« Pour une prévention prévenante » Marie Garrigue

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« Pour une prévention prévenante » Marie Garrigue
« Pour une prévention prévenante »
Marie Garrigue-Abgrall
« La véritable prévention c’est celle qui ne se voit pas1 ».
Cette phrase signifie que tout ce qui doit être fait et accompagné au moment où les
événements apparaissent, s’inscrit sans grand tumulte dans le cours du temps, et est le fruit du
travail « ordinaire » et quotidien des familles, de leur entourage et des professionnels de
l’enfance. Or, si l’on parle tant de prévention aujourd’hui c’est peut-être que ce travail est à
réinventer. La société change, les connaissances et les mentalités évoluent à des rythmes très
disparates. En quelques générations les populations rurales sont devenues urbaines et l’accueil
de populations venant de cultures différentes et de pays lointains pour des raisons
économiques ou suite à des catastrophes (misère, guerres, déportations) a donné une réalité à
un aspect de la mondialisation. L’isolement des individus dont certains ont vécu des
événements traumatiques tels que des deuils, des maladies, des séparations ou des violences,
en est une conséquence directe. Cela a des effets néfastes sur l’accueil et le devenir des bébés
et de leurs parents si on ne va pas au-devant d’eux. Recréer des liens est devenu une nécessité
pour bien vivre ensemble. La délation et la stigmatisation des familles en souffrance fondées
sur une vision sécuritaire et sur la peur vont à l’encontre de ce processus.
C’est pourquoi s’il y a une nécessité de la prévention et de la protection de l’enfance, il y a
aussi une vigilance à exercer dans ce domaine car elles touchent à la politique, la santé et
l’éducation avec le risque de la confusion des sphères et des rôles. Les politiques
d’évaluation prédictives, se répandent dans tous les secteurs. N’y a-t-il pas une confusion
entre prévention et prédiction ? Par ailleurs, nous observons une transformation des
événements à accompagner, en problèmes et en pathologies. Faut-il médicaliser tous les
événements de la vie ? Nous constatons aussi une évacuation du présent et du singulier avec
leurs affects, au profit de quantifications tournées vers l’avenir qui tendent à affirmer avec
assurance, la certitude de la disparition des risques futurs2. Ne faudrait-il pas plutôt
commencer par agir avec prévenance ?
Prévention et prévenance
La prévention comme la prévenance se situent toujours dans un rapport au temps. Le
temps de pré-venir, d’aller devant, au-devant. L’une comme l’autre contiennent l’idée d’une
anticipation. Le mot prévention vient du latin praeventio, qui désigne l’action consistant à
devancer, à prévenir un risque, un mal, un danger.3 Pareille définition est négative qui
suppose l’existence d’un mal, d’une menace en tout cas.
Mais dans le domaine qui nous intéresse, c’est-à-dire la prévention dans la périnatalité
et dans la petite enfance, ce vocable recouvre également un sens positif, que l’on appelle au
Québec « la prévenance » : « La prévenance, c’est une disposition à se montrer prévenant,
l’attitude d’une personne qui cherche par ses actions, ses paroles, à prévenir les désirs
1
Claudie Cheboldaeff.
Allons nous vers Le meilleur des mondes, d’Aldous Huxley ?
3
. Cf. Le Dictionnaire Le Petit Larousse illustré, 1994.
2
d’autrui. Elle se rapproche de l’obligeance, l’amabilité, l’attention, la délicatesse […], la
gentillesse, le soin.4 »
Un hôpital d’enfants, un lieu de « prévenance » ?
Chaque lieu qui accueille des jeunes enfants est unique, mais tous conjuguent avec
plus ou moins de bonheur et de compétences des ingrédients que l’on retrouve et qui font la
spécificité et le socle commun des professions de la petite enfance. A travers deux
expériences professionnelles je tenterai de dégager ces points communs qui sont du domaine
de la prévention mais plus justement du domaine de la prévenance.
C’est en pédiatrie, au sein de l’équipe de la Maison de l’Enfant5 et du département de
pédiatrie, que je découvre la richesse du travail auprès des enfants et de leur famille. Le souci
des pédiatres et des équipes pluridisciplinaires qui exercent dans ce lieu est de permettre aux
enfants malades hospitalisés d’avoir accès à tout ce dont a besoin tout enfant pour bien se
développer, avec les connaissances du moment. L’enfant a besoin d’une relation stable et dans
la continuité avec une figure suppléante de la fonction maternelle lorsqu’il en est privé
comme nous l’ont appris Spitz et Bowlby qui ont fait connaître les dangers de l’hospitalisme
et l’importance d’une figure d’attachement sécurisante. C’est pourquoi un poste d’EJE est
introduit en priorité auprès des bébés pour limiter les risques des effets carentiels, entraînés
par toute séparation précoce. Il sera suivi de plusieurs autres pour les enfants plus âgés avec
une éducatrice de jeunes enfants référente sur chaque service. Ceci dans un souci de
continuité pour les enfants et pour que chacune s’inscrive dans la dynamique propre de
l’équipe de chaque service. Une place importante est accordée au jeu et à la créativité, outils
primordiaux de construction de la personnalité de l’enfant par l’aménagement de salles de
jeux dans chaque service avec de plus, un atelier et une école à la Maison de l’enfant. Pour la
grande joie des enfants ou pour les consoler parfois de chagrins, il y a aussi dans cet hôpital,
des animaux : poissons, oiseaux et cochons d’Inde. Une terrasse, avec jeux d’extérieurs et
plantes fleuries offre une possibilité de sortir à l’air libre et un contact avec des éléments
naturels. L’autre priorité sera de faciliter la présence des parents auprès de leur enfant, cette
attention sera élargie ultérieurement aux fratries. Une Maison des parents verra d’ailleurs le
jour pour concrétiser davantage ce projet.
La compréhension profonde des besoins des enfants et de la souffrance inhérente à la
maladie et aux nombreuses séparations du milieu familier de l’enfant, a abouti à la réalisation
des espaces que sont la Maison de l’Enfant, les salles de jeux et à la présence de personnel
formé et qualifié pour répondre au plus près des besoins physiques, psychiques et affectifs des
enfants hospitalisés. Je souhaite à cette occasion rendre hommage au Pr. Daniel Alagille, qui a
été à l’initiative de ce magnifique projet, et à tous ceux qui le font vivre et qui l’ont enrichi.
En effet, il ne s’est pas agi ici simplement de veiller à empêcher ou à limiter
l’aggravation de la santé des enfants, mais de leur offrir ce dont ils ont besoin pour bien
4
. Le Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, t. 5, Paris, 1978. « Prévenir », «
prévention », « prévoir », « prédire », « prévenance », pp. 452-454.
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Maison de l’Enfant, Département de pédiatrie, Hôpital d’enfants du Kremlin-Bicêtre. Le fondateur en est le Pr.
Daniel Alagille, avec le concours entre autres, de Gisèle Chardot jardinière d’enfants.
vivre : la présence de leurs parents, et la possibilité de s’exprimer, d’apprendre, de découvrir,
de jouer et d’expérimenter dans la sécurité apportée par tous les auteurs du soin au sens large,
adultes formés et bienveillants. Cette expérience s’inscrit déjà dans une prévention
« prévenante ».
Mais
connaître.
pour aller au-devant des besoins et des désirs d’autrui, encore faut-il les
La « prévenance » suppose une élaboration
Après onze années professionnelles intenses dans cet endroit, la création de L’unité
Petite Enfance Vivaldi6 m’offre la possibilité d’approfondir plus particulièrement le travail
avec les bébés et les interactions précoces avec leurs parents. J’intègre l’équipe
pluridisciplinaire, composée de pédopsychiatres, psychologues, puéricultrice et auxiliaire de
puériculture, psychomotricien, assistante sociale et secrétaire en 1996. Le projet est innovant
et centré sur l’enfant toujours reçu avec ses parents, du prénatal jusqu’à ses trois ans.
Il fédère toutes nos compétences complémentaires autour de la prévention et du soin
des troubles de la relation précoce parents-bébés. Cette Unité est le fruit de tout un travail de
réseau et de partenariat notamment entre la PMI, les structures petite enfance, et l’intersecteur Infanto-juvénile du 12 e arrondissement mené depuis une quinzaine d’années. C’est
l’observation des difficultés des mères fréquentant les PMI et le travail à domicile des
puéricultrices et des équipes de maternité qui ont conduit à réfléchir à l’aménagement d’un
accueil spécifiquement pensé pour répondre aux besoins des bébés et de leurs parents, compte
tenu de l’inadéquation des locaux et de l’absence de personnel spécialisé dans la périnatalité
et la petite enfance dans l’ inter-secteur. En effet s’il est nécessaire d’écouter les parents et de
mettre en place des soins psychologiques ou des aides sociales pour eux, les besoins des très
jeunes enfants ne doivent pas être oubliés. C’est pourquoi, conjointement, le personnel petite
enfance est référent de l’enfant, il le soutient et lui offre, avec la présence et la participation de
ses parents un accompagnement aux soins de maternage ainsi qu’aux activités d’éveil, aux
jeux et aux premiers repères de la vie sociale.
L’accueil, une démarche de « prévenance »
« La rencontre c’est un regard qui envisage et pas un regard qui dévisage7 ».
L’accueil est conçu comme un lieu permettant de recevoir des bébés dès leur naissance
jusqu’à leurs 3 ans avec ses parents. Les familles viennent gratuitement, sans rendez-vous et
sans papiers pour passer un moment de jeu, d’accompagnement aux soins, de socialisation,
d’entretiens et de rencontres avec des professionnels. Il est « animé » par une équipe
6
Unité Petite Enfance et Parentalité Vivaldi, 28 allée Vivaldi, Paris 12 e. Unité de soins et de prévention des
troubles de la relation précoce parents-bébés, rattachée au IV ème intersecteur de pédopsychiatrie et au service
de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du Pr. Cohen, Pitié-Salpêtrière (Assistance Publique - Hôpitaux de
Paris). Y sont reçus les futurs parents ainsi que les enfants de la naissance à 3 ans accompagnés de leurs parents.
7
. Phrase d’Elie Wiesel prononcée à la journée « Enfants bien-traités, adultes bien-traitants » Paris, 18/11/04.
pluridisciplinaire8 partageant quotidiennement ses observations, ses compétences et ses
questionnements. La complémentarité des rôles et des fonctions s’articule autour d’un axe
essentiel : soutenir le développement des enfants et la relation à leurs parents. Le respect et la
cohérence des règles de vie de ce lieu contribuent à créer un cadre sécurisant pour tous.
L’espace est structuré en fonction des besoins fondamentaux de chacun, pour aider les
familles parfois dans la confusion et le chaos à construire des repères. Les besoins autour des
soins corporels des bébés, fondateurs et structurants et de leur premières relations, le plus
souvent avec leur mère : bains, change, nourriture, sommeil, peuvent être accompagnés dans
l’intimité, dans des alvéoles aménagées à cet effet. Un espace collectif y est juxtaposé, il offre
de nombreuses possibilités de découvertes, de jeux, d’expérimentation et d’échanges entre
adultes et enfants. L’équipe a donc prévu du matériel et des jeux adaptés aux tout-petits, et
des fauteuils confortables pour les parents.
C’est la relation interpersonnelle avec l’adulte le plus proche qui va être déterminante
pour l’enfant, et quand cette relation est empreinte d’attitudes nocives et pathologiques, les
conséquences peuvent être très graves pour celui-ci. Cela suppose une formation des
professionnels pour repérer les éléments de difficultés apparaissant dans la relation, dans les
moments d’échanges et de soins au bébé afin d’évoluer, sans juger ces familles, vers une
résolution des problèmes et une reprise évolutive du développement de l’enfant lorsque celuici est entravé.
En effet, une des préventions efficaces des troubles du développement du nourrisson et du
jeune enfant consiste à agir dès que les troubles apparaissent et quand ils sont encore
réversibles. Sur ce point, Mazet et Stoléru (2003)9 ont démontré l’utilité de mettre en place
des actions préventives très précoces : thérapies, soutien, observation du bébé, consultations,
intervention à domicile…
C’est cette prévoyance, concrétisée dans un cadre pensé et élaboré en équipe qui donne
les conditions d’une disponibilité pour les accueillants, d’autant plus qu’ils peuvent s’appuyer
si nécessaire sur tout un réseau de soins offrant les soutiens cités plus haut. Mais la
disponibilité ne suffit pas. A cette disposition il faut rajouter des connaissances sur le
développement du jeune enfant et sur les interactions parents-bébés, et de plus, des capacités
d’empathie pour pouvoir établir une relation de confiance et une alliance avec ces familles,
base de la sécurité qui permettra des soins éventuels dans la durée pour prévenir la
maltraitance.
Quelques situations rencontrées en périnatalité et dans la petite enfance
C’est ainsi que l’on peut accueillir les difficultés rencontrées par les familles qui
viennent et les accompagner autant qu’on le peut. Elles sont d’ordres et de degrés très variés :
8
. « animé », au sens de : « il a une âme liée à la personnalité de chacun qui fait vivre ce lieu , et qui est
irremplaçable » : l’équipe est composée au départ d’une auxiliaire de puériculture, une puéricultrice, une
psychologue, une éducatrice de jeunes enfants.
9
. Philippe Mazet et S. Stoléru, Psychopathologie du nourrisson et du jeune enfant, Développement et
interactions précoces, 3ème éd., coll. « les âges de la vie », Masson, Paris, 2003.
souvent il s’agit de repérer ensemble la mise en place des rythmes des nourrissons, de rassurer
une mère sur ses compétences par une présence tierce, de donner quelques repères sur le
développement des bébés et de s’adresser directement à l’enfant pour le soulager de tensions
émotionnelles qui le débordent. Ceci a d’emblée un effet apaisant et modifie la tonalité de la
relation entre le parent et son enfant. Accompagner les premières séparations quand elles
réactivent des blessures profondes chez les parents, développer une confiance dans les
capacités du bébé à vivre et à aller avec d’autres demande un temps nécessaire et variable
selon l’état et les capacités de chaque membre de la relation.
Enfin étayer et relayer les carences éducatives en y impliquant les parents contribue à
limiter certains effets pouvant altérer gravement le développement des enfants. En effet, les
risques sont parfois très importants pour l’enfant comme nous l’a montré cette autre
maman enceinte : suivie en psychiatrie elle est très ralentie, avec des moments d’absences et
ne se prépare pas du tout pour l’accouchement et la naissance qui approchent. Cela conduira
l’équipe à prévoir une hospitalisation mère-bébé pour soutenir leurs premiers liens. La
prévention consiste ici à évaluer et à anticiper les difficultés de cette mère, pour aménager le
meilleur accueil possible de son bébé.
La formation des professionnels toujours en recherche d’une meilleure compréhension
des bébés et de leurs premières relations, permet d’évaluer les risques pour l’enfant et de
mettre en place des aides appropriées. C’est ainsi que même dans des situations critiques la
prévention peut être prévenante, c’est-à-dire d’aller au-devant des besoins de chacun ; elle
suppose en amont que le travail en réseau soit solide et bien coordonné.
Conclusion
Prévenir, c’est aussi « venir près », être proche, cela signifie que cette prévention
prévenante se joue dans l’attention et la présence à l’enfant dans les soins quotidiens, et dans
le respect de ses parents. Cette relation naissante est fragile, vivante, jamais installée. La
délicatesse nécessaire à ce travail va à l’encontre d’une prévention brutale et intrusive.
En effet, l’idéal de la prévention, la première étape, consiste comme nous l’avons vu à
créer les conditions favorables au développement de l’enfant et à sa bonne santé en relation
avec ses parents, les autres et le monde. Nous connaissons déjà beaucoup de choses qui le
permettent : la sécurité affective, dans un espace aménagé pour qu’il offre des intérêts à être
exploré sans danger, les soins adaptés prodigués dans des relations suffisamment bonnes, et
dans la continuité, par les adultes ayant de l’empathie envers les enfants dont ils s’occupent.
L’accès au langage, au jeu et aux autres médiations sensorielles qui sont du registre de
l’expérience et de la culture sont indispensables à la construction du sujet humain. Les
éducateurs de jeunes enfants sont des acteurs porteurs de ces différentes dimensions.
Ils peuvent contribuer à développer des échanges respectueux, le partage de
l’émerveillement et de la joie des enfants avec les parents, dans une relation asymétrique, qui
exclut la rivalité et créer ainsi une enveloppe de sécurité affective autour de l’enfant. Cela se
construit dans les moments de rencontres avec les parents et dans les temps institutionnels
indispensables d’élaboration et d’échanges entre professionnels, dans tout lieu qui accueille
des enfants.
L’enfant du fait de son commencement, bouscule autour de lui les phénomènes
ambiants, il vient « changer le monde » nous dit Hannah Arendt. Car le présent est toujours
neuf, il contient toujours une part d’imprévisibilité et de créativité. Le paradoxe c’est
d’inventer la prévention sans cesse. Peut être que nous pouvons anticiper, désirer l’accueil
d’enfants qui puissent devenir des sujets libres et pour cela aider leur entourage quand toutes
les conditions de cet accueil ne sont pas réunies, et cela dès le prénatal. C’est cette prévention
qui me paraît « prévenante » et de plus, éthique.