relation entre permanence et évolution dans l`écriture caricaturale

Transcription

relation entre permanence et évolution dans l`écriture caricaturale
RELATION ENTRE PERMANENCE ET ÉVOLUTION DANS
L'ÉCRITURE CARICATURALE DES GUIGNOLS DE L’INFO
En France, depuis la création au tout début du XIXe siècle par Laurent
Mourguet (1769-1844) du canut Lyonnais Guignol, une évolution des scénarios du
théâtre de marionnettes sans fils s'est effectuée lentement. En Europe, nous sommes
en outre passés presque directement des émissions télévisées anglo-saxonnes
loufoques proposées par Jim Henson (1936-1990) avec le Muppets Show, diffusé en
1977, puis Fraggle Rock, au Bebête Show, satire française phare des années 80
s'inspirant largement des personnages de la première. Puis à l'initiative de la chaîne
cryptée Canal +, c’est The Spitting Image qui fait son apparition en Angleterre. Il
sera en France le précurseur de Les Arènes de l'Info devenu ensuite l'émission culte
Les Guignols de l'Info dont nous pouvons voir quotidiennement les facéties1.
Les « guignols » de l’information ce sont des personnes très médiatisées dont
l’émission montre l’agitation. Elles sont les cibles “guignolisées” par des
homologues de latex (marionnettes portées), à la fois dans leur apparence physique,
leur gestuelle, leur discours, et leur comportement, suivant le principe de
grossissement sans concession de la caricature. Mais comment se construit celle-ci ?
Si l’émission poursuit un long et peu variable discours moqueur
accompagnant l’histoire des marionnettes, nous allons néanmoins voir que deux
phénomènes corrélatifs préfigurent une transformation du mode narratif en créant un
lien particulier entre réalité et invention pure. Le premier est relatif à la permanence
en diachronie des caricatures. Le second concerne à l'inverse des irrégularités
narratives. Nous montrerons par ailleurs que les secondes participent à l'évolution
parodique de l'émission lorsqu’elles ne sont pas ponctuelles. Nous terminerons par
ce qui fait l'originalité de ce mode d'expression évolutif et satirique.
1. FONCTIONNEMENT CARICATURAL PERMANENT DE L'ÉMISSION
Notre intérêt portera ici d’abord brièvement sur la relation entre les personnes
publiques et leur caricature, ensuite sur leur intégration dans des séries de sketches,
et enfin sur la régularité d’apparition de certaines formules.
1
Á la télévision belge on trouve aussi la marionnette à gaine Malvira, vieille femme laide à la voix
éraillée, irrévérencieuse et subversive, animée par le lyonnais Patrick Chaboud.
135
ÉCRITURES ÉVOLUTIVES
1.1. Des personnes aux personnages : le trait de la caricature
Ce sont à la fois des personnalités surmédiatisées et des groupes de personnes
emblématisées que cible la caricature des Guignols.
Divers acteurs réels de l’espace public, représentants d’individus mais aussi
de statuts sociaux particuliers, sont aussi mis en scène dans les sketches. Ils sont
soumis à des situations loufoques, grotesques ou critiques, dans le cadre du
fonctionnement d’un journal télévisé (On trouve ainsi des reportages en extérieur,
des interviews en studio, des encadrés).
Quatre grandes catégories de cibles humaines sont de ce fait repérables :
– Les politiques dont nous allons voir l'exemple de Jacques Chirac
– Les vedettes du spectacle ou du sport
– Les professionnels des médias ou d’autres professions
– Les téléspectateurs.
Pour ce dernier type de cible, il est question de la caricature de l’ensemble ou
d’une partie des téléspectateurs – avec notamment des personnages typiques
représentant selon les cas une classe sociale ou une partie de la population française.
Par exemples, Mme Meunier désignant les électrices, ou les personnages de Farid, le
jeune français de couleur, et Mohammed, celui d'origine maghrébine, caricaturant
les jeunes des cités, préfigurant déjà une certaine permanence caricaturale.
1.2. La permanence par les séries
Bien qu’elle s’accompagne de nuances narratives, la permanence par les
séries joue par ailleurs un rôle majeur dans la stabilité caricaturale des personnages.
Elle renvoie à des savoirs narratifs et caricaturaux propres à l’émission. Elles
fondent un développement cyclique ou linéaire de la caricature mobilisant une
« mémoire discursive » (Moirand, 2004) “spécialisée” des téléspectateurs1. La série
contribue plus précisément à donner à l’ensemble des sketches l’aspect d’un
feuilleton dont les rebondissements humoristiques dépendent néanmoins des
informations quotidiennes des médias. On peut distinguer trois types de séries :
courtes, moyennes et longues.
Les séries courtes et moyennes sont l’usage de récurrences caricaturales qui
déterminent les mêmes schémas narratifs présentés soit au sein d'une même
émission, soit entre émissions. Dans les séries longues un sketch fait souvent une
brève référence à une partie d'une saynète ancienne, touchant ainsi à une textualité
plus diffuse car étendue dans le temps et ponctuelle dans la reprise. Mais elles
s’appuient de même sur des savoirs antérieurs pour créer de la variation.
À noter que la permanence se produit dans un espace de temps assez restreint
pour que le téléspectateur habituel de l’émission puisse se rappeler les sketches
antérieurs. Un écart temporel important des sketches pourrait en effet lui faire perdre
le fil de la série et un excès de duplicata lui donnerait l’impression d’un manque
d’originalité. Ces deux facteurs expliquent que les séries de sketches sur la même
cible ou sur le même thème s’étendent rarement sur plus de deux semaines. Celles-ci
sont constituées soit sur la semaine soit elles sont relatives à une période d’une à
deux semaines parallèlement à des évènements médiatiques ponctuels ou cycliques
1
Sur la construction d’un fonds socio-discursif dans l’émission, voir Maurice A., 2008.
136
RELATION ENTRE PERMANENCE ET ÉVOLUTION DANS L'ÉCRITURE CARICATURALE…
comme les semaines d’élections à impact national. Les échéances électorales
introduisent ainsi à une régularité de traitement de l’information.
Voici un bon exemple de série courte où la relation entre deux sketches au
sein d’une même émission fait intervenir subitement Colombo à deux reprises. Il
interroge ainsi Bernadette Chirac sur les causes de la catastrophe sanitaire durant la
canicule de 2003 et la non annulation de ses vacances au Canada. Le second sketch a
une valeur de complément argumentatif car il ne fait qu’enfoncer le clou par
l’intermédiaire de déductions par l’absurde élaborées par le célèbre inspecteur de la
série policière américaine des années soixante-dix1.
La série longue, dépendante d’un statut social réel, reste quant à elle valable
tant que la cible est médiatisée. L’omniprésence médiatique d’une vedette de la
télévision ou d’un homme politique est une occasion pour les auteurs de le faire
revenir quotidiennement dans l’émission soit parce que le même discours
journalistique perdure, soit parce qu’ils lui ont trouvé une autonomie caricaturale qui
se nourrit d’elle-même2.
Les discours révolutionnaires d’A. Laguiller par exemple font partie d’une
série très longue où elle trouve toujours une occasion de manifester, très souvent, sa
défense des ouvriers néanmoins de manière décalée par rapport aux discours usuels
de la personne réelle. On trouve ainsi une de ses dénonciations dans la période des
vacances pour défendre les droits des surfeurs et des surfeuses de Malibu. Sketch
sans titre, saison 1994-1995 (Best of 7 : “Pas de polémique !”).
1.3. Régularités par la formule
Une certaine régularité expressive des personnages est parfois nécessaire
pour établir un lien narratif entre deux sketches. En effet, la caricature de certains
personnages est construite par l’intermédiaire de formulations ou d’expressions
typiquement guignolesques de l’émission et fonctionnant similairement à des
« mentions échoïques »3. Il arrive que les deux sketches en relation n’ont ni le même
thème ni les mêmes personnages et que c’est l’expression typique des Guignols qui
fait le lien entre les deux.
Par exemple, le(s) façon(s) particulière(s) de s’exprimer de Sylvestre
notamment sa manière de saluer ou ses mauvaises prononciations avec par exemple
l’emploi du terme “Megève”, désignant la station française de sports d’hiver, à la
place de la ville suisse Genève. Le défaut de prononciation est particulièrement
important dans le contexte de la capture douteuse de Saddam Hussein par les
Américains, car il laisse entendre d’emblée le non respect des Conventions de
Genève sur les droits des prisonniers de guerre qui y ont été signées et notamment
de l’interdiction de l’usage de gaz toxiques évoquée par PPD (Patrick poivre
D’Arvor)4.
Le cas le plus représentatif de la récurrence d’une expression d’un
personnage sur un très long laps de temps est l’exclamation “le Monsieur te
demande”. Si l’évocation par PPD du réel scandale d’Executive Life, impliquant à
1
Sketches tirés du Best of 19 intitulé “Un Jean-Pierre ça peut tout faire”, saison 2003-2004.
Voir juste après.
3
Voir Sperber et Wilson, 1978.
4
Sketch “Bas les masques”, saison 2003-2004 (Best of 19 : “Un Jean-Pierre ça peut tout faire”).
2
137
ÉCRITURES ÉVOLUTIVES
nouveau le Crédit Lyonnais et l’entrepreneur français F. Pinault, provoque la surdité
officielle de J. Chirac et des à-peu-près fictifs, c’est l’intervention finale de Valery
Giscard d’Estaing (VGE : “En fait, le monsieur te demande si c'est bientôt fini les
âneries avec le Crédit Lyonnais ?”) qui fonctionne comme retour de bâton/revanche.
En effet, quinze années plus tôt J. Chirac tentait dans divers sketches de faire passer
ce concurrent des années 90 pour un homme âgé en lui parlant fort dans les oreilles1.
On y constate la nécessité d’une fidélité du téléspectateur pour reconnaître la reprise.
2. LES IRRÉGULARITÉS NARRATIVES ET PARODIQUES
Nous présenterons ici brièvement les diverses irrégularités narratives
repérables dans les Guignols. La situation spécifique habituellement liée à la
personne ou au groupe réel s’accompagne d’un changement ponctuel du statut social
de la cible pour s'en moquer ou la dévaloriser ; avec la création d’une situation
délicate, absurde, paradoxale, etc. Cette fois c’est le nouveau rôle attribué
contextuellement au personnage qui bouleverse sa caricature en l’insérant dans un
contexte parodique.
Nous limiterons principalement cette section à l’analyse de deux personnages
représentatifs : J. Chirac et Sylvestre, car ils ont une dynamique propre et sont
porteurs de nombreuses irrégularités parodiques indispensables à l’émission.
2.1. Les irrégularités propres à Jacques Chirac
Ce qui est mis en exergue à travers les multiples homologues de J. Chirac
dans sa corrélation avec la personne réelle est la complexité de sa personnalité. Cela
se traduit généralement par un décalage entre son dire (celui passé de la marionnette
ou celui véritable de l’homme politique) et son faire, voire son vouloir-faire.
Ces irrégularités sont assujetties à des mises en scène parodiques non
intégrées à des séries. Plusieurs bouleversements narratifs sont possibles dont le plus
fréquent est ponctuel et bouleverse la caricature usuelle.
Soit en plaçant le personnage dans une situation inédite ou originale :
C’est le cas lorsque, après que PPD a annoncé le respect de la présomption
d’innocence, apparaît une marionnette de dos les mains menottées, puis il s’avère
après un mouvement rotatif qu’il s’agit de J. Chirac. Cette mise en scène, dont la
légèreté est due à la parodie de l'émission courte de Canal+ présentant des
playmates, met en exergue que le respect de cette loi profite directement au
Président de la République de l’époque. Mise en rapport avec ce que dit PPD “La
photo officielle ça reste donc ça”, elle rappelle en même temps les chefs
d’accusation dont il est incriminé en tant que chef de l’État2.
Soit en attribuant au personnage une mentalité, un costume, un parler
spécifique, voire un accent inhabituel pour insister généralement sur un point
précis :
Par exemple, après l’annonce par PPD de l’existence de faux agriculteurs
dans les rangs des manifestants contre Maastricht en 1992, apparaissent dans
l’encadré VGE et J. Chirac vêtus comme des agriculteurs. Le premier prend un
1
2
Sketch “Putain quinze ans”, saison 2002-2003 (Best of 17 : “Pardon aux familles… Tout ça !”).
Sketch du 23 mars, saison 1998-1999. 1999 (Best of 13 : “On m’aurait menti ? ! !”).
138
RELATION ENTRE PERMANENCE ET ÉVOLUTION DANS L'ÉCRITURE CARICATURALE…
accent régional particulier alors que le second fait un accent africain. L’inadéquation
permet de révéler la tentative des deux hommes politiques de manipuler à leur
avantage les manifestations paysannes contre Maastricht1.
2.2. Les irrégularités caricaturales de sylvestre
Personnage atypique, car ne correspondant à aucune personnalité publique
existante, en dehors de l’aspect physique de l’acteur américain Sylvester Stallone
dans son rôle au cinéma dans Rocky et surtout Rambo, M. Sylvestre, depuis la
création de sa marionnette, est resté longtemps la représentation archétypale des
militaires américains. On peut constater par la suite des nuances caricaturales riches
et subtiles de Sylvestre.
À sa création, en tant que militaire et exécutant, il est plutôt idiot, vulgaire et
incompétent, même s’il est en même temps barbare ou sanguinaire. Il peut être par
ailleurs raciste, homophobe et intolérant.
Transformé en dirigeant et actionnaire principal de la World Company,
entreprise capitaliste par excellence, il est devenu cynique et autoritaire. Bien
souvent au dessus des lois, il est tantôt pollueur ou destructeur, tantôt profiteur et
esclavagiste.
Étant parfois directeur de la CIA., il devient manipulateur, calculateur, voire
menaçant. Indépendamment de l’état d’esprit qui le caractérise, ses propos restent
néanmoins réalistes, ce qui en fait une marionnette possédant une « complexité
psychologique ou sémiologique » (Collovald et Neveu, 1996) et sortant des
caricatures classiques. Ici la parodie permet la créativité caricaturale.
Ainsi, à partir de la caricature physique de Sylvester Stallone, les valeurs
synecdochiques de Sylvestre varient fréquemment selon les besoins informatifs.
3. L’ÉVOLUTION CARICATURALE DES PERSONNAGES
Si les thématiques exprimées par les dires et les actes des personnages
dépendent de leur modèle réel, c’est aussi à partir de la spécificité de chaque
marionnette qu’apparaissent corrélativement des modifications caricaturales.
Examinons maintenant les moyens utilisés par les auteurs pour faire évoluer les
personnages et leur donner ainsi une plus forte présence scénique.
3.1. Jacques Chirac : un personnage aux multiples défauts
Le personnage de J. Chirac, caricature d'une personne réelle qui a gravi les
plus hautes sphères de l'État, possède en réalité une double identité narrative. La
première poursuit ce qui a transparu de la personne réelle caricaturée, la seconde,
qui intègre les discours et actions quotidiennes, fait évoluer la caricaturale. C’est
pour cette raison que J. Chirac cumule de multiples défauts parfois contradictoires.
D’une manière générale, il est menteur, manipulateur, opportuniste, vantard,
agressif. Son manque de patience est dû à une grande nervosité surtout en tant que
maire de Paris puis son impatience se transforme en ennui lorsqu’il attend
impatiemment les élections présidentielles de 1995. Il est par ailleurs fainéant,
alcoolique, gourmand autant d’extrapolations de ses préférences réelles pour une
1
Sketch “Tout à fait Thierry”, 1992 (Best of 2).
139
ÉCRITURES ÉVOLUTIVES
certaine bière, les rillettes et la tête de veau mais aussi de son métier d’homme
politique. Elles sont assimilées par les auteurs aux comportements du français
moyen auquel J. Chirac est souvent comparé.
Mais c’est à partir de son nouveau statut social une fois élu à la présidence la
République en 1995 que les auteurs multiplient les valeurs caricaturales.
Ce sont les sketches mettant en scène J. Chirac déguisé en Supermenteur
(cf. le super héros Superman), comme évocation synecdochique de sa langue de bois
et de ses promesses non tenues. Supermenteur défend par exemple J. Chirac en
surenchérissant sur l’aide qu’il va apporter aux médecins. L’intervention du super
héros est une manière détournée de le qualifier de démagogue1.
Certains changements ponctuels montrent l’inutilité de ses actions.
Après que PPD a précisé qu’il revient d’Afrique et qu’il a des solutions pour
relancer la croissance, on voit ainsi J. Chirac vêtu d’une peau de léopard proposer
des babioles selon des techniques typiques des vendeurs ambulants africains. La
vente sommaire permet de dénoncer indirectement les voyages présidentiels répétés
en Françafrique et le peu de crédibilité de la politique de relance économique2
interne de la France.
Des changements de comportements soudains dénoncent le danger de ses
décisions politiques.
La nuance verbale de PPD “Nan. Pas le Jacques Chirac Candidat… le
Jacques Chirac président” — qui fait le distinguo entre les promesses de J. Chirac
alors qu’il était candidat à l’élection présidentielle de 1995 et de futures actions
politiques peu écologiques en tant que président de la République avec la
dangerosité de la reprise des essais nucléaires —, est ensuite doublement
matérialisée lorsque sa marionnette remplace le logo du pommier — accompagné du
scriptural inventé “Mangez des pommes” — par celui d’un champignon atomique
— avec le slogan fictif “Bouffez des bombes” —, et surtout lorsqu’il conclut le
sketch par une expression pseudo menaçante “Huit essais nucléaires dans l’Océan
Pacifique. Pile poil ! J’vais vous en faire bouffer moi des bombes !”3.
On constate ici nettement que se sont les actions répétées de la personne
réelle qui préfigurent les nouveaux traits caricaturaux du personnage.
3.2. Sylvestre : un personnage intrinsèquement évolutif
C’est à partir d’un changement statutaire, l’embauche à la World Company
puis d’une évolution de carrière en tant que cadre, que les facettes de Sylvestre se
sont démultipliées et que le nombre des marionnettes possédant des traits similaires
s’est accru. Seuls la couleur de cheveux, d’yeux et de peau ainsi que divers
accessoires tels que des lunettes, constituent des différences mais rarement
significatives, ce qui n’est pas le cas de sa tenue vestimentaire.
Selon le statut qui lui est attribué en contexte, on le retrouve sous divers
aspects du pouvoir qu’il soit politique, économique ou religieux. Á la différence de
la marionnette de J. Chirac cette valeur du multiple n’est pas due à un véritable
statut social mais à de l’invention.
1
2
3
Sketch “What’s up doc ?”, saison 2001-2002, (Best of 16 : “Une ispice du counasse d’année”).
Sketch “Image du jour”, 1995-1996. (Best of 9 “Du cul, du cul, du cul”).
Sketch “Image du Jour, 1995 (Best of 8 : “J’ai niqué couille molle !”).
140
RELATION ENTRE PERMANENCE ET ÉVOLUTION DANS L'ÉCRITURE CARICATURALE…
Une évolution caricaturale de Sylvestre peut se repérer au travers :
– d’un changement inhabituel des comportements du personnage
(attitudes ou actes particuliers).
Par exemple, lorsque Sylvestre devient cynique, donc plus intelligent, il
passe en effet du statut de militaire à celui de cadre d’une multinationale1.
– d’une reprise (à partir de sketches antérieurs) d’éléments inusités de
caricature qui sont à nouveau attribués à un personnage :
Sylvestre retrouve alors son statut de soldat américain.
Par exemple, dans le contexte où il s’oppose à Bernard-Henri Lévy (BHL) à
propos de la manière de gérer le conflit en Bosnie-Herzégovine, on retrouve
l'ancienne caricature qui permet de démontrer que la volonté de BHL et de M.
Rocard de faire armer les Bosniaques amplifierait les horreurs subies par les civils.
On constate que le personnage Sylvestre est en train de se démultiplier2.
Ainsi, les divers statuts sociaux du personnage favorisent la multiplication
des cibles majoritairement dépendantes des travers des États-Unis.
C’est ainsi qu’en tant que conseiller politique, il représente la Maison
Blanche, c’est-à-dire le pouvoir étatique dominant qu’il partage de manière assez
peu équitable avec G. W. Bush, dit “W”3.
Comme directeur de la CIA Sylvestre représente l’incompétence du contreespionnage américain. Par exemple, dans une saynète il fait des déductions absurdes
à propos de Ben Laden qu’il caractérise d’homosexuel. La démonstration de
Sylvestre prouve l’incapacité douteuse de la CIA à retrouver le terroriste4.
En tant que militaire américain se dégagent deux avatars de Sylvestre.
Lorsqu’il est un militaire peu gradé, il représente dans les premières années
des Guignols des actes militaires dangereux — le sous-titre le caractérise alors de
« Sauveur du monde » — et plus particulièrement des dommages collatéraux ou des
bavures militaires durant la guerre du Koweït. Elles sont évoquées dans des saynètes
où Sylvestre rate sa démonstration5. De même, lorsqu’il est simple soldat ce sont des
actes barbares ou dangereux qui sont dénoncés. Plus tard, en tant que commandant,
Sylvestre devient moqueur et même cynique. Lorsqu’il est gardien américain du
camp de Guantanamo, il devient même tortionnaire. Cela permet de dénoncer le non
respect des droits de l’homme et les horreurs commises par les États-Unis durant la
guerre d’Irak et plus spécifiquement les tortures effectuées sur les prisonniers
français6.
S’il est religieux, le sketch dénonce alors des aspects pervers des religions ou
des croyances elles-mêmes7.
En tant que cadre supérieur de la World Company, Sylvestre caractérise tous
les travers et abus du grand capitalisme8.
1
Sketch sans titre, 1993 (Best of 4 : “Si c’est ça je m’en vais !”).
Sketch “Guernica”, 1994, (Best of 6 : “La combine à Nanard”).
3
En effet, caricaturé comme l’idiot du village et manipulé par Sylvestre (qu’il fasse partie de l’état-major,
de la CIA ou qu’il soit son conseiller), l’ancien président des États-Unis est doublement une marionnette.
4
Sketch “Arrêt sur image”, saison 2001-2002 (Best of 16 : “Une ispice du counasse d’année”).
5
Divers sketches de 1991 (Best of 1).
6
Sketch “Morceaux choisis”, saison 2001-2002, (Best of 16 : “Une ispice du counasse d’année”).
7
Cf. sketch “Rions encore avec le pape”, saison 1998-1999 (Best of 13 : “On m’aurait menti ? ! !”).
8
Cf. sketch “Partage du chômage”, saison 1993-1994 (Best of 5 : “Putain deux ans”).
2
141
ÉCRITURES ÉVOLUTIVES
En tant que diplomate américain Sylvestre, quoique cynique, témoigne de la
peur des États-Unis envers certains pays. Par exemple, Sylvestre ne réagit pas aux
insultes que le dictateur Nord-coréen Kim Yong Il profère à son encontre puis obéit
à son ordre de quitter le plateau en prétextant qu’“il faut qu’il y aille”1.
Enfin, en tant qu’homme de science Sylvestre représente deux aspects
distincts mais pas forcément indépendants l’un de l’autre : la médecine scientifique
d’une part, les multinationales pharmaceutiques américaines d’autre part.
De manière complémentaire, comme médecin du sport, dans le contexte du
dopage des cyclistes, c’est l’illégalité de la recherche scientifique qui est visée, parce
qu’il exprime un avis favorable au dopage, mais aussi les perspectives financières
typiques du capitalisme sauvage. Les sketches dénoncent au final les chercheurs
américains du secteur privé considérés comme des personnes sans aucune
conscience2.
3.3. Bilan : une autonomisation des caricatures
Un phénomène observé dans l’émission est celui du passage de la personne
caricaturée à une forme d’indépendante discursive de la marionnette qui opère une
théâtralisation du réel à partir de l’évolution caricaturale. Chaque sketch doit alors
rester relativement indépendant de ceux qui sont antérieurs pour créer l’autonomie
narrative fondatrice de rôles contextuels nouveaux. Conséquemment, l’ancrage
médiatique efface la frontière entre fiction et réel et la mise en scène satirique
accentue cette confusion.
Si les diverses évolutions que nous avons pu constater avec J. Chirac créent
une certaine indépendance narrative, elle reste cantonnée dans des séries de sketches
où il possède un rôle contextuel bien spécifique : le menteur, l’incompétent, etc.
L’indépendance discursive est plus nette avec le personnage de Sylvestre. En
effet, l’évolution de sa caricature atteint un tel point que les sketches donnent le jour
à des dizaines d’avatars. Ces caricatures-là n’ont définitivement plus rien à voir avec
Sylvester Stallone et même avec le Sylvestre des débuts.
Néanmoins, l’autonomie d’action de Sylvestre fonctionne parce que les
caricatures sont notamment liées au mode de fonctionnement politique et social des
États-Unis et au-delà d’une vision qui précisément vise à dominer le monde. La
marionnette de Sylvestre se démultiplie en une idéologie multi-facettes autant pour
incarner le capitalisme à l’américaine (impérialisme guerrier, inhumain et
irrespectueux des droits internationaux) que la barbarie sous toutes ses formes.
Sylvestre est donc le moyen pour les auteurs de mettre à nu tout comportement
extrême en l’incarnant dans un seul personnage démultiplié.
La mobilité et la diversité des avatars de Sylvestre étendent ainsi les
possibilités de charge ironique en prenant pour cible l’Amérique, comme parangon
du capitalisme sauvage, et de tout extrémisme.
CONCLUSION
C’est ce qui apparaît nouveau ou différent par rapport à des sketches
antérieurs mettant en scène les mêmes personnages, confirmant ou infirmant
narrativement les connaissances permanentes sur les marionnettes, qui élabore une
1
Cf. sketch “Real politik”, saison 2002-2003 (Best of 17 : “Pardon aux familles… Tout ça !”).
Cf. sketch “Coubertin = ringard”, saison 1998-1999 (Best of 13 : “On m’aurait menti ? ! !”).
2
142
RELATION ENTRE PERMANENCE ET ÉVOLUTION DANS L'ÉCRITURE CARICATURALE…
forme de décrochage narratif et participe à la construction des caricatures. Les
téléspectateurs y décèlent soit une évolution des valeurs caricaturales du personnage
soit un changement ponctuel flagrant montrant la cible sous un autre jour parodique
peu avantageux.
La relation entre les sketches surtout dans des séries prend toute son
importance pour saisir ce que le sketch vise véritablement. Elle fonde un discours
linéaire cohérent via une construction caricaturale sous-jacente des personnages dont
les principaux et les plus présents dans l’actualité évoluent indubitablement.
Les auteurs alternent de la sorte représentativité et éloignement caricatural,
expliquant en partie la difficulté pour les téléspectateurs de déterminer ce qui émane
de la cible et ce qui constitue une invention proprement guignolesque.
Ce qui ne fait en réalité qu’ajouter à la confusion entre réalité et fiction sans
pourtant être une révolution est une sorte d’autonomie narrativo-parodique des
marionnettes comme peuvent l'être les personnages de série télévisée. Ainsi, les
Guignols qui s’agitent ce sont non seulement les personnes réelles médiatisées mais
aussi ces marionnettes qui acquièrent cette autonomie fictionnelle et théâtrale.
Plus fondamentalement, l’innovation et la véritable transgression concerne un
autre aspect incontournable des Guignols de l’Info : le discours ironique qui profite
de cette autonomie acquise par certains personnages pour stratégiquement donner
l’aspect d’indépendance à la critique ou à la moquerie.
AYMERIC Maurice
Université de Franche-Comté
[email protected]
Bibliographie
BONHOMME, M., Pragmatique des figures de discours, Honoré Champion Ed., Paris, Coll.
« Bibliothèque de grammaire et de linguistique », n° 20, 2005.
CHARAUDEAU, P., « Des catégories de l’humour ? » in : Questions de communication, 10,
Humour et médias. Définition, genres et cultures, Presses universitaires de Nancy, 2006,
p. 19-41.
COLLOVALD, A., NEVEU E., « Les "Guignols" ou la caricature en abîme » in : Mots, 48,
Caricatures politiques, Coll. « Les langages du politique », Presses de Sciences politiques,
Paris, p. 87-112,1996.
COULOMB-GULLY, M., « Petite généalogie de la satire politique télévisuelle. L’exemple des
Guignols de l’Info et du Bébête Show » in : Hermès, 29, Dérision - contestation, CNRS Éd.,
Presses de Jouves, Paris, 2001, p. 33-42.
GROUPE µ, « Ironique et iconique » in : Poétique, 36, Seuil, Paris, p. 427-442.
HUTCHEON, L., « Ironie, satire, parodie. Une approche pragmatique de l’ironie. » in :
Poétique, 46, Seuil, 1978, Ed. consultée : 1981, p. 140-155.
MAURICE, A., « L’humour l’excessivement humain. », in : 2000 ans de rires. Permanence et
Modernité, COLLOQUE INTERNATIONAL, GRELIS-LASELDI/CORHUM, 2002, p. 261-273.
MAURICE A., thèse de doctorat Ironie et idéo-logie dans les Guignols de l’Info : approche
sémio-discursive, 2008.
SPERBER, D., WILSON, D., « Les ironies comme mention » in : Poétique, 36, Seuil, 1978,
p. 399-412.
143