Bernard VAULEON
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Bernard VAULEON
Pierre-Alain GASSE Le Triangle de Mlle B. Alexandrie Online 2 Pierre-Alain GASSE Le Triangle de Mlle B. Nouvelles policières 3 4 Eh oui, vous avez bien lu, ce sont trois nouvelles policières qui vont vous être proposées. Qu'aviez-vous espéré ? Des ces trois nouvelles, seule la dernière sera une nouveauté pour les lecteurs assidus d'Alexandrie. Aussi, pour ne pas faire languir ceuxlà, allons-nous commencer ce triangle breton par une étape rennaise, avec "Le Fourgon", la plus récente aventure de Bénédicte Plassard, l'Officier de Police Judiciaire, naguère héroïne de "Passe de quatre". Puis, nous remonterons le cours du temps en descendant vers la Côte Sauvage pour une enquête intitulée "Bénédicte et les Adorateurs de Priape" avant de terminer sur la Côte Nord avec "Quand Mam Goz s'en mêle". Une fois achevé ce périple breton, à l'écart de ses bases, Bénédicte Plassard retrouvera-telle la Cité Gentille de ses débuts ? Affaire à suivre... Pierre-Alain GASSE, mars 2011 5 Du même auteur : ● Passe de quatre, nouvelles policières, Alexandrie Online, 2006. ● Amours de papier, nouvelles sentimentales, Alexandrie Online, 2007. ● De Prague à Sydney, deux nouvelles policières, Alexandrie Online, 2007. ● Portraits, nouvelles, Alexandrie Online, 2008. ● Laissées pour compte, nouvelles oubliées, Alexandrie Online, 2009. ● Noir à l'Ouest, nouvelles noires, The Book Edition, 2010. ISBN 978-2-9538059-0-1 Soliloques, nouvelles à la 1ère personne, Kirographaires Editions, 2012 ISBN 978-2-8225-0157-6 ● 6 Le Fourgon 7 ©Pierre-Alain GASSE, 2011 La loi du 11mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. 8 Avertissement La plupart des fictions policières se nourrissent des faits divers. Celle-ci n'échappe pas à cette règle. Mais qu'on ne se méprenne pas : cette nouvelle policière est à la réalité ce que le Canada Dry est à l'alcool : ça en a la couleur et presque le goût, mais ce n'en est pas ! P.- A. G. 9 10 I Denis gamberge « Denis Popovič » - né de parents serbes dans la Krajina - pour tout le monde ici est Denis Popovich, fils d'émigrés russes de la troisième génération, et on lui fiche la paix. C'est lors de son passage à la Légion Étrangère qu'il a pu faire ajouter ce « h » à la fin de son patronyme. Seuls son employeur et quelques amis connaissent ses véritables origines. Il ne s'en vante pas, car pour les gens tout ce qui vient de l'ex-Yougoslavie, c'est plus ou moins racaille et compagnie. Mais il enrage de ce mépris généralisé. 11 Ce matin-là, Denis se réveille plus tôt que prévu, malgré le somnifère léger pris la veille au soir. Les digits luminescents du radio-réveil marquent cinq heures. Sous le volet roulant incomplètement baissé, la lueur d'un gyrophare filtre. Sa couleur orangée le tranquillise. Ce ne sont pas les flics. Il écoute quelques instants les bruits familiers des éboueurs. Puis se tourne vers le mur, essayant de se rendormir pour une demiheure encore. Mais rien à faire. Il tend le bras à la recherche d'un corps chaud contre lequel se serrer, voire plus si affinités, mais se souvient aussitôt qu'il n'y a plus personne dans sa vie depuis quelque temps déjà. Il aurait peut-être dû appeler une fille. Pour le mental, c'eût été tout bon, mais pour la sécurité, cela laisse trop à redire. Il n'a voulu prendre aucun risque. Côté imprévus, il a déjà été bien servi. Obligé d'aller se pointer chez les flics parce que sa bagnole avait été accidentée. Des petits cons qui s'étaient défoulés sur cette tire de riche qu'ils ne pouvaient voler ! Pneus crevés, carrosserie rayée, pare-brise enfoncé. Seulement, l'assurance, pour casquer, voulait un papier officiel. Pas moyen d'y couper. Du coup, toutes les caméras du commissariat ont pu le retapisser pendant une plombe au moins. De toute façon, avec son 12 boulot, il est marron de ce côté-là, depuis le début. Alors, inutile de se monter le bourrichon avec ça. Plus facile à dire qu'à faire ! Cinq heures et demie. Ce matin, il embauche à sept. Il va être temps qu'il décanille du lit. Il a résilié ses abonnements depuis plusieurs jours, mais, comme en principe, il n'y a plus de coupure effective entre deux locations, il sait qu'il aura de l'eau chaude. Heureusement, parce que les douches froides, merci bien ! À la Légion, il a assez donné. Cette nuit, il a rêvé en serbo-croate. Il était dans son village et se faisait engueuler par sa mère qui lui reprochait d'être encore rentré à pas d'heure. Ça faisait longtemps ! Sa mère ; après, sa femme ; sa dernière copine, même. Que des emmerdes avec les meufs ! Alors, maintenant, plus de fil à la patte. Denis veut être libre. Et pour être libre, faut être riche. Eh bien, c'est pour aujourd'hui. Assez longtemps qu'il attend ça. Il a tout préparé. Minutieusement. Ça ne peut pas foirer ! Allez, debout ! 13 14 II À l'embauche Vestiaires des transporteurs, société de transport de fonds Funds Co, centre fort de Rennes. — Salut Denis. — Salut, Jos, salut, Paul, y'a quoi au planning ce matin ? — La BF et le circuit habituel, itinéraire C, je crois. Briefing dans cinq minutes, a dit le boss. On est les derniers à partir. 15 Les trois hommes finissent de revêtir leur uniforme de travail, assez semblable à celui de la police, question forme et couleur. Mais, y'a l'inscription de la boîte dans le dos et la casquette cubaine en plus. Sans oublier le gilet pare-balles, depuis 2000 (merci Monsieur Chevènement !). Denis lace avec soin ses rangers. Il se campe en position de tireur debout pour vérifier sa stabilité. Impec. C'est super-important d'être bien dans ses godasses. Les trois hommes se rendent au stand d'armement. Le préposé ouvre le coffre, sort et vérifie trois revolvers 9 mm MR 73 chambrés en .38 spécial, avec leurs munitions et 3 pistolets-mitrailleurs Micro Uzi et leurs chargeurs ; ils signent les bons de remise, ajustent leurs ceinturons. Chargent le barillet des revolvers des six balles réglementaires et vérifient la sécurité de leur arme avant de la ranger dans son étui. Ils placent également un chargeur de 20 cartouches dans les Uzi. Vérifient là aussi les mécanismes de sécurité. Dans la salle de préparation, l'horloge digitale affiche 7:30. Au rapport ! Ils entrent dans le bureau du chef de centre. Un colonel en retraite, pas porté sur la rigolade. Pour un peu, faudrait faire le salut militaire et 16 tout le toutim. Mais par chance, la norme imposée par la boîte, c'est position repos, jambes écartées, mains dans le dos. Avec ses dix ans d'ancienneté, Denis est le plus chevronné du trio. Il est le chauffeur du fourgon. Il y a deux mois à peine que les deux autres font équipe avec lui. Jos sécurise le véhicule. Et Paul fait entrer et sortir les fonds. À quatre, ce serait mieux, mais pour ça, il faudrait qu'il aient de la route à faire, pas que de la ville. Comme si y'avait moins de risques, tu parles ! Les convoyeurs de fonds qui n'ont pas le droit de fumer dans l'exercice de leur mission, sont avec les flics les plus grands consommateurs de chewing-gum que Denis connaisse. Il faut bien distraire la peur d'une manière ou d'une autre ! Et y'a pas intérêt à arriver au boulot chargé. Sinon, c'est la porte illico. Normal. C'est pourquoi Denis s'est acheté une conduite. Eau gazeuse, jus de fruit et bière sans alcool. Mais dès qu'il aura palpé et sera en sécurité, il a bien l'intention de rattraper le temps perdu. « Cigarettes, whisky et petites pépées », comme disait cette chanson à la télé dans une émission rétro. À lui la belle vie ! 17 18 III Denis joue la fille de l'air Jos est déjà à son poste dans le compartiment arrière qui lui est réservé. Denis vérifie qu'il a ses badges en poche, déverrouille la portière conducteur du fourgon et embarque. Paul monte à ses côtés, puis verrouille la sienne. Denis fait de même. La check-list se déroule sans encombre sur son écran de contrôle : la grille du centre fort coulisse sur son rail. Denis embraye. Il est huit 19 heures quarante-cinq. À cette heure-là, avec la circulation, ça va leur prendre un petit quart d'heure pour se rendre sur place. Paul surveille les rétroviseurs, Denis conduit en souplesse, attentif au moindre mouvement de tous les véhicules qui l'entourent. Il a déjà été braqué une fois. Ce serait bien le moment ! Neuf heures pile. Denis se gare sur l'emplacement réservé aux transport de fonds devant la succursale de la Banque de France, rue de la Visitation. Il déverrouille les portes du fourgon. Paul, pistolet-mitrailleur au poing, sécurise l'entrée, Jos va chercher onze paquets filmés de noir qu'il ramène sur un chariot de la Banque. En un rien de temps, ils sont entreposés dans le compartiment sécurisé qui est bouclé à double tour. Denis rend compte au PC de la première partie de leur mission. RAS ! Le prochain arrêt se trouve de l'autre côté du pâté de maisons, dans une annexe de la BF rue Vivier. À la lecture du planning, Denis n'a pas compris pourquoi il n'avait pas été prévu de tout réceptionner au même endroit. Enfin, ce n'est plus son problème à présent. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il y a encore six sacs de pièces à prendre. 20 Neuf heures quinze. Jos entre dans l'annexe. Là, il n'y a pas de chariot. Et les pièces, ça pèse un max. Paul appelle Jos en renfort, comme Denis l'avait prévu. Les deux hommes disparaissent de sa vue. Le moteur du fourgon continue de tourner. Il a toujours en poche la clé du compartiment arrière. Paul n'a pas tiqué quand il l'a ouvert à sa place tout à l'heure. Denis respire un bon coup, met son clignotant et démarre, direction la ZUP Sud. S'il a bien calculé, le voilà « dépositaire » de plus de onze millions d'euros. Mais concentré sur sa conduite, il s'interdit toute manifestation d'euphorie. La partie ne fait que commencer ! Il ne verra pas Paul et Jos, laisser tomber de stupeur leurs sacs de pièces sur le trottoir : Plus de fourgon, plus de Denis, plus de fric ! Oh, putain ! C'est quoi ce pastis ? 21 22 IV Des longueurs d'avance Au commissariat, ce jeudi matin, c'est la routine habituelle : de la viande saoule en cellule de dégrisement, dans la cage, deux ou trois putes surprises à racoler du côté de la Gare et, dans mon bureau, un petit dealer ramassé à l'entrée de son lycée. Rien que du menu fretin. C'est moi qui suis de permanence et le Commissaire n'est pas encore arrivé. Comme dab ! À neuf heures trente, l'une des lignes directes avec les établissements sensibles sous surveillance continue se met à clignoter. Moi, qui 23 sirotais un café en laissant moisir mon client sur sa chaise, je jette un coup d'œil sur le voyant : Banque de France ! Allons bon ! Encore une alerte à la bombe. Depuis l'entrée en vigueur du plan Vigipirate, niveau rouge, ça n'arrête pas. Le clignotement s'accélère. Merde ! Un braquage ? Je vide mon café d'un trait, en me brûlant la langue au passage, et j'appuie sur deux boutons du standard téléphonique : une sonnerie stridente retentit dans le commissariat et bientôt le planton entre dans le bureau : — Christelle, mettez-moi cet oiseau en cage et tout le monde sur le pont. On sort. Dans les bureaux, chacun ouvre les tiroirs pour récupérer son arme et la mettre dans son holster. Je suis déjà dans le hall, portable à l'oreille, cherchant à joindre le directeur de la Banque de France. Je m'adresse à mes hommes : — Alerte à la Banque de France. C'est tout ce qu'on sait pour l'instant. Trois équipes sur place : Sim et moi. Duvauchelle et Lamy. Poitrenaud et Samzun. Les autres en standby. Gilet pare-balles pour tout le monde. 24 Sa mutation à Rennes, après son exil lannionnais1, avait valu à la Briochine Bénédicte Plassard de retrouver à la PJ rennaise, un collègue avec qui elle avait fait ses premières armes2 : Simon Le Lagadec, surnommé Sim sans autre raison que la commodité. Le Commissaire Dutertre n'avait pas tardé à comprendre qu'il fallait reformer une équipe qui avait jadis donné entière satisfaction à son collègue de promotion Le Puil, jusqu'à la mutation disciplinaire de Bénédicte dans le Trégor. Et c'est ainsi que l'on avait vu renaître ce duo improbable d'une belle plante brune de près d'un mètre quatre-vingt en jean, T-shirt moulant et blouson de cuir, aux côtés d'un petit gros affublé d'un informe costard en velours côtelé, hiver comme été. Sans compter le bout de bois de réglisse que le bonhomme mâchonnait à longueur de journée pour tenter de se désintoxiquer de son paquet quotidien de gitanes maïs sans creuser davantage le trou abyssal de la Sécu. 1 2 Cf. Quand Mam Goz s'en mêle, 2008. Cf. Le Monte-en l'air d'Hypokhâgne, 2000. 25 Dans la Mégane du service, gyrophare bleu sur le toit et pare-soleil rabattu pour faire apparaître la mention « POLICE », Sim conduit pied au plancher, surfant sur la vague du trafic matinal encore dense à cette heure, à travers la ville de Rennes. Ça lui rappelle ses années de pilote de rallye. Comme quoi, rien ne se perd. Derrière, les autres tentent de suivre. Moi, accrochée de la main droite à la poignée de maintien, je téléphone de la gauche. Pas moyen de joindre la Banque de France. Ni le standard, ni le portable du Directeur. Ça sonne occupé de partout. Je m'apprête à laisser un message quand finalement, le dirlo décroche : — Capitaine Plassard, Police Judiciaire. Nous avons reçu un code 3. On est en route. Que se passe-t-il ? — C'est une guichetière qui a actionné l'alerte sur demande de deux convoyeurs de la Funds. Ils commençaient à charger des sacs de pièces. Leur collègue les attendait au volant du fourgon, moteur en marche. À leur premier voyage, plus de fourgon. Évanoui, volatilisé. Sans un bruit. Sans une détonation. — Vous pensez à quoi ? 26 — Ou le chauffeur a déverrouillé une portière parce qu'il connaissait celui qui le lui a demandé (usurpation d'uniforme, complicité interne...) ou il s'est fait la malle tout seul avec son fourgon. — Et... — Et on est dans la merde, parce qu'ils venaient de charger onze millions d'euros avant les pièces. — Waouh ! Mais le fourgon est traçable, non ? — Le fourgon va être abandonné très rapidement. Mon téléphone clignote pour un double appel. — Bon, je vous rappelle, j'ai le Directeur de la Funds en ligne. — Allô, oui ? — Nous venons de localiser notre fourgon dans la ZUP Sud, à l'arrêt, rue Mathurin Méheut, en face du n° 35. Le GPS a été déconnecté, mais nous avons un mouchard traceur qui a parlé. — Bien reçu. Nous y allons de suite. 27 Je préviens par radio mes deux voitures suiveuses et elles modifient aussitôt leur itinéraire, pour arriver, moi par le haut de la rue, une autre par le bas et la dernière par une rue transversale. C'est un sens unique, mais on ne sait jamais. J'ai fait taire les sirènes, enlever les gyrophares et relever les pare-soleil. Mais les hommes ont passé leur brassard de police et enfilé leur gilet pare-balles. Les trois voitures stoppent en crabe autour du fourgon. Les hommes descendent et progressent, arme à la main, à l'abri des carrosseries des véhicules en stationnement. Hélas, le fourgon est vide. Vide devant : pas de chauffeur. Vide derrière : porte déverrouillée et compartiment délesté des onze millions d'euros de billets neufs aux numéros non encore répertoriés. De rage, j'en donne un violent coup de pied dans un bas de caisse qui ne m'a rien fait. — Putain ! Il nous a bien eus, ce petit con ! Bon, une équipe pour les constatations : Duvauchelle et Lamy. Vous sécurisez le périmètre et attendez les gars du labo. Les autres, on rentre. 28 V Remue-méninges Comme on pouvait s'y attendre, les seules empreintes que l'on a trouvées sur le fourgon étaient celles des différents personnels de la Funds Co qui avaient été en contact avec le véhicule depuis son dernier lavage, l'avant-veille. De toute manière, en l'absence de demande de rançon comme de découverte de cadavre, la seule hypothèse de départ à retenir est celle du chauffeur voyou. Après, qu'il ait des complices ou pas, est un autre aspect de l'affaire. 29 Des complices à l'intérieur ou à l'extérieur de l'entreprise de transport de fonds, ou de la banque, ou des deux ? L'examen des procédures de travail propres aux deux établissements, dans un premier temps, ne révèle rien d'anormal. Avant que l'un des deux collègues de Denis, longuement interrogé, ne lâche que ce n'est pas lui qui a ouvert le compartiment arrière, lors du premier chargement, mais le chauffeur, contrairement à la règle. Un soupçon sérieux de préméditation se fait jour. Comme je le supposais, à mon retour au bureau, nous sommes convoqués, moi et Simon, chez le divisionnaire, que le Préfet a déjà sommé « de se remuer le train », je cite, (décidément, où allons-nous si même les énarques se foutent de la politesse !). Dutertre nous attend debout derrière son bureau, arpentant les six mètres de large de la pièce en allers-retours visiblement énervés. Je tente d'affronter le gros temps en parlant la première, mais il me devance d'un théâtral : — Alors, Plassard, c'est la Bérésina ou quoi ? 30 — Comme vous y allez, Patron, il y a à peine une heure qu'on est sur le coup ! — Peut-être, mais là-haut, ils sont déjà sur les dents, et vous savez pourquoi ? — J'ai ma petite idée, oui, réponds-je avec impertinence : le montant du vol, la cible, et le mode opératoire. — Je vous écoute... — Eh bien, un casse de onze millions d'euros, sans violence aucune, au détriment de la Banque de France, il n'est pas tellement étonnant que ça fasse grincer des dents, en haut lieu, comme vous dites, Patron. — OK, Plassard, convient le Commissaire, mais vous en êtes où ? C'est Simon, avec sa diplomatie habituelle, qui prend le relais : — Les collègues du chauffeur, en première analyse, sont dans le noir complet. Le gars, selon eux, est très fiable, de l'ancienneté, du sérieux. On a vérifié : en effet, pas un écart en dix ans, mais... il aurait néanmoins commis une entorse à la procédure, en conservant les clés du compartiment arrière du fourgon, à l'issue du premier chargement, rue de la Visitation. 31 — Et Lagadec ? pourquoi ce conditionnel, Le — À cause de la très faible distance entre les deux lieux de chargement : deux cents mètres à peine. On pourrait prendre cela comme une simple négligence, volontaire ou pas, de sa part. De plus, ses deux équipiers étant novices (ils ont été embauchés il y a moins de six mois), il ne craignait pas trop un rappel au règlement de leur part. — Sa hiérarchie aurait formé un trinôme bancal pour un transport d'un tel montant ? Cela m'étonne de la part du Colonel. Vérifiez qui était sur le listing qu'il a validé. Et puis, faites-moi la totale sur ce gars : famille, amis, études, train de vie, etc. — C'est comme si c'était fait, patron, s'empresse de répondre Simon, histoire de mettre un peu d'huile dans les rouages. Manque de chance, le Commissaire n'est vraiment pas dans un bon jour : — Gardez votre brosse à reluire pour un autre jour, Le Lagadec. Plassard, je vous donne une semaine, pas un jour de plus, pour me retrouver ce fuyard. Et le fric ! Rompez ! — Bien, patron. 32 Nous sortons du bureau, sans autre forme de procès. L'heure n'est pas aux discussions. 33 34 VI Tenants et aboutissants Simon et moi avons pris l'habitude, depuis nos retrouvailles professionnelles, de discuter stratégie devant le jeu de fléchettes d'un pub irlandais qui a remplacé l'antique bistrot où se retrouvaient jadis les représentants de la rousse. Habitude certes répréhensible que le Commissaire ne voit pas d'un bon œil, même si le niveau de l'ambiance sonore de l'établissement semble garantir la confidentialité de ces conciliabules publics. Mais Simon s'est mis le tenancier dans la poche, en échange de quelques 35 contraventions de stationnement passées à l'as, et celui-ci lui a déjà refilé un ou deux tuyaux pas crevés du tout sur des affaires en cours. La chose est donc tolérée, jusqu'au premier couac. Aux fléchettes, la hauteur canonique du cœur de la cible a été fixée par des irlandais grands et costauds à 68 pouces. À ce jeu, j'ai l'avantage de la taille, car celle de Simon, inférieure de 12 bons centimètres, l'oblige à des lancers légèrement ascendants, plus difficiles à régler. Mais il compense ce petit handicap par une concentration supérieure, autre reste de sa carrière de pilote de rallye, sans doute. Par ailleurs, ici comme au stand de tir, notre adresse est égale. Autant dire que les parties seraient acharnées, si elles pouvaient se dérouler normalement. Hélas, d'une part, elles ont lieu sur le temps de service et ne peuvent donc s'éterniser et, d'autre part, elles sont généralement interrompues par d'intempestifs coups de téléphone (ah ! ce maudit portable, qui vous relance jusque dans les toilettes !). Les deux premiers lancers de Simon ont atteint le cœur de la cible et il faut un coup de maître pour que ma fléchette aille se ficher entre ces deux-là. 36 Le jeu se déroule sans commentaires. Ceuxci sont réservés à l'enquête en cours : — Bon, alors, on commence par quoi ? demande Simon. — Comme dab', récupérer nos commissions rogatoires chez le proc, Ensuite, par son patron, on va récupérer les premières infos sur notre client, tu t'occupes de la partie finances et communications, comptes, mouvements, destinataires, moi je vais voir côté études, famille et amis. On se retrouve à la cantine, à midi, sauf imprévu, OK ? — OK, boss. Ma fléchette suivante va se perdre dans le bord extérieur de la cible. Mon poignet a tourné. C'était la dernière de ma volée. Simon me doit une revanche. Nous vidons le fond de notre tasse de café, faisons signe à Doherty, le patron, d'allonger notre ardoise et sortons dans le froid encore pénétrant de ce matin d'avril. À midi, au restaurant administratif auquel ont droit les agents du commissariat, comme tous les fonctionnaires de la Préfecture, nous avons aussi nos habitudes. Pour moi, c'est directement viande grillée ou poisson, la garniture qui va bien 37 et un dessert ; pour Simon, pas de question de sauter l'entrée, de charcuterie de préférence quoiqu'il se laisse convaincre par les crudités de temps à autre, pour se donner bonne conscience plat de résistance, fromage ET dessert. À chacun sa nature. C'est donc devant ces deux plateaux-types que nous mettons en commun les informations glanées au cours de la matinée. Que je vous résume ci-après, au plus court (inutile de vous retranscrire les borborygmes d'approbation, étonnement ou dénégation de Simon en pleine activité masticatoire ni mes comptes d'apothicaire depuis que je me suis mis en tête de perdre deux kilos, plaqués sur mes hanches). Voici donc : Le suspect Denis Popovič, est né dans la Krajina de parents serbes. Réfugié en France après la guerre de 91, s'était engagé dans la Légion à Aubagne. Contrat de cinq ans. Comportement irréprochable selon ses supérieurs, mais ceux-ci ayant un esprit de corps surdéveloppé, je me méfie quand même un peu. À l'issue de son engagement, s'est recyclé comme beaucoup dans la surveillance, d'abord vigile dans un hypermarché en région lyonnaise, puis employé de la Funds Co, à l'agence de Rennes, depuis dix ans. 38 Les informations bancaires sont plus surprenantes. Comptes multiples, mouvements importants, bien supérieurs à ses revenus officiels. Et, surprise, le fichier des plaques d'immatriculation a révélé une Ferrari Testarossa inscrite à son nom depuis plusieurs années, en plus de la Honda 1000 qu'il utilise pour ses déplacements habituels. Son ex-épouse, restée en banlieue lyonnaise où elle tient un café-bar, semble regretter à présent leur séparation. Làbas, il est toujours recensé par les services fiscaux comme copropriétaire d'une petite entreprise d'importation de pièces détachées pour motos. Sans trace d'activité récente. Enfin, cerise sur le gâteau, la perquisition à son domicile déclaré - un deux pièces banal dans la ZUP sud - n'a absolument rien donné, car l'appartement est propre comme un sou neuf, vidé de tout objet personnel. Tout cela confirme les soupçons de préméditation, d'une part, et infère l'existence de revenus occultes, voire d'une double vie, d'autre part. 39 40 VII Cap sur l'Italie Denis ne s'est plus senti dans cet état d'excitation depuis ses opérations avec la Légion, à Chypre et au Liban. Il sait qu'à partir de l'instant où il a abandonné le fourgon, il s'est transformé en ennemi public numéro un. Il songe un instant à Mesrine et à sa triste fin, criblé de balles par des policiers qui voulaient sa peau à tout prix. Puis se rassérène à la pensée que lui n'a braqué, tué, 41 violé personne. Que risque-t-il ? Il s'est documenté sur Internet : trois ans, pas plus. Le jeu en vaut bien la chandelle, non ? Il doute que quelqu'un l'ait vu transférer les onze millions d'euros du fourgon blindé dans la camionnette de location qu'il avait garée dans cette rue de la zone commerciale de la ZUP Sud. Par précaution, il avait changé les plaques, avant de l'utiliser. À présent, il file vers le box de Chantepie loué au nom de sa société lyonnaise. Arrivé là-bas, il bascule le vantail du box, met le fourgon à cul, puis le rentre à demi à l'intérieur, ouvre les portes arrière et décharge les onze paquets filmés de noir. Cela fait quand même un sacré tas de fric ! Excès de cartésianisme ou TOC naissant, les onze paquets ne forment pas un tas régulier sous la bâche dont il les recouvre, aussi décide-t-il d'en retirer le dernier. Il s'était pourtant promis de ne pas toucher à cet argent avant six mois au moins, le temps que l'affaire se tasse. Mais il se souvient aussi d'un conseil de sa grand-mère, pendant la guerre, qui cachait de l'argent un peu partout dans la maison et dans le jardin : « ne jamais mettre tous ses œufs dans le même panier, mon garçon ». Sauf que, elle, à la fin, elle avait oublié la moitié de ses cachettes ! 42 Il enfourne le onzième million dans un sac de sport, qu'il fixe sur sa seconde moto (montée à partir de pièces détachées et d'un bloc moteur fauché dans une casse), et sort l'engin du box, ferme celui-ci à double tour, coiffe son casque intégral et actionne le kick. Le ronronnement harmonieux du moteur parvient à peine à ses oreilles. Il enfourche l'engin et et passe en revue son plan. Depuis des vacances dans le Queyras, il sait pouvoir passer en Italie par le col Agnel, sans voir le moindre képi. Et connaît une bergerie accueillante dans les parages. La clé est toujours au-dessus de la porte et les provisions élémentaires dans les placards. Elle appartient à un corse qu'il a connu à Aubagne et à qui il a sauvé la vie au Liban. Une dette dont l'homme pour l'instant n'a pu se libérer. Parce que, il faut s'y attendre, sa photo va être placardée dans tous les commissariats, les aéroports de France et même d'Europe et on finira bien par le rattraper. Mais, au moins, qu'il ait le temps de prendre quelques vacances avant de payer son dû à la société ! Il met en marche le GPS, entre un nom dans la fenêtre de recherche du navigateur : Molines. Il choisit parmi la dizaine d'homonymes 43 proposés. Ajoute un critère : éviter les autoroutes, où des barrages peuvent être dressés ! L'appareil rend bientôt son verdict : 916 kilomètres par nationales et départementales. Il y sera tard dans la nuit, en respectant les limitations de vitesse ; pas question de se faire prendre aussi bêtement ! C'est dans cet état d'esprit que Denis Popovič met le cap au sud-est. Un instant, il caresse l'idée de s'arrêter à Lyon, puis pense que les enquêteurs auront peut-être déjà trouvé son pied-à terre là-bas et y renonce. Il enclenche la musique dans son casque et s'applique, à partir de cet instant, à suivre la meilleure courbe possible, comme s'il était en course et que la victoire en dépendait. L'asphalte défile sous ses roues, le vent siffle autour de lui, la musique d'Emir Kusturica lui emplit les oreilles : il a l'impression fugace que c'est cela la liberté ! Son poignet droit donne un quart de tour et sa machine vrombit d'aise à la libération de ses chevaux entravés. Attrape-moi, si tu peux ! lance-t-il enfin à un ennemi, encore invisible, mais qu'il sait à ses trousses, déjà. 44 VIII Piste serbe et eau de boudin Au commissariat, on ne chôme pas ! Le signalement du suspect a été transmis à toutes les frontières de l'Europe Communautaire, à la Police de l'Air et des Frontières, des Chemins de Fer, de la RATP, au cas où il serait monté à Paris, aux autorités portuaires... Bref, un filet est tendu au-dessus du fuyard. Reste à savoir si, en le refermant, ses mailles retiendront celui-ci ou pas. 45 Car, en essayant de me mettre à la place du fugitif, j'incline à penser qu'il tentera de sortir au plus vite de France, sans doute pour rejoindre sa Krajina natale. N'est-ce pas le rêve de tout émigré de rentrer riche au pays ? Le problème est de savoir par où et comment ? Onze millions d'euros, ça ne se cache pas dans une valise. Il faut au moins une malle cabine pour ça ! La voie des airs semble donc improbable. Sa moto, restée sur son lieu de travail, peut être écartée aussi. Sa Ferrari est au garage après des dégâts litigieux. Le plus simple serait un fourgon de livraison, avec la marchandise dissimulée dans la cargaison, comme pour la drogue. Mais aucun loueur de la ville n'a enregistré de location au nom du suspect. Peut-être dispose-t-il de faux papiers ? Ou bien utilise-t-il un véhicule volé ? Là encore, aucun signalement ne correspond. L'affaire s'annonce ardue. Il a déjà plus de six heures d'avance sur nous. Après avoir fixé sur le tableau mural tous les éléments dont nous disposons, Simon et moi décidons de privilégier, dans un premier temps, la piste serbe : c'est le pays natal du fugitif, on y trouve armes et faux papiers facilement depuis la fin de la guerre. Un pays gagnable par la route, 46 en prenant des précautions. Nous activons un contact que nous avons là-bas, depuis certaine mission de formation de la police serbe. Au handicap horaire, un second - et d'importance - vient s'ajouter dès la fin de ce premier jour : la médiatisation. Le hold-up n'a pas échappé à la télévision locale et est repris dans l'édition du soir de la 2, puis par toutes les chaînes généralistes. Le lendemain matin, s'y ajoute la presse quotidienne. Rapidement, flairant le bon coup, les hebdomadaires relayent le buzz internet qui transforme Denis Popovič en une espèce de Robin des Bois moderne aux exploits duquel applaudit toute la France populiste. Faucher onze millions d'euros à la Banque de France ou au fisc, c'est tout comme, et le faire sans violence aucune, la cerise sur le gâteau ! Lorsque cette France d'en bas sait que l'audacieux criminel ne risque que trois ans en tout et pour tout, elle exulte ! Un héros est né. Nous ne trouvons qu'un seul avantage à ce déferlement : la photo de notre client s'étale partout en Europe : il lui sera difficile de passer inaperçu longtemps. À moins de changer de tête, ce qui n'est pas à exclure. 47 Notre contact serbe, hélas ne ramène pas grand-chose : aucune trace du suspect dans son village natal, pas plus que dans la capitale ; ses proches, interrogés, se disent sans contact avec lui. Il n'a plus aucun compte bancaire dans le pays. On le croit toujours dans la Légion, c'est dire si les nouvelles sont fraîches ! Je dois reconnaître que mon idée était une mauvaise pioche ; mais au moins peut-on refermer cette piste. Le divisionnaire donne alors son accord pour un appel à témoins avec récompense, fait rarissime dans la police française : 50 000 € ! Il a fallu pour cela remonter jusqu'au Ministre. Dès lors, les coups de téléphone affluent et la petite cellule mise en place pour gérer les appels est rapidement débordée. Commence ensuite un long et fastidieux travail de vérification et recoupement. On a vu le nouvel ennemi numéro un aux six coins de l'hexagone, dans la moitié des aéroports et nombre de gares. Un sosie, pourtant bien imparfait, est même interpellé et retenu plusieurs heures. Mais, de renseignements concrets et fiables, pas la queue d'un ! Au final, après 48 heures de ce traitement, il nous faut bien admettre, avec le divisionnaire, que nous avons fait chou blanc ! Celui-ci tourne 48 en rond dans son bureau comme un lion en cage et n'est pas à prendre avec des pincettes. La presse commence à se gausser de la police de façon appuyée et fort déplaisante. C'est alors que se produit le premier rebondissement de l'affaire : un téléspectateur rennais se souvient avoir vu, le jour du vol, un fourgon reculer dans un box, où il n'avait jamais vu entrer et sortir qu'une Ferrari et une moto. L'association de ces trois éléments, Ferrari, moto, fourgon, dans le reportage télévisé a fait tilt dans sa tête et il a appelé le numéro vert mis en place. Et là, bingo, ma brigade de PJ, devant les yeux ébahis du serrurier appelé en urgence, découvre, sagement rangés dans le fond du box, les dix millions d'euros, encore emballés dans leur film plastique, à peine recouverts par une bâche automobile bleue. Ne manque qu'un million. L'oiseau s'est envolé sans l'essentiel du magot. Cela confond toutes les hypothèses émises jusqu'alors. Décidément, ce Denis Popovič est un drôle de paroissien ! Qui commet un hold-up inédit, seul et sans armes, et laisse derrière lui dix millions d'euros sur les onze dérobés ! J'enrage de mon impuissance, Simon mâchouille deux 49 fois plus de bois de réglisse que d'ordinaire. Pour un peu, il recommencerait à fumer ses infâmes Gitanes maïs ! Il faut que cela cesse. Mais, que faire de plus ? La presse populaire a un peu rabattu son caquet depuis la découverte de la quasi-totalité du butin. On taxe à présent plus volontiers d'amateurisme ce voleur parti en cavale les mains vides ! Exagération encore ! Un million d'euros, ça permet quand même de voir venir. L'actualité galopante aidant, Denis Popovič disparaît au quatrième matin de la une des quotidiens. « Sic transit gloria mundi »3. On va enfin pouvoir travailler tranquilles ! 3 Loc.lat. : ainsi passe la gloire du monde. 50 IX Refuge italien Denis traverse la France en diagonale sans autre incident qu'une petite panne mécanique (un gicleur bouché) qu'il peut identifier et réparer luimême. Après avoir laissé derrière lui Moutiers et une fois passé le goulet d'étranglement de Château Queyras, guetteur millénaire perché sur son rocher, il parvient enfin à Molines quelques centaines de mètres plus haut. Là, il songe d'abord à passer la nuit à l'auberge de Gaudissard, une bonne adresse qu'il a déjà appréciée. Mais, lors d'un arrêt dans une station51 service à l'entrée de la Tarentaise, il a entrevu furtivement son image sur les écrans de télévision et dû sortir pour remettre précipitamment son casque. Il pense donc plus prudent de franchir la frontière sans plus attendre et attaque les lacets du col Agnel à la lumière de son phare à iode. On est début avril, et si la route est au noir, les bas-côtés et le paysage environnant sont encore bien enneigés. Au fur et à mesure qu'il s'élève, l'air devient plus sec et piquant. Arrivé au sommet, il s'arrête un instant dans l'espèce de blizzard qui balaie les cimes alentour pour contempler les lumières de la vallée, puis entreprend la descente sur Chianale, le premier village italien sur sa route. La bergerie est à deux kilomètres en amont de celui-ci, adossée à un adret ; son toit de lauzes dépasse à peine du mouvement de terrain où elle est implantée. Il trouve la clé à son emplacement de toujours et le bûcher rempli. Mais il est trop fatigué pour allumer un feu qu'il ne pourrait surveiller. Il s'enroule tout habillé dans son duvet de montagne et s'écroule de sommeil sur le châlit en pin. Il est près de midi lorsque le froid le réveille enfin. Il a dormi douze heures d'un sommeil agité, rempli de rêves contradictoires 52 gains colossaux au Casino et poursuites infernales avec la Police ! Son estomac crie famine et ses membres sont endoloris de froid et de fatigue encore. Il se lève néanmoins pour explorer son refuge. Dehors, une amenée d'eau en bois conduit par gravitation le filet d'une source proche jusqu'à un abreuvoir en pierre qui trône dans la cour. Le trop-plein retourne au ruisseau qui coule en contrebas, gonflé par la fonte des neiges. L'enclos des bêtes, affaissé par endroits, révèle que la destination première a cessé d'être. À l'intérieur, murs de pierres sèches, sol de terre battue ; un seul et unique fenestron, à gauche de la porte, une cheminée sur le côté droit ; une petite table de bois brut, à peine équarri, un banc, deux tabourets de part et d'autre de l'âtre et un châlit en planches, au fond de la pièce. Voilà tout le mobilier de l'ancienne bergerie. Sur l'étagère au-dessus de la cheminée, des pots de faïence - café, sel, sucre, farine et, plus inattendu, tabac. Un minimum de vaisselle dépareillée et quelques provisions dans des boîtes en fer dans un petit placard encastré dans le mur à gauche du foyer. De quoi tenir 48 heures sans aller au ravitaillement. 53 De l'eau, du sel, des pâtes, une boîte de sauce tomate. Il se prépare un dîner substantiel, dans la marmite qui pend à sa crémaillère dans la cheminée. Et mange, à la lumière du rougeoiement du foyer, mastiquant aussi lentement qu'il rumine ses plans pour le lendemain. Réchauffé, nourri, il se rendort apaisé sur un lit de fougères trouvées dans la remise attenante. Au soir, pour étudier sa carte, il entame la provision de bougies du propriétaire. Denis est né à la campagne, mais une campagne peuplée, pas ces parages désolés. Pas question donc de s'attarder ici plus du strict nécessaire. Une étrange sensation d'étouffement l'envahit déjà. Le dénuement, il a déjà connu, la solitude, non. Il songerait bien à gagner Vaduz, la capitale du Liechtenstein, pour s'informer de la possibilité d'y ouvrir un compte. Mais, il faut franchir une douane, le pays ne fait pas partie de l'espace européen. La Suisse, c'est le même problème, et de plus, depuis la livraison d'une liste de trois mille détenteurs de comptes à la France par un espion à sa solde, il n'a plus confiance dans le secret bancaire helvétique. Pour le Luxembourg, c'est un peu trop tard, vu la direction qu'il a prise. 54 Ne reste plus que Monaco ou Saint-Marin. Un petit séjour sur la Riviera, depuis le temps que les nouveaux riches russes le font baver d'envie... Pourquoi pas lui ? Il réétudie la carte. Bien sûr, le plus court serait de descendre jusqu'à Cuneo, puis de rentrer en France par le col de Tende et Sospel pour gagner le Rocher, mais il ne préfère pas. Trop risqué. Par contre, il pourrait se diriger vers Savona, puis longer la côte ligure jusqu'à la Principauté, toujours en évitant les autoroutes et les sections à péage. Il calcule : par ces nationales et départementales, il faudra compter dans les six heures pour couvrir à peine trois cents kilomètres. Peu importe ; si ses jours de liberté sont comptés, à présent tout son temps lui appartient. Ce matin, il s'est dessiné en se rasant une fine moustache et un petit bouc, afin de se différencier un tant soit peu du portrait diffusé dans les media. Bagages faits, il rend la bergerie à sa quiétude montagnarde, remet la clé entre deux pierres, au-dessus du linteau de la porte et enfourche sa moto. Cap au sud-est à nouveau. 55 56 X Course poursuite C'est sans encombre que Denis approche de la Principauté par la route côtière, en fin de matinée. Un camping ouvert toute l'année l'accueille, juste avant la frontière symbolique entre les deux pays. Ce n'est pas ce qui manque par ici. Un peu trop désert à cette période, craignait-il, mais la Riviera ne désemplit pas ; du premier janvier au trente-et-un décembre, il y a toujours du monde. Pus facile de passer inaperçu. D'autres motards sont là. Quinze minutes plus tard, sa Kawa 750 est garée au pied d'un 57 bungalow tout confort, réglé d'avance en liquide pour une semaine, et son million planqué dans le faux-plafond de la chambre. Il faut qu'il aille faire des courses. À la BRB rennaise, toute mon équipe continue à dépouiller les renseignements reçus, à solliciter Interpol. En vain. Tous les proches identifiés ont été mis sous surveillance. Sans résultat. Aucun péage d'autoroute n'a enregistré le passage du fugitif. Les aéroports, encore moins. Les listes d'embarquement d'un nombre impressionnant de vols ont été passées à la moulinette des ordinateurs. Mais aucun passager du nom de Popovič n'a quitté le territoire français depuis le vol du fourgon et aucun ne correspond non plus à son signalement. C'est alors que j'ai une inspiration : une cavale, si elle a été préparée - et il semble que ce soit le cas - fait généralement appel aux parentés et amitiés anciennes. En examinant le passé du suspect, j'en viens à penser que, pour nous à présent, la zone la moins claire est celle de ses années de légionnaire. 58 Simon et moi prenons donc un TGV pour nous rendre à Aubagne et rencontrer personnellement le chef de corps, dûment munis d'une commission rogatoire nous autorisant à consulter les archives du régiment. C'est ainsi que nous identifions ses compagnons de chambrée et de mission les plus proches, six hommes dont nous étudions les profils avec soin. Pour remonter bientôt jusqu'à Paolo Roccaserra. Puis à sa bergerie de Chianale. On l'interroge. Il nie toute implication, fournit un alibi en béton, mais confirme son amitié avec Denis et se félicite par avance d'avoir pu, le cas échéant, acquitter sa dette d'honneur envers celui-ci. Maintenant, un drôle de problème se pose à Denis. Il dispose de plus d'argent qu'il ne lui en faut, mais comment le dépenser sans se faire repérer ? Le recycler au Casino ? Outre le risque d'en perdre une bonne partie, il sera filmé dès l'entrée et le physionomiste capable de le reconnaître entre plusieurs milliers de personnes ensuite. Déposer de l'argent sur un de ses comptes dans une agence et régler ses dépenses avec sa carte bleue ? La police le suivra à la trace très rapidement, c'est certain. En ouvrir un à Monaco serait le mieux, mais il faut qu'il attende quelques jours pour retrouver le look qu'il a sur 59 son passeport serbe. De plus, il a à présent une adresse, mais pas de justificatif de domicile et craint toujours autant les caméras de surveillance des sas d'entrée. Les cinquante mille euros retirés au total avant de partir lui permettent de voir venir, mais il ne peut pas continuer à se trimballer comme ça avec une brique et quelque dans son sac. Il ne faut pas tenter le diable. Finalement, il regrette presque d'être parti avec ce paquet. Quel con, il aurait dû l'enterrer dans la bergerie. Bien malin qui serait allé le chercher là-bas. Il ne va quand même pas y retourner maintenant ? Quelques heures supplémentaires nous sont nécessaires pour régler la coopération francoitalienne sur l'affaire avant que nous puissions franchir le col Agnel et rejoindre nos collègues italiens sur place. Il est aisé de constater le passage d'un motard, qui apparemment n'a séjourné que deux nuits, à en juger par les reliefs de repas. Au village, il ne s'est pas arrêté et personne ne peut fournir de renseignements supplémentaires. La piste est mince, mais c'est la seule dont nous disposons. 60 Simon et moi nous regardons en chiens de faïence, passant en revue mentalement tous les fils ténus de cette affaire qui tourne de plus en plus en eau de boudin. Comment retrouver la piste interrompue du fugitif ? Soudain, Simon se frappe le front du plat de la main en proférant une réplique célèbre : « Bon sang, mais c'est bien sûr ! ». Il y a eu des arrêts obligés auxquels Denis Popovič n'a pu se soustraire dans sa fuite : les ravitaillements en carburant ! Partant de l'hypothèse probable qu'il est parti réservoir plein, et retenant l'itinéraire le plus direct, hors autoroutes, puisqu'il n'a été enregistré à aucun péage, compte tenu de la vitesse moyenne de la machine et du kilométrage à parcourir jusqu'à la bergerie, nous déterminons les stations-service où il a pu se ravitailler. Une petite quarantaine. Et, dans le tas, il s'en trouve une, en cette morte-saison, où le motard a été remarqué par l'employée de service : un grand gaillard d'un mètre quatrevingt et cent kilos au yeux bleus, n'importe quelle fille normalement constituée s'en souvient, non ? C'est ainsi que nous apprenons que la moto est une Kawasaki 750, immatriculée 35, ça, on s'en doutait bien, que son conducteur a réglé son 61 plein en espèces et acheté un peu de nourriture et de boisson. à l'entrée de la Tarentaise. Malheureusement, avec ce carburant, il peut parcourir à nouveau près d'un millier de kilomètres et gagner la Riviera, comme la Suisse, l'Autriche, la Croatie, etc.! Le résultat est mince et Denis Popovič nous nargue toujours ! Casquette de base-ball sur la tête et lunettes fumées sur les yeux, une fois ses achats effectués sans encombre, Denis achète la presse dans divers kiosques et librairies. Il a extrait une liasse du paquet compromettant, mais pas moyen de tendre une coupure de cent au moindre commerçant. Au-delà de cinquante euros, les billets sont automatiquement refusés par beaucoup s'ils ne peuvent les tester. Ceux-ci sont clean, d'après ce qu'a dit la presse, mais si c'était un piège ? S'emparer du fric n'était pas si compliqué que ça, réussir à le blanchir s'annonce plus coton. Il s'assied à une terrasse devant un café crème. La température est fraîche, mais y'a plus moyen de fumer à l'intérieur et il a recommencé depuis hier ! Il feuillette avec angoisse les journaux achetés à la recherche de ce qu'on sait de sa cavale et là, les bras lui en tombent ! À la 62 une de deux hebdomadaires s'étale la photo d'une jeune femme brune prénommée Zara qui déclare être sa fille et s'avoue plutôt fière de lui !!! Il dévore ses déclarations. C'est à un retour en arrière de vingt ans qu'elle l'oblige. Il avait dix-neuf ans, sa mère dixsept et elle, la dernière fois qu'il l'a vue, pas tout à fait douze mois. Une boule au ventre l'assaille tout d'un coup, pire que si les flics étaient au coin de la rue. Des images lui reviennent en pagaille d'un coin oublié de sa mémoire. Elle ressemble à sa mère comme deux gouttes d'eau. Bouge, se dit-il, ou tu vas te mettre à chialer. Il rentre rapidos au camping. 63 64 XI 22 noir, pair et passe C'était bien le dernier truc qu'il lui fallait, que son passé vienne embrouiller un présent déjà pas très clair. Cette fille, elle ne porte même pas son nom, il ne l'a pas reconnue. Sa mère ne voulait pas qu'il pratique un test de paternité. Tu parles ! Alors, il s'est barré. Et maintenant qu'il a du fric, tout le monde rapplique. Sa femme regrette d'avoir divorcé, cette fille réapparaît, et puis quoi encore ! 65 Mais l'image si troublante de ce premier amour ne veut pas s'effacer comme ça. Allongé sur son lit, Denis tente de se concentrer sur la manière de se sortir du bourbier dans lequel il se trouve. Rien à faire. Le visage de Maruschka revient sans cesse. Il faudrait qu'il puisse dormir sans risquer de se faire cueillir en plein sommeil. Et là, ce n'est pas vraiment le cas ! Allongé sur son lit double, les bras sous la nuque, Denis rumine, les yeux ouverts dans le noir, l'oreille aux aguets, jusqu'à ce que ses paupières se ferment malgré lui pour quelques instants d'un repos haché, avant le sursaut provoqué par le vent dans les branches, des pas sur le gravier ou un klaxon lointain. Au petit matin, néanmoins, il sombre dans un sommeil plus réparateur. C'est un rai de soleil sous la porte qui le fait s'éveiller finalement. Neuf heures ! La douche brûlante le stimule douloureusement. Dans le miroir, sa barbe de plusieurs jours lui donne un air de repris de justice qu'il n'est pas encore. Il se rase en laissant moustache et collier comme les jours précédents. Sa nouvelle physionomie colle à présent avec la photo de son passeport serbe, vieux d'il y a dix ans. Il pourrait 66 peut-être passer à travers un contrôle de police pas trop serré. Mais s'il peut éviter l'expérience, il préfère. Sa moto planquée derrière le bungalow, sous une bâche plastique laissée là, il part à pied vers le centre ville. Son blouson de motard, un peu voyant avec son aigle rouge dans le dos, a fait place à un sweat à capuche, un peu plus discret. Il cherche pour prendre son petit déjeuner un bartabac, mais sans vente de presse, de peur qu'un client accoudé au zinc devant son journal ne le reconnaisse soudain. Putain, il en marre de flipper tout le temps comme ça ! Un grand noir et deux croissants. Ça a du mal à passer. D'autant qu'il avale trop vite et se brûle la langue au café trop amer. Il ressort, capuche sur la tête et lunettes noires sur les yeux, mais rien à faire, l'impression que tout le monde le dévisage est toujours là, de plus en plus pesante, de plus en plus pressante ; il sent son pouls s'accélérer et sa vue se brouiller légèrement. Il chancelle un instant. Une dame âgée s'inquiète : — Ça va, monsieur ? — Oui, oui, madame, merci. 67 Elle s'éloigne en se demandant ce qu'à pu faire de sa nuit un grand gaillard comme ça pour avoir l'air si mal en point ce matin. Soudain, un bâtiment se dresse devant lui, la façade barrée du mot « POLICE » en lettres capitales rouges. Sans plus réfléchir, il entre et déclare au planton de service : — Bonjour, je m'appelle Denis Popovič, je suis recherché pour braquage et je viens me rendre. Il cherche du regard un siège. On lui en désigne un sur sa gauche. Une infinie fatigue l'a envahi. 68 XII Transfert éclair Je tombe des nues lorsqu'on me passe le chef de la Sûreté monégasque : — Allô, oui ? Ici, le capitaine Plassard, chargé de l'enquête sur Denis Popovič. Vous avez un renseignement pour nous ? — Mieux que ça, capitaine, nous avons votre homme. Il s'est constitué prisonnier ce matin. Mais il y a un petit problème... — Lequel ? 69 — Nous ne pouvons pas le retenir ni a fortiori l'extrader. Il n'a rien commis de répréhensible sur notre territoire et Interpol n'a pas lancé de mandat à son encontre. Seulement une « note bleue » de demande de renseignements. Je lance intérieurement une bordée d'injures bien senties à l'adresse des bureaucrates d'Interpol, qui nous ont, une fois de plus, mis des bâtons dans les roues. — Il est où, alors ? — Toujours chez nous, de son plein gré. Mais s'il décide de partir, nous ne pouvons le retenir. — Put... pardon, vous proposez quoi ? On ne va quand même pas le laisser s'évanouir dans la nature une deuxième fois ? — Écoutez, si vos hommes se présentent avant la fin de cette matinée à la frontière, disons au Jardin exotique, par exemple, et s'il en est d'accord, nous pouvons vous le remettre. — S'il en est d'accord..., c'est quand même le monde à l'envers, non ? — Non, Madame, c'est la loi ! Et elle s'applique à Rennes, comme à Monaco, je pense. 70 — OK. c'est d'accord. Mais midi, c'est trop juste, disons quatorze heures, au jardin exotique, nous le réceptionnons. — Accordé. Maintenant, il faut faire avaler au dirlo la dépense d'un transport en hélicoptère RennesMonaco en urgence. Mais, trop content d'épingler à son palmarès l'arrestation du Robin des Bois de l'année, il ne fait aucune difficulté. Et c'est ainsi qu'à 13 h 45, l'Écureuil AS350B de la Police Nationale, parti de Toussus-le Noble et venu nous chercher sur l'aire du CHU de Pontchaillou, après une escale technique à Lyon, nous dépose sur l'Héliport de Fontvieille, Sim et moi. Une voiture banalisée de la P.J. de Nice nous attend. Il ne nous reste que quatre kilomètres à parcourir, mais si vous connaissez un peu le tracé du Grand Prix de Monaco, vous savez que c'est loin d'être en ligne droite. En pleine ville, avec le trafic et les limitations de vitesse, il nous faut quatorze minutes pour atteindre le Jardin exotique et nous garer devant la grille d'entrée. 71 Il est donc quatorze heures sonnantes lorsque nous voyons sortir d'une voiture de police monégasque un mec baraqué en jeans et sweat, l'air fatigué de chez fatigué, que nous transférons dans notre véhicule sans plus de discours, vérification d'identité opérée, avant de franchir fissa la frontière, de peur qu'il ne se ravise en cours de route. Notre hélico nous attend à l'héliport de Nice-Côte d'Azur. C'est bien la première fois en dix ans de carrière que j'arrête un délinquant de son plein gré ! À ce compte-là, on peut supposer qu'il va se montrer coopératif, non ? Eh bien, pas du tout ! 72 XIII Prise en main Je suis derrière la glace sans tain de la salle de retapissage. En ce moment, c'est Simon, assis au bureau, qui interroge le prévenu, bien calé, menottes au poignets, sur une chaise métallique, devant lui. Un petit somme dans l'hélico et quelques cafés semblent lui avoir redonné un peu de tonus. — Vous reconnaissez les faits ? — Ça dépend. — Comment ça, ça dépend ? 73 — Je reconnais être parti avec le fourgon, rue Vivier, sans attendre mes collègues. — Popovič, il faudrait arrêter de vous foutre de ma gueule. On a retrouvé le fourgon vide et dix millions d'euros entreposés dans le box où vous gariez votre Ferrari. On a relevé vos empreintes sur les paquets de billets. — Ça m'étonnerait ! — Pourquoi ? Vous portiez des gants ? — Ce n'est pas moi qui les ai chargés dans le fourgon, c'est Paul. — Mais c'est vous qui les avez déchargés. — Vous les avez retrouvés, non ? Alors, pourquoi tout ce cinéma ? — Parce qu'il manque un million, ducon, qu'on veut savoir où il est, et comment tu as fait et ce que tu as foutu durant ta cavale, ça te va comme ça ? — OK, OK, pas la peine de vous énerver. Je veux voir mon avocat. — Monsieur a un avocat ? — Oui, ce n'est pas interdit que je sache ? 74 — Non, non, mais qu'un mec accusé de braquage, qui gagne péniblement 1500 € euros par mois, déclare avoir un avocat, c'est quand même un peu louche ! — J'ai un avocat depuis mon divorce, ça vous va comme ça ? — C'est bon, vous pouvez l'appeler. Vous aurez droit à une demie-heure d'entretien. Mais il n'aura pas accès au dossier et ne pourra pas assister aux interrogatoires. C'est la loi. Simon pousse vers Popovič le téléphone qui se trouve sur le bureau. Celui-ci prend son larfeuille dans la poche arrière de son jean, en sort une carte de visite et compose dix chiffres. Plusieurs sonneries retentissent : — Cabinet de Maître Pierrafeu, avocat à la Cour de Rennes, j'écoute... Je crois qu'il est temps que je prenne la relève. J'ai dans l'idée que ça ne va pas être facile de faire parler ce gaillard. Si j'allais me remaquiller un peu... 75 Aux lavabos, je défais un, puis finalement deux boutons de mon cardigan. Mon Wonderbra fait toujours son effet. Je vérifie l'ordre de mon carré garçonne et me passe un peu de gloss sur les lèvres. Ça devrait suffire comme ça. 76 XIV À nous deux... — Lieutenant Le Lagadec, le Divisionnaire veut vous voir. Je vous remplace. — Bien, mon capitaine. Sim, qui ne m'a pas vue en look amazone depuis un moment, plisse les yeux en sortant pour me faire comprendre qu'il apprécie le paysage. 77 — Monsieur Popovič, en attendant votre avocat, qui ne devrait plus tarder, si on reprenait depuis le début ? Nom, prénom, date et lieu de naissance, domicile, etc. — Écoutez, ma jolie, j'ai déjà dit tout ça à votre collègue au moins deux fois, ça commence à... — Primo, je suis le capitaine Plassard, point barre, compris ? Deuxio, lui, c'est lui, et moi, c'est moi. J'ai besoin que vous me redonniez ces renseignements pour me faire une idée de qui vous êtes, OK ? Ce n'est pas trop compromettant pour vous, vous pouvez me le dire sans consulter votre avocat, non ? Ou alors, c'est qu'il y a déjà anguille sous roche... — Popovič Denis, né le 30 janvier 1975 à Plitvice (Croatie), domicilié 4, Square de l'Orléanais à Rennes (35). Conducteur de fonds. Divorcé, sans enfant. Ça vous va, comme ça ? — Nous verrons. Vous voyagiez avec un passeport serbe. Vous avez la double nationalité ? — C'est exact. Mes parents sont serbes. — Pourquoi êtes-vous allé vous livrer à la police à Monaco ? 78 — À votre avis ? — Je l'ignore précisément, mais je pense que vous avez peut-être paniqué en voyant votre portrait à la une de tous les média, en France comme à l'étranger. Vous aviez sous-estimé l'impact que votre acte allait avoir. Le costume de « nouveau Robin des Bois » est trop grand pour vous. Et malgré votre barbe naissante, vous étiez encore trop reconnaissable. Où que vous alliez, impossible de relâcher votre vigilance, de baisser la garde, de dormir sur vos deux oreilles. C'est usant à la fin, n'est-ce pas ? — Peut-être. Et alors ? — Et alors, vous aviez le choix entre la fuite en avant, quitte à commettre une grosse connerie ou vous rendre et payer votre dette à la société. Vous avez opté pour la seconde solution. — Si vous le dites... — Et comme dernier pied de nez à la police, vous vous êtes rendu à Monaco, sachant qu'on ne pourrait vous arrêter et que c'est donc en citoyen libre que de vous-même vous accepteriez de mettre fin à votre aventure. — Je n'y aurais pas pensé, mais l'idée est plaisante. 79 — Mais avant de vous rendre, vous avez caché quelque part le million manquant. Vous pensez sans doute pouvoir le récupérer à l'issue des trois ans dont vous allez certainement écoper (dix-huit mois à deux ans avec les remises de peine), mais détrompez-vous, Popovič, je serai là à votre sortie et je ne vous quitterai pas d'une semelle. Vous ne pourrez jamais profiter de cet argent. — Je suis parti avec les cinquante mille euros que j'ai retirés de mes comptes. J'aurais été fou de toucher à cet argent tout de suite. — C'était fou surtout de le laisser entreposé dans ce box à la merci de la première perquisition venue. Amateurisme total. Il ne nous a pas fallu cinq jours pour mettre la main dessus. — Alors, débrouillez-vous pour retrouver le reste. Je ne vous dirai plus rien. — Vous êtes trop susceptible, Popovič, et sentimental aussi. Vous voulez que je vous dise ce qui vous a déstabilisé et amené à vous rendre : la nouvelle que vous aviez une grande fille que l'on a menacée. La presse people l'a retrouvée. Ça a dû vous faire un choc, hein ? 80 Denis Popovič a blêmi sous l'outrage. Sa mâchoire se crispe un instant. Mais il se maîtrise et se contente de baisser les yeux sur la photo de Zara. — Ce n'est pas ma fille, je ne l'ai pas reconnue ! — Bien. Revenons à nos moutons. Denis Popovič, vous êtes inculpé du délit de vol simple, sans effraction ni violence. Je vais vous déférer au Parquet. Ensuite, vous serez incarcéré en préventive jusqu'à votre procès en correctionnelle, dans quelques mois. Vous risquez trois ans de privation de liberté, 45000 € d'amende et une interdiction d'exercer pouvant aller jusqu'à 5 ans. — Vous ne retrouverez jamais ce fric. J'ai bien compris qu'il me gâcherait la vie jusqu'à la fin de mes jours. Alors, je l'ai semé au vent, billet par billet, de ma moto, entre la Suisse et l'Italie, histoire de faire quelques heureux quand même. — Je ne vous crois pas, Popovič, mais on va vérifier, bien entendu. On a le temps, d'ici que vous ne sortiez, n'est-ce pas ? — Bon courage, capitaine Plassard. 81 Je sors de la salle. Ce type m'énerve ! Trop bleus, ses yeux. Il nous mène en bateau. Mais on va bien être obligés de ratisser tous les itinéraires possibles entre la bergerie et Monaco pour savoir s'il a dit vrai. Putain de sa m...! Il y a des jours où je regretterais presque d'être entrée dans la Police ! Dans le couloir de retapissage, Sim se marre : — Alors, t'as fait chou blanc ? Il aime pas les brunes ou quoi ? On reprend les bonnes vieilles méthodes ? Marinade, interrogatoire musclé et chantage à la remise de peine ? — Laisse tomber. On l'envoie au proc. — Eh ben, ça alors ! Je ne peux pas lui dire que je le trouve mignon. En plus, si ça se trouve, dans trois ans, ce sera un homme riche ! 82 Épilogue Il y a quelques semaines, j'ai acheté aux enchères sur Internet un mobile home d'occasion pour mettre sur un bout de terrain dont j'ai hérité d'une vieille tante, tout près du Camp Vert, au Val André. Je ne l'ai pas payé cher, moins de 5000 €, mais il fallait que je le ramène jusqu'ici ! Heureusement que j'ai un tonton transporteur. Ce sera parfait pour aller pratiquer la planche à voile et le kite-surf, pendant les weekends, les récup et les vacances. En redonnant un coup de jeune à cet équipement, qui a servi une dizaine d'années 83 dans un camping de la Côte d'Azur, quelle n'a pas été ma surprise de voir un sac plastique noir tomber du faux-plafond que je tentais de démonter ! Et lorsque j'eus ouvert et vidé ce sac sur la table du séjour de la caravane, ce sont cent liasses de billets de deux cents euros tout neufs qui se sont étalées à ma vue. Un million d'euros ! Une fois recomptées, il s'avéra qu'il manquait un billet dans une des liasses. Un seul. Hélas, impossible d'ignorer l'origine de ces fonds : la bande de scellement à demi-arrachée était marquée d'une série de B. F. trop révélateurs ! Le fric de Denis Popovič peut-être, celui d'un casse en tout cas, planqué naguère sur la Riviera et qui a voyagé incognito jusqu'à moi ! Je me pince pour le croire !!! Denis, lui, est sorti de prison, il y a un mois. J'étais là à sa levée d'écrou, on l'a suivi de près, mais rien à signaler, à part... un voyage sur la Côte, justement. Et en camping ! Tout s'éclaire à présent. Mais il est rentré bredouille !!! J'ai précipitamment remballé les liasses et replacé le sac dans sa cachette d'origine, le temps de me remettre de mon émotion et d'envisager la conduite à tenir. 84 Ça m'a pris une semaine. Qu'est-ce que j'ai fait, finalement ? J'ai rendu l'argent, vous pensez bien, sinon, je ne serais pas en train de vous raconter ça, mais quelque part au soleil, les doigts de pied en éventail, non ? Pourquoi ? Pour continuer à me regarder dans la glace sans honte, on ne se refait pas ! Et puis aussi parce j'ai eu peur de m'em... quiquiner, à la longue, à dépenser cette petite fortune tombée d'un toit. Saleté de conscience, hein ! Mais j'ai laissé Denis Popovič tranquille ! Il a payé sa dette à la société. À quoi bon lui pourrir la vie davantage ! ©Pierre-Alain GASSE, janvier 2011. 85 86 Bénédicte et les Adorateurs de Priape 87 ©Pierre-Alain GASSE, 2009. La loi du 11mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. 88 I Sur la Côte Sauvage, parmi les quelques dizaines de villas du siècle dernier établies au plus près du rivage comme autant de guetteurs immobiles, il en est une reconnaissable entre toutes. Perchée sur une des rares éminences de la presqu'île, au milieu d'un groupe de blockhaus enterrés là par les envahisseurs de la dernière guerre, elle domine les alentours de sa façade austère surmontée d'un clocheton, accolée à une tour carrée bizarrement coiffée d'une calotte. 89 D'un béton gris uniforme, toitures comprises, seuls des volets blancs éclairent cette masse surmontant les rochers de granit posés sur la lande. Le lieu est connu sous le nom de La Vigie. Habités depuis le néolithique, ces parages furent choisis en 1744 pour y édifier un corps de garde. Puis, on en fit un sémaphore, avant qu'il ne soit vendu en 1883. Dans les années trente, un architecte le transforma en villa que les occupants des blockhaus rasèrent en 39-40 pour y installer un radar. Après guerre, son propriétaire lui redonna l'aspect antérieur qu'il conserve aujourd'hui. Ayant emprunté, au hasard, la route de la Côte Sauvage, à son arrivée dans la presqu'île, Bénédicte, au volant de son cabriolet New Beetle jaune tournesol, vit là, fichée sur la pelouse, une pancarte qui disait : « À louer. Week-end ou semaine ». Suivait un numéro de téléphone. L'étrangeté du lieu lui parut propice au séjour impromptu d'une petite semaine qu'elle envisageait. Un peu trop grand pour elle seule, à vue de nez, mais quand on aime... Renseignements pris, le numéro de téléphone était celui d'une agence de location. 90 Manque de chance, la demeure était déjà réservée, bien que les locataires ne se fussent point encore manifestés. Elle en conçut un certain dépit. Encore renforcé par le fait qu'on lui offrît un T2 à bon prix dans une maison à cent mètres à peine de là, d'où elle pouvait observer à loisir le flanc nord de la bâtisse, le portail d'entrée dans le muret d'enceinte et le petit pavillon qui avait dû jadis abriter le gardien. Ce weekend-là, autour de la Vigie, un ballet inhabituel de véhicules aurait dû être remarqué par tout observateur attentif. Il faut croire que Bénédicte Plassard, Officier de Police Judiciaire mis en congé d'office par son supérieur hiérarchique à la suite d'une enquête mal ficelée4, fut la seule à avoir quelque raison de s'y intéresser d'un peu près. Et elle alla bientôt de surprise en surprise. 4 cf. Quand Mam Goz s'en mêle, 2008. 91 92 II Ce fut tout d'abord, le jour même de son arrivée, un vendredi soir de novembre, un convoi de cinq berlines cossues aux vitres fumées. Cinq jeunes femmes, court vêtues sous de longs manteaux, en descendirent. Puis, tous les véhicules s'éloignèrent en direction du Sud. Cinq voitures de grande remise, pensa-t-elle d'abord, d'après leurs plaques parisiennes, leur entretien impeccable et ce qu'elle crut être la casquette à visière du chauffeur. 93 Cinq automobiles de location, immatriculées 75. Étrange. On ne regardait pas à la dépense ! Ces gens ne se connaissaient-ils donc pas qu'ils aient cru bon de voyager séparément depuis la même zone de départ ? Déjà, l'imagination débridée de Bénédicte, s'appuyant sur les maigres indices entrevus, échafaudait une hypothèse. Jumelles en main, elle examina l'horizon qu'elle découvrait depuis son logis. Elle apercevait l'entrée de l'hôtel de luxe tout proche. Les cinq berlines en franchirent le portail mais, chose curieuse, aucune n'en ressortit. Ces chauffeurs étaient-ils donc logés comme leurs passagers ? Question : si des hôtes de marque étaient hébergés au Fort, petit personnel compris, qui étaient les visiteuses de la Vigie ? Des subalternes, logées à moindre prix ? Leurs bagages, siglés de LV reconnus dans le monde entier, semblaient démentir cette hypothèse. Un détour sur le site internet de l'hôtel lui révéla qu'il ne disposait que de dix chambres ou suites. Sans doute pas assez pour héberger tous ces hôtes. On pouvait donc supposer que l'établissement entier avait été réservé par le petit groupe. Et que les membres restants avaient été logés au plus près. Mais combien étaient-ils en tout : cinq femmes logées à la Vigie, cinq 94 chauffeurs, et combien d'autres personnes ? Hommes ou femmes ? D'instinct, son cerveau répondit : "Au moins cinq hommes". C'eût été logique, s'il s'était agi de cinq couples, mais le fait qu'hommes et femmes fussent logés séparément invalidait cette supposition. De plus en plus étrange. Pourquoi cette solution inégale alors que d'autres structures hôtelières de qualité et de capacité supérieure existaient à moins de deux kilomètres de là ? Peut-être faisaient-elles relâche en cette morte saison ? Il lui fut facile de vérifier que c'était le cas pour l'une d'entre elles. Mais l'autre était bien ouverte. Cela faisait déjà beaucoup de mystères. Depuis le début de son observation, une petite voix intérieure tentait vainement de persuader Bénédicte qu'elle n'était pas là pour les résoudre. Sa curiosité naturelle, son entêtement breton et son flair de flic, tout l'incitait au contraire à y fourrer son nez. Ce qu'elle fit, vous vous en doutez bien, avec l'excitation du limier sur la trace d'un gibier inespéré. 95 96 III Elle appela sans plus attendre l'hôtel dont le numéro figurait en bonne place dans la brochure publicitaire mise à sa disposition : — Bonjour, le Fort du Large, hôtelrestaurant quatre étoiles, Florine à votre service, que puis-je pour vous ? — Bonjour, je souhaiterais réserver une chambre chez vous pour demain soir. Est-ce possible ? 97 Cette phrase à peine prononcée, Bénédicte pensa que ce mois-ci, son budget serait un peu à l'étroit. Dans un établissement de ce genre, la nuit c'était 250 € minimum. Et c'est presque avec soulagement qu'elle entendit : — Je suis désolée, mais l'hôtel est complet. — Et dimanche ? — Nous sommes complets pour le weekend entier. — Et une table au restaurant pour ce soir ou demain ? — Vous n'avez pas de chance, l'établissement accueille un groupe qui a également réservé le restaurant. Bénédicte décida de tendre une perche : — Ah oui, je vois, une partie loge à la Vigie, n'est-ce pas ? — En effet, nous ne pouvions accueillir tout le groupe. Nous n'avons pas les quinze chambres nécessaires. Bénédicte calcula : cinq chauffeurs et cinq jeunes femmes. Plus cinq autres personnes. Dix hommes et cinq femmes. Logés séparément et individuellement. De plus en plus bizarre. Elle reprit : 98 — Cinq berlines noires à suivre, cela ne passe pas inaperçu. Je crois les avoir vues s'arrêter à la Vigie, comme j'arrivais. — C'est possible, oui. Bénédicte comprit que sa curiosité commençait à lasser. Elle coupa court : — Bon, tant pis, je regrette. À une autre fois, peut-être. — À votre service, madame. Le ton avait changé. Bénédicte conscience d'en avoir un peu trop fait. 99 eut 100 IV Au Fort du Large, pendant que les cinq chauffeurs se désaltéraient au bar, dans le salon de la suite la plus chère, cinq hommes étaient réunis, autour d'une table basse en verre et métal, au design italien. Un seul occupait le canapé rouge ; quatre étaient assis dans de confortables fauteuils en cuir blanc. Une carafe de whisky, des verres en cristal et un seau à glace étaient disposés sur la table. 101 Tous arboraient des masques de la commedia del arte. Telle était la règle numéro un. Aucun membre ne devait connaître le visage d'un autre. Les communications se faisaient à l'aide de prénoms d'emprunt attribués à l'entrée dans la société, un peu à la manière des ordres monastiques. Sauf avec le Grand Maître que l'on appelait par son titre. Celui-ci prit la parole : sa voix était étonnamment grave et suave. Avec des intonations méditerranéennes, aurait-on dit : — Messieurs, ce soir aura lieu notre première cérémonie sur le sol français. Le lieu que nous a découvert Albert est un peu moins isolé que nous ne l'aurions souhaité, mais sa symbolique est tellement en accord avec nos buts et objectifs que je n'ai pu résister. Il nous faudra seulement être encore plus prudents que par le passé, si nous ne voulons pas être obligés d'émigrer à nouveau. Rendez-vous à la Vigie à vingt et une heures. Interdiction de communiquer avec les impétrantes d'ici-là. Des questions ? — Que savent-elles de nous ? — Pour elles, nous sommes cinq clients, rien de plus. 102 — Comment être sûrs qu'elles ne parleront pas ? — Leurs boissons ne leur laisseront que des souvenirs imprécis de la soirée. — Et pour l'extérieur ? — Aucun risque de ce côté-là. Nous nous réunirons dans la salle de commandement souterraine d'une batterie allemande de la dernière guerre : murs de béton armé de plusieurs mètres d'épaisseur et portes blindées en parfait état de marche. Ah, une dernière chose : ce soir, le mot de passe sera : "levantemur". Messieurs, portons un toast à cette première sur le sol français. Cinq verres s'entrechoquèrent et des cinq masques sortirent les deux mêmes mots : À Priape ! 103 104 V Pendant ce temps, à la Vigie, les visiteuses s'étaient installées au mieux dans une bâtisse dont le confort était loin de valoir celui du Fort du Large. Au rez-de-chaussée, autour d'une salle à manger-séjour-cuisine avec vue sur mer, trois pièces étaient meublées en chambres. Ainsi que deux autres à l'étage, une dans les combles et la dernière dans la tour carrée,coiffée d'une calotte, qui flanquait l'édifice principal. Ajoutez-y en haut une salle de bains, en bas un cabinet de toilette et des WC et vous aurez fait le tour du propriétaire. À l'exception toutefois d'un escalier 105 descendant vers ce qu'on pouvait imaginer être une cave et qui aboutissait devant une porte blindée à cabestan : vestige du blockhaus antérieur, conservé par le propriétaire et qui donnait accès à la salle de commandement de l'ensemble de la batterie enterrée là pendant la dernière guerre. Les cinq filles ne se connaissaient pas, mais dès leur descente de voiture, elles se reconnurent néanmoins comme appartenant au même milieu : — Bonjour, moi c'est Tatiana, dit une grande blonde à l'accent russe prononcé. — Salut, moi je suis Kytara, dit une rouquine flamboyante, à la peau constellée de minuscules taches de rousseur. — Et moi, Sylvie, poursuivit une brunette aux cheveux courts et aux yeux verts. — Léo, dit sobrement, en tendant la main, la quatrième, la seule à porter des lunettes qui lui donnaient un air intellectuel que n'avaient pas les premières. La dernière était restée silencieuse. Quatre voix s'exclamèrent en chœur à son intention : — Et toi ? — Mara, de Prague. 106 C'était la seule à avoir donné son origine. Une fille aux cheveux auburn mi-longs et aux yeux d'un bleu lavande qui ne s'oublie pas. Il fallait en convenir. Les cinq étaient d'une grande beauté. Élancées, sexy. Éminemment désirables. Que faisaient-elles ici réunies, loin des palaces parisiens, de Genève, Monte-Carlo ou ailleurs ? — Bienvenue au club, dit Léo, qui avait des lettres. Ah, oui, le club des cinq ! Enid Blyton. Aventures d'enfance. Celle-ci promettait d'être d'une autre nature, à n'en pas douter. Après avoir tiré leur chambre à la courte paille, assises dans les deux canapés du salon, elles commencèrent à deviser affaires et découvrirent qu'elles avaient été engagées aux mêmes conditions, par l'intermédiaire de leurs sites internet respectifs. Qui étaient leurs contractants ? Elles n'en avaient aucune idée. C'est une carte Visa d'une société des îles Caïmans qui avait réglé la dépense. Pour quoi faire, ça, elles s'en formaient une idée plus précise. Le lieu, par contre les intriguait : isolé certes, mais à découvert, en bord de mer, c'était inhabituel ; d'ordinaire ces choses-là se passaient dans de grandes demeures, cachées au fond de parcs discrets... 107 Le tarif proposé, 2500 € le weekend, était supérieur à ce qu'elles demandaient d'ordinaire : il pouvait donc y avoir quelques prestations inhabituelles. 108 VI Lassée d'observer en vain l'entrée du Fort du Large, Bénédicte avait successivement braqué ses jumelles-appareil photo numérique sur toutes les ouvertures du bâtiment. Rien. Partout, les rideaux étaient tirés. Cela faisait un moment qu'elle passait ainsi d'une chambre à l'autre, avec l'espoir d'observer un quelconque changement d'état. Elle s'apprêtait à renoncer pour sortir en reconnaissance lorsque, du dernier étage, de ce qui devait être la suite la plus vaste, elle vit l'espace d'un instant, en ombres chinoises 109 derrière les voilages de la pièce, ... comme cinq visages masqués. Et eut le réflexe d'appuyer sur le déclencheur. Des masques de carnaval en novembre ! De surprise, elle en lâcha l'appareil. Par chance, elle avait passé la courroie autour de son cou. Mais, lorsqu'elle reprit son observation, plus rien. L'obscurité avait gagné la pièce. Elle appuya sur la touche "instant replay" : cinq silhouettes masculines pourvues de masques qui ne recouvraient que la partie haute du visage se détachèrent sur l'encadrement d'une baie vitrée. C'était quoi, ce truc ? Pas de vrais déguisements de carnaval, en tout cas. Elle fouilla ses souvenirs scolaires, ça lui disait quelque chose, mais quoi ? Et puis, tout d'un coup, cela lui revint : des masques en cuir de la commedia del arte, comme elle en avait vu au collège dans une représentation des Fourberies de Scapin. Elle alluma son ordinateur portable, brancha sa clé 3G et se connecta à l'internet. Commedia del arte. Une liste de sites apparut et bientôt elle eut à l'écran une série de photos des masques les plus courants. En les comparant à ceux présents sur le cliché pris avec ses jumelles, elle put facilement identifier les cinq : un Arlequin, bien 110 entendu, un Polichinelle, un Scapin, Pantaleone et ce qu'elle crut être un Dottore. un Les éléments épars réunis depuis son arrivée s'organisaient dans son cerveau presque malgré elle : luxe, jolies filles, hommes masqués, cela sentait le libertinage, pour ne pas dire la débauche. Ceci dit, pour l'instant, les frontières de la loi ne semblaient pas franchies, encore que... Mais, il y avait un élément discordant et c'était La Vigie : que venait faire cet ancien sémaphore dans cet ensemble ? Elle avait beau retourner la chose en tous sens, elle ne comprenait pas. Et lorsque Bénédicte Plassard ne comprenait pas quelque chose, cela ne quittait plus son esprit jusqu'à résolution de l'énigme. C'était son principal atout d'enquêtrice. Pour en avoir le cœur net, elle décida d'aller explorer la propriété le soir même. 111 112 VII Lorsque les rougeoiements du couchant eurent fini d'incendier l'océan, Bénédicte quitta son logis, Maglite en main et magnéto dans les poches de son coupe-vent couleur muraille, coiffée d'une casquette à visière assortie. En moins de cinq minutes, elle se trouva devant la propriété mystérieuse, longea le muret d'enceinte jusqu'à son angle nord-ouest. Là, une clôture prenait le relais pour délimiter une prairie envahie de refus de pâture et de chardons épars qu'elle distinguait avec peine à présent. Elle écarta deux rangs de fil barbelé pour passer de 113 l'autre côté. Un crissement se fit entendre : la capuche de son vêtement avait accroché une dent métallique. Elle étouffa un juron : un accroc dans un vêtement tout neuf ! À cent mètres de là environ, se dressait une masse sombre que Bénédicte identifia rapidement comme un blockhaus de la dernière guerre. Elle en avait aperçu deux autres, pas loin, en arrivant cet après-midi. Celui-ci présentait une particularité qui retint aussitôt son attention : il était construit en limite de la propriété qui l'intriguait tant. Une autre clôture, de plaques de ciment celle-là, se poursuivait de part et d'autre, pour fermer le trapèze de la Vigie. La nuit était tombée. Le clocher distant venait de sonner neuf coups que les vents avaient portés jusqu'à elle. Longeant le béton brut de décoffrage, couvert de tags qui défilaient sous le pinceau de sa torche, elle explora toute la longueur du bâtiment : pas une ouverture, pas un orifice, comme c'était à prévoir. Soudain, ses pieds trébuchèrent sur un obstacle : un piquet de clôture en bois, abandonné là. Bénédicte eut alors une idée : fichant la pointe du piquet en terre à un mètre environ des plaques de ciment, elle le coucha ensuite pour l'amener contre la clôture, puis s'en servit comme 114 d'un escabeau pour se hisser en haut de celle-ci et de là, par un prompt rétablissement, sur le toit du blockhaus. Allongée sur le béton froid et humide de la défense, elle en balaya la surface du crayon lumineux de sa lampe de poche : un champignon métallique d'une trentaine de centimètres de diamètres se dressait au centre. À croupetons, elle se déplaça jusque-là. Ce devait être un conduit d'aération. D'ordinaire, ils aboutissaient loin des superstructures pour éviter un gazage trop facile, mais il y avait des exceptions, la preuve ! Elle allait entreprendre de redescendre côté intérieur de la propriété, lorsque des bruits de voix lui parvinrent, en provenance du conduit : une voix d'homme, grave et douce, mais au ton ferme et décidé. Pour mieux distinguer les propos tenus, qui lui parvenaient à la fois étouffés et déformés par la résonance métallique des tubes, elle s'allongea à nouveau et se fit toute ouïe. Se félicitant de sa prévoyance, elle sortit son Nagra de sa poche ventrale et l'enclencha. Ce qu'elle grava ce soir-là ne devait plus quitter sa mémoire avant longtemps. 115 116 VIII Chacune des pensionnaires de la Vigie avait trouvé sur sa table de nuit une enveloppe qui contenait les instructions suivantes : "Mademoiselle, Vous trouverez dans la commode et la penderie de votre chambre de la lingerie à votre taille pour ce soir, ainsi que des chaussures à talons et une cape de velours noir. Habillez-vous, maquillez-vous et parfumez-vous, mais ne portez aucun bijou, hormis celui que vous trouverez dans l'écrin joint à ce message. Soyez prête à 20 h 45. On viendra vous chercher." 117 Dans chacune des chambres, séance tenante, l'occupante, s'empressa d'ouvrir le coffret. À l'intérieur, reposait un bijou étrange, en argent poinçonné, de huit centimètres de long environ sur quatre de large à sa base. Cela représentait, comment dire, deux "p" accolés, mais la tête en bas, et dos à dos, si l'on peut dire. Au sommet, un petit trou laissait passer une fine lanière de cuir. C'était donc un collier. D'assez faible valeur, somme toute. Habituées à de plus somptueux cadeaux, les demoiselles de la Vigie firent la grimace. À l'heure dite, un chauffeur frappa à la porte de chacune d'entre elles. En se retrouvant avec leurs mentors dans le salon, les cinq jeunes femmes échangèrent un regard un peu inquiet. Cette solennité était inhabituelle. On les fit asseoir dans les canapés, leurs gardiens derrière elles, comme attendant un signal. Au dernier coup de neuf heures, apporté par le clocher voisin, le plus avenant des chauffeurs, un napolitain à l'accent typique, les fit se lever et tout le groupe entreprit de descendre vers la chambre souterraine. Après deux volées de marches de béton peint, elles empruntèrent un large couloir voûté 118 au bout duquel se trouvait une lourde porte blindée à cabestan. Manœuvrée sans effort apparent, celle-ci tourna bientôt sur ses gonds pour les laisser pénétrer dans une vaste salle circulaire, assez basse de plafond et théâtralement éclairée. Les cinq jeunes femmes avaient revêtu des guêpières de dentelle allant du jaune au noir en passant par le rouge, le vert amande et le fuchsia. Dans la marche, leurs capes de velours ouvertes flottaient légèrement derrière elles, dévoilant des corps sculpturaux. Elles s'avançaient sur des talons aiguilles, avec au creux des seins le bijou trouvé dans leur chambre. Dans la salle de cérémonie, peu de mobilier. Au centre, une sorte de catafalque, recouvert de velours cramoisi. Derrière, cinq personnages masqués en chasuble de soie, constellée de motifs identiques à celui du bijou, brodés au fil d'or. Le regard des filles, d'abord attiré par les masques grimaçants de cuir fauve, se focalisa bientôt sur les chasubles : par un orifice pratiqué au niveau de l'entrejambe, elles laissaient voir cinq sexes bandés à tout rompre, au gland déjà luisant et tous d'une taille bien supérieure à la moyenne. 119 Nous y voilà, songèrent les cinq demoiselles de la Vigie et leurs entrailles se contractèrent. Une soirée avec mise en scène. Elles étaient payées pour savoir que les fantasmes de l'espèce humaine n'ont d'autres limites que la religion et la mort. Un frisson les parcourut. Le masque du centre, arborait un long nez qui pointait bas, à l'inverse de son autre appendice. Croisant les bras sur sa poitrine, il parla, tête levée vers le plafond : « Ô Priape, toi qui nous a choisis, entends les prières de tes Adorateurs. Nous, en qui tu t'es réincarné, sommes réunis ici ce soir pour te rendre le culte qui t'es dû. Vois notre état de grâce et permets-nous d'entrer en "communion" et de purifier nos sœurs par ton Saint-Sperme ». À son signal, les masques de Scapin, Polichinelle, Pantaleone et Arlequin s'avancèrent vers les nouvelles venues et les firent agenouiller devant eux. Mara, la praguoise, échangea un regard avec ses collègues : — Fini de rire, les filles, au tra... Elle ne put en dire davantage. La main impérieuse de Pantaleone avait saisi sa nuque et un membre raidi s'était emparé de sa bouche. 120 Elle commença son office. Ses consœurs n'eurent d'autre choix que de l'imiter. 121 122 IX Toujours allongée sur le toit du blockhaus, Bénédicte reposa son Nagra RCX-220 sur le couvercle de la bouche d'aération et arrêta l'enregistrement. Elle tenta de résumer ce qu'elle avait entendu : plusieurs hommes s'apprêtaient à faire subir les derniers outrages, comme on disait dans les ouvrages bien-pensants, à plusieurs femmes dans le cadre d'une cérémonie cultuelle d'une espèce de secte qui pourrait bien s'appeler « les Adorateurs de Priape ». Ce qu'elle n'avait pas réussi à déterminer, car la scène s'était rapidement poursuivie sans autres paroles que 123 des bruits étouffés divers, c'était si les femmes en question étaient consentantes ou non. Restait aussi à savoir si elles étaient majeures. Et d'abord, c'était qui ce Priape ? Elle avait besoin d'aide extérieure sur tous ces points. Il fallait rentrer d'urgence. Non sans inspecter rapidement les abords de la villa. Mais elle dut faire bientôt marche arrière, car deux ombres se détachaient sur la clarté lunaire qui tombait sur la terrasse. Dès son retour au logis, Bénédicte se connecta à l'Internet pour opérer plusieurs recherches. Elle avait jeté sur un post-it plusieurs termes ou expressions : "Priape, Adorateurs de Priape, sectes". Priape. Bénédicte apprit qu'il s'agissait d'un dieu grec de la fertilité, protecteur des jardins et des troupeaux dont l'attribut était un énorme pénis toujours en érection. Les Romains l'avaient ensuite fait leur et même irrévérencieusement représenté sur une fresque de Pompéi en train de peser avec une balance l'énorme engin dont il était encombré. Adorateurs de Priape. 124 Cette recherche la mena tout droit aux 48O pages de l'ouvrage de Jacques-Antoine Dulaure, intitulé : "Des divinités régénératrices ou du culte du phallus chez les Anciens et les Modernes", publié en 1805 et depuis peu numérisé par Woogle. Bénédicte parcourut les têtes de chapitre. L'auteur passait en revue continents et pays pour y recenser les formes anciennes et modernes de ce culte ainsi que ses déviances. À lire à tête reposée, se dit-elle. Sectes. Bénédicte tomba rapidement sur le rapport parlementaire n° 2468 de 1995, intitulé "liste des sectes", mais elle eut beau parcourir les près de deux cents noms qu'elle contenait, aucune trace des "Adorateurs de Priape". Elle se rendit sur le site de la MIVILUDES5 et parcourut les rapports les plus récents. Rien non plus. Elle entra à nouveau sa requête, mais sans les guillemets premiers. Et là, surprise, sur un blog, un titre attira son attention : Les Adorateurs des Phallus de Priape. Bingo, j'y suis, se dit-elle. 5 Mission Interministérielle de Vigilance et de lutte contre les dérives à caractère sectaire 125 Elle lut : « Cette secte, est entièrement dévouée au culte du Phallus, à ses élixirs et à ses représentations. Elle s'adresse aux fétichistes du Phallus, à ceux qui ont un intérêt pour la soumission, à ceux dont la masturbation est la pratique sexuelle favorite, enfin à ceux qui désirent unir sexe et religion. Cette secte offre des rencontres dites "Messes", où la symbolique phallique et religieuse sont intimement liées. La sexualité y est omniprésente sans tomber dans l'orgie. Les Messes sont des moments de prière (masturbation) et de communion (fellation) visant à canaliser l'énergie sexuelle. La masturbation est notre façon de prier et la fellation à genoux devant le Phallus est notre manière de communier. L'érection représente l'état de grâce et l'âme est située au fond de la gorge, permettant d'être en contact avec Priape lors de la communion et d'être purifié par le Saint-Sperme. Les fidèles vénèrent aussi les représentations phalliques, cierges, godes, photos. Ils ont un langage et des symboles communs souvent empruntés à l'Église Catholique, simplement parce qu'ils ont un dénominateur commun et ce n'est jamais fait dans un esprit de sacrilège ou de mépris. Chaque fidèle doit accepter sa condition de soumis aux Phallus de Priape et accepter de 126 porter, lors des messes, des signes de cette soumission : collier, bracelet... Les messes sont des moments de concentration d'énergie sexuelle afin de s'élever spirituellement. Durant les messes, les fidèles ne sont pas nus, mais portent une chasuble trouée, permettant de n'offrir en adoration que leur phallus. Le respect et la solidarité sont fortement valorisés. Pour être membre, il vous faudra donner un profil détaillé et bien justifier de votre motivation en plusieurs lignes. Le siège de la société se trouve à Montréal. » Tabarnak ! Du Canada, ils auraient donc essaimé jusqu'en France. Bénédicte, subitement, visualisa la scène qu'elle avait enregistrée quelques minutes plus tôt. Et cela lui fit quelque chose. « Merde, ils me feraient mouiller, ces cons-là ! » Elle tenta de se concentrer sur l'émetteur du post, mais il était signé d'un pseudonyme, bien entendu. Elle chercha si d'autres messages du même pseudo existaient sur la Toile ; en vain. Il fallait s'y attendre. Pour propager ce genre de propos, qui, selon les pays, pouvait tomber sous le coup de la législation en vigueur, mieux valait utiliser 127 un écran, changer souvent de blog, d'hébergeur, de pseudo, de machine, pour brouiller les pistes. Elle chercha encore un long moment, sans rien rencontrer d'autre que des commentaires sur le culte du phallus dans l'Antiquité. Enfin, alors qu'elle n'y croyait plus, elle dénicha un groupe récemment créé sur Wahoo. Hélas, il comprenait en tout et pour tout... un membre, son fondateur. Cependant, la présentation précisait qu'un blog antérieur avait été fermé. Le détail retint son attention. Elle enregistra l'adresse, pour revenir y faire un tour un peu plus tard. Si le mystère s'épaississait, Bénédicte était à présent convaincue qu'il y avait matière à enquête. Les événements allaient rapidement lui prouver qu'elle avait raison. 128 X Matière à enquête, peut-être. Mais, en l'état des choses, sans doute pas d'activité délictuelle, si tous les participants étaient adultes et consentants. Bénédicte hésitait : si elle appelait sa hiérarchie maintenant et mettait en branle la machine policière pour du simple renseignement, elle risquait de se faire taper sur les doigts une nouvelle fois. Elle manquait encore d'éléments. D'un autre côté, aller se fourrer seule dans la gueule du loup, pas question. Visiblement, les Adorateurs de Priape étaient sur leurs gardes. 129 Wait and see. C'était ce qu'elle avait le plus en horreur. Mais, en l'occurrence, quoi faire d'autre ? « T'occuper de tes oignons », lui souffla la voix pleine de sarcasme de son ange gardien. « Toi, ta gueule ! » lui répondit-elle. Le dialogue intérieur s'arrêta là. Alors, en désespoir de cause et pour se changer les idées, elle décida d'aller tenter sa chance au Casino, tout proche. Elle sourit en pensant qu'elle allait se mesurer à des bandits manchots. Que voulezvous, on ne se refait pas ! Il n'y avait pas foule au Casino. Les néons clignotaient tristement. Bénédicte lorgna à peine sur l'écran géant du hall qui lui souhaitait la bienvenue et se dirigea vers les machines à sous, délaissant l'Indiana, la boîte de nuit attenante. Quelque chose la retenait de chercher une bonne fortune, ce soir. Et pourtant... Elle chassa de son esprit l'image des Adorateurs de Priape en communion. Un demi-seau de pièces de cinquante centimes d'euro plus tard, elle avait éconduit un dragueur sur le retour, bu deux rhum-coca et fumé à l'extérieur une cigarette de sa composition. Pas moyen d'aligner trois symboles identiques. Aucune machine ne voulait cracher le 130 morceau. Vers une heure du matin, elle déclara forfait. Elle rentrait par la route de la Côte et arrivait en vue de Pors-Pin, lorsque, à la sortie d'un virage assez serré, le double pinceau de ses phares, alla balayer le sable de la plage contiguë. L'espace d'un instant, l'image d'un corps sur le sable s'imprima sur sa rétine. Elle pila et se gara de manière à éclairer la portion de plage où elle pensait avoir vu quelque chose, puis courut dans cette direction. C'était un corps humain, couché sur le côté gauche, face contre terre. Cheveux bruns, courts. Elle le retourna. Une femme. Éclairant de sa torche le visage maculé de sable, elle reconnut alors l'une des cinq visiteuses de la Vigie. Son index glissa le long de l'ovale presque parfait du visage. Elle toucha la carotide. Silencieuse. Entreprit la respiration artificielle par un boucheà-bouche. Tenta un massage cardiaque. Encore et encore. Rien. Trop tard. La vie était partie. Aucun vêtement, aucun bijou. Ni tatouage, ni piercing. Ongles manucurés. Sexe épilé. Pas de trace de violence apparente. Elle remit le corps dans sa position initiale. Un bain de minuit en plein mois de novembre, c'était plus qu'improbable et le lieu de la découverte était 131 presque à un kilomètre de la Vigie. À moins que le courant... Les cheveux étaient mouillés et le sable collait au corps, mais c'était le reflux, alors... Bénédicte décida de clore les yeux verts de la morte, avant que la rigidité cadavérique ne rende impossible cet ultime geste d'humanité et abaissa les deux paupières d'un geste qu'elle répétait pour la dixième fois depuis le début de sa carrière. BAQDPDM6 ! jura en son for intérieur, l'exélève d'un lycée bon chic bon genre qu'elle avait été. Elle s'en voulait terriblement de n'être pas intervenue, à la Vigie, quelques heures plus tôt, en dépit des risques que cela comportait. Elle regarda sa montre. Une heure trente du matin. Elle sortit son portable et composa le 17. Au bout de quelques minutes de parlementations, le fonctionnaire de permanence consentit à réveiller son commissaire, qui prit les choses en main, d'une voix encore ensommeillée : 6 Sigle euphémistique de juron, utilisé jadis dans les bons établissements pour déguiser la crudité exprimée : bordel à queue de putain de merde ! 132 — Allô, ici le Commissaire Principal Le Puil, je vous écoute. — Salut, patron, désolée de vous réveiller à cette heure, mais je viens de découvrir un cadavre et sans doute une affaire des plus bizarres. — Bénédicte Plassard ? Je reconnais votre voix. Qu'est-ce que vous foutez dans mes terres ? Toujours là où il ne faudrait pas, hein ? — Officiellement, je suis en vacances dans la presqu'île, mais... — Bon, ça va, venons-en aux faits. Deux heures plus tard, une équipe de l'Institut médico-légal de Nantes avait opéré les relevés, effectué les prélèvements et pris les clichés nécessaires, tandis qu'un tandem d'inspecteurs du commissariat le plus proche avait été missionné par le Procureur et le Commissaire. Bénédicte, à force d'insistance, en souvenir de la période où elle était une jeune inspectrice sous ses ordres, avait obtenu de ce dernier la faveur d'être associée en renfort à l'équipe, à la condition expresse de ne prendre aucune initiative. Autant lui demander l'impossible. 133 Bénédicte regarda la housse blanche qu'on refermait sur le brancard de l'IML. Elle songea à cette jeune vie tronquée et s'éloigna vers sa voiture, une boule au ventre. Avant de pouvoir rentrer, il lui fallait encore fournir à ses équipiers d'un jour les premiers éléments en sa possession pour déclencher les perquisitions au Fort du Large et à la Vigie. 134 XI Bénédicte n'aurait pas dû avoir la primeur des résultats des analyses post-mortem pratiquées sur la décédée de Pors-Pin. Mais le médecinlégiste de ses débuts, le docteur Cyprien Lacordaire, terminait sa carrière au CHU de Nantes, elle le savait. Elle se souvenait aussi fort bien de l'effet qu'elle produisait sur Lacordaire à chacune de ses apparitions dans son laboratoire et il lui suffit de réveiller chez lui ce souvenir, frustrant mais délicieux, pour l'amadouer une fois encore : 135 — Bon, vous voulez quoi, Bénédicte ? Vous savez que vous allez encore me mettre dans le pétrin, si ça s'ébruite. — Docteur Lacordaire, il ne s'agit que d'une question d'heures et je suis associée à l'enquête. Je voudrais faire quelques vérifications sur le terrain avant mon départ. Je reprends mon boulot lundi. J'étais juste en weekend. Un pur hasard. — Auquel j'ai du mal à croire, vous connaissant. — C'est pourtant la stricte vérité. Alors, que pouvez-vous me dire sur les causes du décès ? — La victime n'est pas morte noyée. Elle a été jetée à l'eau après. J'ai retrouvé dans l'organisme de l'alcool en bonne quantité, un peu de hasch et aussi du gamma-hydroxybutyrate. — La drogue du violeur ? — Le GHB, exactement. — C'est la cause de la mort ? — Avec l'alcool. Les effets du GHB et de l'alcool sont plus qu'additifs : ils agissent en synergie au niveau du principal neurotransmetteur inhibiteur du cerveau : le récepteur GABAA. La présence de l'un des composé augmente la fixation et donc l'effet de 136 l'autre. Tout se passe comme s'il fallait moins de GHB pour obtenir les mêmes effets. Le récepteur GABAA étant impliqué dans le contrôle autonome des voies aériennes, la mort peut survenir par dépression respiratoire. D'autre part, la victime a également eu, et peut-être subi, toutes sortes de relations sexuelles récentes. — Le contraire m'aurait beaucoup étonné. Poursuivez. Lacordaire lui jeta un regard mi-suspicieux mi-courroucé. — Le séjour dans l'eau a beaucoup endommagé le matériel génétique que nous avons pu récupérer. — Bon. Et côté identité, on en est où ? — Nulle part. Inconnue des services de police. En l'absence de papiers, on ne peut travailler qu'à partir de la photo et des empreintes digitales. Bénédicte réfléchissait. Elle décida de le faire à haute voix pour Cyprien Lacordaire, qui était toujours de bon conseil, malgré son allure lunaire. — Voilà ce que je sais à présent : hier un groupe de cinq escort girls de luxe est arrivé de 137 Paris en compagnie d'autant d'hommes et de cinq chauffeurs dans cinq berlines haut de gamme avec vitre de séparation opaque. Les hommes devant. Les filles derrière. Les hommes ont réservé au Fort de l'Océan et les filles ont été logées à la Vigie, un ancien sémaphore tout proche de l'hôtel, qui présente la particularité d'être construit sur une ancienne batterie allemande. Hier soir, à vingt et une heures, a débuté dans une salle souterraine du sémaphore, une espèce d'orgie cultuelle d'une secte qui se ferait appeler « Les Adorateurs de Priape ». Apparemment, ses membres rendent un culte au phallus et pratiquent masturbation, fellation et autres pratiques sexuelles comme des rites religieux. Ils semblerait que leur implantation en France soit toute récente ; aussi manquent-ils encore d'adeptes féminines ; d'où, peut-être, le recrutement de professionnelles, qui, si j'en crois la présence de GHB dans les veines de la morte n'étaient peut-être pas au courant de toutes les implications de la cérémonie. Si leur consentement était vicié, il y avait déjà matière à poursuite. Mais, sans doute pour les raisons que vous venez d'évoquer, la « cérémonie » a mal tourné, une des filles a fait un arrêt respiratoire, on l'a dépouillée de toute trace identifiable et jetée à l'eau. Je suppose qu'à l'heure qu'il est les 138 chambres du Fort de l'Océan sont vides, tout comme les sous-sols de la Vigie. L'enquête ne va pas être facile. J'ai un cliché des cinq hommes impliqués au premier degré, mais pris aux jumelles et ils portaient des masques de la commedia del arte. Comment élaborer des portraits-robots dans ces conditions ? — On leur voit le menton, les oreilles et les cheveux ? — ...Oui. On peut tenter une première approche. Ça peut permettre d'éliminer à défaut de rendre possible une sélection. — Ça va donner de drôles de portraitsrobots ! Bon. OK. La secte serait originaire du Canada, de Montréal. Il va falloir mettre Interpol sur le coup. Docteur Lacordaire, vous gardez tout ça pour vous, je n'ai pas encore transmis mon rapport au Commissaire. — D'accord, Bénédicte. Mais chapeau, pour un flic en weekend, vous êtes drôlement efficace. Qu'est-ce que ça doit être quand vous travaillez ? — On fait dans l'humour, à présent, Docteur Lacordaire, c'est nouveau, ça ? 139 — Pas du tout, je suis un humoriste méconnu, voilà tout. 140 XII Après avoir transmis au Commissaire ces nouveaux éléments d'information, Bénédicte, rentrée chez elle, se connecta à nouveau à l'Internet et entreprit une recherche des sites d'escort girls qui travaillaient en solo sur Paris. Si les cinq filles avaient appartenu à un réseau, elles seraient arrivées ensemble dans une ou deux voitures, pensait-elle, mais pas dans cinq différentes. Elle pariait donc sur des indépendantes. Impossible, hélas, d'isoler les filles de région parisienne par leur numéro de téléphone. Tous les numéros de téléphone fournis 141 renvoyaient sur des portables ! Par chance, la décédée de Pors-Pin était brune. Bénédicte entra dans son moteur de recherche : "escort girl brune paris". Il y avait encore plus de cinq cents réponses ! Travail fastidieux. Surtout pour elle. Bénédicte constata avec consternation et un peu d'envie que ces filles empochaient en une nuit ce qu'elle gagnait en un mois. Pas étonnant dans ces conditions que, sans atteindre le niveau que l'activité connaissait dans les pays de l'Est en général et dans l'ex-Yougoslavie en particulier, son développement en France ait été exponentiel ces dernières années. Surtout par temps de chômage aggravé. Bien entendu, chaque page d'accueil était accompagnée au minimum de photos de charme de l'hôtesse, mais le visage n'était pas toujours la partie de son anatomie la mieux mise en valeur. Parfois même, le regard était flouté. Consciente du poids des fantasmes dans cette activité, elle consulta en priorité les sites dont le prénom de la propriétaire terminait par A. Natacha, Laura, Eva, Mara, Olga... Il n'y avait que l'embarras du choix. Et des prix. Beaucoup de prénoms supposés être de l'Est. Mais la photo de la décédée de Pors-Pin ne correspondait à 142 aucune de celles qu'elle vit s'afficher sur son écran. Alors, elle fit la sélection inverse. Tous les sites dont le prénom de la propriétaire ne terminait pas en A. Il en restait davantage qu'elle ne s'y attendait. Elle reprit son butinage, en se félicitant de ne pas avoir confié ce travail au fringant jeune inspecteur qu'elle avait vu tout à l'heure. Il n'aurait pu résister à tant de tentations ! C'est un prénom français des plus banals qui lui délivra une correspondance satisfaisante, au niveau du visage : Sylvie. Brune. Yeux verts. Au vu d'une commission rogatoire, le fournisseur d'accès de ce site devrait délivrer aux enquêteurs l'identité réelle du propriétaire de la machine correspondant à l'I.P enregistrée... si elle n'était pas fictive. Mais cela pouvait quand même prendre plusieurs jours. Bénédicte était pressée. Elle décida de ruser. Les hypothèses étaient trop nombreuses pour être vérifiées (portable volé, détruit, éteint, déchargé...). Il fallait faire confiance à la chance : alors, un mouchoir sur la bouche, prenant une voix basse d'homme, elle appela le portable dont le numéro était affiché. Une sonnerie, deux 143 sonneries, trois sonneries... une voix féminine à l'accent slave : — Allô, oui, bonsoir, Natacha, à votre service. Que puis-je pour vous ? Bénédicte eut un temps d'hésitation ; une des collègues de la morte avait du récupérer son portable et donc sa clientèle. Bisness is bisness. Il fallait la jouer fine pour obtenir un rendez-vous sans se démasquer. Elle se racla la gorge et se lança dans l'improvisation : — Bonsoir, je serai de passage à Paris, demain pour un salon à l'Espace Champerret et j'aurais aimé que vous m'accompagniez au dîner qui sera donné à son issue et me teniez compagnie jusqu'au lendemain matin. Êtes-vous libre ? — Tout à fait. Vous connaissez mes tarifs ? — J'ai visité votre site Internet ; il n'y a pas de changement ? — Non. — Alors, c'est d'accord. Rendez-vous à l'hôtel Waldorf Arc de Triomphe, à vingt heures, dans le hall. Je vous reconnaîtrai. — Très bien. Je vous remercie. À demain, alors. 144 Ouf ! Elle prit une profonde inspiration. Elle avait donné les premiers noms qui lui étaient venus à l'esprit. Elle savait qu'il y avait au moins quatre hôtels Waldorf à Paris et pensait que celui de l'Arc de Triomphe n'était pas bien loin de la Porte Champerret. Un quatre étoiles, cela donnait tout de suite de la crédibilité ! 145 146 XIII Il eût été déraisonnable pour Bénédicte de monter à Paris interroger Natacha, en faisant fi de toutes les règles de procédure, une fois de plus. Elle ne le savait que trop. La mort dans l'âme, il lui fallait se résoudre à passer la main et reprendre ses vacances forcées. Mais autant essayer de joindre l'agréable à l'imposé. Plutôt que de transmettre directement son rapport au Commissaire, elle décida d'appeler un de ses coéquipiers de la veille. Celui qui lui avait glissé sa carte professionnelle en quittant la scène 147 de crime. Alain Le Bouguec, lieutenant de police, Commissariat de L. B. Suivait un numéro d'appel direct. — Allô, lieutenant ? Capitaine Plassard à l'appareil. Je ne vous dérange pas ? Le Bouguec, plongé dans la lecture du Canard Enchaîné, renversé dans son fauteuil avec les pieds croisés sur le bureau, rectifia machinalement la position. — Non, pas du tout, Capitaine. Je vous écoute. — Bien. Voilà. J'ai réussi à localiser une des participantes de la petite sauterie de La Vigie, par son site Internet. En me faisant passer pour vous, j'ai pu prendre un rendez-vous pour demain soir, vingt heures, dans le hall de l'hôtel Waldorf Arc de Triomphe. Il ne vous reste plus qu'à aller la cueillir ou la faire cueillir par un collègue parisien pour interrogatoire. Par elle, on pourra peut-être préciser le déroulement de la soirée et affiner les portraits-robots des Adorateurs de Priape. — Sauf votre respect, ce n'est sans doute la figure qu'elles leur ont le mieux vu. — Certes, mais là, nous manquons de fichier, voyez-vous. 148 La conversation prenait un tour qui n'était pas pour déplaire à notre inspectrice, pas bégueule le moins du monde. Et lorsque quelqu'un lui plaisait, Bénédicte n'était pas du genre à attendre que l'autre prenne l'initiative. Aussi ajouta-t-elle : — Verriez-vous un inconvénient à ce que nous poursuivions cette intéressante conversation dans un autre cadre, lieutenant ? Il y eut comme un blanc à l'autre bout du fil. « Aurais-je été trop claire ? » se dit soudain Bénédicte. — Où vous voulez, quand vous voulez, Bénédicte, entendit-elle enfin. La voix trahissait l'émotion du changement de registre inopiné. — Vingt heures, au Fort du Large, vous connaissez ? — Maintenant, oui. Mais, les perquisitions seront-elles terminées ? Mon collègue y est encore. — Il ne tient qu'à vous qu'elles le soient, non ? — D'accord. À tout à l'heure. Bénédicte tira un signal d'alarme imaginaire en proférant un « yes ! » retentissant. Puis, elle 149 raccrocha pour rappeler immédiatement l'établissement de luxe. Elle entendit la même voix que quarante-huit heures plus tôt : — Le Fort du Large, hôtel-restaurant quatre étoiles, Florine à votre service, que puis-je pour vous ? — Bonsoir, serait-il possible de réserver une table pour deux, pour ce soir, vingt heures ? — Pour l'instant, la police procède à des perquisitions dans les chambres, en raison d'une affaire louche dans les environs. Je ne sais pas encore si... — Ne vous inquiétez pas. Je sais de bonne source que dans deux heures l'activité pourra reprendre normalement en ce qui concerne le Restaurant. — Dans ce cas... C'est à quel nom, Madame ? — Plassard, capitaine Plassard. — Très bien. C'est noté. À tout à l'heure, cap... Madame. Bénédicte sourit. Son grade, pourtant modeste, faisait encore impression sur beaucoup de gens, comme si être capitaine pour une femme était le summum auquel elle pouvait prétendre. 150 Comme quoi, les mentalités devraient encore évoluer ! Car Bénédicte n'avait pas l'intention de s'arrêter là. Mais ceci sera une autre histoire. Laissons celle-ci s'achever sur un tête-à-tête, qui aurait pu être romantique, devant les derniers feux du couchant sur les eaux de la Presqu'île, si les protagonistes n'avaient écourté leur dîner dès les entrées, pressés qu'ils étaient d'aller goûter d'autres plaisirs, tous masques tombés. 151 152 Épilogue L'interrogatoire de Natacha fut fructueux. En tant que femme toujours attentive au physique de toute rivale potentielle, elle sut donner une description précise de ses quatre collègues. Qui furent rapidement retrouvées : l'une parce qu'elle avait laissé son numéro de téléphone à la russe, et les trois autres par leur site internet, selon la méthode utilisée par Bénédicte. Bon gré, mal gré, elles racontèrent par le menu tout ce qui avait précédé la soirée et retrouvèrent en s'aidant l'une l'autre des lambeaux de mémoire de ce qui s'était ensuivi. 153 L'assouvissement de fantasmes sexuels typiquement masculins par des hommes d'âge mûr, au sexe de dimensions bien supérieures à la moyenne et d'une puissance qui avait sans doute recours à la pharmacie. Le tout sous couvert d'un galimatias érotico-religieux auquel elles n'avaient rien compris. Elles confirmaient l'utilisation de masques qu'aucun des hommes n'avait quitté un seul moment. Toutes professionnelles qu'elles étaient, elles confessaient s'être réveillées éreintées, bouche pâteuse et mémoire pleine de trous. Elles avaient bu, c'était sûr, mais enfin, d'ordinaire, cela ne leur faisait pas cet effet-là. Les analyses sanguines confirmèrent la présence de GHB dans leurs veines à toutes. Il y avait donc eu contrainte, au sens de la loi française. Mais elles refusaient de porter plainte, en ce qui les concernait. C'étaient les aléas du métier, dirent-elles. Les chauffeurs les avaient embarquées au petit matin, direction la capitale, avec la fable qu'une d'entre elles avait choisi de rejoindre de la famille qu'elle avait sur place. Ce qu'elles avaient voulu croire, sans questionner davantage. Un mandat d'arrêt international fut lancé contre le gourou de la secte, un français d'origine 154 libanaise, que la police canadienne retrouva dans ses fichiers : il avait été expulsé du pays, deux ans plus tôt à la fois pour activités immobilières illicites et pour incitation au proxénétisme. Difficile de donner son nom véritable : les enquêteurs tentent de démêler l'écheveau de ses plus de trente identités fictives en cinquante ans de vie. Dans la secte, il était le Grand Maître, dans la vie, on l'appelait Monsieur Paul, mais nul n'avait jamais su s'il s'agissait de son nom ou de son prénom. Polices aux trousses, à l'heure où j'écris ces lignes, il court encore. ©Pierre-Alain GASSE, mai 2009. 155 156 Quand Mam Goz s'en mêle 157 ©Pierre-Alain GASSE, 2008. La loi du 11mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. 158 Dans cette nouvelle aventure, Bénédicte Plassard, la belle OPJ de "Passe de quatre", la joue soft et se voit voler la vedette par une alerte octogénaire. Dommage et bien improbable ! diront certains. Que voulez-vous, c'est comme dans la vie, les jours se suivent sans toujours se ressembler. Mais, dès qu'elle aura digéré cette relative déconvenue, nul doute qu'elle reviendra au mieux de sa forme. En attendant, puissiez-vous prendre à lire cette histoire autant de plaisir que j'en ai eu à l'écrire ! Pierre-Alain GASSE Septembre 2008. 159 160 I Ambiance À la suite de ses errements dans l'arrestation du trafiquant de drogue Stavros Mikoulidès7, Bénédicte Plassard, capitaine et Officier de Police Judiciaire avait été mutée au Commissariat de L. à soixante-dix kilomètres de sa ville natale. Le Commissaire Principal Le Puil avait cru ou voulu croire que cette mesure d'éloignement était la juste sanction de manquements avérés au 7 Cf. Comme du sable entre les doigts, 2005. 161 règlement alors que c'était plutôt une sorte de purgatoire doré, car la proximité de la Côte de Granit Rose n'était pas pour déplaire à cette sportive chevronnée, grande adepte des sports de glisse, depuis son adolescence. En réalité, c'était la perte de son équipier, Simon Le Lagadec, dit Sim, un policier de terrain, débonnaire mais toujours efficace au moment opportun, qui l'avait le plus affectée. Sim et son infâme costume de velours côtelé, aux poches chargées comme des cabas, son carnet à élastique d'une autre époque et son éternel bout de bois de réglisse à la bouche. Pourtant, au plan de l'apparence, elle n'avait pas perdu au change, puisqu'elle était à présent en doublette avec un fringant inspecteur, tout frais émoulu de l'École de Police, qui répondait au nom de Justin Paolozzi. Corse, hâbleur, macho et pressé d'arriver. Tout ce que Bénédicte détestait, croyait-elle. Il avait commencé par essayer de lui mettre effrontément la main au panier, à la première occasion, et elle dut le remettre à sa place d'un coup de genou bien appliqué dans les joyeuses, ce qui lui rappela ses démêlés avec un certain Vincent Marceau au temps de ses débuts au 162 Commissariat de S.8, cela faisait bientôt dix ans. Depuis cet incident, Justin et elle jouaient à je t'aime, moi non plus. La vie du Commissariat de L. était comme celle de tous les commissariats de province, plus routinière que passionnante. Violences aux personnes, vols divers, trafics de drogue. Terrorisme et grand banditisme étaient heureusement rares. Filatures, prise de plaintes, arrestations, gardes à vue et interrogatoires se succédaient. Toute une humanité de petits délinquants, de plus en plus jeunes et de plus en plus violents. Des prisons bondées, des juges débordés, des policiers appelés à faire du chiffre. Le moral n'était pas au plus haut. Celui de Bénédicte Plassard n'échappait pas à la règle. En ce début février, la rue était agitée par des manifestations estudiantines et lycéennes contre la dernière trouvaille du gouvernement destinée aux jeunes en mal d'emploi : le Contrat Première Embauche. Première embauche, mon cul. CPE : Comment Perdre son Emploi, CPE : Contrat Pour Entuber, CPE : Cocktail Pour Émeutes. Les foules estudiantines n'étaient pas en mal de 8 Cf. Le Monte-en-l'air d'Hypokhâgne, 2001. 163 déclinaisons ironiques, sarcastiques vengeresses du sigle gouvernemental. ou L'IUT s'était barricadé, comme au plus fort de Mai 68. Les lycéens arpentaient le pavé en dépit de la froidure. La moindre manifestation d'envergure dégénérait sous l'emprise de petites bandes de casseurs alcoolisés, qui cherchaient soit à harceler la police pour passer le temps, soit, le plus souvent, à mettre à profit les désordres pour faire main basse sur tout ce qui pouvait avoir une valeur marchande. L'avant-veille, entre trois et quatre cents étudiants et lycéens avaient bloqué les entrées de la sous-préfecture. Les manifestants avaient empilé des parpaings pour former un mur d'environ quatre mètres de largeur et deux mètres de hauteur devant l'entrée principale du bâtiment. Ils avaient également mis le feu à des palettes et lancé des œufs sur la façade. Du papier toilette et des banderoles anti-CPE avaient été accrochés aux grilles. Un TGV avait été retardé et le décollage de l'avion vers Paris empêché. Cela faisait déjà beaucoup de troubles à l'ordre public et un nouveau rassemblement était prévu le soir même dans le centre-ville pour « faire du bruit ». Aussi le Sous-Préfet, rappelé à ses obligations par le Cabinet du Ministre, était-il sur 164 des charbons ardents et avait-il donné des instructions strictes pour le déroulement de cette dernière manifestation. Tout le commissariat de la ville était sur le pied de guerre, depuis les agents de la circulation jusqu'aux inspecteurs des brigades spécialisées, en passant par les Renseignements Généraux. Sans compter le renfort de deux pelotons de gendarmes mobiles, placés aux endroits stratégiques. Tolérance zéro. 165 II Mam Goz Mam Goz n'avait jamais voulu se séparer de sa 2CV Citroën de 1964. Veuve d'un marin de Commerce, c'était la voiture qu'elle avait acquise avec la petite assurance-vie qu'il avait souscrite à son nom. À quatre-vingts ans passés, elle conduisait encore le véhicule avec aisance et même une certaine témérité, aux dires des uns. 214 MG 22. Tout le monde connaissait cette plaque d'immatriculation dans le canton. De Ploulec'h à Caouënnec-Lanvézéac, pas un citoyen digne de ce nom n'ignorait l'identité du 166 propriétaire de cette automobile. C'est qu'elle ne passait pas inaperçue, Mam Goz. Tout conducteur autotochne savait qu'elle conduisait comme si la route lui appartenait et avait tendance à considérer la ligne blanche comme un rail de guidage. Les gendarmes du canton avaient déjà fermé les yeux sur plusieurs infractions caractérisées, parce c'était elle qui leur avait appris à lire et écrire et qu'ils redevenaient des enfants lorsqu'elle les tutoyait et les appelait par leur prénom. Mais, ils l'avaient bien prévenue, à la prochaine incartade... Colombe Le Guen avait été une jeune fille d'une grande beauté, après laquelle bien des gars avaient couru, mais c'était Yves-Marie Le Mener, marin et fils de marin, qui avait eu l'honneur de lui passer la bague au doigt. Quelques vieux d'ici racontent encore qu'elle en avait connu bien d'autres avant lui et que c'était une sacrée luronne. Les langues les plus acérées ajoutent même que si elle avait épousé un marin, c'était pour continuer à jouir des libertés qu'elle s'était données avant d'aller à l'autel. Bref, l'affriolante institutrice de Ploulec'h ne commença à mener une vie rangée qu'après son veuvage, à quarante-cinq ans à peine, lorsqu'elle s'acheta enfin un brin de conduite pour se 167 consacrer à l'éducation de ses trois enfants : trois filles, aussi libres que leur mère, qui, elles aussi, défrayèrent la chronique au temps de leur adolescence, (les chiens ne font pas des chats) avant d'aller s'établir à la capitale, loin de cette province étriquée. C'est son premier petit-fils, Ludovic, qui l'avait appelée Mam Goz, suivant la tradition du pays bretonnant et la suggestion ironique du voisinage, pas fâché de faire avancer en âge cette grand-mère encore trop fringante à son goût. Et bientôt, de Colombe Le Mener, née Le Guen, il ne fut plus question que sous le sobriquet de Mam Goz. Une fois placées toutes les épingles d’un chignon qu’elle aurait pu réaliser les yeux fermés, depuis le temps, elle jeta un regard furtif au miroir de la salle de bains. Allons, il ne fallait pas se plaindre ! Elle levait encore les bras sans effort, entendait clair et lisait son journal sans lunettes. Certes, sa peau avait tout l’air d’une vieille pomme ridée, tannée par le vent et les embruns, mais jamais, au grand jamais, elle n’avait consenti à se mettre sur le visage autre chose que de l’eau de pluie. Alors, ce n’était pas maintenant qu’elle allait commencer ! Elle prit son panier à provisions, un grand beau panier, de ceux que fabriquaient encore, 168 avec des éclisses d’osier, quelques pêcheurs qui n’avaient pas succombé à l’usage des casiers en plastique. Puis, se remémorant les dictons d’avril, elle prit son parapluie, ferma sa maison et plaça la clé sous le premier pot de fleurs, à gauche de la porte, selon une habitude que son assureur n’avait pas réussi à lui faire abandonner. Dehors, garée devant la porte, l’attendait sa 2CV grise, briquée comme un sou neuf. On aurait dit un véhicule de collection. D’ailleurs, il ne se passait pas de semaine qu’on ne voulût la lui acheter à des prix qui lui semblaient aussi invraisemblables en francs anciens qu'en francs nouveaux ou même en euros. Après avoir déposé sur le siège arrière son panier et son parapluie, elle ouvrit la portière avant et s'introduisit à la place du conducteur, en ramenant d'un geste vif le pan de sa jupe sous elle. La clé tourna dans le démarreur, le moteur toussa poussivement deux ou trois fois, puis un tremblement de tous ses organes s'empara du véhicule qui s'ébroua comme cheval au réveil. Mam Goz saisit la boule de bakélite du levier de vitesse à portée de sa main droite, engagea la première et leva brusquement son pied gauche de l'embrayage, tandis qu'elle appuyait du droit sur la pédale d'accélérateur. Le véhicule fit un bond 169 formidable en avant et Mam Goz dut le calmer de la voix et du geste pour qu'il ne cale pas, comme cela lui arrivait trop souvent : « Douzic, ma bihan ». Enfin, son pied se régla à la bonne profondeur, elle passa la seconde et regagna la partie droite de la chaussée dont elle s'était quelque peu écartée dans l'impétuosité du départ. Après un hiver long et rigoureux, comme on n'en avait pas connu depuis des années, le printemps pointait enfin le bout de son nez en cette deuxième semaine d’avril. Et, ce jeudi matin, Mam Goz avait décidé de se rendre au marché de Lannion, pour acheter graines et plants en vue des premiers travaux de saison au potager attenant à son pen-ti9. Elle était d'humeur badine et occupait allègrement l'essentiel de la chaussée, à son habitude. Lorsqu'un véhicule s'annonçait en face en lui clignant des phares ou en la klaxonnant avec autorité, elle donnait un coup de volant à droite, non sans maugréer : — Non mais, qu'est-ce qu'il croit celui-là, la route est à tout le monde, non ? ce qui, dans sa 9 Littéralement, en breton, "bout de maison", habitation basse de pêcheur. 170 bouche voulait plutôt dire : « range-toi de là, que je m'y mette ! » Cela faisait une dizaine d'années de cela, pour égayer ses déplacements, Mam Goz avait fait ajouter un autoradio dans son véhicule. Et depuis, elle adorait conduire en musique ! Et si, parfois, on la voyait louvoyer de droite à gauche, au mépris du danger et du Code de la Route réunis, c'était qu'une valse, un pasodoble ou un fox-trot, diffusés par Radio Bonheur, sa station favorite, l'avait prise dans son rythme entraînant. Tout cela pour vous dire que croiser Mam Goz sur sa route n'était pas sans risques ! Aussi, la conduite la plus sage voulait-elle que l'on prît la berme sans plus attendre dès que l'on repérait son véhicule à l'horizon. Hélas, les routes du canton n'étaient pas fréquentées que par les gens du cru. Et donc, il arrivait qu'il y ait de la tôle froissée. Des conducteurs distraits, aux réflexes amoindris qui en étaient réduits à ployer sous un torrent d'avanies comme jamais ils n'en avaient connu. Car froisser la tôle de sa 2CV était le pire crime que l'on pût commettre à l'égard de Mam Goz. Bien pire que de lui manquer de respect ou même de lui couper la priorité ! Pensez-donc ! Cette voiture, c'était la plus chère à son cœur des 171 reliques de son défunt mari. Elle l'astiquait, la briquait, la polishait bien mieux que le granite lisse d'une tombe qu'elle ne visitait guère qu'à la Toussaint. Bref, ce jeudi matin d'avril, disais-je, Colombe Le Mener, alias Mam Goz, allait entrer dans Lannion quand l'accès d'un rond-point lui fut interdit par un cortège d'étudiants en grève, assis là en signe de protestation. Elle commença par klaxonner avec vigueur, mais les porte-voix revendicatifs couvraient largement le bruit de son avertisseur. Elle sentit aussitôt la moutarde lui monter au nez. Le marché n'allait pas l'attendre et les plus beaux plants seraient déjà vendus lorsqu'elle arriverait, si la situation durait. Il n'en était pas question ! Elle klaxonna à nouveau de plus belle, se retenant de bloquer l'avertisseur pour ne pas décharger sa batterie. Son vacarme attira bientôt l'attention, non pas des étudiants goguenards, mais des policiers en civil chargés de parlementer avec les grévistes pour libérer le rond-point en douceur. Un couple - homme et femme - s'avançait vers elle. 172 C'est l'homme qui ouvrit la bouche le premier avec un accent corse à couper au couteau : — Bon-jour, Ma-da-me, Po-li-ce Na-tio-nale, dit-il en montrant sa carte, i-gno-rez-vous que l'u-sa-ge des a-ver-tis-seurs so-no-res est in-terdit en vil-le, sauf en cas de né-ces-si-té ? — Parce que c'en est pas un, cas de nécessité, ce b...ordel étudiant qui m'empêche d'aller au marché, peut-être ? — Nous ve-nons de dis-cu-ter a-vec-que les res-pon-sa-bles. Ce sit-in est pré-vu pour du-rer un-e de-mi-heu-re... — Une demi-heure ! Et vous croyez que je vais faire le poireau ici pendant tout ce temps-là. Vous rêvez, jeune homme ! — Ne sont autorisés à franchir le barrage que les véhicules prioritaires : ambulance, police, gendarmerie, médecins, infirmiers... Vous ne pouvez pas passer pour l'instant. Ou vous faites demi-tour ou vous attendez, comme tout le monde, précisa la femme. Mam Goz se retourna. Effectivement, derrière elle, une litanie de véhicules s'étirait de 173 plus en plus. Non sans force coups de klaxon impatients. — Il n'en est pas question. On va voir ce qu'on va voir. Écartez-vous. Et joignant le geste à la parole, elle embraya sèchement, ce qui projeta en avant son véhicule dont le nez se retrouva sous les fesses de l'agent de police qui réglait la circulation à une dizaine de mètres devant elle. Et là, Mam Goz revécut des instants qu'elle avait connus soixante ans plus tôt, quand, agent de liaison du réseau Shelburne, elle avait été arrêtée sur une route de campagne par un barrage allemand. Par chance, ce jour-là, son message était oral et son ausweiss en règle. Après une fouille déshonorante par une auxiliaire féminine de la Gestapo, elle avait été relâchée. Le fonctionnaire se relevait sans trop de mal du bitume où il avait été projeté ; devant elle, elle vit un véhicule de service se mettre en travers de sa route, dans un crissement de pneus, un homme en descendre précipitamment et pointer son arme sur sa roue avant droite. « Il va me tirer dessus, ce con » pensa-t-elle, tandis qu'elle freinait enfin de toutes ses forces. La 2 CV se cabra 174 bruyamment avant de s'immobiliser. entendit un porte-voix crachoter : Elle — Sortez du véhicule, les mains en l'air. Je répète : sortez du véhicule les mains en l'air ! Impossible. La frayeur et la contrariété avaient tétanisé Mam Goz, accrochée à son volant comme la moule à son rocher. Il fallut que deux hommes l'en extraient manu militari, sous les quolibets des étudiants qui s'apprêtaient à prendre fait et cause pour elle, en dépit du risque qu'elle leur avait fait courir. Mais les deux policiers en civil avaient eu le temps de prévenir par radio de l'incident et le bruit des sirènes qui approchaient firent se tenir coite la foule, qui se contenta de huer copieusement les fonctionnaires de police qui l'emmenaient jusqu'au commissariat. 175 III Garde à vue Durant le trajet, dans la Mégane blanche siglée POLICE de Justin et Bénédicte, Mam Goz ne desserra pas les dents. Son sac à main noir sur les genoux, les mains croisées sur le fermoir, elle se tenait raide comme la justice, en, dépit de la ceinture de sécurité qu'on l'avait contrainte à boucler. Par égard pour son âge, Bénédicte avait signifié à Justin, d'un index significatif sur sa tempe, qu'il n'était peut-être pas indispensable de passer les bracelets à cette octogénaire. En 176 s'installant au volant, elle s'était contentée de verrouiller les portes arrière : un réflexe qu'elle avait acquis depuis une mésaventure récente10 ! L'observation du règlement n'interdisait pas un peu d'humanité, tout de même ! Au commissariat, où l'on avait pourtant l'habitude d'en voir de toutes les couleurs, l'entrée de cette digne octogénaire fit sensation. En effet, si durant le trajet, Mam Goz était restée stoïque, à peine eut-elle franchi la porte de l'hôtel de police qu'elle explosa, d'une voix haut perchée, jetant à la cantonade : — Je veux immédiatement ! voir le commissaire Et de commencer à lancer des moulinets de son sac à main, à droite et à gauche, pour avancer vers la porte où se lisait en lettres dorées : "Commissaire". Justin, tout en s'interposant entre Mam Goz et la porte du bureau de son patron, tenta d'abord l'ironie pour amadouer la furie: — On se calme, mamie, vous allez être interrogée dans quelques instants par un inspecteur. 10 Cf. En attendant l'orage, 2005. 177 Que n'avait-il pas dit là ! — Un inspecteur ! Je voudrais bien voir ça ! Et Justin essuya un revers de sac à main, assené de pleine volée, qui le déséquilibra. Des sourires furtifs apparurent sur les visages environnants. Bénédicte pensa qu'il était temps qu'elle intervienne. Au moment où Mam Goz reprenait sa progression vers le bureau du chef, tandis que Justin retrouvait ses esprits, elle allongea le pied en travers de son chemin. Mam Goz trébucha, en lâcha son sac pour amortir sa chute de ses mains, mais celle, secourable, de Bénédicte l'empêcha de choir, au moment même où le Commissaire Dumortier sortait en trombe de son bureau, attiré par l'algarade : — C'est quoi, ce bordel ? Oh, pardon, Madame ! C'est vous qui faites tout ce bruit ? — Commissaire, Madame Le Mener a tenté de forcer avec sa 2 CV un barrage d'étudiants et a renversé un de nos hommes... heureusement sans gravité, et à présent, tentait de pénétrer de force dans votre bureau. 178 — Enfin, Madame, à votre âge, ce n'est pas sérieux ! Allez, entrez, vous allez m'expliquer tout ça. La taille imposante du Commissaire et sa voix de stentor firent leur effet. Mam Goz tira sur sa jupe, vérifia son chignon et entra sans un mot dans le bureau de Dumortier, non sans jeter un œil noir au petit personnel du commissariat. La porte capitonnée se referma sans bruit. — Asseyez-vous. Ordre ou invitation ? Mam Goz ne sut pas très bien démêler la chose, mais s'exécuta, sans mot dire. Sa colère était tombée d'un coup. Le Commissaire sortit un long moment pendant lequel Mam Goz détailla le mobilier du bureau, remarquant la poussière accumulée, les plantes vertes desséchées par le chauffage, la poubelle pleine de gobelets vides. Finalement, il revint, une fiche manuscrite à la main. Il la posa devant lui, sur le bureau, la lut silencieusement. Puis, les mains croisées sous le menton, le Commissaire fixa Mam Goz d'un regard inquisiteur : — Rébellion, entrave à l'action de la force publique, mise en danger de la vie d'autrui, peut179 être même coups et blessures ayant occasionné une incapacité de travail si l'agent que vous avez renversé porte plainte et doit être mis en arrêt maladie, cela fait beaucoup de chefs d'inculpation, pour une dame de votre âge. Je ne peux pas vous laisser repartir comme cela, désolé. Vous allez être placée en garde à vue, pour 24 heures. Nous allons prendre votre déposition. Puis, nous transmettrons au Procureur qui décidera de la suite à apporter à cette affaire. Vous avez le droit de prévenir votre famille, de demander la visite d'un médecin, de consulter un avocat. Votre véhicule va être placé en fourrière. Mam Goz se voûta un peu sous l'avalanche, mais sa résolution était déjà prise : puisque c'était ainsi, elle n'ouvrirait pas la bouche devant cet ostrogoth ! — Madame Le Mener, ce n'est pas la première fois, loin de là, que vous vous faites remarquer. À la gendarmerie, vous êtes connue comme le loup blanc pour votre conduite automobile, disons... particulière. Et aujourd'hui, vous aggravez sérieusement votre cas. Un peu de réflexion ne vous fera pas de mal. Vous ne dites rien. Comme vous voudrez. Un inspecteur va rédiger votre déposition. 180 Le Commissaire enclencha l'interphone et appela un dénommé Plassard. Mam Goz se souvint aussitôt d'un élève de ce nom et une ombre passa sur son visage : malgré tous ses efforts, c'était resté un cancre invétéré. Mais c'est la jeune femme qui lui avait évité les menottes qu'elle vit entrer. Avec quelque soulagement. ― Suivez-moi, Madame Le Mener, nous serons mieux dans mon bureau, dit Bénédicte, sur un ton urbain. ― Vous pouvez m'appeler Mam Goz, ma petite, dans tout le canton, c'est comme ça qu'on m'appelle depuis longtemps. — Je n'en ai pas le droit, Madame Le Mener, fit Bénédicte. ― Alors, on la remplit, cette déposition ? enchaîna Mam Goz, qui avait horreur de perdre son temps. Bénédicte songea que, décidément, cette « cliente » était pleine d'imprévu, et comme il lui importait de ne pas trop bousculer une grandmère qui lui rappelait furieusement la sienne, elle ne releva pas l'insolence du propos. Nos deux héroïnes étaient encore en pleine rédaction du procès-verbal, lorsque la porte du 181 bureau s'ouvrit pour laisser passage à Justin Paolozzi, poussant devant lui une espèce d'adolescent attardé, en treillis, rangers et crête orangée, menottes aux poignets : — Commissaire, ce garçon, contrôlé en marge de la manif, a des papiers trafiqués. Il tendit au commissaire une carte d'identité ancien modèle, et l'œil exercé de celui-ci constata que la photo relativement récente qui y figurait n'était pas celle d'origine. Mam Goz, intriguée, tourna la tête vers l'arrivant. Ses yeux vifs se concentrèrent sur le visage pâle, émacié, à demi-couvert d'une barbe naissante tirant sur le roux. Une lueur s'alluma dans son regard. Puis s'éteignit. 182 183 IV Plan A Le Commissaire Dumortier, soulevant un des stores de son bureau vitré, jeta un œil vers les cages de garde à vue, puis se retournant vers Bénédicte Plassard et Justin Paolozzi, qu'il venait de convoquer, leur fit signe de parler. Bénédicte obtempéra : — Aucun doute. Tout est faux. La carte d'identité, la carte d'étudiant, celle de la CMU... Tout. Et c'est pas d'hier. Mais il y a plus grave. Dans le contenu de ses poches, figurait une clé de 184 consigne. Et devinez ce qu'on a trouvé dans le casier correspondant ? — De la dope, à coup sûr. — Eh bien, non, justement, Commissaire, reprit Bénédicte. Les analyses effectuées montrent que le gaillard picole un peu, mais ne se drogue pas ou plus. Et nous saurons bientôt s'il en vend. J'ai demandé un chien spécialisé qui nous révèlera s'il a été récemment en contact avec de la marchandise. Mais je n'y crois pas trop. — C'était quoi, alors Commissaire, rendu prudent. ? reprit le — De la fausse monnaie, figurez-vous, et pas qu'un peu : 25 liasses de billets de 50 euros. — Mazette, fit le Commissaire avec un sifflement admiratif. À 20 billets par liasse, ça fait... 25000 €. Faites-voir. Bénédicte sortit d'une chemise une coupure orange évoquant l'architecture renaissance. Le Commissaire l'examina en transparence, cherchant à lire l'image du filigrane, le macaron métallisé holographique et à s'assurer de la présence du fil métallique de sécurité. 185 — Ouais. Classique. Aucun détecteur ne les laisserait passer. Mais, comment il a pu avoir tout ça ? Et, il les dépense ou il les revend ? Justin Paolozzi fit entendre sa voix grave et chantante : — Dépenser de faux billets de 50 € est trop risqué pour un marginal ; nous pensons qu'il les revend, au détail, pour assurer sa subsistance. Actuellement, un faux billet de 50 € peut se monnayer à moitié-prix, mais nous ignorons toujours qui il est réellement et pas moyen de savoir d'où vient ce pactole : le gars est muet comme une carpe. — Vous lui avez fait savoir ce que coûte une inculpation pour recel et mise en circulation de fausse monnaie ? Sans compter les faux papiers. — Oui, évidemment, mais botus et mouche cousue. Bénédicte sourit à la contrepèterie involontaire, de son coéquipier. C'est à peine si le Commissaire fronça le sourcil. Il enchaîna : — Bon, laissez-le mariner un peu. Ce bleubite finira bien par se mettre à table. Il était rare que le Commissaire Dumortier se laissât aller aux facilités de l'argot militaire. Et 186 la courte expérience de Bénédicte lui avait appris que c'était en général signe d'énervement et d'impatience. Il les congédia de trois phrases sèches : — Vous avez quarante-huit heures pour élucider cette affaire. À la fin de la garde à vue, je devrai en référer à l'OCRFM11. D'ici là, interrogez RAPACE12 et le Fichier National. — OK, patron. Revenue à son bureau, Bénédicte trouva Mam Goz, un crayon rouge à la main, en train de corriger sa déposition que Bénédicte lui avait demandé de relire et signer avant de sortir. — Vous feriez bien de reprendre votre Bled13, ma petite, l'accord des participes passés est loin d'être au point : « le fonctionnaire qu'elle a renversé, É, pas ÉE : dans ce cas, l'accord se 11 Office Central de Répression du faux-monnayage, créé en 1929, en application de la Convention de Genève. 12 Répertoire Automatisé Pour l’Analyse des Contrefaçons de l’Euro, destiné à permettre à tous les enquêteurs d’identifier les contrefaçons des billets en euro, 13 Nom propre, devenu presque commun, pour désigner un célèbre ouvrage scolaire de grammaire et orthographe, d'un couple d'instituteurs parisiens, Édouard et Odette Bled, dont la première édition vit le jour en 1947, aux Éditions Hachette Classique, suivi de quelques autres, toujours réédités depuis. 187 fait avec le COD, c'est-à-dire le pronom relatif QUE, placé AVANT le verbe et ayant pour antécédent « fonctionnaire » qui est ici du genre masculin, c'est pourtant simple, non ? » Bénédicte resta bouche bée un instant, hésitant sur la conduite à suivre, puis décida que la coupe était pleine et qu'il lui fallait reprendre la main d'urgence, si elle ne voulait pas se trouver débordée par cette forte tête : — Écoutez, Madame Le Mener, vous n'êtes plus en classe et ici, c'est moi qui pose les questions, avec ou sans fautes d'orthographe, compris ? Mam Goz toisa un instant cette insolente, ouvrit la bouche, puis la referma. — Bon. Revenons à nos moutons. Vous avez signé votre déposition ? — Non, mais maintenant que j'ai corrigé les fautes, je peux, se hasarda à dire Mam Goz. C'était la goutte d'eau de trop. La voix de Bénédicte monta de deux tons : — Vous commencez sérieusement à me taper sur le système. 188 Elle désigna d'un index furieux le bas du feuillet : — Signez ici tout de suite ou ça va mal faire. Mam Goz, sans un mot, prit le stylo-bille posé sur la table et traça une croix d'analphabète, comme ultime signe de résistance. Bénédicte, avec un regard noir, lui arracha la feuille des mains, essayant de maîtriser ses gestes et ses paroles. Elle appela un agent : — Passez les menottes à cette personne et mettez-là à l'isolement. 189 V Plan B Renvoyée dans sa cellule de garde à vue, Mam Goz réfléchissait. Elle n'allait quand même pas se laisser intimider par un commissaire, fût-il principal ou divisionnaire, ni par une inspectrice, nulle en orthographe, de surcroît ! Bon, il est vrai qu'elle s'était quelque peu emportée en poussant cet agent avec son capot pour le faire se ranger de sa route, mais de là à la mettre en cabane, c'était trop ! Comme on lui avait inexplicablement laissé son sac à main, Colombe Le Mener passa le reste 190 de son premier jour de garde à vue à poursuivre un ouvrage de tricot qu'elle emportait toujours avec elle, car elle ne craignait rien tant que le désœuvrement. En l'occurrence, il s'agissait d'un magnifique pull angora blanc dont elle commençait à monter les manches. Au bout de quelques heures, on la vit même en train d'expliquer les mystères des diminutions et augmentations à un public féminin attentif. Chassez le naturel... À midi, la République lui fit l'aumône d'un sandwich jambon-beurre et d'un verre d'eau. Au soir, d'une soupe, d'un morceau de pain et de fromage et d'un autre verre d'eau. Elle n'était pas habituée à beaucoup plus. Cela ne lui fit ni chaud ni froid. Son frugal repas achevé, elle s'allongea sur le bat-flanc inconfortable, ramenant les pans de sa jupe sous elle, posa sa tête sur son sac à main, rembourré du tricot en cours et... s'endormit ! Au petit matin, une odeur de café vint lui chatouiller les narines et elle se redressa, endolorie. C'est qu'elle n'avait pas dormi sur une planche depuis.... 1942, à une époque où se réveiller les côtes en long ne lui faisait pas peur. Elle s'étira consciencieusement et bientôt une 191 jeune gardienne de la paix vint lui apporter un gobelet en plastique fumant. Elle fit la grimace : — Vous n'avez donc pas de tasses, ici ? Le plastique donne mauvais goût. — Eh, non, mamie. Et ne vous plaignez pas, c'est du vrai café de notre cafetière perso, pas celui du distributeur, qui est clair comme de l'eau de vaisselle. Mam Goz huma le breuvage : — C'est vrai qu'il sent bon. Merci, mademoiselle. — Du sucre ? — Non, merci, à mon âge, ce n'est pas conseillé. Au soir, Mam Goz était libérée avec une convocation au tribunal pour le mois suivant sous le chef de « rébellion et entrave à l'action des forces de l'ordre ». Le juge d'instruction n'avait pas retenu l'inculpation de coups et blessures. Ouf ! Mais il était trop tard pour qu'elle pût récupérer son véhicule à la fourrière. Elle prit donc le dernier car pour rentrer chez elle. 192 Ulcérée par le traitement qu'on lui avait fait subir, sa rancœur s'adressait principalement à Bénédicte qu'elle accusait de lui avoir manqué de respect. Pour un peu, elle aurait porté plainte ! Mais ses trente-six heures à l'ombre lui avaient donné le temps de songer à une autre forme de revanche : démêler avant Bénédicte et son acolyte l'affaire du punk aux faux papiers, dans une lettre adressée directement au Procureur de la République ! Ça leur ferait les pieds ! Elle avait sur eux une longueur d'avance : elle était pratiquement sûre de l'identité véritable de la personne qui avait été arrêtée. Au premier regard, elle avait reconnu dans les traits du jeune homme, malgré sa coupe de cheveux, ceux d'un ancien élève, du temps qu'elle était en poste à Roscoff. La ressemblance était frappante. C'était une graine de chenapan, qui avait fait les quatre cents coups, après son certificat, avant de prendre un engagement dans la Marine. Martial Le Guilloux ! Le nom venait de lui revenir, sorti des arcanes bien rangées de sa mémoire d'institutrice. 193 Un élève intelligent, mais rebelle. Apparemment, le fils, car, pour elle, il ne pouvait s'agir que du fils, était de la même eau que le père. Mais comment prouver cette filiation ? Les registres d'état civil n'étaient pas consultables avant cinquante ans. Il faudrait donc ruser. Par chance, elle connaissait du monde à la Mairie de Roscoff. Et à la Maternité aussi. Mais peut-être le gaillard était-il né à la maison ? Cela se faisait encore alors. Dans ce cas, il faudrait retrouver la sage-femme ou le médecin-accoucheur. Compliqué. 194 195 VI Le voyage à Roscoff Le lendemain, contre un chèque de cent seize euros, Mam Goz put retirer sa 2CV de la fourrière municipale, non sans avoir minutieusement inspecté son extérieur. Il n'aurait plus manqué qu'on la lui eût rayée ou cabossée ! Heureusement, il n'en était rien. C'est toute guillerette devant l'énigme à résoudre qu'elle prit dans l'après-midi la route de Roscoff et alla loger Chez Soizic, un café du Port qui louait des chambres, au mois, à la semaine, à la journée (certains disaient même à l'heure !) à 196 des dockers, des marins, des étudiants et tout un tas de nécessiteux que les infortunes de la vie avaient privés de toit. Les prix étaient modiques, le confort désuet, la propreté impeccable et le règlement inflexible : paiement d'avance et pas de visites après vingt-trois heures. Au sortir d'une nuit troublée par quelques ébats voisins auxquels elle n'était plus habituée, Mam Goz gagna l'Hôtel de ville. Au service de l'état civil, elle demanda à voir une de ses anciennes adjointes, à présent au seuil de la retraite. Parfois dépassée par des garnements aussi inventifs qu'indisciplinés, Sylvie Le Couster, avait bifurqué et embrassé la Fonction Publique Territoriale en passant le concours d'Attaché, dont le salaire était supérieur à celui d'institutrice. Leurs retrouvailles l'allégresse : se firent dans — Madame Le Mener ! Si je m'attendais... Depuis tout ce temps... Vous avez l'air en pleine forme, dites-moi ? — Bonjour, Sylvie, oui , je vais bien, merci, et vous, vous vous plaisez toujours ici ? Ce n'est pas trop monotone ? 197 — Non, pensez-vous, le travail est très varié, vous savez, et puis, nous recevons le public, alors on voit passer des tas de gens très différents... — Plus faciles à servir que vos anciens élèves ? — Ah, ça, pas toujours, c'est vrai, mais dans l'ensemble, si, quand même. Mais que puis-je pour vous Madame Le Mener ? — Eh bien, voilà... Nous ne saurons pas quelle fable Colombe Le Mener inventa pour se faire confirmer par son ex-collègue que Martial Le Guilloux avait bien déclaré, le 1er avril 1989, la naissance d'un fils prénommé Sébastien, dont la maman s'appelait Mélanie Suchet. Toujours est-il que ces informations comblèrent d'aise Mam Goz et qu'elle en remercia chaleureusement l'employée de mairie. Elle aurait pu se contenter de prendre alors sa plus belle plume pour communiquer à Monsieur le Procureur de la République, que dans une affaire en cours, elle était en mesure d'apporter des éléments de preuve de l'identité 198 d'un suspect, pour se considérer vengée et retourner ensuite à ses occupations de retraitée. C'était mal la connaître. Bien au contraire, elle se mit en tête d'élucider complètement ce trafic de fausse monnaie, dont elle avait réussi à soutirer des bribes à ses gardiennes, entre deux conseils de tricot, durant sa garde à vue. Instinct, flair, peu importe le nom, bref, elle avait comme le pressentiment que le fils de Martial Le Guilloux ne pouvait être étranger au milieu de la mer et que, si d'aventure il se trouvait impliqué dans un trafic quelconque, c'était par là qu'il fallait chercher. Veuve d'un marin de commerce, son appartenance à l'ACOMM14 ainsi qu'à une ou deux autres associations corporatives locales lui donnait diverses entrées dans le milieu. Par ailleurs, de notoriété publique, la contrebande par voie maritime avait connu ces derniers temps une envolée sans précédent depuis la fin de la 14 L’Association des Capitaines et Officiers de la Marine Marchande est composée d’officiers diplômés et brevetés de toutes catégories, qu’ils soient hommes ou femmes, navigants ou sédentaires. L’ACOMM est issue de l’Association Amicale des Capitaines Marine Marchande crée en Avril 1956 à Rouen. 199 guerre : drogue, cigarettes, contrefaçons, les saisies se multipliaient et les hangars des Douanes s'avéraient trop petits. Pourquoi pas de la fausse monnaie ? La Grande-Bretagne n'entrait pas dans la zone euro, mais l'Irlande, si et c'était une route maritime familière aux bretons. Elle téléphona donc au Commandant Dufour, un jeune collègue de son mari, pour lequel elle avait eu quelques faiblesses autrefois et qui en gardait un souvenir ému. Aujourd'hui âgé de soixante-quatre ans, mais portant toujours beau, il conduisait ses dernières campagnes avant de poser définitivement sac à terre. Par lui, elle put apprendre des services des Douanes quels navires marchands, ces derniers temps, avaient été convaincus de contrebande et lesquels étaient actuellement sous surveillance. Dans cette dernière liste d'une cinquantaine de noms, le Santa Claus retint son attention. Ce porte-conteneurs de taille moyenne s'adonnait à un commerce triangulaire entre Amsterdam, Dublin et les côtes françaises. Pavillon des Iles Kiribati. Équipage sri-lankais. Capitaine hollandais. On le soupçonnait d'avoir éperonné un chalutier en Manche et de ne pas lui avoir porté secours. Incurie, délit de fuite ou volonté d'éviter toute visite imprévue des autorités à 200 bord ? Après analyse des traces de peinture sur sa coque, il avait été autorisé à reprendre la mer. Mais restait plus que jamais sous surveillance. 201 VII Prise de vitesse Les ordres du Commissaire étaient clairs : il fallait s'occuper de cette affaire séance tenante. Bénédicte Plassard et Justin Paolozzi abandonnèrent donc le suivi de la manifestation estudiantine, n'en déplaise à Monsieur le Préfet, pour s'en aller à la pêche aux informations sur leur nouveau client. Menotté à un radiateur, Florian Le Maréchal, attendait, tête basse. Quand Justin et Bénédicte rentrèrent dans le bureau, il confessa bientôt : 202 — Bon, d'accord, j'ai changé ma photo sur ma carte d'identité. Sur l'ancienne, j'avais douze ans et une tronche de cake. Et c'était trop compliqué d'en refaire une neuve. Mais c'est pas un crime ! Pour le reste, j'y suis pour rien : la clé de consigne, c'est celle d'un copain qu'est en voyage. Il m'a demandé de la garder pendant son absence : je pouvais pas refuser. Moi, je suis clean, je touche pas à la dope. Cette déclaration quasi spontanée parut plus que suspecte à nos deux enquêteurs. Avouer une faute mineure pour en dissimuler de bien plus importantes était une stratégie de défense assez élémentaire. Photo et empreintes ne révélèrent rien. Ce gaillard-là devait être nouveau dans le secteur : la police n'avait rien sur lui. Et Bénédicte découvrit bientôt pourquoi : ses papiers n'étaient pas faux, seulement ceux d'un autre qu'elle localisa à Brest où il menait une vie on ne peut plus régulière, avec femme et enfants, s'il vous plaît. Nom, prénoms, date et lieu de naissance, tout concordait. Sauf la photographie. Le patronyme Le Maréchal n'était pas assez fréquent pour qu'une homonymie aussi parfaite fût vraisemblable. 203 Le vrai Florian Le Maréchal se souvint, au bout d'un interrogatoire minutieux, mené par visioconférence, qu'on lui avait, cinq ans auparavant volé ses papiers, alors qu'il était encore interne à la Ferté-sous-Jouarre, dans un pensionnat pour cas difficiles. Ses parents lui en avaient alors obtenu de nouveaux et l'affaire était sortie de sa mémoire. Il n'y avait rien à redire à ça. La gendarmerie du lieu confirma. Seulement, sa mémoire était plus défaillante, en ce qui concernait ses coreligionnaires d'alors. Il fallut contacter l'établissement pour retrouver la liste des pensionnaires de cette année-là. Par bonheur, le conseiller principal d'éducation lorsqu'on lui montra la photo et ce malgré le changement total de look du personnage, se révéla bon physionomiste, comme on l'est souvent dans cette profession, et un nom lui vint aux lèvres : Sébastien Le Guilloux ! Un fugueur ! Les tentatives étaient fréquentes et la gendarmerie accoutumée à ramener au bout de deux ou trois jours des adolescents pas toujours mécontents de retrouver gîte et couvert, après leurs errances. Sébastien Le Guilloux avait marqué son esprit parce que, à la différence des autres, il n'avait jamais réintégré l'établissement : 204 on ne l'avait pas retrouvé et près d'un an plus tard, les recherches avaient été abandonnées, pour cause de majorité. Sa fiche mentionnait une adresse familiale à la Ferté-sous-Jouarre ; hélas, Justin apprit rapidement que le père avait été enterré l'année précédente et que la mère avait disparu avant l'entrée du gosse dans l'établissement. Ne restaient que les grands-parents. Interrogés, ils révélèrent que Sébastien avait été aperçu aux obsèques de son père, mais qu'il ne leur avait pas parlé et qu'ils étaient sans nouvelles de lui depuis cinq ans. On les crut. — Bon, on sait qui il est, qu'est-ce qu'on fait maintenant ? demanda Justin à sa coéquipière. — Il ne doit pas être dans notre secteur depuis longtemps, sinon on aurait au moins une main-courante ou deux ; dans le département, les PCC sont contrôlés régulièrement depuis l'affaire du wagon de S.15. Je serais d'avis de le relâcher, en lui faisant croire que le procureur accepte l'idée qu'il ne soit qu'un complice mineur, pour voir où il nous mène. — OK. Je mets ça en route. 15 Cf. In Memoriam, 2006. 205 VIII Bienvenue au port Après son coup de téléphone au Commandant Dufour, Mam Goz s'en alla feuilleter Le Marin chez le premier marchand de journaux trouvé, chercha la rubrique des mouvements de navires et découvrit que le Santa Claus ferait escale deux jours plus tard en provenance de Dublin et en route vers Amsterdam, où il devait décharger des ordinateurs et des machines à laver. Elle décida alors de retourner chez Soizic, le bistrot-hôtel du Port, et loua une chambre 206 proprette, d'où elle pouvait voir les navires qui entraient et sortaient de la darse. Mais la patience n'était pas son fort et deux jours, c'est long, même en meublant l'attente de travaux d'aiguille ! Aussi, pour mettre toutes les chances de son côté, et par un reste de superstition qu'elle ne savait expliquer, alla-t-elle mettre un cierge à Notre Dame de Kroaz-Baz. Le lendemain, le temps clément l'incita à entreprendre d'aller jusqu'à la Pointe de Perahidy, où elle déjeuna, face à l'île de Batz, avant de rebrousser chemin. Malgré l'aide d'un automobiliste compatissant sur la fin du trajet, les huit kilomètres de l'aller-retour l'avaient quand même fatiguée et elle s'était assoupie devant la fenêtre, dans le fauteuil de sa chambre d'hôtel lorsque la sirène grave d'un navire entrant au port la fit émerger d'un rêve chaotique peuplé de manifestants en bataille rangée contre des marins. Un sourire se dessina bientôt sur son visage. Armée des jumelles de son défunt mari, elle venait de lire un nom sur l'étrave du bâtiment qui s'avançait dans la rade : Santa Claus ! 207 À vrai dire, sa joie fut de courte durée, car en l'absence de Sébastien, retenu par les policiers, elle ne savait pas trop par quel bout prendre son affaire. Dufour lui avait bien donné le nom des quelques officiers français du navire, mais lequel choisir pour entrer en contact et sous quel prétexte ? Quand aux marins sri-lankais, plus sûrement à l'origine du trafic, son anglais était vraiment trop élémentaire pour songer à converser avec eux. Elle décida d'aller flâner sur les quais et de guetter la descente de l'équipage du bateau. Peutêtre une idée lui viendrait-elle d'ici là. Comme il fallait s'y attendre pour un navire sous surveillance, trois véhicules des Douanes stationnaient sur le quai face à la passerelle de débarquement. Douze hommes accompagnés de trois chiens montèrent à bord avant que quiconque ait pu en descendre. Assise sur un banc, Mam Goz songea que l'inspection pouvait être longue et sortit son tricot. Une maille à l'envers, un coup d'œil à la passerelle, une maille à l'endroit. Deux bonnes heures s'écoulèrent ainsi. Elle commençait à perdre patience lorsqu'une silhouette connue passa presque devant elle, en traînant la semelle : une crête orange d'iroquois, un visage mince, un 208 T-shirt de Mass Murderers, un treillis de camouflage et une paire de rangers. Si ce n'était Sébastien, il lui ressemblait comme un frère ! Dans un trafic de fausse monnaie, il était impossible qu'on ait libéré un suspect sans le faire suivre. Surtout ne pas se retourner. Sébastien avait-il semé les flics ou bien étaientils en train de les observer, elle et lui, depuis un quelconque « sous-marin »16? S'ils étaient là, ils devaient être concentrés sur leur oiseau plutôt que sur une vieille assise sur un banc au bout du quai comme elle. Elle remballa néanmoins son tricot en quatrième vitesse, noua un fichu sous son menton et s'éloigna pliée en deux sur son parapluie en guise de canne. Heureusement qu'elle connaissait les lieux comme sa poche. Elle avait encore une chance de ne pas se faire repérer. Mais l'affaire se corsait. Mam Goz commença à penser qu'elle allait perdre son pari de la résoudre avant la police. Si seulement, elle avait informé le Procureur de ce qu'elle savait plus tôt ! Le mieux est souvent l'ennemi du bien, lui répétait sa mère. « Gast ! »17, pesta-t-elle. 16 17 Fourgon banalisé d'observation, dans l'argot de la police. Putain ! Juron breton assez répandu. 209 IX Raté de peu Bénédicte et Justin avaient réussi à faire libérer leur suspect, à la condition expresse de ne pas le perdre d'une semelle. Mais comme ils étaient « grillés », deux autres inspecteurs furent chargés de la filature au plus près, eux deux restant en liaison radio dans un second véhicule banalisé. Le premier jour, Sébastien erra en ville, reçu en héros dans les quelques groupes de marginaux qu'il passa en revue, en quête du gars de la consigne. Au soir, il en était à sa quinzième ou 210 seizième canette et s'effondra compagnie sur un banc de square. en galante L'inspecteur qui s'était approché pour lui faire les poches et vérifier qu'il n'avait rien récupéré en rapport avec leur affaire, se vit menacer d'un cran d'arrêt par la punkette à cheveux roses qu'il avait crue aussi défoncée que Sébastien et préféra battre en retraite. Bilan de la journée : peau de balle et ballet de crin ! Le lendemain, seul cette fois, le pouce levé au bord de la RD 786, Florian Le Maréchal alias Sébastien Le Guilloux entreprit de faire de l'autostop en direction de Roscoff. Par chance, la camionnette d'un maraîcher bio s'arrêta bientôt et le fit monter. Bénédicte, qui avait pris le volant de la Clio banalisée du Commissariat et s'était garée tout près sur une voie perpendiculaire, leur laissa deux cents mètres d'avance et démarra. C'était jour de marché à Roscoff. Sans doute les y emmenait-il. Hélas, le maraîcher avait des livraisons à faire et Sébastien n'était pas pressé, apparemment, puisqu'il vint en aide à l'agriculteur pour décharger sacs et cageots dans les diverses épiceries de sa clientèle. Contre un 211 sandwich et une bière. Ce n'est qu'au bout de deux heures et demie qu'ils arrivèrent aux halles de Roscoff, où l'agriculteur venait retrouver son épouse, présente derrière son étal depuis six heures du matin. Sébastien s'éclipsa alors en direction du port de commerce. Bénédicte et Justin, sans équipe de soutien cette fois pour cause de crevaison, garèrent leur véhicule pour lui emboîter le train à pied. Pour donner le change, Bénédicte passa son bras autour de la taille de Justin, qui l'enlaça aussitôt avec un regard éloquent. — Strictement professionnel, mon vieux, et n'essaie pas d'en profiter, hein ? Ils n'eurent pas le temps de s'étendre sur le sujet. Devant eux, Sébastien tournait juste au coin de la rue et disparut un instant de leur champ de vision. Ils s'élancèrent d'une même foulée. Quand ils débouchèrent à leur tour sur le quai du port de commerce, la première chose qui leur sauta aux yeux, ce furent trois véhicules des Douanes, au pied de la passerelle du navire. Et plus de Sébastien. Merde ! Les gabelous l'avaient fait fuir. Où était-il passé ? 212 — Prends à gauche, moi, je vais à droite, dit Bénédicte en tournant le dos à Justin. C'est en vain qu'ils parcoururent le quai et ses alentours. Ils échangèrent des regards dépités. Sébastien s'était comme évaporé. Sans doute était-il entré dans un des bistrots du port, qui avaient presque tous une sortie arrière. Ils commencèrent leur interrogatoire des barmen, serveuses et tenanciers. Plus pour nourrir leur rapport que pour l'efficacité du geste, car ils se doutaient bien que , pour ce soir, la cause était entendue. Le Commissaire allait les agonir et le Procureur aussi. 213 X Persuasion fait plus que force ni que rage Lorsque, débouchant sur le quai, Sébastien vit les voitures bleues des douaniers, il eut un moment de panique, se retourna, scrutant tous les visages à portée de vue. Mais, non, apparemment il n'était pas suivi. Néanmoins, avec son look quepon, il ne passait pas inaperçu. Et si la police découvrait qu'il avait essayé de prévenir son copain, il ne donnait pas cher de sa liberté retrouvée ! Quel con aussi de s'être laissé embarquer dans ce trafic pour que dalle ! Avoir accepté de 214 garder cette foutue clé, pendant le voyage de l'autre en Irlande sur ce cargo, cela le transformait en receleur de fait et l'avocat commis d'office qui l'avait assisté, lui avait bien expliqué que cela pouvait lui coûter très cher, article 442-2 du Code Pénal : « Le transport, la mise en circulation ou la détention en vue de la mise en circulation des signes monétaires contrefaits ou falsifiés visés à l'article 442-1 est puni de dix ans d'emprisonnement et de 150 000 € d'amende. » Avec aggravation en cas de bande organisée. Il faudrait prouver sa bonne foi et ce ne serait pas facile ! Dans son ignorance de la chose policière, Sébastien ne songea pas un instant que Douanes et Police sont des institutions souvent cloisonnées, pour ne pas dire plus, et que leur présence sur le quai n'avait rien à voir avec son affaire. La présence des trois chiens aurait dû l'alerter, mais son esprit déjà surchauffé n'avait pas la clarté nécessaire à cette analyse. Baissant la tête et remontant le col de son blouson clouté, il s'éloigna à grandes enjambées vers le premier café venu : Chez Soizic. À l'entrée de l'hôtel, dans le couloir attenant à la salle de café, une main ferme l'attira à l'intérieur : 215 — Par ici, vite ! Une vieille dame menue lui tenait fermement le bras et l'invitait à monter l'escalier. — Ça va pas, non, la vioque ! De quoi j'me mêle ? — Sébastien Le Guilloux, tu vas pas être aussi têtu que ton père, quand même ! Allez, grouille-toi, les flics d'hier sont après toi, je viens de les voir. Qui diable lui parlait de son père ? Ah oui, il la reconnaissait, la vieille du commissariat ! Mais comment connaissait-elle ses vrais nom et prénom ? Quel était ce mystère ? Pas le temps d'éclaircir ça. Il fallait pas rester là. Il suivit Mam Goz dans l'escalier. Elle courut ouvrir sa chambre, ils entrèrent, puis elle referma à double tour, s'adossant derrière la porte pour reprendre son souffle. — Je ne crois pas qu'ils fouillent toutes les chambres de la rue, mais cache-toi quand même derrière l'armoire. On ne sait jamais. Le ton était ferme et sans réplique. Sébastien obtempéra, malgré lui. 216 Mais aucun pas ne vint troubler le silence angoissant qu'ils gardèrent quelques minutes. — Bon. Tu peux sortir de là. Ils ne viendront plus, finit par dire Mam Goz, à voix basse. Assise au bas du lit, elle raconta alors à Sébastien, mal à l'aise sur la seule chaise de la pièce, comment elle avait été l'institutrice de son père, quarante ans auparavant, et combien il lui ressemblait, look mis à part, d'où la longueur d'avance qu'elle avait prise sur la police. — Dis-moi, c'est quoi cette embrouille de fausse monnaie ? — C'est que dalle, j'vous dis. Un pote qui m'a refilé une clé à garder le temps d'un p'tit voyage et basta. J'en savais rien, moi, de c'qui y'avait dans cette putain de consigne. Y m'a foutu dans la merde, ce con, voilà ! — Jamais tu ne feras avaler ça aux flics. — Ouais, je sais, mais c'est la vérité, sur la tête de mon père, je vous jure ! — Je te crois et je veux bien essayer de t'aider, mais à une condition... : tu arrêtes de zoner. 217 — Eh, mais je demande que ça, moi, mais je trouve pas de boulot. Personne y veut de moi. — La mer, ça te plaît, la mer ? — Ouais, j'aime bien, les bateaux, voyager, voir du pays, foutre le camp ; ici, c'est trop pourri, quoi ! — Alors, je peux peut-être te trouver quelque chose. J'ai un ami commandant sur un cargo ; je pense qu'il accepterait de te prendre comme mousse si je te recommandais à lui. Mais il me faut un nom en échange : celui de ton copain. — Putain, c'est pas cool ! J'suis pas une balance, merde ! — Réfléchis, Sébastien : tu as toutes les chances d'aller en prison pour plusieurs années à la place de quelqu'un qui t'a « foutu dans la merde » comme tu dis et qui est mêlé à un trafic grave. Ou tu changes de cap ou tu plonges. La tête en train les mains, Sébastien Le Guilloux, se balançait de droite à gauche, grimaçant, en proie à un profond débat intérieur. Mam Goz l'observa un moment, puis lui prit la main : 218 — Ça va aller, Sébastien, tu fais le bon choix, j'en suis sûre. — OK... Manu. Emmanuel Sanquer dit Manu. J'en sais pas plus. — Ça suffira. Maintenant, on va changer ton look. Attends-moi ici, je vais faire quelques courses. Tu t'enfermes à double tour et tu n'ouvres à personne, d'accord ? J'en ai pour une demie-heure, trois quarts heure au plus. C'est quoi ta taille de pantalon, 38 ? Et de T-shirt ? S, sûrement, non ? D'un pas accéléré, comme si elle venait de retrouver une nouvelle jeunesse, Mam Goz alla acheter à Monoprix un jean taille basse, un Tshirt noir au slogan modérément rebelle, un rasoir et une bombe de mousse à raser, un bloc de papier à lettres, des enveloppes et un bic. Sur le coin de table d'un café voisin, elle rédigea sa lettre au Procureur, révélant le nom du trafiquant de fausse monnaie. Elle la posta et rentra à l'hôtel. Là, Sébastien endossa sa nouvelle tenue, Mam Goz lui mit la boule à zéro et lui fit enlever ses piercings. — Bon, remets ton blouson, qu'on voie l'ensemble. Mets la tige de tes rangers sous le jean, oui, comme ça. 219 Elle recula de deux ou trois pas pour juger du nouveau look de son protégé. — Je crois que ça peut aller. Je vais pouvoir te présenter au Commandant Dufour. Le problème, c'est tes papiers. C'est les flics qui les ont. — Les faux, oui, mais j'ai toujours ma carte d'identité de quand j'étais en pension, sauf que j'ai plus tout à fait le look. — Elle est où ? — Planquée avec d'autres trucs, en ville, dans un squatt. — Elle a moins de dix ans ? — Euh... oui, neuf, je crois. — Impeccable. Avec ça, tu devrais pouvoir embarquer. Tu vas aller la récupérer dès qu'on sera rentrés. Bon, je vais régler la chambre et on s'en va. À partir de maintenant, tu es mon petitfils. d'accord ? — OK, mamie. Ils échangèrent un sourire complice. 220 221 Épilogue Les rayons d'un soleil pâle traversaient les vitres du bureau feutré du Juge d'Instruction, dessinant des ombres sur le plancher ciré. Toutes les chaises étaient occupées. Dans un coin, derrière son ordinateur, le greffier s'apprêtait à consigner les différentes déclarations. Devant lui, le Juge Pottier avait de gauche à droite, Emmanuel Sanquer, menotté, et son avocate, les enquêteurs Bénédicte Plassard et Justin Paolozzi de la Police Judiciaire, Colombe Le Mener, citée comme témoin, et enfin Sébastien Le Guilloux et son avocat. Il parcourut 222 les différents visages, s'éclaircit la voix et dit, en croisant les mains sur son maroquin : — Bien. Nous sommes ici pour mettre un point final à l'instruction de cette affaire. Emmanuel Sanquer, je vous inculpe de transport, détention et mise en circulation de fausse monnaie. Vos complices irlandais ont été arrêtés et seront jugés dans leur pays. Vous risquez pour ce délit trente ans d'emprisonnement et un million d'euros d'amende. En raison de l'absence d'antécédents, je pense que vous obtiendrez une peine notablement inférieure. Maître ? L'avocate de Sanquer, une débutante à talons hauts et rouge à lèvres écarlate, avala sa salive et dit : — Monsieur le Juge, mon client reconnaît les faits qui lui sont reprochés et demande qu'on tienne compte de sa collaboration à l'enquête. — Maître, vous n'ignorez pas que le fauxmonnayage est exclu du champ d'application du plaider-coupable. C'est pourquoi Monsieur le Procureur n'a pu proposer cette procédure. Mais le Tribunal appréciera. Sanquer, hagard, tenta de dominer le tremblement de sa lèvre inférieure. Le Juge Pottier poursuivit : 223 — Madame Le Mener, Monsieur le Procureur m'a transmis votre lettre. Votre information était exacte. Nous avons retrouvé chez l'inculpé divers éléments à charge. En votre qualité de témoin de certains faits ou déclarations, vous nous avez aidés à résoudre cette affaire dans les meilleurs délais et la justice vous en remercie. Elle saura, je pense, en tenir compte lors de l'examen d'une affaire de moindre gravité vous concernant, à la fin de ce mois. Néanmoins, je vous conseille fortement d'éviter à l'avenir de vous en prendre aux forces de l'ordre et de vous plier, comme tout bon citoyen doit le faire, à leurs injonctions. Mam Goz, toute endimanchée, droite comme un I sur sa chaise, baissa modestement les yeux, buvant les premières phrases comme du petit lait et laissant la dernière ressortir de ses oreilles aussi vite qu'elle était entrée. Le Juge porta alors son regard sur les deux policiers qui lui faisaient face. — Capitaine Plassard, Lieutenant Paolozzi, malgré la discrétion de vos supérieurs, qui ont couvert votre maladresse, je déplore que dans cette affaire, vous ayez laissé échapper le suspect qu'on vous avait chargé de surveiller de près, nous privant ainsi d'une issue plus rapide. Sans 224 l'aide providentielle de Madame Le Mener, Dieu sait où nous en serions aujourd'hui. Bénédicte eut un sourire forcé en direction de Mam Goz, qui tourna vers elle un visage épanoui pour dire : — Oh, vous savez, Monsieur le Juge, mon mérite n'est pas bien grand, car dans l'enseignement, on est amené à être physionomiste : j'ai identifié Sébastien Le Guilloux à sa ressemblance frappante avec son père que j'avais eu comme élève, mais j'ignorais ce dont il était accusé. Puis, le hasard l'a remis sur ma route, nous avons parlé, il s'est confié à moi et je l'ai persuadé de rentrer dans le droit chemin, c'est tout. — C'est tout, c'est tout, comme vous y allez, Madame Le Mener, non, ce n'est pas tout. J'ai appris, que c'était vous qui l'aviez fait engager comme mousse sur un cargo, le soustrayant ainsi aux recherches dont il était l'objet. — Mais, Monsieur le Juge, vous ayant par mon intermédiaire livré le nom du coupable, Sébastien n'avait plus à... — Vous en prenez bien à votre aise avec la Justice, il me semble, Madame Le Mener, tout comme avec la Police, d'ailleurs. L'institution 225 judiciaire aime à se hâter lentement et il restait inculpé au minimum de recel de fausse monnaie. Son inculpation n'est levée qu'aujourd'hui, à cet instant même, par la grâce du marché que nous avons conclu, lui et moi : abandon des poursuites contre un engagement de 3 ans dans la Marine Marchande et une mise à l'épreuve d'autant ! Le Juge Pottier se tourna alors vers l'avantdernière personne de la rangée de chaises alignée devant lui. — Sébastien Le Guilloux, vos éducateurs passés ont dressé un portrait plutôt positif de vous ; vos grands-parents aussi. Je veux espérer que cet épisode malheureux marquera la fin de l'enfance et de l'adolescence chaotiques que vous avez connues. Je compte sur vous pour respecter les engagements que vous avez pris. Sébastien assentit sans mot dire. Puis, Le Juge, s'adressant enfin à l'avocat de Sébastien, qui cessa de chuchoter à l'oreille de son client, dit d'une voix un peu lasse : — Maître, je vais signer dans un moment l'arrêt des poursuites contre votre client. Il ressortira libre de ce bureau. — Merci, Monsieur le Juge. 226 .... Tandis qu'il descendait le grand escalier à la sortie du Cabinet du Juge d'Instruction, Justin Paolozzi en voyant la robe légère de Bénédicte flotter devant lui dans la brise et découvrir les jambes d'une gazelle, se surprit à chantonner : Aux marches du palais Aux marches du palais Y a une tant belle fille lonla, Y a une tant belle fille. Elle a tant d'amoureux Qu'elle ne sait lequel prendre. C'est un p'tit policier... Il n'osa pas poursuivre, car c'était loin d'être dans la poche, mais il ne fallait pas désespérer, peut-être qu'un jour il pourrait mélanger un peu travail et loisir... Et tant pis pour la déontologie ! ©Pierre-Alain GASSE, 2008. 227 FIN 228 229 230