Sixième ivraison Jacques Prévert
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Sixième ivraison Jacques Prévert
Sixième ivraison Jacques Prévert Jacques Prévert, né le 4 février 1900, est de loin le plus populaire des poètes français. Il publia tard, mais son premier recueil, Paroles, s'écoula à 5000 exemplaires dans la première semaine. La poésie ne connaîtra jamais plus un tel succès public. Plus de cinq cents établissements scolaires portent désormais son nom. Cette consécration a son revers : elle a institutionnalisé un auteur qui fut avant tout un doux anarchiste, un révolté à l'écoute de la société de son temps, contempteur de la misère et de la guerre. De là sans doute le relatif dédain qui l'entoure dans le mouvement poétique contemporain. La facilité apparente de sa poésie ne doit pourtant pas faire illusion : elle est le résultat d'un long travail, comme en témoignent les manuscrits, qui comptent souvent plusieurs versions différentes d'un même poème. Pourquoi Prévert pour cette sixième ivraison hivernale ? Pour la seule mauvaise raison d'une envie personnelle de tisser quelques liens autour de ce grand bonhomme généreux, en continuant de filer la métaphore botanique car, avec ce Pré-vert, nous avons bon espoir de tenir à distance les sorcières de l'hiver... 1. Poème offert : EN ÉTÉ COMME EN HIVER En été comme en hiver dans la boue dans la poussière couché sur de vieux journaux l'homme dont les souliers prennent l'eau regarde au loin les bateaux. Près de lui un imbécile un monsieur qui a de quoi tristement pêche à la ligne Il ne sait pas trop pourquoi il voit passer un chaland et la nostalgie le prend Il voudrait partir aussi très loin au fil de l'eau et vivre une nouvelle vie avec un ventre moins gros. En été comme en hiver dans la boue dans la poussière couché sur de vieux journaux l'homme dont les souliers prennent l'eau regarde au loin les bateaux. Le brave pêcheur à la ligne sans poissons rentre chez lui Il ouvre une boîte de sardines et puis se met à pleurer Il comprend qu'il va mourir et qu'il n'a jamais aimé Sa femme le considère et sourit d'un air pincé C'est une très triste mégère une grenouille de bénitier. En été comme en hiver dans la boue dans la poussière couché sur de vieux journaux l'homme dont les souliers prennent l'eau regarde au loin les bateaux. Il sait bien que les chalands sont de grands taudis flottants et que la baisse des salaires fait que les belles marinières et leurs pauvres mariniers promènent sur les rivières toute une cargaison d'enfants abîmés par la misère en été comme en hiver et par n'importe quel temps. (Spectacle, 1951) Un poème bien dans la manière de Prévert, avec son refrain entêtant (plus de cent poèmes de Prévert sont passés en chansons) et sa critique sociale et anticléricale. Il importe bien sûr de le replacer dans son contexte, mais la figure de cet homme « dont les souliers prennent l'eau » n'estelle pas revenue de triste actualité ? Ce texte peut être dit à plusieurs, en choeur sur le couplet et à plusieurs voix sur les autres strophes. On peut aussi se reporter utilement à l'ouvrage Poésie/Théâtre au cours moyen, de Raymond Goudeau (CDDP du Doubs, CRDP de Franche-Comté, 1998),qui propose cinq mises en scène de poèmes de Jacques Prévert (La grasse matinée, Chasse à l'enfant, Pour faire le portrait d'un oiseau, L'Ange et l'Ane, Soyez polis). Ecouter en ligne un poème de Prévert : Le désespoir est assis sur un banc, dit par Serge Reggiani. 2. Jardin d'écriture : Je propose de s'inspirer du célèbre Inventaire : Une pierre deux maisons trois ruines quatre fossoyeurs un jardin des fleurs un raton laveur une douzaine d'huîtres un citron un pain un rayon de soleil une lame de fond six musiciens une porte avec son paillasson un monsieur décoré de la légion d'honneur un autre raton laveur un sculpteur qui sculpte des Napoléon la fleur qu'on appelle souci deux amoureux sur un grand lit un receveur des contributions une chaise trois dindons un ecclésiastique un furoncle une guêpe un rein flottant une écurie de courses un fils indigne deux frères dominicains trois sauterelles un strapontin deux filles de joie un oncle Cyprien une Mater dolorosa trois papas gâteau deux chèvres de Monsieur Seguin un talon Louis XV un fauteuil Louis XVI un buffet Henri II deux buffets Henri III trois buffets Henri IV un tiroir dépareillé une pelote de ficelle deux épingles de sûreté un monsieur âgé une Victoire de Samothrace un comptable deux aidescomptables un homme du monde deux chirurgiens trois végétariens un cannibale une expédition coloniale un cheval entier une demi-pinte de bon sang une mouche tsé-tsé un homard à l'américaine un jardin à la française deux pommes à l'anglaise un face-à-main un valet de pied un orphelin un poumon d'acier un jour de gloire une semaine de bonté un mois de Marie une année terrible une minute de silence une seconde d'inattention et... cinq ou six ratons laveurs un petit garçon qui entre à l'école en pleurant un petit garçon qui sort de l'école en riant une fourmi deux pierres à briquet dix-sept éléphants un juge d'instruction en vacances assis sur un pliant un paysage avec beaucoup d'herbe verte dedans une vache un taureau deux belles amours trois grandes orgues un veau marengo un soleil d'Austerlitz un siphon d'eau de Seltz un vin blanc citron un Petit Poucet un grand pardon un calvaire de pierre une échelle de corde deux sœurs latines trois dimensions douze apôtres mille et une nuits trente-deux positions six parties du monde cinq points cardinaux dix ans de bons et loyaux services sept péchés capitaux deux doigts de la main dix gouttes avant chaque repas trente jours de prison dont quinze de cellule cinq minutes d'entracte. et... plusieurs ratons laveurs. Ne nous y trompons pas : le désordre de cet inventaire est savamment ordonné. Aussi n'est-il pas inutile de procéder à un tri des éléments inventoriés. A côté des objets, qui constituent l'ordinaire des inventaires, nous trouvons des animaux (guêpe, cheval, éléphants, vache...), des humains (fossoyeurs, musiciens, juge d'instruction...), et même des abstractions diverses et des réalités impalpables (trois dimensions, une seconde d'inattention, un jour de gloire...). Le tout habilement mêlé, mixé, entrelacé. Avant d'écrire son propre inventaire, pourquoi ne pas constituer des listes suivant les catégories répertoriées ? Se laisser aller aux associations d'idées. Ne pas oublier le raton-laveur, qui rythme l'inventaire. Déterminer un autre élément récurrent, insolite ou cocasse. Prendre garde aux rimes et aux assonances, qui sont nombreuses (ainsi, fossoyeur, fleur, raton-laveur..., et lame de fond, paillasson, légion, Napoléon, raton...). Jouer pareillement avec les sonorités. 3. Prolongement oriental La pratique des inventaires en poésie n'est pas une invention de Jacques Prévert. Une poétesse japonaise du XIe siècle avait porté cette pratique à un degré inégalé de raffinement : il s'agit de Sei Shônagon, dame d'honneur attachée à la princesse Sadako. Dans ses Notes de Chevet (traduites et commentées par André Beaujard, Connaissance de l'Orient, Gallimard, 1966), elle compose des listes étonnantes, dont le titre même est parfois un poème en soi. Quelques exemples, dont on pourra s'inspirer librement : • • • • • • • • Choses désolantes Choses dont on néglige souvent la fin Choses qui font battre le coeur Choses qui font naître un doux souvenir du passé Choses qui ne s'accordent pas Choses que l'on ne peut comparer Choses qui émeuvent profondément Choses dont le nom est effrayant... Le charme de Sei Shônagon c'est de souvent sortir de la sécheresse de la simple liste, de dériver soudain sur un mot, une sensation, d'en faire surgir une scène ou toute une histoire. Ainsi les Choses tumultueuses : « Les étincelles Des corbeaux, sur un toit de planches, qui mangent le riz qu'on a mis là, en offrande aux dieux, avant le repas des bonzes. La foule des fidèles qui font retraite, le dix-huit de chaque mois, au temple de Kiyomizu. Quand la nuit tombe, à l'heure où les lumières ne brillent pas encore, il vient, de tous côtés, des gens qui se rassemblent. A plus forte raison, quel tumulte dans une maison quand le maître arrive, revenant d'un endroit éloigné, d'une autre province par exemple ! On dit qu'un incendie a éclaté, tout près, mais le feu ne s'est pas étendu. Quel tapage ! Quand un spectacle est terminé, les voitures qui repartent en confusion. » 4. Werbier La petite bibliothèque du Ministère des Affaires Etrangères renferme un excellent dossier, très complet, sur le poète. http://www.adpf.asso.fr/adpf-publi/folio/prevert/prevertSF.htm Un reportage multimédia de Radio-France, avec une passionnante sélection d'archives sonores (on peut écouter Prévert lui-même, en entretien radiophonique) http://www.radiofrance.fr/reportage/repmul/?rid=201 Un hommage à Jacques Prévert, avec de nombreux poèmes répartis en plusieurs catégories. http://xtream.online.fr/Prevert/ Un dossier pédagogique sur Jacques Prévert http://perso.wanadoo.fr/tmt/pedaprevert.htm NB :Photo et poème extraits de Récoltes, sculptures végétales et poèmes, association Khiasma et ville d’Epinay sur Seine (en vente aux Jardins de Chaumont-sur-Loire). Patrick Bléron – AML/TICE La Châtre –Février 2006