Vers une « smart border » aux portes de l`Europe

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Vers une « smart border » aux portes de l`Europe
Vers une « smart border » aux portes de
l’Europe ?
Par Gabriel Périès,
Professeur en science politique à Télécom Ecole de Management et chercheur au
sein du groupe ETOS
Depuis le début de l’année, ont été révélées au grand public les intensions de la
Grèce de construire un « mur » entre elle et la Turquie afin de contrôler l’immigration
clandestine venue de bien au-delà de la Sublime Porte : d’Asie, du Moyen-Orient, voire
d’Afrique. Malgré le scepticisme de l’Union Européenne, le gouvernement Papoutsis
persiste.
Il est intéressant de relever que cette frontière ne va mesurer que 12,5 km dans la région de
Thrace. En d’autres termes, elle ne va que marginalement servir à freiner un flux d’émigrants
clandestins qui aurait augmenté de 375% pour cette année. Il s’agit donc d’une frontière
symbolique, une séparation imaginaire entre deux pays, disait-on à l’école.
Mais alors à quoi sert une frontière imaginaire au temps du terrorisme international et des
migrations contrôlées ? A cela justement : à contrôler, et non pas à endiguer un phénomène
de clandestinisation d’un certain type de main-d’œuvre. On ne bloque pas grand-chose avec
ce type de frontière : on gère un flux d’informations dans un espace déterminé et restreint à
travers des relais situés à l’intérieur des territoires symboliquement séparés. Le mur aurait
dû mesurer plus de 150 km pour être « efficace » et mesurer plus de trois mètres de haut.
Sans compter les Iles…
C’est ici qu’émerge la « smart border » : la frontière intelligente qui identifie les composantes
de flux migratoires dans leurs mouvements grâce aux TIC (Technologies de l’Information et
de la Communication) et autres moyens biométriques de saisie des identités et de leur
encodage. Un porte-parole de la police grecque, Thanassis Kokkalakis, souligne que la
Grèce s'inspire en fait du grillage doté de caméras et détecteurs délimitant les enclaves
espagnoles au Maroc. Mais où vont aller les informations ainsi recueillies ? Elles vont nourrir
les fichiers de polices et de douanes en fonction des directives de contrôle des territoires et
ce, bien au-delà des frontières, jusqu’à la classification de nouvelles identités numérisées
des individus. Comment sont analysées ces nouvelles identités ? Qui les analyse ?
En temps de lutte anti-terroriste et de crise sociale, il faut mobiliser les imaginaires:
l’exceptionnalité transnationale héritée du Patriot Act en a besoin pour signifier son existence
et légitimer ses dispositifs de contrôle. Se renforce ainsi une normativité de l’état d’exception
en territoire européen. En avons-nous besoin ?
Les technologies nécessaires pour réaliser la « smart border » gecquo-turque (et bientôt
européenne ?) constitueront également les pièces maîtresses d’un nouveau marché porteur.
Cogent, Motorola, Biometric Group… ces entreprises, pour ne citer qu’elles, sont peut être
déjà en lice pour s’en disputer les parts.
Il s’agit de se pourvoir de la sorte en instruments fiables de gestion des flux et de
réorganisation des identités numérisées. Mais rien n’y fera : il y aura toujours des travailleurs
clandestins qui passeront les frontières. Non sans que des espaces nouveaux de criminalité
s’y développent. Tout comme y sont mobilisées des forces de sécurité, voire militaires, de
plus en plus importantes. On observe une situation semblable à la frontière américanomexicaine : une frontière intérieure s’y institue sur le mode de l’intervention policière, de la
patrouille et du quadrillage territorial dans la profondeur. Les réseaux mafieux y prospèrent.
D’autres frontières, plus classiques et anciennes, tomberont de la sorte. Celles de l’Etatnation ?
La construction de la « smart border » européenne sera donc à suivre de près. On peut faire
l’hypothèse que cela ne freinera pas l’existence que le clandestin occupe dans nos
économies. La vidéo-surveillance ou la vidéoprotection, les mesures biométriques
enregistreront des passages, une tentative après l’autre : un succès de franchissement, une
arrestation suivie d’emprisonnement puis un retour forcé de l’autre côté, puis une
clandestinisation criminalisée. Rien qu’un flux à rétroaction somme toute moderne à l’ère de
la mondialisation et des réseaux. Un terrain d’innovation également dans la gestion des
identités numérisées et criminalisées. L’Europe doute face au mur ? Nous aussi.
Docteur en sciences politiques et en sciences de l’Information et de la Communication,
titulaire d'une habilitation à diriger des recherches, Gabriel Périès est professeur en sciences
politiques à Télécom École de Management. Il est expert des usages politiques des nouvelles
technologies de l'information et de la communication, ainsi que dans les doctrines contreinsurrectionnelles. Gabriel Périès est également chercheur au sein du groupe de recherche «
Éthique, technologies, organisations, société » (ETOS) de l’Institut Télécom, consultant auprès du
Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, et assesseur à la Cour nationale du droit
d'asile. Il est notamment l'auteur de « Une guerre noire. Enquête sur les origines du génocide
rwandais, 1959-1994 » avec David Servenay (La Découverte, 2007), et de nombreux articles de
recherche parus en France et à l’étranger. Il participe aux comités de rédaction des revues
« Cultures&Conflits » (Centre C&C /CERI Science Po Paris) et « Mots, les langages du politique »
(ENS –Sciences Humaines Lyon-IEP Lyon).

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