le métier d`enseignant de français au crible du rapport
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le métier d`enseignant de français au crible du rapport
Recherches n° 47, Enseigner le français : un métier, 2007-2 LE MÉTIER D’ENSEIGNANT DE FRANÇAIS AU CRIBLE DU RAPPORT D’INSPECTION Marie-Michèle Cauterman Collège Debeyre, Marquette-lez-Lille Bertrand Daunay Université Charles de Gaulle – Lille 3, équipe Théodile Un métier ne se définit pas seulement par ce que vivent ceux qui l’exercent, mais aussi par le discours que tiennent sur lui ceux qui ne l’exercent pas… Enseigner – enseigner le français particulièrement d’ailleurs (tant prolifèrent les paroles sur ce métier socialement sensible) – c’est aussi affronter le discours des autres : les élèves, les parents, les journalistes, les politiques, les formateurs, les chercheurs et… la hiérarchie. C’est ce dernier discours que nous voulons évoquer ici, ou plutôt l’une de ses formes les plus importantes, le discours de l’inspection. Nous ne discuterons pas ici du bien-fondé de l’inspection : notre position, somme toute très sage ou, plutôt, très républicaine, revient à admettre la règle que tout fonctionnaire est amené à rendre des comptes à l’État de son travail1. La __________ 1. Par ailleurs, comme le dit le recteur Jean-Marc Monteil (1999) : « Nos sociétés n’étant pas particulièrement vouées aux déclins des hiérarchies, au moins fonctionnelles, le jugement en demeure la clef de voûte »… Le texte officiel qui régit l’inspection, encore en vigueur malgré quelques aménagements ultérieurs, est la note de service n° 83-512 du 13 décembre 1983 (BO n° 46 du 22 décembre 1983). On trouve une liste exhaustive des textes dessinant le cadre réglementaire de l’inspection (ainsi que quelques autres indications bibliographiques) sur le site de l’ESEN : question qui se pose est de savoir comment évaluer ce travail… Là commence une série de difficultés, qui concernent précisément ce que ce numéro de Recherches tente de cerner : le métier d’enseignant de français. En effet, le discours d’inspection construit une image du métier, à la fois collectivement (l’inspection, comme émanation de l’administration centrale, dit les normes du métier2) et individuellement (c’est dans le rapport personnel à l’enseignant que le discours se réalise effectivement et se donne à entendre). C’est une facette bien précise de ce discours que nous nous proposons d’examiner : le rapport d’inspection, dans le premier comme dans le second degré3. Ce choix de réduire l’analyse au discours écrit de l’inspection s’explique aisément par la facilité du recueil d’un tel corpus : il est plus difficile d’enregistrer des entretiens entre un enseignant et un inspecteur4. Pourtant, on sait bien, par l’expérience, que c’est dans ces discours oraux que se dit parfois l’essentiel, parfois aussi le meilleur ou… le pire. Par exemple, combien d’enseignants ont vécu avec désappointement l’écart entre un entretien riche et efficace, parce que formateur, et un écrit positif certes, mais affadi, du fait qu’il obéit à une rhétorique contraignant le discours ; inversement, combien d’enseignants se sont trouvés dépossédés de possibles moyens d’action en constatant la différence entre un entretien qui aurait permis d’engager des poursuites judiciaires s’il avait été enregistré et le rapport écrit, plus neutre, en tout cas délesté de ce qui était inadmissible à l’oral ! On sait aussi que si l’inspection est un moment critique et souvent critiqué du métier d’enseignant, ce n’est pas à cause de la trace écrite qu’elle laisse, laquelle est au contraire mise à distance, temporellement comme affectivement ; c’est tout ce qui précède cette trace qui est problématique, parce que source d’angoisse souvent : la « visite » et l’entretien, deux moments que beaucoup d’enseignants vivent mal, notamment parce que ce qui en ressort essentiellement est un rapport de pouvoir – __________ 2. 3. 4. 86 http://www.esen.education.fr/fr/ressources-par-theme/evaluation/evaluation-des-personnels/ (dernière consultation le 13 novembre 2007). C’est ce qui motive certaines études théoriques sur les rapports d’inspection, quand elles cherchent à y trouver les traces d’une conception des pratiques légitimes d’enseignement : cf. les articles parus dans la Revue française de pédagogie, de Si Moussa (2000) pour le primaire et de Poggi, Wallian, Musard (2006) pour le secondaire (en EPS). C’est aussi ce qui explique l’usage, dans une logique non scientifique mais prescriptive, des rapports d’inspection par l’inspection générale, pour donner une image de la pratique effective des enseignants sur tel ou tel aspect de leur métier – alors que les choix méthodologiques et la tonalité de tels rapports généraux sont souvent contestables : pour une analyse critique, cf. Daunay (2000). Cela pose ici un problème inhérent à la différence des corps d’enseignants concernés : l’instituteur ou le professeur d’école est polyvalent et ce n’est pas le métier d’enseignant de français qui est seul évalué, contrairement au secondaire. Mais cette différence s’estompe quand on envisage que, même dans le secondaire, le métier d’enseignant de français touche parfois à bien d’autres choses que le « français »… On le verra plus loin. Ou encore les discours tenus par des inspecteurs sur les enseignants dans des situations professionnelles diverses (réunions, formations, journées d’étude). Il n’est pas rare que des inspecteurs croient devoir tenir un discours sur « les » enseignants – en général sur ce qu’ils sont censés ne pas savoir faire… – en vue de la conception d’un plan de formation ou dans le cadre d’une réflexion sur tel ou tel aspect du métier. parfois, au demeurant, mis en scène très explicitement par le détenteur du pouvoir5… Notre corpus a été constitué de façon « spontanée », c’est-à-dire sans souci d’une représentativité a priori : nous avons simplement demandé aux enseignants que nous connaissions de nous donner leurs rapports d’inspection, en leur signalant notre intention d’écrire un article sur la question. Nous avons recueilli ainsi 59 rapports, issus essentiellement mais pas exclusivement de l’Académie de Lille, de 1973 à 20076. Inutile de dire qu’avec un tel échantillon, nous ne nous risquerons pas à des généralisations : nous ne ferons que nous interroger sur la manière dont ces rapports disent quelque chose du métier d’enseignant tel qu’il est vu par les inspecteurs concernés. Nous n’avons pas entrepris une étude quantitative qui nous aurait permis de déterminer un certain nombre de variables déterminant le jugement des inspecteurs ou de préciser l’importance de tel ou tel critère objectif dans les appréciations des inspecteurs7. Notre approche sera critique, mais pas négative : non par souci de ménager l’une des instances hiérarchiques de l’Éducation Nationale8, mais parce que notre but est d’apporter une petite contribution à la réflexion sur le métier d’enseignant, par l’analyse d’un genre de discours qui en relève, non seulement parce qu’il modélise, comme on l’a dit, une certaine image du métier (le métier « institué », en quelque sorte) mais encore parce qu’il n’est que rarement anodin dans le métier « vécu » de l’enseignant, qui voit peu ses inspecteurs, mais ne leur accorde pas souvent une place mineure9… __________ 5. 6. 7. 8. 9. Cf. Patrice Ranjard (1984, p. 39) : « Le pouvoir-faire réel d’un inspecteur, s’il n’est pas nul, n’est pas considérable. Le personnage de “Monsieur l’inspecteur” tire en réalité l’essentiel de son pouvoir du jeu du phénomène autorité, de l’inhibition que ressentent les enseignants devant lui, de leur lutte vaine pour essayer de ne pas se laisser impressionner, lutte qui se solde par des alternances de soumission et de révolte. » Nous avons eu accès aussi à deux cahiers d’instituteurs, où se trouvaient recopiés intégralement leurs rapports d’inspection de 1934 à 1966. Nous n’en avons pas tenu compte, car leur analyse aurait dû prendre sa place dans une étude historique, trop peu informée finalement. Mais nous avons au moins pu observer que le genre du rapport d’inspection semble avoir peu évolué et que nombre de remarques que nous ferons dans cet article auraient pu être illustrées par ces rapports anciens. Alors que c’est le parti qu’ont pris les auteurs des deux articles déjà cités et qui seront mis à contribution à plusieurs reprises : Si Moussa (2000) et Poggi, Wallian, Musard (2006). La tonalité était autre naguère, quand le militantisme (syndical ou pédagogique) voyait dans les rapports d’inspection le signe d’un pouvoir à contester (pour une simple illustration, cf. Cubells, Laplace, Mesguen, 1977, qui analysaient leurs rapports d’inspection dans Le français aujourd’hui). Cf. Ranjard, cité plus haut (note 5). Le rapport Chassard, Jeanbrau (2002) écrit comme titre d’un chapitre : « L’inspection : une épreuve infantilisante et aléatoire », perception assez largement partagée par les enseignants qu’ils ont entendus en entretiens. Nicole Mosconi et Nicole Heideiger (2003, p. 45 sq.) notent, à propos de l’inspection dans le primaire : « Cette relation entre un/e subordonné/e et son/sa supérieur/e hiérarchique entraîne chez les enseignant/es des phénomènes psychoaffectifs qui débordent largement son aspect fonctionnel. Toute observation d’une salle des maître/sses, un jour d’inspection, permet de constater des sentiments qu’on peut considérer comme disproportionnés au regard de l’enjeu professionnel véritable ». Leur analyse porte plus particulièrement sur les relations entre des femmes enseignantes et des hommes inspecteurs (sexes 87 UNE RHÉTORIQUE CONTRAINTE La forme ordinaire d’un rapport Un rapport d’inspection standard du second degré comporte le plus souvent une page composée de deux à cinq paragraphes. On y trouve généralement quatre parties plus ou moins développées selon les inspecteurs ou les situations, mais toujours présentes : la description du cours observé, son analyse critique, une ouverture sur les dimensions plus générales observées (cahier de textes, cahiers d’élèves, affichages sur les murs…), une appréciation sur l’enseignant10. Le rapport est signé de l’inspecteur d’académie – inspecteur pédagogique régional (l’IPR devenu IPR-IA puis IA-IPR) et de l’enseignant. Il n’y figure pas de proposition de note. Un rapport d’inspection du premier degré comporte au minimum deux pages. En première page figure une « appréciation générale », et une ligne qui rappelle l’échelon, une « appréciation adverbiale » (assez bien, bien…) et une note. Sur cette page sont apposées les signatures de l’IEN, de l’enseignant, et celle d’un inspecteur d’académie adjoint représentant le directeur des services départementaux de l’Éducation Nationale (DDEN)11, signature parfois précédée d’une appréciation (voire de félicitations ou de compliments). Les pages suivantes comportent différentes rubriques que l’on peut, malgré des variantes dans la dénomination, la présentation (éventuellement tabulaire) et la hiérarchisation, récapituler ainsi : conditions d’exercice (école, type de service), conditions matérielles (y compris l’organisation de l’espace-classe, les affiches, la disposition des tables), élèves (niveau, fréquentation, suivi par le maître des registres d’appel12), organisation du travail (emploi du temps, préparations, documentation pédagogique), relations maître-élèves, séquence(s) observée(s), place de l’enseignant dans l’école13. Cette forme très standardisée des rapports, même si les variations sont possibles, dessine un genre contraint, dont l’une des caractéristiques les plus nettes __________ 10. 11. 12. 13. 88 majoritaires dans leurs corps respectifs), à l’aide d’un appareil conceptuel psychanalytique et font ressortir comment la relation peut être vécue comme infantilisante et engendrer une figure de l’inspecteur fantasmatique, persécutive et angoissante. Ajoutons une référence bibliographique intéressante : l’ouvrage de Laure Gillig-Amoros (1986) qui analyse l’image stéréotypée de l’inspecteur construite par la littérature et par les textes officiels ou « semi-officiels » (comme les discours, par exemple). C’est, à peu de choses près, ce qu’observent Poggi, Wallian, Musard (2006) dans leur analyse des rapports d’inspection en EPS. Ce qui donne à penser que les caractéristiques du genre « rapport d’inspection » dans le second degré ne dépendent que faiblement de la seule discipline d’enseignement. Dans le rapport le plus récent de notre corpus, daté de 2007, l’appréciation adverbiale a disparu ; la note attribuée par l’IEN est une note « proposée » tandis que l’IA signe une note « arrêtée ». L’inspecteur de l’éducation nationale (IEN) évalue l’enseignant dans des domaines qui, dans le second degré, relèvent de la note administrative attribuée par le chef d’établissement. La diversité des formes des rapports est soulignée par Si Moussa (2000, p. 77), qui observe cependant une uniformisation du genre, qu’il décrit en d’autres termes que les nôtres, ce qui n’empêche pas d’y retrouver l’essentiel de nos observations. est la quasi-nécessité de l’assertion évaluative. En effet, le rapport ne « discute » pas la complexité des situations observées, mais juge ces dernières, essentiellement. Il semble que les objets observés le soient à travers une grille d’interprétation personnelle qui se fonde sur des conceptions qui se donnent comme critères de vérité. Et dans ces procédures de jugement, rares sont les modalisateurs qui supposent le doute, que ce soit dans l’observation ou le conseil14 : La pratique du bilan de séquence semble, elle, très positive et à développer. On peut partir d’un portrait en image […]. On peut concevoir des temps de répétition. Même dans les parties les plus « neutres », comme les descriptions de séances, l’évaluation est constante, ainsi que le montrent les exemples suivants : Selon un rythme sûr, sans monotonie ni temps mort, toute la classe s’est attelée à la traduction de ce texte latin. En possession des divers types de défauts que présentent ces parties des travaux, Mlle X sollicite avec ordre les élèves concernés, réclame leurs corrections, les guide dans leurs recherches, leur donne les moyens de mieux réussir les dossiers futurs ; elle leur montre comment se rendre sensible à la scintillation de l’essentiel. Mme X revient malheureusement à un questionnement préétabli et à une explication vers à vers qui saute sans continuité de la compréhension basique au commentaire moral. Le travail sur l’énonciation n’intervient que très tardivement à un moment de la séance où il ne peut plus peser sur la construction du sens et la visée argumentative est passée sous silence. En revanche, elle introduit un texte de Semprun sur les camps et distribue la si belle dernière lettre de Manouchian à sa femme. Ces documents ont un réel intérêt mais retardent l’explication pour lui-même du poème d’Aragon. C’est dommage ! Le cours est construit et mené avec méthode. Le professeur invite très maladroitement les élèves à lire silencieusement l’extrait. La séance du jour est un travail systématique et rigoureux. Si les élèves sollicités et encouragés par la bienveillance manifeste de leur professeur prennent volontiers la parole, les interventions en restent souvent au niveau du constat sans déboucher sur une tentative de lecture interprétative. __________ 14. Nous soulignons en gras. Dans l’ensemble des citations qui suivent, notre soulignement sera en gras. 89 On pourrait multiplier les exemples. Paradoxalement, c’est lorsque de la description sont absentes toutes ces marques de modalisation qu’on est, à la lecture, désorienté et que le jugement global est perçu comme arbitraire. Le professeur demande aux élèves de se concentrer plus particulièrement sur l’écriture de la péripétie dont la consigne exacte était : « Imagine la péripétie manquante en respectant la cohérence et les temps de ce récit. Tape-la ensuite en 12 standard15 ». On fait rappeler ce que l’on aurait dû respecter (« les temps », « la cohérence », « le narrateur »…) Dans un premier temps, on lit une proposition relevée dans les copies afin d’en faire repérer les incohérences. Dans un second, on distribue le polycopié du corrigé en demandant aux élèves de proposer (sur celui-ci) des corrections (ponctuation, temps, maladresses…). Finalement, les élèves recevront leur propre travail annoté qui doit être corrigé l’après-midi au CDI. Qu’est-ce qui, dans ce compte rendu, donne corps à une conclusion sur les « hésitations didactiques » et les « dérives d’une utilisation [de l’outil informatique] insuffisamment subordonnée à un projet didactique clair » ? Le jugement critique n’est pas ici explicité, mais il est par contre signifié par les guillemets qui attestent l’authenticité de la description et (nous y reviendrons) par l’emploi du pronom « on » qui renvoie à l’enseignant une image dépersonnalisée de lui-même. Tensions dans l’écriture Écrire un rapport d’inspection est certainement un acte difficile : nous n’en savons rien d’expérience, mais nous le déduisons de tensions visibles dans le positionnement du scripteur. Une de ces tensions tient à la double destination du message. Dans l’écriture d’un rapport, « je » est un inspecteur, qui parle à l’institution de cet-te enseignant-e désigné-e à la troisième personne par son nom, par un substitut nominal comme « le professeur », ou par un pronom, « il » ou « elle », alors que l’enseignant est pourtant bien l’un des destinataires effectifs du rapport16. De façon générale, d’ailleurs, cette tension de la double destination peut s’expliquer par la double fonction sommative et formative du rapport d’inspection, que rappelle le rapport du recteur Jean-Marc Monteil (1999) : Cela ne va cependant pas sans entraîner quelques confusions. La distinction, par exemple, entre évaluation sommative et évaluation formative dans la pratique la plupart du temps mal assurée, est une source de réelles difficultés. En effet, la première a pour but de fournir un bilan (la situation du professeur) __________ 15. Il s’agit d’une classe pupitre. 16. D’où l’hésitation parfois dans l’usage des temps : « Nous lui avons conseillé de […] » vs « Je conseillerai à Mademoiselle X » : dans le premier cas, c’est au destinataire institutionnel que s’adresse le scripteur, en rappelant l’entretien ; dans le second, c’est à l’enseignant, indirectement, que s’adresse le scripteur, même s’il est évoqué à la troisième personne. 90 et de concourir à une décision (promotion au choix ou pas, passage ou non à la hors classe), la seconde a pour finalité d’informer l’enseignant sur l’état de ses méthodes didactiques ou pédagogiques et donc de lui permettre d’en corriger ou d’en modifier le cours. S’il s’agit de « fournir un bilan » sur « la situation du professeur » à l’autorité institutionnelle et en même temps « d’informer l’enseignant », la double fonction (sommative et formative) du rapport nécessite en effet la double destination de l’écrit. Rien n’empêchait que le destinataire principal soit l’enseignant : or c’est très rarement le cas, ce qui est sans doute le signe que, comme le dit encore Monteil, Dans la réalité on assiste à une confusion des deux voire à une contamination de l’évaluation formative par l’évaluation sommative. La difficulté du positionnement du scripteur n’a pas pour effet le seul évitement du « vous » : le « je » est également relativement discret. On ne trouve, dans notre corpus, qu’un exemple d’ouverture par le « je » : J’ai assisté avec un réel plaisir au cours de Madame X. En général, il intervient dans les conseils ou en conclusion, dans la formulation de compliments ou de remerciements : Je lui suggère de poser aux silencieux quelques questions très simples, de manière à les habituer au dialogue. J’apprécie le souci de ce maître de créer un enseignement individualisé auprès des élèves en difficultés. Je tiens à la féliciter pour son engagement professionnel. Je la remercie pour son dévouement. Je lui fais confiance. C’est bien. Mais il va de soi, comme on aura l’occasion de le montrer, que si le « vous » est effectivement effacé, c’est que la personne même de l’enseignant est en partie gommée et n’apparaît que de façon exceptionnelle autrement que comme objet de jugement. Le « je », lui, s’il est peu manifesté linguistiquement, l’est de façon massive discursivement ; l’autorité de la parole de l’inspecteur se manifeste de façons multiples et ce n’est pas seulement parce qu’il écrit le rapport que la parole du scripteur est dominante : c’est que seule la sienne compte, en général… Tensions dans l’énonciation Un des symptômes les plus remarquables de cette tension dans l’écriture est celle que manifeste parfois l’énonciation, dont témoigne, dans plusieurs rapports, l’utilisation, voire l’inflation, du pronom « on », dont certaines grammaires scolaires nous disent qu’il est « indéfini ». Nous en avons relevé divers usages qui en montrent la polyvalence. Certains de ces usages sont anodins : il ne s’agit pas ici de tirer des interprétations spécieuses. D’autres, en revanche, corrélés à un contexte 91 problématique, contribuent à rendre le texte énonciativement confus et pragmatiquement agressif. 1) On = tout un chacun « C’est en écrivant qu’on devient écriveron » fait dire Raymond Queneau à son scripteur « maladroit17 ». Rien d’oulipien, cependant, dans ce rappel plein de « bon sens » : C’est en écrivant que l’on apprend à écrire. Apparenté à cet usage du « on », celui-ci, où « on » renvoie à tout lecteur des instructions officielles, au nombre desquels le professeur inspecté : Le temps de l’entretien a permis […] de préciser ce que l’on devait entendre par lecture analytique. Un tel propos réduit en fait la généralité du « on » qui renvoie, à vrai dire, au bon lecteur des instructions officielles… 2) On = ils Dans les exemples suivants, « on » désigne la classe : les élèves au travail sous la conduite de leur professeur : Dans le cadre d’une séquence consacrée aux Gaulois, après quelques textes donnant le point de vue de Tite-Live, on s’intéresse aujourd’hui à celui de César dans De Bello Gallico VI, 16. Il va de soi que ce travail sera conduit à l’aide d’un repérage d’indices très précisément mené, y compris stylistiques, en particulier on analysera la fonction de la personnification ou de la métaphore […] ; on verra les procédés de la vulgarisation liés à l’emploi de certains champs lexicaux. 3) On = l’enseignant, et d’autres C’est le cas d’un rapport, très favorable, où tous les conseils sont rédigés ainsi : La notion de parodie, tout récemment abordée, est difficile : on pourra donc aussi préciser ce qui est parodié […]. On pourra donc, à défaut du support visuel du texte, recourir à des auditions partielles, répétitives, avec retours en arrière […]. On pourrait faire effectuer un résumé et une fiche préalables des structures et de la morphologie globale de l’histoire… __________ 17. Version « Maladroit » des Exercices de style, qui commence par : « Je n’ai pas l’habitude d’écrire » et dont le scripteur regrette de ne parvenir à « coucher par écrit » que des platitudes… 92 Associé au verbe pouvoir et à l’usage du futur, le « on » permet ici de donner des pistes qui pourraient convenir à d’autres enseignants, à l’opposé de rapports où les conseils sont à lire comme des critiques adressées à la seule personne inspectée : on en verra des exemples plus loin, où la même structure peut avoir une tout autre tonalité. 4) On = je On conseille toutefois d’introduire davantage d’écrits diversifiés clairement identifiés dans le cahier de textes. On invitera également à ne pas limiter les évaluations à la morphosyntaxe. Ici, « on » ne peut que renvoyer à l’auteur du rapport, celui qui donne des conseils. Lorsqu’il s’agit de décrire la séquence, l’emploi de « on » crée une figure d’observateur collectif : La diversité grammaticale des phrases fait que l’on s’interroge alors sur la finalité de l’activité […]. On constate cependant qu’une partie de l’intitulé de la leçon – « l’emploi du présent dans un récit au passé » – n’est prise en compte ni dans l’exemple retenu ni dans le contenu du résumé […]. On s’étonne seulement que le classeur des élèves soit organisé selon un principe de cloisonnement entre les différents champs du français ! On sent que les élèves sont habitués à se mettre au travail. Ce « on » dessine les contours d’un groupe de spectateurs indéterminés dont ferait partie l’inspecteur, avec lesquels il est de connivence, qu’il prend comme à témoin et qui ne peuvent que partager son avis (positif ou négatif) : celui-ci en est renforcé, rendu indiscutable. Même chose dans des passages où sont énoncés des jugements globaux : On écoute volontiers Mlle X, qui s’exprime avec clarté, fougue et distinction. On peut seulement attendre que les contraintes scolaires d’écrits académiques comme la « rédaction » fassent aussi l’objet d’un apprentissage. On aurait pu attendre de la part de Mme X, qui est une enseignante expérimentée, une reprise en main plus rapide et pragmatique de la situation. 5) On = il ou elle Voici un rapport qui a la particularité de mélanger plusieurs des usages que nous venons de décrire, ce qui produit un peu de brouillage. Il s’en ajoute un autre, que nous soulignons : les « on » qui désignent le professeur et permettent de faire l’économie d’une répétition du syntagme. La lecture achevée, le professeur demande aux élèves de repérer des parallélismes et des oppositions à l’aide d’un surligneur. Sans avoir vérifié que la plupart avaient compris la signification du texte, on guide de manière 93 précise l’attention des élèves vers le relevé d’oppositions. On s’accorde ainsi sur une opposition des lieux, des personnages, des attitudes, mais, au lieu d’exploiter les relevés proposés en suscitant des réactions, on se contente de faire encadrer les divers connecteurs censés les véhiculer […]. Pour finir, le professeur propose la rédaction d’une conclusion à laquelle on aurait souhaité voir participer effectivement les élèves. Pourquoi « on » et non « il/elle » ou « M./Mme X. » ? On trouve cet usage dans des rapports négatifs, où son inflation rend la lecture insupportable : Dans le cadre d’une séquence intitulée « Le conte littéraire, le héros, l’ogre », on propose aujourd’hui la correction d’un travail d’écriture qui a été rédigé sur ordinateur en classe […]. On commence par faire rappeler ce que l’on entend par héros […]. On fait rappeler […] on lit […] on distribue le polycopié… Le record est détenu par un long rapport de deux pages qui nomme une fois l’enseignant, l’appelle trois fois « le professeur » et le désigne douze fois par « on ». Voici la toute première phrase de cet écrit : On a commencé l’année par des révisions grammaticales élémentaires qui n’ont donné lieu à aucun travail d’écriture : il conviendrait de revoir cet enseignement de la langue pour le mettre au service de la lecture et de l’écriture. Cela se poursuit par l’analyse du cahier de textes : La première œuvre étudiée, Des Souris et des hommes de Steinbeck, a fait l’objet [de travaux] qui montrent qu’on n’a pas dépassé le stade du résumé et de la paraphrase […]. On s’est contenté de demander aux élèves de lire à la maison le conte de Zadig […]. On s’est appuyé, pour la cinquième séquence sur les propositions du manuel […]. On est ensuite passé à une étude de Paroles de poilus, dont on a analysé trois lettres. Vient ensuite le compte rendu de la séance : On oublie l’essentiel […]. On passe, dans un deuxième temps, à une autre série de relevés : les interventions du narrateur, que l’on extrait maladroitement de leur contexte […]. On s’en tient donc à des évidences […]. Et on conclut, une fois de plus, par des généralités sans grand intérêt. Dans un contexte dépréciatif (ne pas dépasser, se contenter de, s’en tenir à, oublier, maladroitement, sans grand intérêt, etc.), l’inflation de « on » ajoute à la négation de la professionnalité la négation du professionnel et le mépris de sa personne. Ce qui est proprement inacceptable. LA PRISE D’INFORMATIONS Évaluer, c’est d’abord prendre de l’information. Quelles sont les sources qui constituent le fondement des rapports ? […] 94