Bernard VAULEON

Transcription

Bernard VAULEON
Pierre-Alain GASSE
Le Triangle
de Mlle B.
Alexandrie Online
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Pierre-Alain GASSE
Le Triangle
de Mlle B.
Nouvelles policières
3
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Eh oui, vous avez bien lu, ce sont trois
nouvelles policières qui vont vous être proposées.
Qu'aviez-vous espéré ?
Des ces trois nouvelles, seule la dernière sera
une nouveauté pour les lecteurs assidus
d'Alexandrie. Aussi, pour ne pas faire languir ceuxlà, allons-nous commencer ce triangle breton par
une étape rennaise, avec "Le Fourgon", la plus
récente aventure de Bénédicte Plassard,
l'Officier de Police Judiciaire, naguère héroïne
de "Passe de quatre".
Puis, nous remonterons le cours du temps
en descendant vers la Côte Sauvage pour une
enquête intitulée "Bénédicte et les Adorateurs
de Priape" avant de terminer sur la Côte Nord
avec "Quand Mam Goz s'en mêle".
Une fois achevé ce périple breton, à l'écart
de ses bases, Bénédicte Plassard retrouvera-telle la Cité Gentille de ses débuts ? Affaire à
suivre...
Pierre-Alain GASSE,
mars 2011
5
Du même auteur :
●
Passe de quatre, nouvelles policières,
Alexandrie Online, 2006.
●
Amours de papier, nouvelles
sentimentales, Alexandrie Online, 2007.
●
De Prague à Sydney, deux nouvelles
policières, Alexandrie Online, 2007.
●
Portraits, nouvelles, Alexandrie Online,
2008.
●
Laissées pour compte, nouvelles
oubliées, Alexandrie Online, 2009.
●
Noir à l'Ouest, nouvelles noires, The
Book Edition, 2010.
ISBN 978-2-9538059-0-1
Soliloques, nouvelles à la 1ère personne,
Kirographaires Editions, 2012
ISBN 978-2-8225-0157-6
●
6
Le Fourgon
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©Pierre-Alain GASSE, 2011
La loi du 11mars 1957 n’autorisant, aux termes des
alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou
reproductions strictement réservées à l’usage privé du
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un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou
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consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants
cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette
représentation ou reproduction, par quelque procédé que
ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée
par les articles 425 et suivants du Code pénal.
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Avertissement
La plupart des fictions policières se
nourrissent des faits divers. Celle-ci n'échappe
pas à cette règle.
Mais qu'on ne se méprenne pas : cette
nouvelle policière est à la réalité ce que le
Canada Dry est à l'alcool : ça en a la couleur et
presque le goût, mais ce n'en est pas !
P.- A. G.
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I
Denis gamberge
« Denis Popovič » - né de parents serbes
dans la Krajina - pour tout le monde ici est Denis
Popovich, fils d'émigrés russes de la troisième
génération, et on lui fiche la paix. C'est lors de
son passage à la Légion Étrangère qu'il a pu faire
ajouter ce « h » à la fin de son patronyme. Seuls
son employeur et quelques amis connaissent ses
véritables origines. Il ne s'en vante pas, car pour
les gens tout ce qui vient de l'ex-Yougoslavie,
c'est plus ou moins racaille et compagnie. Mais il
enrage de ce mépris généralisé.
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Ce matin-là, Denis se réveille plus tôt que
prévu, malgré le somnifère léger pris la veille au
soir. Les digits luminescents du radio-réveil
marquent cinq heures. Sous le volet roulant
incomplètement baissé, la lueur d'un gyrophare
filtre. Sa couleur orangée le tranquillise. Ce ne
sont pas les flics. Il écoute quelques instants les
bruits familiers des éboueurs. Puis se tourne vers
le mur, essayant de se rendormir pour une demiheure encore. Mais rien à faire.
Il tend le bras à la recherche d'un corps
chaud contre lequel se serrer, voire plus si
affinités, mais se souvient aussitôt qu'il n'y a plus
personne dans sa vie depuis quelque temps déjà.
Il aurait peut-être dû appeler une fille. Pour le
mental, c'eût été tout bon, mais pour la sécurité,
cela laisse trop à redire. Il n'a voulu prendre
aucun risque.
Côté imprévus, il a déjà été bien servi.
Obligé d'aller se pointer chez les flics parce que
sa bagnole avait été accidentée. Des petits cons
qui s'étaient défoulés sur cette tire de riche qu'ils
ne pouvaient voler ! Pneus crevés, carrosserie
rayée, pare-brise enfoncé. Seulement, l'assurance,
pour casquer, voulait un papier officiel. Pas
moyen d'y couper. Du coup, toutes les caméras
du commissariat ont pu le retapisser pendant une
plombe au moins. De toute façon, avec son
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boulot, il est marron de ce côté-là, depuis le
début. Alors, inutile de se monter le bourrichon
avec ça. Plus facile à dire qu'à faire !
Cinq heures et demie. Ce matin, il
embauche à sept. Il va être temps qu'il décanille
du lit. Il a résilié ses abonnements depuis
plusieurs jours, mais, comme en principe, il n'y a
plus de coupure effective entre deux locations, il
sait qu'il aura de l'eau chaude. Heureusement,
parce que les douches froides, merci bien ! À la
Légion, il a assez donné.
Cette nuit, il a rêvé en serbo-croate. Il était
dans son village et se faisait engueuler par sa
mère qui lui reprochait d'être encore rentré à pas
d'heure. Ça faisait longtemps ! Sa mère ; après,
sa femme ; sa dernière copine, même. Que des
emmerdes avec les meufs ! Alors, maintenant,
plus de fil à la patte. Denis veut être libre. Et
pour être libre, faut être riche.
Eh bien, c'est pour aujourd'hui. Assez
longtemps qu'il attend ça. Il a tout préparé.
Minutieusement. Ça ne peut pas foirer ! Allez,
debout !
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II
À l'embauche
Vestiaires des transporteurs, société de
transport de fonds Funds Co, centre fort de
Rennes.
— Salut Denis.
— Salut, Jos, salut, Paul, y'a quoi au
planning ce matin ?
— La BF et le circuit habituel, itinéraire C,
je crois. Briefing dans cinq minutes, a dit le boss.
On est les derniers à partir.
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Les trois hommes finissent de revêtir leur
uniforme de travail, assez semblable à celui de la
police, question forme et couleur. Mais, y'a
l'inscription de la boîte dans le dos et la casquette
cubaine en plus. Sans oublier le gilet pare-balles,
depuis 2000 (merci Monsieur Chevènement !).
Denis lace avec soin ses rangers. Il se campe
en position de tireur debout pour vérifier sa
stabilité. Impec. C'est super-important d'être bien
dans ses godasses.
Les trois hommes se rendent au stand
d'armement. Le préposé ouvre le coffre, sort et
vérifie trois revolvers 9 mm MR 73 chambrés
en .38 spécial, avec leurs munitions et 3
pistolets-mitrailleurs Micro Uzi et leurs
chargeurs ; ils signent les bons de remise,
ajustent leurs ceinturons. Chargent le barillet des
revolvers des six balles réglementaires et
vérifient la sécurité de leur arme avant de la
ranger dans son étui. Ils placent également un
chargeur de 20 cartouches dans les Uzi. Vérifient
là aussi les mécanismes de sécurité.
Dans la salle de préparation, l'horloge
digitale affiche 7:30. Au rapport !
Ils entrent dans le bureau du chef de centre.
Un colonel en retraite, pas porté sur la rigolade.
Pour un peu, faudrait faire le salut militaire et
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tout le toutim. Mais par chance, la norme
imposée par la boîte, c'est position repos, jambes
écartées, mains dans le dos.
Avec ses dix ans d'ancienneté, Denis est le
plus chevronné du trio. Il est le chauffeur du
fourgon. Il y a deux mois à peine que les deux
autres font équipe avec lui. Jos sécurise le
véhicule. Et Paul fait entrer et sortir les fonds. À
quatre, ce serait mieux, mais pour ça, il faudrait
qu'il aient de la route à faire, pas que de la ville.
Comme si y'avait moins de risques, tu parles !
Les convoyeurs de fonds qui n'ont pas le
droit de fumer dans l'exercice de leur mission,
sont avec les flics les plus grands consommateurs
de chewing-gum que Denis connaisse. Il faut
bien distraire la peur d'une manière ou d'une
autre ! Et y'a pas intérêt à arriver au boulot
chargé. Sinon, c'est la porte illico. Normal. C'est
pourquoi Denis s'est acheté une conduite. Eau
gazeuse, jus de fruit et bière sans alcool. Mais
dès qu'il aura palpé et sera en sécurité, il a bien
l'intention de rattraper le temps perdu.
« Cigarettes, whisky et petites pépées », comme
disait cette chanson à la télé dans une émission
rétro. À lui la belle vie !
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III
Denis joue la fille de l'air
Jos est déjà à son poste dans le
compartiment arrière qui lui est réservé. Denis
vérifie qu'il a ses badges en poche, déverrouille
la portière conducteur du fourgon et embarque.
Paul monte à ses côtés, puis verrouille la sienne.
Denis fait de même.
La check-list se déroule sans encombre sur
son écran de contrôle : la grille du centre fort
coulisse sur son rail. Denis embraye. Il est huit
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heures quarante-cinq. À cette heure-là, avec la
circulation, ça va leur prendre un petit quart
d'heure pour se rendre sur place.
Paul surveille les rétroviseurs, Denis conduit
en souplesse, attentif au moindre mouvement de
tous les véhicules qui l'entourent. Il a déjà été
braqué une fois. Ce serait bien le moment !
Neuf heures pile. Denis se gare sur
l'emplacement réservé aux transport de fonds
devant la succursale de la Banque de France, rue
de la Visitation. Il déverrouille les portes du
fourgon. Paul, pistolet-mitrailleur au poing,
sécurise l'entrée, Jos va chercher onze paquets
filmés de noir qu'il ramène sur un chariot de la
Banque. En un rien de temps, ils sont entreposés
dans le compartiment sécurisé qui est bouclé à
double tour.
Denis rend compte au PC de la première
partie de leur mission. RAS !
Le prochain arrêt se trouve de l'autre côté du
pâté de maisons, dans une annexe de la BF rue
Vivier. À la lecture du planning, Denis n'a pas
compris pourquoi il n'avait pas été prévu de tout
réceptionner au même endroit. Enfin, ce n'est
plus son problème à présent. Tout ce qu'il sait,
c'est qu'il y a encore six sacs de pièces à prendre.
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Neuf heures quinze. Jos entre dans l'annexe.
Là, il n'y a pas de chariot. Et les pièces, ça pèse
un max. Paul appelle Jos en renfort, comme
Denis l'avait prévu.
Les deux hommes disparaissent de sa vue.
Le moteur du fourgon continue de tourner. Il a
toujours en poche la clé du compartiment arrière.
Paul n'a pas tiqué quand il l'a ouvert à sa place
tout à l'heure.
Denis respire un bon coup, met son
clignotant et démarre, direction la ZUP Sud. S'il
a bien calculé, le voilà « dépositaire » de plus de
onze millions d'euros. Mais concentré sur sa
conduite, il s'interdit toute manifestation
d'euphorie. La partie ne fait que commencer !
Il ne verra pas Paul et Jos, laisser tomber de
stupeur leurs sacs de pièces sur le trottoir :
Plus de fourgon, plus de Denis, plus de fric !
Oh, putain ! C'est quoi ce pastis ?
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IV
Des longueurs d'avance
Au commissariat, ce jeudi matin, c'est la
routine habituelle : de la viande saoule en cellule
de dégrisement, dans la cage, deux ou trois putes
surprises à racoler du côté de la Gare et, dans
mon bureau, un petit dealer ramassé à l'entrée de
son lycée. Rien que du menu fretin. C'est moi qui
suis de permanence et le Commissaire n'est pas
encore arrivé. Comme dab !
À neuf heures trente, l'une des lignes
directes avec les établissements sensibles sous
surveillance continue se met à clignoter. Moi, qui
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sirotais un café en laissant moisir mon client sur
sa chaise, je jette un coup d'œil sur le voyant :
Banque de France ! Allons bon ! Encore une
alerte à la bombe. Depuis l'entrée en vigueur du
plan Vigipirate, niveau rouge, ça n'arrête pas. Le
clignotement s'accélère. Merde ! Un braquage ?
Je vide mon café d'un trait, en me brûlant la
langue au passage, et j'appuie sur deux boutons
du standard téléphonique : une sonnerie stridente
retentit dans le commissariat et bientôt le planton
entre dans le bureau :
— Christelle, mettez-moi cet oiseau en cage
et tout le monde sur le pont. On sort.
Dans les bureaux, chacun ouvre les tiroirs
pour récupérer son arme et la mettre dans son
holster.
Je suis déjà dans le hall, portable à l'oreille,
cherchant à joindre le directeur de la Banque de
France. Je m'adresse à mes hommes :
— Alerte à la Banque de France. C'est tout
ce qu'on sait pour l'instant. Trois équipes sur
place : Sim et moi. Duvauchelle et Lamy.
Poitrenaud et Samzun. Les autres en standby.
Gilet pare-balles pour tout le monde.
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Sa mutation à Rennes, après son exil
lannionnais1, avait valu à la Briochine Bénédicte
Plassard de retrouver à la PJ rennaise, un
collègue avec qui elle avait fait ses premières
armes2 : Simon Le Lagadec, surnommé Sim sans
autre raison que la commodité.
Le Commissaire Dutertre n'avait pas tardé à
comprendre qu'il fallait reformer une équipe qui
avait jadis donné entière satisfaction à son
collègue de promotion Le Puil, jusqu'à la
mutation disciplinaire de Bénédicte dans le
Trégor.
Et c'est ainsi que l'on avait vu renaître ce
duo improbable d'une belle plante brune de près
d'un mètre quatre-vingt en jean, T-shirt moulant
et blouson de cuir, aux côtés d'un petit gros
affublé d'un informe costard en velours côtelé,
hiver comme été. Sans compter le bout de bois
de réglisse que le bonhomme mâchonnait à
longueur de journée pour tenter de se
désintoxiquer de son paquet quotidien de gitanes
maïs sans creuser davantage le trou abyssal de la
Sécu.
1
2
Cf. Quand Mam Goz s'en mêle, 2008.
Cf. Le Monte-en l'air d'Hypokhâgne, 2000.
25
Dans la Mégane du service, gyrophare bleu
sur le toit et pare-soleil rabattu pour faire
apparaître la mention « POLICE », Sim conduit
pied au plancher, surfant sur la vague du trafic
matinal encore dense à cette heure, à travers la
ville de Rennes. Ça lui rappelle ses années de
pilote de rallye. Comme quoi, rien ne se perd.
Derrière, les autres tentent de suivre. Moi,
accrochée de la main droite à la poignée de
maintien, je téléphone de la gauche. Pas moyen
de joindre la Banque de France. Ni le standard, ni
le portable du Directeur. Ça sonne occupé de
partout. Je m'apprête à laisser un message quand
finalement, le dirlo décroche :
— Capitaine Plassard, Police Judiciaire.
Nous avons reçu un code 3. On est en route. Que
se passe-t-il ?
— C'est une guichetière qui a actionné
l'alerte sur demande de deux convoyeurs de la
Funds. Ils commençaient à charger des sacs de
pièces. Leur collègue les attendait au volant du
fourgon, moteur en marche. À leur premier
voyage, plus de fourgon. Évanoui, volatilisé.
Sans un bruit. Sans une détonation.
— Vous pensez à quoi ?
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— Ou le chauffeur a déverrouillé une
portière parce qu'il connaissait celui qui le lui a
demandé (usurpation d'uniforme, complicité
interne...) ou il s'est fait la malle tout seul avec
son fourgon.
— Et...
— Et on est dans la merde, parce qu'ils
venaient de charger onze millions d'euros avant
les pièces.
— Waouh ! Mais le fourgon est traçable,
non ?
— Le fourgon va être abandonné très
rapidement.
Mon téléphone clignote pour un double
appel.
— Bon, je vous rappelle, j'ai le Directeur de
la Funds en ligne.
— Allô, oui ?
— Nous venons de localiser notre fourgon
dans la ZUP Sud, à l'arrêt, rue Mathurin Méheut,
en face du n° 35. Le GPS a été déconnecté, mais
nous avons un mouchard traceur qui a parlé.
— Bien reçu. Nous y allons de suite.
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Je préviens par radio mes deux voitures
suiveuses et elles modifient aussitôt leur
itinéraire, pour arriver, moi par le haut de la rue,
une autre par le bas et la dernière par une rue
transversale. C'est un sens unique, mais on ne
sait jamais.
J'ai fait taire les sirènes, enlever les
gyrophares et relever les pare-soleil. Mais les
hommes ont passé leur brassard de police et
enfilé leur gilet pare-balles.
Les trois voitures stoppent en crabe autour
du fourgon. Les hommes descendent et
progressent, arme à la main, à l'abri des
carrosseries des véhicules en stationnement.
Hélas, le fourgon est vide. Vide devant : pas
de chauffeur. Vide derrière : porte déverrouillée
et compartiment délesté des onze millions
d'euros de billets neufs aux numéros non encore
répertoriés. De rage, j'en donne un violent coup
de pied dans un bas de caisse qui ne m'a rien fait.
— Putain ! Il nous a bien eus, ce petit con !
Bon, une équipe pour les constatations :
Duvauchelle et Lamy. Vous sécurisez le
périmètre et attendez les gars du labo. Les autres,
on rentre.
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V
Remue-méninges
Comme on pouvait s'y attendre, les seules
empreintes que l'on a trouvées sur le fourgon
étaient celles des différents personnels de la
Funds Co qui avaient été en contact avec le
véhicule depuis son dernier lavage, l'avant-veille.
De toute manière, en l'absence de demande
de rançon comme de découverte de cadavre, la
seule hypothèse de départ à retenir est celle du
chauffeur voyou. Après, qu'il ait des complices
ou pas, est un autre aspect de l'affaire.
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Des complices à l'intérieur ou à l'extérieur
de l'entreprise de transport de fonds, ou de la
banque, ou des deux ?
L'examen des procédures de travail propres
aux deux établissements, dans un premier temps,
ne révèle rien d'anormal. Avant que l'un des deux
collègues de Denis, longuement interrogé, ne
lâche que ce n'est pas lui qui a ouvert le
compartiment arrière, lors du premier
chargement, mais le chauffeur, contrairement à la
règle.
Un soupçon sérieux de préméditation se fait
jour.
Comme je le supposais, à mon retour au
bureau, nous sommes convoqués, moi et Simon,
chez le divisionnaire, que le Préfet a déjà sommé
« de se remuer le train », je cite, (décidément, où
allons-nous si même les énarques se foutent de la
politesse !).
Dutertre nous attend debout derrière son
bureau, arpentant les six mètres de large de la
pièce en allers-retours visiblement énervés. Je
tente d'affronter le gros temps en parlant la
première, mais il me devance d'un théâtral :
— Alors, Plassard, c'est la Bérésina ou
quoi ?
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— Comme vous y allez, Patron, il y a à
peine une heure qu'on est sur le coup !
— Peut-être, mais là-haut, ils sont déjà sur
les dents, et vous savez pourquoi ?
— J'ai ma petite idée, oui, réponds-je avec
impertinence : le montant du vol, la cible, et le
mode opératoire.
— Je vous écoute...
— Eh bien, un casse de onze millions
d'euros, sans violence aucune, au détriment de la
Banque de France, il n'est pas tellement étonnant
que ça fasse grincer des dents, en haut lieu,
comme vous dites, Patron.
— OK, Plassard, convient le Commissaire,
mais vous en êtes où ?
C'est Simon, avec sa diplomatie habituelle,
qui prend le relais :
— Les collègues du chauffeur, en première
analyse, sont dans le noir complet. Le gars, selon
eux, est très fiable, de l'ancienneté, du sérieux.
On a vérifié : en effet, pas un écart en dix ans,
mais... il aurait néanmoins commis une entorse à
la procédure, en conservant les clés du
compartiment arrière du fourgon, à l'issue du
premier chargement, rue de la Visitation.
31
— Et
Lagadec ?
pourquoi
ce
conditionnel,
Le
— À cause de la très faible distance entre les
deux lieux de chargement : deux cents mètres à
peine. On pourrait prendre cela comme une
simple négligence, volontaire ou pas, de sa part.
De plus, ses deux équipiers étant novices (ils ont
été embauchés il y a moins de six mois), il ne
craignait pas trop un rappel au règlement de leur
part.
— Sa hiérarchie aurait formé un trinôme
bancal pour un transport d'un tel montant ? Cela
m'étonne de la part du Colonel. Vérifiez qui était
sur le listing qu'il a validé. Et puis, faites-moi la
totale sur ce gars : famille, amis, études, train de
vie, etc.
— C'est comme si c'était fait, patron,
s'empresse de répondre Simon, histoire de mettre
un peu d'huile dans les rouages.
Manque de chance, le Commissaire n'est
vraiment pas dans un bon jour :
— Gardez votre brosse à reluire pour un
autre jour, Le Lagadec. Plassard, je vous donne
une semaine, pas un jour de plus, pour me
retrouver ce fuyard. Et le fric ! Rompez !
— Bien, patron.
32
Nous sortons du bureau, sans autre forme de
procès. L'heure n'est pas aux discussions.
33
34
VI
Tenants et aboutissants
Simon et moi avons pris l'habitude, depuis
nos retrouvailles professionnelles, de discuter
stratégie devant le jeu de fléchettes d'un pub
irlandais qui a remplacé l'antique bistrot où se
retrouvaient jadis les représentants de la rousse.
Habitude
certes
répréhensible
que
le
Commissaire ne voit pas d'un bon œil, même si
le niveau de l'ambiance sonore de l'établissement
semble garantir la confidentialité de ces
conciliabules publics. Mais Simon s'est mis le
tenancier dans la poche, en échange de quelques
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contraventions de stationnement passées à l'as, et
celui-ci lui a déjà refilé un ou deux tuyaux pas
crevés du tout sur des affaires en cours. La chose
est donc tolérée, jusqu'au premier couac.
Aux fléchettes, la hauteur canonique du
cœur de la cible a été fixée par des irlandais
grands et costauds à 68 pouces. À ce jeu, j'ai
l'avantage de la taille, car celle de Simon,
inférieure de 12 bons centimètres, l'oblige à des
lancers légèrement ascendants, plus difficiles à
régler. Mais il compense ce petit handicap par
une concentration supérieure, autre reste de sa
carrière de pilote de rallye, sans doute. Par
ailleurs, ici comme au stand de tir, notre adresse
est égale. Autant dire que les parties seraient
acharnées, si elles pouvaient se dérouler
normalement. Hélas, d'une part, elles ont lieu sur
le temps de service et ne peuvent donc s'éterniser
et, d'autre part, elles sont généralement
interrompues par d'intempestifs coups de
téléphone (ah ! ce maudit portable, qui vous
relance jusque dans les toilettes !).
Les deux premiers lancers de Simon ont
atteint le cœur de la cible et il faut un coup de
maître pour que ma fléchette aille se ficher entre
ces deux-là.
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Le jeu se déroule sans commentaires. Ceuxci sont réservés à l'enquête en cours :
— Bon, alors, on commence par quoi ?
demande Simon.
— Comme dab', récupérer nos commissions
rogatoires chez le proc, Ensuite, par son patron,
on va récupérer les premières infos sur notre
client, tu t'occupes de la partie finances et
communications, comptes, mouvements, destinataires, moi je vais voir côté études, famille et
amis. On se retrouve à la cantine, à midi, sauf
imprévu, OK ?
— OK, boss.
Ma fléchette suivante va se perdre dans le
bord extérieur de la cible. Mon poignet a tourné.
C'était la dernière de ma volée. Simon me doit
une revanche.
Nous vidons le fond de notre tasse de café,
faisons signe à Doherty, le patron, d'allonger
notre ardoise et sortons dans le froid encore
pénétrant de ce matin d'avril.
À midi, au restaurant administratif auquel
ont droit les agents du commissariat, comme tous
les fonctionnaires de la Préfecture, nous avons
aussi nos habitudes. Pour moi, c'est directement
viande grillée ou poisson, la garniture qui va bien
37
et un dessert ; pour Simon, pas de question de
sauter l'entrée, de charcuterie de préférence quoiqu'il se laisse convaincre par les crudités de
temps à autre, pour se donner bonne conscience plat de résistance, fromage ET dessert. À chacun
sa nature.
C'est donc devant ces deux plateaux-types
que nous mettons en commun les informations
glanées au cours de la matinée. Que je vous
résume ci-après, au plus court (inutile de vous
retranscrire les borborygmes d'approbation,
étonnement ou dénégation de Simon en pleine
activité
masticatoire
ni
mes
comptes
d'apothicaire depuis que je me suis mis en tête de
perdre deux kilos, plaqués sur mes hanches).
Voici donc :
Le suspect Denis Popovič, est né dans la
Krajina de parents serbes. Réfugié en France
après la guerre de 91, s'était engagé dans la
Légion à Aubagne. Contrat de cinq ans.
Comportement
irréprochable
selon
ses
supérieurs, mais ceux-ci ayant un esprit de corps
surdéveloppé, je me méfie quand même un peu.
À l'issue de son engagement, s'est recyclé comme
beaucoup dans la surveillance, d'abord vigile
dans un hypermarché en région lyonnaise, puis
employé de la Funds Co, à l'agence de Rennes,
depuis dix ans.
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Les informations bancaires sont plus
surprenantes. Comptes multiples, mouvements
importants, bien supérieurs à ses revenus
officiels. Et, surprise, le fichier des plaques
d'immatriculation a révélé une Ferrari Testarossa
inscrite à son nom depuis plusieurs années, en
plus de la Honda 1000 qu'il utilise pour ses
déplacements habituels. Son ex-épouse, restée en
banlieue lyonnaise où elle tient un café-bar,
semble regretter à présent leur séparation. Làbas, il est toujours recensé par les services
fiscaux comme copropriétaire d'une petite
entreprise d'importation de pièces détachées pour
motos. Sans trace d'activité récente.
Enfin, cerise sur le gâteau, la perquisition à
son domicile déclaré - un deux pièces banal dans
la ZUP sud - n'a absolument rien donné, car
l'appartement est propre comme un sou neuf,
vidé de tout objet personnel.
Tout cela confirme les soupçons de
préméditation, d'une part, et infère l'existence de
revenus occultes, voire d'une double vie, d'autre
part.
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40
VII
Cap sur l'Italie
Denis ne s'est plus senti dans cet état
d'excitation depuis ses opérations avec la Légion,
à Chypre et au Liban.
Il sait qu'à partir de l'instant où il a
abandonné le fourgon, il s'est transformé en
ennemi public numéro un. Il songe un instant à
Mesrine et à sa triste fin, criblé de balles par des
policiers qui voulaient sa peau à tout prix. Puis se
rassérène à la pensée que lui n'a braqué, tué,
41
violé personne. Que risque-t-il ? Il s'est
documenté sur Internet : trois ans, pas plus. Le
jeu en vaut bien la chandelle, non ?
Il doute que quelqu'un l'ait vu transférer les
onze millions d'euros du fourgon blindé dans la
camionnette de location qu'il avait garée dans
cette rue de la zone commerciale de la ZUP Sud.
Par précaution, il avait changé les plaques, avant
de l'utiliser. À présent, il file vers le box de
Chantepie loué au nom de sa société lyonnaise.
Arrivé là-bas, il bascule le vantail du box,
met le fourgon à cul, puis le rentre à demi à
l'intérieur, ouvre les portes arrière et décharge les
onze paquets filmés de noir. Cela fait quand
même un sacré tas de fric !
Excès de cartésianisme ou TOC naissant, les
onze paquets ne forment pas un tas régulier sous
la bâche dont il les recouvre, aussi décide-t-il
d'en retirer le dernier. Il s'était pourtant promis de
ne pas toucher à cet argent avant six mois au
moins, le temps que l'affaire se tasse. Mais il se
souvient aussi d'un conseil de sa grand-mère,
pendant la guerre, qui cachait de l'argent un peu
partout dans la maison et dans le jardin : « ne
jamais mettre tous ses œufs dans le même panier,
mon garçon ». Sauf que, elle, à la fin, elle avait
oublié la moitié de ses cachettes !
42
Il enfourne le onzième million dans un sac
de sport, qu'il fixe sur sa seconde moto (montée à
partir de pièces détachées et d'un bloc moteur
fauché dans une casse), et sort l'engin du box,
ferme celui-ci à double tour, coiffe son casque
intégral et actionne le kick. Le ronronnement
harmonieux du moteur parvient à peine à ses
oreilles. Il enfourche l'engin et et passe en revue
son plan.
Depuis des vacances dans le Queyras, il sait
pouvoir passer en Italie par le col Agnel, sans
voir le moindre képi. Et connaît une bergerie
accueillante dans les parages. La clé est toujours
au-dessus de la porte et les provisions
élémentaires dans les placards. Elle appartient à
un corse qu'il a connu à Aubagne et à qui il a
sauvé la vie au Liban. Une dette dont l'homme
pour l'instant n'a pu se libérer.
Parce que, il faut s'y attendre, sa photo va
être placardée dans tous les commissariats, les
aéroports de France et même d'Europe et on
finira bien par le rattraper. Mais, au moins, qu'il
ait le temps de prendre quelques vacances avant
de payer son dû à la société !
Il met en marche le GPS, entre un nom dans
la fenêtre de recherche du navigateur : Molines.
Il choisit parmi la dizaine d'homonymes
43
proposés. Ajoute un critère : éviter les
autoroutes, où des barrages peuvent être dressés !
L'appareil rend bientôt son verdict : 916
kilomètres par nationales et départementales. Il y
sera tard dans la nuit, en respectant les
limitations de vitesse ; pas question de se faire
prendre aussi bêtement !
C'est dans cet état d'esprit que Denis
Popovič met le cap au sud-est. Un instant, il
caresse l'idée de s'arrêter à Lyon, puis pense que
les enquêteurs auront peut-être déjà trouvé son
pied-à terre là-bas et y renonce.
Il enclenche la musique dans son casque et
s'applique, à partir de cet instant, à suivre la
meilleure courbe possible, comme s'il était en
course et que la victoire en dépendait. L'asphalte
défile sous ses roues, le vent siffle autour de lui,
la musique d'Emir Kusturica lui emplit les
oreilles : il a l'impression fugace que c'est cela la
liberté !
Son poignet droit donne un quart de tour et
sa machine vrombit d'aise à la libération de ses
chevaux entravés.
Attrape-moi, si tu peux ! lance-t-il enfin à
un ennemi, encore invisible, mais qu'il sait à ses
trousses, déjà.
44
VIII
Piste serbe et eau de boudin
Au commissariat, on ne chôme pas ! Le
signalement du suspect a été transmis à toutes les
frontières de l'Europe Communautaire, à la
Police de l'Air et des Frontières, des Chemins de
Fer, de la RATP, au cas où il serait monté à
Paris, aux autorités portuaires... Bref, un filet est
tendu au-dessus du fuyard. Reste à savoir si, en
le refermant, ses mailles retiendront celui-ci ou
pas.
45
Car, en essayant de me mettre à la place du
fugitif, j'incline à penser qu'il tentera de sortir au
plus vite de France, sans doute pour rejoindre sa
Krajina natale. N'est-ce pas le rêve de tout
émigré de rentrer riche au pays ? Le problème est
de savoir par où et comment ? Onze millions
d'euros, ça ne se cache pas dans une valise. Il faut
au moins une malle cabine pour ça ! La voie des
airs semble donc improbable. Sa moto, restée sur
son lieu de travail, peut être écartée aussi. Sa
Ferrari est au garage après des dégâts litigieux.
Le plus simple serait un fourgon de livraison,
avec la marchandise dissimulée dans la
cargaison, comme pour la drogue. Mais aucun
loueur de la ville n'a enregistré de location au
nom du suspect. Peut-être dispose-t-il de faux
papiers ? Ou bien utilise-t-il un véhicule volé ?
Là encore, aucun signalement ne correspond.
L'affaire s'annonce ardue. Il a déjà plus de six
heures d'avance sur nous.
Après avoir fixé sur le tableau mural tous les
éléments dont nous disposons, Simon et moi
décidons de privilégier, dans un premier temps,
la piste serbe : c'est le pays natal du fugitif, on y
trouve armes et faux papiers facilement depuis la
fin de la guerre. Un pays gagnable par la route,
46
en prenant des précautions. Nous activons un
contact que nous avons là-bas, depuis certaine
mission de formation de la police serbe.
Au handicap horaire, un second - et
d'importance - vient s'ajouter dès la fin de ce
premier jour : la médiatisation. Le hold-up n'a
pas échappé à la télévision locale et est repris
dans l'édition du soir de la 2, puis par toutes les
chaînes généralistes. Le lendemain matin, s'y
ajoute la presse quotidienne. Rapidement, flairant
le bon coup, les hebdomadaires relayent le buzz
internet qui transforme Denis Popovič en une
espèce de Robin des Bois moderne aux exploits
duquel applaudit toute la France populiste.
Faucher onze millions d'euros à la Banque de
France ou au fisc, c'est tout comme, et le faire
sans violence aucune, la cerise sur le gâteau !
Lorsque cette France d'en bas sait que
l'audacieux criminel ne risque que trois ans en
tout et pour tout, elle exulte ! Un héros est né.
Nous ne trouvons qu'un seul avantage à ce
déferlement : la photo de notre client s'étale
partout en Europe : il lui sera difficile de passer
inaperçu longtemps. À moins de changer de tête,
ce qui n'est pas à exclure.
47
Notre contact serbe, hélas ne ramène pas
grand-chose : aucune trace du suspect dans son
village natal, pas plus que dans la capitale ; ses
proches, interrogés, se disent sans contact avec
lui. Il n'a plus aucun compte bancaire dans le
pays. On le croit toujours dans la Légion, c'est
dire si les nouvelles sont fraîches !
Je dois reconnaître que mon idée était une
mauvaise pioche ; mais au moins peut-on
refermer cette piste.
Le divisionnaire donne alors son accord
pour un appel à témoins avec récompense, fait
rarissime dans la police française : 50 000 € ! Il a
fallu pour cela remonter jusqu'au Ministre. Dès
lors, les coups de téléphone affluent et la petite
cellule mise en place pour gérer les appels est
rapidement débordée. Commence ensuite un long
et fastidieux travail de vérification et
recoupement. On a vu le nouvel ennemi numéro
un aux six coins de l'hexagone, dans la moitié
des aéroports et nombre de gares. Un sosie,
pourtant bien imparfait, est même interpellé et
retenu plusieurs heures. Mais, de renseignements
concrets et fiables, pas la queue d'un !
Au final, après 48 heures de ce traitement, il
nous faut bien admettre, avec le divisionnaire,
que nous avons fait chou blanc ! Celui-ci tourne
48
en rond dans son bureau comme un lion en cage
et n'est pas à prendre avec des pincettes. La
presse commence à se gausser de la police de
façon appuyée et fort déplaisante.
C'est alors que se produit le premier
rebondissement de l'affaire : un téléspectateur
rennais se souvient avoir vu, le jour du vol, un
fourgon reculer dans un box, où il n'avait jamais
vu entrer et sortir qu'une Ferrari et une moto.
L'association de ces trois éléments, Ferrari, moto,
fourgon, dans le reportage télévisé a fait tilt dans
sa tête et il a appelé le numéro vert mis en place.
Et là, bingo, ma brigade de PJ, devant les
yeux ébahis du serrurier appelé en urgence,
découvre, sagement rangés dans le fond du box,
les dix millions d'euros, encore emballés dans
leur film plastique, à peine recouverts par une
bâche automobile bleue. Ne manque qu'un
million.
L'oiseau s'est envolé sans l'essentiel du
magot. Cela confond toutes les hypothèses
émises jusqu'alors.
Décidément, ce Denis Popovič est un drôle
de paroissien ! Qui commet un hold-up inédit,
seul et sans armes, et laisse derrière lui dix
millions d'euros sur les onze dérobés ! J'enrage
de mon impuissance, Simon mâchouille deux
49
fois plus de bois de réglisse que d'ordinaire. Pour
un peu, il recommencerait à fumer ses infâmes
Gitanes maïs ! Il faut que cela cesse. Mais, que
faire de plus ?
La presse populaire a un peu rabattu son
caquet depuis la découverte de la quasi-totalité
du butin. On taxe à présent plus volontiers
d'amateurisme ce voleur parti en cavale les mains
vides ! Exagération encore ! Un million d'euros,
ça permet quand même de voir venir.
L'actualité galopante aidant, Denis Popovič
disparaît au quatrième matin de la une des
quotidiens. « Sic transit gloria mundi »3.
On va enfin pouvoir travailler tranquilles !
3
Loc.lat. : ainsi passe la gloire du monde.
50
IX
Refuge italien
Denis traverse la France en diagonale sans
autre incident qu'une petite panne mécanique (un
gicleur bouché) qu'il peut identifier et réparer luimême. Après avoir laissé derrière lui Moutiers et
une fois passé le goulet d'étranglement de
Château Queyras, guetteur millénaire perché sur
son rocher, il parvient enfin à Molines quelques
centaines de mètres plus haut. Là, il songe
d'abord à passer la nuit à l'auberge de
Gaudissard, une bonne adresse qu'il a déjà
appréciée. Mais, lors d'un arrêt dans une station51
service à l'entrée de la Tarentaise, il a entrevu
furtivement son image sur les écrans de
télévision et dû sortir pour remettre
précipitamment son casque. Il pense donc plus
prudent de franchir la frontière sans plus attendre
et attaque les lacets du col Agnel à la lumière de
son phare à iode. On est début avril, et si la route
est au noir, les bas-côtés et le paysage
environnant sont encore bien enneigés. Au fur et
à mesure qu'il s'élève, l'air devient plus sec et
piquant. Arrivé au sommet, il s'arrête un instant
dans l'espèce de blizzard qui balaie les cimes
alentour pour contempler les lumières de la
vallée, puis entreprend la descente sur Chianale,
le premier village italien sur sa route.
La bergerie est à deux kilomètres en amont
de celui-ci, adossée à un adret ; son toit de lauzes
dépasse à peine du mouvement de terrain où elle
est implantée. Il trouve la clé à son emplacement
de toujours et le bûcher rempli.
Mais il est trop fatigué pour allumer un feu
qu'il ne pourrait surveiller. Il s'enroule tout
habillé dans son duvet de montagne et s'écroule
de sommeil sur le châlit en pin.
Il est près de midi lorsque le froid le
réveille enfin. Il a dormi douze heures d'un
sommeil agité, rempli de rêves contradictoires 52
gains colossaux au Casino et poursuites
infernales avec la Police ! Son estomac crie
famine et ses membres sont endoloris de froid et
de fatigue encore. Il se lève néanmoins pour
explorer son refuge.
Dehors, une amenée d'eau en bois conduit
par gravitation le filet d'une source proche
jusqu'à un abreuvoir en pierre qui trône dans la
cour. Le trop-plein retourne au ruisseau qui coule
en contrebas, gonflé par la fonte des neiges.
L'enclos des bêtes, affaissé par endroits, révèle
que la destination première a cessé d'être.
À l'intérieur, murs de pierres sèches, sol de
terre battue ; un seul et unique fenestron, à
gauche de la porte, une cheminée sur le côté
droit ; une petite table de bois brut, à peine
équarri, un banc, deux tabourets de part et d'autre
de l'âtre et un châlit en planches, au fond de la
pièce. Voilà tout le mobilier de l'ancienne
bergerie. Sur l'étagère au-dessus de la cheminée,
des pots de faïence - café, sel, sucre, farine et,
plus inattendu, tabac. Un minimum de vaisselle
dépareillée et quelques provisions dans des
boîtes en fer dans un petit placard encastré dans
le mur à gauche du foyer. De quoi tenir 48 heures
sans aller au ravitaillement.
53
De l'eau, du sel, des pâtes, une boîte de
sauce tomate. Il se prépare un dîner substantiel,
dans la marmite qui pend à sa crémaillère dans la
cheminée. Et mange, à la lumière du
rougeoiement du foyer, mastiquant aussi
lentement qu'il rumine ses plans pour le
lendemain.
Réchauffé, nourri, il se rendort apaisé sur un
lit de fougères trouvées dans la remise attenante.
Au soir, pour étudier sa carte, il entame la
provision de bougies du propriétaire.
Denis est né à la campagne, mais une
campagne peuplée, pas ces parages désolés. Pas
question donc de s'attarder ici plus du strict
nécessaire. Une étrange sensation d'étouffement
l'envahit déjà. Le dénuement, il a déjà connu, la
solitude, non.
Il songerait bien à gagner Vaduz, la capitale
du Liechtenstein, pour s'informer de la possibilité
d'y ouvrir un compte. Mais, il faut franchir une
douane, le pays ne fait pas partie de l'espace
européen. La Suisse, c'est le même problème, et
de plus, depuis la livraison d'une liste de trois
mille détenteurs de comptes à la France par un
espion à sa solde, il n'a plus confiance dans le
secret bancaire helvétique. Pour le Luxembourg,
c'est un peu trop tard, vu la direction qu'il a prise.
54
Ne reste plus que Monaco ou Saint-Marin. Un
petit séjour sur la Riviera, depuis le temps que
les nouveaux riches russes le font baver d'envie...
Pourquoi pas lui ?
Il réétudie la carte. Bien sûr, le plus court
serait de descendre jusqu'à Cuneo, puis de rentrer
en France par le col de Tende et Sospel pour
gagner le Rocher, mais il ne préfère pas. Trop
risqué. Par contre, il pourrait se diriger vers
Savona, puis longer la côte ligure jusqu'à la
Principauté, toujours en évitant les autoroutes et
les sections à péage. Il calcule : par ces
nationales et départementales, il faudra compter
dans les six heures pour couvrir à peine trois
cents kilomètres. Peu importe ; si ses jours de
liberté sont comptés, à présent tout son temps lui
appartient.
Ce matin, il s'est dessiné en se rasant une
fine moustache et un petit bouc, afin de se
différencier un tant soit peu du portrait diffusé
dans les media. Bagages faits, il rend la bergerie
à sa quiétude montagnarde, remet la clé entre
deux pierres, au-dessus du linteau de la porte et
enfourche sa moto. Cap au sud-est à nouveau.
55
56
X
Course poursuite
C'est sans encombre que Denis approche de
la Principauté par la route côtière, en fin de
matinée. Un camping ouvert toute l'année
l'accueille, juste avant la frontière symbolique
entre les deux pays. Ce n'est pas ce qui manque
par ici. Un peu trop désert à cette période,
craignait-il, mais la Riviera ne désemplit pas ; du
premier janvier au trente-et-un décembre, il y a
toujours du monde. Pus facile de passer inaperçu.
D'autres motards sont là. Quinze minutes plus
tard, sa Kawa 750 est garée au pied d'un
57
bungalow tout confort, réglé d'avance en liquide
pour une semaine, et son million planqué dans le
faux-plafond de la chambre. Il faut qu'il aille
faire des courses.
À la BRB rennaise, toute mon équipe
continue à dépouiller les renseignements reçus,
à solliciter Interpol. En vain. Tous les proches
identifiés ont été mis sous surveillance. Sans
résultat. Aucun péage d'autoroute n'a enregistré
le passage du fugitif. Les aéroports, encore
moins. Les listes d'embarquement d'un nombre
impressionnant de vols ont été passées à la
moulinette des ordinateurs. Mais aucun
passager du nom de Popovič n'a quitté le
territoire français depuis le vol du fourgon et
aucun ne correspond non plus à son
signalement.
C'est alors que j'ai une inspiration : une
cavale, si elle a été préparée - et il semble que ce
soit le cas - fait généralement appel aux parentés
et amitiés anciennes. En examinant le passé du
suspect, j'en viens à penser que, pour nous à
présent, la zone la moins claire est celle de ses
années de légionnaire.
58
Simon et moi prenons donc un TGV pour
nous rendre à Aubagne et rencontrer
personnellement le chef de corps, dûment munis
d'une commission rogatoire nous autorisant à
consulter les archives du régiment.
C'est ainsi que nous identifions ses
compagnons de chambrée et de mission les plus
proches, six hommes dont nous étudions les
profils avec soin. Pour remonter bientôt jusqu'à
Paolo Roccaserra. Puis à sa bergerie de
Chianale. On l'interroge. Il nie toute
implication, fournit un alibi en béton, mais
confirme son amitié avec Denis et se félicite par
avance d'avoir pu, le cas échéant, acquitter sa
dette d'honneur envers celui-ci.
Maintenant, un drôle de problème se pose à
Denis. Il dispose de plus d'argent qu'il ne lui en
faut, mais comment le dépenser sans se faire
repérer ? Le recycler au Casino ? Outre le risque
d'en perdre une bonne partie, il sera filmé dès
l'entrée et le physionomiste capable de le
reconnaître entre plusieurs milliers de personnes
ensuite. Déposer de l'argent sur un de ses
comptes dans une agence et régler ses dépenses
avec sa carte bleue ? La police le suivra à la trace
très rapidement, c'est certain. En ouvrir un à
Monaco serait le mieux, mais il faut qu'il attende
quelques jours pour retrouver le look qu'il a sur
59
son passeport serbe. De plus, il a à présent une
adresse, mais pas de justificatif de domicile et
craint toujours autant les caméras de surveillance
des sas d'entrée.
Les cinquante mille euros retirés au total
avant de partir lui permettent de voir venir, mais
il ne peut pas continuer à se trimballer comme ça
avec une brique et quelque dans son sac. Il ne
faut pas tenter le diable. Finalement, il regrette
presque d'être parti avec ce paquet. Quel con, il
aurait dû l'enterrer dans la bergerie. Bien malin
qui serait allé le chercher là-bas.
Il ne va quand même pas y retourner
maintenant ?
Quelques heures supplémentaires nous sont
nécessaires pour régler la coopération francoitalienne sur l'affaire avant que nous puissions
franchir le col Agnel et rejoindre nos collègues
italiens sur place. Il est aisé de constater le
passage d'un motard, qui apparemment n'a
séjourné que deux nuits, à en juger par les
reliefs de repas. Au village, il ne s'est pas arrêté
et personne ne peut fournir de renseignements
supplémentaires. La piste est mince, mais c'est la
seule dont nous disposons.
60
Simon et moi nous regardons en chiens de
faïence, passant en revue mentalement tous les
fils ténus de cette affaire qui tourne de plus en
plus en eau de boudin. Comment retrouver la
piste interrompue du fugitif ?
Soudain, Simon se frappe le front du plat de
la main en proférant une réplique célèbre :
« Bon sang, mais c'est bien sûr ! ». Il y a eu des
arrêts obligés auxquels Denis Popovič n'a pu se
soustraire dans sa fuite : les ravitaillements en
carburant !
Partant de l'hypothèse probable qu'il est
parti réservoir plein, et retenant l'itinéraire le
plus direct, hors autoroutes, puisqu'il n'a été
enregistré à aucun péage, compte tenu de la
vitesse moyenne de la machine et du kilométrage
à parcourir jusqu'à la bergerie, nous
déterminons les stations-service où il a pu se
ravitailler. Une petite quarantaine. Et, dans le
tas, il s'en trouve une, en cette morte-saison, où
le motard a été remarqué par l'employée de
service : un grand gaillard d'un mètre quatrevingt et cent kilos au yeux bleus, n'importe quelle
fille normalement constituée s'en souvient, non ?
C'est ainsi que nous apprenons que la moto
est une Kawasaki 750, immatriculée 35, ça, on
s'en doutait bien, que son conducteur a réglé son
61
plein en espèces et acheté un peu de nourriture
et de boisson. à l'entrée de la Tarentaise.
Malheureusement, avec ce carburant, il peut
parcourir à nouveau près d'un millier de
kilomètres et gagner la Riviera, comme la
Suisse, l'Autriche, la Croatie, etc.!
Le résultat est mince et Denis Popovič nous
nargue toujours !
Casquette de base-ball sur la tête et lunettes
fumées sur les yeux, une fois ses achats effectués
sans encombre, Denis achète la presse dans
divers kiosques et librairies. Il a extrait une liasse
du paquet compromettant, mais pas moyen de
tendre une coupure de cent au moindre
commerçant. Au-delà de cinquante euros, les
billets sont automatiquement refusés par
beaucoup s'ils ne peuvent les tester. Ceux-ci sont
clean, d'après ce qu'a dit la presse, mais si c'était
un piège ?
S'emparer du fric n'était pas si compliqué
que ça, réussir à le blanchir s'annonce plus coton.
Il s'assied à une terrasse devant un café
crème. La température est fraîche, mais y'a plus
moyen de fumer à l'intérieur et il a recommencé
depuis hier ! Il feuillette avec angoisse les
journaux achetés à la recherche de ce qu'on sait
de sa cavale et là, les bras lui en tombent ! À la
62
une de deux hebdomadaires s'étale la photo d'une
jeune femme brune prénommée Zara qui déclare
être sa fille et s'avoue plutôt fière de lui !!! Il
dévore ses déclarations.
C'est à un retour en arrière de vingt ans
qu'elle l'oblige. Il avait dix-neuf ans, sa mère dixsept et elle, la dernière fois qu'il l'a vue, pas tout
à fait douze mois. Une boule au ventre l'assaille
tout d'un coup, pire que si les flics étaient au coin
de la rue. Des images lui reviennent en pagaille
d'un coin oublié de sa mémoire. Elle ressemble à
sa mère comme deux gouttes d'eau. Bouge, se
dit-il, ou tu vas te mettre à chialer.
Il rentre rapidos au camping.
63
64
XI
22 noir, pair et passe
C'était bien le dernier truc qu'il lui fallait,
que son passé vienne embrouiller un présent déjà
pas très clair. Cette fille, elle ne porte même pas
son nom, il ne l'a pas reconnue. Sa mère ne
voulait pas qu'il pratique un test de paternité. Tu
parles ! Alors, il s'est barré. Et maintenant qu'il a
du fric, tout le monde rapplique. Sa femme
regrette d'avoir divorcé, cette fille réapparaît, et
puis quoi encore !
65
Mais l'image si troublante de ce premier
amour ne veut pas s'effacer comme ça. Allongé
sur son lit, Denis tente de se concentrer sur la
manière de se sortir du bourbier dans lequel il se
trouve. Rien à faire. Le visage de Maruschka
revient sans cesse. Il faudrait qu'il puisse dormir
sans risquer de se faire cueillir en plein sommeil.
Et là, ce n'est pas vraiment le cas !
Allongé sur son lit double, les bras sous la
nuque, Denis rumine, les yeux ouverts dans le
noir, l'oreille aux aguets, jusqu'à ce que ses
paupières se ferment malgré lui pour quelques
instants d'un repos haché, avant le sursaut
provoqué par le vent dans les branches, des pas
sur le gravier ou un klaxon lointain. Au petit
matin, néanmoins, il sombre dans un sommeil
plus réparateur.
C'est un rai de soleil sous la porte qui le fait
s'éveiller finalement. Neuf heures ! La douche
brûlante le stimule douloureusement.
Dans le miroir, sa barbe de plusieurs jours
lui donne un air de repris de justice qu'il n'est pas
encore. Il se rase en laissant moustache et collier
comme les jours précédents. Sa nouvelle
physionomie colle à présent avec la photo de son
passeport serbe, vieux d'il y a dix ans. Il pourrait
66
peut-être passer à travers un contrôle de police
pas trop serré. Mais s'il peut éviter l'expérience, il
préfère.
Sa moto planquée derrière le bungalow, sous
une bâche plastique laissée là, il part à pied vers
le centre ville. Son blouson de motard, un peu
voyant avec son aigle rouge dans le dos, a fait
place à un sweat à capuche, un peu plus discret.
Il cherche pour prendre son petit déjeuner un bartabac, mais sans vente de presse, de peur qu'un
client accoudé au zinc devant son journal ne le
reconnaisse soudain. Putain, il en marre de
flipper tout le temps comme ça !
Un grand noir et deux croissants. Ça a du
mal à passer. D'autant qu'il avale trop vite et se
brûle la langue au café trop amer.
Il ressort, capuche sur la tête et lunettes
noires sur les yeux, mais rien à faire, l'impression
que tout le monde le dévisage est toujours là, de
plus en plus pesante, de plus en plus pressante ; il
sent son pouls s'accélérer et sa vue se brouiller
légèrement. Il chancelle un instant. Une dame
âgée s'inquiète :
— Ça va, monsieur ?
— Oui, oui, madame, merci.
67
Elle s'éloigne en se demandant ce qu'à pu
faire de sa nuit un grand gaillard comme ça pour
avoir l'air si mal en point ce matin.
Soudain, un bâtiment se dresse devant lui, la
façade barrée du mot « POLICE » en lettres
capitales rouges. Sans plus réfléchir, il entre et
déclare au planton de service :
— Bonjour, je m'appelle Denis Popovič, je
suis recherché pour braquage et je viens me
rendre.
Il cherche du regard un siège. On lui en
désigne un sur sa gauche. Une infinie fatigue l'a
envahi.
68
XII
Transfert éclair
Je tombe des nues lorsqu'on me passe le
chef de la Sûreté monégasque :
— Allô, oui ? Ici, le capitaine Plassard,
chargé de l'enquête sur Denis Popovič. Vous
avez un renseignement pour nous ?
— Mieux que ça, capitaine, nous avons
votre homme. Il s'est constitué prisonnier ce
matin. Mais il y a un petit problème...
— Lequel ?
69
— Nous ne pouvons pas le retenir ni a
fortiori l'extrader. Il n'a rien commis de
répréhensible sur notre territoire et Interpol n'a
pas lancé de mandat à son encontre. Seulement
une « note bleue » de demande de renseignements.
Je lance intérieurement une bordée d'injures
bien senties à l'adresse des bureaucrates
d'Interpol, qui nous ont, une fois de plus, mis des
bâtons dans les roues.
— Il est où, alors ?
— Toujours chez nous, de son plein gré.
Mais s'il décide de partir, nous ne pouvons le
retenir.
— Put... pardon, vous proposez quoi ? On
ne va quand même pas le laisser s'évanouir dans
la nature une deuxième fois ?
— Écoutez, si vos hommes se présentent
avant la fin de cette matinée à la frontière, disons
au Jardin exotique, par exemple, et s'il en est
d'accord, nous pouvons vous le remettre.
— S'il en est d'accord..., c'est quand même
le monde à l'envers, non ?
— Non, Madame, c'est la loi ! Et elle
s'applique à Rennes, comme à Monaco, je pense.
70
— OK. c'est d'accord. Mais midi, c'est trop
juste, disons quatorze heures, au jardin exotique,
nous le réceptionnons.
— Accordé.
Maintenant, il faut faire avaler au dirlo la
dépense d'un transport en hélicoptère RennesMonaco en urgence. Mais, trop content d'épingler
à son palmarès l'arrestation du Robin des Bois de
l'année, il ne fait aucune difficulté.
Et c'est ainsi qu'à 13 h 45, l'Écureuil
AS350B de la Police Nationale, parti de
Toussus-le Noble et venu nous chercher sur l'aire
du CHU de Pontchaillou, après une escale
technique à Lyon, nous dépose sur l'Héliport de
Fontvieille, Sim et moi.
Une voiture banalisée de la P.J. de Nice
nous attend. Il ne nous reste que quatre
kilomètres à parcourir, mais si vous connaissez
un peu le tracé du Grand Prix de Monaco, vous
savez que c'est loin d'être en ligne droite. En
pleine ville, avec le trafic et les limitations de
vitesse, il nous faut quatorze minutes pour
atteindre le Jardin exotique et nous garer devant
la grille d'entrée.
71
Il est donc quatorze heures sonnantes
lorsque nous voyons sortir d'une voiture de
police monégasque un mec baraqué en jeans et
sweat, l'air fatigué de chez fatigué, que nous
transférons dans notre véhicule sans plus de
discours, vérification d'identité opérée, avant de
franchir fissa la frontière, de peur qu'il ne se
ravise en cours de route. Notre hélico nous attend
à l'héliport de Nice-Côte d'Azur.
C'est bien la première fois en dix ans de
carrière que j'arrête un délinquant de son plein
gré ! À ce compte-là, on peut supposer qu'il va se
montrer coopératif, non ?
Eh bien, pas du tout !
72
XIII
Prise en main
Je suis derrière la glace sans tain de la salle
de retapissage. En ce moment, c'est Simon, assis
au bureau, qui interroge le prévenu, bien calé,
menottes au poignets, sur une chaise métallique,
devant lui. Un petit somme dans l'hélico et
quelques cafés semblent lui avoir redonné un peu
de tonus.
— Vous reconnaissez les faits ?
— Ça dépend.
— Comment ça, ça dépend ?
73
— Je reconnais être parti avec le fourgon,
rue Vivier, sans attendre mes collègues.
— Popovič, il faudrait arrêter de vous foutre
de ma gueule. On a retrouvé le fourgon vide et
dix millions d'euros entreposés dans le box où
vous gariez votre Ferrari. On a relevé vos
empreintes sur les paquets de billets.
— Ça m'étonnerait !
— Pourquoi ? Vous portiez des gants ?
— Ce n'est pas moi qui les ai chargés dans
le fourgon, c'est Paul.
— Mais c'est vous qui les avez déchargés.
— Vous les avez retrouvés, non ? Alors,
pourquoi tout ce cinéma ?
— Parce qu'il manque un million, ducon,
qu'on veut savoir où il est, et comment tu as fait
et ce que tu as foutu durant ta cavale, ça te va
comme ça ?
— OK, OK, pas la peine de vous énerver. Je
veux voir mon avocat.
— Monsieur a un avocat ?
— Oui, ce n'est pas interdit que je sache ?
74
— Non, non, mais qu'un mec accusé de
braquage, qui gagne péniblement 1500 € euros
par mois, déclare avoir un avocat, c'est quand
même un peu louche !
— J'ai un avocat depuis mon divorce, ça
vous va comme ça ?
— C'est bon, vous pouvez l'appeler. Vous
aurez droit à une demie-heure d'entretien. Mais il
n'aura pas accès au dossier et ne pourra pas
assister aux interrogatoires. C'est la loi.
Simon pousse vers Popovič le téléphone qui
se trouve sur le bureau.
Celui-ci prend son larfeuille dans la poche
arrière de son jean, en sort une carte de visite et
compose dix chiffres. Plusieurs sonneries
retentissent :
— Cabinet de Maître Pierrafeu, avocat à la
Cour de Rennes, j'écoute...
Je crois qu'il est temps que je prenne la
relève. J'ai dans l'idée que ça ne va pas être facile
de faire parler ce gaillard. Si j'allais me
remaquiller un peu...
75
Aux lavabos, je défais un, puis finalement
deux boutons de mon cardigan. Mon Wonderbra
fait toujours son effet. Je vérifie l'ordre de mon
carré garçonne et me passe un peu de gloss sur
les lèvres. Ça devrait suffire comme ça.
76
XIV
À nous deux...
— Lieutenant Le Lagadec, le Divisionnaire
veut vous voir. Je vous remplace.
— Bien, mon capitaine.
Sim, qui ne m'a pas vue en look amazone
depuis un moment, plisse les yeux en sortant
pour me faire comprendre qu'il apprécie le
paysage.
77
— Monsieur Popovič, en attendant votre
avocat, qui ne devrait plus tarder, si on reprenait
depuis le début ? Nom, prénom, date et lieu de
naissance, domicile, etc.
— Écoutez, ma jolie, j'ai déjà dit tout ça à
votre collègue au moins deux fois, ça commence
à...
— Primo, je suis le capitaine Plassard, point
barre, compris ? Deuxio, lui, c'est lui, et moi,
c'est moi. J'ai besoin que vous me redonniez ces
renseignements pour me faire une idée de qui
vous êtes, OK ? Ce n'est pas trop compromettant
pour vous, vous pouvez me le dire sans consulter
votre avocat, non ? Ou alors, c'est qu'il y a déjà
anguille sous roche...
— Popovič Denis, né le 30 janvier 1975 à
Plitvice (Croatie), domicilié 4, Square de
l'Orléanais à Rennes (35). Conducteur de fonds.
Divorcé, sans enfant. Ça vous va, comme ça ?
— Nous verrons. Vous voyagiez avec un
passeport serbe. Vous avez la double
nationalité ?
— C'est exact. Mes parents sont serbes.
— Pourquoi êtes-vous allé vous livrer à la
police à Monaco ?
78
— À votre avis ?
— Je l'ignore précisément, mais je pense
que vous avez peut-être paniqué en voyant votre
portrait à la une de tous les média, en France
comme à l'étranger. Vous aviez sous-estimé
l'impact que votre acte allait avoir. Le costume
de « nouveau Robin des Bois » est trop grand
pour vous. Et malgré votre barbe naissante, vous
étiez encore trop reconnaissable. Où que vous
alliez, impossible de relâcher votre vigilance, de
baisser la garde, de dormir sur vos deux oreilles.
C'est usant à la fin, n'est-ce pas ?
— Peut-être. Et alors ?
— Et alors, vous aviez le choix entre la fuite
en avant, quitte à commettre une grosse connerie
ou vous rendre et payer votre dette à la société.
Vous avez opté pour la seconde solution.
— Si vous le dites...
— Et comme dernier pied de nez à la police,
vous vous êtes rendu à Monaco, sachant qu'on ne
pourrait vous arrêter et que c'est donc en citoyen
libre que de vous-même vous accepteriez de
mettre fin à votre aventure.
— Je n'y aurais pas pensé, mais l'idée est
plaisante.
79
— Mais avant de vous rendre, vous avez
caché quelque part le million manquant. Vous
pensez sans doute pouvoir le récupérer à l'issue
des trois ans dont vous allez certainement écoper
(dix-huit mois à deux ans avec les remises de
peine), mais détrompez-vous, Popovič, je serai là
à votre sortie et je ne vous quitterai pas d'une
semelle. Vous ne pourrez jamais profiter de cet
argent.
— Je suis parti avec les cinquante mille
euros que j'ai retirés de mes comptes. J'aurais été
fou de toucher à cet argent tout de suite.
— C'était fou surtout de le laisser entreposé
dans ce box à la merci de la première
perquisition venue. Amateurisme total. Il ne nous
a pas fallu cinq jours pour mettre la main dessus.
— Alors, débrouillez-vous pour retrouver le
reste. Je ne vous dirai plus rien.
— Vous êtes trop susceptible, Popovič, et
sentimental aussi. Vous voulez que je vous dise
ce qui vous a déstabilisé et amené à vous rendre :
la nouvelle que vous aviez une grande fille que
l'on a menacée. La presse people l'a retrouvée. Ça
a dû vous faire un choc, hein ?
80
Denis Popovič a blêmi sous l'outrage. Sa
mâchoire se crispe un instant. Mais il se maîtrise
et se contente de baisser les yeux sur la photo de
Zara.
— Ce n'est pas ma fille, je ne l'ai pas
reconnue !
— Bien. Revenons à nos moutons. Denis
Popovič, vous êtes inculpé du délit de vol simple,
sans effraction ni violence. Je vais vous déférer
au Parquet. Ensuite, vous serez incarcéré en
préventive
jusqu'à
votre
procès
en
correctionnelle, dans quelques mois. Vous
risquez trois ans de privation de liberté, 45000 €
d'amende et une interdiction d'exercer pouvant
aller jusqu'à 5 ans.
— Vous ne retrouverez jamais ce fric. J'ai
bien compris qu'il me gâcherait la vie jusqu'à la
fin de mes jours. Alors, je l'ai semé au vent, billet
par billet, de ma moto, entre la Suisse et l'Italie,
histoire de faire quelques heureux quand même.
— Je ne vous crois pas, Popovič, mais on va
vérifier, bien entendu. On a le temps, d'ici que
vous ne sortiez, n'est-ce pas ?
— Bon courage, capitaine Plassard.
81
Je sors de la salle. Ce type m'énerve ! Trop
bleus, ses yeux. Il nous mène en bateau. Mais on
va bien être obligés de ratisser tous les itinéraires
possibles entre la bergerie et Monaco pour savoir
s'il a dit vrai. Putain de sa m...!
Il y a des jours où je regretterais presque
d'être entrée dans la Police !
Dans le couloir de retapissage, Sim se
marre :
— Alors, t'as fait chou blanc ? Il aime pas
les brunes ou quoi ? On reprend les bonnes
vieilles méthodes ? Marinade, interrogatoire
musclé et chantage à la remise de peine ?
— Laisse tomber. On l'envoie au proc.
— Eh ben, ça alors !
Je ne peux pas lui dire que je le trouve
mignon.
En plus, si ça se trouve, dans trois ans, ce
sera un homme riche !
82
Épilogue
Il y a quelques semaines, j'ai acheté aux
enchères sur Internet un mobile home d'occasion
pour mettre sur un bout de terrain dont j'ai hérité
d'une vieille tante, tout près du Camp Vert, au
Val André. Je ne l'ai pas payé cher, moins de
5000 €, mais il fallait que je le ramène jusqu'ici !
Heureusement que j'ai un tonton transporteur. Ce
sera parfait pour aller pratiquer la planche à voile
et le kite-surf, pendant les weekends, les récup et
les vacances.
En redonnant un coup de jeune à cet
équipement, qui a servi une dizaine d'années
83
dans un camping de la Côte d'Azur, quelle n'a
pas été ma surprise de voir un sac plastique noir
tomber du faux-plafond que je tentais de
démonter !
Et lorsque j'eus ouvert et vidé ce sac sur la
table du séjour de la caravane, ce sont cent
liasses de billets de deux cents euros tout neufs
qui se sont étalées à ma vue. Un million d'euros !
Une fois recomptées, il s'avéra qu'il manquait un
billet dans une des liasses. Un seul.
Hélas, impossible d'ignorer l'origine de ces
fonds : la bande de scellement à demi-arrachée
était marquée d'une série de B. F. trop
révélateurs ! Le fric de Denis Popovič peut-être,
celui d'un casse en tout cas, planqué naguère sur
la Riviera et qui a voyagé incognito jusqu'à moi !
Je me pince pour le croire !!!
Denis, lui, est sorti de prison, il y a un mois.
J'étais là à sa levée d'écrou, on l'a suivi de près,
mais rien à signaler, à part... un voyage sur la
Côte, justement. Et en camping ! Tout s'éclaire à
présent. Mais il est rentré bredouille !!!
J'ai précipitamment remballé les liasses et
replacé le sac dans sa cachette d'origine, le temps
de me remettre de mon émotion et d'envisager la
conduite à tenir.
84
Ça m'a pris une semaine.
Qu'est-ce que j'ai fait, finalement ?
J'ai rendu l'argent, vous pensez bien, sinon,
je ne serais pas en train de vous raconter ça, mais
quelque part au soleil, les doigts de pied en
éventail, non ?
Pourquoi ? Pour continuer à me regarder
dans la glace sans honte, on ne se refait pas ! Et
puis aussi parce j'ai eu peur de m'em... quiquiner,
à la longue, à dépenser cette petite fortune
tombée d'un toit.
Saleté de conscience, hein !
Mais j'ai laissé Denis Popovič tranquille ! Il
a payé sa dette à la société. À quoi bon lui pourrir
la vie davantage !
©Pierre-Alain GASSE, janvier 2011.
85
86
Bénédicte et les
Adorateurs de Priape
87
©Pierre-Alain GASSE, 2009.
La loi du 11mars 1957 n’autorisant, aux termes des
alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou
reproductions strictement réservées à l’usage privé du
copiste et non destinées à une utilisation collective et,
d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans
un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou
reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le
consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants
cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette
représentation ou reproduction, par quelque procédé que
ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée
par les articles 425 et suivants du Code pénal.
88
I
Sur la Côte Sauvage, parmi les quelques
dizaines de villas du siècle dernier établies au
plus près du rivage comme autant de guetteurs
immobiles, il en est une reconnaissable entre
toutes.
Perchée sur une des rares éminences de la
presqu'île, au milieu d'un groupe de blockhaus
enterrés là par les envahisseurs de la dernière
guerre, elle domine les alentours de sa façade
austère surmontée d'un clocheton, accolée à une
tour carrée bizarrement coiffée d'une calotte.
89
D'un béton gris uniforme, toitures
comprises, seuls des volets blancs éclairent cette
masse surmontant les rochers de granit posés sur
la lande.
Le lieu est connu sous le nom de La Vigie.
Habités depuis le néolithique, ces parages furent
choisis en 1744 pour y édifier un corps de garde.
Puis, on en fit un sémaphore, avant qu'il ne
soit vendu en 1883. Dans les années trente, un
architecte le transforma en villa que les
occupants des blockhaus rasèrent en 39-40 pour
y installer un radar.
Après guerre, son propriétaire lui redonna
l'aspect antérieur qu'il conserve aujourd'hui.
Ayant emprunté, au hasard, la route de la
Côte Sauvage, à son arrivée dans la presqu'île,
Bénédicte, au volant de son cabriolet New Beetle
jaune tournesol, vit là, fichée sur la pelouse, une
pancarte qui disait : « À louer. Week-end ou
semaine ». Suivait un numéro de téléphone.
L'étrangeté du lieu lui parut propice au
séjour impromptu d'une petite semaine qu'elle
envisageait. Un peu trop grand pour elle seule, à
vue de nez, mais quand on aime...
Renseignements pris, le numéro de
téléphone était celui d'une agence de location.
90
Manque de chance, la demeure était déjà
réservée, bien que les locataires ne se fussent
point encore manifestés.
Elle en conçut un certain dépit. Encore
renforcé par le fait qu'on lui offrît un T2 à bon
prix dans une maison à cent mètres à peine de là,
d'où elle pouvait observer à loisir le flanc nord de
la bâtisse, le portail d'entrée dans le muret
d'enceinte et le petit pavillon qui avait dû jadis
abriter le gardien.
Ce weekend-là, autour de la Vigie, un ballet
inhabituel de véhicules aurait dû être remarqué
par tout observateur attentif.
Il faut croire que Bénédicte Plassard,
Officier de Police Judiciaire mis en congé
d'office par son supérieur hiérarchique à la suite
d'une enquête mal ficelée4, fut la seule à avoir
quelque raison de s'y intéresser d'un peu près. Et
elle alla bientôt de surprise en surprise.
4
cf. Quand Mam Goz s'en mêle, 2008.
91
92
II
Ce fut tout d'abord, le jour même de son
arrivée, un vendredi soir de novembre, un convoi
de cinq berlines cossues aux vitres fumées. Cinq
jeunes femmes, court vêtues sous de longs
manteaux, en descendirent. Puis, tous les
véhicules s'éloignèrent en direction du Sud. Cinq
voitures de grande remise, pensa-t-elle d'abord,
d'après leurs plaques parisiennes, leur entretien
impeccable et ce qu'elle crut être la casquette à
visière du chauffeur.
93
Cinq automobiles de location, immatriculées
75. Étrange. On ne regardait pas à la dépense !
Ces gens ne se connaissaient-ils donc pas qu'ils
aient cru bon de voyager séparément depuis la
même zone de départ ?
Déjà, l'imagination débridée de Bénédicte,
s'appuyant sur les maigres indices entrevus,
échafaudait une hypothèse. Jumelles en main,
elle examina l'horizon qu'elle découvrait depuis
son logis. Elle apercevait l'entrée de l'hôtel de
luxe tout proche. Les cinq berlines en franchirent
le portail mais, chose curieuse, aucune n'en
ressortit. Ces chauffeurs étaient-ils donc logés
comme leurs passagers ? Question : si des hôtes
de marque étaient hébergés au Fort, petit
personnel compris, qui étaient les visiteuses de la
Vigie ? Des subalternes, logées à moindre prix ?
Leurs bagages, siglés de LV reconnus dans le
monde entier, semblaient démentir cette
hypothèse.
Un détour sur le site internet de l'hôtel lui
révéla qu'il ne disposait que de dix chambres ou
suites. Sans doute pas assez pour héberger tous
ces hôtes. On pouvait donc supposer que
l'établissement entier avait été réservé par le petit
groupe. Et que les membres restants avaient été
logés au plus près. Mais combien étaient-ils en
tout : cinq femmes logées à la Vigie, cinq
94
chauffeurs, et combien d'autres personnes ?
Hommes ou femmes ? D'instinct, son cerveau
répondit : "Au moins cinq hommes". C'eût été
logique, s'il s'était agi de cinq couples, mais le
fait qu'hommes et femmes fussent logés
séparément invalidait cette supposition. De plus
en plus étrange.
Pourquoi cette solution inégale alors que
d'autres structures hôtelières de qualité et de
capacité supérieure existaient à moins de deux
kilomètres de là ? Peut-être faisaient-elles
relâche en cette morte saison ? Il lui fut facile de
vérifier que c'était le cas pour l'une d'entre elles.
Mais l'autre était bien ouverte.
Cela faisait déjà beaucoup de mystères.
Depuis le début de son observation, une petite
voix intérieure tentait vainement de persuader
Bénédicte qu'elle n'était pas là pour les résoudre.
Sa curiosité naturelle, son entêtement breton et
son flair de flic, tout l'incitait au contraire à y
fourrer son nez.
Ce qu'elle fit, vous vous en doutez bien,
avec l'excitation du limier sur la trace d'un gibier
inespéré.
95
96
III
Elle appela sans plus attendre l'hôtel dont le
numéro figurait en bonne place dans la brochure
publicitaire mise à sa disposition :
— Bonjour, le Fort du Large, hôtelrestaurant quatre étoiles, Florine à votre service,
que puis-je pour vous ?
— Bonjour, je souhaiterais réserver une
chambre chez vous pour demain soir. Est-ce
possible ?
97
Cette phrase à peine prononcée, Bénédicte
pensa que ce mois-ci, son budget serait un peu à
l'étroit. Dans un établissement de ce genre, la
nuit c'était 250 € minimum. Et c'est presque avec
soulagement qu'elle entendit :
— Je suis désolée, mais l'hôtel est complet.
— Et dimanche ?
— Nous sommes complets pour le weekend
entier.
— Et une table au restaurant pour ce soir ou
demain ?
— Vous n'avez pas de chance,
l'établissement accueille un groupe qui a
également réservé le restaurant.
Bénédicte décida de tendre une perche :
— Ah oui, je vois, une partie loge à la Vigie,
n'est-ce pas ?
— En effet, nous ne pouvions accueillir tout
le groupe. Nous n'avons pas les quinze chambres
nécessaires.
Bénédicte calcula : cinq chauffeurs et cinq
jeunes femmes. Plus cinq autres personnes. Dix
hommes et cinq femmes. Logés séparément et
individuellement. De plus en plus bizarre. Elle
reprit :
98
— Cinq berlines noires à suivre, cela ne
passe pas inaperçu. Je crois les avoir vues
s'arrêter à la Vigie, comme j'arrivais.
— C'est possible, oui.
Bénédicte comprit que sa curiosité
commençait à lasser. Elle coupa court :
— Bon, tant pis, je regrette. À une autre
fois, peut-être.
— À votre service, madame.
Le ton avait changé. Bénédicte
conscience d'en avoir un peu trop fait.
99
eut
100
IV
Au Fort du Large, pendant que les cinq
chauffeurs se désaltéraient au bar, dans le salon
de la suite la plus chère, cinq hommes étaient
réunis, autour d'une table basse en verre et métal,
au design italien.
Un seul occupait le canapé rouge ; quatre
étaient assis dans de confortables fauteuils en
cuir blanc. Une carafe de whisky, des verres en
cristal et un seau à glace étaient disposés sur la
table.
101
Tous arboraient des masques de la
commedia del arte. Telle était la règle numéro
un. Aucun membre ne devait connaître le visage
d'un autre. Les communications se faisaient à
l'aide de prénoms d'emprunt attribués à l'entrée
dans la société, un peu à la manière des ordres
monastiques. Sauf avec le Grand Maître que l'on
appelait par son titre.
Celui-ci prit la parole : sa voix était
étonnamment grave et suave. Avec des
intonations méditerranéennes, aurait-on dit :
— Messieurs, ce soir aura lieu notre
première cérémonie sur le sol français. Le lieu
que nous a découvert Albert est un peu moins
isolé que nous ne l'aurions souhaité, mais sa
symbolique est tellement en accord avec nos buts
et objectifs que je n'ai pu résister. Il nous faudra
seulement être encore plus prudents que par le
passé, si nous ne voulons pas être obligés
d'émigrer à nouveau. Rendez-vous à la Vigie à
vingt et une heures. Interdiction de communiquer
avec les impétrantes d'ici-là. Des questions ?
— Que savent-elles de nous ?
— Pour elles, nous sommes cinq clients,
rien de plus.
102
— Comment être sûrs qu'elles ne parleront
pas ?
— Leurs boissons ne leur laisseront que des
souvenirs imprécis de la soirée.
— Et pour l'extérieur ?
— Aucun risque de ce côté-là. Nous nous
réunirons dans la salle de commandement
souterraine d'une batterie allemande de la
dernière guerre : murs de béton armé de plusieurs
mètres d'épaisseur et portes blindées en parfait
état de marche. Ah, une dernière chose : ce soir,
le mot de passe sera : "levantemur". Messieurs,
portons un toast à cette première sur le sol
français.
Cinq verres s'entrechoquèrent et des cinq
masques sortirent les deux mêmes mots : À
Priape !
103
104
V
Pendant ce temps, à la Vigie, les visiteuses
s'étaient installées au mieux dans une bâtisse
dont le confort était loin de valoir celui du Fort
du Large. Au rez-de-chaussée, autour d'une salle
à manger-séjour-cuisine avec vue sur mer, trois
pièces étaient meublées en chambres. Ainsi que
deux autres à l'étage, une dans les combles et la
dernière dans la tour carrée,coiffée d'une calotte,
qui flanquait l'édifice principal. Ajoutez-y en
haut une salle de bains, en bas un cabinet de
toilette et des WC et vous aurez fait le tour du
propriétaire. À l'exception toutefois d'un escalier
105
descendant vers ce qu'on pouvait imaginer être
une cave et qui aboutissait devant une porte
blindée à cabestan : vestige du blockhaus
antérieur, conservé par le propriétaire et qui
donnait accès à la salle de commandement de
l'ensemble de la batterie enterrée là pendant la
dernière guerre.
Les cinq filles ne se connaissaient pas, mais
dès leur descente de voiture, elles se reconnurent
néanmoins comme appartenant au même milieu :
— Bonjour, moi c'est Tatiana, dit une
grande blonde à l'accent russe prononcé.
— Salut, moi je suis Kytara, dit une
rouquine flamboyante, à la peau constellée de
minuscules taches de rousseur.
— Et moi, Sylvie, poursuivit une brunette
aux cheveux courts et aux yeux verts.
— Léo, dit sobrement, en tendant la main, la
quatrième, la seule à porter des lunettes qui lui
donnaient un air intellectuel que n'avaient pas les
premières.
La dernière était restée silencieuse. Quatre
voix s'exclamèrent en chœur à son intention :
— Et toi ?
— Mara, de Prague.
106
C'était la seule à avoir donné son origine.
Une fille aux cheveux auburn mi-longs et aux
yeux d'un bleu lavande qui ne s'oublie pas.
Il fallait en convenir. Les cinq étaient d'une
grande beauté. Élancées, sexy. Éminemment
désirables. Que faisaient-elles ici réunies, loin
des palaces parisiens, de Genève, Monte-Carlo
ou ailleurs ?
— Bienvenue au club, dit Léo, qui avait des
lettres. Ah, oui, le club des cinq ! Enid Blyton.
Aventures d'enfance. Celle-ci promettait d'être
d'une autre nature, à n'en pas douter.
Après avoir tiré leur chambre à la courte
paille, assises dans les deux canapés du salon,
elles commencèrent à deviser affaires et
découvrirent qu'elles avaient été engagées aux
mêmes conditions, par l'intermédiaire de leurs
sites internet respectifs. Qui étaient leurs
contractants ? Elles n'en avaient aucune idée.
C'est une carte Visa d'une société des îles
Caïmans qui avait réglé la dépense. Pour quoi
faire, ça, elles s'en formaient une idée plus
précise. Le lieu, par contre les intriguait : isolé
certes, mais à découvert, en bord de mer, c'était
inhabituel ; d'ordinaire ces choses-là se passaient
dans de grandes demeures, cachées au fond de
parcs discrets...
107
Le tarif proposé, 2500 € le weekend, était
supérieur à ce qu'elles demandaient d'ordinaire :
il pouvait donc y avoir quelques prestations
inhabituelles.
108
VI
Lassée d'observer en vain l'entrée du Fort du
Large, Bénédicte avait successivement braqué
ses jumelles-appareil photo numérique sur toutes
les ouvertures du bâtiment. Rien. Partout, les
rideaux étaient tirés. Cela faisait un moment
qu'elle passait ainsi d'une chambre à l'autre, avec
l'espoir d'observer un quelconque changement
d'état. Elle s'apprêtait à renoncer pour sortir en
reconnaissance lorsque, du dernier étage, de ce
qui devait être la suite la plus vaste, elle vit
l'espace d'un instant, en ombres chinoises
109
derrière les voilages de la pièce, ... comme cinq
visages masqués. Et eut le réflexe d'appuyer sur
le déclencheur.
Des masques de carnaval en novembre ! De
surprise, elle en lâcha l'appareil. Par chance, elle
avait passé la courroie autour de son cou. Mais,
lorsqu'elle reprit son observation, plus rien.
L'obscurité avait gagné la pièce.
Elle appuya sur la touche "instant replay" :
cinq silhouettes masculines pourvues de masques
qui ne recouvraient que la partie haute du visage
se détachèrent sur l'encadrement d'une baie
vitrée. C'était quoi, ce truc ? Pas de vrais
déguisements de carnaval, en tout cas. Elle
fouilla ses souvenirs scolaires, ça lui disait
quelque chose, mais quoi ? Et puis, tout d'un
coup, cela lui revint : des masques en cuir de la
commedia del arte, comme elle en avait vu au
collège dans une représentation des Fourberies
de Scapin.
Elle alluma son ordinateur portable, brancha
sa clé 3G et se connecta à l'internet. Commedia
del arte. Une liste de sites apparut et bientôt elle
eut à l'écran une série de photos des masques les
plus courants. En les comparant à ceux présents
sur le cliché pris avec ses jumelles, elle put
facilement identifier les cinq : un Arlequin, bien
110
entendu, un Polichinelle, un Scapin,
Pantaleone et ce qu'elle crut être un Dottore.
un
Les éléments épars réunis depuis son arrivée
s'organisaient dans son cerveau presque malgré
elle : luxe, jolies filles, hommes masqués, cela
sentait le libertinage, pour ne pas dire la
débauche. Ceci dit, pour l'instant, les frontières
de la loi ne semblaient pas franchies, encore
que... Mais, il y avait un élément discordant et
c'était La Vigie : que venait faire cet ancien
sémaphore dans cet ensemble ? Elle avait beau
retourner la chose en tous sens, elle ne
comprenait pas.
Et lorsque Bénédicte Plassard ne comprenait
pas quelque chose, cela ne quittait plus son esprit
jusqu'à résolution de l'énigme. C'était son
principal atout d'enquêtrice.
Pour en avoir le cœur net, elle décida d'aller
explorer la propriété le soir même.
111
112
VII
Lorsque les rougeoiements du couchant
eurent fini d'incendier l'océan, Bénédicte quitta
son logis, Maglite en main et magnéto dans les
poches de son coupe-vent couleur muraille,
coiffée d'une casquette à visière assortie.
En moins de cinq minutes, elle se trouva
devant la propriété mystérieuse, longea le muret
d'enceinte jusqu'à son angle nord-ouest. Là, une
clôture prenait le relais pour délimiter une prairie
envahie de refus de pâture et de chardons épars
qu'elle distinguait avec peine à présent. Elle
écarta deux rangs de fil barbelé pour passer de
113
l'autre côté. Un crissement se fit entendre : la
capuche de son vêtement avait accroché une dent
métallique. Elle étouffa un juron : un accroc dans
un vêtement tout neuf !
À cent mètres de là environ, se dressait une
masse sombre que Bénédicte identifia
rapidement comme un blockhaus de la dernière
guerre. Elle en avait aperçu deux autres, pas loin,
en arrivant cet après-midi. Celui-ci présentait une
particularité qui retint aussitôt son attention : il
était construit en limite de la propriété qui
l'intriguait tant. Une autre clôture, de plaques de
ciment celle-là, se poursuivait de part et d'autre,
pour fermer le trapèze de la Vigie.
La nuit était tombée. Le clocher distant
venait de sonner neuf coups que les vents avaient
portés jusqu'à elle. Longeant le béton brut de
décoffrage, couvert de tags qui défilaient sous le
pinceau de sa torche, elle explora toute la
longueur du bâtiment : pas une ouverture, pas un
orifice, comme c'était à prévoir. Soudain, ses
pieds trébuchèrent sur un obstacle : un piquet de
clôture en bois, abandonné là.
Bénédicte eut alors une idée : fichant la
pointe du piquet en terre à un mètre environ des
plaques de ciment, elle le coucha ensuite pour
l'amener contre la clôture, puis s'en servit comme
114
d'un escabeau pour se hisser en haut de celle-ci et
de là, par un prompt rétablissement, sur le toit du
blockhaus.
Allongée sur le béton froid et humide de la
défense, elle en balaya la surface du crayon
lumineux de sa lampe de poche : un champignon
métallique d'une trentaine de centimètres de
diamètres se dressait au centre. À croupetons,
elle se déplaça jusque-là.
Ce devait être un conduit d'aération.
D'ordinaire,
ils
aboutissaient
loin
des
superstructures pour éviter un gazage trop facile,
mais il y avait des exceptions, la preuve !
Elle allait entreprendre de redescendre côté
intérieur de la propriété, lorsque des bruits de
voix lui parvinrent, en provenance du conduit :
une voix d'homme, grave et douce, mais au ton
ferme et décidé.
Pour mieux distinguer les propos tenus, qui
lui parvenaient à la fois étouffés et déformés par
la résonance métallique des tubes, elle s'allongea
à nouveau et se fit toute ouïe. Se félicitant de sa
prévoyance, elle sortit son Nagra de sa poche
ventrale et l'enclencha.
Ce qu'elle grava ce soir-là ne devait plus
quitter sa mémoire avant longtemps.
115
116
VIII
Chacune des pensionnaires de la Vigie avait
trouvé sur sa table de nuit une enveloppe qui
contenait les instructions suivantes :
"Mademoiselle,
Vous trouverez dans la commode et la
penderie de votre chambre de la lingerie à votre
taille pour ce soir, ainsi que des chaussures à
talons et une cape de velours noir. Habillez-vous,
maquillez-vous et parfumez-vous, mais ne portez
aucun bijou, hormis celui que vous trouverez
dans l'écrin joint à ce message. Soyez prête à
20 h 45. On viendra vous chercher."
117
Dans chacune des chambres, séance tenante,
l'occupante, s'empressa d'ouvrir le coffret. À
l'intérieur, reposait un bijou étrange, en argent
poinçonné, de huit centimètres de long environ
sur quatre de large à sa base. Cela représentait,
comment dire, deux "p" accolés, mais la tête en
bas, et dos à dos, si l'on peut dire. Au sommet, un
petit trou laissait passer une fine lanière de cuir.
C'était donc un collier. D'assez faible valeur,
somme toute. Habituées à de plus somptueux
cadeaux, les demoiselles de la Vigie firent la
grimace.
À l'heure dite, un chauffeur frappa à la porte
de chacune d'entre elles.
En se retrouvant avec leurs mentors dans le
salon, les cinq jeunes femmes échangèrent un
regard un peu inquiet. Cette solennité était
inhabituelle. On les fit asseoir dans les canapés,
leurs gardiens derrière elles, comme attendant un
signal.
Au dernier coup de neuf heures, apporté par
le clocher voisin, le plus avenant des chauffeurs,
un napolitain à l'accent typique, les fit se lever et
tout le groupe entreprit de descendre vers la
chambre souterraine.
Après deux volées de marches de béton
peint, elles empruntèrent un large couloir voûté
118
au bout duquel se trouvait une lourde porte
blindée à cabestan.
Manœuvrée sans effort apparent, celle-ci
tourna bientôt sur ses gonds pour les laisser
pénétrer dans une vaste salle circulaire, assez
basse de plafond et théâtralement éclairée.
Les cinq jeunes femmes avaient revêtu des
guêpières de dentelle allant du jaune au noir en
passant par le rouge, le vert amande et le fuchsia.
Dans la marche, leurs capes de velours ouvertes
flottaient légèrement derrière elles, dévoilant des
corps sculpturaux. Elles s'avançaient sur des
talons aiguilles, avec au creux des seins le bijou
trouvé dans leur chambre.
Dans la salle de cérémonie, peu de mobilier.
Au centre, une sorte de catafalque, recouvert de
velours cramoisi. Derrière, cinq personnages
masqués en chasuble de soie, constellée de
motifs identiques à celui du bijou, brodés au fil
d'or. Le regard des filles, d'abord attiré par les
masques grimaçants de cuir fauve, se focalisa
bientôt sur les chasubles : par un orifice pratiqué
au niveau de l'entrejambe, elles laissaient voir
cinq sexes bandés à tout rompre, au gland déjà
luisant et tous d'une taille bien supérieure à la
moyenne.
119
Nous y voilà, songèrent les cinq demoiselles
de la Vigie et leurs entrailles se contractèrent.
Une soirée avec mise en scène. Elles étaient
payées pour savoir que les fantasmes de l'espèce
humaine n'ont d'autres limites que la religion et
la mort. Un frisson les parcourut.
Le masque du centre, arborait un long nez
qui pointait bas, à l'inverse de son autre
appendice. Croisant les bras sur sa poitrine, il
parla, tête levée vers le plafond :
« Ô Priape, toi qui nous a choisis, entends
les prières de tes Adorateurs. Nous, en qui tu t'es
réincarné, sommes réunis ici ce soir pour te
rendre le culte qui t'es dû. Vois notre état de
grâce et permets-nous d'entrer en "communion"
et de purifier nos sœurs par ton Saint-Sperme ».
À son signal, les masques de Scapin,
Polichinelle, Pantaleone et Arlequin s'avancèrent
vers les nouvelles venues et les firent agenouiller
devant eux.
Mara, la praguoise, échangea un regard avec
ses collègues :
— Fini de rire, les filles, au tra...
Elle ne put en dire davantage. La main
impérieuse de Pantaleone avait saisi sa nuque et
un membre raidi s'était emparé de sa bouche.
120
Elle commença son office.
Ses consœurs n'eurent d'autre choix que de
l'imiter.
121
122
IX
Toujours allongée sur le toit du blockhaus,
Bénédicte reposa son Nagra RCX-220 sur le
couvercle de la bouche d'aération et arrêta
l'enregistrement.
Elle tenta de résumer ce qu'elle avait
entendu : plusieurs hommes s'apprêtaient à faire
subir les derniers outrages, comme on disait dans
les ouvrages bien-pensants, à plusieurs femmes
dans le cadre d'une cérémonie cultuelle d'une
espèce de secte qui pourrait bien s'appeler « les
Adorateurs de Priape ». Ce qu'elle n'avait pas
réussi à déterminer, car la scène s'était
rapidement poursuivie sans autres paroles que
123
des bruits étouffés divers, c'était si les femmes en
question étaient consentantes ou non. Restait
aussi à savoir si elles étaient majeures. Et
d'abord, c'était qui ce Priape ?
Elle avait besoin d'aide extérieure sur tous
ces points. Il fallait rentrer d'urgence. Non sans
inspecter rapidement les abords de la villa. Mais
elle dut faire bientôt marche arrière, car deux
ombres se détachaient sur la clarté lunaire qui
tombait sur la terrasse.
Dès son retour au logis, Bénédicte se
connecta à l'Internet pour opérer plusieurs
recherches. Elle avait jeté sur un post-it plusieurs
termes ou expressions : "Priape, Adorateurs de
Priape, sectes".
Priape.
Bénédicte apprit qu'il s'agissait d'un dieu
grec de la fertilité, protecteur des jardins et des
troupeaux dont l'attribut était un énorme pénis
toujours en érection. Les Romains l'avaient
ensuite fait leur et même irrévérencieusement
représenté sur une fresque de Pompéi en train de
peser avec une balance l'énorme engin dont il
était encombré.
Adorateurs de Priape.
124
Cette recherche la mena tout droit aux 48O
pages de l'ouvrage de Jacques-Antoine Dulaure,
intitulé : "Des divinités régénératrices ou du culte
du phallus chez les Anciens et les Modernes",
publié en 1805 et depuis peu numérisé par
Woogle. Bénédicte parcourut les têtes de
chapitre. L'auteur passait en revue continents et
pays pour y recenser les formes anciennes et
modernes de ce culte ainsi que ses déviances.
À lire à tête reposée, se dit-elle.
Sectes.
Bénédicte tomba rapidement sur le rapport
parlementaire n° 2468 de 1995, intitulé "liste des
sectes", mais elle eut beau parcourir les près de
deux cents noms qu'elle contenait, aucune trace
des "Adorateurs de Priape".
Elle se rendit sur le site de la MIVILUDES5
et parcourut les rapports les plus récents. Rien
non plus.
Elle entra à nouveau sa requête, mais sans
les guillemets premiers.
Et là, surprise, sur un blog, un titre attira son
attention : Les Adorateurs des Phallus de Priape.
Bingo, j'y suis, se dit-elle.
5
Mission Interministérielle de Vigilance et de lutte contre
les dérives à caractère sectaire
125
Elle lut : « Cette secte, est entièrement
dévouée au culte du Phallus, à ses élixirs et à ses
représentations. Elle s'adresse aux fétichistes du
Phallus, à ceux qui ont un intérêt pour la
soumission, à ceux dont la masturbation est la
pratique sexuelle favorite, enfin à ceux qui
désirent unir sexe et religion. Cette secte offre
des rencontres dites "Messes", où la symbolique
phallique et religieuse sont intimement liées. La
sexualité y est omniprésente sans tomber dans
l'orgie. Les Messes sont des moments de prière
(masturbation) et de communion (fellation)
visant à canaliser l'énergie sexuelle. La
masturbation est notre façon de prier et la
fellation à genoux devant le Phallus est notre
manière de communier. L'érection représente
l'état de grâce et l'âme est située au fond de la
gorge, permettant d'être en contact avec Priape
lors de la communion et d'être purifié par le
Saint-Sperme.
Les fidèles vénèrent aussi les représentations
phalliques, cierges, godes, photos. Ils ont un
langage et des symboles communs souvent
empruntés à l'Église Catholique, simplement
parce qu'ils ont un dénominateur commun et ce
n'est jamais fait dans un esprit de sacrilège ou de
mépris. Chaque fidèle doit accepter sa condition
de soumis aux Phallus de Priape et accepter de
126
porter, lors des messes, des signes de cette
soumission : collier, bracelet... Les messes sont
des moments de concentration d'énergie sexuelle
afin de s'élever spirituellement. Durant les
messes, les fidèles ne sont pas nus, mais portent
une chasuble trouée, permettant de n'offrir en
adoration que leur phallus. Le respect et la
solidarité sont fortement valorisés. Pour être
membre, il vous faudra donner un profil détaillé
et bien justifier de votre motivation en plusieurs
lignes. Le siège de la société se trouve à
Montréal. »
Tabarnak !
Du Canada, ils auraient donc essaimé
jusqu'en France. Bénédicte, subitement, visualisa
la scène qu'elle avait enregistrée quelques
minutes plus tôt. Et cela lui fit quelque chose.
« Merde, ils me feraient mouiller, ces cons-là ! »
Elle tenta de se concentrer sur l'émetteur du
post, mais il était signé d'un pseudonyme, bien
entendu.
Elle chercha si d'autres messages du même
pseudo existaient sur la Toile ; en vain. Il fallait
s'y attendre. Pour propager ce genre de propos,
qui, selon les pays, pouvait tomber sous le coup
de la législation en vigueur, mieux valait utiliser
127
un écran, changer souvent de blog, d'hébergeur,
de pseudo, de machine, pour brouiller les pistes.
Elle chercha encore un long moment, sans
rien rencontrer d'autre que des commentaires sur
le culte du phallus dans l'Antiquité. Enfin, alors
qu'elle n'y croyait plus, elle dénicha un groupe
récemment créé sur Wahoo. Hélas, il comprenait
en tout et pour tout... un membre, son fondateur.
Cependant, la présentation précisait qu'un blog
antérieur avait été fermé. Le détail retint son
attention. Elle enregistra l'adresse, pour revenir y
faire un tour un peu plus tard.
Si le mystère s'épaississait, Bénédicte était à
présent convaincue qu'il y avait matière à
enquête. Les événements allaient rapidement lui
prouver qu'elle avait raison.
128
X
Matière à enquête, peut-être. Mais, en l'état
des choses, sans doute pas d'activité délictuelle,
si tous les participants étaient adultes et
consentants.
Bénédicte hésitait : si elle appelait sa
hiérarchie maintenant et mettait en branle la
machine policière pour du simple renseignement,
elle risquait de se faire taper sur les doigts une
nouvelle fois. Elle manquait encore d'éléments.
D'un autre côté, aller se fourrer seule dans la
gueule du loup, pas question. Visiblement, les
Adorateurs de Priape étaient sur leurs gardes.
129
Wait and see. C'était ce qu'elle avait le plus
en horreur. Mais, en l'occurrence, quoi faire
d'autre ? « T'occuper de tes oignons », lui souffla
la voix pleine de sarcasme de son ange gardien.
« Toi, ta gueule ! » lui répondit-elle. Le dialogue
intérieur s'arrêta là.
Alors, en désespoir de cause et pour se
changer les idées, elle décida d'aller tenter sa
chance au Casino, tout proche.
Elle sourit en pensant qu'elle allait se
mesurer à des bandits manchots. Que voulezvous, on ne se refait pas !
Il n'y avait pas foule au Casino. Les néons
clignotaient tristement. Bénédicte lorgna à peine
sur l'écran géant du hall qui lui souhaitait la
bienvenue et se dirigea vers les machines à sous,
délaissant l'Indiana, la boîte de nuit attenante.
Quelque chose la retenait de chercher une bonne
fortune, ce soir. Et pourtant... Elle chassa de son
esprit l'image des Adorateurs de Priape en
communion.
Un demi-seau de pièces de cinquante
centimes d'euro plus tard, elle avait éconduit un
dragueur sur le retour, bu deux rhum-coca et
fumé à l'extérieur une cigarette de sa
composition. Pas moyen d'aligner trois symboles
identiques. Aucune machine ne voulait cracher le
130
morceau. Vers une heure du matin, elle déclara
forfait.
Elle rentrait par la route de la Côte et arrivait
en vue de Pors-Pin, lorsque, à la sortie d'un
virage assez serré, le double pinceau de ses
phares, alla balayer le sable de la plage contiguë.
L'espace d'un instant, l'image d'un corps sur le
sable s'imprima sur sa rétine. Elle pila et se gara
de manière à éclairer la portion de plage où elle
pensait avoir vu quelque chose, puis courut dans
cette direction.
C'était un corps humain, couché sur le côté
gauche, face contre terre. Cheveux bruns, courts.
Elle le retourna. Une femme. Éclairant de sa
torche le visage maculé de sable, elle reconnut
alors l'une des cinq visiteuses de la Vigie. Son
index glissa le long de l'ovale presque parfait du
visage. Elle toucha la carotide. Silencieuse.
Entreprit la respiration artificielle par un boucheà-bouche. Tenta un massage cardiaque. Encore et
encore. Rien. Trop tard. La vie était partie.
Aucun vêtement, aucun bijou. Ni tatouage,
ni piercing. Ongles manucurés. Sexe épilé. Pas
de trace de violence apparente. Elle remit le
corps dans sa position initiale. Un bain de minuit
en plein mois de novembre, c'était plus
qu'improbable et le lieu de la découverte était
131
presque à un kilomètre de la Vigie. À moins que
le courant... Les cheveux étaient mouillés et le
sable collait au corps, mais c'était le reflux,
alors...
Bénédicte décida de clore les yeux verts de
la morte, avant que la rigidité cadavérique ne
rende impossible cet ultime geste d'humanité et
abaissa les deux paupières d'un geste qu'elle
répétait pour la dixième fois depuis le début de
sa carrière.
BAQDPDM6 ! jura en son for intérieur, l'exélève d'un lycée bon chic bon genre qu'elle avait
été. Elle s'en voulait terriblement de n'être pas
intervenue, à la Vigie, quelques heures plus tôt,
en dépit des risques que cela comportait.
Elle regarda sa montre. Une heure trente du
matin. Elle sortit son portable et composa le 17.
Au bout de quelques minutes de
parlementations, le fonctionnaire de permanence
consentit à réveiller son commissaire, qui prit les
choses en main,
d'une voix
encore
ensommeillée :
6
Sigle euphémistique de juron, utilisé jadis dans les bons
établissements pour déguiser la crudité exprimée : bordel à
queue de putain de merde !
132
— Allô, ici le Commissaire Principal Le
Puil, je vous écoute.
— Salut, patron, désolée de vous réveiller à
cette heure, mais je viens de découvrir un
cadavre et sans doute une affaire des plus
bizarres.
— Bénédicte Plassard ? Je reconnais votre
voix. Qu'est-ce que vous foutez dans mes terres ?
Toujours là où il ne faudrait pas, hein ?
— Officiellement, je suis en vacances dans
la presqu'île, mais...
— Bon, ça va, venons-en aux faits.
Deux heures plus tard, une équipe de
l'Institut médico-légal de Nantes avait opéré les
relevés, effectué les prélèvements et pris les
clichés nécessaires, tandis qu'un tandem
d'inspecteurs du commissariat le plus proche
avait été missionné par le Procureur et le
Commissaire. Bénédicte, à force d'insistance, en
souvenir de la période où elle était une jeune
inspectrice sous ses ordres, avait obtenu de ce
dernier la faveur d'être associée en renfort à
l'équipe, à la condition expresse de ne prendre
aucune initiative.
Autant lui demander l'impossible.
133
Bénédicte regarda la housse blanche qu'on
refermait sur le brancard de l'IML. Elle songea à
cette jeune vie tronquée et s'éloigna vers sa
voiture, une boule au ventre. Avant de pouvoir
rentrer, il lui fallait encore fournir à ses équipiers
d'un jour les premiers éléments en sa possession
pour déclencher les perquisitions au Fort du
Large et à la Vigie.
134
XI
Bénédicte n'aurait pas dû avoir la primeur
des résultats des analyses post-mortem pratiquées
sur la décédée de Pors-Pin. Mais le médecinlégiste de ses débuts, le docteur Cyprien
Lacordaire, terminait sa carrière au CHU de
Nantes, elle le savait. Elle se souvenait aussi fort
bien de l'effet qu'elle produisait sur Lacordaire à
chacune de ses apparitions dans son laboratoire
et il lui suffit de réveiller chez lui ce souvenir,
frustrant mais délicieux, pour l'amadouer une
fois encore :
135
— Bon, vous voulez quoi, Bénédicte ? Vous
savez que vous allez encore me mettre dans le
pétrin, si ça s'ébruite.
— Docteur Lacordaire, il ne s'agit que d'une
question d'heures et je suis associée à l'enquête.
Je voudrais faire quelques vérifications sur le
terrain avant mon départ. Je reprends mon boulot
lundi. J'étais juste en weekend. Un pur hasard.
— Auquel j'ai du mal à croire, vous
connaissant.
— C'est pourtant la stricte vérité. Alors, que
pouvez-vous me dire sur les causes du décès ?
— La victime n'est pas morte noyée. Elle a
été jetée à l'eau après. J'ai retrouvé dans
l'organisme de l'alcool en bonne quantité, un peu
de hasch et aussi du gamma-hydroxybutyrate.
— La drogue du violeur ?
— Le GHB, exactement.
— C'est la cause de la mort ?
— Avec l'alcool. Les effets du GHB et de
l'alcool sont plus qu'additifs : ils agissent en
synergie
au
niveau
du
principal
neurotransmetteur inhibiteur du cerveau : le
récepteur GABAA. La présence de l'un des
composé augmente la fixation et donc l'effet de
136
l'autre. Tout se passe comme s'il fallait moins de
GHB pour obtenir les mêmes effets. Le récepteur
GABAA étant impliqué dans le contrôle
autonome des voies aériennes, la mort peut
survenir par dépression respiratoire. D'autre part,
la victime a également eu, et peut-être subi,
toutes sortes de relations sexuelles récentes.
— Le contraire m'aurait beaucoup étonné.
Poursuivez.
Lacordaire lui jeta un regard mi-suspicieux
mi-courroucé.
— Le séjour dans l'eau a beaucoup
endommagé le matériel génétique que nous
avons pu récupérer.
— Bon. Et côté identité, on en est où ?
— Nulle part. Inconnue des services de
police. En l'absence de papiers, on ne peut
travailler qu'à partir de la photo et des empreintes
digitales.
Bénédicte réfléchissait. Elle décida de le
faire à haute voix pour Cyprien Lacordaire, qui
était toujours de bon conseil, malgré son allure
lunaire.
— Voilà ce que je sais à présent : hier un
groupe de cinq escort girls de luxe est arrivé de
137
Paris en compagnie d'autant d'hommes et de cinq
chauffeurs dans cinq berlines haut de gamme
avec vitre de séparation opaque. Les hommes
devant. Les filles derrière. Les hommes ont
réservé au Fort de l'Océan et les filles ont été
logées à la Vigie, un ancien sémaphore tout
proche de l'hôtel, qui présente la particularité
d'être construit sur une ancienne batterie
allemande. Hier soir, à vingt et une heures, a
débuté dans une salle souterraine du sémaphore,
une espèce d'orgie cultuelle d'une secte qui se
ferait appeler « Les Adorateurs de Priape ».
Apparemment, ses membres rendent un culte au
phallus et pratiquent masturbation, fellation et
autres pratiques sexuelles comme des rites
religieux. Ils semblerait que leur implantation en
France soit toute récente ; aussi manquent-ils
encore d'adeptes féminines ; d'où, peut-être, le
recrutement de professionnelles, qui, si j'en crois
la présence de GHB dans les veines de la morte
n'étaient peut-être pas au courant de toutes les
implications de la cérémonie. Si leur
consentement était vicié, il y avait déjà matière à
poursuite. Mais, sans doute pour les raisons que
vous venez d'évoquer, la « cérémonie » a mal
tourné, une des filles a fait un arrêt respiratoire,
on l'a dépouillée de toute trace identifiable et
jetée à l'eau. Je suppose qu'à l'heure qu'il est les
138
chambres du Fort de l'Océan sont vides, tout
comme les sous-sols de la Vigie. L'enquête ne va
pas être facile. J'ai un cliché des cinq hommes
impliqués au premier degré, mais pris aux
jumelles et ils portaient des masques de la
commedia del arte. Comment élaborer des
portraits-robots dans ces conditions ?
— On leur voit le menton, les oreilles et les
cheveux ?
— ...Oui.
On peut tenter une première approche. Ça
peut permettre d'éliminer à défaut de rendre
possible une sélection.
— Ça va donner de drôles de portraitsrobots ! Bon. OK. La secte serait originaire du
Canada, de Montréal. Il va falloir mettre Interpol
sur le coup. Docteur Lacordaire, vous gardez tout
ça pour vous, je n'ai pas encore transmis mon
rapport au Commissaire.
— D'accord, Bénédicte. Mais chapeau, pour
un flic en weekend, vous êtes drôlement efficace.
Qu'est-ce que ça doit être quand vous travaillez ?
— On fait dans l'humour, à présent, Docteur
Lacordaire, c'est nouveau, ça ?
139
— Pas du tout, je suis un humoriste
méconnu, voilà tout.
140
XII
Après avoir transmis au Commissaire ces
nouveaux éléments d'information, Bénédicte,
rentrée chez elle, se connecta à nouveau à
l'Internet et entreprit une recherche des sites
d'escort girls qui travaillaient en solo sur Paris. Si
les cinq filles avaient appartenu à un réseau, elles
seraient arrivées ensemble dans une ou deux
voitures, pensait-elle, mais pas dans cinq
différentes. Elle pariait donc sur des
indépendantes. Impossible, hélas, d'isoler les
filles de région parisienne par leur numéro de
téléphone. Tous les numéros de téléphone fournis
141
renvoyaient sur des portables ! Par chance, la
décédée de Pors-Pin était brune. Bénédicte entra
dans son moteur de recherche : "escort girl brune
paris". Il y avait encore plus de cinq cents
réponses !
Travail fastidieux. Surtout pour elle.
Bénédicte constata avec consternation et un peu
d'envie que ces filles empochaient en une nuit ce
qu'elle gagnait en un mois. Pas étonnant dans ces
conditions que, sans atteindre le niveau que
l'activité connaissait dans les pays de l'Est en
général et dans l'ex-Yougoslavie en particulier,
son développement en France ait été exponentiel
ces dernières années. Surtout par temps de
chômage aggravé.
Bien entendu, chaque page d'accueil était
accompagnée au minimum de photos de charme
de l'hôtesse, mais le visage n'était pas toujours la
partie de son anatomie la mieux mise en valeur.
Parfois même, le regard était flouté.
Consciente du poids des fantasmes dans
cette activité, elle consulta en priorité les sites
dont le prénom de la propriétaire terminait par A.
Natacha, Laura, Eva, Mara, Olga... Il n'y avait
que l'embarras du choix. Et des prix. Beaucoup
de prénoms supposés être de l'Est. Mais la photo
de la décédée de Pors-Pin ne correspondait à
142
aucune de celles qu'elle vit s'afficher sur son
écran.
Alors, elle fit la sélection inverse. Tous les
sites dont le prénom de la propriétaire ne
terminait pas en A. Il en restait davantage qu'elle
ne s'y attendait. Elle reprit son butinage, en se
félicitant de ne pas avoir confié ce travail au
fringant jeune inspecteur qu'elle avait vu tout à
l'heure. Il n'aurait pu résister à tant de tentations !
C'est un prénom français des plus banals qui
lui délivra une correspondance satisfaisante, au
niveau du visage : Sylvie. Brune. Yeux verts.
Au vu d'une commission rogatoire, le
fournisseur d'accès de ce site devrait délivrer aux
enquêteurs l'identité réelle du propriétaire de la
machine correspondant à l'I.P enregistrée... si elle
n'était pas fictive. Mais cela pouvait quand même
prendre plusieurs jours.
Bénédicte était pressée. Elle décida de ruser.
Les hypothèses étaient trop nombreuses pour être
vérifiées (portable volé, détruit, éteint,
déchargé...). Il fallait faire confiance à la chance :
alors, un mouchoir sur la bouche, prenant une
voix basse d'homme, elle appela le portable dont
le numéro était affiché. Une sonnerie, deux
143
sonneries, trois sonneries... une voix féminine à
l'accent slave :
— Allô, oui, bonsoir, Natacha, à votre
service. Que puis-je pour vous ?
Bénédicte eut un temps d'hésitation ; une
des collègues de la morte avait du récupérer son
portable et donc sa clientèle. Bisness is bisness.
Il fallait la jouer fine pour obtenir un rendez-vous
sans se démasquer. Elle se racla la gorge et se
lança dans l'improvisation :
— Bonsoir, je serai de passage à Paris,
demain pour un salon à l'Espace Champerret et
j'aurais aimé que vous m'accompagniez au dîner
qui sera donné à son issue et me teniez
compagnie jusqu'au lendemain matin. Êtes-vous
libre ?
— Tout à fait. Vous connaissez mes tarifs ?
— J'ai visité votre site Internet ; il n'y a pas
de changement ?
— Non.
— Alors, c'est d'accord. Rendez-vous à
l'hôtel Waldorf Arc de Triomphe, à vingt heures,
dans le hall. Je vous reconnaîtrai.
— Très bien. Je vous remercie. À demain,
alors.
144
Ouf ! Elle prit une profonde inspiration. Elle
avait donné les premiers noms qui lui étaient
venus à l'esprit. Elle savait qu'il y avait au moins
quatre hôtels Waldorf à Paris et pensait que celui
de l'Arc de Triomphe n'était pas bien loin de la
Porte Champerret. Un quatre étoiles, cela donnait
tout de suite de la crédibilité !
145
146
XIII
Il eût été déraisonnable pour Bénédicte de
monter à Paris interroger Natacha, en faisant fi
de toutes les règles de procédure, une fois de
plus. Elle ne le savait que trop. La mort dans
l'âme, il lui fallait se résoudre à passer la main et
reprendre ses vacances forcées.
Mais autant essayer de joindre l'agréable à
l'imposé.
Plutôt que de transmettre directement son
rapport au Commissaire, elle décida d'appeler un
de ses coéquipiers de la veille. Celui qui lui avait
glissé sa carte professionnelle en quittant la scène
147
de crime. Alain Le Bouguec, lieutenant de police,
Commissariat de L. B. Suivait un numéro d'appel
direct.
— Allô, lieutenant ? Capitaine Plassard à
l'appareil. Je ne vous dérange pas ?
Le Bouguec, plongé dans la lecture du
Canard Enchaîné, renversé dans son fauteuil
avec les pieds croisés sur le bureau, rectifia
machinalement la position.
— Non, pas du tout, Capitaine. Je vous
écoute.
— Bien. Voilà. J'ai réussi à localiser une des
participantes de la petite sauterie de La Vigie, par
son site Internet. En me faisant passer pour vous,
j'ai pu prendre un rendez-vous pour demain soir,
vingt heures, dans le hall de l'hôtel Waldorf Arc
de Triomphe. Il ne vous reste plus qu'à aller la
cueillir ou la faire cueillir par un collègue
parisien pour interrogatoire. Par elle, on pourra
peut-être préciser le déroulement de la soirée et
affiner les portraits-robots des Adorateurs de
Priape.
— Sauf votre respect, ce n'est sans doute la
figure qu'elles leur ont le mieux vu.
— Certes, mais là, nous manquons de
fichier, voyez-vous.
148
La conversation prenait un tour qui n'était
pas pour déplaire à notre inspectrice, pas
bégueule le moins du monde. Et lorsque
quelqu'un lui plaisait, Bénédicte n'était pas du
genre à attendre que l'autre prenne l'initiative.
Aussi ajouta-t-elle :
— Verriez-vous un inconvénient à ce que
nous poursuivions cette intéressante conversation
dans un autre cadre, lieutenant ?
Il y eut comme un blanc à l'autre bout du fil.
« Aurais-je été trop claire ? » se dit soudain
Bénédicte.
— Où vous voulez, quand vous voulez,
Bénédicte, entendit-elle enfin. La voix trahissait
l'émotion du changement de registre inopiné.
— Vingt heures, au Fort du Large, vous
connaissez ?
— Maintenant, oui. Mais, les perquisitions
seront-elles terminées ? Mon collègue y est
encore.
— Il ne tient qu'à vous qu'elles le soient,
non ?
— D'accord. À tout à l'heure.
Bénédicte tira un signal d'alarme imaginaire
en proférant un « yes ! » retentissant. Puis, elle
149
raccrocha
pour
rappeler
immédiatement
l'établissement de luxe. Elle entendit la même
voix que quarante-huit heures plus tôt :
— Le Fort du Large, hôtel-restaurant quatre
étoiles, Florine à votre service, que puis-je pour
vous ?
— Bonsoir, serait-il possible de réserver une
table pour deux, pour ce soir, vingt heures ?
— Pour l'instant, la police procède à des
perquisitions dans les chambres, en raison d'une
affaire louche dans les environs. Je ne sais pas
encore si...
— Ne vous inquiétez pas. Je sais de bonne
source que dans deux heures l'activité pourra
reprendre normalement en ce qui concerne le
Restaurant.
— Dans ce cas... C'est à quel nom,
Madame ?
— Plassard, capitaine Plassard.
— Très bien. C'est noté. À tout à l'heure,
cap... Madame.
Bénédicte sourit. Son grade, pourtant
modeste, faisait encore impression sur beaucoup
de gens, comme si être capitaine pour une femme
était le summum auquel elle pouvait prétendre.
150
Comme quoi, les mentalités devraient encore
évoluer !
Car Bénédicte n'avait pas l'intention de
s'arrêter là.
Mais ceci sera une autre histoire.
Laissons celle-ci s'achever sur un tête-à-tête,
qui aurait pu être romantique, devant les derniers
feux du couchant sur les eaux de la Presqu'île, si
les protagonistes n'avaient écourté leur dîner dès
les entrées, pressés qu'ils étaient d'aller goûter
d'autres plaisirs, tous masques tombés.
151
152
Épilogue
L'interrogatoire de Natacha fut fructueux. En
tant que femme toujours attentive au physique de
toute rivale potentielle, elle sut donner une
description précise de ses quatre collègues. Qui
furent rapidement retrouvées : l'une parce qu'elle
avait laissé son numéro de téléphone à la russe,
et les trois autres par leur site internet, selon la
méthode utilisée par Bénédicte.
Bon gré, mal gré, elles racontèrent par le
menu tout ce qui avait précédé la soirée et
retrouvèrent en s'aidant l'une l'autre des
lambeaux de mémoire de ce qui s'était ensuivi.
153
L'assouvissement
de
fantasmes
sexuels
typiquement masculins par des hommes d'âge
mûr, au sexe de dimensions bien supérieures à la
moyenne et d'une puissance qui avait sans doute
recours à la pharmacie. Le tout sous couvert d'un
galimatias érotico-religieux auquel elles n'avaient
rien compris. Elles confirmaient l'utilisation de
masques qu'aucun des hommes n'avait quitté un
seul moment.
Toutes professionnelles qu'elles étaient,
elles confessaient s'être réveillées éreintées,
bouche pâteuse et mémoire pleine de trous. Elles
avaient bu, c'était sûr, mais enfin, d'ordinaire,
cela ne leur faisait pas cet effet-là.
Les analyses sanguines confirmèrent la
présence de GHB dans leurs veines à toutes. Il y
avait donc eu contrainte, au sens de la loi
française. Mais elles refusaient de porter plainte,
en ce qui les concernait. C'étaient les aléas du
métier, dirent-elles.
Les chauffeurs les avaient embarquées au
petit matin, direction la capitale, avec la fable
qu'une d'entre elles avait choisi de rejoindre de la
famille qu'elle avait sur place. Ce qu'elles avaient
voulu croire, sans questionner davantage.
Un mandat d'arrêt international fut lancé
contre le gourou de la secte, un français d'origine
154
libanaise, que la police canadienne retrouva dans
ses fichiers : il avait été expulsé du pays, deux
ans plus tôt à la fois pour activités immobilières
illicites et pour incitation au proxénétisme.
Difficile de donner son nom véritable : les
enquêteurs tentent de démêler l'écheveau de ses
plus de trente identités fictives en cinquante ans
de vie. Dans la secte, il était le Grand Maître,
dans la vie, on l'appelait Monsieur Paul, mais nul
n'avait jamais su s'il s'agissait de son nom ou de
son prénom.
Polices aux trousses, à l'heure où j'écris ces
lignes, il court encore.
©Pierre-Alain GASSE, mai 2009.
155
156
Quand Mam Goz s'en mêle
157
©Pierre-Alain GASSE, 2008.
La loi du 11mars 1957 n’autorisant, aux termes des
alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou
reproductions strictement réservées à l’usage privé du
copiste et non destinées à une utilisation collective et,
d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans
un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou
reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le
consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants
cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette
représentation ou reproduction, par quelque procédé que
ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée
par les articles 425 et suivants du Code pénal.
158
Dans cette nouvelle aventure, Bénédicte
Plassard, la belle OPJ de "Passe de quatre", la
joue soft et se voit voler la vedette par une
alerte octogénaire.
Dommage et bien improbable ! diront
certains. Que voulez-vous, c'est comme dans la
vie, les jours se suivent sans toujours se
ressembler.
Mais, dès qu'elle aura digéré cette relative
déconvenue, nul doute qu'elle reviendra au
mieux de sa forme.
En attendant, puissiez-vous prendre à lire
cette histoire autant de plaisir que j'en ai eu à
l'écrire !
Pierre-Alain GASSE
Septembre 2008.
159
160
I
Ambiance
À la suite de ses errements dans l'arrestation
du trafiquant de drogue Stavros Mikoulidès7,
Bénédicte Plassard, capitaine et Officier de
Police Judiciaire avait été mutée au
Commissariat de L. à soixante-dix kilomètres de
sa ville natale.
Le Commissaire Principal Le Puil avait cru
ou voulu croire que cette mesure d'éloignement
était la juste sanction de manquements avérés au
7
Cf. Comme du sable entre les doigts, 2005.
161
règlement alors que c'était plutôt une sorte de
purgatoire doré, car la proximité de la Côte de
Granit Rose n'était pas pour déplaire à cette
sportive chevronnée, grande adepte des sports de
glisse, depuis son adolescence.
En réalité, c'était la perte de son équipier,
Simon Le Lagadec, dit Sim, un policier de
terrain, débonnaire mais toujours efficace au
moment opportun, qui l'avait le plus affectée.
Sim et son infâme costume de velours côtelé, aux
poches chargées comme des cabas, son carnet à
élastique d'une autre époque et son éternel bout
de bois de réglisse à la bouche.
Pourtant, au plan de l'apparence, elle n'avait
pas perdu au change, puisqu'elle était à présent
en doublette avec un fringant inspecteur, tout
frais émoulu de l'École de Police, qui répondait
au nom de Justin Paolozzi. Corse, hâbleur,
macho et pressé d'arriver. Tout ce que Bénédicte
détestait, croyait-elle.
Il avait commencé par essayer de lui mettre
effrontément la main au panier, à la première
occasion, et elle dut le remettre à sa place d'un
coup de genou bien appliqué dans les joyeuses,
ce qui lui rappela ses démêlés avec un certain
Vincent Marceau au temps de ses débuts au
162
Commissariat de S.8, cela faisait bientôt dix ans.
Depuis cet incident, Justin et elle jouaient à je
t'aime, moi non plus.
La vie du Commissariat de L. était comme
celle de tous les commissariats de province, plus
routinière que passionnante. Violences aux
personnes, vols divers, trafics de drogue.
Terrorisme et grand banditisme étaient
heureusement rares. Filatures, prise de plaintes,
arrestations, gardes à vue et interrogatoires se
succédaient. Toute une humanité de petits
délinquants, de plus en plus jeunes et de plus en
plus violents. Des prisons bondées, des juges
débordés, des policiers appelés à faire du chiffre.
Le moral n'était pas au plus haut. Celui de
Bénédicte Plassard n'échappait pas à la règle.
En ce début février, la rue était agitée par
des manifestations estudiantines et lycéennes
contre la dernière trouvaille du gouvernement
destinée aux jeunes en mal d'emploi : le Contrat
Première Embauche.
Première embauche, mon cul. CPE :
Comment Perdre son Emploi, CPE : Contrat
Pour Entuber, CPE : Cocktail Pour Émeutes. Les
foules estudiantines n'étaient pas en mal de
8
Cf. Le Monte-en-l'air d'Hypokhâgne, 2001.
163
déclinaisons
ironiques,
sarcastiques
vengeresses du sigle gouvernemental.
ou
L'IUT s'était barricadé, comme au plus fort
de Mai 68. Les lycéens arpentaient le pavé en
dépit de la froidure. La moindre manifestation
d'envergure dégénérait sous l'emprise de petites
bandes de casseurs alcoolisés, qui cherchaient
soit à harceler la police pour passer le temps,
soit, le plus souvent, à mettre à profit les
désordres pour faire main basse sur tout ce qui
pouvait avoir une valeur marchande.
L'avant-veille, entre trois et quatre cents
étudiants et lycéens avaient bloqué les entrées de
la sous-préfecture. Les manifestants avaient
empilé des parpaings pour former un mur
d'environ quatre mètres de largeur et deux mètres
de hauteur devant l'entrée principale du bâtiment.
Ils avaient également mis le feu à des palettes et
lancé des œufs sur la façade. Du papier toilette et
des banderoles anti-CPE avaient été accrochés
aux grilles. Un TGV avait été retardé et le
décollage de l'avion vers Paris empêché. Cela
faisait déjà beaucoup de troubles à l'ordre public
et un nouveau rassemblement était prévu le soir
même dans le centre-ville pour « faire du bruit ».
Aussi le Sous-Préfet, rappelé à ses
obligations par le Cabinet du Ministre, était-il sur
164
des charbons ardents et avait-il donné des
instructions strictes pour le déroulement de cette
dernière manifestation. Tout le commissariat de
la ville était sur le pied de guerre, depuis les
agents de la circulation jusqu'aux inspecteurs des
brigades spécialisées, en passant par les
Renseignements Généraux. Sans compter le
renfort de deux pelotons de gendarmes mobiles,
placés aux endroits stratégiques. Tolérance zéro.
165
II
Mam Goz
Mam Goz n'avait jamais voulu se séparer de
sa 2CV Citroën de 1964. Veuve d'un marin de
Commerce, c'était la voiture qu'elle avait acquise
avec la petite assurance-vie qu'il avait souscrite à
son nom. À quatre-vingts ans passés, elle
conduisait encore le véhicule avec aisance et
même une certaine témérité, aux dires des uns.
214 MG 22. Tout le monde connaissait cette
plaque d'immatriculation dans le canton. De
Ploulec'h à Caouënnec-Lanvézéac, pas un
citoyen digne de ce nom n'ignorait l'identité du
166
propriétaire de cette automobile. C'est qu'elle ne
passait pas inaperçue, Mam Goz. Tout
conducteur autotochne savait qu'elle conduisait
comme si la route lui appartenait et avait
tendance à considérer la ligne blanche comme un
rail de guidage. Les gendarmes du canton avaient
déjà fermé les yeux sur plusieurs infractions
caractérisées, parce c'était elle qui leur avait
appris à lire et écrire et qu'ils redevenaient des
enfants lorsqu'elle les tutoyait et les appelait par
leur prénom. Mais, ils l'avaient bien prévenue, à
la prochaine incartade...
Colombe Le Guen avait été une jeune fille
d'une grande beauté, après laquelle bien des gars
avaient couru, mais c'était Yves-Marie Le Mener,
marin et fils de marin, qui avait eu l'honneur de
lui passer la bague au doigt. Quelques vieux d'ici
racontent encore qu'elle en avait connu bien
d'autres avant lui et que c'était une sacrée
luronne. Les langues les plus acérées ajoutent
même que si elle avait épousé un marin, c'était
pour continuer à jouir des libertés qu'elle s'était
données avant d'aller à l'autel.
Bref, l'affriolante institutrice de Ploulec'h ne
commença à mener une vie rangée qu'après son
veuvage, à quarante-cinq ans à peine, lorsqu'elle
s'acheta enfin un brin de conduite pour se
167
consacrer à l'éducation de ses trois enfants : trois
filles, aussi libres que leur mère, qui, elles aussi,
défrayèrent la chronique au temps de leur
adolescence, (les chiens ne font pas des chats)
avant d'aller s'établir à la capitale, loin de cette
province étriquée. C'est son premier petit-fils,
Ludovic, qui l'avait appelée Mam Goz, suivant la
tradition du pays bretonnant et la suggestion
ironique du voisinage, pas fâché de faire avancer
en âge cette grand-mère encore trop fringante à
son goût. Et bientôt, de Colombe Le Mener, née
Le Guen, il ne fut plus question que sous le
sobriquet de Mam Goz.
Une fois placées toutes les épingles d’un
chignon qu’elle aurait pu réaliser les yeux
fermés, depuis le temps, elle jeta un regard furtif
au miroir de la salle de bains. Allons, il ne fallait
pas se plaindre ! Elle levait encore les bras sans
effort, entendait clair et lisait son journal sans
lunettes. Certes, sa peau avait tout l’air d’une
vieille pomme ridée, tannée par le vent et les
embruns, mais jamais, au grand jamais, elle
n’avait consenti à se mettre sur le visage autre
chose que de l’eau de pluie. Alors, ce n’était pas
maintenant qu’elle allait commencer !
Elle prit son panier à provisions, un grand
beau panier, de ceux que fabriquaient encore,
168
avec des éclisses d’osier, quelques pêcheurs qui
n’avaient pas succombé à l’usage des casiers en
plastique. Puis, se remémorant les dictons
d’avril, elle prit son parapluie, ferma sa maison
et plaça la clé sous le premier pot de fleurs, à
gauche de la porte, selon une habitude que son
assureur n’avait pas réussi à lui faire abandonner.
Dehors, garée devant la porte, l’attendait sa
2CV grise, briquée comme un sou neuf. On
aurait dit un véhicule de collection. D’ailleurs, il
ne se passait pas de semaine qu’on ne voulût la
lui acheter à des prix qui lui semblaient aussi
invraisemblables en francs anciens qu'en francs
nouveaux ou même en euros.
Après avoir déposé sur le siège arrière son
panier et son parapluie, elle ouvrit la portière
avant et s'introduisit à la place du conducteur, en
ramenant d'un geste vif le pan de sa jupe sous
elle. La clé tourna dans le démarreur, le moteur
toussa poussivement deux ou trois fois, puis un
tremblement de tous ses organes s'empara du
véhicule qui s'ébroua comme cheval au réveil.
Mam Goz saisit la boule de bakélite du levier de
vitesse à portée de sa main droite, engagea la
première et leva brusquement son pied gauche de
l'embrayage, tandis qu'elle appuyait du droit sur
la pédale d'accélérateur. Le véhicule fit un bond
169
formidable en avant et Mam Goz dut le calmer
de la voix et du geste pour qu'il ne cale pas,
comme cela lui arrivait trop souvent : « Douzic,
ma bihan ». Enfin, son pied se régla à la bonne
profondeur, elle passa la seconde et regagna la
partie droite de la chaussée dont elle s'était
quelque peu écartée dans l'impétuosité du départ.
Après un hiver long et rigoureux, comme on
n'en avait pas connu depuis des années, le
printemps pointait enfin le bout de son nez en
cette deuxième semaine d’avril. Et, ce jeudi
matin, Mam Goz avait décidé de se rendre au
marché de Lannion, pour acheter graines et
plants en vue des premiers travaux de saison au
potager attenant à son pen-ti9.
Elle était d'humeur badine et occupait
allègrement l'essentiel de la chaussée, à son
habitude. Lorsqu'un véhicule s'annonçait en face
en lui clignant des phares ou en la klaxonnant
avec autorité, elle donnait un coup de volant à
droite, non sans maugréer :
— Non mais, qu'est-ce qu'il croit celui-là, la
route est à tout le monde, non ? ce qui, dans sa
9
Littéralement, en breton, "bout de maison", habitation
basse de pêcheur.
170
bouche voulait plutôt dire : « range-toi de là, que
je m'y mette ! »
Cela faisait une dizaine d'années de cela,
pour égayer ses déplacements, Mam Goz avait
fait ajouter un autoradio dans son véhicule. Et
depuis, elle adorait conduire en musique ! Et si,
parfois, on la voyait louvoyer de droite à gauche,
au mépris du danger et du Code de la Route
réunis, c'était qu'une valse, un pasodoble ou un
fox-trot, diffusés par Radio Bonheur, sa station
favorite, l'avait prise dans son rythme entraînant.
Tout cela pour vous dire que croiser Mam
Goz sur sa route n'était pas sans risques ! Aussi,
la conduite la plus sage voulait-elle que l'on prît
la berme sans plus attendre dès que l'on repérait
son véhicule à l'horizon. Hélas, les routes du
canton n'étaient pas fréquentées que par les gens
du cru. Et donc, il arrivait qu'il y ait de la tôle
froissée. Des conducteurs distraits, aux réflexes
amoindris qui en étaient réduits à ployer sous un
torrent d'avanies comme jamais ils n'en avaient
connu.
Car froisser la tôle de sa 2CV était le pire
crime que l'on pût commettre à l'égard de Mam
Goz. Bien pire que de lui manquer de respect ou
même de lui couper la priorité ! Pensez-donc !
Cette voiture, c'était la plus chère à son cœur des
171
reliques de son défunt mari. Elle l'astiquait, la
briquait, la polishait bien mieux que le granite
lisse d'une tombe qu'elle ne visitait guère qu'à la
Toussaint.
Bref, ce jeudi matin d'avril, disais-je,
Colombe Le Mener, alias Mam Goz, allait entrer
dans Lannion quand l'accès d'un rond-point lui
fut interdit par un cortège d'étudiants en grève,
assis là en signe de protestation.
Elle commença par klaxonner avec vigueur,
mais les porte-voix revendicatifs couvraient
largement le bruit de son avertisseur.
Elle sentit aussitôt la moutarde lui monter au
nez. Le marché n'allait pas l'attendre et les plus
beaux plants seraient déjà vendus lorsqu'elle
arriverait, si la situation durait. Il n'en était pas
question !
Elle klaxonna à nouveau de plus belle, se
retenant de bloquer l'avertisseur pour ne pas
décharger sa batterie. Son vacarme attira bientôt
l'attention, non pas des étudiants goguenards,
mais des policiers en civil chargés de
parlementer avec les grévistes pour libérer le
rond-point en douceur.
Un couple - homme et femme - s'avançait
vers elle.
172
C'est l'homme qui ouvrit la bouche le
premier avec un accent corse à couper au
couteau :
— Bon-jour, Ma-da-me, Po-li-ce Na-tio-nale, dit-il en montrant sa carte, i-gno-rez-vous que
l'u-sa-ge des a-ver-tis-seurs so-no-res est in-terdit en vil-le, sauf en cas de né-ces-si-té ?
— Parce que c'en est pas un, cas de
nécessité, ce b...ordel étudiant qui m'empêche
d'aller au marché, peut-être ?
— Nous ve-nons de dis-cu-ter a-vec-que les
res-pon-sa-bles. Ce sit-in est pré-vu pour du-rer
un-e de-mi-heu-re...
— Une demi-heure ! Et vous croyez que je
vais faire le poireau ici pendant tout ce temps-là.
Vous rêvez, jeune homme !
— Ne sont autorisés à franchir le barrage
que les véhicules prioritaires : ambulance, police,
gendarmerie, médecins, infirmiers... Vous ne
pouvez pas passer pour l'instant. Ou vous faites
demi-tour ou vous attendez, comme tout le
monde, précisa la femme.
Mam Goz se retourna. Effectivement,
derrière elle, une litanie de véhicules s'étirait de
173
plus en plus. Non sans force coups de klaxon
impatients.
— Il n'en est pas question. On va voir ce
qu'on va voir. Écartez-vous.
Et joignant le geste à la parole, elle embraya
sèchement, ce qui projeta en avant son véhicule
dont le nez se retrouva sous les fesses de l'agent
de police qui réglait la circulation à une dizaine
de mètres devant elle.
Et là, Mam Goz revécut des instants qu'elle
avait connus soixante ans plus tôt, quand, agent
de liaison du réseau Shelburne, elle avait été
arrêtée sur une route de campagne par un barrage
allemand. Par chance, ce jour-là, son message
était oral et son ausweiss en règle. Après une
fouille déshonorante par une auxiliaire féminine
de la Gestapo, elle avait été relâchée.
Le fonctionnaire se relevait sans trop de mal
du bitume où il avait été projeté ; devant elle, elle
vit un véhicule de service se mettre en travers de
sa route, dans un crissement de pneus, un homme
en descendre précipitamment et pointer son arme
sur sa roue avant droite. « Il va me tirer dessus,
ce con » pensa-t-elle, tandis qu'elle freinait enfin
de toutes ses forces. La 2 CV se cabra
174
bruyamment avant de s'immobiliser.
entendit un porte-voix crachoter :
Elle
— Sortez du véhicule, les mains en l'air. Je
répète : sortez du véhicule les mains en l'air !
Impossible. La frayeur et la contrariété
avaient tétanisé Mam Goz, accrochée à son
volant comme la moule à son rocher. Il fallut que
deux hommes l'en extraient manu militari, sous
les quolibets des étudiants qui s'apprêtaient à
prendre fait et cause pour elle, en dépit du risque
qu'elle leur avait fait courir.
Mais les deux policiers en civil avaient eu le
temps de prévenir par radio de l'incident et le
bruit des sirènes qui approchaient firent se tenir
coite la foule, qui se contenta de huer
copieusement les fonctionnaires de police qui
l'emmenaient jusqu'au commissariat.
175
III
Garde à vue
Durant le trajet, dans la Mégane blanche
siglée POLICE de Justin et Bénédicte, Mam Goz
ne desserra pas les dents. Son sac à main noir sur
les genoux, les mains croisées sur le fermoir, elle
se tenait raide comme la justice, en, dépit de la
ceinture de sécurité qu'on l'avait contrainte à
boucler.
Par égard pour son âge, Bénédicte avait
signifié à Justin, d'un index significatif sur sa
tempe, qu'il n'était peut-être pas indispensable de
passer les bracelets à cette octogénaire. En
176
s'installant au volant, elle s'était contentée de
verrouiller les portes arrière : un réflexe qu'elle
avait acquis depuis une mésaventure récente10 !
L'observation du règlement n'interdisait pas un
peu d'humanité, tout de même !
Au commissariat, où l'on avait pourtant
l'habitude d'en voir de toutes les couleurs, l'entrée
de cette digne octogénaire fit sensation. En effet,
si durant le trajet, Mam Goz était restée stoïque,
à peine eut-elle franchi la porte de l'hôtel de
police qu'elle explosa, d'une voix haut perchée,
jetant à la cantonade :
— Je veux
immédiatement !
voir
le
commissaire
Et de commencer à lancer des moulinets de
son sac à main, à droite et à gauche, pour avancer
vers la porte où se lisait en lettres dorées :
"Commissaire".
Justin, tout en s'interposant entre Mam Goz
et la porte du bureau de son patron, tenta d'abord
l'ironie pour amadouer la furie:
— On se calme, mamie, vous allez être
interrogée dans quelques instants par un
inspecteur.
10
Cf. En attendant l'orage, 2005.
177
Que n'avait-il pas dit là !
— Un inspecteur ! Je voudrais bien voir
ça !
Et Justin essuya un revers de sac à main,
assené de pleine volée, qui le déséquilibra. Des
sourires furtifs apparurent sur les visages
environnants. Bénédicte pensa qu'il était temps
qu'elle intervienne. Au moment où Mam Goz
reprenait sa progression vers le bureau du chef,
tandis que Justin retrouvait ses esprits, elle
allongea le pied en travers de son chemin.
Mam Goz trébucha, en lâcha son sac pour
amortir sa chute de ses mains, mais celle,
secourable, de Bénédicte l'empêcha de choir, au
moment même où le Commissaire Dumortier
sortait en trombe de son bureau, attiré par
l'algarade :
— C'est quoi, ce bordel ? Oh, pardon,
Madame ! C'est vous qui faites tout ce bruit ?
— Commissaire, Madame Le Mener a tenté
de forcer avec sa 2 CV un barrage d'étudiants et a
renversé un de nos hommes... heureusement sans
gravité, et à présent, tentait de pénétrer de force
dans votre bureau.
178
— Enfin, Madame, à votre âge, ce n'est pas
sérieux ! Allez, entrez, vous allez m'expliquer
tout ça.
La taille imposante du Commissaire et sa
voix de stentor firent leur effet. Mam Goz tira sur
sa jupe, vérifia son chignon et entra sans un mot
dans le bureau de Dumortier, non sans jeter un
œil noir au petit personnel du commissariat. La
porte capitonnée se referma sans bruit.
— Asseyez-vous.
Ordre ou invitation ? Mam Goz ne sut pas
très bien démêler la chose, mais s'exécuta, sans
mot dire. Sa colère était tombée d'un coup.
Le Commissaire sortit un long moment
pendant lequel Mam Goz détailla le mobilier du
bureau, remarquant la poussière accumulée, les
plantes vertes desséchées par le chauffage, la
poubelle pleine de gobelets vides.
Finalement, il revint, une fiche manuscrite à
la main. Il la posa devant lui, sur le bureau, la lut
silencieusement. Puis, les mains croisées sous le
menton, le Commissaire fixa Mam Goz d'un
regard inquisiteur :
— Rébellion, entrave à l'action de la force
publique, mise en danger de la vie d'autrui, peut179
être même coups et blessures ayant occasionné
une incapacité de travail si l'agent que vous avez
renversé porte plainte et doit être mis en arrêt
maladie, cela fait beaucoup de chefs
d'inculpation, pour une dame de votre âge. Je ne
peux pas vous laisser repartir comme cela,
désolé. Vous allez être placée en garde à vue,
pour 24 heures. Nous allons prendre votre
déposition. Puis, nous transmettrons au
Procureur qui décidera de la suite à apporter à
cette affaire. Vous avez le droit de prévenir votre
famille, de demander la visite d'un médecin, de
consulter un avocat. Votre véhicule va être placé
en fourrière.
Mam Goz se voûta un peu sous l'avalanche,
mais sa résolution était déjà prise : puisque c'était
ainsi, elle n'ouvrirait pas la bouche devant cet
ostrogoth !
— Madame Le Mener, ce n'est pas la
première fois, loin de là, que vous vous faites
remarquer. À la gendarmerie, vous êtes connue
comme le loup blanc pour votre conduite
automobile, disons... particulière. Et aujourd'hui,
vous aggravez sérieusement votre cas. Un peu de
réflexion ne vous fera pas de mal. Vous ne dites
rien. Comme vous voudrez. Un inspecteur va
rédiger votre déposition.
180
Le Commissaire enclencha l'interphone et
appela un dénommé Plassard. Mam Goz se
souvint aussitôt d'un élève de ce nom et une
ombre passa sur son visage : malgré tous ses
efforts, c'était resté un cancre invétéré. Mais c'est
la jeune femme qui lui avait évité les menottes
qu'elle vit entrer. Avec quelque soulagement.
― Suivez-moi, Madame Le Mener, nous
serons mieux dans mon bureau, dit Bénédicte,
sur un ton urbain.
― Vous pouvez m'appeler Mam Goz, ma
petite, dans tout le canton, c'est comme ça qu'on
m'appelle depuis longtemps.
— Je n'en ai pas le droit, Madame Le
Mener, fit Bénédicte.
― Alors, on la remplit, cette déposition ?
enchaîna Mam Goz, qui avait horreur de perdre
son temps.
Bénédicte songea que, décidément, cette
« cliente » était pleine d'imprévu, et comme il lui
importait de ne pas trop bousculer une grandmère qui lui rappelait furieusement la sienne, elle
ne releva pas l'insolence du propos.
Nos deux héroïnes étaient encore en pleine
rédaction du procès-verbal, lorsque la porte du
181
bureau s'ouvrit pour laisser passage à Justin
Paolozzi, poussant devant lui une espèce
d'adolescent attardé, en treillis, rangers et crête
orangée, menottes aux poignets :
— Commissaire, ce garçon, contrôlé en
marge de la manif, a des papiers trafiqués.
Il tendit au commissaire une carte d'identité
ancien modèle, et l'œil exercé de celui-ci constata
que la photo relativement récente qui y figurait
n'était pas celle d'origine.
Mam Goz, intriguée, tourna la tête vers
l'arrivant. Ses yeux vifs se concentrèrent sur le
visage pâle, émacié, à demi-couvert d'une barbe
naissante tirant sur le roux. Une lueur s'alluma
dans son regard. Puis s'éteignit.
182
183
IV
Plan A
Le Commissaire Dumortier, soulevant un
des stores de son bureau vitré, jeta un œil vers les
cages de garde à vue, puis se retournant vers
Bénédicte Plassard et Justin Paolozzi, qu'il venait
de convoquer, leur fit signe de parler. Bénédicte
obtempéra :
— Aucun doute. Tout est faux. La carte
d'identité, la carte d'étudiant, celle de la CMU...
Tout. Et c'est pas d'hier. Mais il y a plus grave.
Dans le contenu de ses poches, figurait une clé de
184
consigne. Et devinez ce qu'on a trouvé dans le
casier correspondant ?
— De la dope, à coup sûr.
— Eh bien, non, justement, Commissaire,
reprit Bénédicte. Les analyses effectuées
montrent que le gaillard picole un peu, mais ne
se drogue pas ou plus. Et nous saurons bientôt s'il
en vend. J'ai demandé un chien spécialisé qui
nous révèlera s'il a été récemment en contact
avec de la marchandise. Mais je n'y crois pas
trop.
— C'était quoi, alors
Commissaire, rendu prudent.
?
reprit
le
— De la fausse monnaie, figurez-vous, et
pas qu'un peu : 25 liasses de billets de 50 euros.
— Mazette, fit le Commissaire avec un
sifflement admiratif. À 20 billets par liasse, ça
fait... 25000 €. Faites-voir.
Bénédicte sortit d'une chemise une coupure
orange évoquant l'architecture renaissance. Le
Commissaire
l'examina
en
transparence,
cherchant à lire l'image du filigrane, le macaron
métallisé holographique et à s'assurer de la
présence du fil métallique de sécurité.
185
— Ouais. Classique. Aucun détecteur ne les
laisserait passer. Mais, comment il a pu avoir
tout ça ? Et, il les dépense ou il les revend ?
Justin Paolozzi fit entendre sa voix grave et
chantante :
— Dépenser de faux billets de 50 € est trop
risqué pour un marginal ; nous pensons qu'il les
revend, au détail, pour assurer sa subsistance.
Actuellement, un faux billet de 50 € peut se
monnayer à moitié-prix, mais nous ignorons
toujours qui il est réellement et pas moyen de
savoir d'où vient ce pactole : le gars est muet
comme une carpe.
— Vous lui avez fait savoir ce que coûte une
inculpation pour recel et mise en circulation de
fausse monnaie ? Sans compter les faux papiers.
— Oui, évidemment, mais botus et mouche
cousue.
Bénédicte sourit à la contrepèterie
involontaire, de son coéquipier. C'est à peine si le
Commissaire fronça le sourcil. Il enchaîna :
— Bon, laissez-le mariner un peu. Ce bleubite finira bien par se mettre à table.
Il était rare que le Commissaire Dumortier
se laissât aller aux facilités de l'argot militaire. Et
186
la courte expérience de Bénédicte lui avait appris
que c'était en général signe d'énervement et
d'impatience. Il les congédia de trois phrases
sèches :
— Vous avez quarante-huit heures pour
élucider cette affaire. À la fin de la garde à vue,
je devrai en référer à l'OCRFM11. D'ici là,
interrogez RAPACE12 et le Fichier National.
— OK, patron.
Revenue à son bureau, Bénédicte trouva
Mam Goz, un crayon rouge à la main, en train de
corriger sa déposition que Bénédicte lui avait
demandé de relire et signer avant de sortir.
— Vous feriez bien de reprendre votre
Bled13, ma petite, l'accord des participes passés
est loin d'être au point : « le fonctionnaire qu'elle
a renversé, É, pas ÉE : dans ce cas, l'accord se
11
Office Central de Répression du faux-monnayage, créé en
1929, en application de la Convention de Genève.
12
Répertoire Automatisé Pour l’Analyse des Contrefaçons
de l’Euro, destiné à permettre à tous les enquêteurs
d’identifier les contrefaçons des billets en euro,
13
Nom propre, devenu presque commun, pour désigner un
célèbre ouvrage scolaire de grammaire et orthographe, d'un
couple d'instituteurs parisiens, Édouard et Odette Bled,
dont la première édition vit le jour en 1947, aux Éditions
Hachette Classique, suivi de quelques autres, toujours
réédités depuis.
187
fait avec le COD, c'est-à-dire le pronom relatif
QUE, placé AVANT le verbe et ayant pour
antécédent « fonctionnaire » qui est ici du genre
masculin, c'est pourtant simple, non ? »
Bénédicte resta bouche bée un instant,
hésitant sur la conduite à suivre, puis décida que
la coupe était pleine et qu'il lui fallait reprendre
la main d'urgence, si elle ne voulait pas se
trouver débordée par cette forte tête :
— Écoutez, Madame Le Mener, vous n'êtes
plus en classe et ici, c'est moi qui pose les
questions, avec ou sans fautes d'orthographe,
compris ?
Mam Goz toisa un instant cette insolente,
ouvrit la bouche, puis la referma.
— Bon. Revenons à nos moutons. Vous
avez signé votre déposition ?
— Non, mais maintenant que j'ai corrigé les
fautes, je peux, se hasarda à dire Mam Goz.
C'était la goutte d'eau de trop. La voix de
Bénédicte monta de deux tons :
— Vous commencez sérieusement à me
taper sur le système.
188
Elle désigna d'un index furieux le bas du
feuillet :
— Signez ici tout de suite ou ça va mal
faire.
Mam Goz, sans un mot, prit le stylo-bille
posé sur la table et traça une croix d'analphabète,
comme ultime signe de résistance.
Bénédicte, avec un regard noir, lui arracha la
feuille des mains, essayant de maîtriser ses gestes
et ses paroles. Elle appela un agent :
— Passez les menottes à cette personne et
mettez-là à l'isolement.
189
V
Plan B
Renvoyée dans sa cellule de garde à vue,
Mam Goz réfléchissait. Elle n'allait quand même
pas se laisser intimider par un commissaire, fût-il
principal ou divisionnaire, ni par une inspectrice,
nulle en orthographe, de surcroît ! Bon, il est vrai
qu'elle s'était quelque peu emportée en poussant
cet agent avec son capot pour le faire se ranger
de sa route, mais de là à la mettre en cabane,
c'était trop !
Comme on lui avait inexplicablement laissé
son sac à main, Colombe Le Mener passa le reste
190
de son premier jour de garde à vue à poursuivre
un ouvrage de tricot qu'elle emportait toujours
avec elle, car elle ne craignait rien tant que le
désœuvrement. En l'occurrence, il s'agissait d'un
magnifique pull angora blanc dont elle
commençait à monter les manches. Au bout de
quelques heures, on la vit même en train
d'expliquer les mystères des diminutions et
augmentations à un public féminin attentif.
Chassez le naturel...
À midi, la République lui fit l'aumône d'un
sandwich jambon-beurre et d'un verre d'eau. Au
soir, d'une soupe, d'un morceau de pain et de
fromage et d'un autre verre d'eau. Elle n'était pas
habituée à beaucoup plus. Cela ne lui fit ni chaud
ni froid. Son frugal repas achevé, elle s'allongea
sur le bat-flanc inconfortable, ramenant les pans
de sa jupe sous elle, posa sa tête sur son sac à
main, rembourré du tricot en cours et...
s'endormit !
Au petit matin, une odeur de café vint lui
chatouiller les narines et elle se redressa,
endolorie. C'est qu'elle n'avait pas dormi sur une
planche depuis.... 1942, à une époque où se
réveiller les côtes en long ne lui faisait pas peur.
Elle s'étira consciencieusement et bientôt une
191
jeune gardienne de la paix vint lui apporter un
gobelet en plastique fumant. Elle fit la grimace :
— Vous n'avez donc pas de tasses, ici ? Le
plastique donne mauvais goût.
— Eh, non, mamie. Et ne vous plaignez pas,
c'est du vrai café de notre cafetière perso, pas
celui du distributeur, qui est clair comme de l'eau
de vaisselle.
Mam Goz huma le breuvage :
— C'est vrai qu'il sent bon. Merci,
mademoiselle.
— Du sucre ?
— Non, merci, à mon âge, ce n'est pas
conseillé.
Au soir, Mam Goz était libérée avec une
convocation au tribunal pour le mois suivant
sous le chef de « rébellion et entrave à l'action
des forces de l'ordre ». Le juge d'instruction
n'avait pas retenu l'inculpation de coups et
blessures. Ouf ! Mais il était trop tard pour
qu'elle pût récupérer son véhicule à la fourrière.
Elle prit donc le dernier car pour rentrer chez
elle.
192
Ulcérée par le traitement qu'on lui avait fait
subir, sa rancœur s'adressait principalement à
Bénédicte qu'elle accusait de lui avoir manqué de
respect. Pour un peu, elle aurait porté plainte !
Mais ses trente-six heures à l'ombre lui avaient
donné le temps de songer à une autre forme de
revanche : démêler avant Bénédicte et son
acolyte l'affaire du punk aux faux papiers, dans
une lettre adressée directement au Procureur de
la République !
Ça leur ferait les pieds !
Elle avait sur eux une longueur d'avance :
elle était pratiquement sûre de l'identité véritable
de la personne qui avait été arrêtée.
Au premier regard, elle avait reconnu dans
les traits du jeune homme, malgré sa coupe de
cheveux, ceux d'un ancien élève, du temps
qu'elle était en poste à Roscoff.
La ressemblance était frappante.
C'était une graine de chenapan, qui avait fait
les quatre cents coups, après son certificat, avant
de prendre un engagement dans la Marine.
Martial Le Guilloux ! Le nom venait de lui
revenir, sorti des arcanes bien rangées de sa
mémoire d'institutrice.
193
Un élève intelligent, mais rebelle.
Apparemment, le fils, car, pour elle, il ne
pouvait s'agir que du fils, était de la même eau
que le père.
Mais comment prouver cette filiation ? Les
registres d'état civil n'étaient pas consultables
avant cinquante ans. Il faudrait donc ruser. Par
chance, elle connaissait du monde à la Mairie de
Roscoff. Et à la Maternité aussi. Mais peut-être
le gaillard était-il né à la maison ? Cela se faisait
encore alors. Dans ce cas, il faudrait retrouver la
sage-femme
ou
le
médecin-accoucheur.
Compliqué.
194
195
VI
Le voyage à Roscoff
Le lendemain, contre un chèque de cent
seize euros, Mam Goz put retirer sa 2CV de la
fourrière
municipale,
non
sans
avoir
minutieusement inspecté son extérieur. Il n'aurait
plus manqué qu'on la lui eût rayée ou cabossée !
Heureusement, il n'en était rien.
C'est toute guillerette devant l'énigme à
résoudre qu'elle prit dans l'après-midi la route de
Roscoff et alla loger Chez Soizic, un café du Port
qui louait des chambres, au mois, à la semaine, à
la journée (certains disaient même à l'heure !) à
196
des dockers, des marins, des étudiants et tout un
tas de nécessiteux que les infortunes de la vie
avaient privés de toit. Les prix étaient modiques,
le confort désuet, la propreté impeccable et le
règlement inflexible : paiement d'avance et pas
de visites après vingt-trois heures.
Au sortir d'une nuit troublée par quelques
ébats voisins auxquels elle n'était plus habituée,
Mam Goz gagna l'Hôtel de ville. Au service de
l'état civil, elle demanda à voir une de ses
anciennes adjointes, à présent au seuil de la
retraite.
Parfois dépassée par des garnements aussi
inventifs qu'indisciplinés, Sylvie Le Couster,
avait bifurqué et embrassé la Fonction Publique
Territoriale en passant le concours d'Attaché,
dont le salaire était supérieur à celui
d'institutrice.
Leurs retrouvailles
l'allégresse :
se
firent
dans
— Madame Le Mener ! Si je m'attendais...
Depuis tout ce temps... Vous avez l'air en pleine
forme, dites-moi ?
— Bonjour, Sylvie, oui , je vais bien, merci,
et vous, vous vous plaisez toujours ici ? Ce n'est
pas trop monotone ?
197
— Non, pensez-vous, le travail est très
varié, vous savez, et puis, nous recevons le
public, alors on voit passer des tas de gens très
différents...
— Plus faciles à servir que vos anciens
élèves ?
— Ah, ça, pas toujours, c'est vrai, mais dans
l'ensemble, si, quand même. Mais que puis-je
pour vous Madame Le Mener ?
— Eh bien, voilà...
Nous ne saurons pas quelle fable Colombe
Le Mener inventa pour se faire confirmer par son
ex-collègue que Martial Le Guilloux avait bien
déclaré, le 1er avril 1989, la naissance d'un fils
prénommé Sébastien, dont la maman s'appelait
Mélanie Suchet.
Toujours est-il que ces informations
comblèrent d'aise Mam Goz et qu'elle en
remercia chaleureusement l'employée de mairie.
Elle aurait pu se contenter de prendre alors
sa plus belle plume pour communiquer à
Monsieur le Procureur de la République, que
dans une affaire en cours, elle était en mesure
d'apporter des éléments de preuve de l'identité
198
d'un suspect, pour se considérer vengée et
retourner ensuite à ses occupations de retraitée.
C'était mal la connaître.
Bien au contraire, elle se mit en tête
d'élucider complètement ce trafic de fausse
monnaie, dont elle avait réussi à soutirer des
bribes à ses gardiennes, entre deux conseils de
tricot, durant sa garde à vue.
Instinct, flair, peu importe le nom, bref, elle
avait comme le pressentiment que le fils de
Martial Le Guilloux ne pouvait être étranger au
milieu de la mer et que, si d'aventure il se
trouvait impliqué dans un trafic quelconque,
c'était par là qu'il fallait chercher.
Veuve d'un marin de commerce, son
appartenance à l'ACOMM14 ainsi qu'à une ou
deux autres associations corporatives locales lui
donnait diverses entrées dans le milieu. Par
ailleurs, de notoriété publique, la contrebande par
voie maritime avait connu ces derniers temps une
envolée sans précédent depuis la fin de la
14
L’Association des Capitaines et Officiers de la Marine
Marchande est composée d’officiers diplômés et
brevetés de toutes catégories, qu’ils soient hommes ou
femmes, navigants ou sédentaires. L’ACOMM est issue
de l’Association Amicale des Capitaines Marine
Marchande crée en Avril 1956 à Rouen.
199
guerre : drogue, cigarettes, contrefaçons, les
saisies se multipliaient et les hangars des
Douanes s'avéraient trop petits. Pourquoi pas de
la fausse monnaie ? La Grande-Bretagne n'entrait
pas dans la zone euro, mais l'Irlande, si et c'était
une route maritime familière aux bretons.
Elle téléphona donc au Commandant
Dufour, un jeune collègue de son mari, pour
lequel elle avait eu quelques faiblesses autrefois
et qui en gardait un souvenir ému. Aujourd'hui
âgé de soixante-quatre ans, mais portant toujours
beau, il conduisait ses dernières campagnes avant
de poser définitivement sac à terre.
Par lui, elle put apprendre des services des
Douanes quels navires marchands, ces derniers
temps, avaient été convaincus de contrebande et
lesquels étaient actuellement sous surveillance.
Dans cette dernière liste d'une cinquantaine
de noms, le Santa Claus retint son attention. Ce
porte-conteneurs de taille moyenne s'adonnait à
un commerce triangulaire entre Amsterdam,
Dublin et les côtes françaises. Pavillon des Iles
Kiribati.
Équipage sri-lankais. Capitaine
hollandais. On le soupçonnait d'avoir éperonné
un chalutier en Manche et de ne pas lui avoir
porté secours. Incurie, délit de fuite ou volonté
d'éviter toute visite imprévue des autorités à
200
bord ? Après analyse des traces de peinture sur sa
coque, il avait été autorisé à reprendre la
mer. Mais restait plus que jamais sous
surveillance.
201
VII
Prise de vitesse
Les ordres du Commissaire étaient clairs : il
fallait s'occuper de cette affaire séance tenante.
Bénédicte Plassard
et Justin
Paolozzi
abandonnèrent donc le suivi de la manifestation
estudiantine, n'en déplaise à Monsieur le Préfet,
pour s'en aller à la pêche aux informations sur
leur nouveau client.
Menotté à un radiateur, Florian Le
Maréchal, attendait, tête basse. Quand Justin et
Bénédicte rentrèrent dans le bureau, il confessa
bientôt :
202
— Bon, d'accord, j'ai changé ma photo sur
ma carte d'identité. Sur l'ancienne, j'avais douze
ans et une tronche de cake. Et c'était trop
compliqué d'en refaire une neuve. Mais c'est pas
un crime ! Pour le reste, j'y suis pour rien : la clé
de consigne, c'est celle d'un copain qu'est en
voyage. Il m'a demandé de la garder pendant son
absence : je pouvais pas refuser. Moi, je suis
clean, je touche pas à la dope.
Cette déclaration quasi spontanée parut plus
que suspecte à nos deux enquêteurs. Avouer une
faute mineure pour en dissimuler de bien plus
importantes était une stratégie de défense assez
élémentaire.
Photo et empreintes ne révélèrent rien. Ce
gaillard-là devait être nouveau dans le secteur : la
police n'avait rien sur lui. Et Bénédicte découvrit
bientôt pourquoi : ses papiers n'étaient pas faux,
seulement ceux d'un autre qu'elle localisa à Brest
où il menait une vie on ne peut plus régulière,
avec femme et enfants, s'il vous plaît. Nom,
prénoms, date et lieu de naissance, tout
concordait. Sauf la photographie.
Le patronyme Le Maréchal n'était pas assez
fréquent pour qu'une homonymie aussi parfaite
fût vraisemblable.
203
Le vrai Florian Le Maréchal se souvint, au
bout d'un interrogatoire minutieux, mené par
visioconférence, qu'on lui avait, cinq ans
auparavant volé ses papiers, alors qu'il était
encore interne à la Ferté-sous-Jouarre, dans un
pensionnat pour cas difficiles. Ses parents lui en
avaient alors obtenu de nouveaux et l'affaire était
sortie de sa mémoire. Il n'y avait rien à redire à
ça. La gendarmerie du lieu confirma.
Seulement, sa mémoire était plus
défaillante, en ce qui concernait ses
coreligionnaires d'alors. Il fallut contacter
l'établissement pour retrouver la liste des
pensionnaires de cette année-là. Par bonheur, le
conseiller principal d'éducation lorsqu'on lui
montra la photo et ce malgré le changement total
de look du personnage, se révéla bon
physionomiste, comme on l'est souvent dans
cette profession, et un nom lui vint aux lèvres :
Sébastien Le Guilloux ! Un fugueur !
Les tentatives étaient fréquentes et la
gendarmerie accoutumée à ramener au bout de
deux ou trois jours des adolescents pas toujours
mécontents de retrouver gîte et couvert, après
leurs errances. Sébastien Le Guilloux avait
marqué son esprit parce que, à la différence des
autres, il n'avait jamais réintégré l'établissement :
204
on ne l'avait pas retrouvé et près d'un an plus
tard, les recherches avaient été abandonnées,
pour cause de majorité.
Sa fiche mentionnait une adresse familiale à
la Ferté-sous-Jouarre ; hélas, Justin apprit
rapidement que le père avait été enterré l'année
précédente et que la mère avait disparu avant
l'entrée du gosse dans l'établissement. Ne
restaient que les grands-parents.
Interrogés, ils révélèrent que Sébastien avait
été aperçu aux obsèques de son père, mais qu'il
ne leur avait pas parlé et qu'ils étaient sans
nouvelles de lui depuis cinq ans. On les crut.
— Bon, on sait qui il est, qu'est-ce qu'on fait
maintenant ? demanda Justin à sa coéquipière.
— Il ne doit pas être dans notre secteur
depuis longtemps, sinon on aurait au moins une
main-courante ou deux ; dans le département, les
PCC sont contrôlés régulièrement depuis l'affaire
du wagon de S.15. Je serais d'avis de le relâcher,
en lui faisant croire que le procureur accepte
l'idée qu'il ne soit qu'un complice mineur, pour
voir où il nous mène.
— OK. Je mets ça en route.
15
Cf. In Memoriam, 2006.
205
VIII
Bienvenue au port
Après son coup de téléphone au
Commandant Dufour, Mam Goz s'en alla
feuilleter Le Marin chez le premier marchand de
journaux trouvé, chercha la rubrique des
mouvements de navires et découvrit que le Santa
Claus ferait escale deux jours plus tard en
provenance de Dublin et en route vers
Amsterdam, où il devait décharger des
ordinateurs et des machines à laver.
Elle décida alors de retourner chez Soizic, le
bistrot-hôtel du Port, et loua une chambre
206
proprette, d'où elle pouvait voir les navires qui
entraient et sortaient de la darse.
Mais la patience n'était pas son fort et deux
jours, c'est long, même en meublant l'attente de
travaux d'aiguille ! Aussi, pour mettre toutes les
chances de son côté, et par un reste de
superstition qu'elle ne savait expliquer, alla-t-elle
mettre un cierge à Notre Dame de Kroaz-Baz. Le
lendemain, le temps clément l'incita à
entreprendre d'aller jusqu'à la Pointe de Perahidy,
où elle déjeuna, face à l'île de Batz, avant de
rebrousser chemin.
Malgré
l'aide
d'un
automobiliste
compatissant sur la fin du trajet, les huit
kilomètres de l'aller-retour l'avaient quand même
fatiguée et elle s'était assoupie devant la fenêtre,
dans le fauteuil de sa chambre d'hôtel lorsque la
sirène grave d'un navire entrant au port la fit
émerger d'un rêve chaotique peuplé de
manifestants en bataille rangée contre des
marins.
Un sourire se dessina bientôt sur son visage.
Armée des jumelles de son défunt mari, elle
venait de lire un nom sur l'étrave du bâtiment qui
s'avançait dans la rade : Santa Claus !
207
À vrai dire, sa joie fut de courte durée, car
en l'absence de Sébastien, retenu par les
policiers, elle ne savait pas trop par quel bout
prendre son affaire. Dufour lui avait bien donné
le nom des quelques officiers français du navire,
mais lequel choisir pour entrer en contact et sous
quel prétexte ? Quand aux marins sri-lankais,
plus sûrement à l'origine du trafic, son anglais
était vraiment trop élémentaire pour songer à
converser avec eux.
Elle décida d'aller flâner sur les quais et de
guetter la descente de l'équipage du bateau. Peutêtre une idée lui viendrait-elle d'ici là.
Comme il fallait s'y attendre pour un navire
sous surveillance, trois véhicules des Douanes
stationnaient sur le quai face à la passerelle de
débarquement. Douze hommes accompagnés de
trois chiens montèrent à bord avant que
quiconque ait pu en descendre.
Assise sur un banc, Mam Goz songea que
l'inspection pouvait être longue et sortit son
tricot. Une maille à l'envers, un coup d'œil à la
passerelle, une maille à l'endroit. Deux bonnes
heures s'écoulèrent ainsi. Elle commençait à
perdre patience lorsqu'une silhouette connue
passa presque devant elle, en traînant la semelle :
une crête orange d'iroquois, un visage mince, un
208
T-shirt de Mass Murderers, un treillis de
camouflage et une paire de rangers. Si ce n'était
Sébastien, il lui ressemblait comme un frère !
Dans un trafic de fausse monnaie, il était
impossible qu'on ait libéré un suspect sans le
faire suivre. Surtout ne pas se retourner.
Sébastien avait-il semé les flics ou bien étaientils en train de les observer, elle et lui, depuis un
quelconque « sous-marin »16?
S'ils étaient là, ils devaient être concentrés
sur leur oiseau plutôt que sur une vieille assise
sur un banc au bout du quai comme elle. Elle
remballa néanmoins son tricot en quatrième
vitesse, noua un fichu sous son menton et
s'éloigna pliée en deux sur son parapluie en guise
de canne. Heureusement qu'elle connaissait les
lieux comme sa poche. Elle avait encore une
chance de ne pas se faire repérer.
Mais l'affaire se corsait. Mam Goz
commença à penser qu'elle allait perdre son pari
de la résoudre avant la police. Si seulement, elle
avait informé le Procureur de ce qu'elle savait
plus tôt ! Le mieux est souvent l'ennemi du bien,
lui répétait sa mère. « Gast ! »17, pesta-t-elle.
16
17
Fourgon banalisé d'observation, dans l'argot de la police.
Putain ! Juron breton assez répandu.
209
IX
Raté de peu
Bénédicte et Justin avaient réussi à faire
libérer leur suspect, à la condition expresse de ne
pas le perdre d'une semelle. Mais comme ils
étaient « grillés », deux autres inspecteurs furent
chargés de la filature au plus près, eux deux
restant en liaison radio dans un second véhicule
banalisé.
Le premier jour, Sébastien erra en ville, reçu
en héros dans les quelques groupes de marginaux
qu'il passa en revue, en quête du gars de la
consigne. Au soir, il en était à sa quinzième ou
210
seizième canette et s'effondra
compagnie sur un banc de square.
en
galante
L'inspecteur qui s'était approché pour lui
faire les poches et vérifier qu'il n'avait rien
récupéré en rapport avec leur affaire, se vit
menacer d'un cran d'arrêt par la punkette à
cheveux roses qu'il avait crue aussi défoncée que
Sébastien et préféra battre en retraite.
Bilan de la journée : peau de balle et ballet
de crin !
Le lendemain, seul cette fois, le pouce levé
au bord de la RD 786, Florian Le Maréchal alias
Sébastien Le Guilloux entreprit de faire de l'autostop en direction de Roscoff. Par chance, la
camionnette d'un maraîcher bio s'arrêta bientôt et
le fit monter. Bénédicte, qui avait pris le volant
de la Clio banalisée du Commissariat et s'était
garée tout près sur une voie perpendiculaire, leur
laissa deux cents mètres d'avance et démarra.
C'était jour de marché à Roscoff. Sans doute
les y emmenait-il.
Hélas, le maraîcher avait des livraisons à
faire et Sébastien n'était pas pressé,
apparemment, puisqu'il vint en aide à
l'agriculteur pour décharger sacs et cageots dans
les diverses épiceries de sa clientèle. Contre un
211
sandwich et une bière. Ce n'est qu'au bout de
deux heures et demie qu'ils arrivèrent aux halles
de Roscoff, où l'agriculteur venait retrouver son
épouse, présente derrière son étal depuis six
heures du matin. Sébastien s'éclipsa alors en
direction du port de commerce.
Bénédicte et Justin, sans équipe de soutien
cette fois pour cause de crevaison, garèrent leur
véhicule pour lui emboîter le train à pied. Pour
donner le change, Bénédicte passa son bras
autour de la taille de Justin, qui l'enlaça aussitôt
avec un regard éloquent.
— Strictement professionnel, mon vieux, et
n'essaie pas d'en profiter, hein ?
Ils n'eurent pas le temps de s'étendre sur le
sujet. Devant eux, Sébastien tournait juste au
coin de la rue et disparut un instant de leur
champ de vision. Ils s'élancèrent d'une même
foulée.
Quand ils débouchèrent à leur tour sur le
quai du port de commerce, la première chose qui
leur sauta aux yeux, ce furent trois véhicules des
Douanes, au pied de la passerelle du navire. Et
plus de Sébastien. Merde ! Les gabelous l'avaient
fait fuir. Où était-il passé ?
212
— Prends à gauche, moi, je vais à droite, dit
Bénédicte en tournant le dos à Justin.
C'est en vain qu'ils parcoururent le quai et
ses alentours. Ils échangèrent des regards dépités.
Sébastien s'était comme évaporé. Sans doute
était-il entré dans un des bistrots du port, qui
avaient presque tous une sortie arrière. Ils
commencèrent leur interrogatoire des barmen,
serveuses et tenanciers. Plus pour nourrir leur
rapport que pour l'efficacité du geste, car ils se
doutaient bien que , pour ce soir, la cause était
entendue. Le Commissaire allait les agonir et le
Procureur aussi.
213
X
Persuasion fait plus que force ni que rage
Lorsque, débouchant sur le quai, Sébastien
vit les voitures bleues des douaniers, il eut un
moment de panique, se retourna, scrutant tous les
visages à portée de vue. Mais, non, apparemment
il n'était pas suivi. Néanmoins, avec son look
quepon, il ne passait pas inaperçu. Et si la police
découvrait qu'il avait essayé de prévenir son
copain, il ne donnait pas cher de sa liberté
retrouvée !
Quel con aussi de s'être laissé embarquer
dans ce trafic pour que dalle ! Avoir accepté de
214
garder cette foutue clé, pendant le voyage de
l'autre en Irlande sur ce cargo, cela le
transformait en receleur de fait et l'avocat
commis d'office qui l'avait assisté, lui avait bien
expliqué que cela pouvait lui coûter très cher,
article 442-2 du Code Pénal : « Le transport, la
mise en circulation ou la détention en vue de la
mise en circulation des signes monétaires
contrefaits ou falsifiés visés à l'article 442-1 est
puni de dix ans d'emprisonnement et de 150 000
€ d'amende. » Avec aggravation en cas de bande
organisée. Il faudrait prouver sa bonne foi et ce
ne serait pas facile !
Dans son ignorance de la chose policière,
Sébastien ne songea pas un instant que Douanes
et Police sont des institutions souvent
cloisonnées, pour ne pas dire plus, et que leur
présence sur le quai n'avait rien à voir avec son
affaire. La présence des trois chiens aurait dû
l'alerter, mais son esprit déjà surchauffé n'avait
pas la clarté nécessaire à cette analyse. Baissant
la tête et remontant le col de son blouson clouté,
il s'éloigna à grandes enjambées vers le premier
café venu : Chez Soizic.
À l'entrée de l'hôtel, dans le couloir attenant
à la salle de café, une main ferme l'attira à
l'intérieur :
215
— Par ici, vite !
Une vieille dame menue lui tenait
fermement le bras et l'invitait à monter l'escalier.
— Ça va pas, non, la vioque ! De quoi j'me
mêle ?
— Sébastien Le Guilloux, tu vas pas être
aussi têtu que ton père, quand même ! Allez,
grouille-toi, les flics d'hier sont après toi, je viens
de les voir.
Qui diable lui parlait de son père ? Ah oui, il
la reconnaissait, la vieille du commissariat ! Mais
comment connaissait-elle ses vrais nom et
prénom ? Quel était ce mystère ? Pas le temps
d'éclaircir ça. Il fallait pas rester là.
Il suivit Mam Goz dans l'escalier. Elle
courut ouvrir sa chambre, ils entrèrent, puis elle
referma à double tour, s'adossant derrière la porte
pour reprendre son souffle.
— Je ne crois pas qu'ils fouillent toutes les
chambres de la rue, mais cache-toi quand même
derrière l'armoire. On ne sait jamais.
Le ton était ferme et sans réplique. Sébastien
obtempéra, malgré lui.
216
Mais aucun pas ne vint troubler le silence
angoissant qu'ils gardèrent quelques minutes.
— Bon. Tu peux sortir de là. Ils ne
viendront plus, finit par dire Mam Goz, à voix
basse.
Assise au bas du lit, elle raconta alors à
Sébastien, mal à l'aise sur la seule chaise de la
pièce, comment elle avait été l'institutrice de son
père, quarante ans auparavant, et combien il lui
ressemblait, look mis à part, d'où la longueur
d'avance qu'elle avait prise sur la police.
— Dis-moi, c'est quoi cette embrouille de
fausse monnaie ?
— C'est que dalle, j'vous dis. Un pote qui
m'a refilé une clé à garder le temps d'un p'tit
voyage et basta. J'en savais rien, moi, de c'qui
y'avait dans cette putain de consigne. Y m'a foutu
dans la merde, ce con, voilà !
— Jamais tu ne feras avaler ça aux flics.
— Ouais, je sais, mais c'est la vérité, sur la
tête de mon père, je vous jure !
— Je te crois et je veux bien essayer de
t'aider, mais à une condition... : tu arrêtes de
zoner.
217
— Eh, mais je demande que ça, moi, mais je
trouve pas de boulot. Personne y veut de moi.
— La mer, ça te plaît, la mer ?
— Ouais, j'aime bien, les bateaux, voyager,
voir du pays, foutre le camp ; ici, c'est trop
pourri, quoi !
— Alors, je peux peut-être te trouver
quelque chose. J'ai un ami commandant sur un
cargo ; je pense qu'il accepterait de te prendre
comme mousse si je te recommandais à lui. Mais
il me faut un nom en échange : celui de ton
copain.
— Putain, c'est pas cool ! J'suis pas une
balance, merde !
— Réfléchis, Sébastien : tu as toutes les
chances d'aller en prison pour plusieurs années à
la place de quelqu'un qui t'a « foutu dans la
merde » comme tu dis et qui est mêlé à un trafic
grave. Ou tu changes de cap ou tu plonges.
La tête en train les mains, Sébastien Le
Guilloux, se balançait de droite à gauche,
grimaçant, en proie à un profond débat intérieur.
Mam Goz l'observa un moment, puis lui prit la
main :
218
— Ça va aller, Sébastien, tu fais le bon
choix, j'en suis sûre.
— OK... Manu. Emmanuel Sanquer dit
Manu. J'en sais pas plus.
— Ça suffira. Maintenant, on va changer ton
look. Attends-moi ici, je vais faire quelques
courses. Tu t'enfermes à double tour et tu
n'ouvres à personne, d'accord ? J'en ai pour une
demie-heure, trois quarts heure au plus. C'est
quoi ta taille de pantalon, 38 ? Et de T-shirt ? S,
sûrement, non ?
D'un pas accéléré, comme si elle venait de
retrouver une nouvelle jeunesse, Mam Goz alla
acheter à Monoprix un jean taille basse, un Tshirt noir au slogan modérément rebelle, un
rasoir et une bombe de mousse à raser, un bloc
de papier à lettres, des enveloppes et un bic. Sur
le coin de table d'un café voisin, elle rédigea sa
lettre au Procureur, révélant le nom du trafiquant
de fausse monnaie. Elle la posta et rentra à
l'hôtel. Là, Sébastien endossa sa nouvelle tenue,
Mam Goz lui mit la boule à zéro et lui fit enlever
ses piercings.
— Bon, remets ton blouson, qu'on voie
l'ensemble. Mets la tige de tes rangers sous le
jean, oui, comme ça.
219
Elle recula de deux ou trois pas pour juger
du nouveau look de son protégé.
— Je crois que ça peut aller. Je vais pouvoir
te présenter au Commandant Dufour. Le
problème, c'est tes papiers. C'est les flics qui les
ont.
— Les faux, oui, mais j'ai toujours ma carte
d'identité de quand j'étais en pension, sauf que
j'ai plus tout à fait le look.
— Elle est où ?
— Planquée avec d'autres trucs, en ville,
dans un squatt.
— Elle a moins de dix ans ?
— Euh... oui, neuf, je crois.
— Impeccable. Avec ça, tu devrais pouvoir
embarquer. Tu vas aller la récupérer dès qu'on
sera rentrés. Bon, je vais régler la chambre et on
s'en va. À partir de maintenant, tu es mon petitfils. d'accord ?
— OK, mamie.
Ils échangèrent un sourire complice.
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221
Épilogue
Les rayons d'un soleil pâle traversaient les
vitres du bureau feutré du Juge d'Instruction,
dessinant des ombres sur le plancher ciré.
Toutes les chaises étaient occupées. Dans un
coin, derrière son ordinateur, le greffier
s'apprêtait
à
consigner
les
différentes
déclarations. Devant lui, le Juge Pottier avait de
gauche à droite, Emmanuel Sanquer, menotté, et
son avocate, les enquêteurs Bénédicte Plassard et
Justin Paolozzi de la Police Judiciaire, Colombe
Le Mener, citée comme témoin, et enfin
Sébastien Le Guilloux et son avocat. Il parcourut
222
les différents visages, s'éclaircit la voix et dit, en
croisant les mains sur son maroquin :
— Bien. Nous sommes ici pour mettre un
point final à l'instruction de cette affaire.
Emmanuel Sanquer, je vous inculpe de transport,
détention et mise en circulation de fausse
monnaie. Vos complices irlandais ont été arrêtés
et seront jugés dans leur pays. Vous risquez pour
ce délit trente ans d'emprisonnement et un
million d'euros d'amende. En raison de l'absence
d'antécédents, je pense que vous obtiendrez une
peine notablement inférieure. Maître ?
L'avocate de Sanquer, une débutante à talons
hauts et rouge à lèvres écarlate, avala sa salive et
dit :
— Monsieur le Juge, mon client reconnaît
les faits qui lui sont reprochés et demande qu'on
tienne compte de sa collaboration à l'enquête.
— Maître, vous n'ignorez pas que le fauxmonnayage est exclu du champ d'application du
plaider-coupable. C'est pourquoi Monsieur le
Procureur n'a pu proposer cette procédure. Mais
le Tribunal appréciera.
Sanquer, hagard, tenta de dominer le
tremblement de sa lèvre inférieure. Le Juge
Pottier poursuivit :
223
— Madame Le Mener, Monsieur le
Procureur m'a transmis votre lettre. Votre
information était exacte. Nous avons retrouvé
chez l'inculpé divers éléments à charge. En votre
qualité de témoin de certains faits ou
déclarations, vous nous avez aidés à résoudre
cette affaire dans les meilleurs délais et la justice
vous en remercie. Elle saura, je pense, en tenir
compte lors de l'examen d'une affaire de moindre
gravité vous concernant, à la fin de ce mois.
Néanmoins, je vous conseille fortement d'éviter à
l'avenir de vous en prendre aux forces de l'ordre
et de vous plier, comme tout bon citoyen doit le
faire, à leurs injonctions.
Mam Goz, toute endimanchée, droite
comme un I sur sa chaise, baissa modestement
les yeux, buvant les premières phrases comme du
petit lait et laissant la dernière ressortir de ses
oreilles aussi vite qu'elle était entrée. Le Juge
porta alors son regard sur les deux policiers qui
lui faisaient face.
— Capitaine Plassard, Lieutenant Paolozzi,
malgré la discrétion de vos supérieurs, qui ont
couvert votre maladresse, je déplore que dans
cette affaire, vous ayez laissé échapper le suspect
qu'on vous avait chargé de surveiller de près,
nous privant ainsi d'une issue plus rapide. Sans
224
l'aide providentielle de Madame Le Mener, Dieu
sait où nous en serions aujourd'hui.
Bénédicte eut un sourire forcé en direction
de Mam Goz, qui tourna vers elle un visage
épanoui pour dire :
— Oh, vous savez, Monsieur le Juge, mon
mérite n'est pas bien grand, car dans
l'enseignement, on est amené à être
physionomiste : j'ai identifié Sébastien Le
Guilloux à sa ressemblance frappante avec son
père que j'avais eu comme élève, mais j'ignorais
ce dont il était accusé. Puis, le hasard l'a remis
sur ma route, nous avons parlé, il s'est confié à
moi et je l'ai persuadé de rentrer dans le droit
chemin, c'est tout.
— C'est tout, c'est tout, comme vous y allez,
Madame Le Mener, non, ce n'est pas tout. J'ai
appris, que c'était vous qui l'aviez fait engager
comme mousse sur un cargo, le soustrayant ainsi
aux recherches dont il était l'objet.
— Mais, Monsieur le Juge, vous ayant par
mon intermédiaire livré le nom du coupable,
Sébastien n'avait plus à...
— Vous en prenez bien à votre aise avec la
Justice, il me semble, Madame Le Mener, tout
comme avec la Police, d'ailleurs. L'institution
225
judiciaire aime à se hâter lentement et il restait
inculpé au minimum de recel de fausse monnaie.
Son inculpation n'est levée qu'aujourd'hui, à cet
instant même, par la grâce du marché que nous
avons conclu, lui et moi : abandon des poursuites
contre un engagement de 3 ans dans la Marine
Marchande et une mise à l'épreuve d'autant !
Le Juge Pottier se tourna alors vers l'avantdernière personne de la rangée de chaises alignée
devant lui.
— Sébastien Le Guilloux, vos éducateurs
passés ont dressé un portrait plutôt positif de
vous ; vos grands-parents aussi. Je veux espérer
que cet épisode malheureux marquera la fin de
l'enfance et de l'adolescence chaotiques que vous
avez connues. Je compte sur vous pour respecter
les engagements que vous avez pris.
Sébastien assentit sans mot dire.
Puis, Le Juge, s'adressant enfin à l'avocat de
Sébastien, qui cessa de chuchoter à l'oreille de
son client, dit d'une voix un peu lasse :
— Maître, je vais signer dans un moment
l'arrêt des poursuites contre votre client. Il
ressortira libre de ce bureau.
— Merci, Monsieur le Juge.
226
....
Tandis qu'il descendait le grand escalier à la
sortie du Cabinet du Juge d'Instruction, Justin
Paolozzi en voyant la robe légère de Bénédicte
flotter devant lui dans la brise et découvrir les
jambes d'une gazelle, se surprit à chantonner :
Aux marches du palais
Aux marches du palais
Y a une tant belle fille lonla,
Y a une tant belle fille.
Elle a tant d'amoureux
Qu'elle ne sait lequel prendre.
C'est un p'tit policier...
Il n'osa pas poursuivre, car c'était loin d'être
dans la poche, mais il ne fallait pas désespérer,
peut-être qu'un jour il pourrait mélanger un peu
travail et loisir...
Et tant pis pour la déontologie !
©Pierre-Alain GASSE, 2008.
227
FIN
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