce geste de rejet prend également place dans un contexte riche en
coïncidences : trois années plus tôt, Foucault publiait donc le mémoire de Pierre Rivière,
ce jeune paysan français du XIXe siècle, avec lequel le grand-père, Pierre Berger,
d’Althusser présente d’étrange similitudes – tout d’abord, et à l’évidence le prénom, mais
aussi la consonnance champêtre du nom, ainsi que l’appartenance à la même couche
sociale puisque le grand-père était « fils de petits paysans pauvres du Morvan » (ADL,
283). De là à dire qu’Althusser, en présentant l’auteur de sa narration par ce nom, voulait
évoquer le Rivière de Foucault serait par trop hardi. Pourtant, ce nom, Pierre Rivière,
imprégnait avec insistance l’air du temps, et ce d’une plus qu’étrange façon : en 1974 les
sciences humaines, par le biais d’études littéraires sur la période de la Renaissance 12 ,
s’attachent un second Pierre Rivière, vieux de presque cinq siècles celui-là, et traducteur
français, de La Nef des folz du monde – Le Narrenschiff de Sebastian Brant, daté de 1497.
Incroyable et troublant concours de circonstances, que cette homonymie si parfaite qui
défie le temps, et fait retentir le même nom en deux endroits du XXe siècle, tous deux
ayant étrangement trait à la folie. L’après-68 résonne en outre avec le contexte culturel et
politique qui était celui de Rivière en 1835, notamment le surgissement d’une voix du
11
Lejeune, Philippe, Le pacte autobiographique, nouvelle édition augmentée, Paris : Le Seuil, 1996 [1975],
p. 28.
12
DuBruck, Edelgard, “Sebastian Brant in France: A Ship of Fools by Pierre Rivière (1497)”, in Revue de
Littérature Comparée, 48:248-56, 1974, Tours, France ; puis du même auteur, “On Pierre Rivière, French
‘Translator’ of Brant’s Narrenschiff”, in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 41:109-10, 1979,
Genève, Switzerland.
9
peuple posant la question des droits de la classe paysanne, et qui asseoit l’authenticité des
exclus 13 . C’est sur cette constellation que le texte d’Althusser s’ouvre donc, imprimant
peut-être à sa façon un mouvement de folie à sa farce autobiographique.
Un mouvement qui annoncerait du même coup le geste de dénigrement et de
résistance à l’autobiographie, par lequel Althusser introduit L’avenir dure longtemps.
L’avertissement qu’il lance alors, définit son texte en négatif: « ce qui suit n’est ni
journal, ni mémoires, ni autobiographie » (ADL, 25). Combien curieux et déreangeant,
dès lors, l’en-tête du livre publié, qui annonce en couverture :
L’avenir dure longtemps
Suivi de
Les faits
Autobiographies
Oui, étrange machine que l’édition, qui annihile sans états d’âme le vœu de l’auteur,
lequel depuis sa tombe n’a de toute façon pas le loisir de disputer la chose ; sinon comme
il le fait, dans son avertissement redoublé que ceci n’était pas une « autobiographie », et
qui semble répondre à un étonnant pressentiment. Peut-être même Althusser tirait-il sa
prescience de son antécédent Pierre Rivière, car c’est une situation tout à fait similaire
que son texte aura vécu. En témoigne le titre marchand à portée autobiographique – c’est
ce qui ressort en effet du Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur, et mon
frère... qui induit une lecture où trône le je romantique – attribué au mémoire de Pierre
Rivière, lequel s’était contenté d’intituler son récit : « Détail et explication de
l’événement arrivé le 3 juin à Aunay, village de la Fauctrie écrite par l’auteur de cette
action ». Lejeune – parions qu’Althusser l’aurait ici rejoint dans son indignation –
demande à ce propos:
Était-il légitime de donner au livre comme titre ce qui n’est que le début
de la première phrase du texte : « Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma
mère, ma sœur et mon frère… » ? Afficher ce bout de phrase tronqué, sorti
de son contexte immédiat, c’est tenter par avance de « subjuguer » le
lecteur, de le chauffer à blanc par une provocation qui, sous cette forme,
n’est pas le fait de Pierre Rivière 14
Il y aura fort à dire sur cette question, que nous évoquerons dans un instant. Mais
avant que d’y parvenir, retenons seulement les tensions que concentre sur lui le genre dit
autobiographique par rapport aux textes d’Althusser et Rivière ; des tensions qui
procèdent de la résistance de ces écrits à se laisser classer, écho de leur résistance à une
société qui pourtant les neutralise en leur qualité de fous. Certains lecteurs consciencieux
auront cru judicieux, pour contourner le problème dans le cas d’Althusser, de requalifier
son récit de « délire autobiographique » 15 . Mais il n’y a pas jusqu’à cette belle tautologie
13
Forbes, Jill, “Matricides”, in Esprit Créateur, 42 (1) : 62-70, Spring 2002, p. 63
Lejeune, Philippe, “Lire Pierre Rivière”, in Le Débat, 66 : 92-106, septembre-octobre 1991, p. 102.
15
Albiac, Gabriel, “Althusser, lecteur d’Althusser – l’autobiographie comme genre imaginaire”, article
14
10
qui rende compte du projet althussérien, pris entre deux feux qu’il est, comme le suggère
Éric Marty :
Ainsi se mêlent deux projets contradictoires de soi et sur soi : se
produire ou se reproduire comme archive foucaldienne, c’est-à-dire
comme produit institutionnel, et révéler un destin, une différence
originaire 16 .
Le grand problème de l’autobiographie est qu’elle présente de toute façon un récit
fictif, mystificateur, où la vie, loin d’être rapportée dans sa vérité, se voit assigner un sens
rétrospectif. Sartre le dit d’ailleurs fort bien dans La nausée, lorsqu’il s’agit pour le
narrateur de choisir entre vivre et raconter. De fait, l’acte de mettre la vie en mots – le
narrateur de Sartre, Antoine Roquentin, a entrepris de faire la biographie d’un certain
marquis de Rollebon – implique nécessairement le refus de la contingence de l’existence,
qui se trouve alors placée sous l’invocation du destin. Althusser, n’échappant pas à cette
nécessité sartrienne, réorganise donc son existence de façon circulaire, retraçant sa vie
comme au compas, à partir de l’œil central du crime, et donc du point de vue de la mort.
Du crime à l’enfance, puis de l’enfance au crime, Althusser nous ballotte sans que jamais
s’éloigne la détermination. Le nom procède d’ailleurs de ce même mécanisme. Car ce
nom, Louis Althusser, n’est après tout pas tant celui de l’auteur, que celui de son oncle
mort à la guerre et auquel sa mère était fiancée. Histoire d’un oncle qui permet à
Althusser d’affirmer qu’à peine né, déjà il était mort, tant sa mère l’aura élevé dans
l’ombre du disparu. Il attribue alors à sa vie entière un travail de deuil de lui-même, dont
la mort de sa femme n’est que le prolongement : « J’avais toujours été en deuil de moimême, de ma propre mort par mère et femmes interposées » (ADL, 270). Sa feinte
surprise, lorsqu’il s’exprime dans les dernières pages du pénultième chapitre, ne nous
trompe pas : « c’est alors que je compris », dit-il, « (et je viens de le comprendre à partir
du mot si clairvoyant d’une amie) que le deuil que je vivais d’Hélène, ce n’était pas
depuis la mort (la destruction d’Hélène) que je le vivais et travaillais sur lui, mais depuis
toujours » (Ibid.). On voit là apparaître en filigrane la construction de sa vie suivant la
remarque d’une amie dont la clairvoyance est érigée en oracle après-coup. En effet, dès la
page 88, Althusser faisait référence à la même « amie très chère » et « fort perspicace »,
qui allait lui faire réaliser que sa « volonté d’exagération » ne faisait qu’un avec sa
« volonté suicidaire ». Il pouvait bien, alors, nous dire qu’il « ne devai[t] comprendre le
sens de cette singulière disposition que beaucoup plus tard », la piste était déjà toute
tracée. Et c’est elle qui, du début à la fin, rythme la lecture. S’il se jouait de sa volonté
d’auto-destruction dans Les Faits, nous la présentant de façon burlesque, Althusser
change toutefois de ton dans L’avenir dure longtemps où le drame vient renforcer le point
de vue depuis lequel l’auteur écrit : la mort. Une destinée qu’il imprime même, par-delà
sa mort, au mouvement de sa biographie. Car Yann Moulier Boutang remonte le fil du
temps selon le schéma chronologique autour duquel Althusser a construit L’avenir dure
internet :
http://www.cnice.mecd.es/tematicas/filosofia/04articulos/ultimasvoluntades/uvoluntades_althu.html
16
Marty, Éric, Louis Althusser: un sujet sans procès : anatomie d’un passé très récent, Paris : Gallimard,
1999, p. 36.
11
longtemps, commençant par relater ce qu’il appelle « la deuxième mort de Louis
Althusser » : d’abord l’enterrement, puis les derniers jours du défunt. Et si, pour le
biographe, « cette mort n’était que l’épilogue de la première », celle qui fut arrêtée par le
meurtre d’Hélène Rytman en octobre 1980, il faut préciser que Yann Moulier Boutang, à
dire cela, ne fait que reprendre ce que le philosophe disait déjà de lui-même bien avant le
meurtre. C’est donc « la nuit de la première mort » qui s’ensuit dans la chronologie du
livre, suivant en cela le cadre de la prédestination défini par Althusser lui-même.
Une prédestination que son récit partage avec celui de Pierre Rivière. Car tous
deux, depuis leurs cellules, vivent en effet une première mort. Ils se mettent à exister sur
un mode nouveau, en rupture avec ce qu’ils furent jusqu’au crime, et lorsqu’ils écrivent,
il n’est pas anodin qu’ils entament le récit de leur vie par la fin, puisque, pour reprendre
les mots de Sartre, une certaine logique veut que « dans une vie terminée, c’est par la fin
qu’on tient le début pour la vérité du commencement » 17 . Etonnons-nous donc dans
l’ultime chapitre de L’avenir dure longtemps, de voir le tiers médecin – il a pris le relais
de la narration – condamner cette fatalité, alors que tout le livre fait s’entrechoquer
fatalité et nécessité. Il critique alors la recherche dans le récit d’une explication au crime:
ce qui est très gênant dans ce type de raisonnement (très répandu
parce que très rassurant – on y tient en effet une ‘cause’ indubitable), c’est
le ‘parce que’ qui y introduit une nécessité sans appel, sans tenir aucun
compte de l’accumulation des éléments aléatoires objectifs. (ADL, 276)
Mais c’est là l’un des tours de passe-passe dont nous rendrons compte plus tard 18 ,
contentons-nous pour lors de retenir la « nécessité » invoquée par le narrateur, qui
rappelle une remarque de Sartre vis-à-vis du Robespierre des Mots, où il est dit que pour
être nécessaire il faut avoir un destin, et que quiconque écrit a, quelque part en lui, cette
prétention d’être indispensable. Les récits de crime, qui souvent font appel à l’histoire de
famille, insistent cependant sur la singularité, la curiosité, l’unicité, le caractère
extraordinaire de l’événement. Car c’est, entre autres moyens, en devenant « auteur »
d’un crime que le quidam accède à la postérité, partageant ce besoin de nécessité avec
l’ « auteur » d’un texte. À plus forte raison lorsque l’un entraîne l’autre. Pour Foucault, le
mémoire de Rivière fait partie du crime (cela est vrai d’Althusser également), « tuer et
écrire » s’entrecroisant comme des éléments de même nature. Rivière, à ce sujet, en
inventant des noms d’armes pour tuer, instaure une « équivalence arme-discours 19 » afin
d’assurer sa gloire. Mais si le discours tue, c’est avant tout son auteur qu’il vise. Ce
dernier, en ce sens, se sacrifie pour une noble cause. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si,
de Jean-Paul Sartre à Roland Barthes, l’écriture autobiographique est vécue comme
suicidaire. Seulement, le geste d’Althusser et de Rivière est plus extrême que jamais en la
matière, puisqu’eux sont déjà morts au moment où ils écrivent. De toute façon, Rivière
finit bel et bien par se suicider dans sa cellule de prison, et Althusser, s’il ne se donne pas
la mort, ne reparaîtra jamais sur la scène publique, se laissant pour mort au monde. La
seule différence étant donc que Rivière mourra en état de grâce, alors qu’Althusser, lui,
17
Sartre, Jean-Paul, Les mots, Paris : Gallimard, 1964, p. 169.
Voir chapitre III.
19
MPR, p. 268
18
12
aura été sujet tabou, réduit au silence, et « enterré vivant » 20 . Leur différence, une
différence de confession. Peut-être aussi est-ce pour cela qu’Althusser se sera inventé un
tiers pour conclure son histoire, comme s’il s’était retiré de lui-même, reprenant en cela
l’idée qu’un auteur qui s’écrit ne peut jamais qu’inventer la vie d’un autre dont il raconte
l’histoire 21 .
Pourquoi alors le texte d’Althusser n’entre-t-il pas dans le genre
autobiographique, puisqu’à en croire Philippe Lejeune, le genre en question répond à la
définition suivante : « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre
existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de
sa personnalité » 22 ? Une définition qui pourrait peut-être s’appliquer aux textes de
Rivière et Althusser, s’ils ne répondaient à un impératif particulier ayant trait à rien
moins qu’à la survie littérale de leurs auteurs : écrire à la requête d’autrui (Rivière répond
à la demande du tribunal, Althusser à celle de ses proches 23 ). C’est en cela, finalement,
que ni le genre de l’autobiographie, ni même celui de la confession ne sauraient vraiment
s’appliquer, puisque ces derniers qualifient des textes dont l’auteur prendrait l’initiative,
et que d’auteurs il n’est point question ici. Car cette notion d’auteur s’accomode peut-être
fort bien de la folie en matière de littérature, comme on le voyait plus tôt, mais il n’en va
pas de même lors d’un arrêt juridico-médical. Les deux récits sont après tout des
« texte[s] impossible[s] », pour reprendre la formule d’Éric Marty, à cause du non-lieu
juridique qui fait du crime comme de son récit un « acte aussi responsable
qu’irresponsable » 24 . Il n’est d’ailleurs pas anodin que les textes se retrouvent encadrés
par un appareil de narration extérieur qui prend la responsabilité de ces paroles folles.
4. Des récits encadrés.
S’il est contraire à la plus élémentaire des logiques que d’être jugé irresponsable
d’un acte criminel, tout en conservant parallèlement son autorité en matière d’écriture,
c’est pourtant par ce paradoxe que la justice de 1835 a requis de Pierre Rivière un récit de
son crime. Ou, pour être plus justes, c’est en vertu de ce paradoxe qu’on lui demanda
d’établir le récit de son triple homicide de façon à juger de sa folie ou de sa raison, pour
ensuite trancher sur sa responsabilité. Cela présuppose alors que la folie se donne comme
reconnaissable à des traits sûrs, une possibilité peut-être dans le domaine littéraire – c’est
d’ailleurs ce qu’affirme Shoshana Felman, nous l’avons vu plus tôt – mais dont les
conséquences sont tout autres lorsqu’il est question de vie ou de mort. Que représente
l’acte d’écriture alors, d’emblée suspect ? Qu’est-ce là cette parole qui ne sera pas
20
Balibar, Etienne, “Tais-toi encore, Althusser!”, in Ecrits pour Althusser, Paris : La Découverte, 1991, pp.
59-61.
21
Albiac, Gabriel, “Althusser, lecteur d’Althusser – l’autobiographie comme genre imaginaire”.
22
Lejeune, Philippe, Le pacte autobiographique, nouvelle edition augmentée, 1996, Paris : Seuil, p. 14.
« En revanche j’ai retenu le conseil de ces proches comme particulièrement judicieux. Ils m’avaient dit,
tu m’avais dit que je ne pourrais pas reparaître sur la scène publique […] sans m’expliquer auparavant sur
ce qui m’est arrivé », écrit Althusser dans une lettre à Dominique Lecourt (1985), in L’avenir dure
longtemps, suivi de Les Faits, de Louis Althusser, nouvelle édition augmentée, présentée par Olivier Corpet
et Yann Moulier Boutang, Stock/IMEC, 1994 [1992], p. 452.
24
Marty, Éric, Louis Althusser, un sujet sans procès. Anatomie d’un passé très récent, p. 232
23
13
entièrement autorisée, menacée qu’elle est, à tout instant, d’être invalidée ? Véritable
dilemme que cette relation entre folie et discours, et qui culmine dans l’affaire Rivière
avec la dissension entre médecins et juges, les uns lisant dans le texte la folie, et donc
l’irresponsabilité, les autres y reconnaissant un auteur raisonnable qui mérite châtiment.
Si Althusser prend la parole dans des circonstances moins cruciales, la question
n’est pourtant pas plus résolue à son époque. Elle n’est pas résolue, mais du moins n’a-telle plus le statut de question, puisqu’on prétend y avoir répondu depuis 1838. Seulement,
Foucault lance un pavé dans la mare avec son Histoire de la folie au tout début des
années soixante, et Althusser poursuit la controverse (un an après la mort de Foucault)
avec son texte qui témoigne du paradoxe du non-lieu et dénonce le consensus par lequel
justice et médecine l’ont étouffé. Son texte publié après sa mort en porte les stigmates,
tout comme celui de Pierre Rivière, dont la prise de plume se voit détournée par l’édition.
Qui donc est l’auteur du texte alors même que la publication prend en charge tout dicours
sur lui ? Qui porte la responsabilité de ces discours signés d’un nom qui en recouvre tant
d’autres?
Tout commence par le travail d’archives qui nous est fourni – car il ne faut pas
oublier que nous avons sous les yeux deux textes documentés – travail qui semble rendre
nécessaire le recours à l’Autre pour quiconque prétend établir le récit de sa vie. Comme
sources de témoignages, chez Althusser, on trouve, pêle-mêle, amis, médecins, journaux,
ainsi que les faux-souvenirs rapportés par le père, la mère et la tante pour ne citer qu’eux,
souvenirs qu’Althusser n’a pas vécus, mais qui font argument d’autorité dans son texte.
Et faux-souvenir ultime, le nom de Louis, son oncle, nom d’un mort qu’il n’aura pas
connu, mais dans l’ombre duquel son existence se sera tracée. Quant à Rivière, s’il a « été
témoin de la plus grande partie des faits » 25 , il n’en reste pas moins que « pour ce qui est
du commencement, [il l’a] entendu raconter à [son] pére lorsques qu’il en parlait avec ses
amis, ainsi qu’avec sa mére, avec [lui, i.e. Pierre Rivière] et avec ceux qui en avaient
connaissance » 26 . Dans l’affaire Rivière, la question de l’autorité est, rappelons-le, tout
aussi complexe que chez Althusser, le geste de dénégation d’un Foucault qui prétend ne
pas interférer avec le texte n’étant qu’artifice, puisqu’il se livre, lui aussi, à une
interprétation du mémoire de Pierre Rivière. Si le travail d’archives de l’auteur sur luimême donne le sentiment qu’Althusser et Rivière, chacun à sa manière, se laisse écrire
par d’autres discours, dans le cas d’Althusser, l’enchevêtrement des discours se
complique, puisqu’il est lui-même lecteur de Pierre Rivière, ou pour être plus précis, du
Rivière de Foucault.
L’écriture ne se fait donc pas à une seule main, mais se retrouve encadrée par
d’autres, plus ou moins influentes. Dans le cas de Pierre Rivière, l’encadrement du texte
est assez remarquable : dans un premier temps, le mémoire est pris d’assaut par les média
de l’époque, et fait l’objet d’une étude minutieuse parmi médecins et juges, avant que
d’être enseveli pendant plus d’un siècle. Pour, dans les années soixante-dix, être déterré
par Michel Foucault et son équipe. A leur tour alors de diffuser un texte qu’ils enserrent
de commentaires et d’analyses. L’aspect le plus curieux peut-être de ce projet est la
volonté qu’on y a mise de ne pas couper la parole à Pierre Rivière, pour mieux laisser
respirer et parler de lui-même le texte, tout en accompagnant le récit d’explications qui,
bien qu’elles l’éclairent, ne laissent pourtant de l’étouffer.
25
26
MPR, p. 73.
Ibid.
14
L’on comprend mieux pourquoi alors la revue Le Débat rouvre dans son soixantesixième numéro « Le cas Pierre Rivière : Pour une relecture » : il s’agit de permettre de
réparer les outrages de cette étude, ceux dont elle fut tant coupable que victime. Nous
sommes alors à l’automne 1991, c’est-à-dire un an tout juste après la mort de Louis
Althusser, un an avant la publication de l’Avenir dure longtemps. Au même moment, le
IXe Colloque de la Société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la
psychanalyse célèbre les 30 ans de l’Histoire de la folie. C’est dans ce contexte que Le
Débat oppose Philippe Lejeune – qui met en question la présentation et la lecture du texte
de Rivière faite par Foucault et ses collaborateurs en 1973 – et Jean-Pierre Peter, l’un des
collaborateurs en question et historien, responsable de l’édition du récit. Son intervention
est une réponse passionnée aux accusations dont il est la cible depuis la publication du
texte, et plus particulièrement aux critiques sévères de Philippe Lejeune. Ces critiques
partent du fait que le texte de Rivière est donné comme inaccessible de par la façon dont
il est édité. Lejeune accuse donc l’équipe de Foucault de s’être livrée à rien plus qu’un
exercice « hygiénique et critique », avec une « prétension exorbitante » de surcroît, et des
« afféteries lyriques » dont on se fût passé. Si Jean-Pierre Peter, au nom de tous, répond
du procès qui leur est intenté, sa défense n’est malheureusement pas très convaincante.
Peut-être cet effet n’a-t-il d’ailleurs rien à voir avec Peter, mais est bien plutôt dû au fait
que les questions soulevées par Lejeune relèvent du type même de récit qu’est le récit
d’un crime associé à la folie, et de sa publication qui exige une prise en charge étrangère
à l’auteur du texte.
Lejeune en effet dénonce la structure même du livre tel qu’il est publié. Il constate
« trois couches de textes » 27 , en abîme, le genre du « cas » se prêtant précisément à
l’ « encadrement » : en 1e couche, le mémoire de 1835 rédigé en prison ; 2e le dossier de
l’affaire (pièces judiciaires, rapports médicaux et articles de presse) ; et 3e les notes de
Foucault et de ses chercheurs, qui disent analyser la seconde couche uniquement, refusant
d’interpréter le texte de Rivière. À ces trois couches Lejeune en ajoute bien sûr une 4e, la
sienne, seul moyen pour lui de se dégager de l’« effet insidieux » qui pour lui barre
l’accès au texte de Rivière, ainsi devenu une sorte de « lettre volée » à la Poe 28 .
D’emblée, Lejeune met de fait en évidence la contradiction de Foucault et de son équipe
qui prétendent ne pas interpréter le texte de Rivière alors que c’est précisément ce qu’ils
font sous couvert de ne pas le faire. Il déplore cette entreprise suspicieuse qu’il taxe de
« stratégie politique et naïve », et juge « prétention exorbitante » le souci émis par
l’équipe de ne pas interpréter un texte dont elle parle pourtant. Il condamne en outre
l’ « enrôlement » de Rivière dans les luttes idéologiques de 1973 29 .
Plus grave peut-être, l’ignorance coupable de Foucault, qui selon Lejeune commet
de graves fautes : « erreur dans le choix du texte de référence ; citations tronquées
provoquant des contresens ; citations erronées ; amalgames ; inventions » 30 . D’autant
plus graves, que Foucault désirait rendre justice à ce texte qui avait été « dénaturé » à
l’époque de Rivière, le copiste ayant fait alors parvenir au public « un texte insensé »,
brouillant la ponctuation pour que les phrases se mélangent 31 . Foucault fait en outre de
27
Lejeune, Philippe, “Lire Pierre Rivière”, in Le Débat, 66 : 92-106, septembre-octobre 1991, p. 92
Ibid., p. 94
29
Ibid., p. 95.
30
Ibid., p. 101.
31
Cf. MPR, note p. 264, citée par Lejeune.
28
15
Rivière un prophète qui, fort de néologismes, assied l’équivalence arme-discours 32 , et
célèbre ainsi en Rivière une « violence allégorique » 33 . Or, Philippe Lejeune démontre
que les néologismes n’en sont pas toujours. Bref « Foucault se comporte un peu comme
l’opinion publique du village : puisque Rivière est « fou », tous ses gestes, même les plus
simples et les plus pratiques, seront chargés de sens allégorique » 34 . Foucault a le défaut
d’imposer son interprétation a priori, et se voit reprocher, comme lors du débat avec
Derrida à propos de son Histoire de la folie, de n’avoir pas répondu à ce qu’est la folie.
Reste que le travail de Foucault, courageux, s’attaque à un point crucial, qui est la
nécessité d’encadrement du discours fou, quitte à s’apparenter à la censure. C’est
d’ailleurs la même censure qui régit la publication de L’avenir dure longtemps, texte dont
la prise en charge semble même avoir précédé l’écriture.
Assurément, les premiers chapitres de L’avenir dure longtemps (1985) sont très
fortement inspirés des Faits (1976), lesquels, d’une certaine manière, sont eux-mêmes le
produit d’une correspondance entre Louis Althusser et Hélène Rytman 35 . Cette dernière
se livre en effet, dans une lettre à son compagnon, à l’analyse psychanalytique de son
enfance à lui. Et c’est cette analyse précise qui serait exposée dans les deux textes
autobiographiques du philosophe, analyse qui, même si elle est reprise par Althusser à
son propre compte, nous permet néanmoins d’identifier Hélène comme l’un des auteurs
de ses textes autobiographiques à lui. Ici, de même que dans les écrits de Rivière,
l’autorité se trouve partagée, fragmentée, empruntée. Ainsi la publication des
autobiographies d’Althusser se trouva-t-elle singulièrement escortée d’une biographie en
deux tomes du philosophe réalisée par Yann Moulier Boutang 36 , lequel co-signa
également la présentation de L’avenir dure longtemps. Un moyen d’amoindrir la griffe
d’Althusser, de façon à masquer une censure qui est bien là, et de la prolonger. Au point
que l’ « index raisonné » du même Yann Moulier Boutang, qui termine le volume de la
nouvelle édition de L’avenir dure longtemps, contient de nombreux renvois à la
biographie. Une autre raison du rejet du genre autobiographique serait à attribuer à la
folie, elle qui ne suppose que questions concernant le sujet, un sujet qui se voit privé de
toute responsabilité et autorité, rendant donc impossible la notion même d’autorité et, a
fortiori, toute certitude vis-à-vis de l’identité du personnage principal, du narrateur et de
l’auteur. Seulement, plus qu’ils ne la contrarient, les textes d’Althusser et de Rivière
pourraient bien mettre en question l’identité de ces trois voix propre à l’autobiographie, et
ce de façon radicale.
Le projet de Yann Moulier Boutang, lorsqu’il entreprend d’écrire une biographie
de son ami Louis Althusser, est tout de suite accepté par Althusser lui-même, qui se prête
d’ailleurs à l’expérience de bon coeur. Il fournit allègrement documents, manuscrits, et
entretiens au biographe, lit même un chapitre du livre, et s’en estime content. La
singularité de ce projet, pourtant, réside dans le fait que le sujet du livre soit encore en vie
(tout commence en 1986, et Althusser meurt en 1990). Enfin, d’une certaine manière.
32
MPR, p. 268.
Lejeune, Philippe, “Lire Pierre Rivière”, p. 102.
34
Ibid., p. 103.
35
Rytman, Hélène, Lettre à Louis Althusser, 1964, in Althusser, Louis, L’avenir dure longtemps, suivi de
Les Faits, de Louis Althusser, nouvelle édition augmentée, présentée par Olivier Corpet et Yann Moulier
Boutang, Stock/IMEC, 1994 [1992], pp. 410-428.
36
Moulier-Boutang, Yann, Louis Althusser, une biographie, T. I , « La formation du mythe, 1918-1956 »,
Grasset & Fasquelle, 1992.
33
16
Puisqu’en fait, Althusser n’est à l’époque plus guère qu’un « mort-vivant » 37 , dont
Moulier-Boutang prétend avoir « voulu restituer l’intériorité [de la vie] qui a été la
sienne, ce qui en constitue le trait propre : l’impossibilité d’être sujet »38 . Bien
entendu, la lecture de la biographie vient complémenter celle des deux textes
autobiographiques, et ne se substitue à eux en aucune façon. Cependant, il sera
intéressant de noter les différences entre les trois textes (L’avenir dure longtemps, Les
faits, et la biographie), différences que Moulier-Boutang pointe du doigt, déjà, quand
elles se présentent. L’intérêt de la biographie serait donc de permettre au lecteur de
reconstituer le sujet, l’autobiographie à elle seule étant trompeuse, elle qui livre « l’image
que veut donner de soi celui qui l’a écrite » 39 . Ce n’est que « confrontée à d’autres
sources, [qu’]elle permet de saisir la constitution du sujet en train de polir le miroir de
son être, c’est-à-dire d’exister tout court » 40 . Nous pouvons toutefois nous interroger sur
la biographie d’Althusser par son ami, dans la mesure où, d’une part, Althusser en est un
lecteur potentiel – du moins au début –, qu’il prend part à sa rédaction en procurant des
documents, et que, d’autre part, l’amitié qui unit le biographe et son sujet ne peut que
conduire à une grande partialité. Seulement, tout bien considéré, cette partialité n’est-elle
pas inhérente à toute biographie, et même, en fin de compte, à la conception de tout
sujet ? Ainsi nous le dit Etienne Balibar dans l’ Adieu qu’il adresse en guise d’oraison
funèbre à l’enterrement de son maître, dont il déclare qu’il « a été un homme différent
avec chacun de ceux qu’il a connus » 41 . Cette différence, qui marque l’impossible
fixation de l’identité, ne rappelle-t-elle pas le cas étrange du Dr. Jeckyll et de son obscur
Mr Hyde ? À la différence près que là où le personnage de Stevenson se dédouble,
Althusser se dissémine ? C’est une telle dissémination, avec des points de fuite multiples,
qui coupe le chemin d’une justice prompte pourtant aux poursuites. Cette dernière se
retrouve en effet sans recours face à la folie, ce qui explique son empressement à
l’enterrer sous le non-lieu en 1838. Si Althusser revient donc à la charge, son texte faisant
résonner celui de Rivière, c’est avant tout en défenseur de la folie, afin de détruire son
institutionnalisation en tant qu’ennemie de la raison, afin donc de laisser raisonner de
nouveau ce qui depuis si longtemps a été évacué en sa qualité d’irraison.
37
Ibid., p. 19
Ibid., p. 18
39
Ibid., p. 21
40
Ibid.
41
Balibar, Etienne, Ecrits pour Althusser, Ed. La Découverte, Paris, 1991, p. 120.
38
17
II. Justiciers de la folie
1. Mais qu’est-ce que la folie ?
Entre 1830 et les années 1990, la folie se sera soustraite à toute définition, et ce en
dépit de la mobilisation de tous les domaines du savoir, dont les tentatives ne furent pas
moins nombreuses que vaines. C’est pourtant en leur qualité de « fous » que certains
criminels se voient priver par la Justice de leur responsabilité, donc de leurs droits et de
leurs devoirs de citoyens. Mais comme c’est aussi en vertu de cette non-responsabilité du
fou, que le criminel agissant sous l’emprise de la démence est jugé non-responsable de
son acte, nous nous retrouvons pris dans un cercle infernal, que l’on pourrait tout aussi
bien, avec Derrida, considérer comme sous l’emprise du Malin Génie cartésien – nous y
reviendrons. Malgré les secours que la psychiatrie et la philosophie ont prêtés en matière
de folie, parfois même main dans la main, le cas d’Althusser replonge, sans réponse, la
question dans l’abîme. Notons toutefois l’évolution paradoxale du traitement de la folie
entre les dates des deux événements. Là où Pierre Rivière, depuis sa cellule de prison,
voyait son mémoire publié dans les gazettes de l’époque et qualifié de chef d’oeuvre par
l’opinion publique – pour finalement lui valoir la grâce du Roi –, chez Althusser un
internement psychiatrique se substitue à une comparution devant un tribunal, et la
publication posthume de L’avenir dure longtemps met en évidence la censure d’une folie
« autorisée » – c’est-à-dire qui aura, du moins, voulu s’autoriser. Reste, dans un cas
comme dans l’autre, que le lecteur se retrouve imparti des fonctions de juge et de témoin
tout ensemble, les mêmes questions se faisant écho d’un texte à l’autre, de crime en
crime, de confession en confession. Ces deux textes, captifs et captivants, semblent
animés de la même motivation: partager le crime et son adjuvante supposée, la folie, cette
dernière usurpant l’attention de tout lecteur, pour le mettre face à un vide
d’incompréhension. Car c’est bien d’un vide qu’il s’agit, comme en témoignent les
interrogations formulées par Derrida suite au long débat avec Foucault concernant le
doute cartésien et la folie : « Y a-t-il du témoignage pour cela, la folie ? Qui peut
témoigner ? Témoigner, est-ce voir ? Est-ce rendre raison ? Y a-t-il un objet ? Y a-t-il de
l’objet ? Y a-t-il un tiers possible pour rendre raison sans objectiver, sans identifier,
même, c’est-à-dire sans arraisonner ? 42 ». Des questions intimidantes, qui ont tendance à
couper la parole aux observateurs de la folie, habituellement partagés entre fascination
silencieuse et babil autoritaire objectificateur, comme le fait remarquer Éric Marty, qui
encourage, du même coup, une attitude nouvelle face au problème:
Ainsi peut-être à défaut de gagner en intelligence face à la folie au
moins perd-on un peu de cette timidité face à elle, qui hypocritement nous
mène à trembler devant le « cas Artaud », le « cas Hölderlin » ou le « cas
Althusser » et à ne pouvoir seulement dire d’eux qu’on ne peut rien en
dire. 43
42
43
Derrida, Jacques, « Être juste avec Freud » in Résistances de la psychanalyse, p. 94.
Éric Marty, Louis Althusser, un sujet sans procès, Anatomie d’un passé très récent, p. 33.
18
Pour ce faire, Éric Marty propose de s’engager dans une pensée de la folie qui
« n’exclue[rait] ni le sujet ni le sens. Puisque précisément la folie prétend les abolir, elle
fait, dès lors, l’expérience douloureuse et parfois extatique, mais toujours interminable,
de leur abolition ». 44 Contrairement aux idées reçues, la folie comprendrait donc et un
sujet et un sens, précisément parce qu’elle tente de s’en libérer, et que ce désir de
libération provient d’une conscience d’un sujet et d’un sens dont on ne peut se détacher.
Mais si c’est là l’invitation d’Éric Marty à penser la folie différemment – et
différemment, ici, veut dire une fois reconnus et digérés l’héritage foucaldien de
l’Histoire de la folie et moult autres débats qui l’ont accompagné, comme nous nous
apprêtons à le voir – la question reste en suspens dès lors que l’on s’aventure hors du
champ théorique. Car dans la pratique, la médecine conserve depuis le XIXe siècle le
monopole du discours sur la folie. Bien sûr, l’intervention de la psychanalyse et de la
linguistique dans la conception humaniste de l’homme au XXe siècle, non négligeable, a
permis de dissocier petit à petit la folie de la maladie et des anomalies de comportement.
Car ces deux disciplines, en développant la conception d’un langage constitué de plis et
de replis, qui ne permettait plus la plénitude du sens et du sujet, ont remis en question la
notion de vérité 45 , et par là même les termes « raison » et « folie ». La littérature et la
philosophie ont d’ailleurs été le théâtre, tout au long du siècle, de ce nouveau rapport au
langage, et l’expérience surréaliste a largement contribué à une forme de folie littéraire
renouvelée. Quoiqu’il en soit, la « découverte » structuraliste a provoqué des
changements dans le domaine médical, qui a commencé à réviser ses conceptions de la
folie. Et ce début de changement, qui paraissait encore prometteur dans les années quatrevingts, a finalement montré fort peu de résultats depuis, dans la pratique du « traitement »
de la folie. Pour preuve, et des plus contemporaines, s’en référer aux dernières élections
présidentielles aux Etats-Unis (2004), qui ont suscité les appréhensions bioéthiques du
pouvoir médical américain, quelques médecins s’inquiétant de ce que certains citoyens
allaient se voir priver de l’inaliénable droit de vote, pour cause de démence – ou pour être
plus précis, en raison de handicaps mentaux 46 et cognitifs qui, pourtant, ne les
empêchaient en aucun cas de comprendre les programmes des candidats, ni de prendre
position. Il s’agissait, pour les chercheurs, de savoir comment déterminer la capacité de
l’individu à voter, autrement dit de réévaluer la folie et ses droits. Le flou dont s’entoure
cette dernière en relation à la loi continue donc de soulever bien des interrogations, et
vient secouer de nouveau les fondements mêmes de la raison sociale.
Mais ce sont ces mêmes fondements que, dès 1961, Michel Foucault interrogeait
avec Folie et déraison à l’âge classique – mieux connu, depuis 1972, sous le titre
44
Ibid., pp. 32-3.
Foucault rappelle à ce propos que « l’idée de l’inconscient et celle de la structure de la langue permettent
de répondre pour ainsi dire du dehors au problème du moi » et comment du même coup le pouvoir médical
a commencé à réviser ses conceptions de la folie. In Foucault, Michel, Dits et écrits, 1984, t. 3, Paris :
Gallimard, p. 667.
46
Karlawish, Jason H. MD; Bonnie, Richard J. JD; Appelbaum, Paul S. MD; Lyketsos, Constantine MD;
James, Bryan MBioethics; Knopman, David MD; Patusky, Christopher JD; Kane, Rosalie A. PhD; Karlan,
Pamela S. JD, “Addressing the Ethical, Legal, and Social Issues Raised by Voting by Persons With
Dementia”, Journal of the American Medical Association, Volume 292(11), 15 September 2004, pp. 1345–
1350.
45
19
d’Histoire de la folie à l’âge classique. Rappelons donc la visée de cet ouvrage, où
Foucault revisite l’histoire de la raison occidentale à travers l’expérience de la folie, fort
intrigué qu’il est par le règne de la psychiatrie au vingtième siècle, cette science qui
marque la consécration de la folie comme maladie mentale, en même temps qu’elle lui
ménage un nouvel espace. Une consécration dont on trouve de nombreuses traces dans
les récits « autobiographiques » d’Althusser, qui reconnaît appartenir « à une génération,
en tout cas à une couche sociale, qui [avant 1945] ne savait pas que l’analyse existait, et
qu’elle pouvait guérir des névroses et même des psychoses » 47 , et qui aura vu le pouvoir
de la psychanalyse s’étendre à une vitesse incroyable, au point d’envahir son propre
texte. Foucault interroge pour sa part ce développement qui correspond à une main-mise
du discours psychiatrique sur la folie. De là son projet d’une « histoire tragique », histoire
des oublis de l’histoire, des objets qui ont été extériorisés au fur et à mesure que la culture
s’est constituée, objets que Foucault se propose de requérir pour comprendre la structure
des partages successifs qui ont formé cette même culture.
Dans le cas de la folie, il s’agit plus précisément de retrouver la « césure » entre
folie et raison, le moment où la raison a fait de la folie son Autre, son négatif, le moment
où elle l’a exclue de son champ. L’histoire que Foucault veut révéler n’est donc pas une
histoire de l’évolution des conceptions de la folie telle que nous la livrerait l’autorité du
discours psychiatrique, extérieur et tyrannique, mais plutôt de mettre en lumière les
événements qui sont absents de cette histoire, les éléments qui ont été tus, en d’autres
termes « l’archéologie [d’un certain] silence ». Ses sources, soient-elles administratives
(archives d’hôpitaux, de police, testaments, journaux, traités de médecine, notices et
précis historiques divers, procès verbaux), littéraires (farces médiévales, textes de Brant,
Erasme, Louise Labé, Shakespeare, Montaigne, Cervantes) ou encore picturales (Bosch,
Bruegel), Foucault les partage peut-être avec l’histoire traditionnelle, mais c’est dans leur
exploitation qu’il se distingue, envisageant de mettre à jour les mécanismes et structures
jusque-là oblitérés.
Au moyen-âge et à la Renaissance, Foucault découvre que le fou se promenait
alors librement dans les rues, et se voyait même attribuer des vertus magiques, quand il
ne passait pas pour sage. À cette époque, dit-il, ce n’est pas la folie qui stigmatise et
garantit l’exclusion de la société, mais la lèpre. Condition tout à fait bénigne, la folie
guette chacun d’entre tous. Mais au moment où le fléau de la lèpre disparaît, les
maladreries se voient assigner de nouveaux occupants : femmes publiques, idiots,
vagabonds, criminels, et bien entendu, aliénés. Nous sommes près de 1650 : l’avènement
d’une ratio accompagne la monarchie absolue et le contrôle grandissant d’un État
soucieux du respect de l’ordre établi. Désormais jugé dangereux, le fou est enfermé,
grossissant par-là le rang des éléments perturbateurs de la société. C’est l’Hôpital général
qui, à partir de 1656, sera sa demeure, cette « structure semi-juridique […] qui, à côté des
pouvoirs déjà constitués, et en dehors des tribunaux, décide, juge, et exécute », « étrange
pouvoir que le roi établit entre la police et la justice, aux limites de la loi », « instance de
l’ordre » 48 , qui dépend exlusivement du pouvoir royal – l’Eglise se voit dès lors privée de
ses fonctions dans ce domaine.
C’est là le « grand renfermement » que désigne Foucault, appuyant son constat de
la Seconde Méditation de Descartes, texte dans lequel la folie aurait été écartée du
47
48
Les Faits, in ADL, p. 354.
Foucault, Michel, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris: Gallimard, 1972, pp. 71-73.
20
cheminement de l’esprit vers la raison. En effet, contrairement à Montaigne et ses
contemporains qui, loin de se considérer imperméables à la folie, n’excluaient pas la
possibilité d’être fou jusque dans l’acte de penser, Descartes, lui, aurait rejeté avec
passion l’éventualité de la folie chez le sujet pensant. De là, il ne fut guère difficile
d’ériger la folie en maladie à écarter de la société et à soigner, annonçant du même coup
le règne de la psychologie puis de la psychanalyse, aux XIXe et XXe siècles.
L’originalité de Foucault tient en partie à son rejet passionné des discours philosophique
et psychanalytique, auxquels il est ordinairment impossible d’échapper pour qui traite la
folie. Si Foucault les contourne, c’est parce qu’il les accuse d’avoir anathémisé la folie et
de lui avoir imposé le silence. La folie ne parle pas, on (médecine, philosophie, justice)
parle pour elle. Et c’est le projet de Foucault que de vouloir redonner voix à ce qui en a
été privé pendant quelque quatre siècles. Projet dont l’ambition fut à la mesure des
critiques qu’il allait déchaîner. Parmi celles-ci, le « Cogito et histoire de la folie » de
Derrida, disciple indiscipliné qui, dans un premier temps, met en question l’interprétation
que son maître fait de Descartes, puis sur cette lancée, soumet à la question le projet
foucaldien dans sa totalité. Ceci est d’autant plus important que, nous le verrons, Derrida
et Foucault, tous deux proches d’Althusser, à se débattre sur fond de folie, ne font
finalement rien moins qu’encadrer – un encadrement de plus, même s’il est moins
explicite que ceux évoqués plus tôt – l’affaire qui nous occupe : le discours de l’insensé
criminel vis-à-vis de la justice, tel qu’il se présente dans L’avenir dure longtemps et Moi,
Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur, et mon frère…
2- Autoriser la folie
En fait de plaidoyer, Derrida soumet l’entreprise foucaldienne à un véritable
interrogatoire portant, d’une part, sur l’interprétation du Cogito cartésien, d’autre part sur
les présupposés d’un projet tel qu’une « histoire de la folie ». La bataille se déroule sur
fond de langue, les combattants s’attaquant presque à coups de Gaffiot, tels deux avocats
plaidant, Code en main, la cause d’un accusé. Rien de moins original pour un débat dont
l’enjeu opposait structuralisme et post-structuralisme. Mais au-delà de ce fond tout
théorique, le débat, dont l’actualité reste intacte, encadre de façon très pratique les cas
Althusser et Rivière, car il interroge, ultimement, la possibilité de faire comparaître la
folie.
Derrida prend, tout d’abord, le parti de renforcer la problématisation de
l’entreprise foucaldienne, en interrogeant le bien-fondé d’une histoire qui se voudrait
histoire de la folie, et de la folie parlant d’elle-même – puisque, nous le répétons,
Foucault rejette tout discours existant sur la folie. En effet, comme le remarque Derrida,
si l’histoire appartient au langage, au Logos, qui n’est autre que la voix de la raison,
« toute histoire ne [peut] être, en dernière instance, que l’histoire du sens, c’est-à-dire de
la Raison en général » 49 . Et si l’histoire est faite de sens et de raison, sa négativité (la
folie) est toujours soit récupérée, soit oubliée. À partir de là, comment ne pas douter de la
possibilité même d’une histoire de la folie, et pis encore, de la possibilité d’une parole
philosophique qui échapperait au Logos ? Douter, c’est donc ce que Derrida fera,
49
Derrida, Jacques, “Cogito et histoire de la folie”, in L’écriture et la différence, Paris : Editions du Seuil,
1967, p. 54.
21
reconnaissant à la fois la valeur et l’impossibilité du projet de Foucault. Il n’est, en toute
logique, pas possible de contourner le discours de la raison, puisqu’il n’y en a pas d’autre,
pas plus qu’une archéologie du silence ne peut être prise dans un discours – comment, en
effet, le silence pourrait-il avoir une histoire ? 50 Si le silence est précisément ce qui
n’appartient pas au langage de la raison, comme Foucault l’affirme lorsqu’il dit que « la
folie, c’est l’absence d’œuvre », l’histoire n’étant que langage rationnel, quel mode
l’histoire du silence peut-elle emprunter pour être dite ? Le statut du langage qu’il adopte
dans son archéologie du silence se révèle donc problématique, non seulement parce que
ce langage pose la question de sa réception – il est difficile d’imaginer comment il
pourrait être compris autrement que dans le langage de la raison –, mais aussi parce
qu’une semblable ambition semble bien vaine dans la mesure où même une dénonciation
de l’état de fait ne peut l’être que dans la langue coupable : « l’ordre est alors dénoncé
dans l’ordre » 51 . Le projet paraît à cet égard sans issue. Car, qu’on les rejette, ces
discours, soit, mais au profit de quoi ? L’Histoire de la folie emprunte finalement la
même voie. Seul le discours d’Althusser, qui ne prétend pas échapper à cet état de fait, se
situerait, quant à lui, dans un entre-deux singulier : en tant que philosophe, il possède la
rhétorique de la raison ; mais en tant que fou criminel, il se retrouve déchu, et son
discours est a priori invalidé. Et si Derrida évoque la possibilité, pour mener à bien
l’archéologie du silence, d’échapper au Logos en « se tai[sant] d’un certain silence (un
certain silence qui ne se déterminera encore que dans un langage et un ordre qui lui
éviteront d’être contaminé par n’importe quel mutisme) », ou bien en « suiv[ant] le fou
dans le chemin de son exil » 52 , il semblerait que c’est entre ces deux pôles que se situe
Althusser. Sa prise de parole, d’outre-tombe et structurellement déresponsabilisée, laisse
en effet entendre une voix qui ne dit ni ne tait le silence du fou, tout en parlant depuis sa
folie et nous entraînant à sa suite.
Cette voix, tout comme celle qui raconterait l’histoire du silence de la folie, n’a pu
voir le jour que dans un contexte historique particulier, la psychiatrie ayant ouvert une
brèche dans l’unité « folie-déraison ». Cette brèche proviendrait pour Derrida de la
« réouverture du dialogue avec la déraison, la levée de l’interdit sur le langage, le retour à
une proximité avec la folie » 53 , grâce à Freud. Car la nouveauté de la psychanalyse sur la
psychologie, fut de prendre en compte le langage, et d’aller au-delà du représentable.
C’est précisément dans cette brèche que s’inscrit L’avenir dure longtemps, puisque le
récit d’Althusser s’appuie sur l’analyse psychanalytique, pour en faire le pivot qui guide
son récit hallucinatoire. Mais sa parole ainsi libérée se retrouve sous d’autres aspects
prise dans les filets du contrôle médical et de la censure judiciaire. Car s’en remettre à la
médecine, c’est à son époque se soustraire à la justice qui régit le monde « réel ». Lequel
monde, depuis l’avènement de la ratio cartésienne, décrète que la folie ne peut prendre
place qu’aux antipodes de la sagesse, de la raison, de la philosophie. C’est du moins la
version de Foucault, qui perçoit dans la Seconde Méditation de Descartes comme l’écho
de la mise sous silence de la folie.
Ce que Derrida réfute. Là où Foucault voit en Descartes la rupture du dialogue
entre folie et raison, l’exclusion de la folie par le Cogito du sujet pensant, Derrida, lui, la
50
Ibid., p. 57.
Ibid., p. 58.
52
Ibid., p. 58.
53
Derrida, “Être juste avec Freud”, p. 123.
51
22
voit seulement négligée au profit d’un meilleur instrument de doute. Derrida fait alors du
rêve chez Descartes la «radicalisation de l’hypothèse où les sens pourraient nous
tromper » 54 , ce qui loin d’être rassurant, conforterait dans la possibilité de l’erreur
sensible totale – puisqu’en rêve, l’homme pourrait avoir l’impression que son corps est
fait de verre, « ce que [Descartes] semblait exclure […] comme extravagance, est ici
admis comme possibilité du rêve » 55 remarque Derrida. Le Cogito cartésien est alors
« une expérience qui, en sa plus fine pointe, n’est peut-être pas moins aventureuse,
périlleuse, énigmatique, nocturne et pathétique que celle de la folie » 56 . Et si la folie
semble rejetée au départ, ce n’est qu’au profit d’un exemple plus séduisant (moins
effrayant) à l’égard du non-philosophe : l’expérience universelle du rêve (il induit lui
aussi une erreur totale des sens). Foucault a donc tort de conclure à une exclusion de la
folie, puisque cette dernière n’est qu’une ruse de Descartes pour contrer les questions des
néophytes qui refuseraient d’envisager la folie comme une hypothèse.
Si, pour Foucault, Descartes ne fait pas la même expérience avec la folie qu’avec
le rêve, c’est parce qu’il ne pousse pas son hypothèse de la folie comme il pousse
l’hypothèse du songe, jusqu’à envisager qu’il contamine la réalité. On peut en effet,
comme Foucault, reprocher à Descartes de réduire la folie à un type d’erreur sensible, et
de refuser de l’inclure dans le discours de la raison – elle est l’Autre du Cogito 57 . Ces
reproches ne résistent malheureusement pas à la « phase philosophique, métaphysique et
critique du doute » comme le fait remarquer Derrida 58 , dont le « moment hyperbolique
absolu » (on peut douter de tout) équivaut à la « possibilité d’une folie totale » 59 qui nous
échapperait totalement, car venue de l’extérieur (le Malin Génie). Folie d’autant plus
inquiétante, qu’elle domine la pensée dans toute son intelligibilité. Dès lors, les sens ne
sont plus seuls cause d’erreur, mais l’intellect et la raison y sont soumis de même. On
observe à ce point un renversement : Descartes admet ce qu’il rejetait en excluant
l’hypothèse de la folie – l’erreur peut subsister à l’intérieur même de la pensée : 2+2 = 4
peut n’être qu’une loi dictée par le Malin Génie. La folie n’est donc pas écartée comme
Foucault voulait qu’elle le fût. Et lorsqu’il suggère que la folie, pour Descartes, ne peut
être évoquée que comme possibilité, comme fiction, « dans la fiction du langage »,
Foucault présuppose que ce langage est en rupture par rapport à la folie. Il invalide par là
sa thèse selon laquelle c’est Descartes qui a institué la coupure, et c’est finalement lui,
Foucault, qui renferme la raison du XVIIe siècle.
De toute façon, si l’on veut considérer que l’acte du Cogito échappe à la folie –
c’est une possibilité – ce n’est pas parce que l’homme fou ne peut penser, mais parce que
« l’acte du cogito vaut même si je suis fou, même si ma pensée est folle de part en
part » 60 , comme le dit Derrida. La folie est donc un cas de la pensée, elle en fait partie. Le
cogito est « le point zéro où sens et non-sens se rejoignent » 61 , le point où folie et raison
54
Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, p. 75.
Ibid., p. 76.
56
Ibid., p. 55.
57
Ibid., p. 80
58
Je pourrais douter que je suis assis, etc… cependant, je serais fou d’en douter, cependant, il se pourrait
qu’un Malin Génie me trompe et que les idées qui me semblent indubitablement vraies soient en fait
fausses.
59
Derrida, “Cogito ou histoire de la folie”, p. 81.
60
Ibid., p. 85
61
Ibid., p. 86
55
23
sont inséparables. C’est d’ailleurs de ce point que le discours de Foucault peut prendre le
départ : « penser la totalité en lui échappant », en l’excédant « vers l’infini ou le néant »,
« d’un excès débordant la totalité de ce qu’on peut penser ». Cet infini, ce néant, c’est
Dieu qui en tient lieu, Dieu qui sauverait finalement le sujet pensant de la folie. Ce
moment rassurant est celui sur lequel repose la philosophie depuis Descartes, et Derrida
dira ne pas pouvoir envisager d’autre voie pour la philosophie que celle ouverte et fermée
par le Cogito cartésien, qui conçoit une folie totale avant de refermer la porte sur cette
éventualité dont Dieu sauve le sujet pensant. C’est à cet endroit seulement que l’on peut
distinguer un certain renfermement, et c’est ce renfermement que la psychanalyse viendra
bouleverser avec Freud. Ce dernier a beau faire partie de l’institution médicale qui
enferme la folie dans le pathologique, il donne cependant un nouveau tour à la proximité
entre rêve et folie, et c’est dans cette ouverture que le projet d’Althusser prendra forme
dans le dernier quart du vingtième siècle.
3. La censure, ou le retour du refoulé
Si le Cogito ne marque pas, finalement, la censure de la folie, reste que, comme le
disait Foucault, le fou se retrouve mis au ban de la société car il perturbe l’ordre de la
monarchie absolue. Il faut dire que le XVIIe siècle, obsédé par le masque, est aussi le
siècle de l’imposture, de la duplicité, de l’hypocrisie logée au cœur de la vie de salon.
Rien ne résiste à la tromperie. Et s’il faut attendre les années 1920 pour théoriser la crise
du signe et de la représentation, Molière l’avait déjà bien perçue, lui, cette crise, et la
rendait manifeste dans son Tartuffe, cette pièce où les équivalents généraux se retrouvent
tous imbriqués, puisque rien ne résiste, finalement, à la tromperie. Plus rien n’est sûr,
qu’il s’agisse de la figure du père, de Dieu, du roi, de l’or, ou encore du langage – une
chose dite présente le risque constant d’être fausse ou d’avoir plusieurs sens. Une
dénonciation qui coûtera cher à son auteur, car sa pièce fera l’objet de la censure. Non
pas seulement à cause de l’attaque contre les dévôts que l’on y perçoit, mais en raison de
quelque chose de bien plus menaçant. La fausse dévotion de Tartuffe est un dangereux
semblant, c’est le pli de l’habit du faux moine, le pli du langage dont on se vêt pour
recouvrir sa pensée. Et ce que Molière nous propose, c’est d’envisager une tromperie
généralisée, tout comme Descartes nous invitait à le faire vingt ans plus tôt de façon plus
ambigüe. Tout comme, également, la critique littéraire marxiste le reprendra à son
compte à trois cent années de là, en la personne de Jean Baudrillard :
N’importe quel système s’invente un principe d’équilibre,
d’échange et de valeur, de causalité et de finalité, qui joue sur des
oppositions réglées : celles du bien et du mal, du vrai et du faux, du signe
et de son référent, du sujet et de l’objet – tout l’espace de différence et de
la régulation par la différence qui, tant qu’elle fonctionne, assure la
stabilité et le mouvement dialectique de l’ensemble 62 .
62
Baudrillard, Jean, L’Échange impossible, Paris : Galilée, 1999, p. 14
24
Mais toujours, partout, menace le « désordre spéculatif » 63 , l’illusion généralisée,
puisque la « ‘’réalité’’ est une imposture » 64 , poursuit Baudrillard. Tout bien réfléchi,
Molière ne fait pas autre chose, à mettre le système d’échange en question, que de mettre
en scène le danger qui menace les fondations du monde occidental : la religion, donc la
politique, donc l’économie, et en parallèle, à la base c’est également le langage et le sujet
qu’il sape. La société de masques ne recouvre au fond rien d’autre que ce qu’elle cache,
ou plutôt, elle ne cache rien que du vide. Ce n’est donc pas sans raison que la pièce s’est
trouvée interdite, car contrairement aux arguments du plaidoyer, ce n’est pas la figure du
faux dévôt qui se trouve attaquée, mais bien l’imposture d’un monde qui se donne pour
sûr alors que rien ne prouve qu’il n’est pas emprunt d’une illusion totale. Une imposture à
laquelle il n’y a pas jusqu’à Dieu qui résisterait. Une imposture qui étrangement rappelle
la fiction du Malin Génie cartésien, à ceci près que chez Descartes, la figure divine
refermait sur elle la possibilité de la folie. Mais qui peut dire si Descartes n’envisageait
pas lui-même cette tromperie, cette imposture sans borne ? Une imposture qui reviendra
hanter le discours d’Althusser. Une imposture qui se verra censurée à chaque fois, de
Descartes à Althusser.
Car la menace de censure qui pesait déjà sur Descartes, si elle a été négligée par
Foucault et Derrida, est pourtant essentielle dans la portée de son discours. Nous savons
la crainte qu’il éprouvait à l’égard de ses découvertes, son époque n’étant pas prête à les
recevoir. Soumis à la censure – pour preuve : le fait qu’il ait voulu retarder la publication
de son livre Le Monde, de peur de subir le même traitement que Gallilée – , il n’est pas à
exclure que l’ambiguïté de son texte – ambiguïté dont les deux interprétations de
Foucault et Derrida rendent bien compte – ait été un moyen de le soustraire aux flammes
de l’Inquisition. Le « Grand Renfermement » serait donc, une censure non pas seulement
de la folie, mais de tout un rapport au monde qu’il convenait de canaliser avant de voir le
désordre s’installer. Althusser fait lui aussi l’objet de cette censure qui aura traversé le
temps sans perdre sa force, et dont la preuve ultime est la publication posthume du texte
fou, qui parle la folie sans l’objectiver. Car cette publication encadrée force une certaine
lecture du texte, et en paralyse d’autres. Ce que Philippe Lejeune avait reproché à
Foucault dans son interprétation de Rivière allait donc se reproduire avec Althusser.
Notons, en passant, que ce péché d’autorité dont on accuse Foucault rappelle l’arrièreplan, important lui aussi, de sa querelle avec son ancien élève Derrida.
En effet, ce dernier, en instaurant un dialogue avec son maître, fait plus que lui
répondre. Rien de moins anodin, en effet, que sa prise de parole, le disciple n’ayant en
principe pas voix au chapitre. Dans l’ombre du maître, de sa raison, la voix de l’étudiant
n’a pas lieu d’être. À moins de poser des questions, de mettre en question le logos du
magister, donc d’engager la lutte. Il y aura un vainqueur et un vaincu. Mais si le disciple
a tout à gagner de cet affrontement, le professeur a, lui, tout à perdre. Il n’aura pas même
la possibilité de se soustraire au combat. Il faudra se battre, il faudra répondre, au nom de
la vérité, de la logique, de la raison, qui ultimement décideront de la validité du discours
magistral. Le risque est de voir l’étudiant prendre la place du maître, et de voir sa propre
parole invalidée. Mais comment l’étudiant peut-il prendre la parole, alors qu’il s’oppose
au logos établi, à l’autorité reconnue ? Quel statut accorder à cette parole insensée qui
contredit le bon sens attesté ? Qu’est-ce que cette parole qui débute hors logos, mais ne
63
64
Ibid.
Ibid., p. 11
25
peut lui être totalement extérieure non plus ? La validité du discours du disciple lui vient
de celle inhérente à la parole du maître, parole internalisée par le disciple, et qui se
dédouble par lui, avec lui et en lui. Et l’on sait à quel point cette question a été essentielle
pour Althusser dans sa relation à la figure magistrale, lui qui a toujours cherché à
impressionner ses maîtres dans le but de leur plaire, au point de les imiter pour satisfaire
chez eux le désir de se trouver, à travers lui, face à un miroir. Et devenir ainsi « le maître
du maître ». Un aspect inséparable de la question de l’imposture telle qu’elle se manifeste
dans L’avenir dure longtemps. Or, la prise de parole du maître rompt la « spéculation
infinie », pour reprendre le terme de Derrida. Nous entrons en terre de raison, tentant de
savoir qui du maître ou de l’élève en bisbille, la possède. Ou encore, lequel des deux peut
atteindre cette parole qui dirait le silence de la folie. Ce n’est pas un hasard si Derrida
entame son texte en faisant grand cas de sa position. Il ne s’agit pas des scrupules d’un
disciple zélé qui craindrait d’offenser le maître. Si ce fût le cas, la critique de l’Histoire
de la folie n’aurait pas eu lieu, et le maître aurait pu continuer de raconter sans bruit le
silence de la folie.
La médiatisation de la confrontation est aussi importante que le reste. Face à la
foule, Foucault, maître de Derrida, subit les accusations, sans même avoir été appelé à
comparaître. Mais les questions étant là, frappant sa raison de toute leur force, acculé,
pris au piège, il doit répondre. À quelques siècles de là, le disciple Abélard faisait les
frais de son impertinence, jugé sans être entendu. Mais autres temps, autres moeurs, la loi
veut que désormais, l’innocence soit présumée jusqu’à preuve du contraire. Alors le
professeur devra se défendre, et se défendre lui-même contre ce disciple qui n’a, semblet-il, jamais appris qu’on ne brûle pas ce que l’on a adoré. À moins de se voir condamner
au bûcher soi-même, comme Abélard en fait la leçon, forcé qu’il fut de regarder son
propre livre se consumer.
De fait, Foucault souffle sur les braises et leur rend leur ardeur, lorsqu’il répond,
de son intitulé évocateur: « Mon corps, ce papier, ce feu ». Ces flammes-là ne sont autres
que celles entretenues par les vestales foucaldiennes, depuis que Descartes assis dans son
poêle écrivait à la chaleur et à la lumière d’un bon feu de cheminée. Ce sont aussi celles
qui projettent les lueurs de folie qui animent le regard dément. Les apparences, tout
comme les sens, sont trompeuses. Pensons bien, lorsqu’on attribue la mort de Descartes
aux courants d’air… Car le bûcher menace les pages cartésiennes. Nul corps, nul papier,
nul feu, n’ont jamais été aussi intrinsèquement liés depuis Descartes.
Pour être plus clairs, précisons qu’avant d’être feu, le feu était « fou ». Ce n’est
que plus tard que l’on a dit du fou qu’il n’avait « ni feu ni lieu ». Curieux en effet, de
constater à quel point le vocable latin « follis » (lequel devient plus tard « follet », comme
l’esprit ou le feu, au choix), curieux de voir comment ce seul mot assimilait à l’idiot le
soufflet attisant les braises. Dans les deux cas, c’est la fugacité, l’instabilité, le caractère
insaisissable qui dominent. La folie est un souffle, celui qui allume le feu. La raison,
froide, de son côté, dénote ce qui est conforme à l’équité, à la justice, au droit, au devoir,
elle sur qui repose notre monde occidental. Douée du pouvoir de condamnation, c’est elle
qui décide du sort de l’homme, elle qui dit s’il mérite d’être fou ou s’il mérite le feu. Les
choses n’ont d’ailleurs pas changé, même si au fil des siècles, justice et médecine se sont
alliées pour déterminer la part de responsabilité du sujet dans la démence. Ou, pour être
plus exacts, sa non-responsabilité, comme le stipule le « non-lieu » juridique, ni feu ni
lieu, qui enferme le malade dans le silence et l’oubli. D’ailleurs, est-ce un hasard si avec
26
« Être juste avec Freud » l’affaire Foucault-Derrida retentit le 23 novembre 1991, un an,
un mois, un jour après la mort du plus célèbre fou que l’intelligentsia du XXe siècle aura
connu, le philosophe Louis Althusser ?
Il semblerait en effet que le cas Althusser ne soit pas totalement étranger au
discours derridéen, qui s’interroge sur la nature d’une folie qui s’écrit comme elle tue, qui
en outre fait partie intégrante et influe sur la philosophie, la politique et l’histoire. À noter
également, dans le texte de Derrida, l’invasion du lexique juridique, qui fait de la folie
une question de droit, et dénonce l’alliance médecine-justice qui considère que la raison
lui revient de droit. Une façon de poursuivre l’œuvre d’Althusser après sa mort. Althusser
se situerait donc dans la lignée des Malins Génies qui n’ont cessé de se succéder depuis
Descartes. Ce Malin Génie « exclu » du discours de Foucault, qui voulait pourtant ne pas
exclure ce qui l’avait déjà été... Mais l’exclusion, le refoulement, sont toujours hantés par
le retour, tire Derrida des leçons de la psychanalyse. C’est là la « fonction récurrente du
Malin Génie », de Descartes à Freud, en passant par le Neveu de Rameau 65 - et nous
pourrions ajouter à la liste le Tartuffe évoqué plus tôt. Le Malin Génie, mis au ban de la
société, reviendra hanter. C’est le cas d’Althusser qui nous parle deux fois d’outre-tombe,
d’abord du fait du non-lieu, puis de la publication posthume. Tout comme Pierre Rivière,
revenu du fond des annales d’hygiène publique, hanter le vingtième siècle – Foucault,
très à propos, dit que ce texte « nous revient, après bientôt cent-cinquante ans » (MPR,
265 [je souligne]). C’est tout d’abord Foucault qu’il vient hanter, lequel l’ayant découvert
trop tard n’avait pas pu l’incorporer à son l’Histoire de la folie. Mais Rivière cède la
place à Althusser, celui-ci revenant pour provoquer le regard foucaldien sur le mémoire
de celui-là, un regard qui curieusement réduisait la motivation du récit-meurtre à un seul
désir de gloire. Un regard incapable de considérer l’œuvre de la folie dans un texte qui
aura, à sa façon, tenté de bouleverser la société. C’est donc en digne successeur de Pierre
Rivière, qu’Althusser met en œuvre une rhétorique redoutable dans L’avenir dure
longtemps, et remet en service l’équivalence « arme-discours » postulée par Foucault à
propos de son antécédent – une équivalence pertinente, si Foucault n’avait pas manqué
de la ramener à un geste vide, à un projectile égaré.
65
Derrida, “Être juste avec Freud”, p. 113
27
III. Le Malin Génie à l’œuvre.
1. Rhétorique d’une imposture sincère
L’on pourrait fort bien envisager Althusser et Rivière en juges-pénitents à la
manière du Jean-Baptiste Clamence de Camus dans La chute. Seulement, à ce faire, on se
retrouve dans une logique très particulière de la confession, une confession, nous l’avons
évoqué, qui ne serait en fait que prétexte à la critique d’autrui : « Puisqu’on ne p[eu]t
condamner les autres sans aussitôt se juger, il fa[u]t s’accabler soi-même pour avoir le
droit de juger les autres » 66 . Ce qui, à bien y réfléchir, est loin d’être absurde, à lire chez
Althusser et Rivière les mots « institution » et « justice » en place du terme camusien
« les autres ». Car c’est une remise en question de tout le système judiciaire, dans son
traitement de la folie meurtrière, qui est en jeu dans chacun des deux textes. Nous serions
bien loin, alors, de la valeur de témoignage accordée à la confession dans la société
occidentale, celle dont Peter Brooks nous peint le modèle.
Pour Peter Brooks, l’accusé demande, par la confession, cet acte de
reconnaissance de soi, à être puni, de façon à être ensuite réhabilité et à retrouver sa place
dans la communauté des hommes, mettant fin à l’ostracisme 67 . C’est exactement ce qui
se passe lors du procès de Rivière, qui sera grâcié après avoir gagné la faveur d’un peuple
et de son roi, qui se seront passionnés pour l’affaire et auront lu le mémoire dans les
journaux. À cet égard, le rôle que joue le mémoire de Rivière est des plus intrigants,
notamment dans l’opposition qu’il fomente entre médecins et juges, dont le noyau est de
savoir comment décider la folie ou la raison d’un homme dans un cas de vie ou de mort.
C’est la question reprise par Althusser dans son second chapitre de L’avenir dure
longtemps, où il revient sur la valeur traditionnelle de la confession (qui n’est autre que
celle présentée par Brooks), inapplicable dans le cas du non-lieu juridique, et où il
inspecte la notion de responsabilité du sujet fou, le traitement institutionnel de la folie, et
le système judiciaire vis-à-vis de l’insensé, système qui n’a d’autre ressort que celui de
bâillonner l’irraison. Pourtant, dans le cas d’Althusser, la confession aura beau lui être
refusée juridiquement, il aura toute sa vie durant, en tant que patient, pu l’éprouver
médicalement (psychanalyse). Nous pourrions même ajouter que si la confession devant
le tribunal est refusée au fou dont la parole se trouve dévaluée, elle est toujours de rigueur
dans l’intimité du cabinet de l’analyste. Là, les mots sans valeur de l’insensé retrouvent
un pouvoir quasi-sacré, la question de l’honnêteté étant pour toujours insoluble et
reconnue comme telle, quel que soit l’individu. En effet, si la confession suppose une
totale honnêteté du repentant, il est illusoire d’imaginer qu’une telle honnêteté soit jamais
assurée, que ce soit du confessant envers la société, ou encore envers lui-même. Une
simple question de langage, lequel n’est pas seulement l’apanage de la raison,
contrairement à ce que Foucault veut nous faire croire dans son Histoire de la folie,
lorsqu’il chante l’avènement d’une ratio cartésienne coupable d’avoir réduit la folie au
66
Camus, Albert, La chute, p. 159.
Brooks, Peter, Troubling Confessions, Speaking Guilt in Law and Literature, U. of Chicago Press, 2000,
p. 2.
67
28
silence. Preuve en sont les récits de Rivière et Althusser, qui tous deux mettent en œuvre
toute une rhétorique suspecte de la folie et de la sincérité, poussant le vice de l’honnêteté
jusqu’à déclarer leur imposture. Mais cette imposture est aussi celle du monde, et c’est
en tant que telle qu’elle est revendiquée.
Des deux textes, il ressort une impression de manipulation qui laisse mal à l’aise,
puisqu’il ne nous est jamais permis de la situer, ni de l’attribuer à l’auteur lui-même.
L’opposition vrai/véridique trouve ici son lieu d’expression, dans la mesure où la version
que nous livrent respectivement Althusser et Rivière constituerait ce qui s’approche le
plus d’une vérité factuelle, sans toutefois l’atteindre, ni même y prétendre. À moins que
ce ne soit là précisément le nœud du problème, puisque, manipulateurs, ces auteurs nous
en imposent. Que veulent-ils, à la fin, eux qui plaident la folie sans toutefois y trouver de
quoi excuser l’inexcusable ? Althusser, à travers ses références à Foucault et à Rivière, sa
critique du système judiciaire et du monde médical français, sa conception de la folie, ses
considérations sur la psychanalyse et la psychiatrie, sème le trouble dans les esprits. Mais
ce trouble n’est-il imputable qu’à lui seul, Athusser?
La question la plus cruciale, à nos yeux demeure celle de l’imposture. Non
seulement parce qu’elle est l’un des leitmotivs d’un Althusser qui s’avoue maîtreimposteur comme d’autres sont maîtres-chanteurs, mais aussi parce qu’elle est au cœur
de l’affaire Rivière, dont on s’est toujours demandé s’il feignait la folie ou non. Question
mal posée, bien entendu, puisqu’on ne peut y répondre. N’empêche, avec le crime et la
folie, l’imposture prend une dimension d’autant plus réelle qu’elle est basée sur l’illusion.
Cette question nous est renvoyée par Éric Marty, pour qui Althusser prend sa folie à
témoin, pour mieux s’inventer, inventer sa vie, ne nous laissant pas voir où la biographie
cède la place à l’autobiographie, où est l’original, où est la reproduction, ne sachant qui,
du texte ou de l’auteur, produit qui.
Dans L’avenir dure longtemps, nous avons affaire à un récit nonchronologique, où l’organisation de la temporalité fait se rencontrer des moments en
fonction de leurs affects tels qu’ils ont constitué le sujet. Il s’agit, comme le dit Éric
Marty, de penser la subjectivité du point de vue de la mort, puisque selon lui ce n’est qu’à
partir d’elle que l’on comprend un être, non à partir de l’enfance 68 . Or, la mort, Althusser
la vit doublement, dans la mesure où il la donne et qu’il en meurt. Et de ce point de vue,
effectivement, il a bel et bien un unique prédecesseur en la personne de Pierre Rivière,
qui comme lui voit ses écrits dictés par la Parque. En atteste la première phrase de chacun
des deux textes, qui nous fait entrer de plein pied dans la fosse :
Rivière : « Moi Pierre Riviere, ayant egorgé ma mére, ma sœur et
mon frére, et voulant faire connaître quel sont les motifs qui m’ont porté à
cette action, j’ai ecrit toute la vie que mon pére et ma mére ont ménée
ensemble pendant leur mariage. » (MPR, 72)
Althusser : « Tel que j’en ai conservé le souvenir intact et précis
jusque dans ses moindres détails, gravé en moi au tavers de toutes mes
épreuves et à jamais – entre deux nuits, celle dont je sortais sans savoir
laquelle, et celle où j’allais entrer, je vais dire quand et comment : voici la
scène du meurtre telle que je l’ai vécue. » (ADL, 11)
68
Marty, Éric, Louis Althusser, un sujet sans procès. Anatomie d’un passé très récent, p. 15.
29
Dès le départ, le lecteur est averti, mais déjà trop tard. Ce danger, celui d’une
complicité dans la « débauche », d’un langage qui voile et risque toujours de couvrir la
vérité sans recours, prend sa source dans la relation qui lie l’écrivain à son lecteur, vaste
entreprise de séduction comme Diderot le remarquait si bien, qui dans Jacques le fataliste
nous embarque, otages d’une lecture dont on ne sort pas avant la fin du livre, dont tout se
résume à dire que « tout était déjà écrit ». Cette fatalité est indissociable des textes de
Rivière et Althusser, qui en nous présentant leur vie depuis les origines, organisent son
déroulement en fonction du crime. Un crime qui paraît alors avoir été toujours prévu,
écrit d’avance. C’est d’ailleurs sur ce principe de récriture qu’Althusser et Rivière
bâtissent leurs textes, nous y reviendrons plus loin. Dans le cas de ce dernier, l’intention
avouée de communiquer la vérité nue est mise en relief par l’insistance de l’auteur sur
une rédaction hâtive, sans grand style :
Tout cette ouvrage sera stilé très grossiérement, car je ne sais que
lire et écrire ; mais pourvu qu’on entende ce que je veux dire, c’est ce que
je demande, et j’ai toute rédigé du mieux que je puis. (MPR, 73-4)
Pourtant, Carl Lovitt montre que, généralement, les récits/confessions de criminels sont
rédigés en plusieurs brouillons successifs, mettant en évidence une conscience du lectorat
et de la réception du récit, inséparables des tentatives de manipulation de la réaction des
lecteurs 69 . En effet, le criminel se doit de vaincre le manque de confiance a priori de son
lecteur. Or, s’il insiste sur la crédibilité de son discours, le criminel ne cherche pas
nécessairement à faire accepter le crime. Plutôt, il s’agirait pour lui de se montrer sous un
jour différent, donc de peindre son identité, sa nature, et non son crime ; lequel, s’il a
beau être le moteur de tout récit de ce type, est bel et bien absent de la narration des
meurtriers, sous prétexte de la confusion entourant l’événement. Toutefois, en dépit des
protestations de sincérité, le fait de présenter son « moi » ne saurait être pris pour un acte
désintéressé, car cette entreprise est indissociable d’une mission rhétorique dont le but est
d’affecter la position du lecteur, pour qui le criminel est un renégat. En outre, le fait
même de se dévoiler au lecteur fait de lui un complice. Et de toute façon, la confession
est le moyen ultime qu’a le criminel de rectifier l’impression négative qu’il laisse de lui
dans la société. Brebis égarée, la confession est pour lui la possibilité de reprendre place
dans le monde des hommes, et il lui faut à cet effet venir à bout de la distance qui le
sépare de son lecteur, avant de faire preuve de remords et accepter le jugement, dans un
geste de réaffirmation des valeurs et des standards violés. C’est ce que montrent Theodor
Reik et Terrence Doody 70 , pour qui la confession criminelle est moins problématique que
les autres types de confession, puisqu’elle s’adresse à la police, et que le standard de son
jugement reste la loi. Cependant, la lecture des récits d’Althusser et Rivière prouve bien
69
Lovitt, Carl R., “The Rhetoric of Murderers’ Confessional Narratives: The Model of Pierre Rivière’s
Memoir”, in Journal of Narrative Technique, 22 (1) : 23-34, 1992 Winter, pp. 23, 26-7.
70
Reik, Theodor, Myth and Guilt. The Crime and Punishment of Mankind, Hutchinson of London, 1958, et
Doody, Terrence, Confession and Community in the Novel, Louisiana State University Press, 1980, cités
par Carl Lovitt
30
que ceci n’est pas le cas, et que tout texte est toujours susceptible d’atterrir en des mains
autres que celles du destinataire.
Dans le cas de Rivière, le modèle confessionnel semble s’appliquer à merveille : il
écrit son récit à la demande de la police, exprime les remords attendus et se soumet au
jugement de la loi des hommes, exprime son repentir et sa sympathie pour les victimes,
comme autant de preuves de son intention de convaincre les autorités qu’il regrette son
geste. Le paradigme établi par Terrence Doody et Theodor Reik fonctionne donc à la
perfection, mais c’est à la condition sine qua non que la confession suive le crime, cette
succession des événements seule permettant au criminel de prendre de la distance par
rapport à son acte, de le dénoncer, et par là prouver que, redevenu un citoyen respectueux
de la loi, il n’est plus capable de commettre un tel geste. Or, ce n’est pas le cas de
Rivière, ni même d’Althusser, qui tous deux exploitent les marqueurs de la confession et
la rhétorique de l’authenticité, puisque mieux que quiconque ils ont compris qu’une fois
reconnus pour une certaine réalité, les traits sont manipulables. Rivière prétend quant à
lui avoir écrit sa confession deux fois avant de commettre son forfait. Ses motivations
premières pour confesser n’avaient donc pas pour but d’exprimer quelque regret que ce
soit. D’ailleurs, selon Carl Lovitt, son but original est présent dans le mémoire même.
Pour preuve, les quatre versions différentes : d’abord celle de l’arrestation (c’est Dieu qui
lui a commandé le crime), ensuite celle faite au geôlier, version précèdant celle de
l’interrogateur qui en insistant obtient une rétractation de l’ancien témoignage de Rivière
(lequel reconnaît qu’il a joué un rôle pour amadouer les juges), rétractation suivie d’une
nouvelle version, et pour finir la dernière déclaration dans laquelle Rivière promet qu’il
retranscrira par écrit tout ce qu’il a déclaré par oral. Ce sera le mémoire, qui révèle un
niveau de sophistication verbale et d’alphabétisation qui surpasse de loin les capacités
dont Rivière se dit garant : son texte est très bien organisé, divisé en deux parties, avec
introduction, conclusion et notes de bas de page, le récit a du sens, et il est illustré de
citations et d’exemples prouvant que Rivière était bon lecteur. D’ailleurs, les citations
bibliques sont là comme moyen de défense. Lorsque Rivière, dans ses écrits, loin de
vanter sa maîtrise langagière, se présente au contraire sous un jour trompeur, lui qui dit
ne pas savoir écrire, est alors au comble de la manipulation, car il endort ainsi la vigilance
du lecteur. En outre, le manuscrit n’est ni la transcription promise de la déposition, ni un
document entièrement nouveau. Mais surtout, la manipulation intervient jusque dans le
choix des victimes : Rivière avoue avoir tué son jeune frère parce qu’il savait que son
père tenait beaucoup à lui, et qu’après le triple homicide, horrifié par la mort de son fils
chéri, le père ne concevrait aucun chagrin du sort de son aîné Pierre.
Dans le cas d’Althusser, les choses se passent un peu différemment, car sa
virtuosité langagière a toujours fait l’admiration de ses camarades, notamment à Lyon.
Ses armes seront donc l’affirmation d’une candeur qui passerait par une relation
authentique des événements tels qu’il les a vécus. Il dénonce en outre sa propre folie
comme imposture, jouant avec elle, pour nous dire que non pas fou mais malin, il se sert
de ses crises afin d’échapper à la réalité. Dans son dernier chapitre, il ose le geste étrange
de céder la parole à une tierce personne, alors même que par son ouvrage, il prétendait
prendre une parole qui lui était refusée. A quelle fin ? Il donne l’impression de remplacer
sa folie par celle de sa femme, dont il fait une criminelle qui aurait tué père et mère, avant
de s’en remettre à lui pour lui donner la mort.
Les versions successives de L’avenir dure longtemps opèrent de façon similaire.
31
La naïveté feinte du philosophe lui fait dire qu’il écrit « la vie nue à partir de la mort »,
telle qu’Eric Marty l’analyse, vie dépouillée de cohérences illusoires, de fausses
continuités qui seraient exprimées sur le mode de la connaissance et de l’explication.
Seulement, ces traits, qui se posent comme les signes d’un certain genre, ou de certaines
conventions en matière de littérature, dès lors qu’ils sont reconnus comme tels, c’est-àdire gages d’une certaine réalité du texte, deviennent manipulables, et en tant que tels
deviennent les jouets de l’écrivain qui dénonce lui-même son imposture. Althusser, avec
Molière et tous les Malins Génies qui se sont succédés, a toujours su que l’imposture, la
sienne, celle du monde, était la cause de ce qui fait le sujet, c’est-à-dire le langage, qui
depuis l’aube de l’humanité menace constamment de ne jamais voir signifiant et signifié
se rejoindre. Le choix de la philosophie pour Althusser relève de ce même principe : il
aurait voulu être historien, mais de crainte de ne pas avoir suffisamment de mémoire, il se
« rabatti[t] sur la philosophie, [se] disant qu’après tout il [lui] suffisait de savoir faire une
dissertation en règle. Peu importait [son] ignorance, [il s’] en tirerait toujours » (ADL,
104-5). Lui qui « tant à l’écrit qu’à l’oral […] traita la plupart des sujets sans y connaître
grand-chose », fort de son savoir-faire rhétorique 71 , finit même par voir dans la
philosophie une « imposture idéologique » dépourvue d’objet (ADL, 161). Après tout, ce
que ces textes nous enseignent, c’est que toute écriture est toujours nécessairement
d’outre-tombe, originaire d’un point abandonné, jamais habité que par le vide.
Disjonction entre pensée et parole. Merleau-Ponty nous enseigne qu’il n’y a pas de
pensée antérieure à l’expression, Althusser nous montre qu’il n’y a pas de sujet en dehors
de l’expression, et que ce sujet coïncidant avec la parole n’est pas un.
Dans ses récits Althusser fait grand cas de son imposture : envers ses parents,
envers ses maîtres qu’il imite dans le but de leur plaire, envers ses profs lorsqu’il triche
dans ses devoirs et invente de fausses citations ou recopie des corrigés, envers lui-même
lorsqu’il imite l’écriture de son oncle Louis. L’imposture unifie l’avant et l’après du
meurtre : avant, depuis l’enfance, il joue des tours, que ce soit à Lyon ou à l’Ecole
Normale 72 , et même en captivité ; et après, c’est envers les médecins et ses amis
qu’Althusser exerce ses talents d’imposteur. Dans le cas des maîtres, l’analyse de Éric
Marty montre bien la complexité et la perversité de la situation qu’Althusser met en
place, notamment en la soumettant à l’idée de destinée :
C’est grâce au mimétisme qu’Althusser devient le « bon élève » et
que son destin de futur normalien-agrégé s’amorce. Cette relation
mimétique est alors décrite par Althusser en termes parahégéliens d’une
dialectique maître-esclave, puisque par le mimétisme, l’enfant devient le
« maître du maître », vidant le maître de son intériorité, de son épaisseur
subjective par cette captation avide et intense. (ADL, 255)
La figure de l’imposture se prolonge pour Althusser jusque dans la philosophie et
dans la folie (il dit avoir utilisé cette dernière, nous le répétons, à travers les crises, pour
échapper à la réalité), et il ne manque pas de mettre son texte au service d’une théorie en
71
« Je savais ‘faire’ une dissertation et dissimuler convenablement mes ignorances sous un traitement a
priori de n’importe quel sujet » (ADL, 154)
72
ADL, p. 255.
32
pratique avec les AIE de son invention, comme il l’annonce dans son second chapitre :
[Chacun] pourra juger à ses effets de la puissance dans ma vie de
certaines formations violentes que j’ai naguère appelées Appareils
idéologiques d’État (AIE) et dont je n’ai pu, à ma propre surprise, faire
l’économie pour comprendre ce qui m’est advenu. (ADL, 25)
Les AIE représentent les alliés du pouvoir politique, qui, sans l’idéologie ne
pourrait se maintenir. Le pouvoir politique, répressif, est un pouvoir violent qui a besoin
de la subtilité des appareils idéologiques (moyen de contrôle inconscient) pour assurer sa
domination. Ces appareils sont la famille, l’école, l’église, le droit, les partis politiques,
les syndicats, les media, la culture, etc. Curieusement, Althusser ne compte pas parmi ces
AIE l’institution médiale, ce que Michel Foucault, son élève, lui reprochera, et c’est en
quelque sorte l’un des grands messages de L’histoire de la folie. Mais c’est faute d’avoir
lu L’avenir dure longtemps...
Le plus insensé demeure le matéralisme althussérien qui consiste à « ne plus se
raconter d’histoires », en un sens arrêter la mythomanie philosophique. La voix de la
raison est donc contaminée par l’imposture. Ce que Descartes n’osait dire tout haut,
Althusser le clame. Cette imposture est aussi celle du sujet, comme le démontrent les
AIE : le sujet n’existe pas, l’individu n’est que le produit de la société, et la vraie
imposture réside dans le fait de prétendre le contraire. De ce fait, la folie d’Althusser, son
crime, son livre, sont aussi les produits d’un sujet inexistant, dont l’individualité est
soumise aux aléas du langage et des insitutions. De là, l’imposture peut paraître moins
blâmable, et elle l’est encore moins lorsqu’Althusser déclare que « les hallucinations sont
aussi des faits » (ADL, 74), déclaration qui suit la relation d’un épisode de l’enfance
(celui où il se souvient avoir bu du vin) qui s’avère avoir été rêvé. Du même coup,
lorsque Yann Moulier Boutang nous apprend dans la biographie que l’allusion du
philosophe dans son premier chapitre à une piqûre qui l’aurait plongé dans la nuit juste
après le meurtre, piqûre, qui n’a selon les dires des médecins jamais existé, nous
touchons au plus près de la folie du texte, folie qui introduit le texte, texte qui nous dit
faire tous les efforts possibles pour se tenir au plus près de la vérité, tout en nous répétant
inlassablement qu’aucune vérité n’existe, ou du moins que tout peut-être vérité à partir du
moment où c’est ainsi que le sujet la présente (répétons ici en l’étirant notre citation
précédente : « Je tiens en effet tout au long de ces associations de souvenirs à m’en
remettre aux faits : mais les hallucinations sont aussi des faits »). Cela vaut, tout comme
le Cogito cartésien, que l’on soit fou ou non, et du même coup invalide la valeur même
de la confession.
Peter Brooks, bien que de façon plus pragmatique, dénonce lui aussi le fait que la
vérité de la confession pénale ne soit jamais assurée, dans la mesure où il est arrivé que
l’on force des détenus à faire de fausses confessions en attaquant la confiance que met le
suspect dans sa mémoire – les interrogateurs postulent parfois un trou de mémoire qu’ils
remplissent petit à petit avec des détails du crime, détails que le suspect vient à accepter
comme ses propres actions 73 . Mais ce trou de mémoire n’est-il pas précisément celui que
remplit Althusser lui-même, via les « explications » de l’ami médecin, dans le chapitre
73
Brooks, Peter, Troubling Confessions, Speaking Guilt in Law and Literature, p. 152.
33
qui clôt L’avenir dure longtemps? Une pirouette finale par laquelle le narrateur donne,
parmi les différentes versions possibles du drame soumises tout au long du récit, la
version qui disculpe le criminel.
Dans les textes de Rivière et Althusser, on notera l’exploitation de l’ellipse, qui se
veut preuve de l’authenticité de la relation des faits, dans la mesure où les auteurs ne
cherchent pas à pallier ce dont ils n’ont aucun souvenir. Nous avons donc deux textes,
chacun entrecoupé du drame qui le constitue, et qui a été oublié. Une façon, à en croire
Freud dans Totem et Tabou, de se disculper tout en s’accusant, puisque tout laisse croire
que le crime a été constitué, que par le récit l’on cherche à remonter vers une origine
oubliée, si bien que l’on finit par inventer un crime que l’on ne se rappelle pas. Dans le
même temps, Rivière plaide son écriture naïve, disant qu’il ne sait pas écrire, et se
soustrait ainsi aux suspicions d’un lecteur soucieux de ne pas se laisser mener en bateau.
Le jeu d’Althusser, encore plus pervers, consiste à avouer sa virtuosité d’apparat, quitte à
dire qu’elle n’est pas la sienne, mais qu’il l’emprunte à d’autres. La tricherie est, nous
l’avons vu, au cœur de l’écriture d’Althusser, qui, dès sa scolarité, fait preuve d’une
maîtrise incontestée, qui fait l’envie de ses pairs. Mais le fait même qu’il dénonce cette
tricherie endort la vigilance du lecteur, qui s’aveuglera sans problème, et, sourd aux
admonestations initiales qui lui disent que ceci n’est pas une autobiographie,
s’empressera de mordre à l’appât et associer l’auteur au narrateur et au « je ». Éric Marty
relève dans le style de L’avenir dure longtemps trois figures de rhétorique récurrentes
(parataxe, anacoluthe, leitmotiv), ainsi que des traits stylistiques marquants (le
carnavalesque, le rire, l’événementiel, la rupture), qui tous indiquent l’impossibilité de
l’autobiographie : plus encore qu’un « dérapage stylistique », dit Marty, Althusser plonge
le lecteur dans « une forme d’abîme » : « l’affabulation, la mythomanie, la mystification,
des formes d’hallucinations avouées et celées qui rompent la prescription d’exactitude et
de vérité où l’autobiographie trouve généralement son accomplissement » 74 .
Jean Allouch dans une lettre ouverte à Clément Rosset, dont il n’avait décidément
pas apprécié le texte sur Althusser, se prononce assez longuement sur l’imposture
althussérienne. «Ce que réalise Althusser », dit-il, « porte le nom de fumisterie, ou
d’imposture » 75 car:
après avoir une première fois berné son public, [il] calme la
méfiance ainsi éveillée en prévenant qu’il va maintenant donner
l’explication du tour de passe-passe auquel on vient d’assister alors qu’il
est en train, grâce à cette annonce elle-même, de le jouer à nouveau sur un
mode légèrement différent. Ce n’est pas parce qu’Althusser par-delà sa
mort affiche son imposture que cette imposture est moins grande, moins
active ou moins opaque 76 .
Et pour Jean Allouch, Althusser se situe dans une logique de la répétition, qui le met en
position d’étrangler le lecteur 77 , puisqu’Althusser proclame fièrement que son texte ne se
74
Marty, Eric, Louis Althusser, un sujet sans procès, p.64
Allouch, Jean, Louis Althusser récit divant, p. 38.
76
Ibid.
77
Ibid., p. 43.
75
34
prêtera pas à la glose, lui-même s’étant chargé d’en faire le commentaire 78 . Althusser, il
est vrai, n’a de cesse d’interpréter et de commenter son propre récit, et la structure même
du texte rend difficile toute prise de parole extérieure. La remarque de Jean Allouch
donne par ailleurs au récit le statut d’arme, car il devient un instrument de mise a mort.
Un rapprochement qui avait déjà été effectué par Foucault, concernant Pierre Rivière.
2. Écrire pour mieux tuer.
Lorsque Michel Foucault pose « l’équivalence arme-discours » à propos du
« meurtre-récit » de Pierre Rivière, peut-être force-t-il, comme le suggère d’ailleurs
Philippe Lejeune, un peu trop les mots – l’ « albalètre » du jeune homme devient «blason
et aveu, arme de mort et marotte de la folie, que [Rivière] porte à bout de bras », puis
« une déclaration muette, qui s’est substituée au noir discours fomenté avec le crime, et
destiné, en le racontant, à le rendre glorieux ». Peut-être aussi Foucault a-t-il le défaut de
ne pas voir dans l’ « albalètre » de Rivière autre chose qu’un geste muet, une arme
destinée à « frapper les nuages et les oiseaux » (MPR, 268). Mais ce que manque de
reconnaître Philippe Lejeune, qui s’arrête à ce qu’il considère être une « aberration de
lecture », c’est que l’interprétation poussive de Foucault n’invalide toutefois pas son
équation de départ. De fait, dans la mesure où le récit du crime est à part entière
considéré comme un élément du meurtre, où le mémoire même devait précéder le
meurtre, il y a bien consubstantialité, et de ce lien indéfectible entre le crime et son récit –
l’un n’était pas envisageable sans l’autre – l’on peut conclure, avec Rivière, que par son
meurtre-récit, il se destinait à frapper une société, dont la justice ne lui semblait pas assez
juste : « je connaissais les lois humaines les lois de la police, mais je prétendit être plus
sage qu’elles, je les regardait comme ignobles et honteuses » (MPR, 129) 79 . C’est là le
but explicite de son texte, par lequel se joint l’acte à la parole :
J’eut d’abord l’intention d’ecrire toute la vie de mon pére et de ma
mére a peu près telle quelle est ecrite ici de mettre au commencement un
annonce du fait, et à la fin mes raisons de le commettre, et les niarges que
j’avais l’intention de faire à la justice, que je la bravais, que je
m’immotalisais, et tout cela ; ensuite de commettre mon action, d’aller
porter mon ecrit a la poste, et puis prendre un fusil que j’aurais caché
d’avance et de me tuer. (MPR, 130-1)
Ce que révèle le lien ténu entre le meurtre et le mémoire, c’est le double motif du
crime. Non seulement, il s’agissait pour lui d’assumer le rôle du Sauveur – un rôle dont
Althusser sera lui aussi investi – en soulageant la souffrance du père. Mais dans un
78
ADL, p. 203.
Cf. également ces deux passages évoquant l’injustices des juges : « Il est honteux de dire de pareilles
raisons, cependant les juges et les avocats ont dit dans la suite que ma mére était bien malheureuse, voyez
l’ordonnance de monsieur le président, obtenue par ma mére pour avoir une separation, la lettre de M. le
juge de paix de Villiers […] » (MPR, p. 88) et « il est probable que ce juge pour ne pas être hebété par ma
mére, finit par dire comme elle. D’ailleurs il ne compromettait pas son devoir en observant les regles, ainsi
le malheureux [Rivière père] fut abandonné et l’on ceda au fort. » (MPR, 114)
79
35
deuxième temps, Rivière lance un défi à la justice : « je voulut braver les lois » (MPR,
129). Et si Rivière vient à regretter le crime pour le premier motif 80 , il ne se repent à
aucun moment du second. En témoignent les quatre versions successives qu’il livre de
son forfait 81 , qui aboutissent à la demande du juge de voir Rivière consigner par écrit le
texte que nous connaissons. Le récit précédait le crime en théorie, mais la pratique a
voulu que le projet initial fût contrarié, et de peur que l’on interceptât son texte, Rivière
en fit deux ébauches, s’en débarrassa, puis se résolut à ne pas l’écrire. Enfin, puisque ce
n’est qu’une fois en prison qu’il rédigea son mémoire, la chronologie qui établissait
l’interdépendance du récit et du crime devait se trouver compromise. Mais c’était
compter sans les ressources de Rivière qui reprécisa, dans son mémoire, par une note de
bas de page, que la rédaction qu’il faisait depuis sa cellule était telle qu’il l’avait
initialement prévue, comme s’il l’eût mémorisée :
Comme j’ai eu l’intention d’ecrire cette histoire avant le crime et
que j’avais examiné la plupart des paroles que j’y mettraie il ne sera pas
etonnant d’y trouver des expressions dures, et qui sembleraient marquer
que j’aurais encore de la haine contre mes malheureuses victimes. (MPR,
131)
Non seulement la note, supplément a posteriori, vient s’ajouter au texte composé
mentalement avant le crime et brouille les repères temporels, mais elle met également en
évidence le processus de récriture par lequel s’insère un décalage entre l’auteur du récitmeurtre et celui du récit post-meurtre. Très clairement, Rivière se présente en première
partie du mémoire comme un justicier qui revendique la raison de son crime selon une
logique, un raisonnement, implacables. Mais dans un deuxième temps – dans la seconde
partie de son récit – Rivière recouvre la raison subitement, réalise ce qui s’est passé, et
regrette. Ce qui était « raisonné » au départ l’était donc sous le coup de la folie, tout
80
À plusieurs reprises, Rivière évoque son repentir, entre autres dans la note p. 131 déjà citée; il évoque
également l’ « affreux projet qu’[il] a exécuté » (MPR, 128), son « affreuse résolution » (MPR, 130 ); se
remémore son petit frère mort avec remords et compassion : « Ce pauvre petit quand j’y repense il hersait
deja bien tout seul » (MPR, 121) ; puis « pauvre mére, pauvre sœur, coupables, si on le veut en quelque
sorte, mais ont-ils jamais eu des idées aussi indignes que les miennes, pauvre malheureux enfant, qui venait
avec moi à la charrue, qui menait le cheval, qui hersait déjà bien tout seul, ils sont aneantis pour toujours
ces malheureux ! Jamais ils ne reparaîtront ! » (MPR, 138) et de conclure: « helas si je pouvais voir encore
révivre les infortunées victimes de ma cruauté, s’il ne fallait pour cela qu’endurer tous les supplices
possibles […] » (MPR, 148)
81
« Lorsqu’il [le gendarme qui l’arrêta] fut pour me mettre au cachot, c’est vous, dit-il, qui avez tué votre
mére ? Oui, lui répondis-je, c’est Dieu qui m’a suscité, il me l’a commandé, j’ai obéit à ses ordres, et il me
protège. […] J’ai depuis soutenu ce moyen de defense a Falaise et a Condé, il m’était bien penible de
soutenir de telles choses et de dire que je ne me repentais pas ; en arrivant a Vire je pensais que je
déclarerais la vérité, cependant lorsques que je comparu devant Mr le procureur du Roi, je soutint la même
chose. Lorsques qu’on m’eut laissé seul, je me resolut de nouveau de dire la vérité, et je m’avouait à Mr le
geolier qui était venu me parler, et je lui dit que j’avais l’intention de tout declarer devant mes juges ; mais
lorsques que j’allai prêter mon premier interrogatoire devant Mr le juge d’instruction, je ne put encore m’y
decider et je soutint le sistême dont j’ai parlé jusqu’à que Mr le geolier parlât de ce que je lui avais dit. Je
fus très satisfait de sa declaration, il me dechargea d’un grand poids qui m’accablait. Alors sans rien
déguiser, je declarai tout ce qui m’avait porté à ce crime. On me dit de mettre toutes ces choses par écrit, je
les y ai mises […] » (MPR, 147-8)
36
comme chez Descartes la formule mathématique 2+2 = 4 pouvait bien n’être qu’un piège
tendu par le Mauvais Génie.
La scission du récit de Rivière illustre par ailleurs merveilleusement la remarque
de Philippe Lejeune qui dans Le pacte autobiographique déclare que « tout homme porte
en lui un brouillon perpétuellement remanié du récit de sa vie » 82 . Un brouillon
particulièrement remanié également dans le cas d’Althusser, qui lui aussi nous livre deux
récits entrecoupés du drame, et de façon plus significative, deux récits divergents. De la
même façon que le mémoire de Rivière est divisé en deux parties qui « se chevauchent
chronologiquement, [et] racontent toutes deux l’enfance et l’adolescence de Pierre
Rivière, dans des perspectives décalées » 83 , Althusser organise dans Les faits et L’avenir
dure longtemps deux mises en récit de sa vie. Mais comme on l’a remarqué de Rivière,
c’est le fait du crime qui provoque la réorganisaton de son histoire, lui faisant
« réinventer la logique d’un récit autobiographique à partir des discours biographiques
consommés dans l’enfance, des discours tenus sur lui par l’opinion publique et des
interrogations de l’institution entre les mains de laquelle il se trouve pris » 84 . De même,
pour Althusser, raconter sa vie après le crime impose la réinvention de soi. Si la première
partie du récit de Rivière se faisait sur le ton de l’oral – Rivière l’avait préparé en pensée,
se le racontant à lui-même, et l’avait retranscrit tel quel – et contrastait ainsi avec la
seconde partie, plus écrite, qui prenait en compte l’intéraction avec la justice, une
semblable rupture de ton règne entre les Faits et L’avenir dure longtemps (la légèreté du
premier, plein d’auto-dérision, contrastant avec le sérieux du second).
Mais au-delà de cette différence de ton d’un texte à l’autre, Althusser transforme
les événements et en altère l’organisation. Ces différences vont jusqu’à la contradiction,
et L’avenir dure longtemps se trouve non seulement en désaccord avec Les faits, mais
aussi les témoignages recueillis par le biographe Yann Moulier Boutang. Car Althusser,
alors même qu’il prétend avoir fait un travail d’archives en recoupant tous les
témoignages et documents disponibles sur son « cas », berne bien son lecteur dans
L’avenir dure longtemps, rien n’est plus sûr. Mais il n’était pas plus proche de la vérité
dans Les faits, texte dont l’écriture n’avait pourtant rien à voir, en principe, avec le
meurtre, et qui ne devait donc rien à une documentation censée suppléer l’absence
traumatique du sujet à l’événement. Nous avons déjà évoqué les pirouettes de cette
« autobiographie fictive », dont le titre suffit à dire tout le mensonge. En effet, déjà en
1976, Althusser nous fait part de rencontres hallucinées avec Jean XXIII et le Général De
Gaulle, et du vol d’un sous-marin atomique qu’il aurait commis au nom d’un pacte secret
avec l’URSS… Il joue alors sur l’ambiguïté de l’expression « tout dire » : « Et, puisque
j’ai ici l’occasion de tout dire, je dois avouer que parmi les hommes célèbres que je pus
rencontrer, figurent Jean XXIII et de Gaulle » (ADL, 338). Puisque le titre annonce un
récit objectif, factuel, et que l’auteur passe sur le mode confessionnel ( « je dois
avouer »), le lecteur dans un premier mouvement entend « tout » à la façon du tribunal
qui fait jurer à l’accusé de « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ». Mais d’une
part « tout dire » n’est pas forcément dire «toute la vérité », d’autre part il n’y a pas de
vérité qui tienne chez Althusser qui profite alors de « l’occasion qu’[il] a de tout dire »
pour dénouer la langue de son délire. Il nous dit ensuite avoir inventé à la même époque
82
Lejeune, Philippe, Le pacte autobiographique, p. 362.
Lejeune, Philippe, « Lire Pierre Rivière », p. 99.
84
Ibid.
83
37
« toutes sortes de folies, qui faisaient frémir Hélène, car elle était naturellement aux
premières loges de [sa] rage, et inquiétaient aussi [son] entourage, pourtant rompu à [ses]
fantaisies incontrôlables » (ADL, 340). S’ensuit la série des vols, dont
l’escalade contribue à asseoir leur réalité: couteaux de cuisine, puis sous-marin, enfin
braquage d’une banque. Mais concernant Althusser, il n’y a de réalité que subjective, et
c’est ce qu’il entend montrer en décrivant des faits fictifs. L’on est en revanche surpris de
voir réapparaître ces histoires de vol – qui sont alors altérées par rapport à la version de
1976 – dans L’avenir dure longtemps, puisque ce texte se donne pour ambition de
requérir une parole qu’on lui a refusée, et que la condition d’une telle parole est qu’elle
soit non seulement raisonnable, mais aussi en accord avec la loi. Or, en confiant au
lecteur de tels épisodes dans ce texte qui veut rendre des comptes à la société, Althusser
brouille toute notion de crime, de Bien ou de Mal. Il semblerait alors que l’« imagination
diabolique » - encore le Malin Génie – dont Althusser dit avoir été muni à l’époque de
ses expériences de « délinquance » soit le moteur même de cette récriture sur laquelle on
attire notre attention :
Car j’avais alors une imagination diabolique. Une fois, en
Bretagne, pendant un long mois, je me mis à pratiquer systématiquement
un sport particulier : celui du vol dans les boutiques, que je pratiquais
naturellement sans difficulté, et chaque fois je lui montrais avec firté le
produit varié et grandissant de mes larcins et lui détaillais mes méthodes
imprenables. […] C’est l’époque où je me mis en tête de cambrioler une
banque sans aucun risque et même de voler (toujours sans aucun risque)
un sous-marin atomique. (ADL, 147)
La mystification fait ainsi partie intégrante du projet d’écriture – un projet
littéraire avant tout de toute façon. On le voit dans D’une nuit l’aube, pages où Althusser
déclare vouloir écrire à la Céline, ce dont il s’acquitte avec force succès, ma foi, dans Les
faits, ce texte mêlant vrai et vraisemblable comme c’est le cas dans Voyage au bout de la
nuit, et surtout sur le même ton. Un projet de récriture également. Il n’y a d’ailleurs pas
jusqu’à Yann Moulier Boutang qui ne s’accorde à le dire : la psychanalyse aidant,
Althusser est repus de « récits tout préparés », lui qui « a avalé, digéré à l’avance ce type
d’explication [mise-en-scène symboliste de sa vie] , brouillant les pistes de mille et une
façons dans ses deux autobiographies » 85 .
Or, cela est inséparable de sa folie, ce que le biographe qualifie d’ « alibi
médiocre » qui a trop servi, tout simplement parce qu’aucune préhension de l’aliénation
mentale n’est possible, et que « ce grand Autre, vide de la moindre détermination, devient
la cause de tout, le fourre-tout de nos ignorances et de nos refus de savoir » 86 . La
biographie a le privilège de mettre à jour certains procédés de manipulation mis en œuvre
dans L’avenir dure longtemps, car chaque omission ou « mensonge » pourrait être
confronté aux témoignages divers dont nous rend compte la biographie. Mais
puisqu’Althusser a lui-même participé à l’élaboration de ce texte biographique, les
« mensonges » de l’autobiographie prennent un tour plus inquiétant, et l’aspect
85
86
Moulier Boutang, Yann, Louis Althusser: une biographie, p. 39.
Ibid.
38
manipulatoire se trouve renforcé, tout en étant étalé au grand jour par l’auteur qui d’un
côté annonce son imposture, mais de l’autre aussi nous dit se tenir au plus près de ce qu’il
est : si son écriture ne suit pas la chronologie des événements, ce n’est pas « pour
confondre les moments, mais au contraire pour faire ressortir au travers de la rencontre
du temps ce qui constitue les affinités maîtresses et distinctes des affects autour desquels
[il s’est] pour ainsi dire constitué » (ADL, 25). Au comble de manipulation, Althusser dit
nous livrer le calendrier de ses dépressions et recule l’une d’entre elles de deux années,
celle provoquée par sa rencontre avec la seconde femme de sa vie, Claire, qui lui vaut
plus de deux mois d’hospitalisation, un détail qu’il veut cacher 87 . Ou encore, il nous livre
deux versions d’un séjour dans le Morvan, nous disant dans Les faits qu’il avait prié sa
grand-mère d’y inviter Hélène, une autre fois qu’il avait emmené son amie sans prévenir
l’aïeule, et de préciser qu’Hélène n’y fut pas accueillie de bon cœur. Comparons les deux
versions:
Je rédigeai donc ce diplôme dans le Morvan, chez ma grand-mère
qui faisait la cuisine et invita sur ma demande Hélène, qui tapait mon texte
le soir (ADL, 317)
J’avais rédigé mon texte à Larochemillay, où j’avais reçu l’accueil
de ma grand-mère après ma longue dépression de 1947. J’avais sans la
prévenir emmené Hélène avec moi, qui passa son temps dans la « vieille
maison » à taper mon texte à la machine au fur et à mesure de mes pages
écrites » (ADL, 153)
Et le manuscrit comporte en cet endroit un ajout en marge : «aux côtés de pommes de
terre qu’elle se faisait griller : nuance, elle n’était pas invitée à la table de ma grandmère ». Nous avons donc un double récit en rapport avec Hélène, que l’on nous présente
avant le meurtre comme intégrée dans le domaine social – elle est l’amie bien accueillie,
qui attire la bienveillance – contrairement à l’Hélène de L’avenir dure longtemps qui
nous apparaît en marge – rejetée par le famille, elle devient un personnage acariâtre,
incapable d’intégration. Curieusement, les autres contradictions qui règnent entre les
deux textes sont toujours liées à Hélène. Ainsi Éric Marty note-t-il la remarquable
omission, dans Les faits, du vote au cours duquel Althusser prétend, dans L’Avenir dure
longtemps, avoir contribué, lâchement, à exclure Hélène du Parti. Il se contentait en 1976
de mentionner l’exclusion d’Hélène comme un drame qui l’avait plongé dans une
nouvelle dépression, mais ne laissait pas un instant imaginer qu’il y avait pris part. Bien
entendu, il est manifeste, comme le signale Marty, que « le sens de ce double récit tient
au fait que c’est le meurtre, qui, dans la seconde autobiographie, organise intégralement
la logique de la mémoire et de sa représentation » 88 . Il ajoute :
Dans le premier récit, l’ « horrible histoire » est vécue comme un
événement extérieur à la logique subjective ; dans le second, elle apparaît
comme la répétition anticipée de la strangulation, si l’on veut bien
admettre que le vote d’Althusser est un meurtre, comme lui-même
87
88
Moulier Boutang, Yann, Louis Althusser, Une biographie.
Marty, Éric, Louis Althusser: un sujet sans procès : anatomie d’un passé très récent, p. 184
39
d’ailleurs nous incite à le comprendre en écrivant que si ce procès avait eu
lieu à Moscou, il se serait terminé par une balle dans la nuque d’Hélène.
L’arme du crime, d’ailleurs, n’est-elle pas celle qui sera utilisée lors de
l’assassinat, la main ? La main se lève : acte impersonnel, au-delà de toute
conscience, dédoublé 89 .
Nous insistons sur cette notion de « répétition anticipée de la strangulation », qui fait
écho au processus de récriture dans L’avenir dure longtemps.
L’avenir dure longtemps est le fruit de toute une vie, d’un entrecroisement de
récits, dont le rêve. En effet, Althusser aura fait le rêve de tuer sa sœur par strangulation,
puis celui « d’un homme-père qui a tué sa femme » 90 . Rêves des 10 et 11 août 1964, et
que l’on nous présente comme prémonitoires, rêves qu’Althusser montre à son anaylste
un an avant la rédaction de L’avenir dure longtemps, et que l’on retrouve dans le chapitre
conclusif où « un vieil ami médecin » prend soudain la parole pour suggérer, comme dans
le rêve, le suicide de la victime qu’Althusser n’aurait qu’aidée à passer à trépas 91 . Car ces
rêves, tels qu’ils nous sont livrés, sont interprétés par le philosophe en relation à l’acte
sexuel par lequel on tuerait l’autre, comme un « crime dans l’effusion, dans la
chaleur » 92 , un crime par lequel on absous la faute de l’autre, un crime qui répond à une
demande suicidaire. D’ailleurs, Althusser écrira :
C’était le temps où je voulais (une fois de plus, mais je n’ai jamais
cessé de le vouloir et de tout faire – que n’ai-je pas fait jusqu’à sa mort !)
sauver Hélène de son désespoir, de son abandon par le Parti et de sa
solitude (L’avenir dure longtemps, 193).
Plusieurs choses sont à noter ici : d’abord le rejet de la faute sur la victime, dont on veut
nous faire comprendre qu’elle désirait mourir – idée reprise avec force dans la conclusion
de L’avenir dure longtemps –, rejet servi par une ponctuation ambiguë de la parenthèse
(où « que n’ai-je pas fait jusqu’à sa mort » ne renvoie pas tant à la responsabilité
d’Althusser devant la mort de sa femme, qu’à l’assistance qu’il lui a prodiguée jusqu’à la
fin de sa vie). Le meurtre se retrouve donc interprété de la même façon que l’est le rêve,
comme si celui-ci avait servi de brouillon à celui-là. Althusser se démène pour présenter
petit à petit la thèse du suicide. Tout d’abord, en présentant les sauvetages successifs qu’il
a accomplis envers Hélène. Car « sauver Hélène » est l’un des leitmotivs de L’avenir
dure longtemps, et sa mise en place coïncide avec la présentation de la jeune femme :
Je perçus quand même en elle une douleur et une solitude
insondables et crus comprendre après coup […] pourquoi j’avais, rue
Lepic, mis sa main dans la mienne. Dès ce moment je fus saisi d’un désir
89
Ibid., p. 184
« Rêves prémonitoires » in L’avenir dure longtemps, suivi de Les faits, nouvelle édition augmentée, pp.
429-432
91
ADL, pp. 274-276.
92
Althusser, Louis, L’avenir dure longtemps, nouvelle edition augmentée, p. 430.
90
40
et d’une oblation exaltants : la sauver, l’aider à vivre ! Jamais dans toute
notre histoire et jusqu’au bout, je ne me suis départi de cette mission
suprême qui ne cessa d’être ma raison d’être à l’ultime moment. (ADL,
108)
Cette présentation d’Hélène, frêle, fragile, « une femme toute petite, emmitouflée dans
une sorte de manteau qui la dissimulait presque entièrement » (ADL, 107) participe de
cette organisation du récit selon la logique du suicide, car cette lancinante nécessité de la
« sauver » finit par gagner en intensité, pour devenir « ‘sauver’ [Hélène] de son affreux
destin de femme horrible » (ADL, 157). Il n’y a plus alors qu’un tout petit pas à
franchir pour passer à ce qu’Althusser nous dit être le destin funeste d’une femme
malheureuse – si malheureuse qu’elle lui aura inspiré toute sa vie l’envie de la sauver –
un tout petit pas disions-nous pour rendre intelligible ses pulsions suicidaires :
Elle me déclara qu’elle n’avait plus d’autre issue, étant donné le
« monstre » que j’étais et la souffrance inhumaine que je lui imposais, que
de se tuer. Ostensiblement, elle rassemblait et exhibait toutes les drogues
nécessaires à son suicide, mais parlait aussi d’autres moyens,
incontrôlables : notre ami Nikos Poulantzas ne s’était-il pas suicidé
récemment en se jetant, dans une crise aiguë de persécution, du haut du
vingt-deuxième étage de la tour Montparnasse ? Un autre en se jetant sous
un poids lourd, un troisième sous un train ? Elle me citait ces moyens,
comme si elle m’en laissait le choix. Et elle m’assurait avec la force d’une
conviction, et surtout d’un ton que je lui connaissais trop pour vraiment en
douter, qu’il ne s’agissait pas de paroles en l’air mais d’une décision
irrévocable. […] Le comble advint un jour où elle me demanda tout
simplement de la tuer moi-même, et ce mot, impensable et intolérable
dans son horreur, me fit longtemps frémir de tout mon être. (ADL, 244-5)
Tout d’abord Althusser s’implique – Hélène veut mourir parce qu’il la fait trop souffrir –
mais graduellement il se retire du champ de la responsabilité – c’est Hélène qui prend
l’initiative de lui laisser le choix de son suicide, avant de finir par lui demander de la tuer.
Althusser, après la mort d’Hélène, retiendra d’ailleurs cette hypothèse qui le disculpe,
lorsqu’il tentera de trouver les motivations du crime avec son analyste :
Je tournais sans cesse avec lui, mais sans jamais me sentir
coupable, autour de la raison profonde de mon meurtre. Je me rappelle (je
l’avais déjà formulé devant lui à Sainte-Anne) lui avoir soumis une
hypothèse : le meurtre d’Hélène aurait été « un suicide par personne
interposée » (260)
C’est aussi par cette idée de « suicide altruiste » que se conclut L’avenir dure longtemps,
avec cette fois toute l’autorité d’un tiers, médecin et ami, qui tente de répondre à la
41
quesion que « tout naturellement » Althusser lui aurait posée : « Que s’est-il donc passé
ce dimanche 16 novembre entre moi et Hélène, pour aboutir à ce meurtre affreux ? ».
Ledit ami constate l’état de démence, mais aussi le fait que l’on n’ait trouvé « aucune
trace extérieure de strangulation sur la peau du cou d’Hélène », et surtout la situation de
huis-clos dans laquelle Althusser et sa femme vivaient depuis presque deux semaines au
moment du meurtre. Il postule également un état de confusion mentale chez Althusser, du
fait des « effets néfastes » de son traitement médicamenteux :
« […] il eût suffi sans doute qu’Hélène te lançât une bonne gifle
ou fît un geste sérieux pour te tirer de ton inconscience, en tout cas pour
arrêter tes propres gestes inconscients. Alors tout le cours du drame eût pu
en être changé. Or elle n’a rien fait.
« Cela veut-il dire qu’elle a vu venir la mort qu’elle souhaitait
recevoir de toi, et s’est passivement laissé tuer ? Cela n’est pas à exclure.
(ADL, 274)
Le tiers ne cessera de reprendre ces éléments, de les retourner, et retomber
invariablement sur la même conclusion : si Hélène avait fait un geste, tout eût été changé.
Mais non content de nous donner une explication du crime, Althusser brouille une
fois encore les données, en nous présentant une autre thèse, celle du matricide. Il
commence par donner de sa mère l’image d’une femme castratrice. Puis il identifie
Hélène à la figure maternelle, tout en nous contant à plusieurs reprises la terreur que lui
inspirent les femmes – derrière elles est tapi le danger de castration maternelle, expliquet-il, reprenant en cela la crainte de Pierre Rivière – pour finalement faire du meurtre
d’Hélène un matricide. Une oscillation entre donc en jeu, avec d’un côté une
reconnaissance de sa responsabilité de criminel – qu’il anticipe dans le récit qu’il fait de
sa vie par le processus de récriture –, et la mise en place, parallèlement, de l’hypothèse
du suicide d’Hélène qui petit à petit le disculpe. S’y ajoute son propre suicide à lui –
« pour preuve tangible de ne pas exister, j’avais déspespérément voulu détruire toutes les
preuves de mon existence, dira-t-il, non seulement Hélène, la plus haute preuve, mais
aussi les preuves secondaires, mon œuvre, mon analyste et enfin moi-même » (ADL,
270-1), car l’auto-destruction est un leitmotiv supplémentaire du texte. Le principe de
récriture même semble être guidé par le terrible constat de son statut de « mort-vivant ».
Un constat que Foucault formulait aussi à l’égard de Pierre Rivière, qui « dans sa prison,
se considérait déjà mort » (MPR, 275).
3. Le crime est un moyen, pas une fin
Au désir de gloire de Rivière se mêle une inconstestable abnégation : par le crime,
il a pour but de mettre en question la société de son époque. Une société dont la gangrène
semble remonter aux guerres napoléoniennes, et plus particulièrement à la conscritpion
de 1813 93 . Les conscrits de cette année-là ne peuvent échapper à l’appel de l’Empereur
que par le mariage. C’est ainsi que Pierre-Marguerite Rivière, futur père de Pierre,
93
Fabre, Daniel, “La folie de Pierre Rivière”, in Le Débat, 66 : 107-122, septembre-octobre 1991, p. 109.
42
contracte une « union opportuniste » et arrangée avec Victoire Brion. Celle-ci de son côté
triche dans sa dot et manque à apporter les symboliques lit et armoire promis dans le
contrat. Un mauvais départ pour cette union de 1813. Un mauvais départ, et on en arrive
vite devant les tribunaux : « L’affaire n’est donc pas renfermée dans le secret domestique,
elle est publique dès son début, dès le triste jour de la noce sans invités ni festin » 94 .
L’histoire de ce couple semble mettre en scène une femme jalouse de son indépendance
et un mari faible qui « exerce trop mollement son droit ». Daniel Fabre analyse que « les
enfants qui naissent entre 1815 et 1828 […] semblent, à lire Pierre, le fruit de
rapprochements furtifs, en tout cas loin de resserrer les liens entre les époux, ils
alimentent leur guerre ouverte » 95 . L’opinion publique, quoiqu’il en soit, donne toujours
tort à l’épouse. C’est la femme qui contracte des dettes, qui se rend coupable d’adultère,
mais qui parvient néanmoins à mettre la justice de son côté. Ceci expliquant cela, nous
aurions là, nous Daniel Fabre, l’origine de la crainte qu’inspirent les femmes à Pierre
Rivière : « ce parcours, défaillant et inexorable, place Pierre du côté paternel. Ils portent
le même prénom – c’est ainsi chez les Rivière –, ils partagent la même expérience :
comme l’un est victime des femmes, l’autre est voué à les éviter 96 ». Mais ce qui
explique du même coup le désir revanchard qu’émet Rivière lorsqu’il évoque « les
niarges qu’ [il] avai[t] l’intention de faire à la justice », son souhait de la « braver »
(MPR, 130-1). Il poursuit un peu plus loin cette idée de façon encore plus explicite, dans
une critique de son siècle et de sa déchéance:
ce beau siecle qui se dit siecle de lumiére, ce nation qui semble
avoir tant de gout pour la liberté et pour la gloire, obéit aux femmes, les
romains étaient bien mieux civilisés, les hurons et les hottentots, les
alquongins, ces peuples qu’on dit idiots, le sont même beaucoup mieux,
jamais ils n’ont avili la force, ce sont toujours été les plus forts de corps
qui ont toujours fait la loi chez eux. Je pensais que ce serait une grande
gloire pour moi d’avoir des pensées opposées à tous mes juges, de disputer
contre le monde entier, je me représentais Bonaparte en 1815. Je me disais
aussi : cet homme a fait périr des milliers de personnes pour satisfaire ses
vains caprices, il n’est donc pas juste que je laisse vivre une femme qui
trouble la tranquillité et le bonheur de mon pére. (MPR, 132)
C’est donc fort de « ses opinions » que Pierre Rivière pense pouvoir sacrifier sa
vie non seulement au bonheur de son père, mais aussi à l’espoir que « [ses] idées seraient
adoptées ». D’ailleurs, sa mise en scène prévoit tout, dans une logique implacable : des
victimes à l’affûtement de l’arme du crime, en passant par le costume à revêtir lors de
l’acte. Ainsi nous le dit Rivière: « Je pensai aussi que comme je devais venir devant les
juges soutenir mes opinions, qu’il fallait que je fît cette action avec mes habits du
dimanche pour partir pour Vire aussitôt qu’elle serait consommée » (MPR, 133). Le
crime est donc ici présenté comme un moyen, non comme une fin. Nous avons montré
plus haut comment le crime de Rivière et son récit se soutenaient l’un l’autre, et avons vu
94
Ibid.
Ibid., p. 110.
96
Ibid., p. 114.
95
43
que le crime aurait été invalidé, gratuit, sans son récit. Nous ne saurons jamais si Rivière
a été « honnête » dans sa relation aux juges, ni jusqu’où son récit mettait en place un
stratagème diabolique. Mais son récit ne peut laisser insensible quiconque le lit, et l’on ne
peine guère à comprendre la demande de grâce des jurés. L’impact du récit de Pierre
Rivière sur l’opinion publique est certain. Nous avons rapporté le sentiment d’injustice
ressenti par le jeune homme, qui voulait rétablir une forme d’équilibre. La situation de
ses parents telle qu’il la décrit évoque effectivement une justice absurde digne du Père
Ubu. Mais la volonté de Rivière n’allait pas triompher comme il l’entendait, et la remise
en question qu’il attendait ne s’est pas produite là où il l’attendait. Ainsi, de vrais
changements allaient s’opérer en conséquence de son crime, et c’est la question de la
folie et de sa place dans la société qui aura fait l’objet du débat. Nous voudrions alors
suggérer qu’Althusser, en se situant dans la lignée de Pierre Rivière, prend le relais. Et
fort de ce qu’il représente en tant que philosophe, il va mettre à jour le mécanisme par
lequel, dans l’affaire Rivière, c’est par la folie que l’on aura neutralisé les prétensions du
jeune homme dans sa soif de justice. Ses accusations contre l’iniquité des juges ont été
détournées sur la question de sa responsabilité. Question qui ne se posait pas, parce qu’il
était « évident » que Rivière était fou. Il n’était qu’un fou pour la société, mais il en sera
aussi le fou. Le fou, le fou du roi Louis Philippe, celui qui critique et qui interroge. Un
fou médiéval qui a les attributs du clown du XXe siècle, tel celui qu’Henri Michaux
décrit dans Peintures. Un être prêt à l’anéantissement total de soi, « ouvert à tout […] à
force d’être nul », c’est un être courageux dont la bravoure consiste à « être rien et rien
que rien », osant se voir dans toute sa non-importance, sa contingence, « vidé de l’abcès
d’être quelqu’un » 97 . Un être dans la droite lignée du Malin Génie que fut le Neveu de
Rameau, ce Lui instable, en constante métamorphose, créature qui serait la non-personne
personnifiée, tout le monde et personne à la fois, composé, pouvant être tout, comme
dans ses pantomimes où il laisse voir ses capacités illimitées. Ce Lui, devenir perpétuel,
répétition de masques, sorte de fou qui s’avoue – « Rien ne dissemble plus de lui que luimême » – et qui a, mieux que quiconque, su exprimer le vide de l’être humain qui se sait
scindé. Pierre Rivière est tout et rien à la fois, figure du fou furieux, incontrôlable et
incontrôlé, imprévisible, livré tout entier à une frénésie qui menace de se déclencher à
tout moment. Mais ce fou-là a beau être le contre-pouvoir absolu, avoir le monopole de la
parole, de la vérité, dans le même temps sa parole est censurée sous couvert d’être celle
de la folie. Louis Althusser, le philosophe, était le mieux placé pour reprendre le rôle et
incarner le plus grand fou du XXe siècle. Folie et sagesse ne sont jamais tant éloignées
qu’on le croit communément. Et c’est en cette qualité de fou qu’avec Pierre Rivière,
Althusser a menacé l’ordre établi au point de se voir réduit au silence et à l’enfermement.
Il n’a échappé que de justesse à l’hôpital de force, l’équivalent contemporain du cachot,
« bien pire que [l]es prisons d’arrêt » car « en général on y pourrit à vie » (ADL, 256), où
l’on se débarrasse des individus jugés dangereux et violents. En effet, les médecins de
Sainte-Anne avaient fait l’objet de « pressions ‘très insistantes’ de la part d’ ‘autorités
administratives du niveau le plus élevé’ pour qu’[il fût] enfermé dans un ‘hôpital de
force’ de province, ‘afin de régler définitivement l’affaire Althusser’ » (ADL, 256). Le
philosophe, tant qu’il se cantonnait à théoriser la politique du haut de sa chaire
philosophique, ne dérangeait pas vraiment l’institution. Mais le fait de commettre un
meurtre change la perception que l’on peut avoir d’un homme. Toutefois, l’on peut aussi
97
Michaux, Henri, “Clown” in Peintures, 1939, Œuvres complètes, vol I, Pléiade, Paris : Gallimard, 1998.
44
adhérer à la thèse du suicide de la victime, et l’histoire prend un tout autre tour. C’est
alors bien un suicide aussi que commet Althusser, qui sous l’invocation de Pierre Rivière,
se sacrifie pour jeter à son tour un pavé dans la mare et du même coup mettre fin a son
angoissante imposture, en joignant l’acte à la parole. Son « cas », comme il le dit luimême, est l’expérimentation de la force destructrice des AIE. Il devait y avoir un avant à
l’affaire Althusser, et un après. Mais la coupable victime savait aussi, mieux que
quiconque, qu’elle ne triompherait pas de son vivant. Car il fallait aller jusqu’au bout
pour prouver l’inexistence du sujet. C’est donc la publication posthume qui est venue
parler pour lui, montrer la tragédie dans toute son ampleur.
45
Conclusion
La folie que Foucault avait dû se résigner à évoquer comme une absence, comme
un silence, était celle d’une expérience du langage qui avait pour tâche de rendre l’œuvre
impossible. Mais Althusser nous montre que ce n’est pas l’apanage de la folie que de se
dérober sous les mots. L’absence est fondamentale au sujet. De surcroît, toute forme de
discours est considérée délirante, et non pas seulement l’écriture dans l’état de confusion
mentale. Althusser peut bien nous le dire, lui qui s’est vu, après une prescription à forte
dose de niamide, dépouillé de « [son] langage, prenant un mot pour l’autre, de [ses]
perceptions, qu’[il] ne pouvai[t] plus ni suivre ni enchaîner, ni a fortiori de [son]
écriture » 98 .
Ainsi, Éric Marty ne se trompe pas lorsqu’il dit du « cas » Althusser qu’il a
dérangé l’ordre établi du monde de façon irréparable 99 . Mais avant lui, Pierre Rivière,
dont les actes avaient été détournés et recouverts par la folie. Et Althusser de réclamer le
dû de Rivière en l’invoquant dès les premières pages de L’avenir dure longtemps. Alors
si les deux meurtriers ont eu un rôle, c’est celui d’avoir tenté, joignant l’acte à la parole,
de réconcilier ces deux pôles, et ce faisant, d’altérer la marche du monde. Althusser a
réussi, sous l’invocation de Pierre Rivière, à réunir dans le crime et dans son récit, les
deux entités irréconciliables qui l’ont tant tourmenté sa vie durant : la théorie (du côté du
langage, donc de l’imposture) et la pratique (actes). Mais la duplicité qui gouverne la
société moderne s’est révélée encore une fois trop puissante. Et Althusser est venu
prendre place avec Rivière, au panthéon des fous de l’histoire. Ces rares fous qui n’ont
pourtant cessé d’élever leurs voix, de la Renaissance à nos jours, pour interroger les
notions de « pouvoir, autorité, savoir et non-savoir, loi, jugement, fiction, crédit,
transfert », comme le disait Derrida dans Force de loi, deux ans après la publication de
L’avenir dure longtemps, fort de son héritage althussérien – un autre de ses « maîtres ».
Or, la folie se trouve au confluent de ces concepts problématiques. La folie a-t-elle gagné,
a-t-elle perdu ? Un peu des deux : c’est en son nom que l’on a enterrés vivants Rivière et
Althusser, semeurs de trouble. Pourtant, c’est de ces conditions d’enfermement
qu’Althusser a pu interroger, fort de son expérience pratique, l’illusoire raison qui nous
gouverne, et sa censure de la folie. Le retour du Malin Génie allait subvertir la raison
d’être de la folie.
Althusser, en enchevêtrant rêve et réalité, joue avec l’ambivalence qu’il dessine
dans les « explications » du crime. Il a beau nous dire, sous prétexte que
les hallucinations sont des faits, que la vérité n’existe pas, et que, de ce fait toute
distinction entre folie et raison ne tient pas, il ne résout pas l’équation folie = raison.
Alors que d’habitude l’écrivain revendique l’objectivité à la première personne,
Althusser, lui, clame la subjectivité de son récit. Mais il pervertit cela par sa position en
retrait vis-à-vis de sa fiction. Pour l’observateur extérieur, la folie passe du côté de la
réalité (l’individu est « réellement » fou). C’est d’ailleurs le tiers médecin qui nous parle
de ce point de vue particulier, et qui nous dit en même temps que la mort d’Hélène était
un suicide. Et depuis l’intérieur en revanche, la psychanalyse prend le rêve comme réalité
98
99
ADL, p. 242.
Marty, Éric, Louis Althusser, un sujet sans procès, p. 21.
46
et nous offre la thèse du matricide. Le premier geste, extérieur, est celui d’un assassin qui
effacerait toute trace de son acte coupable. Et c’est au second, paradoxalement,
qu’incombe de responsabiliser, et de culpabiliser le crime. C’est le Malin Génie qui
bouscule tout, brouille tout repère, et nous fait basculer dans le vide. Un vide qui n’est
pas celui d’une folie oisive, car la folie, Althusser le montre, n’est pas plus désoeuvrée
que le monde qui la condamne.
Textes ô combien problématiques, en somme, dont le recoupement nous a permis,
à défaut de cerner folie et raison, comme de soulever un peu plus le « haut rideau rouge »
lacéré dont Althusser recouvrit le corps de sa défunte épouse, et qui reste suspendu,
ouvrant une brèche dans l’histoire. Et puis après tout, ces récits, qu’en attend-on ? Ne les
demande-t-on pas et n’y accorde-t-on pas crédit que pour se rassurer quant à la force de la
loi ? Et que nous montrent-ils, avec Althusser et Rivière sinon qu’il n’y a rien que de
l’illusoire ? Car si rien n’atteste jamais que dans la confession, c’est la vérité qui est dite,
c’est l’idée même de vérité qui se trouve mise en question. D’ailleurs, qu’est-ce que la
vérité pour un homme qui prétend que les hallucinations aussi sont des faits ?
Nous n’avons pas cherché à expliquer, à condamner ou encore à excuser le
meurtre, qu’il s’agisse de celui de Rivière ou de celui d’Althusser. Notre modeste projet a
simplement voulu souligner le lien que ce dernier établissait avec Rivière, car il nous
semblait que ce lien formait un nœud avec le travail de Michel Foucault sur la folie.
L’Histoire de la folie était en effet un travail remarquable et nécessaire, mais néanmoins
incomplet en ceci qu’il lui manquait d’adopter la perspective du fou pour faire parler la
folie. C’est d’ailleurs, peut-être, en un sens, cette impossibilité qui conduisait Foucault à
conclure à une absence d’œuvre à l’endroit de la folie.
47
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