Les viocs - l`Emilius Ankylosaurus

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Les viocs - l`Emilius Ankylosaurus
LES VIOCS
Émile Noël
Émile Noël
Les viocs
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Le retour de Pompon
Ivapamieux ?
Quoi ?
Comment iva ?
Qui ?
Schlag.
Aouff…
Jmendoutais.
Quoi ?
Ivapamieux.
Bôf !
Ivamieux ?
Bah…
C‟est bien ce que je disais. Ivapamieux.
Pompon avait enclenché une discute de très haut niveau, dès son
retour. D‟abord, il n‟avait pas reconnu la Bonne Bordée. Il avait
dropé chez Schlag où il les avait tous retrouvés. Quid de Schlag,
une idée fixe. Quelques mois auparavant, il était parti chercher
fortune ailleurs, le Pompon, because le Petit Vieux Port n‟allait
plus être ce qu‟il était, avec le touristique, les congepeilles et
tout le Saint-Frusquin.
La fine équipe touchait le fond. Schlag, n‟allait pas tarder à
s‟enfoncer dans une NDE béton. Il lui faudrait au moins le
tunnel sous la manche pour passer. Marco avait été exproprié.
Le nouveau maire voulait faire de la Bonne Bordée un night pub
casino quick burger dernier cri.
Pompon vivait très douloureusement le projet d'émigration que
Nab et les autres semblaient envisager sérieusement.
- Je sais pas. On pourrait ouvrir un petit commerce dans le coin.
Ia encore de l'oseille à se faire de ce côté-là. Pas une boucherie,
charcuterie, épicerie, boulangerie, crémerie paske les grandes
surfaces les écrasent. Pas non plus une crêperie, sandwicherie,
carterie, croissanterie, saladerie, paskien a trop et que c'est
banal, peut-être une caverie, vinerie, bièrerie, en tout cas pas
non plus une jardinerie, animalerie, toiletterie, brocanterie. Mais
en réfléchissant à plus original, kekchoz comme, dans les
fringues, une costumerie, savaterie-godasserie, chaussetterie,
pantalonerie, cravaterie-bretellerie ou une chapeauterie. Je sais
pas, moi : une juperie, soutiferie, sliperie, culotterie.
Silence des autres.
- Côté bouffe : une mangerie, volaillerie, pouletterie, sardinerie,
légumerie, frianderie, vianderie.
Silence.
- Dans le genre sport : adidasserie, shorterie, véloterie,
mototerie, bagnolerie. Ou, je sais pas les mecs, kekchoz dans le
vent : une tatouagerie, une percerie. C‟est vachement à la mode
de se faire faire des trous partout !
Silence.
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Émile Noël
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- Bon, alors côté services : une bagagerie, tabaquerie, voyagerie,
vacancerie… à votre avis, une pendulerie ?
Resilence.
- Ou encore une deuillerie, tomberie, cercueillerie, messerie.
Reresilence.
- Ah la la ! Quoi enfin une pisserie, une chierie, non plutôt
merderie ou chiotterie et une waterclosèterie pour les classes
aisées. Je sais pas, moi ! Une verticalerie
Pompon avait commencé à perdre ses moyens.
- Faudrait un peu faire œuvre d'imagination et m'aider un
chouia. Attendez, qu'est-ce que vous diriez d'une dinosaurerie ?!
Le dinosaure, c‟est le top en ce moment, ça devrait faire un
malheur, non ?
- Je crois que tu devrais plutôt ouvrir une connerie, avait lâché
Nab.
- Pour vendre quoi ? s'était inquiété Pompon.
Devant le silence têtu des autres, il était parti, lui qui voulait
rester et se reconvertir. Il était parti sans eux, parce que les
autres n‟avaient pas assez cru en ses projets pour investir ses
idées sur place. Il les avait pourtant quittés optimiste et résolu,
sûr qu‟ils bisqueraient sec quand il reviendrait cousu d‟or.
Très vite, il était revenu, le pote prodigue, la queue entre les
jambes, demander aide et réconfort auprès des autres. Et l‟état
de Schlag le turlupinait. Si Schlag était toujours comme un
paquet de gélatine sur sofa, les affaires ne devaient pas être au
beau fixe. Vrai. Ailleurs, ça n‟avait pas été mieux, sinon pire.
Ici, le Petit Vieux Port se remettait à neuf, vitesse grand V. Le
touristique était devenu en deux coups de cuiller à pot banlieue à
problème. L‟urbanisme galopant avait fait du logement social
périphérique pourri : pas grandes tours ni barres colossales, plus
vraiment tendance, mais petits immeubles en alternance avec
pavillonnaire merdique : une réussite, délinquance assurée,
bagnoles feu d‟artifice, rodéos nocturnes, vols à la tire, zones de
non droit. La Mairie, nouvellement élue à la droite de la droite,
allait, comme promis pendant la campagne, non seulement
transformer la Bonne Bordée en Pub néon cyber machin - Marco
s‟était fait viré recta - mais encore réalisait, à la place du
chantier naval désaffecté, la marina annoncée avec Club Merde
et ne lésinait pas non plus sur les Very Fast Food, Super Mar,
Hyper Truc et tout le tintouin libéral flamboyant.
Sans compter que le sinistre de l‟intérieur, Nike Sarcopzy, qui
lorgnait l‟Élysée, avait promis le retour à l‟ordre républicain et
la sécurité pour tous avant les prochaines élections. En
attendant, ça brûlait bien.
À la question posée par Pompon, les autres n‟avaient bronché
que quelques interjections neutres et Boulboul, comme à
l‟accoutumée, s‟était fendu jusqu‟aux écoutilles, dans un rire
super grave, genre Paul Robeson Mississipi.
Nab avait résumé laconiquement la situation avec un “bon”
impératif, marquant par là que c‟était lui le patron désormais. Le
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super quintal schlagueux, affalé sur le canapé gémissant, à
contempler sa moquette rouge sombre désormais mal
entretenue, n‟était plus qu‟un sac de bouse depuis déjà un bout
de temps. Nab se plaisait à dire que ce qui avait été perdu en
masse de graillon était grâce à lui, gagné en matière grise.
Qu‟il considérait Schlag comme un gros con ne datait pas d‟hier.
Mais aux temps de sa splendeur, Schlag avec ses “va te laver” à
doigts comme des deltaplanes, aurait ratatiné un éléphant entre
le pouce et l‟index. Et il ne se contentait pas d‟être con, il était
en plus autoritaire, colérique, vaniteux et susceptible. Mais, à
présent que le muscle était devenu gélatine, il n‟y avait plus rien
à craindre. Le Schlag avachi ne faisait plus trembler personne.
Nab était devenu le chef incontesté. Pompon le réalisa tout de
suite. Le premier mouvement de révolte passé, il s‟en sentit
rassuré : “Vaut mieux de la matière grise que de la graisse à
chaussures” avait-il commenté en toute simplicité, avant de
s‟inquiéter de savoir s‟il y avait du pastaga dans la cambuse.
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Le lit-cage
Tout était parti d‟un lit-cage vertical contre le mur d‟en face et
d‟une femme nue sur ce lit dont on pouvait bien se demander
comment elle pouvait tenir ainsi, comme suspendue.
Voilà qui attestait que le monde n‟était pas tout à fait dans une
posture normale. Du moins pour le moment.
Il voyait le lit du dessus.
Comme si le lit était debout devant lui.
La femme sur le lit. Nue. Prisonnière du lit.
N‟en pouvait pas bouger. Sans raison apparente.
Ne s‟en pouvait défaire. Belle.
Jambes légèrement écartées.
Elle ne bougeait pas, n‟était pas endormie, ne semblait pas
attendre quelqu‟un, pas s‟ennuyer, la femme.
Elle regardait au plafond qui n‟était dans cette configuration
spatiale rien d‟autre que le mur en face du mur d‟en face.
La tache sombre de la vulve marquait et masquait la catastrophe
de la confluence des deux cuisses.
Fente à imaginer.
Il aurait souhaité que le lit fut vraiment cage. Il aurait volontiers
refermé le lit pour échapper à cette vision. Tout cela lui
déplaisait. Lui déplut encore davantage. Il eut envie de sortir,
envie de plus en plus impérative, sortit boire une bière sans
mousse au comptoir de l‟Estaminet en bas, pour se changer les
idées.
On ne savait pas qui il était exactement, un quidam du quartier
avec cette bizarre vision du monde et de fait, quand il claqua sa
porte, la femme mourut dans le lit-cage brusquement refermé.
Et ce fut le début d‟une longue série de faits mystérieux et
macabres qui commencèrent avec la terrible canicule d‟été et se
prolongèrent par le naufrage d‟un super tanker éventré pendant
les grandes marées qui suivirent : un colloque de Verts qui se
termina dans le rouge sang, des femmes et des enfants qui
disparurent, d‟autres qu‟on retrouva vidés de leurs organes, des
viocs sauvagement massacrés et bien d‟autres atrocités.
Angoissante série d‟événements monstrueux qui causa bien du
souci à l‟Incorruptible, l‟inspecteur au regard perçant et aux
mains longues et fines, chargé de mener l‟enquête et de résoudre
ces énigmes dont on ne voyait apparemment aucun rapport entre
elles ni le moindre indice qui pourrait dessiner l‟ombre d‟une
cohérence.
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Des macabs, encore des macabs, toujours des macabs
Ils n‟auraient jamais pu imaginer pareilles choses, tous autant
qu‟ils étaient. Au quartier général, ce n‟était pas la joie. Au
temps de la splendeur de Schlag, on qualifiait sa turne de
Quartier Général, même si les rassemblements se faisaient plutôt
à la Bonne Bordée.
À l‟époque, la crèche fleurait bon le luxe et le confort : pièces
capitonnées, insonorisées, riche moquette rouge sombre,
fauteuils et canapés de style.
Le terme était resté, bien que cela fasse plutôt squat maintenant.
Ils contemplaient en silence cette masse avachie sur le sofa,
soufflant, éructant, geignant.
Nab se rappelait du bon temps mais aussi de ses mauvais côtés.
Dans cette même salle, aux murs tapissés pourpre sombre et à la
luxueuse moquette rouge de Chine, il s‟était fait sérieusement
arrangé par ce fumier de Gommeux sans que ce gros con de
Schlag, alors en pleine forme, n‟ait levé le petit doigt pour l‟en
empêcher. Il s‟était contenté, avec son sourire plein de dents, de
refiler après coup à stenfoiré de Gommeux, une méga
tourlousine pour cause de trahison.
Il y avait eu un collier dans le coup. Une belle fille, Schlag,
horrible gros dégueulasse, Nab, à qui la vie avait pleuré
l‟hormone de croissance, tout juste au-dessus du mètre et un
gommeux, petit salaud du genre gangster aux ongles propres.
Schalg avait alpagué Nab d‟une main pour le monter à sa
hauteur.
- C‟est toi ka lcoltar, Nab.
- Non, jte jure Schlag, jte jure, non.
Entre ses deux battoirs, le gros horrible allait faire du jus
d‟avorton. Non. S‟était laissé convaincre, à croire. Il ouvrit la
main qui tenait. Le petit cul de Nab s‟écrasa contre la moquette
rouge sombre avec un bruit sourd. Schlag souriait neutre. Le
gommeux souriait aussi mais vicelard. Il se curait les ongles
avec un fin scalpel. Nab se releva en se frottant le fion, les coins
de bouche vers le bas et trois plis sombres entre les deux yeux.
Pas de signe apparent, pas le moindre, mais à l‟intuition, on
aurait senti comme une mèche entre Gommeux et Nab. Le
sourire de Schlag n‟avait pas vraiment bougé de place. D‟un
petit coup de tête, il avait indiqué la sortie.
Nab et Gommeux partis, le sourire s‟élargit un peu. Schlag
remonta sa manche. Le collier scintillait à son poignet. La fille
poussa un petit cri. Le gros horrible lui mit, rapide mais délicat,
une cinq pétales sur la bouche. La paluche lui faisait presque le
tour de la tête.
Le silence de la pièce capitonnée n‟était plus troublé que par
deux respirations, saccadée de la fille, lente et tranquille de
Schlag. En prêtant l‟oreille, on pouvait tout de même entendre,
très très faiblement, des cris.
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- Le Gommeux trafique Nab, avait noté Schlag en jouant avec le
collier.
Toujours tout sourire, il poussa le potentiomètre et les
hurlements de douleur de Nab sortirent plein pot du HP espion.
La fille se boucha les oreilles. Schlag fit glisser lentement le
collier dans sa poche droite. Elle s‟approcha en s‟arrangeant
pour que son corsage s‟entrouvre. Il la laissa faire, les yeux
plissés. Quand elle fut tout près, il la retourna d‟un geste et la
retroussa dans le mouvement jusqu‟aux épaules. Il contempla un
moment le spectacle.
- Le coaltar vaut beaucoup plus que tout ça.
Et il lui plaça un va-te-laver sur les miches qui les lui rosit pour
une bonne demi-heure. Elle en avait les larmes aux yeux.
Douleur ou dépit ?
Alors, le gros horrible avait déplacé son quintal et demi vers la
porte et passé dans la pièce à côté. Il avait sorti le collier de sa
poche et le tenait entre le pouce et l‟index. Le serpent de diams,
déployé, se balançait lentement. Schlag regardait fixement le
Gommeux avec ce sourire qui semblait ne pas vouloir le quitter.
Le Gommeux cherchait un comportement. Nab pleurnichait en
laissant fuir quelques petites plaintes. Il n‟avait plus la force de
parler. Gommeux l‟avait arrangé. Il était à poil. Ce qui frappait,
c‟était, sur ce petit corps la tête, la queue et les couilles d‟une
bonne taille normale, plutôt plus même. La fille s‟en était
sûrement fait la remarque et laissée, l‟espace d‟un éclair, aller à
rêver. Si cela se trouvait, le gros horrible en avait une toute
petite. Mais elle revint très vite au pauvre petit corps martyrisé.
Gommeux lui avait bleui une partie de l‟épiderme à la châtaigne
et avait tagué sec au scalpel sur le reste.
Elle sortit ses Kleenex et essuya avec douceur les larmes et le
résiné. Elle se redressa et cracha au visage du Gommeux.
- Faudrait de la pharmacie, dit-elle.
- Dans l‟armoire d‟à côté, fit Schlag en avançant lentement.
Le Gommeux recula jusqu‟au mur. Pauvre, l‟était pas passemuraille.
On l‟avait retrouvé en triste état dans de la chaux vive. Il
végétait encore en ce moment à l‟hosto avec des tuyaux partout.
Nab revoyait la fille, avec son corsage entrouvert et sa culotte
transparente, en train de lui coller des pansements un peu partout
sur sa nudité. Il se rappelait que malgré la pudeur et la douleur,
il n‟avait pu empêcher un certain redressement. Rien que d‟y
repenser maintenant, la bosse lui poussait dans le pantalon.
C‟était une sacrée nana canon, faut dire. Quand on pense à ce
qui lui était arrivé depuis.
Pompon, lui, était plutôt nostalgique de la Bonne Bordée où l‟on
pouvait taper le carton avec les copains en dégustant un pastaga
bien frais servi par Marco. Pompon était presque aussi con que
Schlag. Mais rien à voir côté nature. À l‟époque, Schlag mordait
même les mots qui sortaient de sa bouche. Pompon était gentil,
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poujado un peu beaucoup aux yeux de Nab, soupe au lait mais
serviable.
Côté physique, encore pire. Autant Schlag était pachydermique,
toujours prêt à soulever un 38 tonnes avec l‟auriculaire, autant
Pompon était fragile, long à n‟en plus finir et mince. On
s‟attendait à ce qu‟il cassât d‟un moment à l‟autre, même par
temps calme. En fait, pas cassant, flexible le Pompon et
foutrement utile quand pour un casse, s‟agissait de se faufiler
dans un trou où Schlag n‟aurait pas pu glisser un doigt.
En réalité, il ne s‟appelait pas Pompon, mais Dugravier. On
l‟appelait Pompon parce que dans son ineffable bonté, il s‟était
porté volontaire pompier bénévole. Ce qui lui permettait, au
cours de ses visites pour placer les calendriers et autres babioles
de soutien aux valeureux sauveteurs locaux, de repérer les
bonnes maisons à faire. Pas con partout le Pompon. Il avait l‟œil
et pas son pareil pour évaluer la bonne gâche.
Mais pour le moment, il se morfondait, en manque de pastaga.
Quant à Mario, ses pensées virevoltaient dans le hall du petit
aéroport quasi privé qui s‟abritait entre deux collines à moins de
dix minutes du Petit Vieux Port. Un hélico et deux coucoustaxis, réservés au beau linge, faisaient la liaison avec les grandes
lignes. Pas assez fiable, le train omnibus, à cause de la
montagne. La piste pouvait même accueillir de temps à autre
quelques jolis biréacteurs personnels.
Pour les visites nocturnes de villas inhabitées, important de
savoir qui arrivait et qui partait. Donc, aller aux bonnes heures
jouer les badauds rêveurs contemplant le va-et-vient.
Mario revoyait, avec un sourire nostalgique, le hall désert, les
trois compères devisant au bar. Nab, sur son tabouret, le menton
à hauteur du comptoir. Le barman, un pote, lui avait gentiment
glissé deux bottins sous les miches.
- Ia pas foule, avait remarqué Pompon.
- Les arrivées et les départs sont réglés au quart de poil, expliqua
Mario en initié.
- Ah, fit Pompon.
- Ouais, fit Mario.
- Ah ouais, refit Pompon.
Nab avait sentit qu‟il y avait de la frustration dans
l‟acquiescement de Pompon.
- Tu comprends, tout est informatisé ici.
Le visage de Pompon s‟illumina.
- Ah voilà.
- Ouais, alors ia moins de personnel. Ça fait un peu désert. C‟est
plus froid comme ambiance. Kes tu veux, c‟est le progrès. Ça
manque de contact humain, de gentils sourires pour vous
accueillir. Tu comprends un chien, quand il voit son maître, il
remue la queue au moins. T‟as déjà vu un ordinateur remuer la
queue, toi ?
- Chsais pas, j‟ai jamais vu d‟ordinateur …
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Pompon souriait, béat. Mais Nab, subitement pâle, s‟était
accroché au bar.
- Kes t‟as ?
- Rien.
En apercevant l‟homme au lit-cage boire filé sa bière au bar, il
avait senti le plancher se dresser. Une idée. L‟homme continuait
de filer sa bière avec un sourire anodin.
Une arrivée s‟annonça. Ils allèrent traîner leurs savates dans le
hall. La richissime vieille dame de la villa bleue, des diams à
tous les doigts jusque dans les narines, attendait ses valises en
vain depuis un quart d‟heure.
- Elles doivent être perdues, dit-elle philosophe.
Mario souriait en douce, poussa du coude Nab qui répondit d‟un
clin d‟œil.
- Oh, cela ne fait rien, précisa la vieille dame. Je ne vais pas me
rendre malade pour cela. Je n‟avais emporté que des vieilleries.
Mario avait fait la gueule.
- Vous en ramènerez au moins une, avait dit avec déférence
l‟hôtesse respectueuse.
Le grand magna de la chimie avait alors fait son entrée, dans une
petite voiture poussée par un super mannequin exotique.
- Waouh, avait soupiré Pompon.
- Il en consomme combien par mois ! s‟était exclamé Nab.
- Le chimique, ça ronge sec, avait remarqué Mario.
L‟homme avait les jambes coupées à différents niveaux,
également les doigts sectionnés fragmentairement et des
pansements partout.
- Il a dû passer dans un hachoir, diagnostiqua Pompon.
La magnifique poupée poussait la chaise roulante vers les
toilettes. Ils purent un instant admirer sa démarche de dos.
- Elle a un cul… un cul… à satelliser une paire de couilles à la
minute ! balbutia Pompon dont l‟esprit s‟avérait moins fin que la
silhouette.
Grand amateur de ritournelles, il n‟hésitait pas, à l‟occasion, à
vous tourner quelques couplets à sa façon. Et le voluptueux
balancement de la chute de reins de la jeune dame l‟inspira.
Elle avait mis son joli minou
Dans sa tite culotte
Et lui avait mis son gros bambou
Dans un slip prope
Il lui enlève sa tite culotte
Elle lui baisse son slip prope
Et il planta son gros bambou
Dans le joli petit minou.
Nab contemplait Pompon d‟un air navré. Il le vit, s‟interrompant
net, s‟écarquiller en trous de billard américain.
- Oh Pompon ?!
- Ia un pageot !
- Où ça ?
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- Là ! Contre le mur, avec dedans une… jl‟ai vu faire un
décollage vertical.
- T‟es louffe ou quoi ? ! Ia rien.
L‟homme avait fini de filer sa bière avec le même sourire, il
s‟éloignait tranquillos, comme s‟essuyant les pieds en marchant.
À cet instant, la belle exotique revint seule des toilettes. Et l‟on
put constater, de face, qu‟elle avait dans le corsage aussi de quoi
satelliser pas mal de bijoux de famille.
- Tiens, avait remarqué Pompon revenu à lui, elle a fini de le
débiter.
Mario, au souvenir du voluptueux balancement, avale sa salive.
Boulboul, de son côté comme à son habitude, sourit d‟une
oreille à l‟autre. Il revoit son entrée dans la fine équipe. Ce jourlà, il s‟était réfugié dans l‟église avec tous ses copains sans
papiers. Dans la rue, il pleuvait du CRS comme du Prussien à
Gravelotte. Nab avait été obligé de remettre un coup qu‟il
fomentait dans le dos de Schlag. Un coup fumant pourtant :
enlever une fille à rançon. Pas la femme au lit-cage, ni la fille au
collier de la fille, non, l‟héritière nymphomane du milliardaire.
Fille splendide. Bien des aventures avec de beaux jeunes gens de
l‟arrière-pays.
L‟épisode suivant avait fondé sa réputation :
Un beau matin plein de soleil, elle nage comme sirène, s‟éloigne
rapidement du rivage, se jouant des vagues. Un gigantesque
aileron blanc apparaît à l‟horizon. Pas encore la grande
affluence, pourtant une clameur parcourt la plage.
Quand elle comprend, il est trop tard. Malgré ses extraordinaires
dons de naïade, elle n‟a aucune chance. Inutile. Le squale est là.
Il ouvre sa gueule immense et disparaît.
Elle regagne la plage sans encombre.
Plusieurs jours après, on retrouve l‟énorme bête, le ventre en
l‟air. À l‟autopsie, le médecin légiste constate un infarctus. La
seule hypothèse susceptible d‟être avancée est que le monstre a
succombé à tant de beauté.
La gendarmerie classe l‟affaire.
L‟effet coronarien de la plastique de la fille du milliardaire sur
les squales la fit passer dans la rumeur de nombreuses aventures
à la nymphomanie. On y allait sec à la Bonne Bordée. La veine
chansonnière de Pompon se déchaînait :
Sous tous les maquillages
Planqué en paysages
Masqué de pittoresque
Méfiez-vous du grotesque
Que vous soyez à pied, en auto, à cheval
Chassez le gros phallus, il revient comme un squale.
Nab, de honte, se faisait encore plus petit. Il ne s‟habituerait
jamais à la poésie pomponienne.
L‟hypothèse du légiste s‟était confirmée. Les jours suivants, un
très grand nombre d‟ailerons furent aperçus le long des côtes. Le
bruit avait dû se répandre chez les requins qu‟une merveilleuse
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naïade mouillait dans les parages. Les plus jeunes d‟entre eux
n‟ayant pas à craindre pour leurs coronaires.
Oui, à y repenser, c‟était un coup vraiment fumant que de
kidnapper la Nympho. Mais avec cette flicaillerie et tous ces
hyper bronzés derrière l‟autel et dans la sacristie, pas le moment.
Attente fébrile.
- Des fois que ste nympho aille se tailler avec un squale, avait
geint Pompon.
- Ou que Schlag attrape le coup fumant, avait renchéri Mario, i
ferait une niçoise de nos abattis.
- Vos gueules ! Nab supportait mal leurs ratiocinations. Cette
purée lui plissait la peau du crâne. Iaka attendre.
Alors, ils étaient allés tuer le temps au Chicos, une boîte où se
produisait un clown comique amusant comme tout. Ils ne s‟y
étaient pas tellement marré, mais faute de mieux… Vers deux
heures du mat‟, fin du spectacle, le clown lâche des ballons dans
l‟air et salue. Noir total.
Quatre détonations.
La foule se dit c‟est les ballons. La lumière revient, Mario boîte
bas. Pompon a un trou dans le pantalon, Nab se tient le bras.
Panique. On se piétine vers la sortie.
Un grand nègre arrive à contre courant, joue précipitamment les
infirmiers, glisse à Nab qu‟il a vu le tireur s‟esbigner, qu‟il peut
en faire un portrait robot. Quand les CRS se pointent, Nab leur
dit que le nègre est un pote à lui et qu‟ils feraient mieux de
courir après le terroriste corse.
C‟est ainsi que Boulboul avait fait son entrée dans l‟équipe. Il
avait seulement cavalé plus vite que ses copains déjà dans les
Airbus, tout de suite après que les CRS eurent terminé au
marteau piqueur, leur sculpture de la porte de l‟église.
Un tueur avait profité de l‟obscurité pour tirer trois balles sur les
compères. Qui ? Pourquoi ? Bande rivale ? On ne sait toujours
pas.
En fait, Boulboul n‟avait rien vu du tout.
La quatrième balle avait transpercé le nez du clown. Il ne
pouvait plus mettre sa balle de ping-pong. Et la Sécurité Sociale
avait refusé l‟accident de travail sous le prétexte que son nez,
suffisamment rouge et enflé, lui permettait de continuer son
numéro sans prothèse.
À ce souvenir Boulboul éclate de rire. Tout le monde se tourne
vers lui, réprobateur. Il coupe le son mais ne peut s‟empêcher de
rester fendu jusqu‟aux écoutilles.
Tous en silence, se retournent pour contempler Schlag gélatine
sur son sofa croulant, image de leur propre déconfiture.
Cela avait débuté avec une information largement diffusée par
les médias d‟un directeur de cabinet qui ne supportait plus sa
propre prostate depuis que son président, qu‟il admirait pardessus tout, avait dû se faire opérer.
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Émile Noël
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Cette information broda bizarrement sur le tissu déjà dépressif
de Schlag une hypocondrie prostatimorphe. Il n‟eut de cesse de
consulter.
Comme l'hôpital était menacé de fermeture pour rentabilité
insuffisante par le Premier ministre réformateur, jetant ainsi le
doute sur la fiabilité des soins, la paranoïa schlagueuse exigea
d‟aller à la grande ville de l'intérieur.
Le gros n'aimait pas conduire.
- Fais du stop, ironisa Nab. Tu passeras pas inaperçu au bord de
la route.
- Ne viens pas me pisser dans la rigole ! hurla Schlag qui
retrouvait toute sa verve et sa vigueur quand sa survie était en
jeu. Tu vas me conduire et tout de suite !
Sur l'autoroute, Nab tentait d'exorciser le noir mutisme de
Schlag en rêvant qu'au lieu de ce tas de rillettes au pessimisme
morbide, il emportait une nymphe céleste. Derrière, une moto
suivait depuis quelque temps. Un couple. La fille, collée au
garçon, lui enserrant la taille des deux bras. Nab regardait la
moto dans le rétro. "Il emporte sa gisquette avec lui, lui, se
pensa-t-il. Il lui tale la moule sur sa selle dure en même temps
qu'il se concasse la prostate".
Que venait faire cette prostate meurtrière ? Cette pensée le
chiffonna. Il imaginait que les soubresauts devaient lui
mastiquer la fissure, à la petite. Et il sentait presque la prostate
du motard se fendiller, craqueler et finir en poussière comme un
caillou rénal sous ultrasons.
Ce qui le chiffonnait le plus n'était pas ce qu'il pouvait arriver à
ces deux ploucs à cheval sur leur chiotte qui faisait tant de bruit
derrière. Non. C'était pourquoi il minéralisait leurs zones
génitales.
Nab en avait lui-même été troublé Il s‟était tâté pour sans y
parvenir, contrôler que ces propres appareils ne se pétrifiaient
pas, victime d‟un syndrome rare mais radical : l‟hypocondrie
schlagueuse.
La voiture fit une embardée.
L‟angoisse naît souvent d‟un monde qui se défait dans
l‟imperceptible. Nab, pendant longtemps, s‟était réveillé, des
cailloux plein le slip, en sursaut d‟un cauchemar récurrent. La
Faculté n‟avait pas réussi à rassurer Schlag qui contemplait
inerte sa belle moquette rouge sombre. Confirmation de la
décrépitude, elle s‟imbibait sans que l‟on sache pourquoi. Mario
et Pompon avaient un temps épongé, en vain. On avait pu
espérer que cela se stabilise. Mais on avait eu tort de s‟y fier.
Cela continuait insensiblement. La moquette risquait la
moisissure. Le rouge sombre virait au noir. Toutes les
investigations échouèrent. On démonta la plinthe pour contrôler
la tuyauterie, on dévissa la petite plaquette pour dégager le
robinet d‟arrivée. Ce n‟était pas lui. Le robinet était sec. Les
tuyaux étaient secs. Le mur était sec. Tout était sec. Pourtant,
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encore maintenant, la moquette continue de s‟imbiber
minimaliste. Une espèce de goutte-à-goutte insaisissable.
Nab s‟était bien repris depuis. À la contemplation du spectacle
actuel, une violente révolte en son for intérieur sourd. Il va
relever le gant. Il le doit. Pour sauver la face, montrer aux autres
qu‟il est bien le nouveau patron. Remonter le moral des troupes.
Préparer un coup fumant. Mais quel ? Avec cette nouvelle
municipalité sécuritaire, et ce sinistre de l‟intérieur, Rakourzy
ou Sarcopsy, il ne sait plus. La moutarde lui est montée au nez si
brutalement qu‟elle lui a transpercé le cortex, perturbant sa
mémoire des noms propres, à se demander s‟il n‟était déjà dans
l‟antichambre d‟Alzheimer.
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L‟Incorruptible
C‟est alors que l‟Incorruptible fait son entrée. À la grande
époque, le bastion de Schlag était aussi impénétrable que les
voies du Seigneur. La somptueuse demeure tournait plutôt à
l‟opération portes ouvertes de squat merdique depuis la
déliquescence schlaguimorphe.
Il pousse lentement la porte entrouverte et la referme derrière lui
comme il était entré à la Bonne Bordée quelques mois
auparavant, où Schlag y faisait régner la terreur. Une bête, du
poil partout, dans le nez, les oreilles, sur la poitrine, dans le dos,
jusque dans la raie du cul. Les cheveux lui prenaient aux
sourcils, où aurait-il pu loger un cerveau ? Mais des battoirs
comme des deltaplanes, on ne le répétera jamais assez.
On avait décidé de faire passer une autoroute au milieu du Petit
Vieux Port ! Pour une fois qu‟on avait la forêt et la montagne
qui se trempaient presque les pieds dans la mer, pour une fois
qu‟on avait un site exceptionnel, il fallait qu‟ils percent la
montagne, qu‟ils taillent la forêt et qu‟ils enjambent le Petit
Vieux Port d‟un pont d‟un seul. Tout l‟équilibre écologique du
coin allait être détruit. Les écolos s‟étaient couchés par terre, les
CRS en avaient fait du hachis.
Exceptionnellement, Schlag était d‟accord avec les écolos : cette
putain d‟autoroute allait compromettre son business. Le bitume
allait gicler du Petit Vieux Port au port neuf et au nouvel
aéroport de l‟autre côté de la montagne, en passant par la vallée
aux ours, protégée. On continuerait de la protéger en
l‟agrémentant de restauroutes et d‟aires de repos ravitaillement.
On y mettrait aussi des lamas pour ajouter au pittoresque du
tourisme pédestre.
- On était pénard ici et on va en voir débouler de toutes les
couleurs. Avec tout ce qui va radiner, on va se farcir les
congepeilles, les émeutes et les casseurs de banlieue.
- Ouais, ricana Pompon, on va être envahi par ces frappés du
bonnet qui causent tout seuls dans la rue en se paluchant
l‟oreille.
- Causent pas tout seuls, andouille, rectifia Nab, ils téléphonent.
- C‟est ça, i parlent à mon cul paske leur tête est malade.
Nab allait réagir quand Schlag le coupa en plein élan.
- Je me fous des téléphoneux. Avec tout ce qui va radiner, on va
se farcir les émeutes et les casseurs de banlieue, j‟ai dit.
- Sûr, avait acquiescé Nab, ici comme ailleurs, ils vont se
révolter contre le néocolonialisme des technocrates non
délocalisés.
Le regard de Schlag l‟avait raccourci de dix centimètres, du
coup, il était passé sous la table sans se baisser.
- Kika commencé, s‟interrogea Pompon, les technocrates avec
leur connerie ou les casseurs avec leur violence ?
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Émile Noël
Les viocs
- Je m‟en surfous ! Keske va devenir notre mignon petit aéroport
privé où l‟on pouvait se préparer de la bonne gâche ?! avait rugi
Schlag. Et tout ce tintouin pourquoi, hein ? !
- Pour créer des emplois et désenclaver…
-Désenclaver quoi ? ! Mon cul !
- L‟a pas besoin de ça, avait risqué Nab.
Une torgnole l‟avait fait passer directement de la table de jeu à
la salle de billard.
- Et les lamas, keski vont foutre sur l‟autoroute ? Tu veux me le
dire ?
- Ils laveront les pare-brise des voitures à l‟arrêt sur les aires de
repos, avait suggéré Nab depuis le tapis vert.
Une canette lui était arrivée derrière l‟oreille, le relaxant pour un
moment.
Il se sentit flotter dans une brume d'extase et découvrit avec
stupeur que le patron venait de changer son bistrot en cybercafé.
Il s'embarqua pour surfer sur le ouaibe à la recherche de la rose
des cimes. Le Chemin de la Rose démarrait sur l'autoroute. Il
fallait la quitter à la bonne sortie. Ce qu'il fit. Sur la nationale, il
avisa une borne en forme de Bouddha de faïence :
- Pouvez-vous m'indiquer ma route ?
- Où allez-vous ?
- Droit devant.
- Vous êtes sur le bon chemin.
Il remercie et poursuit.
Une fourche. Droite ou gauche. Bon, au hasard. Une patte d'oie,
trois départementales. Laquelle ? Celle-là. Quatre vicinales, cinq
forestières, six sentiers, sept pistes. Il n'hésite pas une seconde.
Maintenant, des crevasses naturelles montent entre les rocs
tourmentés. Attention, franchir un torrent mugissant, le courant
emporte troncs éclatés, cadavres humains et animaux et
quelques martyrs inutiles. Il ignore les beatniks et hippies,
mangeurs de drogue, vieillis et fripés, en train de camper cool
près de la cascade.
Il s'engage dans la galerie de silice lisse, il sent bien qu'il
descend alors que le but initial est l'ascension de la montagne
jusqu'à la rose des sommets, la rose des neiges. Il évite le chien
de garde pour entrer dans la salle des colosses de pierre et des
statues géantes où sommeille l'homme nu sous son manteau de
pourpre. La salle suivante abrite, pêle-mêle, les tombeaux
célèbres et ridicules et dans un coin sombre, la tombe de sa
mère, humble et pas ridicule. Il continue, traverse la salle d'acier
bleu aux lueurs froides, la salle du trône du souverain dérisoire
pour enfin, atteindre la salle des machines. La chaîne ascendante
des embryons puis fœtus qui vont vers la naissance en se
développant, croise la chaîne descendante des morts vieux ou
déglingués, mangés aux virus, troués de mitraille, qui retournent
à la poussière.
Tout s'accélère. Et la salle la plus profonde débouche d'un coup
sur les sommets. Il est harassé, en lambeaux. Ses mains saignent
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Émile Noël
Les viocs
un peu. Et là, sur la plus haute cime, neigeuse et silencieuse, il
voit la rose rouge éclatant comme un cri sur ce tapis blanc. Elle
n'a pas d'épines et emplit tout l'espace d'un parfum pénétrant. Il
s'approche pour un baiser magique et se retrouve le nez écrasé
contre le tapis vert pisseux du billard.
Du cyber machin, il venait de passer direct au bistrot de Marco
tel quel, moleskine défoncée, murs crades et écaillés, l'œil fixe
sur les salissures de la porte vitrée des toilettes téléphone.
Schlag était toujours sur l'autoroute.
- Comme si leur autoroute, ça suffisait pas, ils veulent faire une
marina à la place du chantier naval désaffecté avec un Club
Merde pour les touristes. Je suis pas mangeur de bagnoles mais
ivont nous polluer la vie, t'imagines !
- À la télé izondi que c'était surtout le gazoual qui polluait,
précisa Pompon. Et même que les pouvoirs publics i vont faire
la guerre au gazoual, izondi, à la télé.
- Peut-être, grogne Schlag, mais taka aller là où ia une raffinerie
et puis tu verras si ça pue pas aussi, l'essence. L'autjour, je
traversais un bled où ien a une. Eh ben, tu me croiras si tu
voudras, mais je me suis demandé si tout le village s'était pas
mis aux flageolets ou aux gros rouges pour leur chiure con
carne.
- Chiii ll ii, se retint de dire Nab sur le tapis vert, afin d'éviter
une nouvelle canette balistique.
Mais Schlag ne décolérait décidément pas, le front encore plus
bas que d‟habitude. Ce projet d‟autoroute lui bitumait les
méninges. Il tapait le carton si fort qu‟une carte sur deux passait
au travers de la table rafistolée. Marco tremblait pour ses
meubles. Ça ne mouftait pas alentour. Même les mouches. La
clientèle ne stagnait guère. Les habitués suintaient leur glass
dans un silence religieux et sortaient sur les œufs.
- J‟en ai marre de tout ce va-et-vient. Tu devrais fermer Marco.
- C‟est pas l‟heure, Schlag.
- C‟est que ta pendule marche pas comme la mienne.
Pour les initiés : clair. Juste comme Marco glissait le long de son
comptoir pour aller fermer, un grand maigre poussait la porte. Il
la referma derrière lui et resta un moment le regard
panoramique. Il avait le cheveu et les yeux noirs. La barbe rasée
de près lui bleuissait le menton. Une touffe de poils pointait du
col de chemise entrouvert. Un sourire se dessina quand le regard
s‟arrêta sur Schlag. Il se caressa les joues d‟une main droite aux
doigts qui n‟en finissaient pas. Il s‟avança. Schlag n‟avait pas
bronché d‟un cil. Les autres s‟étaient écartés de la table au fur et
à mesure que le grand maigre s‟en approchait. Il s‟assit en face
du bestiau.
- Salut, Schlag.
- Tiens, vla l‟Incorruptible, fit Schlag en ramassant
précautionneusement les cartes. Ia encore eu un coup fourré par
ici.
- Comment t‟as deviné ? ironisa le grand maigre.
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Émile Noël
Les viocs
- Comme ça. Et la flicouze du coin a évidemment rien trouvé.
- Décidément t‟as l‟intuition féminine.
- Pas besoin de se les faire couper pour savoir qu‟ici la maison
Poulaga se divise en trois groupes : les cons, les enfoirés et les
ripoux. C‟est pour ça qu‟on nous flashe super flic blanc persil.
- Ton castel est toujours aussi insonorisé ?
- Ia pas de raison que ça change. J‟aime écouter tranquille de la
belle musique.
- Et ta moquette toujours rouge comme tes murs capitonnés ?
- Dame. Je suis né sous le signe du Taureau.
- Je vois.
La conversation s‟était ainsi poursuivie, le ton était calme, doux,
presque fraternel et le sourire intact. On avait fait le tour des
affaires courantes : les casses, les trafics, les projets
d‟aménagement touristique.
- Bon, alors, keski nous amène l‟Incorruptible, à part qu‟on a du
bon Chablis à la Bonne Bordée ?
- Un certain Gommeux.
- Tiens ?
- T‟as entendu parler ?
- Ouais. l‟était là encore la semaine dernière, je crois bien. J‟ai
lu dans le journal qu‟il était en cavale avec une blondasse de
vingt balais serveuse dans un bar de la côte et qu‟il jouait les
Bonnie and Clyde avec elle. Paraît qu‟ils se sont fait faire aux
pattes dans un quatre étoiles.
- T‟as raison. Mais lui, c‟était pas lui.
- Allons bon. Mais elle, c‟était bien elle, non ?
- T‟occupe. En fait, Gommeux n‟a pas quitté le coin. On l‟a
retrouvé dans une carrière, assez amoché.
- Non ? !
- Si.
- Tiens.
- En plus, il trempait dans la chaux vive. Son état est
désespéré… quasiment. Remarque, logiquement, on aurait dû ne
rien retrouver.
- C‟est ce que je disais à Nab, ia pas si longtemps, la chaux vive
n‟est plus ce qu‟elle était. Le formol non plus d‟ailleurs.
- Tu sais, Schlag, on s‟en occupe à l‟hôpital. On espère bien le
retenir assez longtemps pour qu‟il puisse lâcher la pastille. Tu
trouves que nos flics sont ripoux, enfoirés et cons. Mais côté
connerie, t‟as rien à leur envier.
Schlag n‟avait pas bougé. Il sourit doucement à son tour mais
d‟un seul côté, le droit. Par ses yeux, on pouvait apercevoir la
haute tension lui zigzaguer de foudroyants éclairs dans le crâne.
Le jeu de 52 qu‟il tenait, dans une lente, très lente torsion était
devenu 104.
Et une enquête tout azimut s‟était alors enclenchée.
À l‟entrée de l‟Incorruptible, une immobilité de Musée Grévin
cristallise l‟assemblée dans un silence de glace. Il reste luimême figé un moment sur le pas. Il a toujours le cheveu et les
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Émile Noël
Les viocs
yeux noirs, la barbe rasée de près lui bleuit toujours le menton et
la touffe de poils pointe toujours de sa chemise au col
entrouvert. Mais pas le moindre sourire cette fois, juste un
imperceptible rictus déforme son visage pâle sillonné de rides
profondes quand le regard s‟arrête sur Schlag. Il se caresse la
joue gauche de sa main droite aux doigts qui n‟en finissent pas.
Enfin, il s‟avance.
- Salut tout le monde.
En réponse, un vague grognement de diverses tonalités s‟égrène
alentour parcourant l‟assemblée
- Ça va pas ?
- Koussikoussa, répond Boulboul de sa belle voix grave. Et
vous ? ajoute-t-il avec son sourire dents blanches.
- Pas vraiment non plus.
- Les enquêtes ?
- Aucune de résolue, dans le cirage. La nouvelle municipalité et
le ministre – à qui sera le plus sécuritaire – pressent ma
hiérarchie.
- Vous allez vous retrouver en préretraite si ça continue.
- Ça se pourrait.
- Nous, on est pour rien dans tout ça, Inspecteur. On n‟a jamais
été dans ces coups-là, vous savez.
- J‟imagine.
- Rien qu‟à regarder Schlag, vous voyez dans quel état on est.
On est comme les périphériques d‟un ordinateur gélatine qui
beuguebeugue.
Son sourire s‟élargit – si c‟est encore possible.
L‟Incorruptible répond à son sourire à sa manière, bouche
simple trait courbe aux extrémités relevées. Il bascule lentement
sa tête vers l‟arrière, fixe ironiquement Boulboul à travers les
deux fentes horizontales dessinées de chaque côté de son nez
aquilin.
- Il n‟a pas toujours été comme ça. Gommeux pourrait vous en
parler savamment.
- Paraît qu‟il est toujours dans le diguedigue, commente Pompon
en forme d‟interrogation de sa voix flûtée-graillon.
- En effet.
- Alors, l‟a toujours pas parlé…
- Non.
Comme pensant à autre chose, le grand maigre, regard baissé,
fronce le sourcil.
- Qu‟est-ce qu‟elle a, votre moquette ?
- Elle s‟imbibe, rebondit vivement Boulboul. Elle est pas
alcoolo, rassurez-vous, inspecteur. Ce n‟est que de l‟eau.
D‟ailleurs, elle ne conduit pas.
Il éclate d‟un énorme rire sonore qui résonne comme dans une
église de quartier. Il est bien le seul et devant le regard consterné
des autres, il coupe le son, encore une fois. Mais la jovialité de
Boulboul a décongelé un peu l‟ambiance. Comme si la fine
équipe compatissait aux difficultés de l‟Incorruptible, une
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Émile Noël
Les viocs
conversation relativement cordiale s‟engage, sur fond de
soufflerie geignarde de Schlag.
On évoque le colloque que les Verts avaient organisé dans un
lieu approprié, idéal, trou de verdure où chante la rivière, non
loin du Petit Vieux Port. Belle demeure agricole avec
dépendances, colloque à la ferme en quelque sorte. Tout avait
bien commencé, huilé à l‟amande douce, service d‟ordre à
brassard des plus compétents, non-violent, self-défense
naturelle, bio, taï chi chuan, quoi.
L‟Intérieur les avait pourtant bien avertis d‟un certain risque que
des crânes rasés, tronches au carré avec menton plus large que le
front parce que réfléchissant avec leurs canines, vinssent les
quelque peu déranger.
Avaient souri, les Verts, déclaré l‟assemblée ouverte et les
crânes carrés têtes de peau étaient entrés sans hésiter. Chaînes,
bâtons, accessoires pour castagne hémoglobinateuse. Ce fut le
plus grand carnage de Verts vu depuis la deuxième génération
de têtes rasées.
On était bien là, à l‟époque : bon ensoleillement, verdure, calme,
pittoresque le Petit Vieux Port, la montagne et la mer. Tout ce
qu‟il fallait pour être heureux. Pas de shorts ni d‟adidas
nederland, belgium, english, deutch, parigi… bref, à l‟abri des
hordes nordiques pour le moment. Juste quelques habitués
connaisseurs, dans des maisons high-society, résidences
secondaires pour toutounets huppés.
De la bonne gâche pénarde sous tous rapports, comme aimait à
en plaisanter Schlag.
Pas par hasard que les Verts y soient venus faire leur sauterie
annuelle. On est spécialiste de l‟environnement ou on ne l‟est
pas. Évidemment, cela s‟était plutôt mal terminé. Les têtes de
peau n‟avaient pas laissé grand chose. Quelques écolos
survivants avaient un temps promené, mélancoliques, leurs
emplâtres sur le Petit Vieux Port. La police du coin s‟était
tellement précipitée qu‟elle était juste arrivée pour ramasser les
morceaux. La fliquerie et la mass-médiaterie avaient épongé le
coup au buvard silencieux.
Le tronc de service, au Jité de vingt heures, avait glissé
subrepticement, entre un reportage sur le cul de Nadia Fédora,
mannequin fétiche du grand couturier parisien Hitachi Osakato
et une super enquête sur les trafics d‟influence de Narnard
Moquette qui avait d‟après ce qui se disait, essayé d‟acheter
l‟Élysée au prix d‟une Hachélème : “ Le congrès annuel des
Verts a été perturbé par l‟intervention d‟une bande de loubards
non identifiés. Le calme est maintenant revenu ”.
- Videmment, iavait plus rien, avait ponctué Pompon qui tapait
le carton avec Mario, Nab et Schlag.
- La maison Poulaga, avait remarqué Schlag alors en pleine
forme, c‟est vraiment des cognes châtaignes.
- Et les journaleux, c‟est des mange merde, si tu veux mon avis,
avait tenu à préciser Nab.
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Émile Noël
Les viocs
- Moi, j‟en ai rien à foutre des écolos, avait ajouté Schlag, avec
leur nature, leur bricheton bio et tout le toutim, mais je suis avec
eux paski sont contre l‟autoroute.
- Et pourquoi ça ? s‟était enquit Mario ?
- Pasque, avait conclut Schlag, laconique et péremptoire.
- D‟accord, mais…
- Joue. C‟est ton tour.
Tout le monde avait compris qu‟on avait intérêt à finir la main
en silence. Alors Nab s‟était gentiment tourné vers Mario :
- Tu comprends, si jamais ia l‟autoroute, c‟est le déferlement des
congepeilles et des smicards. Ce sera la mort du job. Finis les
coups fumants dans les villas de l‟arrière-pays. Faudra bosser
24/24 et 7/7 pour ramasser le dixième de la moitié du quart de ce
qu‟on se fait en une petite nocturne dans les collines.
- C‟est vrai ça, avait concédé Mario, jiavais pas pensé. Faut pas
rire avec ça. À la prochaine, je vote écolo.
Mais au fond, tout le monde s‟en était foutu des Verts, même
l‟Incorruptible. C‟était l‟affaire du poulailler local, pas des super
flics ni des visiteurs de villas.
Les vraies grandes affaires : les disparitions, les vidés, la
nympho.
Cela avait commencé par la disparition de la fille au collier de la
fille. C‟était une vulve magnifique, aux lèvres bien ourlées, une
nana formidable, dévouée, sensible, réactive, avec une gamme
de pieds diversifiés. On l‟appelait familièrement la môme
multiorgasme, à la jouissance toujours surprenante, toujours
semblable et sans cesse renouvelée comme la mer : soupirs, cris,
postures, contorsions, soubresauts, halètements, glossolalie
clitheureuse… toutes réactions imprévisibles, même par elle.
Une missive manuscrite sur papier recyclé fut retrouvée dans sa
boîte à lettres : “ J‟ai rêvé de vous. Je vous caressais et,
pardonnez-moi, vous aimiez. C‟était un rêve. Qui donc a osé
prétendre que la vie était un songe ? Signé Buisson fou ”.
Papier recyclé, buisson fou, le rapprochement se fit de luimême. Pour l‟Incorruptible, l‟évidence : un Vert, un écolo, ami
de Romarin et de Glaibeudoux, amoureux fou de la môme
multiorgasme. Il fut aisément retrouvé, avec un alibi en bandes
Veltêtedepeau, enveloppé des cheveux aux orteils, sur un lit de
l‟hôpital ayant accueilli les rescapés du massacre vert.
Plus tard, on avait découvert le cadavre d‟une femme, enfermé
dans un lit-cage déposé sur le trottoir un jour de ramassage des
encombrants. À l‟évidence, ce n‟était pas elle. Dans cet objet
replié couvaient des choses infiniment plus scandaleuses mais
personne ne le savait encore. Pour l‟heure, la fille au collier de
la fille, pauvre môme multiorgasme, avait bel et bien disparu.
Les plus fins limiers avaient chaussé le net et parcouraient le
ouaibe en tous sens, ils craquaient tous les sites à cadavres, en
vain. Devant l‟échec, l‟Incorruptible imaginait déjà la sentence
de sa hiérarchie. Les autres ripoux mâchonnaient rageusement
leur chewing-gum de récup. Et l‟homme au lit-cage, étrange
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Émile Noël
Les viocs
observateur dont on ne connaissait pas le statut – œil du destin
peut-être – qui s‟essuyait les pieds, semblait hésiter à monter
chez lui par l‟escalier docile.
Finalement, on l‟avait retrouvée, la fille, vide, littéralement
vidée. L‟Incorruptible avait tout de suite compris qu‟il avait
affaire à une filière. La femme au lit-cage, elle aussi avait été
retrouvée vidée, à quelque temps de là. On ne s‟en était pas
aperçu sur le coup. Un lit-cage fermé sur une femme vidée fait
assez lit-cage à première vue, un point c‟est tout. On peut
confondre dépouille et restes de vieille couette. Il faut
comprendre, les éboueurs ne sont pas médecins légistes.
L‟Incorruptible comprenait très bien. La filière le préoccupait,
pas les ramasseurs.
Tout était arrivé si vite avec la vague de touristes. On en
retrouvait d‟ailleurs certains de temps à autre, dans les taillis,
vidés eux aussi.
Des enfants disparaissaient. Les rares qu‟on revoyait étaient
vidés comme les femmes et les touristes.
Pompon avait une théorie : c‟était un coup des sectes.
- L‟église de Science au logis ou celle du Cul du soleil
qu‟envoie ses adeptes sur Sirius.
- Keski te fait dire ça ?
- Faut les vider pour que ça aille plus vite.
Nab, découragé, sous le coup d‟une subite pesanteur intérieure,
s‟était laissé aller à regarder plus bas que ses yeux.
L‟Incorruptible y voyait la marque de professionnels de haut
niveau organisés : productivité, flux tendus, business plan. On
pédophilise à l‟intérieur comme à l‟extérieur. On traite des
blanches à l‟export et de la blanche à l‟import. On rentre à
l‟occasion de la gerce du tiers-monde ou de l‟Est qu‟on
trottoirise ou qu‟on refourgue en épouse bon marché…
relativement. Ceux et celles qui ne tiennent pas le coup, on les
vide, tripaille au frigo pour cliniques à la coule.
Les négligences de police et les lenteurs de justice ne facilitaient
pas les investigations. Infatigable, l‟Incorruptible réfléchissait.
En vérité, depuis le tourisme de masse et les infrastructures qu‟il
avait imposées, les puanteurs industrielles réussissaient à
franchir la montagne, s‟infiltrant par le nouveau tunnel. Les
intégristes déposaient leurs bombonnes de gaz. Parmi eux, ceux
qui pensent pensaient dans leurs planques, ceux qui exécutent
exécutaient un peu partout. Les autres, encore plus paumés que
les exécutants, sniffaient de la daube. Les terrifics ados des
banlieues défavorisées et d‟ailleurs déferlaient, manipulés par
les intégristes qui pensent en bombonnes. Les dealers
revendaient dans les caveaux du ciminigolf1 désaffecté. On y
faisait même des crève-parties hyper techno sauvages où les
1
En effet, à l‟initiative de Gloustitch, le nouveau venu, l‟ancienne
municipalité avait transformé le cimetière en minigolf, avec un immense
mais très bref succès. On y reviendra.
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Émile Noël
Les viocs
crânes rases à têtes de peau et à pochettes tricolores avaient
retourné quelques tombes juives.
Bref, le tourisme avait ensemencé sa purulence généralisée. Et
ça n‟allait pas s‟arranger avec la nouvelle municipalité, à la
droite de la droite. La répression menaçait directement la
coupable industrie de Schlag Acolytes and Co. Ses membres
distingués risquaient fort au mieux de finir érémistes, au pire de
calancher d‟hypothermie dans les cartons de l‟hypermarché en
construction.
Pour tout arranger, la fille du milliardaire, dite la nympho, avait
disparu elle aussi, vraisemblablement enlevée pour rançon, car
on ne l‟avait pas retrouvée parmi les vidés.
On se demandait toujours par ailleurs, si la police retrouverait le
tueur maladroit du Chicos. L‟Incorruptible avait laissé ça
comme pour les Verts, à la flicouze du coin. Sa grande affaire
comme l‟on sait : les femmes, les enfants et les touristes vidés.
Et aussi la disparition de la nymphomane des dents de la mer,
fille du milliardaire, pour laquelle les médias tartinaient plein
écran.
Pompon avait affiché son hypothèse double X.
- Vous voulez que je vous diz, cette salope est partie surfer sur
le ouaibe, ouais… pour se faire des squales et des à queue dans
un site porno.
- On dit hackers, minable, avait marmonné Nab, méprisant.
- Possible. Eh ben, je lui craquerais bien le pain fendu.
- Encore faudrait-il savoir où elle est, loquedu. En tout cas,
silence radio avec Schlag sur le coup qu‟on prépare, si tu veux
pas finir en steak haché.
Ils tapaient le carton au soleil de la terrasse avec les autres.
Boulboul, tout sourire selon son habitude, comptait les points.
Schlag n‟avait rien reniflé de ce qui se préparait dans son dos et
ne comprenait pas pourquoi l‟Incorruptible tournait autour de la
Bonne Bordée.
Juste le grand maigre arrivait. Il resta un moment le regard
panoramique, comme à son habitude. Le cheveu et l‟œil toujours
aussi noirs, la barbe rasée de près luisant bleu, la touffe de poils
pointant du col de chemise entrouvert. Un même sourire au
couteau vers Schlag en se caressant les joues de sa main droite
aux doigts sans fin, il s‟approcha. Schlag ne bronchait pas.
Pompon, pour faire diversion, démarra comme s‟il enchaînait.
- Ouais, jte ldis. C‟est la mode du percingue, alors elles se font
trouer de partout.
- On dit peircing, rectifie Nab. Et puis ia pas que les filles ia
aussi les mecs.
- C‟est vrai, renforce Mario, regarde Monsieur Propre, il s‟est
fait percé. Ça lui pend à l‟oreille.
- Ouais, s‟exaspère Pompon, moi aussi je suis percé, mais moi
c‟est naturel, c‟est génétique. J‟ai un trou au cul !
Boulboul éclate, Nab se fripe, les autres se voûtent de honte. Le
silence n‟arrête pas Pompon.
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Émile Noël
Les viocs
- Quand je dis que c‟est surtout les gonzesses, je sais de quoi je
parle. Par exemple, un jour, un mec de la mode pense “ Tiens si
on leur faisait porter des pompes à semelles et à talons
lourdingues balèzes ”. Chtac. Aussi sec, tu vois les ballerines
bambi avec des groles sabots à faire rougir un percheron. Un
autre se dit “ Si on leur filait des caleçons courts ou mi-longs,
multicolores, tagués et tout ”. Toc, t‟as même pas eu le temps de
t‟en jeter un qu‟elles sont déjà toutes en calbar. Et tu pourras
remarquer que c‟est pas celle qui a le cul le plus royal qui le
porte le plus collant. J‟en ai vu une que s‟il avait pas été en
super extensible, son calfouette, on se demande où elle aurait pu
le mettre, son derche. Et encore, côté harnais, ce qu‟elles sont
capables d‟encaisser, jte dis pas tout.
Avisant juste une énorme passante en collants :
- Tiens, regarde ! Eh ben moi je dis que quand on en a un pareil,
on devrait pas avoir le droit de l‟envelopper comme ça.
Et il se met à chanter :
Ta tite culotte
Sur ton gros cul Lolotte
C‟est un problème
Tout dmême !
- Tu serais pas un peu miso, fait Boulboul, le sourire élargi à
trente-deux touches… s‟il n‟en avait pas perdu quelques-unes en
route.
- Toi, laisse tomber les mots au-dessus de ta condition, rétorque
Pompon.
- Raciste ? glisse l‟Incorruptible avec son sourire en apostrophe,
histoire de provoquer un tantinet.
Ça marche.
- Je parle vocabulaire, moi, commissaire, pas couleur de peau !
Et je dis comme je pense. Tiens, vous voyez ces filles là-bas
dans le scouare en train de manger délicatement leur midi le ptit
doigt en l‟air. Eh ben, est-ce que vous empêcherez ma
philosophie de penser qu‟elles se préparent leur joli petit tas de
merde ? !
- Quel scato ! grimace Nab.
- Non, meussieu, moi je suis anostique. Je suis sûr de rien mais
je dis que la plus belle et la plus riche fille du monde quand elle
chie, elle sent la merde ! Voilà ! conclut Pompon, colérique.
- Tu devrais animer les dimanches philosophiques de la Bonne
Bordée, rigole Boulboul, ça ferait sûrement du beau monde.
- La fille la plus riche, comme celle du milliardaire, insinue
l‟Incorruptible.
- Pourquoi vous dites ça ? s‟inquiète Nab.
- Comme ça. Mais c‟est vrai que je m‟intéresse moins à l‟état de
ses intestins qu‟à sa disparition complète. Qu‟en penses-tu,
Schlag
- Moi ? Rien.
Schlag, inhabituellement inerte, contemplait les espaces infinis
dont le silence effrayait déjà Pascal. Nab prit le relais.
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Émile Noël
Les viocs
- C‟est une nymphomane, militante de la maigritude. Je sais
qu‟elle n‟arrêtait pas de mettre ses cheveux derrière ses oreilles
d‟un geste machinal, si ça peut vous rendre service. Mais vous
devriez chercher dans les usines à maigrir, en Suisse ou ailleurs,
je sais pas. La maigreur est dans le vent. On trempe tous dans le
jus mode des journaleux. Moi, mon goût me pousse
irrésistiblement vers les filles élancées. Mon rêve, une fausse
maigre. Et il a fallu que je tombe sur une vraie grosse.
- Je te croyais célibataire.
- Je vous parle d‟il y a un certain temps. Sûr, la cure en usine à
maigrir, le dernier cri. L‟amaigrissement sauvage présente des
dangers. Des filles ont disparu par maigritude excessive. Il faut
savoir ça. Le dernier best-seller explique tout très bien. Il donne
huit solutions pour perdre quatre kilos, quatre solutions pour en
perdre huit, deux pour en perdre seize, une seule pour en perdre
trente-deux et zéro pour en perdre plus. Il n‟y a pas de solution
hypo-pondérale au-dessus de trente-deux kilos à perdre. Pour
quelqu‟un de normal s‟entend. Pour les hyper balèzes, on fait
une péréquation. Ou alors, c‟est toute la personne qui y passe.
On perd la personne avec le poids. C‟est peut-être ce qui est
arrivé à la fille du milliardaire. Vous devriez vous renseigner
auprès du best-seller.
Le sourire de l‟Incorruptible avait fait disparaître ses lèvres. Il
ne lui restait plus que les deux fentes des yeux sur celle de sa
bouche. Il se détourna sans un mot et traversa la rue
distraitement. Un bolide le rata de très peu. La fille au volant,
rageuse, n‟avait pas tenté le moindre évitement.
Pompon suivit l‟événement avec un balancement de tête
découragé, une torsion de bouche désabusée qui lui plissa les
yeux et sans lever son cul de la chaise :
- Passe-lui dessus, conasse ! Pour prendre ton pied, enlève
quand même ta voiture, ça sera plus agréable pour tout le
monde, avait-t-il commenté pour conclure.
Dans sa belle maison, le milliardaire déprimait. Sans nouvelle de
sa fille. Pas la moindre demande de rançon. Il lisait pour
échapper à l‟angoisse. Il lisait. Fatigué. Il lisait. Il était fatigué
de lire. Il comprenait autre chose. Il lisait autre chose que ce
qu‟il lisait. Il leva la tête. Le livre resta ouvert à la dernière page.
Sa lecture l‟avait plongé dans un univers absorbant. Il venait à
l‟évidence de lire un autre livre, comme s‟il l‟avait écrit ou
traduit directement d‟auteur à lecteur, d‟affect à affect, neurone
à neurone. Un texte en appelle un autre. On lit une écriture dans
l‟écriture. Les correspondances sont-elles toujours les mêmes,
stables, justes, fidèles ? Quel itinéraire prend-on au moindre
changement de livre, de chapitre, de page, de ligne, de mot ?
Avait-il lu entre les lignes ? Avait-il changé le livre ? Il se
sentait profondément différent. Où était-il donc ? Il ne se voyait
pas comme il se voyait dans la glace. Il ne se reconnaissait plus.
Cela devait remonter à loin. Longtemps. On trouvait ce genre de
réflexion dans des livres. On ne se reconnaît pas dans la glace
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Émile Noël
Les viocs
avant l‟âge de deux ans. Après un certain âge, on ne se reconnaît
plus non plus. Les deux bouts. Certains ne se reconnaissent
jamais, tout au long de leur vie. Une façon d‟être. D‟être à côté
de soi.
De quoi se plaignait-il ?
Le livre fermé maintenant, paupières closes, plus de feu dans la
cheminée, plus de téléphone, d‟électricité. Sourd, muet, aveugle.
C‟est alors que sa femme était entrée dans la pièce avec un
whisky sur le roc à la main.
- Pourquoi, avait-elle dit, est-ce que tu veux avoir toujours
raison ? As-tu dit à ton psychanalyste que tu voulais toujours
avoir raison ? Ça s‟analyse ça, non ?
Elle ne semblait guère s‟affecter de la disparition de sa fille. Elle
but son whisky en laissant les rocs au fond du verre.
Et pour couronner le tout, le massacre des viocs qui lui non plus,
n‟avait toujours pas été résolu ! Sacré package sur le dos de
l‟Incorruptible et de sa petite équipe, restreinte pour raison
d‟économie budgétaire.
25
Émile Noël
Les viocs
5
NDE number one
À cause de l‟afflux Verts et divers, on avait dû retarder la
fermeture de l‟hôpital du Petit Vieux Port. Angela, venue de ses
Caraïbes comme aide-soignante, pleure seule dans son coin. Ses
yeux arrosent ses joues en silence, un petit soupir de temps en
temps. Elle va visiter Glaibeudoux pour se changer les idées.
Elle ne sait pas pourquoi mais elle aime s‟asseoir à côté de lui.
Ses yeux clos, son visage lisse, le souffle régulier du respirateur,
tout l‟apaise. Elle essuie ses larmes et le regarde, un sourire lui
vient. De quoi rêve-t-il dans son coma tranquille ?
En fait, il revoit jusqu‟à écœurement, passant en boucle quasi
instantanée tant ils sont accélérés, les événements qui l‟ont
conduit où il est :
L‟homme au lit-cage, au comptoir de l‟Estaminet, comme à son
habitude sirote filée sa bière où la mousse persiste.
La fille dans le bistrot se fait secouer par un petit julot, dégueu.
Rien fait aujourd‟hui. Presque. Faudrait bosser la nuit pour
remonter le compteur. Ça allait faire mal. Il lui gliffe la jalte par
trois fois. Elle en a le rimmel au menton.
Scandalisé, Romarin a un geste. Son copain Glaibeudoux le
retient par la manche.
- Si ça te dit de manger les mulots à ton âge.
Sortis intacts du colloque écolo, étaient rentrés là pour se
rafraîchir. Romarin n‟imaginait pas le bistrot entouré du quartier
et le quartier champ de maffia entre deux bandes rivales. Les
flics ? Utopie. Dans le coup, ripoux ou rétamés. On avait
l‟impression désagréable d‟être seul au milieu d‟un grouillement
hostile. Le julot a fait le silence. Plus rien ne bouge.
Glaibeudoux comme les autres, vitrifié dans le polyester
translucide. Romarin se lève avec précaution et se dirige vers le
comptoir. Le julot laisse glisser, casse juste une bouteille contre
le zinc pour faire viril. Le patron fait la gueule, qu‟il s‟empresse
de changer en sourire plastique siccatif. Romarin prend une
bouteille, lève le bras pour faire comme.
Il morfle avant d‟arriver en haut. Romarin l‟Andouille, pense
Glaibeudoux en se levant à son tour. Il va vers la fille.
- Combien ?
Elle regarde craintive le julot qui fait oui des paupières. Elle
embarque.
Dans l‟Estaminet du Petit Vieux Port, l‟homme, accoudé au
comptoir, ne bouge pas d‟une rognure d‟ongle. Il mate le tout,
tranquille. La mousse de sa bière disparue, il sirote encore plus
filé, tout doux entre les dents.
L‟air, frais à cette heure avancée de la nuit, caresse la rue calme,
les façades avenantes, les éclairages enveloppants, la fille
gironde. Glaibeudoux sent la bosse lui pousser dans le pantalon.
Mais sa conscience lui pince les canaux efférents. Il s‟est promis
26
Émile Noël
Les viocs
d‟extraire la fille, de l‟emmener au bout du monde pour la
sauver de la turpitude.
La rue bascule soudain. Il a le ciel étoilé vertical devant lui, le
dos sur le trottoir, troué au premier coin de rue. Une flaque sur
le bitume compatissant. Verdâtre. Verdâtre ?! Pas même un
demi-sel. Un boulot des plus tranches. Un tronc de péquenot qui
coule de la chlorophylle dans ses tuyaux.
L‟homme au lit-cage qui traînait la savate sur le trottoir, ayant
redressé la rue par inadvertance, voit un moment le corps
étendu, pieds en l‟air, sur l‟asphalte vertical. Mais le bitume
reprend très vite sa place et Glaibeudoux, tête en bas ruisselant
vert, ne se détache que le temps d‟un éclair sur le ciel étoilé
avant de s‟écraser dans sa posture initiale. L‟homme s‟essuie les
pieds avec soin, s‟interrogeant sur sa santé mentale, et monte
chez lui par l‟escalier docile.
Et ça recommence, ça tourne et ça tourne s‟accélérant. Puis
brusquement, sans savoir pourquoi ni comment, immobile sur
son lit d‟hôpital, des tuyaux partout, il sort tranquillement de son
corps et se regarde d‟en haut. Il voit les médecins et les
infirmières s‟affairer autour de lui, parler entre eux de la gravité
de son cas.
Il voit son lit de dessus, bascule le tout de quatre-vingt-dix
degrés, histoire de voir comment les médecins vont se ramasser.
Il se désintéresse du spectacle et visionne d‟un coup, pour se
changer les idées, toutes les chambres de l‟hôpital, examine le
toit, voit une adidas dans la gouttière, contemple le panorama du
Petit Vieux Port, remarque même le coup de poing final qui
avait eu raison de la table de La Bonne Bordée, lors d‟une colère
de Schlag.
Il s‟emmanche dans une espèce de tunnel où il se sent aspiré
comme dans une soufflerie à rebours, plonge vers le haut dans
une lumière éclatante et douce, entend de tendres respirations et
une suave musique. Il se sent pénétré d‟une joie indicible et veut
continuer. Mais grand-papa Gratien Glaibeudoux, passé l‟année
dernière, lui barre la route.
“ Pas plus loin, fiston. T‟as pas encore fait tout ce que t‟avais à
faire là-bas bas. Il faut que tu y retournes. Patience, tu
reviendras me voir plus tard. Quand t‟auras fini ”.
Et Glaibeudoux se retrouve, à contrecœur, collé au plafond,
nostalgique de la merveilleuse lumière et de sa belle musique, à
regarder les médecins et les infirmières lui vérifier tous les
tuyaux.
Il répugne à retrouver son corps, reverticalise le plancher pour
les faire sortir au plus vite et attend qu‟ils soient tous partis pour
envisager de se réintégrer.
Maintenant, il savait à quoi s‟en tenir. Il était en train de faire
une NDE. Manie anglosaxone des sigles !: NDE = Near Death
Experience. Le franchouillard, pour faire plus french, tout en
gardant la manie, en avait fait EMI = Expérience de Mort
Imminente.
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Émile Noël
Les viocs
Beaucoup de gens paraît-il, vont là-bas enfin, presque là-bas,
parce qu‟ils en reviennent sans avoir rien demandé mais en
ayant beaucoup vu et entendu et profondément troublés, au point
qu‟ils n‟en reviennent pas d‟en être revenus.
Pour dire, lui, Glaibeudoux, n‟était pas passé loin, pas passé loin
mais pas passé quand même. Que lumière et musique étaient
donc belles ! Faudra y revenir. Pas de bile à se faire, visite et
villégiature assurée.
Il se demandait comment et par où il allait se rentrer dedans
quand il entendit son voisin de chambre, dans un délire
comateux, murmurer des choses peu compréhensibles.
Le hasard avait voulu qu‟il se trouvât dans la chambre voisine
de celle du Gommeux, mis à mal par Schlag. Il était question
d‟un coup fumant chez des viocs .
Il se demanda un moment si ce discours n‟appartenait pas à sa
propre NDE. Il se rendit vite compte que le Gommeux était là,
bien là, dans la réalité et dans un état peu enviable. Il en oublia
presque ses propres misères. Peut-être le Gommeux était-il luimême dans une NDE personnelle.
À y regarder de plus près, Glaibeudoux s‟aperçoit que le pauvre
garçon ne disait pas un mot mais geignait au rythme de sa
ventilation artificielle. Glaibeudoux comprend alors, pour avoir
pourtant entendu le délire comateux, qu‟il venait de visiter dans
la foulée le dedans du Gommeux. A-t-il visité le dedans du
Gommeux ou sa NDE a-t-elle visité la NDE du Gommeux ?
Question.
La NDE est aussi une très bonne machine à voyager dans le
temps. Le voilà qui dérive sans savoir si c‟est dans le futur ou le
passé.
Il voit deux mecs à l‟allure conspiratrice dans l‟Estaminet de la
rue du Gué. Ils préparent un coup où il est question de rectifier
des viocs qui ont fricoté pendant la guerre et de faire chanter une
femme qui a eu un accident de voiture. Un certain Saigneux est
aussi dans le coup comme mercenaire minable et pas fiable.
Voilà maintenant Angela, terrorisée par une sorte de marlou qui
l‟a séduite et lui a fait voler de la morphine et du cannabis
thérapeutique dans la pharmacie de l‟hosto. Il la menace de la
dénoncer si elle ne fait pas tout ce qu‟il veut. Il l‟a obligée à se
faire engager comme aide ménagère chez des viocs où il est
devenu jardinier pour mieux préparer son coup. Angela en
pleurs, Angela en pleurs, Angela en pleurs, Angela en pleurs.
Tout se brouille. Le récit s‟avère par trop fragmentaire.
Alors, fatigué de cette camarde buissonnière, il décide de se
rentrer dedans, se trouve plutôt étroit, s‟y fait et entrouvre les
yeux.
Le plancher redevenu horizontal et la gravité ce qu‟elle était, la
chambre ne présente rien qui sollicite la moindre émotion
esthétique. Puis, tout s‟obscurcit brusquement.
Il dort paisiblement.
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Émile Noël
Les viocs
Angela, au pied du lit, a vraiment oublié ses larmes. Elle est bien
là. Elle sourit doucement en le regardant.
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Émile Noël
Les viocs
6
La dégoulinade de Schlag
Pompon regarde Schlag. Il ne supporte pas. Ça lui plisse le front
jusqu‟à la peau du cou.
- Il est toujours comme ça ?
- Ouais
- Inous rgarde mais inous voit pas.
- Il ne regarde rien du tout, pointe Nab méprisant. Il a mis au
point à l‟infini. Tu vois pas qu‟il a le regard non accommodé ?
- Ça veut dire quoi ? !
- Que tu mles casses.
Schlag change de côté, le canapé gémit dangereusement. Un
court instant, tout le monde cesse de respirer. S‟il allait revenir
comme avant. Mais non, le tas de gras-double pousse un soupir,
pète un grand coup et se fige, le regard fixe. Soulagement dans
l‟assistance.
- Tu crois qu‟il se regarde dedans ? murmura Pompon.
- Faudrait qu‟il y ait kekchoz.
- Où ça ?
- Dedans.
- Méfie. Les pachydermes qui sont fouaques, quand ça se
réveille ça te pète une pyramide d‟un coup de bite.
Nab eut un geste d‟impatience.
- Je suis pas sûr de comprendre ce que tu dis.
Marco et Mario n‟en pipaient pas une. Boulboul se marrait
comme d‟habitude.
- Il est chiant celui-là à toujours se fendre jusqu‟aux écoutilles.
Un de ces jours iva se couper en deux.
C‟était un des fantasmes récurrent chez Pompon, de couper
Boulboul en rondelles pour voir s‟il était blanc à l‟intérieur
comme un radis noir.
En fait, la dépression de Schlag remontait à bien avant cette
histoire de prostate et se découpait sinusoïde, ça monte ça
descend.
D‟abord, avec le déferlement amorcé du temps de la précédente
municipalité qui avait enclenché les transformations que
l‟actuelle bouclait au-delà de toute imagination, des signes
avant-coureurs s‟étaient manifestés sans que la fine équipe n‟y
prenne garde. Cela avait commencé l‟été de la canicule. Pour le
grand rush des vacances, Futon Bisé avait soldé généreusement
ses recommandations. Mais on savait bien qu‟il y aurait des
bouchons, des péages interminables et néanmoins très chers, des
morts sur l‟asphalte, des arnaques dans les restauroutes, des
agressions sur les aires de repos, des filles violées-tuées, des
nederlands, belgiums, englishs, deutchs ou parigis éventrés dans
leur caravane pour trois francs six sous…
Sur la nationale, s‟était passée une chose épouvantable : des
voitures comme des sculptures d‟avant-garde et les feuilles
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Émile Noël
Les viocs
rouges jusqu‟en haut des arbres, avait précisé le tronc du vingt
heures en présentant tout ravi, de belles images.
Même l‟homme au lit-cage hésitait à se promener. Il avait de
plus en plus de mal à se déplier tant le repliement de son meuble
l‟avait informé.
Les commerçants de la plage faisaient la gueule. Pourtant, ça ne
marchait pas si mal, la mer, malgré la crise. Pas assez pour les
BOF, trop aux yeux de Schalg et des copains. Il y avait du
congepeille, de l‟adidas et du short international partout, dans
les rues, le Petit Vieux Port, jusque dans l‟arrière-pays. Du
jamais vu avant les aménagements, l‟autoroute, le pont et tous
ces putains de travaux. Mais alors la plage ! ! Indescriptible ! De
la viande blanche comme du cul bronzé, du nichon flasque
comme du robert pointant, du ventre en tablier de cuisine
comme du pectoral building, du beach volley comme de la
méduse à lunettes de soleil. Et de la planche body ou à voile
comme s‟il en pleuvait.
Bizarre. Pas la moindre dent de la mer.
- Jme mets à leur place. Toute cette bidoche folle ça mcouperait
l‟appétit, maugréait Schlag en mangeant son steak de trois
livres, avec six œufs à cheval et une brouette de frites, à la
terrasse de la Bonne Bordée.
L‟amorce de dépression rendait Schlag boulimique – quand on
pense à ce qu‟était son ordinaire. Nab voyait le moment où
Schlag ne pourrait plus passer dans la rue du Gué, la plus étroite
mais aussi la plus pittoresque du Petit Vieux Port.
Par chance, une déferlante plus goinfre que Schlag, engloutissait
régulièrement deux ou trois humaplanches. Mais hélas, pour
trois macchabées, dix nouveaux venus avec combinaisons
multicolores louées à l‟heure ou à la journée.
Déjà à l‟époque, Nab s‟était autorisé à affirmer que Schlag avait
toujours été con, trop con pour pouvoir s‟adapter à la nouvelle
délinquance.
- C‟est quoi la nouvelle délinquance ? s‟était inquiété Pompon.
Boulboul s‟était avancé tout sourire pour expliquer, mais Nab
avait coupé court.
C‟est pourtant vrai, maintenant, que rien n‟est plus comme
avant : la marina, Marco exproprié traînant sa nostalgie devant
sa Bonne Bordée transformée en pub ultra splach, le TGV
relooké, sièges capitonnés, chiottes parfumées Chanel jusqu‟au
Petit Vieux Port et tout et tout.
- C‟est Carole Pâquerette, la gonzesse à Gérard Dupridieu qui
fait la pub, commente Pompon.
- Ia longtemps kal fait plus ça, note Marco, désabusé.
- Ah, c‟est plus elle.
- Non. Elle, elle fait dans le steak frites de luxe à Paris, avec son
mec plein aux as.
Déjà, de tous ces projets calamiteux, on en parlait, on en parlait,
quand la Bonne Bordée était encore la Bonne Bordée.
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Émile Noël
Les viocs
Le système de réservation informatique perfectionné, deux
personnes par place. Archicomplet, le TGV. Il en montait
encore. Il en montait toujours. La grève venait juste de prendre
fin.
- À présent, commentait Pompon, au comptoir, on peut aller
n‟importe quand dans les chiottes chimiques des trains. Avant,
on pouvait seulement quand le train roulait parce que ça allait
directement sur la voie. Maintenant avec l‟augmentation du
trafic, iaurait tellement de merde sur le ballast que les grandes
vitesses déraperaient et finiraient dans le décor. On lirait dans le
journal : “ Catastrophe - Encore un déraillement merdique ! ”. - Tu vois ça d‟ici, avait-il ajouté en se tournant vers Marco, un
TGV qui défonce la gare, rate l‟Hôtel des Voyageurs et le café
Terminus et vient s‟écraser sur la Bonne Bordée.
- C‟est pas encore demain la veille, avait répliqué placidement le
patron, en essuyant son comptoir.
En effet, dans la petite gare du Petit Vieux Port, on attendait
l‟omnibus qui ne venait pas. Le chef de gare refusait l‟idée qu‟il
fût en retard. Le train était presque là. On l‟entendait dans le
tunnel. Mais il devait être coincé, comme si la montagne avait
serré les fesses pour une raison inconnue.
- Ça serait pas encore un coup des bombonnettes à turban ?
s‟était inquiété Pompon.
- Tu perds tes boulons, avait ricané Marco, qu‟est-ce que les
califes en ont à foutre de notre omnibus ? !
Les humains normaux ne se font pas une pendule d‟un petit
retard d‟omnibus. Mais la vache ponctuelle, elle, qui attendait
son train fut prise de troubles psychosomatiques. Elle cessa de
ruminer et périt d‟aérophagie. Sa sœur jumelle eut le lait qui
cailla dans la mamelle. Quant aux autres de la famille, plus ou
moins folles, elles se mirent à brouter la clôture en barbelé avec
les conséquences qu‟on imagine.
Les travaux en cours avaient par ailleurs déjà pas mal avancé
puisque maintenant, on disposait de tout un réseau ferroviaire
souterrain invisible, capable notamment de passer sous la
Manche. Sur les parois du tunnel apparaissait aux voyageurs,
pour qu‟ils ne s‟ennuient pas durant le voyage, la représentation
virtuelle du vrai paysage qu‟ils traversaient en temps réel,
comme s‟ils le survolaient à cette même vitesse à quelques
mètres du sol ou de l‟eau. On pouvait aussi leur virtualiser
toutes sortes d‟autres paysages ou phénomènes à leur simple
demande.
Ce tunnel avait été construit avec les soins les plus attentifs
concernant la sécurité des passagers. Aussi, quand il se mit à
prendre l‟eau, on ne le crut pas. Tout le monde pensa qu‟il
pleuvait dans le paysage virtuel. Mais on ne tarda pas à
s‟apercevoir que cette pluie virtuelle mouillait vraiment, au
point qu‟elle était capable de remplir le tunnel.
À l‟autre bout du réseau, le TGV filait maintenant à une vitesse
incroyable. Le soleil suivait facile, pourtant. Avant d‟aller se
32
Émile Noël
Les viocs
coucher, il s‟amusait à courir au ras de la forêt aussi vite que le
train. Il n‟est pas aisé de lire le nom des gares qu‟on traverse
dans les trains à grande vitesse. Quand ils se sentirent en
impesanteur, les passagers s‟inquiétèrent. Ils pensèrent à un
nouvel attentat, à un déraillement. Non, ils avaient seulement
atteint la vitesse de libération, ils venaient d‟être satellisés.
Enfin, c‟était des trucs qu‟on racontait dans les médias, histoire
de tremper les gogos dans le salmigondis.
Finalement, l‟omnibus avait réussi à s‟extirper de la montagne.
En train mais encore en voiture, en caravane, en avion, en stop,
les adidas, les nike et les shorts de toutes nationalités étaient
arrivés.
Schlag et les copains les regardaient déferler avec consternation,
surtout Pompon. On n‟en avait jamais tant vu. Tous les
survivants des viols, agressions, massacres, accidents
d‟autoroutes, crashes aériens, naufrages et autres bricoles
migratoires étaient là. On allait vacancer à Camping-surDécharge, avec ses aires de loisirs chimico-radioactives, ses
centres commerciaux de déchets hospitaliers et de rebuts
homéopathiques, ses zones inondables… etc. Tous prêts à
affronter la crue du siècle ou l‟incendie de forêt de légende.
Autant dire que c‟était la fin des haricots pour la fine équipe qui
faisait la gueule à la terrasse de la Bonne Bordée. Devant
l‟invasion de loquedus, les cossus des collines high society
battraient en retraite. On allait vivre la désertification richarde,
la banqueroute des coups fumants.
- Hier encore, izétaient tous dans le métro, avait grinçé Pompon
en dépliant le journal. Dommage que la grève continue pas.
Le Journal racontait, sous des titres énormes, la bombonne et
l‟étendue de la catastrophe.
- Iavait une affluence terrible à stheure-là. Moi, même avec
l‟affluence, j‟aime pas aller en première classe.
- Ien a plus, fit Nab.
- N‟empêche. C‟est à cause des culs. Les culs de première classe
sont plus mous que les culs de deuxième classe. Rien de tel que
le turf pour vous faire un cul, un beau cul de deuxième classe
bien rond, bien prolo, bien ferme. Les culs de première classe…
- Ien a plus, kontdit !
- N‟empêche, c‟est plus mou, plus flasque. En plus, ça doit être
tout blanc. Pouah ! Elles sont assises dessus comme sur un
édredon. Ou alors, elles l‟ont complètement sec et décharné et
elles s‟assoient sur un coin de tête de fémur.
- Mais piskontdit kia pus de premières classes ! éructa Nan au
comble de l‟exaspération.
- Et alors, ça change rien aux culs, s‟entêta Pompon. C‟est
comme les femmes enceintes quand ia de l‟affluence. Je
mrappelle. Avec son ventre, elle tenait la place de deux. Aurait
fallu la faire asseoir. Mais paraît que ça leur fait du bien de
rester debout aux femmes enceintes. Celle-là, t‟appuyais un peu
et il sortait comme une savonnette. Mais avec sa gueule qui
33
Émile Noël
Les viocs
ressemblait à son cul, on pouvait pas savoir de quel côté il allait
sortir. De quoi hésiter. Et d‟abord, keski l‟avait obligée à s‟en
faire foutre une ventrée pareille, à celle-là, s‟excita Pompon tout
d‟un coup.
- Oh hé ! fit Schlag sortant de sa torpeur morose, écrase un peu
avec ton métro.
- C‟est l‟attentat ka tout déclenché, zondit à la télé.
Marco, qui avait fini d‟essuyer son comptoir, venait de radiner
sur la terrasse. Pompon opina du chef.
- Ouais, c‟est le coup du gaz serein.
- Sarin, couillon, rectifia Nab. C‟est chez les Japs. Chez nous,
Butagaz suffit avec kèk clous.
- Et Propagaz ?
- Videmment pareil, tête de nave !
- Et alors, t‟imagines. Quand ia pas grand monde dans le métro,
les branleurs violent des gerces ou déglinguent des viocs et
personne ne bouge. Là, ça bourre et tout le monde fout le camp
dans tous les sens en gueulant.
- Pardon ! Ia les courageux, les dignes, les secourables qui se
dévouent spontanément. T‟as une curieuse idée de l‟humanité et
une drôle de morale pour un pompier bénévole.
- Et alors, ça a rien à voir. Les politicards et le mange merde du
vingt heures, eux aussi i sont dignes et secourables. Il faut faire
kelkeuchoz, idiz.
- Oh hé ! refit reSchlag avant de retomber dans sa retorpeur
remorose.
Ils eurent un petit temps de silence précautionneux. Puis ils
repartirent sur les intégristes, prière à tout bout de champs et à
quatre pattes, pas d‟alcool, pas de ceci, pas de cela…
Mario, qui n‟en n‟avait pas baillé une jusque-là, laissa passer
entre ses dents :
- Ce qu‟ils doivent se faire chier la bite dans la vie, ces cons-là !
- Oh hé ! rerefit rereSchlag. Vous me les brisez avec vos
intégristes ! Ici, c‟est les touristes et les congepeilles qui nous
broutent le gazon.
Mais, il n‟était déjà plus tout à fait lui-même, le gradient
d‟agressivité était très nettement en baisse. Les paupières étaient
si lourdes qu‟il aurait fallu les soulever avec une pincemonseigneur.
Une dernière anecdote illustre bien la dégoulinade de Schlag
dans la transformation de l‟environnement. Au lendemain des
élections municipales qui avaient vu le triomphe de l‟opposition
à la droite de la droite, devenue du coup une écrasante majorité,
le monde allait bizarrement. L‟homme au lit-cage ayant perdu
toute référence orthonormée de l‟espace-temps à quatre
dimensions, semblait fonctionner dans les n dimensions
quantiques peuplées de super cordes. Forme d‟auto-portrait
picassoïde, il ressemblait de plus en plus à un fauteuil roulant,
aussi invraisemblable que cela puisse paraître. Il avait
abandonné la bière pour s‟adonner au whisky.
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Émile Noël
Les viocs
Les tueurs de la bande rivale couraient toujours. Nab s‟était fait
doublé comme un bleu. Il était persuadé qu‟ils avaient kidnappé
la Nympho milliardaire. Schlag, amorti dans ses brumes
moroses, n‟avait rien senti venir. L‟Incorruptible dépassé de
toutes parts s‟en massait les gencives avec une brosse à
chaussures. L‟été torride faisait fumer la mer et calancher sec
dans les hostos et les maisons de retraite.
À l‟ombre d‟un grand pin maritime, Pompon, Mario, Boulboul
somnolaient. Schlag, avachi, dépressif, s‟amollissait, fondait,
dégoulinait. Nab, en posture zen sur son zafu, face à la mer,
pour métaboliser ce cuisant échec méditait profondément avec
des aoun ôm dans les graves tibétains. Inspiré par le Petit Vieux
Port qu‟il apercevait du haut de la colline, il improvisa ce récit
édifiant :
“ Un vieux pêcheur du nom d‟Oscuro Natali, vivait pauvre et
solitaire au pied de la montagne Pelée près de la mer Perdue. Il
faisait toujours de mauvaises pêches bien qu‟il connût tout de
son métier. Inexplicablement car en ce temps-là, la mer ne
connaissait pas les marées noires, les déchets nucléaires ni les
pollutions généralisées de nos jours. Et les poissons, nombreux
et vigoureux, dansaient dans les eaux claires, se jetaient
gaiement dans les filets ou encore mordaient joyeusement aux
hameçons des autres pêcheurs.
Par un bel après-midi de printemps où il faisait moins chaud
qu‟aujourd‟hui alors qu‟il descendait sans illusion vers le Petit
Vieux Port - qui à l‟époque était récent - il trouva dans le bois de
pins qu‟il traversait une robe merveilleuse, toutes de plumes
multicolores, accrochée à une branche.
“ Ce ne serait pas bien de la dérober, j‟imagine ”, pensait-il en
l‟admirant quand sa main s‟en empara sans qu‟il s‟en rendît
compte.
“ Je suis pauvre, se murmura-t-il sa surprise passée, j‟en tirerai
sans doute un bon prix demain au marché ”.
Il rentra chez lui sans aller à la pêche ce jour-là. Il contempla le
soleil décliner sa rougeoyante promesse d‟or et s‟endormit avec
cet espoir. Une belle jeune fille vint dans son rêve.
“ Je suis d‟En Haut, lui dit-elle. Je visitais la terre. Tu as pris ma
robe et je ne peux remonter sans elle. Rends-la moi, s‟il te
plait. ”
“ Vous vous trompez, mademoiselle, rusa-t-il. Je n‟ai rien pris
du tout. Mais puisque vous êtes chez moi, hospitalité fait loi.
Soyez la bienvenue et je vous prie de partager ma couche ”.
Il allait l‟enlacer quand il se réveilla.
“ J‟ai volé un vêtement précieux, j‟ai menti à un ange, je crois
bien. J‟ai même voulu forniquer avec. Il se pourrait que cela ne
semble pas très convenable et ne soit que médiocrement
apprécié là-haut, médita-t-il, dubitatif, en se grattant le crâne. Si
je ne lui rends pas sa robe, elle ne pourra pas retourner et mourra
sur terre. Cela ne vaudrait rien de bon pour mon avenir, je
pense ”.
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Émile Noël
Les viocs
L‟aube le trouva à se gratter la tête.
Ce même matin allant vers la plage, il rencontra la jeune fille en
larmes sous le pin. Il s‟excusa et lui rendit sa robe. On dit
qu‟alors, au comble de la joie après un décollage vertical, elle
entama une lambada céleste qui se poursuivit au-delà des nuages
et que le vieux pêcheur entra en extase.
Une légende affirme encore qu‟il ne cessa plus de faire des
pêches miraculeuses et devint ainsi l‟homme le plus riche de la
contrée. Mais un autre son de cloche, plus discret, murmure
qu‟il n‟y eut rien de changé pour lui. Que la fille n‟était pas un
ange. Et qu‟il aurait mieux fait d‟en profiter et de vendre la robe.
Je vous laisse le soin d‟en débattre en vous-même et d‟en
décider ”.
Pompon, Mario, Boulboul souriaient doucement aux anges. Nab
crut apercevoir un lit-cage en train de se promener en bas sur la
plage. Tout se brouilla. L‟arbre où s‟appuyait Schlag, en se
couchant, fit se verticaliser la mer.
Pourtant, Pompon, Mario, Boulboul continuaient de sourire
doucement.
- Fais chier avec tes couillonnades en guimauve, avait geint
Schlag dégoulinant et lugubre, se grattant la braguette.
À l‟époque, il réagissait encore poussivement pour exprimer sa
lassitude mais c‟était vraiment le chant du cygne.
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Émile Noël
Les viocs
7
Synchronicité
Évidemment, la hiérarchie s‟étonnait que l‟Incorruptible, de
réputation si intègre, sagace et perspicace, n‟ait pas encore
réussi à démêler l‟écheveau, pensant qu‟il avait maintenant
toutes les cartes en main.
Grave erreur, les choses étaient à la fois plus complexes et plus
compliquées.
Curieux comme la désagrégation d‟un environnement peut
retentir sur les habitants . Il n‟y avait pas que le parallèle entre la
profanation du Petit Vieux Port par des intérêts économiques
sacrilèges sans scrupule mus seulement par la logique du profit
et la dégoulinade de Schlag, chef de bande, puissant géant
vindicatif mué en quintal de gélatine. Beaucoup d‟autres
coïncidences flottaient dans l‟air : castagnes, têtes rases, viols,
assassinats, trafics d‟organes, enlèvements, parallèlement à
l‟éventration commerciale d‟un site merveilleux jusque-là
épargné. Relation de cause à effet, simple corrélation ? Effet litcage ?
Infiniment plus subtil, appel des profondeurs : synchronicité ! !
L‟Incorruptible ne s‟y trompait pas. Tout semblait conforter
l‟hypothèse de Kepler sur ce qu‟il nommait “ l‟hérédité
planétaire ”. Sans doute, le commun ne pouvait pas voir
immédiatement la relation avec la succession des événements
sur le Petit Vieux Port. La subtile intuition de l‟inspecteur lui
faisait subodorer une réalité cachée.
Il entra dans une profonde méditation alimentée par une
imposante documentation Il remonta jusqu‟à cette fameuse
hypothèse d‟hérédité planétaire que les récentes recherches
obstétriques relayaient. En fait, le fœtus choisirait le moment de
sa venue au monde en fonction des configurations astrales. C‟est
ainsi que pour l‟astrologie, les astres agissent au moment même
de la naissance. Ce rendez-vous réussi suppose une perception
de la situation planétaire peu croyable de la part de l‟enfant à
naître. Pourtant, certaines naissances coïncidant avec des
moments astronomiques précis ne résultent peut-être pas des
seuls effets du hasard. Sans doute existe-t-il une dimension
biologique et héréditaire de la sensibilité aux astres. C‟est là que
la notion de synchronicité devient éclairante qui comme la Table
d‟Émeraude, suppose l‟identité entre “ ce qui est en haut et ce
qui est en bas ”.
La pensée de l‟Incorruptible cheminait dans d‟étranges
labyrinthes. À la fin du XIXe siècle, les parapsychologues
exploitent les découvertes de l‟électromagnétisme et imaginent
que certaines ondes émises par le cerveau peuvent permettre le
transfert d‟informations entre un inconscient et un autre
inconscient, éventuellement d‟une communauté voire d‟un
paysage.
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Émile Noël
Les viocs
Au début des années 50, Jung en tant que théoricien de certains
phénomènes
propose avec Wolfgang Pauli, Prix Nobel de
Physique 1945, une théorie explicative de cette synchronicité
dans laquelle il est dit que “ les entorses au déterminisme que
supposent de tels phénomènes seraient compatibles avec l‟idée,
admise par la mécanique quantique, qui pose que „la causalité
n‟est pas une vérité axiomatique mais statistique‟.
L‟inspecteur sentait comme un vertige le prendre mais il ne
pouvait empêcher sa pensée de pénétrer l‟étrange où se
réconcilie la mécanique quantique avec le déterminisme
classique en postulant l‟existence de variables cachées non
locales.
- Alors tout système physique particulier serait en relation avec
tout le reste de l‟Univers, se murmura l‟Incorruptible. Et cette
cohésion universelle cachée ferait qu‟un changement quantique
dans un système donné entraînerait un changement quantique
dans un autre système qui du point de vue du déterminisme
classique, ne serait pas relié au premier, poursuivit-il
intérieurement. Cela suppose l‟existence d‟entités quantiques,
sans masse, sans énergie qui voyagent hors espace-temps plus
vite que la lumière.
Il sentit une certaine raideur lui venir dans la nuque. Mais sa
pensée, telle ces entités, continuait de fulgurer dans le
fantastique. L‟inconscient de Carl Gustav Jung est une
émanation de cet ordre caché. Pourrait devenir clairvoyant
quelqu‟un dans l‟inconscient de qui un objet, un événement, un
fait serait venu d‟ailleurs. Or, tous les inconscients individuels
s‟enracinent dans un inconscient collectif producteur
d‟archétypes,
représentations
symboliques,
corollaires
psychiques des instincts biologiques. C‟est ainsi qu‟on retrouve
des similitudes chez les individus les plus différents, les peuples
les plus éloignés géographiquement et sans influence mutuelle.
Le vertige se mua en tempête syncopale, l‟inspecteur s‟effondra
sur son bureau.
Nab se sentit brusquement tout chose. Il avait des humanités. Il
avait lu Homère, Virgile, Molière et Tintin. Mais il ignorait tout
de la psychologie des profondeurs. Pourtant, sans qu‟il le sache
ni s‟en aperçoive, l‟inconscient de l‟Incorruptible venait de
percuter le sien, par synchronicité. Et la pensée avait quitté le
cerveau provisoirement inutilisable de l‟inspecteur pour se servir
de celui de Nab à la recherche de corrélations.
D‟abord Gloustitch. L‟ancienne municipalité sentait sa fin
prochaine, les sondages avaient mis en évidence la déception
des citoyens devant une politique de gauche molle libérale, la
mise en route de chantiers comme l‟autoroute ou la Marina. À
l‟approche des municipales, devant le danger de la droite de la
droite, le maire sortant avait fait appel à Gloustitch. un nouveau
venu. Il s'ennuyait dans la vie. Il n'était ni pauvre ni riche, ce qui
ajoutait à son ennui. Avant de venir s'installer sur le Petit Vieux
Port, il fréquentait beaucoup les cimetières. N'étant intégriste en
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Émile Noël
Les viocs
rien, la diversité des tombes le désennuyait un peu. Pas
suffisamment. Il vint là avec l'espoir que le Petit Vieux Port, la
montagne, la mer, le tunnel et le reste le distrairaient. Il fut vite
déçu. D'abord par le cimetière si minuscule qu'on en avait fait
trois fois le tour avant de s'être rendu compte d'y avoir pénétré.
Il rêvassait dans la grisaille. Le maire, le croyant imaginatif, le
nomma conseiller culturel comme il arrive souvent aux
nouveaux venus. Il continua de rêvasser mais en couleur cette
fois. Et un beau crépuscule d'automne - le soleil couchant
empourprait le petit cimetière - il eut une révélation, la vision de
tombes comme autant de trous d'un parcours. C'est ainsi qu'il
inventa le concept de cimini golf, mettant en valeur la richesse
et la diversité des sépultures. Le succès fut foudroyant. Les
touristes faisaient des heures de queue à attendre leur tour d'aller
promener leur club de tombes fraîches en caveaux éternels.
Même Schlag, Pompon et les autres, médusés, allèrent
contempler le spectacle par-dessus le mur sauf Nab qui dut y
faire son trou.
Le succès amena Gloustitch, oublieux de son ennui, à exploiter
le concept, comme on dit. Il élimina de son champ d'étude tous
les cimetières militaires d'un parcours trop monotone.
Il conçut successivement le cimini golf village, le grand cimini
golf bourgade, puis le super cimini golf ville et enfin l'hyper
cimini golf mégalopole.
Le succès fut tel qu'Euro Disney dût déposer son bilan.
Le maire crut la partie gagnée. Mais les touristes du Petit Vieux
Port s'étaient bizarrement très vite désaffectés du cimini golf.
Sans doute à cause de la modestie du lieu.
- Ia rien que les congepeilles pour afficher des exigences de la
Haute, que les frocs en toile de sac pour prétendre péter dans la
soie et le satin, avait commenté Pompon.
Partout ailleurs dans le monde, le succès était tel que la fortune
de Gloustitch atteignit l'inestimable. Il avait depuis, monté une
agence de new tourisme qui offrait des visites d'atolls atomiques
avec ou sans explosion, des voyages en avion détourné qui avec
un supplément, pouvait aller jusqu'à s'écraser, des séjours en
cyclones, inondations, avalanches, tremblements de terre. Il y
avait aussi une section de tourisme extraterrestre. On pouvait
retenir sa place pour Mars. La lune, déjà trop courue, avait été
mise de côté à cause de l'interminable liste d'attente. Curieux
comme un site à vocation touristique par son charme, son
originalité et sa tranquillité, perd sa vocation en le devenant
effectivement, touristique, et comme les touristes s'acharnent à
envahir ce lieu qui a cessé d'exister comme tel par leur seule
présence.
Quant à lui, nostalgique, revenu à ses rêvasseries, il préférait
vivre avec Elle l'exotisme et les solitudes des randonnées
romantiques. La belle Hispano décapotée gravissait lentement
les lacets qui serpentaient jusqu'au cratère de la montagne
endormie. Tous deux, vêtus à la belle époque - lui casquette et
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Émile Noël
Les viocs
lunettes, elle chapeau fleuri à la main, longs cheveux flottant au
vent - heureux, ils regardaient s'approcher les rares fumerolles
que le volcan soupirait dans son sommeil.
L'Hispano se gara tout en haut. Elle descendit, robe de dentelle
blanche, ombrelle et grand chapeau. Il la contempla un moment,
devinant son corps magnifique dans les translucidités de la robe.
Il la suivit, pantalon à sous-pieds et redingote cintrée, au bord du
cratère. Proches de l'extase, ils contemplaient l'admirable
paysage et le ciel sans nuage comme leur amour quand le volcan
éternua.
La mass-médiatrie ne s‟intéressa guère à l‟éruption, car,
synchronicité, la municipalité sortante venait juste de se faire
écraser par la droite de la droite qui s‟empressa de remédier à
cette désaffection par une mesure radicale. Elle entoura le petit
cimetière d‟un haut mur avec cul de bouteilles, barbelés
électrifiés, miradors et sentinelles. Seuls les citoyens
autochtones de souche munis de papiers adéquats pouvaient y
pénétrer. Et quiconque entrait par effraction n‟avait plus aucune
chance d‟en sortir, les maccabs encore moins.
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Émile Noël
Les viocs
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Le quart d‟heure du Saigneux
Il serait sans doute souhaitable de remettre un peu d‟ordre dans
tout ce fatras d‟événements pour tenter d‟établir une certaine
chronologie. Nécessaire en effet, de remonter en amont pour
mieux comprendre les effets actuels de cette synchronicité dont
les prémices comme toute dimension cachée, cheminèrent
inaperçues.
Au lendemain du colloque des Verts, se glissant la fin de sa
bière devenue définitivement sans mousse au comptoir de
l‟Estaminet, l‟homme au lit-cage n'avait rien perdu du massacre
de Romarin. Dans la rue, il avait suivi des yeux la fille et
Glaibeudoux et assisté à la saigne sur le trottoir avant de
s'essuyer les pieds pour remonter chez lui, espérant que son mur
serait resté en place.
Dès le lendemain, la fliquerie s'intéressait à l'extermination de
Romarin et Glaibeudoux, entravant grandement l'artisanat de
Schlag qui se voyait contraint de taper le carton avec Nab,
Mario et Pompon, histoire de se donner contenance. Cela
pouvait intriguer les képis ripoux du coin mais n'en comptait pas
une goutte à l'Incorruptible. L'Incorruptible, l'inspecteur le plus
chiant de la région, le vrai caillou dans la godasse de Schlag, le
grain de sable qui enrayait le moteur de sa PME.
À sa façon de cogner le carton, on comprenait que Schlag n'était
pas d'humeur à éplucher un œuf à la coque. C‟était encore le
temps de sa splendeur et il n‟imaginait pas ce qui l‟attendait.
- Si je connaissais le têtard de sangsue…!
Il ne s'embarrassait jamais de vraisemblance zoologique pour
exprimer ses sentiments envers les enfants de putains qui lui
brouillaient la soupe.
L'homme au lit-cage, venu lipper une bière sans mousse à la
Bonne Bordée, n'avait eu aucun mal à insinuer que c'était un
coup du Saigneux dit La Gourme, le frère jumeau du même œuf
du Gommeux. Le Saigneux était aussi vicelard que son frangin
naturliche bicose jumeau du même œuf mais bizarrement,
beaucoup plus balourd, bestiaux, expéditif et con.
- …Foiré, fit Schlag, va être sa fête !
Il abattit sa dernière carte. Le pied le plus faible de la table
rendit l'âme. Les autres joueurs eurent juste le temps de s'écarter
pour éviter les godets et le pastaga qui se répandit sur le lino
façon mosaïque.
Renseignements pris, si Romarin était ratatiné definitiveli, en
revanche Glaibeudoux avait été transporté à l'hosto dans le
diguedigue. Il était dans le coma et les toubibs semblaient penser
qu'il n'allait pas tarder à le dépasser.
- M'en fous, grinça Schlag, ki dépasse ski veut. La chiasse, c'est
le poulet…
- L'Incorruptible, glissa Nab.
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Émile Noël
Les viocs
- Ouais, fit Schlag, qui va caqueter dans le coin jusqu'à ski
trouve un coupable.
- Yaka lui donner le Saigneux, fit Nab.
Le regard de Schlag suffit. Nab passa sous ce qui restait de
table, pour aller pisser un coup aux gogs.
- Ça se règle entre nous. Jva lui refiler une de ces tourlousines ki
s'en rappellera comme son Gommeux de frangin qu'est à l'hosto
en ce moment.
On n‟eut aucun mal à récupérer le paquet à l‟Estaminet de la rue
du Gué et le ramener à la Bonne Bordée. Shlag faisait craquer
ses doigts.
- Moi ? demanda faiblement le Saigneux, en serrant les miches
et le trougne à zéro.
Schlag n'ouvrit pas la bouche. Tout était dans le regard.
Le Saigneux dit la Gourme dit encore la Teigne s'approcha au
compte-goutte. Ça faisait bravo dans le pantalon.
- Jte jure, Schlag… bon d'accord, c'est moi, j'aurais pas dû. Jme
suis laissé emporter. J'ai le sang qui bouille trop vite, je sais.
Mais jte jure, j'ai pas laissé la moindre trace.
Il y eut un silence qui pesait autant que Schlag, peut-être plus.
- Alors pourquoi que le patron dla Bonne Bordée a eu un max
d'emmerdes et pourquoi que l'Incorruptible vient nous brouter
les rogatons ?
Schlag laissait ramper les mots entre ses dents avec une lenteur
vipérine. Ses yeux n'étaient plus que deux fentes horizontales. Il
craqua encore des phalanges. Tous comprirent au tonnerre des
doigts que l'orage chauffait.
- Jte jure, Schlag que j'ai tout fait propre.
- Alors pourquoi que l'Incorruptible a ramassé un certain
Romarin le jabot ouvert d'une oreille à l'autre ?
- Ça, c'est pas moi !
- Et pourquoi qu'un certain autre Glaibeudoux a été retrouvé à
l'hosto et que le journal dit qu'il a dépassé son coma ?
- Chépas, Schlag, jte jure.
La montagne souleva lentement son énorme cul du tabouret qui
poussa un soupir de soulagement. Le Saigneux pâlichonna du
coup, tout le blood venait de lui tomber aux talons.
- Tu serais pas en train de me cacher quelque chose? fit Schlag.
- Non, bredouilla le Saigneux.
- Tu serais pas en train de préparer un coup fourré dans mon
dos ? refit Schlag.
- Non, rebredouilla le Saigneux.
- Pourtant, mon petit doigt m'a dit…, s'interrompit Schlag en
dressant son auriculaire gauche de la taille d'un saucisson
d‟Auvergne. Avec son sourire de coyote, il attendait calme.
- Quoi ? Rien, jte jure, rien. Ia rien, tremblota le Saigneux.
L'auriculaire gauche toujours en l'air, Schlag alpagua Nab de sa
main droite pour selon l'habitude, le monter à sa hauteur. Les
yeux du Saigneux lui sortaient des paupières. Cet empaillé de
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Émile Noël
Les viocs
bas duc aurait-il vendu une mèche quelconque du coup qui se
préparait chez les viocs ? Nab grimaçait, fripé de partout comme
un prématuré pédalant dans le vide. Son cerveau bouillonnait.
Ses idées menaient un stock-car infernal. Elles faisaient un tel
vacarme qu'il avait l'impression que Schlag entendait. Même
qu'il serait pas télépathe. Il fallait arrêter de penser. Nab ne
pensait plus qu'à ne plus penser.
- Tu sais que j'ai pas confiance dans le Saigneux, fit Schlag.
- Oui, fit Nab.
- Tu sais que ce peigne-cul de Saigneux est aussi vachard que
son jumeau de Gommeux mais en plus con, plus brutal et plus
vicelard, fit Schlag.
- Oui, fit Nab.
- Eh ben, j'ai comme une intuition. Tu serais pas assez pourri
pour être quand même dans un coup avec lui, fit Schlag.
- Non, jte jure, Schlag, jte jure non, fit Nab en pagayant des
quatre.
Schlag fit comme s'il avait été convaincu. Il ouvrit la main qui
tenait. Le petit cul de Nab alla percuter le coin du tabouret avant
de s'écraser sur le lino façon mosaïque. Il eut l'impression
d'avoir le fion concassé, pulvérisé. La douleur lui remonta
jusqu'aux amygdales. Le souffle coupé, les yeux mi-clos, il
n'avait même plus la force de pleurnicher.
Le Saigneux, complètement transparent, se confondait avec les
salissures de la porte vitrée des toilettes téléphone.
Quelque temps auparavant, Nab, en vernissant son ongle noir,
avait eu une vilaine pensée pour le Gommeux bien qu'il en eût
eu besoin pour ce qu'il mijotait alors. Mais, quoi qu'il fût arrivé à
cet enfoiré, il ne parvenait pas à ressentir la plus petite lichette
de pitié. Le Gommeux lui sortit très vite de la tête.
Le vrai cerveau de Schlag, c'était Nab. Il devrait se fourguer ça
dans le crâne, pensait Nab le plus silencieusement possible, en
faisant attention à ce que pas la moindre goutte de pensée ne
suinte, sinon le double quintal de bidoche qui somnolait tout
près en ferait du rititouratanab pour les cats.
N'empêche oui, il devrait, se repensa Nab tout aussi
discrètement. Il se vit enfermé dans ce crâne obtus, il regardait
le monde par ces yeux globuleux et délavés avec des veines
rouges dans le blanc. Il frissonna d'horreur mais se reprit aussitôt
de peur d'être découvert. Iapapire, se sussura-t-il mutitement,
toujours l'habitude de ne rien laisser filtrer. Il avait beau être
Nab, il ne tiendrait pas, il étoufferait dans ce crâne de piaf. Il ne
put se retenir de refrissonner.
Schlag était le chef, peut-être. Seulement à cause de son quintal
et demi les jours de régime et de ses va-te-laver à doigts comme
des deltaplanes. Mais pour ce qui est du chou, nib. Fallait Nab.
Nab c'était le vrai cerveau de Schlag. Schlag n'en conviendrait
jamais. Il était trop con pour s'en rendre compte.
Nab en avait un peu marre de phosphorer pour ce gros steak
haché. Il avait décidé de monter un coup pour son compte. Un
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Les viocs
casse chez des viocs. L'Incorruptible n'y verrait que du bleu. Ça
retomberait sur le dos de Schlag. Il l'avait assez large. C'était un
coup en rapport, sans qu'on sache pourquoi ni comment avec les
révélations de Glaibeudoux à l'hosto. Un coup fumant mais un
peu délicat. Le Gommeux - la mauvaise pensée revint - n'était
plus là pour faire parler les viocs. Et son frangin, le Saigneux,
dit la Gourme, dit encore la Teigne, manquait de finesse pour la
torture. Et pour la discrétion, Mario et Pompon étaient-ils aussi
imperméables que ça ?
Problème.
Si Schlag avait été plus négociable au moins. Mais avec lui, on
ne savait jamais quoi. Tout de même, faudrait qu'il soit un vrai
con pour se séparer de Nab, pour le schlaguer. Mais justement
Schlag était un vrai con, plus vrai que vrai, rien de virtuel, le
parangon de la réalité du con. En le considérant, Nab fut saisi
par la similitude formelle d'un cerveau et d'un cul. Sans pousser
plus avant l'examen de structure, l'idée lui vint qu'un cul pourrait
penser. Il fut pris d'un vertige en essayant d'en mesurer toutes les
implications potentielles. Par ailleurs, s'il était difficile
d'admettre un cerveau péteur, il n'était pas déraisonnable
d'imaginer que sa production pût être excrémentielle. Et le
parallèle se fit avec les intestins, un cerveau intestin, intestin
labyrinthe, cerveau labyrinthe, d'où sortirait l'identique.
- Pas rassurant.
Cette fois, cela lui avait échappé sonorement. Tout bas, tout bas.
N'empêche. Il regarda alentour. Personne. Et Schlag semblait
somnoler encore. Ouf !
Semblait seulement. Le tas s'ébroua, prit Nab par le coltar avec
trois doigts de la main gauche, comme à l‟habitude.
- Keskè pas rassurant, fit Schalg.
- Rien Schlag. J'ai pas dit rassurant, fit Nab.
- Ah fit Schlag.
- Non, fit Nab.
- Jsuis pas sourd, fit Schlag.
- Jte jure. J'ai dit j'ai perdu mon surin, fit Nab.
- Ah, fit Schlag.
- Oui, fit Nab.
- Ah, jcroyais, fit Schlag.
- Sûr, Schlag, fit Nab.
- Pourquoi que tu te vernis stongle ? fit Schlag.
- Pasqu'il est noir, fit Nab.
- Et pourquoi qu'il est noir, fit Schlag.
- Paske je mle suis coincé hier dans la portière de la voiture, fit
Nab, avec encore une mauvaise pensée pour le Gommeux.
- Ah, fit Schlag.
Il lâcha resec reNab qui repris le recoin de la retable dans le
refion.
- Aiaiaille Schlag ,hurla Nab.
- Eh ben quoi, Nab, fit Schlag.
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Les viocs
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Noces de diamant
Ce soir-là, le vioc essayait de manger sa soupe, mais le
vermicelle lui glissait à travers le dentier désajusté auquel
manquaient deux ou trois dents et retombait dans l'assiette en
éclaboussant.
- Vieux cochon ! glapissait la vioque, taka aspirer comme si
c'était des spaghettis.
Il aspira. Fausse route. Cela passa par le mauvais tuyau. Il faillit
étouffer mais réussit, violacé jusqu'à la peau du crâne, à
pulvériser toute la table.
- T'es plus dégueulasse qu'un régiment de bousiers, avait gloussé
la vioque qui avait du mal à dissimuler sa jubilation. Elle avait
trouvé ce nouveau truc tout récemment et le jugeait beaucoup
plus amusant que le précédent. Avant, elle lui faisait plusieurs
fois par semaine de la soupe à l'oseille qui lui donnait une
chiasse terrible. Elle s'avisa tout à coup qu'elle pourrait bien lui
faire une soupe à l'oseille au vermicelle.
Le lendemain, toute la famille admirative, attendrie et
émerveillée devait se réunir pour les entourer et fêter leurs noces
de diamant.
Blandine de Vilmur, épouse du célèbre chirurgien Gontran de
Vilmur, médecin chef de l‟hôpital, était nerveuse au volant de sa
voiture. Elle avait consacré beaucoup de temps à l‟achat des
cadeaux et craignait d‟être en retard. Elle devait repasser chez
elle pour se préparer, se faire belle. Blandine était la petite-fille
d‟Arsène et Léontine Grouillard épouse Tarquin, les viocs.
Elle connaissait bien l‟intransigeance de son harpagone de
grand-mère. Le moindre retard pouvait compromettre l‟héritage.
Elle roulait très vite, trop. Elle ne vit pas la petite qui traversait
sur le passage piéton.
La rue était déserte, du moins l‟avait-elle cru. Mais dans l‟ombre
crépusculaire, une silhouette sortit son portable, signala
l‟accident et le délit de fuite puis s‟éloigna tranquillement. Son
passage sous le lampadaire, au coin, révéla l‟homme que l‟on
avait déjà vu dans l‟Estaminet de la rue du Gué. Il s‟y dirigea
d‟ailleurs, de son pas tranquille et balancé, où il rejoignit un
personnage au visage d‟aigle et au sourire en point virgule.
Au jité de vingt heures, le tronc ne souffla pas un mot de la mort
de la petite. C‟était encore trop tôt. Le lendemain matin
seulement, la radio annonça l‟arrestation d‟une espèce de
zigouigoui qui revenait d‟une rave party dans une voiture volée
et cabossée. Il niait férocement. Mais c‟était l‟évidence pour la
police que cela ne pouvait être que cet intello qui prétendait
changer le monde en se tapant des pétards et en se balançant
comme un schizo sur les boums boums d‟une boîte à rythme
avec des milliers d‟autres têtards débiles, approuvés par des
politicaillons démagos et opportunistes. Comme le Beaujolais, le
nouveau jeune était arrivé ! Il était en garde-à-vue.
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Blandine, arrivée à la maison, dissimula dans la précipitation au
mari qui s‟impatientait, l‟émotion panique qui l‟étreignait. Elle
ne souffla mot de l‟accident, se prépara fébrilement et proposa
d‟utiliser la voiture de Gontran. Ils embarquèrent chargés de
fleurs et de cadeaux. Il fallait soigner les viocs, surtout elle,
pingre, revêche et méchante. Depuis que le vioc était partie en
quenouille, elle tenait fermement les rênes du pouvoir et les
cordons de la bourse. Le magot, loin d‟être négligeable selon la
rumeur sans que l‟on en sache exactement le montant et
l‟origine, sollicitait les plus chaudes attentions. Les parents de
Blandine étaient morts dans un accident de voiture : le père avait
fauché un abribus et ses occupants à cent cinquante en sens
interdit. Elle était la seule héritière. L‟héritage sauterait donc
une génération comme il arrive parfois en génétique pour
certaines pathologies.
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Correspondance
Hyper ordonné, le bureau du commissaire, pas un papier ne
traîne : téléphone, fax, ordinateur. Silence. Une porte capitonnée
isole des collaborateurs. On ne fume pas dans le service.
L‟équipe travaille dans une ruche nickel.
Il est seul pour le moment à compulser les dossiers qu‟il vient de
recevoir. Un temps, son menton disparaît dans la paume de sa
main gauche aux longs doigts effilés tandis que sa main droite
repose à la pliure du coude gauche. Son regard est à l‟infini. Il
réfléchit.
Non seulement l‟Incorruptible croit en la synchronicité comme
mode de connexion étranger à la relation causale mais il est
convaincu qu‟une mystérieuse correspondance relie tous les
événements disparates auxquels il est présentement confronté. Il
s‟agit donc d‟élaborer le système de relations existant entre ces
différentes affaires apparemment sans lien.
Jacques Vachard - “ porte bien son nom, …Foooiiiré ”, avait en
son temps de splendeur glissé Schlag à sa manière, entre les
dents - dit l‟Incorruptible - a gravi tous les échelons, par la voie
des nouveaux grades, capitaine, commandant et maintenant
commissaire. Ce qu‟ignorait la fine équipe qui continue à voir
en lui l‟Incorruptible inspecteur.
Son accession à cette distinction n‟a en rien affecté son
incorruptibilité. Il est toujours aussi redoutable, long, fin, racé,
flegmatique, ironique, cultivé, psychologue, d‟un méticuleux à
la Sherlock Holmes, méthodique, utilisant ses petites cellules
grises aussi bien qu‟Hercule Poirot, distingué, smart dans ses
tenues négligées, capable de dire les pires grossièretés avec
grâce et distinction.
Olpich ! Pompon dixit de lui. Personne n‟a jamais su ce qu‟il
voulait dire par là. Quand on lui demande, il répond : Chais pas,
c‟est ma mère qui disait ça quand elle voyait des gens de la
Haute.
Au départ, l‟équipe de l‟Incorruptible se limitait à lui et à deux
collaborateurs, Tardivelle et Gourdefleau, flics de base n‟ayant
pas spécialement inventé l‟eau chaude parce que c‟était déjà fait
ni l‟eau tiède d‟ailleurs parce que l‟eau chaude refroidit d‟ellemême, élémentaire principe de thermodynamique. L‟inspecteur
Vachard ayant gravi tous les échelons jusqu‟au grade de
commissaire, les avait aspirés dans la foulée jusqu‟à la
nomination de sergents. Aucun d‟eux n‟avait pu dépasser cette
gradation déjà à bout de souffle par cette ascension inopinée
autant qu‟inattendue.
Devant l‟amplitude que prenait l‟affaire, les soupçons et craintes
de grand banditisme, de maffias internationales voire de
terrorisme qu‟elle faisait naître en Haut Lieu et même en Très
Haut Lieu, on avait dépêché auprès de l‟Incorruptible deux
cerveaux détachés en secret de la “ Piscine ”, pour le seconder
47
Émile Noël
Les viocs
dans les investigations qui s‟avéraient complexes et
dangereuses. Notamment, depuis les effondrements de tours, les
explosions de trains, les menaces enturbannées et les
disséminations d‟armes de destruction massive dans des caves à
pétrole, toutes choses très professionnelles autrement
inquiétantes que des bombonnettes à gaz de RER. Le capitaine
Joseph Balafon et le commandant Stanislas Rondeau avaient
l‟habitude de travailler en binôme, bien qu‟ils ne puissent pas se
sentir. Cette sourde rivalité instaurait une exceptionnelle
créativité de coups en vache et de parades afférentes qui
développait entre eux une saine émulation productrice d‟effets
surprenants, allant quelques fois dans le sens d‟une réussite
éclatante.
Ils avaient l‟un et l‟autre une grande expérience des services
secrets et jouissaient d‟une bonne réputation à la “ Piscine ” où
ils étaient à la fois respectés et source d‟hilarité. Il faut avouer
que leur couple ne manquait pas de pittoresque. On les désignait
sous les diminutifs de Jo et Stan, en référence au comique
laurelhardiesque. Autant Balafon était un longiligne à la peau
sombre de métis, au cheveu abondant et noir, autant Rondeau,
court et rond, la peau blanche, portait une calvitie qui n‟hésitait
pas à rejoindre sa première vertèbre cervicale.
Le parachutage de ces deux étranges, l‟un sombre et sec, l‟autre
blanchâtre et dégoulinant de sueur, interfère avec la complexité
des affaires qui nourrit la méditation de l‟Incorruptible toujours
immobile, comme pétrifié, les yeux au loin. Il a l‟habitude de
travailler dans sa tête et ne voit pas pour le moment où il
pourrait les y mettre. Il leur a donné un bureau, du matériel et
quartier libre. Les civilités d‟accueil indispensables honorées, il
ne les a pratiquement pas revus depuis leur affectation. Ils se
promènent et semblent trouver le Petit Vieux Port à leur goût
comme en témoignent les rapports de Tardivelle et Gourdefleau.
La porte du bureau s‟entrouvre discrètement, deux têtes timides
dans l‟entrebâillement.
- On peut entrer, patron ?
- On a du nouveau.
Tardivelle toujours d‟abord, Gourdefleau ensuite. Ces duettistes
seraient strictement semblables à les confondre : costume strict
bleu nuit, chemise gris perle, cravate bordeaux, mocassins noirs,
semelles de crêpe - si ce n‟était que l‟un est brun aux yeux
sombres et l‟autre vaguement roux aux yeux verts.
- Interpol par les Ergés nous signale la présence récente dans le
coin de deux individus.
- Ils ne sont pas arrivés ensemble, mais dans des temps
rapprochés.
- On n‟a pas voulu nous dire d‟où ils viennent.
- Simplement qu‟on les surveille depuis les attentats.
Tardivelle pose la copie du courriel sécurisé venu de l‟Intérieur,
Gourdefleau le fax portant les photos des deux individus en
question.
48
Émile Noël
Les viocs
L‟Incorruptible a sorti son menton de la paume de sa main
gauche et sa main droite de la pliure du coude gauche avec une
extrême lenteur. Il pousse les documents devant lui, feuillette
sans un mot. Tardivelle et Gourdefleau respectent le silence du
patron un temps, puis :
- Les deux nouveaux devraient en savoir plus. Ils sont en prise
directe avec les Services.
- Après tout c‟est leur boulot.
- Ils sont là ?
- Dans leur bureau. Ils viennent de rentrer.
- De bonne humeur. La promenade a été agréable à croire, ils ne
s‟engueulent pas.
- Dites-leur de venir me voir.
- Bien patron.
En chœur. Ils sortent.
Le commissaire a repris sa méditation dans une variante
posturale, les coudes posés sur le bureau, les mains jointes,
doigts croisés, les deux pouces soutenant la pointe du menton, le
regard au-delà de la ligne bleue des Vosges quand Balafon et
Rondeau entrent
- Bonne la promenade ?
- Très.
- Le reste ?
- À l‟avenant.
- Tout va, la bouffe, le soleil, la plage. Ce devait être un paradis
avant les congepeilles et les adidas internationaux.
- Oui. Et il n‟y avait que de la petite délinquance bien
circonscrite. Le gros Schlag et ses acolytes aujourd‟hui
quasiment réduits à la mendicité, complètement largués par ces
massacres et ces trafics très au-delà de leur capacité. Depuis le
congrès des Verts…
- Rien à voir, simple coïncidence.
- Le problème, c‟est les vieux.
L‟alternance harmonieuse Balafon Rondeau indique leur total
accord dans l‟analyse de la situation. L‟Incorruptible plisse des
yeux, décroise ses doigts.
- Pourquoi ?
Rondeau prend Balafon de vitesse.
- Ils sont sans doute au centre d‟un truc pas clair qui remonte à
loin. Sinon comment expliquer le choix de ce petit coin destiné à
être tranquille, où au pire navigue la délinquance banale que
draine toujours la prospérité, par Ron et Wlad ?
- Ron et Wlad ? !
Cette fois, Rondeau fait courtoisement la passe à Balafon.
- Ronald Donsfeld, un ancien de la Stasi, passé à l‟Ouest juste
après 89. On le perd de vue un moment et on le retrouve à
quelque temps de là, n‟ayant pas perdu en revanche, ses bonnes
relations avec les maffias, russes notamment. Wladimir Putrine,
ancien du KGB lui, également passé à l‟Ouest juste avant
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Émile Noël
Les viocs
Eltsine, perdu de vue et retrouvé en relation avec les mêmes
maffias. À l‟évidence, les deux hommes se connaissent bien.
- Ce n‟est pas un hasard s‟ils sont là tous les deux.
- Apparemment de simples touristes arrivés chacun de leur côté.
Mais se retrouvant régulièrement à “ L‟Estaminet ” de la rue du
Gué.
- Leurs liens avec les maffias n‟est évidemment plus au service
de leur pays. On les soupçonne de prostitution, d‟émigration
clandestine, de trafic de drogue, de femmes et peut-être bien
d‟organes.
- Pas nés de la dernière pluie. On n‟a aucune preuve irréfutable
permettant de les alpaguer.
- On est là pour ça, mais discrets.
- Ils ont pas mal bourlingué pour leur job. Et maintenant …
- La question est : pourquoi là.
- Aucun doute, un lien avec l‟assassinat des viocs.
L‟Incorruptible, de sa main gauche, se caresse très lentement la
joue droite. Long silence. Immobilité respective. Il lève les yeux
vers le plafond puis les regarde alternativement.
- Apparemment c‟est un assassinat crapuleux, d‟une violence
brutale, pas l‟œuvre d‟espions professionnels défroqués. Ils
travaillent plus propre d‟habitude. Pas facile de relier ça aux
autres affaires.
- Vrai. Là un mystère.
- Aussi un indice troublant. Ron s‟est fait engagé récemment
chez les viocs comme jardinier et il a introduit sa maîtresse,
Angela Goyave, comme femme de ménage.
- Alors qu‟elle est aide-soignante à l‟hôpital.
Encore un énorme silence : l‟Incorruptible n‟était pas homme à
lâcher une information sans avoir passé en revue la totalité de
son disque dur cortical.
- Allez-y avec des ballerines de danseuse étoile mais penchezvous attentivement sur le passé des vieux.
Les deux hommes marquèrent leur assentiment d‟un salut de
l‟index gauche au sourcil gauche pour Balafon et d‟un index
droit au sourcil droit pour Rondeau, dévoilant ainsi
inconsciemment leur latéralisation opposée. Ce qui n‟échappa
pas au commissaire.
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Émile Noël
Les viocs
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Chantage
Elle est venue là où il y a l‟automne et l‟hiver, avec ses
diplômes, pour trouver du travail. La galère. Même avec de
beaux diplômes, les peaux noires de langue française ne
trouvent pas facilement. Les droits de l‟homme, liberté, égalité,
fraternité sur le papier. Aide-soignante dans un hôpital en survie
provisoire. Où se rejoignent le ciel et l‟eau, on ne voit pas les
bananiers, seulement parmi quelques nuages, bizarre, l‟image de
Glaibeudoux. La brise comme le respirateur. Les larmes lui
viennent. Elle ne sait pas pourquoi. Angela promène sa nostalgie
du soleil antillais sur la plage d‟ici, un beau jour de reuteuteu.
Elle regarde la mer qui n‟a pas la transparence des tropiques
Mais tout de même la mer et de l‟autre côté, là-bas, le pays.
Il s‟approche d‟elle, lui parle doucement. Elle l‟écoute, deux ou
trois mots. Ils ont marché sur la plage. Elle a réussi à sourire,
enfin.
Ron et Wlad étaient arrivés dans le coin bien trois mois avant
l‟extermination abominable des viocs. Ils avaient loué une
maison qui regardait la mer, une espèce de location d‟été qui se
prolongeait. Ils menaient une vie paisible et les autochtones les
trouvaient plutôt sympathiques. Ils se demandaient parfois s‟il
ne s‟agissait pas d‟homosexuels, deux hommes vivant ensemble.
Mais tout dans leur apparence et leur comportement démentait
l‟occurrence. D‟ailleurs, l‟un d‟eux, le souriant, sortait avec
l‟aide-soignante de l‟hôpital.
Ron, vaguement blond, l‟œil bleu mi-clos, surtout le droit, un
sourire de Bouddha, une démarche ferme et une carrure de
catcheur.
Wlad, brun, regard perçant, visage anguleux, nez d‟aigle,
impassible en toute circonstance.
On les voyait rarement ensemble sauf à l‟Estaminet de la rue du
Gué où ils tapaient quelquefois le carton avec les clients.
Sympathiques, ces deux bizarres, parlant presque sans accent et
se disant en année sabbatique.
Ils attendaient leur heure dans la maison anonyme, cultivant une
vie discrète et les bonnes relations de voisinage. L‟accident
provoqué par Blandine de Vilmur fut l‟aubaine qu‟ils ne
laissèrent pas échapper. Ron, ce soir-là, flânait dans l‟ombre des
arbres qui agrémentent la rue de la Plage quand il vit la voiture
renverser la gamine qui traversait. Coup de frein brutal, choc, le
véhicule fait une marche arrière rapide et repart en trombe pour
se perdre dans la nuit de la rue déserte.
Il a eu le temps de noter l‟immatriculation. Il ne leur fallut pas
longtemps pour trouver la propriétaire et ses liens familiaux. Les
éléments de la stratégie furent vite assemblés. Un petit temps de
latence. Puis, à l‟annonce de l‟arrestation d‟un zigouigoui, un
coup de fil anonyme, un rendez-vous discret de nuit près du
chantier de la marina.
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Émile Noël
Les viocs
Ils l‟emmènent de force dans leur maison discrète pour un
interrogatoire en règle. D‟abord, tout savoir sur la manière de
vivre des viocs. À l‟évidence, elle ne savait pas grand-chose qui
puisse les intéresser.
Alors, elle va rentrer chez elle comme si de rien n‟était. Eux de
leur côté, ne diront rien à personne et laisseront croupir le
Zigouigoui qu‟ils savent parfaitement innocent si et seulement
si, elle arrive à convaincre ses grands-parents d‟engager Ron
comme jardinier et Angela comme aide ménagère.
Ce sera difficile. Car, si le grand-père perd ses légumes et
n‟offre plus guère de résistance, en revanche, la vioque est une
sacrée vacharde parano. Elle n‟a qu‟à la persuader que son grand
âge mérite bien d‟être aidé. La vieille est rapiate grippe-sous.
Que son mari s‟offre à payer les honoraires. Quant à Angela, qui
travaille déjà à l‟hôpital, elle sera bénévole.
On la ramène à sa voiture près du chantier de la marina.
Discrétion, efficacité, qu‟elle se démerde sinon elle ira en
cabane et son chirurgien de mari verra sa carrière brisée
La vioque accepta l‟offre à condition de ne rien payer. Elle y
voyait la possibilité d‟exercer son pouvoir sadique sur esclaves.
Ce qu‟elle ne pouvait avec l‟infirmière diplômée qui visitait son
mari. Or, depuis que le vioc dérivait, elle avait repris
énergiquement pantalons et bottes du pouvoir. Son sang, de
vinaigre, avait tourné à l‟acide chlorhydrique. Elle comprit très
vite qu‟elle ne pourrait rien contre Ron. Elle lui voua une haine
féroce et le tint à distance dans le jardin, à lui hurler dessus de sa
fenêtre.
En revanche avec Angela, elle ré-instaura la belle époque du
coke en stock. Elle lui en fit voir. La pauvre devait en dehors de
son travail harassant à l‟hôpital, lui consacrer tout son temps
libre et subir les pires humiliations.
Elle voulut arrêter net mais Ron avait remplacé le sourire par la
fermeté. Il avait été un temps gentil puis peu à peu exigeant,
méthode souteneur adaptée services secrets. Il la tenait
maintenant bien sous son emprise. Après l‟avoir obligée à visiter
la pharmacie de l‟hôpital pour y subtiliser morphine et autres
analgésiques et psychotropes, il la tenait à sa merci la menaçant
de dénonciation. Il n‟avait décidément rien perdu en l‟art du
chant appris et pratiqué dans son ancienne activité. Quelques
châtaignes et un bras sévèrement tordu avait persuadé la brave
fille de rester dans la place jusqu‟à ce que Ron et Wlad eussent
obtenu les informations dont ils avaient besoin.
Ainsi, Angela leur avaient appris certaines choses sur les
activités antécédentes des viocs car la vioque, entre deux soupes
à l‟oseille et au vermicelle, ne pouvait retenir sa langue. C‟était
une fine salope sans doute, elle parlait à mots couverts, mais on
pouvait y percevoir bien du mystère.
Surtout, certains propos surpris par Angela laissaient entendre
que la vioque faisait plus que se méfier de Ron. Elle le
soupçonnait d‟en vouloir à leur magot et envisageait
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Émile Noël
Les viocs
sérieusement de s‟en débarrasser “ avec un bouillon d‟onze
heure ”.
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Émile Noël
Les viocs
12
NDE number two
On ne s'y attendait pas. Tout le corps chirurgico-médical
tranquillos en ouikende. Malgré la surveillance attentionnée de
la souriante Angela, Glaibeudoux fit une rechute. Il s'enfonça
sec dans un coma profond pour une seconde NDE.
D‟abord, il fit une sortie éclair et jouissive du corps. Puis pour la
suite, cela ne se passa pas du tout comme pour la première fois.
Nada. Pas de lumière ni de musique. Niente. Il n'eut pas le temps
de s'enfiler dans le moindre couloir. Il se cogna méchamment au
plafond et s'y retrouva plaqué comme une vulgaire drosophile.
Là, sur le plancher comme sur un écran défilèrent un
télescopage d‟images toutes plus horribles les unes que les
autres. Un massacre de viocs et d‟infirmière qui se trouvait là,
un Saigneux plus dégueulasse qu‟Orange Mécanique, une
vioque sur la plage en train de faire pisser son chien.
Son corps est pris de terribles soubresauts. Caro, la petite interne
accourt auprès de son lit vertical. Fornicatio interrupta dans la
lingerie avec l'infirmier de garde. Elle arrive, affolée, le soutiengorge autour du cou et la culotte sur les talons. Quant à
l'infirmier, victime de la fermeture éclair, il tente de colmater
l'hémorragie à la pharmacie du service.
Désemparée, dans un état quasi hypnotique, la petite interne
contemple le comateux. La souriante aide-soignante, larmoyante
pour le moment, lui fait remarquer qu'elle a intérêt à se pousser
le train. Une fois mise en route, l'interne s'affaire à l'accéléré, au
point que Glaibeudoux ne voit plus d'elle que des trajectoires.
En un rien de temps, il eut massage cardiaque, bouche-à-bouche,
bidule à oxygène, tuyaux partout. Du plafond, il se voyait hyperbranché, plante verte à chemise blanche. Il se sentait rassuré
quand la petite interne décida, par mesure de sécurité
supplémentaire, ayant noté sur la fiche médicale au pied du lit
qu‟il carburait à la chlorophylle, d'une transfusion adaptée à son
cas.
À l'époque, malgré les rapports des experts, le Premier ministre,
ses collaborateurs et le CNTCh 2, en vrais responsables soucieux
de saine rentabilité, se refusaient à l'utilisation de produits
chauffés avant l'écoulement complet des vieux stocks.
C'est ainsi que le pauvre Glaibeudoux fut transfusé à la
chlorophylle contaminée.
2 Centre National de Transfusion Chlorophyllienne
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Émile Noël
Les viocs
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Ce n‟était pas la vioque
Il est seul. Rondeau et Balafon sont partis vaquer à leur discrète
occupation. Tardivelle et Gourdefleau ilôtent de leur côté.
Silence. Immobilité. Même une mouche n‟oserait bouger une
aile. Le corps à l‟arrêt, le visage impassible, l‟œil fixe au loin,
pas même une trace de respiration, on pourrait se croire au
Musée Grévin.
Mais à l‟intérieur de la boîte crânienne, toutes les synapses sont
en surchauffe. L‟ordinateur cortical de l‟Incorruptible turbine à
plein régime. Ça s‟illumine, ça s‟éteint, ça crépite du 0-1 dans
toutes les circonvolutions.
Il se rappelle le soir où les viocs ont été exterminés. Il avait tout
de suite pensé à la fine équipe. Il se méfiait de Nab. Cet avorton
avait du chou dans le cigare. Il était ambitieux et revanchard.
Capable de monter des coups tordus et de profiter que Schlag
commençait à s‟enquenouiller.
Ils avaient d‟abord raconté des balivernes, mais s‟étaient
finalement tous mis à table dans leur intérêt et pour cause.
En fait, Schlag était déjà irrécupérable, dans l‟antichambre
d‟Alzheimer. Il finirait en clinique psychiatrique. Problème :
comment assurer un long séjour sans sécu ? Fric. L'ardoise chez
Marco s'allongeait.
Nab envisagea l'ultime recours, malgré l'Incorruptible et le plan
vigie villa, le hold-up chez les viocs.
- Fastoche, avait dit Pompon, la maison est peinarde à l'écart et
jla connais comme ma poche. J'ai pas seulement vendu le
calendrier des pompiers, jleur ai rendu kek petits services. Jleur
ai changé les plombs. Jleur ai débouché deux trois fois les
chiottes et le lavabo.
L'affaire fut montée rapide. Mario se tiendrait prêt dans la
bagnole au ralenti. Pompon se faufilerait par le soupirail et irait
ouvrir le fenestron des chiottes à Nab. Le reste : du gâteau. Les
viocs, déjà sourdingues, dormaient sous témesta. Boulboul, peu
visible de nuit, ferait le guet.
- Et là, t'as pas intérêt à te marrer, menace Pompon. On voit tes
dents à trois kilomètres. Et pourquoi les nègres ont le blanc des
yeux blanc, jte demande.
- Et comment veux-tu que je fasse le guet les yeux fermés ?
- Juste deux petites fentes, ça devrait te suffire.
Pompon ne le disait pas aux autres mais il avait comme on sait,
ce fantasme récurrent de couper Boulboul en rondelles pour voir
s'il était blanc à l'intérieur comme un radis noir.
Ils choisirent l'opaque d'une nuit sans lune. Et tout se passa
comme prévu jusqu'à leur arrivée dans la salle de séjour. Là,
spectacle insoutenable. Tout était sens dessus dessous et deux
corps baignaient dans la mare de leurs sangs mêlés.
- Le Saigneux !
Le Saigneux était passé par là.
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Émile Noël
Les viocs
- Doublés !
Pompon se mit à vibrer comme un dériveur sous force dix. Nab
reprit ses esprits le premier.
- Taillons-nous ! Pas d'empreinte !
Ils alpaguèrent Boulboul au passage, sautèrent dans la bagnole
qui fit chanter ses pneus. On entendait déjà les sirènes
flicaillantes au loin. Ils plongèrent en trombe chez Marco
réveillé en sursaut.
- Cognac pour tout le monde…
Nab pâle, Boulboul gris, Pompon le cheveu dressé dents
claquantes, seul Mario semblait calme. Marco servit sans poser
la moindre question, respectant le silence. Au troisième cognac
de Pompon, il sentit pourtant la nécessité de briser la glace.
- Vous m'avez sorti d'un drôle de rêve. C'était un bonhomme
dans une lumière clignotante, vert et rouge, avec de la fumée en
volutes de toutes les couleurs. Comme un alchimiste qui
travaille. Et tout d'un coup, son ombre se détache de lui, prend
de l'épaisseur et de cette ombre naît une autre ombre qui se
détache à son tour, et ainsi de suite et…
C‟est alors que lui, l‟Incorruptible avait pointé son nez derrière
la vitre, et poussé la porte.
- C'est ce qu'on appelle une reproduction par scissiparité,
précisait Nab, redevenu calme.
L'Incorruptible adresse à l'assistance son sourire gravé au surin.
Et la conversation avait repris comme si de rien n'était.
- Moi, dit Boulboul, j'ai rêvé que je rêvais quelqu'un qui rêvait
quelqu'un qui…
- Vous êtes là depuis longtemps ? interrompt doucement
l'Incorruptible.
- Pourquoi ?
- Comme ça.
- Sont là depuis le début de la soirée, fait Marco en essuyant son
comptoir.
Nab enchaîne vers Boulboul.
- Et toi, qui est-ce qui te rêve ?
- Oh eh ! fait Boulboul avec un mouvement de recul.
- T‟as rêvé une histoire que j‟ai lue quelque part, d‟un Argentin
je crois bien : un homme qui rêve un homme qui rêve un homme
qui rêve un homme… La question est : qui a commencé à rêver
le premier ?
- Oh la la ! s'écrie Pompon. Marco, un picon bière avec du rhum
dans un seau à glace sans glace !
- Et Schlag ? s'enquiert l'Incorruptible avec une gentille perfidie.
- Oh, le pauvre ! s'exclame Mario.
Toute la haine de Nab remontait avec l'effondrement de Schlag.
- Lui, il a dû être rêvé par un bousier.
L‟Incorruptible se souvient bien de toute cette scène
reconstituée après interrogatoire. Ils disaient vrai. Quand ils
étaient venus, c‟était déjà fait. L‟horreur les avait fait fuir. Ils
avaient ripé si vite que la réalité leur avait échappé. Le vioc
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Les viocs
c‟était bien le vioc, massacré, le dentier disparu. Mais la vioque,
ce n‟était pas la vioque, c‟était l‟infirmière à poil, sanguinolente,
désarticulée, une bouteille de Coca-Cola dans le cul.
Un seul butor pouvait être assez dégénéré pour perpétrer de
telles abominations : le Saigneux.
Il avait disparu.
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Émile Noël
Les viocs
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NDE number three
Finalement, la seconde NDE de Glaibeudoux s'avéra très
négative. Contaminé jusqu'à la sève des os, il s'enfonça dans une
dépression monumentale qui dégénéra en mélancolie. De
nouveau parti dans un labyrinthe sombre sous une pluie
d‟astéroïdes, il sentit bien mais cette fois à retardement, qu‟on
lui avait injecté un mauvais carburant pour un turbulent voyage.
Alors que l'homme au lit-cage était venu lui rendre une visite
amicale, il se visualisa en missile neurasthénique seul seul et
décida de se suicider en s'écrasant sur un hôpital de grande ville.
Il choisit Sarajevo.
Étrange mirage.
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Émile Noël
Les viocs
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Inondations et canicule
Pompon, pastaga à la main, regarde le jité de vingt heures avec
les autres chez Schlag toujours aussi fouaque.
Sans doute l'angoisse peut naître d'un monde qui se défait dans
l'imperceptible mais cette fois, ça ne défaisait pas dans le détail.
Des tours majestueuses en avaient pris plein les fenêtres, un truc
à cinq côtés avait été assimilé à une piste d‟atterrissage
catastrophe, des projets pétroliers s‟engluaient dans des voitures
piégées, il pleuvait du kamikaze dans tous les coins. Nab ne se
réveillait plus en sursaut, des cailloux plein le slip. Mais un autre
rêve récurrent venait perturber son sommeil plusieurs fois par
nuit. Schlag gonflait comme baudruche, s‟élevait dans les airs et
explosait dans un éclair. Nab se retrouvait couvert d‟une matière
visqueuse et malodorante.
Et la voix de Pompon commentait alors la situation : Bah, on
n‟est pas dans la merde !
C‟est justement la remarque qu‟il vient de faire. Nab qui se
relaxait sursaute, croyant sortir de son rêve.
- Après les inondations de printemps, la canicule de l‟été ka fait
du macabe vioc massif et les re inondations de l‟automne, vlà
les grandes marées sans compter les noires. Si jamais ça se
réchauffe comme idiz, sûr qu‟on est pas dans la merde.
Il y a bien longtemps que Schlag ne contemple plus sa belle
moquette rouge sombre. Elle est toujours autant imbibée.
Boulboul s‟est fatigué d‟évaluer les dégâts. Mario et Pompon,
eux, n‟épongent plus. Ils s‟en foutent. On a abandonné tout
espoir de stabilisation. Après une dernière tentative pour
contrôler la tuyauterie, dévisser la petite plaquette, dégager le
robinet d'arrivée : robinet toujours sec, tuyaux secs, mur sec.
Tout sec. Et la moquette qui continue de s'imbiber, minimaliste.
Goutte-à-goutte confirmé. Fuite jamais trouvée. On faisait avec.
On avait décidé que c‟en n‟était pas une.
La fine équipe ne s‟intéressait plus guère à toutes ces choses.
Sauf Pompon qui ruminait des solutions aux conséquences de
ces intempéries. Il mâchonnait sa rancœur revendicative contre
tous ces dégueulasses qui construisaient des hypermarchés dans
les zones inondables, ces assurances qui ne payaient pas, tous
ces sinistres de la santé et de l‟intérieur et tous ces élus à la
droite de la droite, en tee-shirt, les doigts de pieds en éventail,
pendant que les viocs calanchaient par tombereaux caniculaires.
Et en plus, ils prétendaient qu‟ils n‟y étaient pour rien, que
c‟était la faute à pas de chance, aux médecins généralistes, à la
veille sanitaire, au manque de solidarité entre citoyens et aux
pyromanes.
- Que faire de tous ces viocs calanchés ? se demandait Pompon.
Pas les vider : les tripes des vieillards morts inutilisables, izont
déjà trop servi.
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Émile Noël
Les viocs
Le frigo ? La canicule avait trop chauffé les rivières, les
centrales nucléaires voyaient rouge, pannes d‟électricité, trains
bloqués, Biton Fuité s‟affolait, les viocs décongelés, fosses
communes en fusion.
- Iaka les foutre dans les feux de forêt, on sait jamais, si ça sert
pas d‟extincteur ça débarrasse, médite à haute voix Pompon.
Sans compter, poursuit-il, kl‟Incorruptible est dans le cirage, i
comprend rien à rien à tous ces videurs de touristes, de femmes
et d‟enfants. Akouaksa sert tout ça, maintenant qu‟on cultive des
foies dans les cochons pour les refourguer à l‟homme. Comme il
a toujours dedans un cochon qui sommeille, ia pas de rejet. Et
pis maintenant, tous ces culs de jatte ! Vla autchoz ! On me fera
pas croire qu‟on a piqué leurs cannes pour les revendre. Ça vaut
pas un clou, une canne coupée.
C‟était en effet une toute autre histoire que l‟Incorruptible allait
d‟ailleurs régler en deux coups de cuiller à pot.
Tout autour du Petit Vieux Port, derrière la colline, il y avait des
bois magnifiques et les terres cultivées donnaient cent quintaux
de blé à l'hectare, pratiquement sans engrais. Sous cette terre
arable fertile, une épaisse couche de sable permettait une
hygrométrie idéale. Mais pour construire l'autoroute et le
nouveau tunnel qui désenclavaient - sans compter les Disney
lands, les centrales nucléaires… - il fallait de la matière
première. Les multinationales du sable achetaient les terres aux
paysans désœuvrés par les quotas. Seul le père Passacaille,
propriétaire du bois aux culs-de-jatte, résistait.
Elles déblayaient la bonne terre et faisaient des trous profonds
pour ramasser le sable. L'eau de la nappe phréatique remontait
en autant d'étangs que de trous. Alors, les sablières revendaient
les trous d'eau le prix qu'elles avaient payé la terre fertile. Le
sénateur du coin expliquait à ceux qui s'inquiétaient de cette
désertification que ça créait des emplois, que les plans d'eau
deviendraient des bases de loisirs et la région une merveilleuse
réserve ornithologique.
Mais simultanément, à chaque étang revendu surgissait une
clôture bardée d‟un panneau “ propriété privée défense
d'entrer ”. Bientôt, dans tout l'arrière-pays, on ne put guère se
promener qu'entre des barbelés. Merveille de désenclavement
d'un camp d'internement !
Le micro climat changea. La nouvelle pollution des congepeilles
s'accrochait aux brouillards persistants, aggravant les
éternuements de Nab et les mucosités de Pompon. Marco, Mario
et Boulboul, insensibles, n'en pensaient pas moins. Quant à
Schlag, masse informe sur le sofa effondré, l'œil torve fixé sur la
moquette rouge encore assombrie par l'imprégnation fantôme, il
ne sortait plus.
Ces trous stérilisaient définitivement l'arrière-pays. Ils étaient
pour Nab le signe avant-coureur des famines futures. Il ne
pousserait plus jamais rien ici.
60
Émile Noël
Les viocs
- Comme s'ils ne pouvaient pas aller chercher leur sable au
Sahara où on ne sait qu'en faire, grognait Nab. Si leurs putains
de tankers coulaient au large avec leur sable, au moins ça ferait
des plages au lieu d'engluer les mouettes.
- Ouais, fait Pompon, mais keske c'est alors un désert sans
sable ? Et le Dakar, tu ia pensé ? Keski devient, le Dakar,
hein ? !
On le connaissait bien dans le Petit Vieux Port. On le voyait
régulièrement faire ses courses en boitillant. On ne lui donnait
pas d'âge, au père Passacaille. Il habitait seul la maison
forestière qu'il avait héritée de sa grand-mère maternelle, avec la
forêt bien sûr. Petite forêt. On devrait plutôt dire bois. Il avait
tout naturellement mis une pancarte : "Propriété privée Défense d'entrer". Pourtant, on entrait. On entrait dans sa forêt.
On cueillait ses jonquilles, son muguet, ses champignons, selon
les saisons. On ramassait son bois, ses escargots. On piégeait ses
garennes.
Ce n'était pas assez des pollutions défoliantes, des Sociétés
Sablières qui voulaient lui acheter son bois pour une bouchée de
pain et faire des trous partout. Il fallait que le voisinage
malveillant s'en mêle !
Il soupçonnait les villages sis de chaque côté de son bois. Ceux
du soleil couchant venant le matin et ceux du soleil levant le
soir, ainsi le père Passacaille ne pouvait même pas voir leurs
ombres portées.
Il réfléchit. Il enleva sa pancarte, n'afficha plus rien et mit des
pièges à loups.
C‟est ainsi qu‟était apparu toute une population de culs-de-jatte
dans la région.
Juste le tronc du Jité venait de signaler que les grandes marées
passées semblaient compliquer l‟enquête de l‟Incorruptible.
- Je mdemande bien pourquoi, remarque Pompon en finissant
son pastaga.
61
Émile Noël
Les viocs
16
La Nympho brouille les cartes
La disparition de la fille du milliardaire compliquait encore les
choses. On n‟en savait rien de rien. Le Zigouigoui lui avait bien
un temps cavalé après. Mais il ne cessait de clamer son
innocence - comme disait le tronc du jité du vingt heures - aussi
bien pour la petite que pour la nympho. D‟ailleurs, il était en
cabane avant le constat de la disparition. Donc, hors du coup.
Et puis, il y en avait combien d‟autres ! !
L‟Incorruptible ne parvenait pas à intégrer cette disparition dans
l‟écheveau qu‟il devait démêler. Même la synchronicité y
laissait sa langue au chat. Un accroc inexplicable dans le champ
de la logique du commissaire Jacques Vachard dont l‟humeur du
coup d‟énigmatique, passait au massacre.
Tardivelle et Gourdefleau avaient fait chou blanc, prudents,
continuaient d‟échouer avec beaucoup d‟application. Rondeau et
Balafon s‟en tamponnaient joyeusement le coquillard. Ils
n‟étaient pas là pour résoudre des histoires de cul, de fugue ou
de banal enlèvement. Leur mission était d‟autre niveau.
Fugue ? Au cours de ses innombrables parties de cuisses
ouvertes, elle n‟était jamais restée, pour les plus durables, guère
qu‟un week-end. Ce serait bien la première fois.
Enlèvement ? Pas de demande de rançon ! Agaçant !
Selon la théorie de Nab, ce pourrait être un coup de la bande du
Chicos qui ne se précipiterait pas pour la demande de rançon.
- On sait même pas si elle existe vraiment, ste bande, remarque
Boulboul, hilare.
- Peut-être kissi sont pris comme des manches et ki l‟ont
rectifiée. Alors i savent pus quoi en faire. On va la retrouver un
de ces jours vidée elle aussi, si ça se trouve, s‟inquiète Pompon.
Merde ! Quel dommage si c‟est ça ! Un si beau ptit lot ! Moi, je
prendrais le package complet, l‟intégral du dehors et du dedans,
parfait, je prends.
L‟Incorruptible tournait autour de son bureau, les poings fermés
dans les poches de son pantalon.
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Émile Noël
Les viocs
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Triste Gommeux
Angela cavale dans les couloirs à la recherche de Caro, la petite
interne. Glaibeudoux est reparti pour un tour. Ça devenait une
manie, pour un oui pour un non il se refaisait sa NDE, sans
raison, sans crier gare, comme ça, pour le plaisir, on aurait dit.
Mais, cette fois, ça semblait être le vrai départ, traversée du
Gommeux sans s‟en apercevoir, vitesse TGV, entend parler
grandes marées, revient en arrière, arrêt gare Gommeux pour
s‟assurer qui il a visité. Dans ces lieux, le temps n‟a guère de
prise, passé, présent, futur se visitent en tous sens quand ce n‟est
pas simultanément, si cela peut en avoir un, de sens.
Gommeux et Saigneux se mélangent. Bref, une voix parle de
grandes marées qui ne laisseront pas de trace puis s‟inquiète de
savoir ce qu‟elle a dit parce qu‟il ne faut pas que cela s‟ébruite.
Alors, le paysage devient sanglant, Glaibeudoux s‟angoisse. Il
doit battre à deux cent cinquante minutes. Angela s‟affole.
Il voit passer deux patibulaires, Ron et Wlad, qui préparent un
coup avec la complicité du Saigneux, spécialiste du double jeu,
avant de se faire massacrer. Les viocs sont visés. Ça devient
confus - si ça ne l‟était déjà.
Quand les viocs seront morts, tout ira à Blandine. Suffira de la
faire chanter. Il ne comprend rien au plan qui semble se dessiner
ou qui a déjà été exécuté. Ça se brouille encore un peu
davantage. Terrible pour établir la chronologie des événements
quand le temps s‟est fait la malle.
Et le voilà sorti du Gommeux, aspiré irrésistiblement. Sa
trajectoire croise inopinément la NDE de la nympho. Victime
d‟une overdose de son côté, transportée d‟urgence à l‟hôpital,
elle délire dans la salle mitoyenne. Coup de foudre réciproque
ectoplasmo-clinique. Il entend parler de l‟écrasement de la
vioque sur la plage, il s‟embarque comme l‟éclair sur un
hurlement de chien à l‟agonie.
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Émile Noël
Les viocs
18
Fafa
Fatima était une demi-beurette. Son père était de Constantine, sa
mère de Romorantin. Elle habitait l‟immeuble neuf du grand
ensemble de la périphérie qu‟on allait imploser pour le
remplacer par du pavillonnaire Bouic, selon l‟appel d‟offre
soumissionné à une seule entreprise par la nouvelle municipalité
élue à la droite de la droite.
Sacrée petite futée, pas prête du tout à porter le voile mais prête
à tout en revanche pour sortir de sa condition, elle se goinfrait de
téléstarstori et dévorait les petites annonces de la presse pipole.
Le Zigouigoui l‟avait aussi draguée un temps. Elle l‟avait largué
cul sec. Minable sans avenir s‟abstenir. Il était bien là où il était
dans sa garde-à-vue prolongée.
Les exploits de la Nympho la faisaient rêver. Sa disparition
commentée dans les journaux la fascinait. Elle se voyait fille de
milliardaire enlevée par une bande de gangsters pour une rançon
faramineuse dont elle toucherait un important pourcentage. Et
elle partirait avec Carembeux qui larguerait son top modèle ou
Zizou qui abandonnerait sa famille, ou les deux pour aller filer
le parfait amour avec elle sous les tropiques.
En attendant, elle faisait baby-sitter chez Gontran et Blandine de
Vilmur. Elle singeait la maîtresse de maison, utilisait en secret
ses onguents et ses parfums, essayait ses parures pour se
contempler dans la glace en pied de la chambre. Le grand lit
circulaire l‟aspirait. Elle y disposait le pyjama de Gontran puis
dans un lent strip-tease d‟une sensualité orientale, elle
s‟effeuillait tout autour de la couche pour s‟allonger nue contre
le pyjama aux prises à un trouble inexprimable toujours
semblable et sans cesse renouvelé, comme la mer chantée par le
poète.
Elle était au courant comme tout le monde du massacre des
Verts, avait lu la fin tragique de Romarin et les malheurs de
Glaibeudoux hospitalisé dans le service de Gontran.
Le martyr de ce dernier lui titille le clitoris. Elle décide d‟aller le
voir, de le réconforter et de partir avec lui vivre le stupre et la
luxure dans son ranch agricole de la campagne profonde. Quand
elle le découvre, il est en pleine NDE. Elle se fait virer
méchamment par Angela. Elle passe au large du Gommeux
qu‟elle trouve vraiment pas beau et transfère son dévolu sur
Gontran en train de visualiser dans son bureau, des radios
d‟organes à transplanter. Elle se jette sur lui toutes cuisses
ouvertes. Il se laisse aller en lubrique vicelard quart de tour qu‟il
est.
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Émile Noël
Les viocs
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Grandes Marées
Ron et Wlad avaient bien manigancé leur coup. Ils savaient que
la vioque allait tous les soirs promener son chien sur la plage. Ce
soir, avant la marée montante comme les autres soirs, elle y
serait.
Ils empruntent une pelleteuse au chantier de la plage et attendent
patiemment. Les cumulus assombrissent encore le crépuscule.
La pluie menace. Le vent se lève. La plage est déserte.
Blandine ce soir-là, n‟était pas allée rendre visite à sa grandmère. Sous la menace du chantage qui lui enjoignait de rester à
la maison sous peine de dénonciation, elle s‟était enfermée chez
elle. Elle s‟était contentée de téléphoner à sa grand-mère pour
lui recommander de ne pas sortir par un temps pareil : la météo
annonçait une forte tempête avec les grandes marées. Mais la
vioque n‟en faisait qu‟à sa tête.
La voilà qui promène son chien comme chaque soir, au même
endroit, à la même heure, quel que soit le temps. La pelleteuse
ne fait pas le détail. Elle l‟aplatit comme une crêpe. Morte sur le
coup, ensablée. Personne n‟a rien entendu mais pourtant le chien
a hurlé. Il hurle encore en s‟agitant ensanglanté sur le sable. Il
n‟est pas tout à fait mort. Mais le vent mugit, les vagues
rugissent.
Ron et Wlad sont satisfaits. Tout s‟est passé comme prévu.
Bientôt, la marée aura effacé toute trace. Ils vont remettre la
pelleteuse à sa place. Ni vu ni connu. Et pendant ce temps, le
Saigneux aura obtenu du vioc, les renseignements attendus. Il ne
restera plus qu‟à le liquider.
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Émile Noël
Les viocs
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Trou blanc
Ça y est, Glaibeudoux a passé. Ça y est ! Il a franchi le tunnel
avec Water musique divine by Georg-Friedrich Hændel luimême et traversée de jeux de blanche lumière.
Angela et Caro, la petite interne, n‟ont rien pu faire d‟autre que
constater le ralentissement cardiaque jusqu‟à l‟arrêt complet.
Massages, décharges électriques, injections camphrées furent
sans effet. Il était déjà trop loin. En moins d‟une seconde, out of
plafond, il était hors espace. La transfusion contaminée venait
d‟achever son œuvre.
D‟abord, il fut ébloui, proprement ravi, aspiré par les blancheurs
d‟amour. Il se laissa bercer, béat, un sourire métaphysique sur
un souvenir de lèvres. Mais il se ressaisit très vite. Ses
précédentes plongées lui avaient fait visiter l‟espace-temps dans
tous les sens. Il savait tout sur tout. Ce qui s‟était passé, ce qui
se passait, ce qui allait se passer. Il ne pouvait se résoudre à
laisser les choses ainsi sans que la vérité éclate, que les
coupables soient démasqués.
Il décida d‟envoyer son ectoplasme sur terre pour révéler tout ce
qu‟il savait afin que le glaive de la justice s‟abatte sur les
coupables. Hélas, hélas ! Les ectoplasmes ne peuvent
communiquer autrement qu‟en faisant craquer les meubles et
encore, les variations de température et de l‟hygrométrie de l‟air
y parviennent plus efficacement. Il fit la douloureuse expérience
qu‟un ectoplasme traverse les murs les plus épais comme les
neutrinos cosmiques, sans en affecter le moindre atome.
D‟ailleurs, là où il était, la notion de temps n‟avait plus court :
passé, présent, futur cohabitent sans la moindre gêne. L‟espace
non plus n‟existe plus. Il y avait donc gageure à prétendre dire là
où il était. Pourtant, il s‟y tint et décida d‟y rester jusqu‟à ce
qu‟il puisse dire ce qu‟il savait à l‟Incorruptible.
Mais Grand-Papa Gratien l‟appelle.
- Non mais, qu‟est-ce que t‟attends ? C‟est ton heure !
Il est aspiré bzzvlac dans la béatitude par la tornade blanche
d‟amour. Du coup, il oublie sa mission. Le trou blanc du cœur
creuse le trou noir de la mémoire. Il retrouve Romarin
l‟Andouille au Paradis Vert parmi des ectoplasmes à ailes qui
rapent des cantiques bien balancés. Mais il ne s‟en laisse pas
conter par l‟extasique ambiance. Il pleure sa Nympho perdue
restée ici-bas qui, elle, ne réussit pas à passer.
Pépé Gratien lui tape sur son fantasme d‟épaule et le rassure :
- T‟inquiète, elle viendra bien un jour. T‟as l‟éternité devant toi.
Curieux raisonnement dans un non-espace où le temps n‟existe
pas.
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Émile Noël
Les viocs
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Héritage
Blandine, le plus discrètement du monde, sans en rien dire à
personne, avait porté sa voiture à réparer pour effacer toute trace
de choc. Cela n‟avait pourtant pas échappé au mari qui
courageusement, avait préféré faire comme s‟il ne s‟était aperçu
de rien. L‟héritage était à portée de main, cette fois. Il ne fallait
pas laisser filtrer le moindre soupçon.
Il ignore la terrible menace que représentent Ron et Wlad.
Blandine ne lui a rien dit du chantage dont elle est victime.
Non seulement, ils exigent d‟elle le transfert à leur profit du
montant de l‟héritage mais de plus, ils veulent apprendre tout de
l‟étrange business des viocs. Ils en savent assez pour en
connaître l‟existence, pas assez pour s‟approprier la succession.
Ils savent notamment que Gontran profite de son statut de
médecin chef pour pratiquer le trafic d‟organes. Angela en avait
eu la révélation, à l‟époque où elle était encore femme de
ménage là-bas. Elle avait surpris sans être vue, Gontran
échangeant avec la vioque une glacière contre une grosse
enveloppe.
C‟est ainsi que Ron tenait cette information d‟Angela, dont il
envisageait de se débarrasser maintenant qu‟il n‟en avait plus
besoin. Il conservait cette pratique de la stasi, à la façon d‟un
bon mac, voyant tout l‟avantage qu‟il pouvait tirer de la brave
petite antillaise, d‟abord douceur, gentillesse et séduction puis
claques beignets, baffes et châtaignes avant disparition du
paquet après usage.
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Émile Noël
Les viocs
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Profiler cosmique
Seul à son bureau, l‟Incorruptible sentit comme un étrange
trouble s‟emparer de lui, un peu semblable à ce qu‟il avait
ressenti lors de son inexplicable contact avec Nab quelques
temps auparavant.
Il venait de renvoyer Rondeau et Balafon à leur corps secret
d‟origine après un dernier briefing. Ils ne lui avaient en fait pas
apporté grand chose si ce n‟était les renseignements concernant
Wladimir Putrine et Ronald Donsfeld sans lien apparent, pour le
moment du moins, avec les événements sur lesquels il enquêtait.
Déjà à plusieurs reprises, il avait ressenti cette troublante
impression que quelqu‟un ou quelque chose tentait d‟entrer en
relation avec lui sans la moindre connexion matérielle,
directement de cerveau à cerveau, d‟âme à âme pourrait-on dire,
pas seulement humaine.
Cette fois, cela se confirmait grave grave. Une sorte de sans fil
cosmique, téléchargement haut débit trente giga bits/seconde. Il
sentit une nette surchauffe des méninges. En même temps que
les données fulgurantes lui schratchaient les circonvolutions, lui
vint à l‟esprit un roman d‟un astrophysicien anglais, Fred Hoyle,
The Black Cloud, Le nuage noir : l‟histoire d‟un gigantesque
nuage composé uniquement de tissus nerveux, venu du fin fond
de l‟univers, voyageant de soleil en soleil en quête de la grande
énigme métaphysique. Le héros du roman avait réussi à entrer
en communication avec ce nuage qui avait accepté de lui
transmettre l‟immensité de son savoir pour le plus grand bien de
l‟humanité. Mais sous l‟impact d‟une telle puissance
d‟intelligence, le cerveau de l‟homme avait explosé.
La panique vint se superposer au trouble. Ce qui lui arrivait dans
les neurones ne venait pas du fin fond de l‟univers. Mais plus
mystérieux, comme d‟un non-lieu, d‟une utopie, d‟une espèce
d‟au-delà dirait-on.
À la panique succéda une sorte d‟euphorie qui le surprit. On
venait de le brancher direct, relation immédiate, avec un
indicible l‟avertissant qu‟il allait lui transmettre et dans l‟ordre,
la totalité des événements dont il avait besoin pour résoudre
l‟énigme.
Instantanément, le temps d‟un non-temps, tout le package lui
gicla dans la coloquinte : un tunnel de lumière blanche, une
musique sublime, le massacre des Verts, l‟homme au lit-cage,
Schlag et la fille au collier, le Gommeux et Nab, le carnage du
Saigneux chez le vioc le dentier dans l‟œsophage, l‟infirmière et
sa bouteille de coca, Wlad et Ron écrasant la vioque, les
hurlements du chien, Rondeau et Balafon révélant que Wald au
kagébé et Ron à la stasi avaient croisé leurs dossiers sur les
manigances des viocs pendant et après la seconde guerre, enfin
le trafic d‟organes où trempait Gontran. Même le plan détaillé
d‟un lieu à explorer où se trouvait toutes les clefs de l‟énigme.
68
Émile Noël
Les viocs
Les synapses passent au rouge violet. L‟Incorruptible s‟effondre.
Tardivelle et Gourdefleau de retour de leur ronde frappent
discrètement à la porte. Pas de réponse. Ils insistent. Rien.
- Pourtant il est là, murmure Tardivelle
- Sa voiture est à la place, renchérit Gourdefleau.
Un petit temps d‟hésitation. C‟est pas son genre de se faire une
nana dans son bureau. De se faire une nana tout court. Sourires
entendus de mecs qui en savent sur la question.
Inquiétude tout à coup. Et si ?
Ils dégainent et poussent la porte d‟un coup comme on voit dans
les films à la télé.
Il est là, effondré sur son bureau. On rengaine les guns. On
s‟approche. Tardivelle lui met deux doigts sur la carotide.
Sourire de soulagement.
- Ça bat, il dit.
- Ça bat bien, confirme Gourdefleau qui vient de tâter à son tour.
- I dort ? !
- Évanoui !
- Patron… Patron !
- Il ne bouge pas.
- Faut faire kekchoz !
- Un médecin, les urgences !
Tardivelle s‟affole, marche de long en large, tourne en rond.
Gourdefleau tapote les mains froides et moites avachies sur le
bureau. Soudain, il pousse un petit cri et se rejette en arrière.
Tardivelle trébuche et s‟affale.
L‟Incorruptible se redresse avec une lenteur spectrale, les yeux
devant la tête, le visage d‟une pâleur bleutée. Il s‟avance, tourne
autour de son bureau de la démarche de Robocop avec un
grognement digne de la créature du docteur Frankenstein.
Tardivelle en reste sur le cul. Gourdefleau est pris d‟un
tremblement compulsif à faire grimper la mayonnaise.
L‟Incorruptible Vachard s‟immobilise. D‟une voix montant du
fin fond du noyau nickel fer de la Terre :
- Il faut y aller.
- Où ça, commissaire ?
- Là-bas.
- C‟est loin ?
- Pourriez être un peu plus précis ?
Peu à peu, le rythme s‟anime, la voix retrouve une tessiture
humaine, le visage rosit, les yeux rentrent dans leur orbite.
- Je sais où. Je sais tout. J‟ai tout compris.
- Tant mieux pour vous.
- On est bien content.
- Allez ! ! À cheval ! Avec moi !
Il sort en flèche, avale l‟escalier quatre à quatre, Gourdefleau en
rate une et surfe planche avant sur le gravier du parking.
Tardivelle l‟enjambe de justesse. Ils n‟ont pas encore fermé les
portes de la Renault que les pneus crissent et fument. Les voilà
collés au dossier. Feux rouges grillés, sirène hurlante, virages
69
Émile Noël
Les viocs
qui vous schrachent sur la vitre, déjà hors du Petit Vieux Port. À
peine voit-on la traversée de la forêt qu‟on est déjà sur la falaise.
Quatre roues bloquées, Gourdefleau dit bonjour au pare-brise,
pas eu le temps d‟attacher sa ceinture. Tardivelle est sorti de son
veston.
- C‟est là.
L‟Incorruptible désigne les vestiges d‟un blockhaus de la
deuxième guerre. Il s‟y dirige d‟un pas ferme. Ils le suivent en
trottinant, le souffle court.
Sans la moindre hésitation, il déplace un parpaing et découvre
un mécanisme caché. Il l‟actionne. Une trappe s‟ouvre sur une
espèce de toboggan qui s‟enfonce dans la falaise. Ils suivent leur
chef sur le cul et déboulent rudement sur un palier, un escalier
creusé dans le calcaire puis une galerie qui s‟oriente à
l‟horizontale vers le bourg. Les deux pandores sont ébahis.
- La falaise est trouée !
- On mlaurait dit, jlaurais pas cru !
- Vous n‟avez jamais entendu parler de l‟Aiguille creuse ?
- Une aiguille creuse !
- Ça existe ? !
- Arsène Lupin, ça vous dit ?
- J‟en ai entendu parler.
- Un voleur, non ?
- Oui. Il cachait tous ses trésors volés dans l‟aiguille d‟Étretat.
- Des trésors dans une aiguille ! !
- Bon, on verra ça une autre fois.
L‟Incorruptible ne se ressemblait plus. Lui aux nerfs d‟acier, au
flegme de glace était en proie à une exaltation portée par une
étrange excitation. On le sentait près à l‟exubérance. Son pas
ferme et rapide provoque des résonances de cathédrale. Les
trottineux sont sans bruit, ils ont des semelles de crêpe.
Les voilà dans une immense grotte cubique. Les parois nues
portent des traces brunâtres. Des taches de sang séché. Au sol,
des ossements, des tenues militaires déchirées, tachées, moisies,
du fil électrique, des chaînes rouillées, une baignoire éventrée…
Tardivelle manque d‟air, Gourdefleau voit trouble.
L‟Incorruptible a retrouvé son calme.
- C‟est là qu‟on torturait les résistants et les parachutistes anglais
que le vieil homme prétendait cacher et qu‟il livrait aux nazis
contre de l‟or.
Il ne s‟attarde pas. Sans la moindre hésitation, comme s‟il était
familier des lieux, il découvre l‟issue vers les galeries d‟une
ancienne mine. Attenantes à ces tunnels, des salles insonorisées
en parfait état, super équipées - à côté de quoi la moquette rouge
sombre et les murs capitonnés de Schlag feraient décor de
sitcom.
C‟est là l‟aménagement d‟un club particulier réservé aux
notables fortunés du coin. Moyennant cotisation, les membres
de ce club fermé peuvent s‟adonner en toute tranquillité, sur
70
Émile Noël
Les viocs
femme, enfant, animal ou vieillard, avec fouets, cigarettes,
tisonniers rougis, stylets affilés… etc. à leurs jeux favoris.
Le cœur des deux pandores bat la chamade. Deux cents
Tardivelle, Gourdefleau deux cent vingt, au bord de
l‟effondrement, qui a toujours été plus émotif que son collègue.
Mais le pire les attend derrière cette porte capitonnée.
L‟Incorruptible met à jour, en la poussant, l‟innommable, foison
de dépouilles vidées de tout organe, abandonnées dans un
labyrinthe de boyaux caches d‟attente.
Carcasses vides : de la fille au collier, de la femme au lit-cage,
d‟enfants, de touristes de toutes les couleurs.
Tardivelle vomit. Gourdefleau s‟évanouit.
L‟Incorruptible reste d‟un calme marmoréen. Il sait qu‟il se
trouve maintenant sous la maison des viocs. Juste au-dessus, la
cache du trésor de ces monstres dissimulée sous la cave.
Quelques minutes plus tard avec un sourire satisfait, il traversait
tranquillement le jardinet devant le perron de la villa des viocs,
suivi des deux titubants. L‟air frais les ragaillardit un peu. Ils se
demandent comment le commissaire a pu trouver tout ça comme
ça.
- Je suis branché, il répond, comme s‟il avait entendu leur
question.
Ils en restèrent comme deux ronds de flan.
Glaibeudoux, lui, là-haut, est heureux de cela. Mais pas tout à
fait, pourtant. Pourquoi ?
Il connaît le dénouement, lui.
71
Émile Noël
Les viocs
23
Jité
Chez Schlag, la fine équipe regarde la télé, les infos. Le tronc a
commenté le bien fondé de la bonne gestion de droite menée par
le gouvernement de centre, le brillantissime éclat du Président
Ricrac au firmament de la politique internationale. Quelques
commentaires concernant le Petit Vieux Port sous la nouvelle
municipalité à la droite de la droite : une Rave party sauvage
autorisée…
- Pourquoi qu‟ils l‟autorisent pisqu‟elle est sauvage ? note
Pompon toujours sagace.
- C‟est de la démago, rétorque Nab.
…Puis, le tronc en arrive aux faits divers :
Le commissaire Jacques Vachard semble avoir fait un pas
décisif dans l’élucidation du mystère des disparitions. Mais il se
refuse à tout commentaire pour le moment. Il annonce une
conférence de presse dans un bref délai.
Par ailleurs, le jeune homme, en garde-à-vue depuis quarantehuit heures, a été relâché. Il a été établi qu’il n’est pour rien
dans l’accident qui a provoqué la mort de la petite fille. Au
moment, où elle a été écrasée, il a été flashé à cinquante
kilomètres de l’accident.
L‟image montre le Zigouigoui, assis sur un muret, l‟air absent,
dans un balancement de schizophrène.
- Tu vois où ça mène les crèves parties, éructe Pompon.
À l’instant, une dépêche de l’AFP nous annonce la mort du
délégué Vert Glaibeudoux. Il avait été admis à l’hôpital du Petit
Vieux Port à la suite d’une agression dans la rue du Gué.
L’auteur court toujours. Mais ce n’est pas de cela qu’il est mort.
Il semble qu’il ait été victime d’une transfusion malencontreuse.
Reportage de notre correspondant régional Éric Mangetout.
On voit apparaître, en arrière plan, Angela en larmes, effondrée
sur le lit vide et au premier plan, Caro, la petite interne encore
pas tout à fait rhabillée, qui essaye d‟expliquer comme elle peut
qu‟on ne pouvait rien faire de plus et que le médecin chef ne
peut pas venir, retenu qu‟il est par une urgence.
Boulboul avait laissé filer un léger sifflotement admiratif au lent
zoom arrière qui la prenait en plan américain.
- D‟accord, elle doit avoir deux beaux petits nichons mais
regarde, un cul médiocre, ça se devine même de face, rectifia
Pompon avec une moue délicate, en humant son pastaga.
La caméra cadre la dépouille de Glaibeudoux.
- Et alors, keski fait le médecin chef ? ! note Pompon en suçant
son glaçon.
- L‟a une urgence qu‟on t‟as dit ! flashe Nab dans l‟humeur.
- Ctidée ! I stape une gigolette dans la pharmacie. C‟est pas
normal ki soit pas là. Moi je dis, pas de gisquette dans le
bizeuness ! Sans ça, ça part en couilles. Tu paries que c‟est pour
ça qu‟il a passé, le Glaibeudoux ?
72
Émile Noël
Les viocs
Nab allait réagir fort quand Schlag eut un haut-le-cœur. Tout le
monde se retourna inquiet. Même avachi, on sait jamais, bien
connu, faire gaffe.
Il était pourtant dans un état lamentable, sur son sofa éventré.
On le nourrissait avec un entonnoir en guise de paille. Mais il
maigrissait de façon inquiétante.
- Il va devenir somnambule ou ectoplasme, s‟inquiète Pompon.
Faudra le surveiller. Quand on pense à ce que c‟était ! Regardezmoi ça maintenant ! Les pectoraux en gants de toilette mouillés,
les biscotaux en gelée de groseille, la peau du bide en tablier de
cuisine et les miches à la dérive. Il doit avoir les bonbons qui
grelottent au-dessous des rotules. Ça me fait penser à un mec qui
avait les couilles si grosses qu‟il était obligé de marcher les
jambes écartées. Ça lui donnait une démarche oscillante. Il
faisait des envieux parmi ses relations masculines. Pourtant,
comme disait ma mère qui savait de quoi elle parlait, “ c‟est pas
avec ça qu‟on fait les bons goupillons ”. J‟ai jamais su ce qu‟elle
entendait exactement par là.
- Il est vraiment trop con, se pensa Nab.
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Nettoyage
L‟Incorruptible tint parole. Il convoqua la presse et dévoila les
secrets monstrueux de la falaise creuse. Mais il retint quelques
détails, précisant que tout semblait déserté et qu‟on ne
connaissait encore rien des organisateurs de ces monstruosités.
L‟horreur dépassait le comble. Une grande protestation toute
blanche et silencieuse recouvrit alors le Petit Vieux Port et ses
environs d‟un interminable écoulement d‟une pureté neigeuse.
Le Premier ministre même avait mis un caleçon propre.
Ron et Wlad ont senti le vent. Ils ne sont pas assez naïfs pour
croire que le commissaire Vachard ignore les tenants et
aboutissants. Ils voient le piège. Réflexe kagébé stasi, ils
décident de nettoyer le paysage : Gommeux, Saigneux,
Glaibeudoux (plus la peine), Zigouigoui (même s‟il n‟est pas
dans le coup), la Nympho qui délire la vérité à l‟hosto, le de
Vilmur et même Angela.
Puis réflexion faite, consultant leur montre calendrier, ils
constatent qu‟ils n‟ont plus de temps à perdre pour la grande
lessive. Ils changent de visage et d‟allure : du poil où il n‟y en
avait pas et plus du tout là où il y en avait et s‟évanouissent dans
le panorama.
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Hécatombe à l‟hosto et ailleurs
C‟est alors que tout s‟accélère. Gontran de Vilmur lui aussi a
compris, dans les dessous de la conférence de presse, que ses
carottes étaient cuites. Il perd les pédales, débloque, étrangle
Fatima et s‟enfuit en voiture, brûlant les feux rouges. Il remonte
un sens unique et trouve la mort en s‟écrasant contre un abribus,
réitérant l‟exploit de son beau-père, établissant ainsi la loi des
séries par alliance.
Le Gommeux s‟efface de lui-même, la Nympho passe en flèche,
l‟infirmier se vide par hémorragie prépucienne, Caro se prend
les pieds dans sa petite culotte et se fend le crâne dans les
escaliers, Angela se pend avec une bande Velpeau. Si bien que
le directeur peut fermer l‟hosto comme prévu par le
gouvernement soucieux de la santé publique sans plan social.
Le Zigouigoui succombe à une indigestion de cannabis. Le
milliardaire se suicide au whisky en apprenant la mort de sa
fille. Sa femme court chez son amant :
- Chéri, on n‟a plus besoin de le tuer ni de se cacher.
Seule Blandine passe au travers de la colère de Dieu. On se
demande bien pourquoi.
Si Pompon avait été mis dans le coup, il n‟aurait pas manqué de
conclure : à côté, Shakespeare c‟est de la bavette à l‟échalote.
Encore aurait-il fallu qu‟il ait entendu parler de Shakespeare.
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Immanence
L‟homme au lit-cage avait-il retourné quelque chose ?
Impénétrable est la pensée divine. C‟est bien connu. Il existe un
Principe d‟Immanence dont on ne sait pas grand-chose sinon
qu‟il est immanent. Tout est dans tout et réciproquement. Un audelà de la pensée est impensable par définition.
Glaibeudoux avait enfin définitivement rejoint le Grand Père. Il
attend sa Nympho bien aimée dans un processus orphique à
l‟envers. Orphée retourné, il attend. C‟est elle qui doit aller le
retrouver dans l‟Enfer retourné lui aussi soit au Ciel.
Glaibeudoux a visité tous les sens du temps, comme l‟on sait.
NDE, merveilleuse machine à voyager dans le temps.
Performance inégalable. Enfoncé, H.G.Wells qui lui fit la gueule
à son arrivée.
Non seulement il a tout vu des événements du Petit Vieux Port,
avant, pendant, après mais encore, il a perçu le passage du vioc
en fauteuil roulant supersonique, de l‟Infirmière avec sa
bouteille Coca réacteur, propulsée dans le tunnel blanc. Pas de
musique pour la vioque mais les hurlements de son chien qui la
suivait la queue entre les jambes. Et le défilé interminable de
toutes les victimes récentes et anciennes.
À son tour, voilà la Nympho, enfin sortie de son overdose, qui
franchit le tunnel avec psychédélique musique. Elle arrive les
bras tendus vers Glaibeudoux qui d‟émotion, se prend les pieds
dans un cumulus traînant par là. Il faillit repasser le tunnel dans
le mauvais sens. Itinéraire retourné à son tour. Elle le rattrape
par l‟auréole et l‟enlace pour un orgasme métaphysique. Les
amours célestes sont indescriptibles. On ne sait rien de rien sur
le sexe des ectoplasmes.
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Épilogue
Voilà la Nympho et Glaibeudoux heureux pour l‟Éternité, avec
fâcheries, engueulades et réconciliations sur cumulo-nimbus
comprises.
Le Zigouigoui passe un pétard cannabis au bec par un tunnel
lumino-cinétique vibrant de techno musique.
Chacun des autres trouve sa place. Fafa, la demi beurette, pour
sa peine de mauvaise musulmane, cul voilé et tête nue, est
trempée dans l‟eau bénite très catho. Gontran, misérable
Prométhée, se fait enlever le foie à mains nues sans cesse.
L‟horrible vioque est condamnée à une chiasse éternelle dans
des chiottes nickel, couvercle fermé, soit condamnée à être
éternellement emmerdée. Le vioc lui, un temps au Purgatoire,
est à la soupe à l‟oseille puis, comme il en a déjà passablement
bavé à la fin de vie, passe à la soupe au potiron sucrée avec
paille.
Il y a aussi Dieu merci (le cas de le dire), tout un lot de
récompenses. L‟infirmière, libérée de sa bouteille, baigne dans
une euphorie parfumée fragrance. Angela, sous un soleil caraïbe,
à l‟ombre d‟un palmier, se balance heureuse dans un hamac
biguine. Caro et l‟infirmier s‟enlacent pour un slow platonique.
Alors qu‟en bas, le monde continue avec ses fortunes diverses.
La léthargie onirique de Schlag est visitée par la fille au collier.
Elle s'engage sur la fine passerelle et le muret pour descendre,
avec beaucoup d'assurance du toit terrasse de l'immeuble.
Schlag l'admire pour son insensibilité au vertige. Brusquement,
elle bascule avec un petit cri. Il est horrifié et sent comme une
joie ignoble. Il ne regarde pas par-dessus la murette. Il entend le
bruit mat et les cris en bas. Il imagine. Il souhaite qu'elle soit
tombée sur quelque chose d'amortissant. Mais ne se fait guère
d'illusion.
Il met un certain temps pour descendre. Des regards lui
reprochent sa lenteur. Elle est là sur le ventre, au milieu des
curieux. Contre toute vraisemblance, insensiblement, elle se
ranime. On attend le samu. Elle se retourne lentement sur le dos.
Il voit le crâne défoncé, l'hématome sur le visage, le cou,
l'épaule, la cuisse, le genou, le mollet, partout où il porte son
regard. Elle a été dénudée dans sa chute. Le samu se fait
attendre. Elle respire difficilement. Le samu arrive enfin. Ils ne
l'emportent pas tout de suite. Elle est assise dans un siège
moussant comme un bain, semble reprendre un peu ses esprits et
ne pas trop souffrir. Il faut qu'elle reste un peu comme cela. Par
prudence. Il ne faut pas qu'elle soit allongée, emportée tout de
suite. Le samu ne fait qu'attendre le moment opportun.
Il lui semble que les regards l'accusent. Non de l'avoir poussée
mais d'y être d'une façon ou d'une autre, pour quelque chose.
Le médecin, grand spécialiste, tente de la faire marcher.
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- C'est comme pour les opérations, dit-il. Maintenant on fait
marcher dès le réveil. L'idéal serait de l'obliger à refaire tout de
suite sinon elle ne le fera plus. Comme pour les acrobates.
Il y en a qui font des chutes en dormant. Schlag lui, rêve qu‟il
s‟éveille avec un sentiment inconnu jusqu'alors. Il n'arrive pas à
s'arracher cette idée coupable de la tête. Il perd une dent.
Les autres, stupéfaits, le voient se lever, somnambule, passer sur
la terrasse et inverse du cauchemar de Nab, tomber au lieu de
monter au ciel et s‟écraser sur le toit d‟une voiture.
- Il doit avoir explosé ! Jveux pas voir ça, dit Pompon penché à
la fenêtre, la main sur les yeux les doigts écartés.
La gélatine lui est en effet, sortie par tous les orifices. On dirait
qu‟il n‟a plus que la peau sur les os. Mais il n‟est pas mort, il
gémit encore et bat des paupières. Il entend dans son coma, le
tabada de l‟ambulance qui lui est destinée.
La fine équipe a touché le fond.
On a par ailleurs, retrouvé l‟Homme au lit-cage dans un asile
d‟aliénés. Ron a été récupéré par les services secrets israéliens.
Quant à Wlad, il envisage tout simplement de se présenter à la
Présidence de la République de la nouvelle Fédération de
Russie.
Le Haut Lieu a nommé l‟Incorruptible divisionnaire avec
félicitations et légion d‟honneur pour le récompenser d‟avoir su
résoudre l‟énigme en sachant classer l‟affaire. Le Très Haut
Lieu ne manquera pas de le nommer à l‟Intérieur pour bien
garder le secret d‟état.
Et finalement, on ne saura jamais qui a écrasé la petite fille.
Blandine de Vilmur a hérité de tout ce qui est héritable.
Glaibeudoux n‟est pas content. Il ne comprend pas Dieu. Car
même de là où il est, impénétrables sont les desseins divins.
Vimpelles
2004-2005

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