Les viocs - l`Emilius Ankylosaurus
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Les viocs - l`Emilius Ankylosaurus
LES VIOCS Émile Noël Émile Noël Les viocs 1 Le retour de Pompon Ivapamieux ? Quoi ? Comment iva ? Qui ? Schlag. Aouff… Jmendoutais. Quoi ? Ivapamieux. Bôf ! Ivamieux ? Bah… C‟est bien ce que je disais. Ivapamieux. Pompon avait enclenché une discute de très haut niveau, dès son retour. D‟abord, il n‟avait pas reconnu la Bonne Bordée. Il avait dropé chez Schlag où il les avait tous retrouvés. Quid de Schlag, une idée fixe. Quelques mois auparavant, il était parti chercher fortune ailleurs, le Pompon, because le Petit Vieux Port n‟allait plus être ce qu‟il était, avec le touristique, les congepeilles et tout le Saint-Frusquin. La fine équipe touchait le fond. Schlag, n‟allait pas tarder à s‟enfoncer dans une NDE béton. Il lui faudrait au moins le tunnel sous la manche pour passer. Marco avait été exproprié. Le nouveau maire voulait faire de la Bonne Bordée un night pub casino quick burger dernier cri. Pompon vivait très douloureusement le projet d'émigration que Nab et les autres semblaient envisager sérieusement. - Je sais pas. On pourrait ouvrir un petit commerce dans le coin. Ia encore de l'oseille à se faire de ce côté-là. Pas une boucherie, charcuterie, épicerie, boulangerie, crémerie paske les grandes surfaces les écrasent. Pas non plus une crêperie, sandwicherie, carterie, croissanterie, saladerie, paskien a trop et que c'est banal, peut-être une caverie, vinerie, bièrerie, en tout cas pas non plus une jardinerie, animalerie, toiletterie, brocanterie. Mais en réfléchissant à plus original, kekchoz comme, dans les fringues, une costumerie, savaterie-godasserie, chaussetterie, pantalonerie, cravaterie-bretellerie ou une chapeauterie. Je sais pas, moi : une juperie, soutiferie, sliperie, culotterie. Silence des autres. - Côté bouffe : une mangerie, volaillerie, pouletterie, sardinerie, légumerie, frianderie, vianderie. Silence. - Dans le genre sport : adidasserie, shorterie, véloterie, mototerie, bagnolerie. Ou, je sais pas les mecs, kekchoz dans le vent : une tatouagerie, une percerie. C‟est vachement à la mode de se faire faire des trous partout ! Silence. 2 Émile Noël Les viocs - Bon, alors côté services : une bagagerie, tabaquerie, voyagerie, vacancerie… à votre avis, une pendulerie ? Resilence. - Ou encore une deuillerie, tomberie, cercueillerie, messerie. Reresilence. - Ah la la ! Quoi enfin une pisserie, une chierie, non plutôt merderie ou chiotterie et une waterclosèterie pour les classes aisées. Je sais pas, moi ! Une verticalerie Pompon avait commencé à perdre ses moyens. - Faudrait un peu faire œuvre d'imagination et m'aider un chouia. Attendez, qu'est-ce que vous diriez d'une dinosaurerie ?! Le dinosaure, c‟est le top en ce moment, ça devrait faire un malheur, non ? - Je crois que tu devrais plutôt ouvrir une connerie, avait lâché Nab. - Pour vendre quoi ? s'était inquiété Pompon. Devant le silence têtu des autres, il était parti, lui qui voulait rester et se reconvertir. Il était parti sans eux, parce que les autres n‟avaient pas assez cru en ses projets pour investir ses idées sur place. Il les avait pourtant quittés optimiste et résolu, sûr qu‟ils bisqueraient sec quand il reviendrait cousu d‟or. Très vite, il était revenu, le pote prodigue, la queue entre les jambes, demander aide et réconfort auprès des autres. Et l‟état de Schlag le turlupinait. Si Schlag était toujours comme un paquet de gélatine sur sofa, les affaires ne devaient pas être au beau fixe. Vrai. Ailleurs, ça n‟avait pas été mieux, sinon pire. Ici, le Petit Vieux Port se remettait à neuf, vitesse grand V. Le touristique était devenu en deux coups de cuiller à pot banlieue à problème. L‟urbanisme galopant avait fait du logement social périphérique pourri : pas grandes tours ni barres colossales, plus vraiment tendance, mais petits immeubles en alternance avec pavillonnaire merdique : une réussite, délinquance assurée, bagnoles feu d‟artifice, rodéos nocturnes, vols à la tire, zones de non droit. La Mairie, nouvellement élue à la droite de la droite, allait, comme promis pendant la campagne, non seulement transformer la Bonne Bordée en Pub néon cyber machin - Marco s‟était fait viré recta - mais encore réalisait, à la place du chantier naval désaffecté, la marina annoncée avec Club Merde et ne lésinait pas non plus sur les Very Fast Food, Super Mar, Hyper Truc et tout le tintouin libéral flamboyant. Sans compter que le sinistre de l‟intérieur, Nike Sarcopzy, qui lorgnait l‟Élysée, avait promis le retour à l‟ordre républicain et la sécurité pour tous avant les prochaines élections. En attendant, ça brûlait bien. À la question posée par Pompon, les autres n‟avaient bronché que quelques interjections neutres et Boulboul, comme à l‟accoutumée, s‟était fendu jusqu‟aux écoutilles, dans un rire super grave, genre Paul Robeson Mississipi. Nab avait résumé laconiquement la situation avec un “bon” impératif, marquant par là que c‟était lui le patron désormais. Le 3 Émile Noël Les viocs super quintal schlagueux, affalé sur le canapé gémissant, à contempler sa moquette rouge sombre désormais mal entretenue, n‟était plus qu‟un sac de bouse depuis déjà un bout de temps. Nab se plaisait à dire que ce qui avait été perdu en masse de graillon était grâce à lui, gagné en matière grise. Qu‟il considérait Schlag comme un gros con ne datait pas d‟hier. Mais aux temps de sa splendeur, Schlag avec ses “va te laver” à doigts comme des deltaplanes, aurait ratatiné un éléphant entre le pouce et l‟index. Et il ne se contentait pas d‟être con, il était en plus autoritaire, colérique, vaniteux et susceptible. Mais, à présent que le muscle était devenu gélatine, il n‟y avait plus rien à craindre. Le Schlag avachi ne faisait plus trembler personne. Nab était devenu le chef incontesté. Pompon le réalisa tout de suite. Le premier mouvement de révolte passé, il s‟en sentit rassuré : “Vaut mieux de la matière grise que de la graisse à chaussures” avait-il commenté en toute simplicité, avant de s‟inquiéter de savoir s‟il y avait du pastaga dans la cambuse. 4 Émile Noël Les viocs 2 Le lit-cage Tout était parti d‟un lit-cage vertical contre le mur d‟en face et d‟une femme nue sur ce lit dont on pouvait bien se demander comment elle pouvait tenir ainsi, comme suspendue. Voilà qui attestait que le monde n‟était pas tout à fait dans une posture normale. Du moins pour le moment. Il voyait le lit du dessus. Comme si le lit était debout devant lui. La femme sur le lit. Nue. Prisonnière du lit. N‟en pouvait pas bouger. Sans raison apparente. Ne s‟en pouvait défaire. Belle. Jambes légèrement écartées. Elle ne bougeait pas, n‟était pas endormie, ne semblait pas attendre quelqu‟un, pas s‟ennuyer, la femme. Elle regardait au plafond qui n‟était dans cette configuration spatiale rien d‟autre que le mur en face du mur d‟en face. La tache sombre de la vulve marquait et masquait la catastrophe de la confluence des deux cuisses. Fente à imaginer. Il aurait souhaité que le lit fut vraiment cage. Il aurait volontiers refermé le lit pour échapper à cette vision. Tout cela lui déplaisait. Lui déplut encore davantage. Il eut envie de sortir, envie de plus en plus impérative, sortit boire une bière sans mousse au comptoir de l‟Estaminet en bas, pour se changer les idées. On ne savait pas qui il était exactement, un quidam du quartier avec cette bizarre vision du monde et de fait, quand il claqua sa porte, la femme mourut dans le lit-cage brusquement refermé. Et ce fut le début d‟une longue série de faits mystérieux et macabres qui commencèrent avec la terrible canicule d‟été et se prolongèrent par le naufrage d‟un super tanker éventré pendant les grandes marées qui suivirent : un colloque de Verts qui se termina dans le rouge sang, des femmes et des enfants qui disparurent, d‟autres qu‟on retrouva vidés de leurs organes, des viocs sauvagement massacrés et bien d‟autres atrocités. Angoissante série d‟événements monstrueux qui causa bien du souci à l‟Incorruptible, l‟inspecteur au regard perçant et aux mains longues et fines, chargé de mener l‟enquête et de résoudre ces énigmes dont on ne voyait apparemment aucun rapport entre elles ni le moindre indice qui pourrait dessiner l‟ombre d‟une cohérence. 5 Émile Noël Les viocs 3 Des macabs, encore des macabs, toujours des macabs Ils n‟auraient jamais pu imaginer pareilles choses, tous autant qu‟ils étaient. Au quartier général, ce n‟était pas la joie. Au temps de la splendeur de Schlag, on qualifiait sa turne de Quartier Général, même si les rassemblements se faisaient plutôt à la Bonne Bordée. À l‟époque, la crèche fleurait bon le luxe et le confort : pièces capitonnées, insonorisées, riche moquette rouge sombre, fauteuils et canapés de style. Le terme était resté, bien que cela fasse plutôt squat maintenant. Ils contemplaient en silence cette masse avachie sur le sofa, soufflant, éructant, geignant. Nab se rappelait du bon temps mais aussi de ses mauvais côtés. Dans cette même salle, aux murs tapissés pourpre sombre et à la luxueuse moquette rouge de Chine, il s‟était fait sérieusement arrangé par ce fumier de Gommeux sans que ce gros con de Schlag, alors en pleine forme, n‟ait levé le petit doigt pour l‟en empêcher. Il s‟était contenté, avec son sourire plein de dents, de refiler après coup à stenfoiré de Gommeux, une méga tourlousine pour cause de trahison. Il y avait eu un collier dans le coup. Une belle fille, Schlag, horrible gros dégueulasse, Nab, à qui la vie avait pleuré l‟hormone de croissance, tout juste au-dessus du mètre et un gommeux, petit salaud du genre gangster aux ongles propres. Schalg avait alpagué Nab d‟une main pour le monter à sa hauteur. - C‟est toi ka lcoltar, Nab. - Non, jte jure Schlag, jte jure, non. Entre ses deux battoirs, le gros horrible allait faire du jus d‟avorton. Non. S‟était laissé convaincre, à croire. Il ouvrit la main qui tenait. Le petit cul de Nab s‟écrasa contre la moquette rouge sombre avec un bruit sourd. Schlag souriait neutre. Le gommeux souriait aussi mais vicelard. Il se curait les ongles avec un fin scalpel. Nab se releva en se frottant le fion, les coins de bouche vers le bas et trois plis sombres entre les deux yeux. Pas de signe apparent, pas le moindre, mais à l‟intuition, on aurait senti comme une mèche entre Gommeux et Nab. Le sourire de Schlag n‟avait pas vraiment bougé de place. D‟un petit coup de tête, il avait indiqué la sortie. Nab et Gommeux partis, le sourire s‟élargit un peu. Schlag remonta sa manche. Le collier scintillait à son poignet. La fille poussa un petit cri. Le gros horrible lui mit, rapide mais délicat, une cinq pétales sur la bouche. La paluche lui faisait presque le tour de la tête. Le silence de la pièce capitonnée n‟était plus troublé que par deux respirations, saccadée de la fille, lente et tranquille de Schlag. En prêtant l‟oreille, on pouvait tout de même entendre, très très faiblement, des cris. 6 Émile Noël Les viocs - Le Gommeux trafique Nab, avait noté Schlag en jouant avec le collier. Toujours tout sourire, il poussa le potentiomètre et les hurlements de douleur de Nab sortirent plein pot du HP espion. La fille se boucha les oreilles. Schlag fit glisser lentement le collier dans sa poche droite. Elle s‟approcha en s‟arrangeant pour que son corsage s‟entrouvre. Il la laissa faire, les yeux plissés. Quand elle fut tout près, il la retourna d‟un geste et la retroussa dans le mouvement jusqu‟aux épaules. Il contempla un moment le spectacle. - Le coaltar vaut beaucoup plus que tout ça. Et il lui plaça un va-te-laver sur les miches qui les lui rosit pour une bonne demi-heure. Elle en avait les larmes aux yeux. Douleur ou dépit ? Alors, le gros horrible avait déplacé son quintal et demi vers la porte et passé dans la pièce à côté. Il avait sorti le collier de sa poche et le tenait entre le pouce et l‟index. Le serpent de diams, déployé, se balançait lentement. Schlag regardait fixement le Gommeux avec ce sourire qui semblait ne pas vouloir le quitter. Le Gommeux cherchait un comportement. Nab pleurnichait en laissant fuir quelques petites plaintes. Il n‟avait plus la force de parler. Gommeux l‟avait arrangé. Il était à poil. Ce qui frappait, c‟était, sur ce petit corps la tête, la queue et les couilles d‟une bonne taille normale, plutôt plus même. La fille s‟en était sûrement fait la remarque et laissée, l‟espace d‟un éclair, aller à rêver. Si cela se trouvait, le gros horrible en avait une toute petite. Mais elle revint très vite au pauvre petit corps martyrisé. Gommeux lui avait bleui une partie de l‟épiderme à la châtaigne et avait tagué sec au scalpel sur le reste. Elle sortit ses Kleenex et essuya avec douceur les larmes et le résiné. Elle se redressa et cracha au visage du Gommeux. - Faudrait de la pharmacie, dit-elle. - Dans l‟armoire d‟à côté, fit Schlag en avançant lentement. Le Gommeux recula jusqu‟au mur. Pauvre, l‟était pas passemuraille. On l‟avait retrouvé en triste état dans de la chaux vive. Il végétait encore en ce moment à l‟hosto avec des tuyaux partout. Nab revoyait la fille, avec son corsage entrouvert et sa culotte transparente, en train de lui coller des pansements un peu partout sur sa nudité. Il se rappelait que malgré la pudeur et la douleur, il n‟avait pu empêcher un certain redressement. Rien que d‟y repenser maintenant, la bosse lui poussait dans le pantalon. C‟était une sacrée nana canon, faut dire. Quand on pense à ce qui lui était arrivé depuis. Pompon, lui, était plutôt nostalgique de la Bonne Bordée où l‟on pouvait taper le carton avec les copains en dégustant un pastaga bien frais servi par Marco. Pompon était presque aussi con que Schlag. Mais rien à voir côté nature. À l‟époque, Schlag mordait même les mots qui sortaient de sa bouche. Pompon était gentil, 7 Émile Noël Les viocs poujado un peu beaucoup aux yeux de Nab, soupe au lait mais serviable. Côté physique, encore pire. Autant Schlag était pachydermique, toujours prêt à soulever un 38 tonnes avec l‟auriculaire, autant Pompon était fragile, long à n‟en plus finir et mince. On s‟attendait à ce qu‟il cassât d‟un moment à l‟autre, même par temps calme. En fait, pas cassant, flexible le Pompon et foutrement utile quand pour un casse, s‟agissait de se faufiler dans un trou où Schlag n‟aurait pas pu glisser un doigt. En réalité, il ne s‟appelait pas Pompon, mais Dugravier. On l‟appelait Pompon parce que dans son ineffable bonté, il s‟était porté volontaire pompier bénévole. Ce qui lui permettait, au cours de ses visites pour placer les calendriers et autres babioles de soutien aux valeureux sauveteurs locaux, de repérer les bonnes maisons à faire. Pas con partout le Pompon. Il avait l‟œil et pas son pareil pour évaluer la bonne gâche. Mais pour le moment, il se morfondait, en manque de pastaga. Quant à Mario, ses pensées virevoltaient dans le hall du petit aéroport quasi privé qui s‟abritait entre deux collines à moins de dix minutes du Petit Vieux Port. Un hélico et deux coucoustaxis, réservés au beau linge, faisaient la liaison avec les grandes lignes. Pas assez fiable, le train omnibus, à cause de la montagne. La piste pouvait même accueillir de temps à autre quelques jolis biréacteurs personnels. Pour les visites nocturnes de villas inhabitées, important de savoir qui arrivait et qui partait. Donc, aller aux bonnes heures jouer les badauds rêveurs contemplant le va-et-vient. Mario revoyait, avec un sourire nostalgique, le hall désert, les trois compères devisant au bar. Nab, sur son tabouret, le menton à hauteur du comptoir. Le barman, un pote, lui avait gentiment glissé deux bottins sous les miches. - Ia pas foule, avait remarqué Pompon. - Les arrivées et les départs sont réglés au quart de poil, expliqua Mario en initié. - Ah, fit Pompon. - Ouais, fit Mario. - Ah ouais, refit Pompon. Nab avait sentit qu‟il y avait de la frustration dans l‟acquiescement de Pompon. - Tu comprends, tout est informatisé ici. Le visage de Pompon s‟illumina. - Ah voilà. - Ouais, alors ia moins de personnel. Ça fait un peu désert. C‟est plus froid comme ambiance. Kes tu veux, c‟est le progrès. Ça manque de contact humain, de gentils sourires pour vous accueillir. Tu comprends un chien, quand il voit son maître, il remue la queue au moins. T‟as déjà vu un ordinateur remuer la queue, toi ? - Chsais pas, j‟ai jamais vu d‟ordinateur … 8 Émile Noël Les viocs Pompon souriait, béat. Mais Nab, subitement pâle, s‟était accroché au bar. - Kes t‟as ? - Rien. En apercevant l‟homme au lit-cage boire filé sa bière au bar, il avait senti le plancher se dresser. Une idée. L‟homme continuait de filer sa bière avec un sourire anodin. Une arrivée s‟annonça. Ils allèrent traîner leurs savates dans le hall. La richissime vieille dame de la villa bleue, des diams à tous les doigts jusque dans les narines, attendait ses valises en vain depuis un quart d‟heure. - Elles doivent être perdues, dit-elle philosophe. Mario souriait en douce, poussa du coude Nab qui répondit d‟un clin d‟œil. - Oh, cela ne fait rien, précisa la vieille dame. Je ne vais pas me rendre malade pour cela. Je n‟avais emporté que des vieilleries. Mario avait fait la gueule. - Vous en ramènerez au moins une, avait dit avec déférence l‟hôtesse respectueuse. Le grand magna de la chimie avait alors fait son entrée, dans une petite voiture poussée par un super mannequin exotique. - Waouh, avait soupiré Pompon. - Il en consomme combien par mois ! s‟était exclamé Nab. - Le chimique, ça ronge sec, avait remarqué Mario. L‟homme avait les jambes coupées à différents niveaux, également les doigts sectionnés fragmentairement et des pansements partout. - Il a dû passer dans un hachoir, diagnostiqua Pompon. La magnifique poupée poussait la chaise roulante vers les toilettes. Ils purent un instant admirer sa démarche de dos. - Elle a un cul… un cul… à satelliser une paire de couilles à la minute ! balbutia Pompon dont l‟esprit s‟avérait moins fin que la silhouette. Grand amateur de ritournelles, il n‟hésitait pas, à l‟occasion, à vous tourner quelques couplets à sa façon. Et le voluptueux balancement de la chute de reins de la jeune dame l‟inspira. Elle avait mis son joli minou Dans sa tite culotte Et lui avait mis son gros bambou Dans un slip prope Il lui enlève sa tite culotte Elle lui baisse son slip prope Et il planta son gros bambou Dans le joli petit minou. Nab contemplait Pompon d‟un air navré. Il le vit, s‟interrompant net, s‟écarquiller en trous de billard américain. - Oh Pompon ?! - Ia un pageot ! - Où ça ? 9 Émile Noël Les viocs - Là ! Contre le mur, avec dedans une… jl‟ai vu faire un décollage vertical. - T‟es louffe ou quoi ? ! Ia rien. L‟homme avait fini de filer sa bière avec le même sourire, il s‟éloignait tranquillos, comme s‟essuyant les pieds en marchant. À cet instant, la belle exotique revint seule des toilettes. Et l‟on put constater, de face, qu‟elle avait dans le corsage aussi de quoi satelliser pas mal de bijoux de famille. - Tiens, avait remarqué Pompon revenu à lui, elle a fini de le débiter. Mario, au souvenir du voluptueux balancement, avale sa salive. Boulboul, de son côté comme à son habitude, sourit d‟une oreille à l‟autre. Il revoit son entrée dans la fine équipe. Ce jourlà, il s‟était réfugié dans l‟église avec tous ses copains sans papiers. Dans la rue, il pleuvait du CRS comme du Prussien à Gravelotte. Nab avait été obligé de remettre un coup qu‟il fomentait dans le dos de Schlag. Un coup fumant pourtant : enlever une fille à rançon. Pas la femme au lit-cage, ni la fille au collier de la fille, non, l‟héritière nymphomane du milliardaire. Fille splendide. Bien des aventures avec de beaux jeunes gens de l‟arrière-pays. L‟épisode suivant avait fondé sa réputation : Un beau matin plein de soleil, elle nage comme sirène, s‟éloigne rapidement du rivage, se jouant des vagues. Un gigantesque aileron blanc apparaît à l‟horizon. Pas encore la grande affluence, pourtant une clameur parcourt la plage. Quand elle comprend, il est trop tard. Malgré ses extraordinaires dons de naïade, elle n‟a aucune chance. Inutile. Le squale est là. Il ouvre sa gueule immense et disparaît. Elle regagne la plage sans encombre. Plusieurs jours après, on retrouve l‟énorme bête, le ventre en l‟air. À l‟autopsie, le médecin légiste constate un infarctus. La seule hypothèse susceptible d‟être avancée est que le monstre a succombé à tant de beauté. La gendarmerie classe l‟affaire. L‟effet coronarien de la plastique de la fille du milliardaire sur les squales la fit passer dans la rumeur de nombreuses aventures à la nymphomanie. On y allait sec à la Bonne Bordée. La veine chansonnière de Pompon se déchaînait : Sous tous les maquillages Planqué en paysages Masqué de pittoresque Méfiez-vous du grotesque Que vous soyez à pied, en auto, à cheval Chassez le gros phallus, il revient comme un squale. Nab, de honte, se faisait encore plus petit. Il ne s‟habituerait jamais à la poésie pomponienne. L‟hypothèse du légiste s‟était confirmée. Les jours suivants, un très grand nombre d‟ailerons furent aperçus le long des côtes. Le bruit avait dû se répandre chez les requins qu‟une merveilleuse 10 Émile Noël Les viocs naïade mouillait dans les parages. Les plus jeunes d‟entre eux n‟ayant pas à craindre pour leurs coronaires. Oui, à y repenser, c‟était un coup vraiment fumant que de kidnapper la Nympho. Mais avec cette flicaillerie et tous ces hyper bronzés derrière l‟autel et dans la sacristie, pas le moment. Attente fébrile. - Des fois que ste nympho aille se tailler avec un squale, avait geint Pompon. - Ou que Schlag attrape le coup fumant, avait renchéri Mario, i ferait une niçoise de nos abattis. - Vos gueules ! Nab supportait mal leurs ratiocinations. Cette purée lui plissait la peau du crâne. Iaka attendre. Alors, ils étaient allés tuer le temps au Chicos, une boîte où se produisait un clown comique amusant comme tout. Ils ne s‟y étaient pas tellement marré, mais faute de mieux… Vers deux heures du mat‟, fin du spectacle, le clown lâche des ballons dans l‟air et salue. Noir total. Quatre détonations. La foule se dit c‟est les ballons. La lumière revient, Mario boîte bas. Pompon a un trou dans le pantalon, Nab se tient le bras. Panique. On se piétine vers la sortie. Un grand nègre arrive à contre courant, joue précipitamment les infirmiers, glisse à Nab qu‟il a vu le tireur s‟esbigner, qu‟il peut en faire un portrait robot. Quand les CRS se pointent, Nab leur dit que le nègre est un pote à lui et qu‟ils feraient mieux de courir après le terroriste corse. C‟est ainsi que Boulboul avait fait son entrée dans l‟équipe. Il avait seulement cavalé plus vite que ses copains déjà dans les Airbus, tout de suite après que les CRS eurent terminé au marteau piqueur, leur sculpture de la porte de l‟église. Un tueur avait profité de l‟obscurité pour tirer trois balles sur les compères. Qui ? Pourquoi ? Bande rivale ? On ne sait toujours pas. En fait, Boulboul n‟avait rien vu du tout. La quatrième balle avait transpercé le nez du clown. Il ne pouvait plus mettre sa balle de ping-pong. Et la Sécurité Sociale avait refusé l‟accident de travail sous le prétexte que son nez, suffisamment rouge et enflé, lui permettait de continuer son numéro sans prothèse. À ce souvenir Boulboul éclate de rire. Tout le monde se tourne vers lui, réprobateur. Il coupe le son mais ne peut s‟empêcher de rester fendu jusqu‟aux écoutilles. Tous en silence, se retournent pour contempler Schlag gélatine sur son sofa croulant, image de leur propre déconfiture. Cela avait débuté avec une information largement diffusée par les médias d‟un directeur de cabinet qui ne supportait plus sa propre prostate depuis que son président, qu‟il admirait pardessus tout, avait dû se faire opérer. 11 Émile Noël Les viocs Cette information broda bizarrement sur le tissu déjà dépressif de Schlag une hypocondrie prostatimorphe. Il n‟eut de cesse de consulter. Comme l'hôpital était menacé de fermeture pour rentabilité insuffisante par le Premier ministre réformateur, jetant ainsi le doute sur la fiabilité des soins, la paranoïa schlagueuse exigea d‟aller à la grande ville de l'intérieur. Le gros n'aimait pas conduire. - Fais du stop, ironisa Nab. Tu passeras pas inaperçu au bord de la route. - Ne viens pas me pisser dans la rigole ! hurla Schlag qui retrouvait toute sa verve et sa vigueur quand sa survie était en jeu. Tu vas me conduire et tout de suite ! Sur l'autoroute, Nab tentait d'exorciser le noir mutisme de Schlag en rêvant qu'au lieu de ce tas de rillettes au pessimisme morbide, il emportait une nymphe céleste. Derrière, une moto suivait depuis quelque temps. Un couple. La fille, collée au garçon, lui enserrant la taille des deux bras. Nab regardait la moto dans le rétro. "Il emporte sa gisquette avec lui, lui, se pensa-t-il. Il lui tale la moule sur sa selle dure en même temps qu'il se concasse la prostate". Que venait faire cette prostate meurtrière ? Cette pensée le chiffonna. Il imaginait que les soubresauts devaient lui mastiquer la fissure, à la petite. Et il sentait presque la prostate du motard se fendiller, craqueler et finir en poussière comme un caillou rénal sous ultrasons. Ce qui le chiffonnait le plus n'était pas ce qu'il pouvait arriver à ces deux ploucs à cheval sur leur chiotte qui faisait tant de bruit derrière. Non. C'était pourquoi il minéralisait leurs zones génitales. Nab en avait lui-même été troublé Il s‟était tâté pour sans y parvenir, contrôler que ces propres appareils ne se pétrifiaient pas, victime d‟un syndrome rare mais radical : l‟hypocondrie schlagueuse. La voiture fit une embardée. L‟angoisse naît souvent d‟un monde qui se défait dans l‟imperceptible. Nab, pendant longtemps, s‟était réveillé, des cailloux plein le slip, en sursaut d‟un cauchemar récurrent. La Faculté n‟avait pas réussi à rassurer Schlag qui contemplait inerte sa belle moquette rouge sombre. Confirmation de la décrépitude, elle s‟imbibait sans que l‟on sache pourquoi. Mario et Pompon avaient un temps épongé, en vain. On avait pu espérer que cela se stabilise. Mais on avait eu tort de s‟y fier. Cela continuait insensiblement. La moquette risquait la moisissure. Le rouge sombre virait au noir. Toutes les investigations échouèrent. On démonta la plinthe pour contrôler la tuyauterie, on dévissa la petite plaquette pour dégager le robinet d‟arrivée. Ce n‟était pas lui. Le robinet était sec. Les tuyaux étaient secs. Le mur était sec. Tout était sec. Pourtant, 12 Émile Noël Les viocs encore maintenant, la moquette continue de s‟imbiber minimaliste. Une espèce de goutte-à-goutte insaisissable. Nab s‟était bien repris depuis. À la contemplation du spectacle actuel, une violente révolte en son for intérieur sourd. Il va relever le gant. Il le doit. Pour sauver la face, montrer aux autres qu‟il est bien le nouveau patron. Remonter le moral des troupes. Préparer un coup fumant. Mais quel ? Avec cette nouvelle municipalité sécuritaire, et ce sinistre de l‟intérieur, Rakourzy ou Sarcopsy, il ne sait plus. La moutarde lui est montée au nez si brutalement qu‟elle lui a transpercé le cortex, perturbant sa mémoire des noms propres, à se demander s‟il n‟était déjà dans l‟antichambre d‟Alzheimer. 13 Émile Noël Les viocs 4 L‟Incorruptible C‟est alors que l‟Incorruptible fait son entrée. À la grande époque, le bastion de Schlag était aussi impénétrable que les voies du Seigneur. La somptueuse demeure tournait plutôt à l‟opération portes ouvertes de squat merdique depuis la déliquescence schlaguimorphe. Il pousse lentement la porte entrouverte et la referme derrière lui comme il était entré à la Bonne Bordée quelques mois auparavant, où Schlag y faisait régner la terreur. Une bête, du poil partout, dans le nez, les oreilles, sur la poitrine, dans le dos, jusque dans la raie du cul. Les cheveux lui prenaient aux sourcils, où aurait-il pu loger un cerveau ? Mais des battoirs comme des deltaplanes, on ne le répétera jamais assez. On avait décidé de faire passer une autoroute au milieu du Petit Vieux Port ! Pour une fois qu‟on avait la forêt et la montagne qui se trempaient presque les pieds dans la mer, pour une fois qu‟on avait un site exceptionnel, il fallait qu‟ils percent la montagne, qu‟ils taillent la forêt et qu‟ils enjambent le Petit Vieux Port d‟un pont d‟un seul. Tout l‟équilibre écologique du coin allait être détruit. Les écolos s‟étaient couchés par terre, les CRS en avaient fait du hachis. Exceptionnellement, Schlag était d‟accord avec les écolos : cette putain d‟autoroute allait compromettre son business. Le bitume allait gicler du Petit Vieux Port au port neuf et au nouvel aéroport de l‟autre côté de la montagne, en passant par la vallée aux ours, protégée. On continuerait de la protéger en l‟agrémentant de restauroutes et d‟aires de repos ravitaillement. On y mettrait aussi des lamas pour ajouter au pittoresque du tourisme pédestre. - On était pénard ici et on va en voir débouler de toutes les couleurs. Avec tout ce qui va radiner, on va se farcir les congepeilles, les émeutes et les casseurs de banlieue. - Ouais, ricana Pompon, on va être envahi par ces frappés du bonnet qui causent tout seuls dans la rue en se paluchant l‟oreille. - Causent pas tout seuls, andouille, rectifia Nab, ils téléphonent. - C‟est ça, i parlent à mon cul paske leur tête est malade. Nab allait réagir quand Schlag le coupa en plein élan. - Je me fous des téléphoneux. Avec tout ce qui va radiner, on va se farcir les émeutes et les casseurs de banlieue, j‟ai dit. - Sûr, avait acquiescé Nab, ici comme ailleurs, ils vont se révolter contre le néocolonialisme des technocrates non délocalisés. Le regard de Schlag l‟avait raccourci de dix centimètres, du coup, il était passé sous la table sans se baisser. - Kika commencé, s‟interrogea Pompon, les technocrates avec leur connerie ou les casseurs avec leur violence ? 14 Émile Noël Les viocs - Je m‟en surfous ! Keske va devenir notre mignon petit aéroport privé où l‟on pouvait se préparer de la bonne gâche ?! avait rugi Schlag. Et tout ce tintouin pourquoi, hein ? ! - Pour créer des emplois et désenclaver… -Désenclaver quoi ? ! Mon cul ! - L‟a pas besoin de ça, avait risqué Nab. Une torgnole l‟avait fait passer directement de la table de jeu à la salle de billard. - Et les lamas, keski vont foutre sur l‟autoroute ? Tu veux me le dire ? - Ils laveront les pare-brise des voitures à l‟arrêt sur les aires de repos, avait suggéré Nab depuis le tapis vert. Une canette lui était arrivée derrière l‟oreille, le relaxant pour un moment. Il se sentit flotter dans une brume d'extase et découvrit avec stupeur que le patron venait de changer son bistrot en cybercafé. Il s'embarqua pour surfer sur le ouaibe à la recherche de la rose des cimes. Le Chemin de la Rose démarrait sur l'autoroute. Il fallait la quitter à la bonne sortie. Ce qu'il fit. Sur la nationale, il avisa une borne en forme de Bouddha de faïence : - Pouvez-vous m'indiquer ma route ? - Où allez-vous ? - Droit devant. - Vous êtes sur le bon chemin. Il remercie et poursuit. Une fourche. Droite ou gauche. Bon, au hasard. Une patte d'oie, trois départementales. Laquelle ? Celle-là. Quatre vicinales, cinq forestières, six sentiers, sept pistes. Il n'hésite pas une seconde. Maintenant, des crevasses naturelles montent entre les rocs tourmentés. Attention, franchir un torrent mugissant, le courant emporte troncs éclatés, cadavres humains et animaux et quelques martyrs inutiles. Il ignore les beatniks et hippies, mangeurs de drogue, vieillis et fripés, en train de camper cool près de la cascade. Il s'engage dans la galerie de silice lisse, il sent bien qu'il descend alors que le but initial est l'ascension de la montagne jusqu'à la rose des sommets, la rose des neiges. Il évite le chien de garde pour entrer dans la salle des colosses de pierre et des statues géantes où sommeille l'homme nu sous son manteau de pourpre. La salle suivante abrite, pêle-mêle, les tombeaux célèbres et ridicules et dans un coin sombre, la tombe de sa mère, humble et pas ridicule. Il continue, traverse la salle d'acier bleu aux lueurs froides, la salle du trône du souverain dérisoire pour enfin, atteindre la salle des machines. La chaîne ascendante des embryons puis fœtus qui vont vers la naissance en se développant, croise la chaîne descendante des morts vieux ou déglingués, mangés aux virus, troués de mitraille, qui retournent à la poussière. Tout s'accélère. Et la salle la plus profonde débouche d'un coup sur les sommets. Il est harassé, en lambeaux. Ses mains saignent 15 Émile Noël Les viocs un peu. Et là, sur la plus haute cime, neigeuse et silencieuse, il voit la rose rouge éclatant comme un cri sur ce tapis blanc. Elle n'a pas d'épines et emplit tout l'espace d'un parfum pénétrant. Il s'approche pour un baiser magique et se retrouve le nez écrasé contre le tapis vert pisseux du billard. Du cyber machin, il venait de passer direct au bistrot de Marco tel quel, moleskine défoncée, murs crades et écaillés, l'œil fixe sur les salissures de la porte vitrée des toilettes téléphone. Schlag était toujours sur l'autoroute. - Comme si leur autoroute, ça suffisait pas, ils veulent faire une marina à la place du chantier naval désaffecté avec un Club Merde pour les touristes. Je suis pas mangeur de bagnoles mais ivont nous polluer la vie, t'imagines ! - À la télé izondi que c'était surtout le gazoual qui polluait, précisa Pompon. Et même que les pouvoirs publics i vont faire la guerre au gazoual, izondi, à la télé. - Peut-être, grogne Schlag, mais taka aller là où ia une raffinerie et puis tu verras si ça pue pas aussi, l'essence. L'autjour, je traversais un bled où ien a une. Eh ben, tu me croiras si tu voudras, mais je me suis demandé si tout le village s'était pas mis aux flageolets ou aux gros rouges pour leur chiure con carne. - Chiii ll ii, se retint de dire Nab sur le tapis vert, afin d'éviter une nouvelle canette balistique. Mais Schlag ne décolérait décidément pas, le front encore plus bas que d‟habitude. Ce projet d‟autoroute lui bitumait les méninges. Il tapait le carton si fort qu‟une carte sur deux passait au travers de la table rafistolée. Marco tremblait pour ses meubles. Ça ne mouftait pas alentour. Même les mouches. La clientèle ne stagnait guère. Les habitués suintaient leur glass dans un silence religieux et sortaient sur les œufs. - J‟en ai marre de tout ce va-et-vient. Tu devrais fermer Marco. - C‟est pas l‟heure, Schlag. - C‟est que ta pendule marche pas comme la mienne. Pour les initiés : clair. Juste comme Marco glissait le long de son comptoir pour aller fermer, un grand maigre poussait la porte. Il la referma derrière lui et resta un moment le regard panoramique. Il avait le cheveu et les yeux noirs. La barbe rasée de près lui bleuissait le menton. Une touffe de poils pointait du col de chemise entrouvert. Un sourire se dessina quand le regard s‟arrêta sur Schlag. Il se caressa les joues d‟une main droite aux doigts qui n‟en finissaient pas. Il s‟avança. Schlag n‟avait pas bronché d‟un cil. Les autres s‟étaient écartés de la table au fur et à mesure que le grand maigre s‟en approchait. Il s‟assit en face du bestiau. - Salut, Schlag. - Tiens, vla l‟Incorruptible, fit Schlag en ramassant précautionneusement les cartes. Ia encore eu un coup fourré par ici. - Comment t‟as deviné ? ironisa le grand maigre. 16 Émile Noël Les viocs - Comme ça. Et la flicouze du coin a évidemment rien trouvé. - Décidément t‟as l‟intuition féminine. - Pas besoin de se les faire couper pour savoir qu‟ici la maison Poulaga se divise en trois groupes : les cons, les enfoirés et les ripoux. C‟est pour ça qu‟on nous flashe super flic blanc persil. - Ton castel est toujours aussi insonorisé ? - Ia pas de raison que ça change. J‟aime écouter tranquille de la belle musique. - Et ta moquette toujours rouge comme tes murs capitonnés ? - Dame. Je suis né sous le signe du Taureau. - Je vois. La conversation s‟était ainsi poursuivie, le ton était calme, doux, presque fraternel et le sourire intact. On avait fait le tour des affaires courantes : les casses, les trafics, les projets d‟aménagement touristique. - Bon, alors, keski nous amène l‟Incorruptible, à part qu‟on a du bon Chablis à la Bonne Bordée ? - Un certain Gommeux. - Tiens ? - T‟as entendu parler ? - Ouais. l‟était là encore la semaine dernière, je crois bien. J‟ai lu dans le journal qu‟il était en cavale avec une blondasse de vingt balais serveuse dans un bar de la côte et qu‟il jouait les Bonnie and Clyde avec elle. Paraît qu‟ils se sont fait faire aux pattes dans un quatre étoiles. - T‟as raison. Mais lui, c‟était pas lui. - Allons bon. Mais elle, c‟était bien elle, non ? - T‟occupe. En fait, Gommeux n‟a pas quitté le coin. On l‟a retrouvé dans une carrière, assez amoché. - Non ? ! - Si. - Tiens. - En plus, il trempait dans la chaux vive. Son état est désespéré… quasiment. Remarque, logiquement, on aurait dû ne rien retrouver. - C‟est ce que je disais à Nab, ia pas si longtemps, la chaux vive n‟est plus ce qu‟elle était. Le formol non plus d‟ailleurs. - Tu sais, Schlag, on s‟en occupe à l‟hôpital. On espère bien le retenir assez longtemps pour qu‟il puisse lâcher la pastille. Tu trouves que nos flics sont ripoux, enfoirés et cons. Mais côté connerie, t‟as rien à leur envier. Schlag n‟avait pas bougé. Il sourit doucement à son tour mais d‟un seul côté, le droit. Par ses yeux, on pouvait apercevoir la haute tension lui zigzaguer de foudroyants éclairs dans le crâne. Le jeu de 52 qu‟il tenait, dans une lente, très lente torsion était devenu 104. Et une enquête tout azimut s‟était alors enclenchée. À l‟entrée de l‟Incorruptible, une immobilité de Musée Grévin cristallise l‟assemblée dans un silence de glace. Il reste luimême figé un moment sur le pas. Il a toujours le cheveu et les 17 Émile Noël Les viocs yeux noirs, la barbe rasée de près lui bleuit toujours le menton et la touffe de poils pointe toujours de sa chemise au col entrouvert. Mais pas le moindre sourire cette fois, juste un imperceptible rictus déforme son visage pâle sillonné de rides profondes quand le regard s‟arrête sur Schlag. Il se caresse la joue gauche de sa main droite aux doigts qui n‟en finissent pas. Enfin, il s‟avance. - Salut tout le monde. En réponse, un vague grognement de diverses tonalités s‟égrène alentour parcourant l‟assemblée - Ça va pas ? - Koussikoussa, répond Boulboul de sa belle voix grave. Et vous ? ajoute-t-il avec son sourire dents blanches. - Pas vraiment non plus. - Les enquêtes ? - Aucune de résolue, dans le cirage. La nouvelle municipalité et le ministre – à qui sera le plus sécuritaire – pressent ma hiérarchie. - Vous allez vous retrouver en préretraite si ça continue. - Ça se pourrait. - Nous, on est pour rien dans tout ça, Inspecteur. On n‟a jamais été dans ces coups-là, vous savez. - J‟imagine. - Rien qu‟à regarder Schlag, vous voyez dans quel état on est. On est comme les périphériques d‟un ordinateur gélatine qui beuguebeugue. Son sourire s‟élargit – si c‟est encore possible. L‟Incorruptible répond à son sourire à sa manière, bouche simple trait courbe aux extrémités relevées. Il bascule lentement sa tête vers l‟arrière, fixe ironiquement Boulboul à travers les deux fentes horizontales dessinées de chaque côté de son nez aquilin. - Il n‟a pas toujours été comme ça. Gommeux pourrait vous en parler savamment. - Paraît qu‟il est toujours dans le diguedigue, commente Pompon en forme d‟interrogation de sa voix flûtée-graillon. - En effet. - Alors, l‟a toujours pas parlé… - Non. Comme pensant à autre chose, le grand maigre, regard baissé, fronce le sourcil. - Qu‟est-ce qu‟elle a, votre moquette ? - Elle s‟imbibe, rebondit vivement Boulboul. Elle est pas alcoolo, rassurez-vous, inspecteur. Ce n‟est que de l‟eau. D‟ailleurs, elle ne conduit pas. Il éclate d‟un énorme rire sonore qui résonne comme dans une église de quartier. Il est bien le seul et devant le regard consterné des autres, il coupe le son, encore une fois. Mais la jovialité de Boulboul a décongelé un peu l‟ambiance. Comme si la fine équipe compatissait aux difficultés de l‟Incorruptible, une 18 Émile Noël Les viocs conversation relativement cordiale s‟engage, sur fond de soufflerie geignarde de Schlag. On évoque le colloque que les Verts avaient organisé dans un lieu approprié, idéal, trou de verdure où chante la rivière, non loin du Petit Vieux Port. Belle demeure agricole avec dépendances, colloque à la ferme en quelque sorte. Tout avait bien commencé, huilé à l‟amande douce, service d‟ordre à brassard des plus compétents, non-violent, self-défense naturelle, bio, taï chi chuan, quoi. L‟Intérieur les avait pourtant bien avertis d‟un certain risque que des crânes rasés, tronches au carré avec menton plus large que le front parce que réfléchissant avec leurs canines, vinssent les quelque peu déranger. Avaient souri, les Verts, déclaré l‟assemblée ouverte et les crânes carrés têtes de peau étaient entrés sans hésiter. Chaînes, bâtons, accessoires pour castagne hémoglobinateuse. Ce fut le plus grand carnage de Verts vu depuis la deuxième génération de têtes rasées. On était bien là, à l‟époque : bon ensoleillement, verdure, calme, pittoresque le Petit Vieux Port, la montagne et la mer. Tout ce qu‟il fallait pour être heureux. Pas de shorts ni d‟adidas nederland, belgium, english, deutch, parigi… bref, à l‟abri des hordes nordiques pour le moment. Juste quelques habitués connaisseurs, dans des maisons high-society, résidences secondaires pour toutounets huppés. De la bonne gâche pénarde sous tous rapports, comme aimait à en plaisanter Schlag. Pas par hasard que les Verts y soient venus faire leur sauterie annuelle. On est spécialiste de l‟environnement ou on ne l‟est pas. Évidemment, cela s‟était plutôt mal terminé. Les têtes de peau n‟avaient pas laissé grand chose. Quelques écolos survivants avaient un temps promené, mélancoliques, leurs emplâtres sur le Petit Vieux Port. La police du coin s‟était tellement précipitée qu‟elle était juste arrivée pour ramasser les morceaux. La fliquerie et la mass-médiaterie avaient épongé le coup au buvard silencieux. Le tronc de service, au Jité de vingt heures, avait glissé subrepticement, entre un reportage sur le cul de Nadia Fédora, mannequin fétiche du grand couturier parisien Hitachi Osakato et une super enquête sur les trafics d‟influence de Narnard Moquette qui avait d‟après ce qui se disait, essayé d‟acheter l‟Élysée au prix d‟une Hachélème : “ Le congrès annuel des Verts a été perturbé par l‟intervention d‟une bande de loubards non identifiés. Le calme est maintenant revenu ”. - Videmment, iavait plus rien, avait ponctué Pompon qui tapait le carton avec Mario, Nab et Schlag. - La maison Poulaga, avait remarqué Schlag alors en pleine forme, c‟est vraiment des cognes châtaignes. - Et les journaleux, c‟est des mange merde, si tu veux mon avis, avait tenu à préciser Nab. 19 Émile Noël Les viocs - Moi, j‟en ai rien à foutre des écolos, avait ajouté Schlag, avec leur nature, leur bricheton bio et tout le toutim, mais je suis avec eux paski sont contre l‟autoroute. - Et pourquoi ça ? s‟était enquit Mario ? - Pasque, avait conclut Schlag, laconique et péremptoire. - D‟accord, mais… - Joue. C‟est ton tour. Tout le monde avait compris qu‟on avait intérêt à finir la main en silence. Alors Nab s‟était gentiment tourné vers Mario : - Tu comprends, si jamais ia l‟autoroute, c‟est le déferlement des congepeilles et des smicards. Ce sera la mort du job. Finis les coups fumants dans les villas de l‟arrière-pays. Faudra bosser 24/24 et 7/7 pour ramasser le dixième de la moitié du quart de ce qu‟on se fait en une petite nocturne dans les collines. - C‟est vrai ça, avait concédé Mario, jiavais pas pensé. Faut pas rire avec ça. À la prochaine, je vote écolo. Mais au fond, tout le monde s‟en était foutu des Verts, même l‟Incorruptible. C‟était l‟affaire du poulailler local, pas des super flics ni des visiteurs de villas. Les vraies grandes affaires : les disparitions, les vidés, la nympho. Cela avait commencé par la disparition de la fille au collier de la fille. C‟était une vulve magnifique, aux lèvres bien ourlées, une nana formidable, dévouée, sensible, réactive, avec une gamme de pieds diversifiés. On l‟appelait familièrement la môme multiorgasme, à la jouissance toujours surprenante, toujours semblable et sans cesse renouvelée comme la mer : soupirs, cris, postures, contorsions, soubresauts, halètements, glossolalie clitheureuse… toutes réactions imprévisibles, même par elle. Une missive manuscrite sur papier recyclé fut retrouvée dans sa boîte à lettres : “ J‟ai rêvé de vous. Je vous caressais et, pardonnez-moi, vous aimiez. C‟était un rêve. Qui donc a osé prétendre que la vie était un songe ? Signé Buisson fou ”. Papier recyclé, buisson fou, le rapprochement se fit de luimême. Pour l‟Incorruptible, l‟évidence : un Vert, un écolo, ami de Romarin et de Glaibeudoux, amoureux fou de la môme multiorgasme. Il fut aisément retrouvé, avec un alibi en bandes Veltêtedepeau, enveloppé des cheveux aux orteils, sur un lit de l‟hôpital ayant accueilli les rescapés du massacre vert. Plus tard, on avait découvert le cadavre d‟une femme, enfermé dans un lit-cage déposé sur le trottoir un jour de ramassage des encombrants. À l‟évidence, ce n‟était pas elle. Dans cet objet replié couvaient des choses infiniment plus scandaleuses mais personne ne le savait encore. Pour l‟heure, la fille au collier de la fille, pauvre môme multiorgasme, avait bel et bien disparu. Les plus fins limiers avaient chaussé le net et parcouraient le ouaibe en tous sens, ils craquaient tous les sites à cadavres, en vain. Devant l‟échec, l‟Incorruptible imaginait déjà la sentence de sa hiérarchie. Les autres ripoux mâchonnaient rageusement leur chewing-gum de récup. Et l‟homme au lit-cage, étrange 20 Émile Noël Les viocs observateur dont on ne connaissait pas le statut – œil du destin peut-être – qui s‟essuyait les pieds, semblait hésiter à monter chez lui par l‟escalier docile. Finalement, on l‟avait retrouvée, la fille, vide, littéralement vidée. L‟Incorruptible avait tout de suite compris qu‟il avait affaire à une filière. La femme au lit-cage, elle aussi avait été retrouvée vidée, à quelque temps de là. On ne s‟en était pas aperçu sur le coup. Un lit-cage fermé sur une femme vidée fait assez lit-cage à première vue, un point c‟est tout. On peut confondre dépouille et restes de vieille couette. Il faut comprendre, les éboueurs ne sont pas médecins légistes. L‟Incorruptible comprenait très bien. La filière le préoccupait, pas les ramasseurs. Tout était arrivé si vite avec la vague de touristes. On en retrouvait d‟ailleurs certains de temps à autre, dans les taillis, vidés eux aussi. Des enfants disparaissaient. Les rares qu‟on revoyait étaient vidés comme les femmes et les touristes. Pompon avait une théorie : c‟était un coup des sectes. - L‟église de Science au logis ou celle du Cul du soleil qu‟envoie ses adeptes sur Sirius. - Keski te fait dire ça ? - Faut les vider pour que ça aille plus vite. Nab, découragé, sous le coup d‟une subite pesanteur intérieure, s‟était laissé aller à regarder plus bas que ses yeux. L‟Incorruptible y voyait la marque de professionnels de haut niveau organisés : productivité, flux tendus, business plan. On pédophilise à l‟intérieur comme à l‟extérieur. On traite des blanches à l‟export et de la blanche à l‟import. On rentre à l‟occasion de la gerce du tiers-monde ou de l‟Est qu‟on trottoirise ou qu‟on refourgue en épouse bon marché… relativement. Ceux et celles qui ne tiennent pas le coup, on les vide, tripaille au frigo pour cliniques à la coule. Les négligences de police et les lenteurs de justice ne facilitaient pas les investigations. Infatigable, l‟Incorruptible réfléchissait. En vérité, depuis le tourisme de masse et les infrastructures qu‟il avait imposées, les puanteurs industrielles réussissaient à franchir la montagne, s‟infiltrant par le nouveau tunnel. Les intégristes déposaient leurs bombonnes de gaz. Parmi eux, ceux qui pensent pensaient dans leurs planques, ceux qui exécutent exécutaient un peu partout. Les autres, encore plus paumés que les exécutants, sniffaient de la daube. Les terrifics ados des banlieues défavorisées et d‟ailleurs déferlaient, manipulés par les intégristes qui pensent en bombonnes. Les dealers revendaient dans les caveaux du ciminigolf1 désaffecté. On y faisait même des crève-parties hyper techno sauvages où les 1 En effet, à l‟initiative de Gloustitch, le nouveau venu, l‟ancienne municipalité avait transformé le cimetière en minigolf, avec un immense mais très bref succès. On y reviendra. 21 Émile Noël Les viocs crânes rases à têtes de peau et à pochettes tricolores avaient retourné quelques tombes juives. Bref, le tourisme avait ensemencé sa purulence généralisée. Et ça n‟allait pas s‟arranger avec la nouvelle municipalité, à la droite de la droite. La répression menaçait directement la coupable industrie de Schlag Acolytes and Co. Ses membres distingués risquaient fort au mieux de finir érémistes, au pire de calancher d‟hypothermie dans les cartons de l‟hypermarché en construction. Pour tout arranger, la fille du milliardaire, dite la nympho, avait disparu elle aussi, vraisemblablement enlevée pour rançon, car on ne l‟avait pas retrouvée parmi les vidés. On se demandait toujours par ailleurs, si la police retrouverait le tueur maladroit du Chicos. L‟Incorruptible avait laissé ça comme pour les Verts, à la flicouze du coin. Sa grande affaire comme l‟on sait : les femmes, les enfants et les touristes vidés. Et aussi la disparition de la nymphomane des dents de la mer, fille du milliardaire, pour laquelle les médias tartinaient plein écran. Pompon avait affiché son hypothèse double X. - Vous voulez que je vous diz, cette salope est partie surfer sur le ouaibe, ouais… pour se faire des squales et des à queue dans un site porno. - On dit hackers, minable, avait marmonné Nab, méprisant. - Possible. Eh ben, je lui craquerais bien le pain fendu. - Encore faudrait-il savoir où elle est, loquedu. En tout cas, silence radio avec Schlag sur le coup qu‟on prépare, si tu veux pas finir en steak haché. Ils tapaient le carton au soleil de la terrasse avec les autres. Boulboul, tout sourire selon son habitude, comptait les points. Schlag n‟avait rien reniflé de ce qui se préparait dans son dos et ne comprenait pas pourquoi l‟Incorruptible tournait autour de la Bonne Bordée. Juste le grand maigre arrivait. Il resta un moment le regard panoramique, comme à son habitude. Le cheveu et l‟œil toujours aussi noirs, la barbe rasée de près luisant bleu, la touffe de poils pointant du col de chemise entrouvert. Un même sourire au couteau vers Schlag en se caressant les joues de sa main droite aux doigts sans fin, il s‟approcha. Schlag ne bronchait pas. Pompon, pour faire diversion, démarra comme s‟il enchaînait. - Ouais, jte ldis. C‟est la mode du percingue, alors elles se font trouer de partout. - On dit peircing, rectifie Nab. Et puis ia pas que les filles ia aussi les mecs. - C‟est vrai, renforce Mario, regarde Monsieur Propre, il s‟est fait percé. Ça lui pend à l‟oreille. - Ouais, s‟exaspère Pompon, moi aussi je suis percé, mais moi c‟est naturel, c‟est génétique. J‟ai un trou au cul ! Boulboul éclate, Nab se fripe, les autres se voûtent de honte. Le silence n‟arrête pas Pompon. 22 Émile Noël Les viocs - Quand je dis que c‟est surtout les gonzesses, je sais de quoi je parle. Par exemple, un jour, un mec de la mode pense “ Tiens si on leur faisait porter des pompes à semelles et à talons lourdingues balèzes ”. Chtac. Aussi sec, tu vois les ballerines bambi avec des groles sabots à faire rougir un percheron. Un autre se dit “ Si on leur filait des caleçons courts ou mi-longs, multicolores, tagués et tout ”. Toc, t‟as même pas eu le temps de t‟en jeter un qu‟elles sont déjà toutes en calbar. Et tu pourras remarquer que c‟est pas celle qui a le cul le plus royal qui le porte le plus collant. J‟en ai vu une que s‟il avait pas été en super extensible, son calfouette, on se demande où elle aurait pu le mettre, son derche. Et encore, côté harnais, ce qu‟elles sont capables d‟encaisser, jte dis pas tout. Avisant juste une énorme passante en collants : - Tiens, regarde ! Eh ben moi je dis que quand on en a un pareil, on devrait pas avoir le droit de l‟envelopper comme ça. Et il se met à chanter : Ta tite culotte Sur ton gros cul Lolotte C‟est un problème Tout dmême ! - Tu serais pas un peu miso, fait Boulboul, le sourire élargi à trente-deux touches… s‟il n‟en avait pas perdu quelques-unes en route. - Toi, laisse tomber les mots au-dessus de ta condition, rétorque Pompon. - Raciste ? glisse l‟Incorruptible avec son sourire en apostrophe, histoire de provoquer un tantinet. Ça marche. - Je parle vocabulaire, moi, commissaire, pas couleur de peau ! Et je dis comme je pense. Tiens, vous voyez ces filles là-bas dans le scouare en train de manger délicatement leur midi le ptit doigt en l‟air. Eh ben, est-ce que vous empêcherez ma philosophie de penser qu‟elles se préparent leur joli petit tas de merde ? ! - Quel scato ! grimace Nab. - Non, meussieu, moi je suis anostique. Je suis sûr de rien mais je dis que la plus belle et la plus riche fille du monde quand elle chie, elle sent la merde ! Voilà ! conclut Pompon, colérique. - Tu devrais animer les dimanches philosophiques de la Bonne Bordée, rigole Boulboul, ça ferait sûrement du beau monde. - La fille la plus riche, comme celle du milliardaire, insinue l‟Incorruptible. - Pourquoi vous dites ça ? s‟inquiète Nab. - Comme ça. Mais c‟est vrai que je m‟intéresse moins à l‟état de ses intestins qu‟à sa disparition complète. Qu‟en penses-tu, Schlag - Moi ? Rien. Schlag, inhabituellement inerte, contemplait les espaces infinis dont le silence effrayait déjà Pascal. Nab prit le relais. 23 Émile Noël Les viocs - C‟est une nymphomane, militante de la maigritude. Je sais qu‟elle n‟arrêtait pas de mettre ses cheveux derrière ses oreilles d‟un geste machinal, si ça peut vous rendre service. Mais vous devriez chercher dans les usines à maigrir, en Suisse ou ailleurs, je sais pas. La maigreur est dans le vent. On trempe tous dans le jus mode des journaleux. Moi, mon goût me pousse irrésistiblement vers les filles élancées. Mon rêve, une fausse maigre. Et il a fallu que je tombe sur une vraie grosse. - Je te croyais célibataire. - Je vous parle d‟il y a un certain temps. Sûr, la cure en usine à maigrir, le dernier cri. L‟amaigrissement sauvage présente des dangers. Des filles ont disparu par maigritude excessive. Il faut savoir ça. Le dernier best-seller explique tout très bien. Il donne huit solutions pour perdre quatre kilos, quatre solutions pour en perdre huit, deux pour en perdre seize, une seule pour en perdre trente-deux et zéro pour en perdre plus. Il n‟y a pas de solution hypo-pondérale au-dessus de trente-deux kilos à perdre. Pour quelqu‟un de normal s‟entend. Pour les hyper balèzes, on fait une péréquation. Ou alors, c‟est toute la personne qui y passe. On perd la personne avec le poids. C‟est peut-être ce qui est arrivé à la fille du milliardaire. Vous devriez vous renseigner auprès du best-seller. Le sourire de l‟Incorruptible avait fait disparaître ses lèvres. Il ne lui restait plus que les deux fentes des yeux sur celle de sa bouche. Il se détourna sans un mot et traversa la rue distraitement. Un bolide le rata de très peu. La fille au volant, rageuse, n‟avait pas tenté le moindre évitement. Pompon suivit l‟événement avec un balancement de tête découragé, une torsion de bouche désabusée qui lui plissa les yeux et sans lever son cul de la chaise : - Passe-lui dessus, conasse ! Pour prendre ton pied, enlève quand même ta voiture, ça sera plus agréable pour tout le monde, avait-t-il commenté pour conclure. Dans sa belle maison, le milliardaire déprimait. Sans nouvelle de sa fille. Pas la moindre demande de rançon. Il lisait pour échapper à l‟angoisse. Il lisait. Fatigué. Il lisait. Il était fatigué de lire. Il comprenait autre chose. Il lisait autre chose que ce qu‟il lisait. Il leva la tête. Le livre resta ouvert à la dernière page. Sa lecture l‟avait plongé dans un univers absorbant. Il venait à l‟évidence de lire un autre livre, comme s‟il l‟avait écrit ou traduit directement d‟auteur à lecteur, d‟affect à affect, neurone à neurone. Un texte en appelle un autre. On lit une écriture dans l‟écriture. Les correspondances sont-elles toujours les mêmes, stables, justes, fidèles ? Quel itinéraire prend-on au moindre changement de livre, de chapitre, de page, de ligne, de mot ? Avait-il lu entre les lignes ? Avait-il changé le livre ? Il se sentait profondément différent. Où était-il donc ? Il ne se voyait pas comme il se voyait dans la glace. Il ne se reconnaissait plus. Cela devait remonter à loin. Longtemps. On trouvait ce genre de réflexion dans des livres. On ne se reconnaît pas dans la glace 24 Émile Noël Les viocs avant l‟âge de deux ans. Après un certain âge, on ne se reconnaît plus non plus. Les deux bouts. Certains ne se reconnaissent jamais, tout au long de leur vie. Une façon d‟être. D‟être à côté de soi. De quoi se plaignait-il ? Le livre fermé maintenant, paupières closes, plus de feu dans la cheminée, plus de téléphone, d‟électricité. Sourd, muet, aveugle. C‟est alors que sa femme était entrée dans la pièce avec un whisky sur le roc à la main. - Pourquoi, avait-elle dit, est-ce que tu veux avoir toujours raison ? As-tu dit à ton psychanalyste que tu voulais toujours avoir raison ? Ça s‟analyse ça, non ? Elle ne semblait guère s‟affecter de la disparition de sa fille. Elle but son whisky en laissant les rocs au fond du verre. Et pour couronner le tout, le massacre des viocs qui lui non plus, n‟avait toujours pas été résolu ! Sacré package sur le dos de l‟Incorruptible et de sa petite équipe, restreinte pour raison d‟économie budgétaire. 25 Émile Noël Les viocs 5 NDE number one À cause de l‟afflux Verts et divers, on avait dû retarder la fermeture de l‟hôpital du Petit Vieux Port. Angela, venue de ses Caraïbes comme aide-soignante, pleure seule dans son coin. Ses yeux arrosent ses joues en silence, un petit soupir de temps en temps. Elle va visiter Glaibeudoux pour se changer les idées. Elle ne sait pas pourquoi mais elle aime s‟asseoir à côté de lui. Ses yeux clos, son visage lisse, le souffle régulier du respirateur, tout l‟apaise. Elle essuie ses larmes et le regarde, un sourire lui vient. De quoi rêve-t-il dans son coma tranquille ? En fait, il revoit jusqu‟à écœurement, passant en boucle quasi instantanée tant ils sont accélérés, les événements qui l‟ont conduit où il est : L‟homme au lit-cage, au comptoir de l‟Estaminet, comme à son habitude sirote filée sa bière où la mousse persiste. La fille dans le bistrot se fait secouer par un petit julot, dégueu. Rien fait aujourd‟hui. Presque. Faudrait bosser la nuit pour remonter le compteur. Ça allait faire mal. Il lui gliffe la jalte par trois fois. Elle en a le rimmel au menton. Scandalisé, Romarin a un geste. Son copain Glaibeudoux le retient par la manche. - Si ça te dit de manger les mulots à ton âge. Sortis intacts du colloque écolo, étaient rentrés là pour se rafraîchir. Romarin n‟imaginait pas le bistrot entouré du quartier et le quartier champ de maffia entre deux bandes rivales. Les flics ? Utopie. Dans le coup, ripoux ou rétamés. On avait l‟impression désagréable d‟être seul au milieu d‟un grouillement hostile. Le julot a fait le silence. Plus rien ne bouge. Glaibeudoux comme les autres, vitrifié dans le polyester translucide. Romarin se lève avec précaution et se dirige vers le comptoir. Le julot laisse glisser, casse juste une bouteille contre le zinc pour faire viril. Le patron fait la gueule, qu‟il s‟empresse de changer en sourire plastique siccatif. Romarin prend une bouteille, lève le bras pour faire comme. Il morfle avant d‟arriver en haut. Romarin l‟Andouille, pense Glaibeudoux en se levant à son tour. Il va vers la fille. - Combien ? Elle regarde craintive le julot qui fait oui des paupières. Elle embarque. Dans l‟Estaminet du Petit Vieux Port, l‟homme, accoudé au comptoir, ne bouge pas d‟une rognure d‟ongle. Il mate le tout, tranquille. La mousse de sa bière disparue, il sirote encore plus filé, tout doux entre les dents. L‟air, frais à cette heure avancée de la nuit, caresse la rue calme, les façades avenantes, les éclairages enveloppants, la fille gironde. Glaibeudoux sent la bosse lui pousser dans le pantalon. Mais sa conscience lui pince les canaux efférents. Il s‟est promis 26 Émile Noël Les viocs d‟extraire la fille, de l‟emmener au bout du monde pour la sauver de la turpitude. La rue bascule soudain. Il a le ciel étoilé vertical devant lui, le dos sur le trottoir, troué au premier coin de rue. Une flaque sur le bitume compatissant. Verdâtre. Verdâtre ?! Pas même un demi-sel. Un boulot des plus tranches. Un tronc de péquenot qui coule de la chlorophylle dans ses tuyaux. L‟homme au lit-cage qui traînait la savate sur le trottoir, ayant redressé la rue par inadvertance, voit un moment le corps étendu, pieds en l‟air, sur l‟asphalte vertical. Mais le bitume reprend très vite sa place et Glaibeudoux, tête en bas ruisselant vert, ne se détache que le temps d‟un éclair sur le ciel étoilé avant de s‟écraser dans sa posture initiale. L‟homme s‟essuie les pieds avec soin, s‟interrogeant sur sa santé mentale, et monte chez lui par l‟escalier docile. Et ça recommence, ça tourne et ça tourne s‟accélérant. Puis brusquement, sans savoir pourquoi ni comment, immobile sur son lit d‟hôpital, des tuyaux partout, il sort tranquillement de son corps et se regarde d‟en haut. Il voit les médecins et les infirmières s‟affairer autour de lui, parler entre eux de la gravité de son cas. Il voit son lit de dessus, bascule le tout de quatre-vingt-dix degrés, histoire de voir comment les médecins vont se ramasser. Il se désintéresse du spectacle et visionne d‟un coup, pour se changer les idées, toutes les chambres de l‟hôpital, examine le toit, voit une adidas dans la gouttière, contemple le panorama du Petit Vieux Port, remarque même le coup de poing final qui avait eu raison de la table de La Bonne Bordée, lors d‟une colère de Schlag. Il s‟emmanche dans une espèce de tunnel où il se sent aspiré comme dans une soufflerie à rebours, plonge vers le haut dans une lumière éclatante et douce, entend de tendres respirations et une suave musique. Il se sent pénétré d‟une joie indicible et veut continuer. Mais grand-papa Gratien Glaibeudoux, passé l‟année dernière, lui barre la route. “ Pas plus loin, fiston. T‟as pas encore fait tout ce que t‟avais à faire là-bas bas. Il faut que tu y retournes. Patience, tu reviendras me voir plus tard. Quand t‟auras fini ”. Et Glaibeudoux se retrouve, à contrecœur, collé au plafond, nostalgique de la merveilleuse lumière et de sa belle musique, à regarder les médecins et les infirmières lui vérifier tous les tuyaux. Il répugne à retrouver son corps, reverticalise le plancher pour les faire sortir au plus vite et attend qu‟ils soient tous partis pour envisager de se réintégrer. Maintenant, il savait à quoi s‟en tenir. Il était en train de faire une NDE. Manie anglosaxone des sigles !: NDE = Near Death Experience. Le franchouillard, pour faire plus french, tout en gardant la manie, en avait fait EMI = Expérience de Mort Imminente. 27 Émile Noël Les viocs Beaucoup de gens paraît-il, vont là-bas enfin, presque là-bas, parce qu‟ils en reviennent sans avoir rien demandé mais en ayant beaucoup vu et entendu et profondément troublés, au point qu‟ils n‟en reviennent pas d‟en être revenus. Pour dire, lui, Glaibeudoux, n‟était pas passé loin, pas passé loin mais pas passé quand même. Que lumière et musique étaient donc belles ! Faudra y revenir. Pas de bile à se faire, visite et villégiature assurée. Il se demandait comment et par où il allait se rentrer dedans quand il entendit son voisin de chambre, dans un délire comateux, murmurer des choses peu compréhensibles. Le hasard avait voulu qu‟il se trouvât dans la chambre voisine de celle du Gommeux, mis à mal par Schlag. Il était question d‟un coup fumant chez des viocs . Il se demanda un moment si ce discours n‟appartenait pas à sa propre NDE. Il se rendit vite compte que le Gommeux était là, bien là, dans la réalité et dans un état peu enviable. Il en oublia presque ses propres misères. Peut-être le Gommeux était-il luimême dans une NDE personnelle. À y regarder de plus près, Glaibeudoux s‟aperçoit que le pauvre garçon ne disait pas un mot mais geignait au rythme de sa ventilation artificielle. Glaibeudoux comprend alors, pour avoir pourtant entendu le délire comateux, qu‟il venait de visiter dans la foulée le dedans du Gommeux. A-t-il visité le dedans du Gommeux ou sa NDE a-t-elle visité la NDE du Gommeux ? Question. La NDE est aussi une très bonne machine à voyager dans le temps. Le voilà qui dérive sans savoir si c‟est dans le futur ou le passé. Il voit deux mecs à l‟allure conspiratrice dans l‟Estaminet de la rue du Gué. Ils préparent un coup où il est question de rectifier des viocs qui ont fricoté pendant la guerre et de faire chanter une femme qui a eu un accident de voiture. Un certain Saigneux est aussi dans le coup comme mercenaire minable et pas fiable. Voilà maintenant Angela, terrorisée par une sorte de marlou qui l‟a séduite et lui a fait voler de la morphine et du cannabis thérapeutique dans la pharmacie de l‟hosto. Il la menace de la dénoncer si elle ne fait pas tout ce qu‟il veut. Il l‟a obligée à se faire engager comme aide ménagère chez des viocs où il est devenu jardinier pour mieux préparer son coup. Angela en pleurs, Angela en pleurs, Angela en pleurs, Angela en pleurs. Tout se brouille. Le récit s‟avère par trop fragmentaire. Alors, fatigué de cette camarde buissonnière, il décide de se rentrer dedans, se trouve plutôt étroit, s‟y fait et entrouvre les yeux. Le plancher redevenu horizontal et la gravité ce qu‟elle était, la chambre ne présente rien qui sollicite la moindre émotion esthétique. Puis, tout s‟obscurcit brusquement. Il dort paisiblement. 28 Émile Noël Les viocs Angela, au pied du lit, a vraiment oublié ses larmes. Elle est bien là. Elle sourit doucement en le regardant. 29 Émile Noël Les viocs 6 La dégoulinade de Schlag Pompon regarde Schlag. Il ne supporte pas. Ça lui plisse le front jusqu‟à la peau du cou. - Il est toujours comme ça ? - Ouais - Inous rgarde mais inous voit pas. - Il ne regarde rien du tout, pointe Nab méprisant. Il a mis au point à l‟infini. Tu vois pas qu‟il a le regard non accommodé ? - Ça veut dire quoi ? ! - Que tu mles casses. Schlag change de côté, le canapé gémit dangereusement. Un court instant, tout le monde cesse de respirer. S‟il allait revenir comme avant. Mais non, le tas de gras-double pousse un soupir, pète un grand coup et se fige, le regard fixe. Soulagement dans l‟assistance. - Tu crois qu‟il se regarde dedans ? murmura Pompon. - Faudrait qu‟il y ait kekchoz. - Où ça ? - Dedans. - Méfie. Les pachydermes qui sont fouaques, quand ça se réveille ça te pète une pyramide d‟un coup de bite. Nab eut un geste d‟impatience. - Je suis pas sûr de comprendre ce que tu dis. Marco et Mario n‟en pipaient pas une. Boulboul se marrait comme d‟habitude. - Il est chiant celui-là à toujours se fendre jusqu‟aux écoutilles. Un de ces jours iva se couper en deux. C‟était un des fantasmes récurrent chez Pompon, de couper Boulboul en rondelles pour voir s‟il était blanc à l‟intérieur comme un radis noir. En fait, la dépression de Schlag remontait à bien avant cette histoire de prostate et se découpait sinusoïde, ça monte ça descend. D‟abord, avec le déferlement amorcé du temps de la précédente municipalité qui avait enclenché les transformations que l‟actuelle bouclait au-delà de toute imagination, des signes avant-coureurs s‟étaient manifestés sans que la fine équipe n‟y prenne garde. Cela avait commencé l‟été de la canicule. Pour le grand rush des vacances, Futon Bisé avait soldé généreusement ses recommandations. Mais on savait bien qu‟il y aurait des bouchons, des péages interminables et néanmoins très chers, des morts sur l‟asphalte, des arnaques dans les restauroutes, des agressions sur les aires de repos, des filles violées-tuées, des nederlands, belgiums, englishs, deutchs ou parigis éventrés dans leur caravane pour trois francs six sous… Sur la nationale, s‟était passée une chose épouvantable : des voitures comme des sculptures d‟avant-garde et les feuilles 30 Émile Noël Les viocs rouges jusqu‟en haut des arbres, avait précisé le tronc du vingt heures en présentant tout ravi, de belles images. Même l‟homme au lit-cage hésitait à se promener. Il avait de plus en plus de mal à se déplier tant le repliement de son meuble l‟avait informé. Les commerçants de la plage faisaient la gueule. Pourtant, ça ne marchait pas si mal, la mer, malgré la crise. Pas assez pour les BOF, trop aux yeux de Schalg et des copains. Il y avait du congepeille, de l‟adidas et du short international partout, dans les rues, le Petit Vieux Port, jusque dans l‟arrière-pays. Du jamais vu avant les aménagements, l‟autoroute, le pont et tous ces putains de travaux. Mais alors la plage ! ! Indescriptible ! De la viande blanche comme du cul bronzé, du nichon flasque comme du robert pointant, du ventre en tablier de cuisine comme du pectoral building, du beach volley comme de la méduse à lunettes de soleil. Et de la planche body ou à voile comme s‟il en pleuvait. Bizarre. Pas la moindre dent de la mer. - Jme mets à leur place. Toute cette bidoche folle ça mcouperait l‟appétit, maugréait Schlag en mangeant son steak de trois livres, avec six œufs à cheval et une brouette de frites, à la terrasse de la Bonne Bordée. L‟amorce de dépression rendait Schlag boulimique – quand on pense à ce qu‟était son ordinaire. Nab voyait le moment où Schlag ne pourrait plus passer dans la rue du Gué, la plus étroite mais aussi la plus pittoresque du Petit Vieux Port. Par chance, une déferlante plus goinfre que Schlag, engloutissait régulièrement deux ou trois humaplanches. Mais hélas, pour trois macchabées, dix nouveaux venus avec combinaisons multicolores louées à l‟heure ou à la journée. Déjà à l‟époque, Nab s‟était autorisé à affirmer que Schlag avait toujours été con, trop con pour pouvoir s‟adapter à la nouvelle délinquance. - C‟est quoi la nouvelle délinquance ? s‟était inquiété Pompon. Boulboul s‟était avancé tout sourire pour expliquer, mais Nab avait coupé court. C‟est pourtant vrai, maintenant, que rien n‟est plus comme avant : la marina, Marco exproprié traînant sa nostalgie devant sa Bonne Bordée transformée en pub ultra splach, le TGV relooké, sièges capitonnés, chiottes parfumées Chanel jusqu‟au Petit Vieux Port et tout et tout. - C‟est Carole Pâquerette, la gonzesse à Gérard Dupridieu qui fait la pub, commente Pompon. - Ia longtemps kal fait plus ça, note Marco, désabusé. - Ah, c‟est plus elle. - Non. Elle, elle fait dans le steak frites de luxe à Paris, avec son mec plein aux as. Déjà, de tous ces projets calamiteux, on en parlait, on en parlait, quand la Bonne Bordée était encore la Bonne Bordée. 31 Émile Noël Les viocs Le système de réservation informatique perfectionné, deux personnes par place. Archicomplet, le TGV. Il en montait encore. Il en montait toujours. La grève venait juste de prendre fin. - À présent, commentait Pompon, au comptoir, on peut aller n‟importe quand dans les chiottes chimiques des trains. Avant, on pouvait seulement quand le train roulait parce que ça allait directement sur la voie. Maintenant avec l‟augmentation du trafic, iaurait tellement de merde sur le ballast que les grandes vitesses déraperaient et finiraient dans le décor. On lirait dans le journal : “ Catastrophe - Encore un déraillement merdique ! ”. - Tu vois ça d‟ici, avait-il ajouté en se tournant vers Marco, un TGV qui défonce la gare, rate l‟Hôtel des Voyageurs et le café Terminus et vient s‟écraser sur la Bonne Bordée. - C‟est pas encore demain la veille, avait répliqué placidement le patron, en essuyant son comptoir. En effet, dans la petite gare du Petit Vieux Port, on attendait l‟omnibus qui ne venait pas. Le chef de gare refusait l‟idée qu‟il fût en retard. Le train était presque là. On l‟entendait dans le tunnel. Mais il devait être coincé, comme si la montagne avait serré les fesses pour une raison inconnue. - Ça serait pas encore un coup des bombonnettes à turban ? s‟était inquiété Pompon. - Tu perds tes boulons, avait ricané Marco, qu‟est-ce que les califes en ont à foutre de notre omnibus ? ! Les humains normaux ne se font pas une pendule d‟un petit retard d‟omnibus. Mais la vache ponctuelle, elle, qui attendait son train fut prise de troubles psychosomatiques. Elle cessa de ruminer et périt d‟aérophagie. Sa sœur jumelle eut le lait qui cailla dans la mamelle. Quant aux autres de la famille, plus ou moins folles, elles se mirent à brouter la clôture en barbelé avec les conséquences qu‟on imagine. Les travaux en cours avaient par ailleurs déjà pas mal avancé puisque maintenant, on disposait de tout un réseau ferroviaire souterrain invisible, capable notamment de passer sous la Manche. Sur les parois du tunnel apparaissait aux voyageurs, pour qu‟ils ne s‟ennuient pas durant le voyage, la représentation virtuelle du vrai paysage qu‟ils traversaient en temps réel, comme s‟ils le survolaient à cette même vitesse à quelques mètres du sol ou de l‟eau. On pouvait aussi leur virtualiser toutes sortes d‟autres paysages ou phénomènes à leur simple demande. Ce tunnel avait été construit avec les soins les plus attentifs concernant la sécurité des passagers. Aussi, quand il se mit à prendre l‟eau, on ne le crut pas. Tout le monde pensa qu‟il pleuvait dans le paysage virtuel. Mais on ne tarda pas à s‟apercevoir que cette pluie virtuelle mouillait vraiment, au point qu‟elle était capable de remplir le tunnel. À l‟autre bout du réseau, le TGV filait maintenant à une vitesse incroyable. Le soleil suivait facile, pourtant. Avant d‟aller se 32 Émile Noël Les viocs coucher, il s‟amusait à courir au ras de la forêt aussi vite que le train. Il n‟est pas aisé de lire le nom des gares qu‟on traverse dans les trains à grande vitesse. Quand ils se sentirent en impesanteur, les passagers s‟inquiétèrent. Ils pensèrent à un nouvel attentat, à un déraillement. Non, ils avaient seulement atteint la vitesse de libération, ils venaient d‟être satellisés. Enfin, c‟était des trucs qu‟on racontait dans les médias, histoire de tremper les gogos dans le salmigondis. Finalement, l‟omnibus avait réussi à s‟extirper de la montagne. En train mais encore en voiture, en caravane, en avion, en stop, les adidas, les nike et les shorts de toutes nationalités étaient arrivés. Schlag et les copains les regardaient déferler avec consternation, surtout Pompon. On n‟en avait jamais tant vu. Tous les survivants des viols, agressions, massacres, accidents d‟autoroutes, crashes aériens, naufrages et autres bricoles migratoires étaient là. On allait vacancer à Camping-surDécharge, avec ses aires de loisirs chimico-radioactives, ses centres commerciaux de déchets hospitaliers et de rebuts homéopathiques, ses zones inondables… etc. Tous prêts à affronter la crue du siècle ou l‟incendie de forêt de légende. Autant dire que c‟était la fin des haricots pour la fine équipe qui faisait la gueule à la terrasse de la Bonne Bordée. Devant l‟invasion de loquedus, les cossus des collines high society battraient en retraite. On allait vivre la désertification richarde, la banqueroute des coups fumants. - Hier encore, izétaient tous dans le métro, avait grinçé Pompon en dépliant le journal. Dommage que la grève continue pas. Le Journal racontait, sous des titres énormes, la bombonne et l‟étendue de la catastrophe. - Iavait une affluence terrible à stheure-là. Moi, même avec l‟affluence, j‟aime pas aller en première classe. - Ien a plus, fit Nab. - N‟empêche. C‟est à cause des culs. Les culs de première classe sont plus mous que les culs de deuxième classe. Rien de tel que le turf pour vous faire un cul, un beau cul de deuxième classe bien rond, bien prolo, bien ferme. Les culs de première classe… - Ien a plus, kontdit ! - N‟empêche, c‟est plus mou, plus flasque. En plus, ça doit être tout blanc. Pouah ! Elles sont assises dessus comme sur un édredon. Ou alors, elles l‟ont complètement sec et décharné et elles s‟assoient sur un coin de tête de fémur. - Mais piskontdit kia pus de premières classes ! éructa Nan au comble de l‟exaspération. - Et alors, ça change rien aux culs, s‟entêta Pompon. C‟est comme les femmes enceintes quand ia de l‟affluence. Je mrappelle. Avec son ventre, elle tenait la place de deux. Aurait fallu la faire asseoir. Mais paraît que ça leur fait du bien de rester debout aux femmes enceintes. Celle-là, t‟appuyais un peu et il sortait comme une savonnette. Mais avec sa gueule qui 33 Émile Noël Les viocs ressemblait à son cul, on pouvait pas savoir de quel côté il allait sortir. De quoi hésiter. Et d‟abord, keski l‟avait obligée à s‟en faire foutre une ventrée pareille, à celle-là, s‟excita Pompon tout d‟un coup. - Oh hé ! fit Schlag sortant de sa torpeur morose, écrase un peu avec ton métro. - C‟est l‟attentat ka tout déclenché, zondit à la télé. Marco, qui avait fini d‟essuyer son comptoir, venait de radiner sur la terrasse. Pompon opina du chef. - Ouais, c‟est le coup du gaz serein. - Sarin, couillon, rectifia Nab. C‟est chez les Japs. Chez nous, Butagaz suffit avec kèk clous. - Et Propagaz ? - Videmment pareil, tête de nave ! - Et alors, t‟imagines. Quand ia pas grand monde dans le métro, les branleurs violent des gerces ou déglinguent des viocs et personne ne bouge. Là, ça bourre et tout le monde fout le camp dans tous les sens en gueulant. - Pardon ! Ia les courageux, les dignes, les secourables qui se dévouent spontanément. T‟as une curieuse idée de l‟humanité et une drôle de morale pour un pompier bénévole. - Et alors, ça a rien à voir. Les politicards et le mange merde du vingt heures, eux aussi i sont dignes et secourables. Il faut faire kelkeuchoz, idiz. - Oh hé ! refit reSchlag avant de retomber dans sa retorpeur remorose. Ils eurent un petit temps de silence précautionneux. Puis ils repartirent sur les intégristes, prière à tout bout de champs et à quatre pattes, pas d‟alcool, pas de ceci, pas de cela… Mario, qui n‟en n‟avait pas baillé une jusque-là, laissa passer entre ses dents : - Ce qu‟ils doivent se faire chier la bite dans la vie, ces cons-là ! - Oh hé ! rerefit rereSchlag. Vous me les brisez avec vos intégristes ! Ici, c‟est les touristes et les congepeilles qui nous broutent le gazon. Mais, il n‟était déjà plus tout à fait lui-même, le gradient d‟agressivité était très nettement en baisse. Les paupières étaient si lourdes qu‟il aurait fallu les soulever avec une pincemonseigneur. Une dernière anecdote illustre bien la dégoulinade de Schlag dans la transformation de l‟environnement. Au lendemain des élections municipales qui avaient vu le triomphe de l‟opposition à la droite de la droite, devenue du coup une écrasante majorité, le monde allait bizarrement. L‟homme au lit-cage ayant perdu toute référence orthonormée de l‟espace-temps à quatre dimensions, semblait fonctionner dans les n dimensions quantiques peuplées de super cordes. Forme d‟auto-portrait picassoïde, il ressemblait de plus en plus à un fauteuil roulant, aussi invraisemblable que cela puisse paraître. Il avait abandonné la bière pour s‟adonner au whisky. 34 Émile Noël Les viocs Les tueurs de la bande rivale couraient toujours. Nab s‟était fait doublé comme un bleu. Il était persuadé qu‟ils avaient kidnappé la Nympho milliardaire. Schlag, amorti dans ses brumes moroses, n‟avait rien senti venir. L‟Incorruptible dépassé de toutes parts s‟en massait les gencives avec une brosse à chaussures. L‟été torride faisait fumer la mer et calancher sec dans les hostos et les maisons de retraite. À l‟ombre d‟un grand pin maritime, Pompon, Mario, Boulboul somnolaient. Schlag, avachi, dépressif, s‟amollissait, fondait, dégoulinait. Nab, en posture zen sur son zafu, face à la mer, pour métaboliser ce cuisant échec méditait profondément avec des aoun ôm dans les graves tibétains. Inspiré par le Petit Vieux Port qu‟il apercevait du haut de la colline, il improvisa ce récit édifiant : “ Un vieux pêcheur du nom d‟Oscuro Natali, vivait pauvre et solitaire au pied de la montagne Pelée près de la mer Perdue. Il faisait toujours de mauvaises pêches bien qu‟il connût tout de son métier. Inexplicablement car en ce temps-là, la mer ne connaissait pas les marées noires, les déchets nucléaires ni les pollutions généralisées de nos jours. Et les poissons, nombreux et vigoureux, dansaient dans les eaux claires, se jetaient gaiement dans les filets ou encore mordaient joyeusement aux hameçons des autres pêcheurs. Par un bel après-midi de printemps où il faisait moins chaud qu‟aujourd‟hui alors qu‟il descendait sans illusion vers le Petit Vieux Port - qui à l‟époque était récent - il trouva dans le bois de pins qu‟il traversait une robe merveilleuse, toutes de plumes multicolores, accrochée à une branche. “ Ce ne serait pas bien de la dérober, j‟imagine ”, pensait-il en l‟admirant quand sa main s‟en empara sans qu‟il s‟en rendît compte. “ Je suis pauvre, se murmura-t-il sa surprise passée, j‟en tirerai sans doute un bon prix demain au marché ”. Il rentra chez lui sans aller à la pêche ce jour-là. Il contempla le soleil décliner sa rougeoyante promesse d‟or et s‟endormit avec cet espoir. Une belle jeune fille vint dans son rêve. “ Je suis d‟En Haut, lui dit-elle. Je visitais la terre. Tu as pris ma robe et je ne peux remonter sans elle. Rends-la moi, s‟il te plait. ” “ Vous vous trompez, mademoiselle, rusa-t-il. Je n‟ai rien pris du tout. Mais puisque vous êtes chez moi, hospitalité fait loi. Soyez la bienvenue et je vous prie de partager ma couche ”. Il allait l‟enlacer quand il se réveilla. “ J‟ai volé un vêtement précieux, j‟ai menti à un ange, je crois bien. J‟ai même voulu forniquer avec. Il se pourrait que cela ne semble pas très convenable et ne soit que médiocrement apprécié là-haut, médita-t-il, dubitatif, en se grattant le crâne. Si je ne lui rends pas sa robe, elle ne pourra pas retourner et mourra sur terre. Cela ne vaudrait rien de bon pour mon avenir, je pense ”. 35 Émile Noël Les viocs L‟aube le trouva à se gratter la tête. Ce même matin allant vers la plage, il rencontra la jeune fille en larmes sous le pin. Il s‟excusa et lui rendit sa robe. On dit qu‟alors, au comble de la joie après un décollage vertical, elle entama une lambada céleste qui se poursuivit au-delà des nuages et que le vieux pêcheur entra en extase. Une légende affirme encore qu‟il ne cessa plus de faire des pêches miraculeuses et devint ainsi l‟homme le plus riche de la contrée. Mais un autre son de cloche, plus discret, murmure qu‟il n‟y eut rien de changé pour lui. Que la fille n‟était pas un ange. Et qu‟il aurait mieux fait d‟en profiter et de vendre la robe. Je vous laisse le soin d‟en débattre en vous-même et d‟en décider ”. Pompon, Mario, Boulboul souriaient doucement aux anges. Nab crut apercevoir un lit-cage en train de se promener en bas sur la plage. Tout se brouilla. L‟arbre où s‟appuyait Schlag, en se couchant, fit se verticaliser la mer. Pourtant, Pompon, Mario, Boulboul continuaient de sourire doucement. - Fais chier avec tes couillonnades en guimauve, avait geint Schlag dégoulinant et lugubre, se grattant la braguette. À l‟époque, il réagissait encore poussivement pour exprimer sa lassitude mais c‟était vraiment le chant du cygne. 36 Émile Noël Les viocs 7 Synchronicité Évidemment, la hiérarchie s‟étonnait que l‟Incorruptible, de réputation si intègre, sagace et perspicace, n‟ait pas encore réussi à démêler l‟écheveau, pensant qu‟il avait maintenant toutes les cartes en main. Grave erreur, les choses étaient à la fois plus complexes et plus compliquées. Curieux comme la désagrégation d‟un environnement peut retentir sur les habitants . Il n‟y avait pas que le parallèle entre la profanation du Petit Vieux Port par des intérêts économiques sacrilèges sans scrupule mus seulement par la logique du profit et la dégoulinade de Schlag, chef de bande, puissant géant vindicatif mué en quintal de gélatine. Beaucoup d‟autres coïncidences flottaient dans l‟air : castagnes, têtes rases, viols, assassinats, trafics d‟organes, enlèvements, parallèlement à l‟éventration commerciale d‟un site merveilleux jusque-là épargné. Relation de cause à effet, simple corrélation ? Effet litcage ? Infiniment plus subtil, appel des profondeurs : synchronicité ! ! L‟Incorruptible ne s‟y trompait pas. Tout semblait conforter l‟hypothèse de Kepler sur ce qu‟il nommait “ l‟hérédité planétaire ”. Sans doute, le commun ne pouvait pas voir immédiatement la relation avec la succession des événements sur le Petit Vieux Port. La subtile intuition de l‟inspecteur lui faisait subodorer une réalité cachée. Il entra dans une profonde méditation alimentée par une imposante documentation Il remonta jusqu‟à cette fameuse hypothèse d‟hérédité planétaire que les récentes recherches obstétriques relayaient. En fait, le fœtus choisirait le moment de sa venue au monde en fonction des configurations astrales. C‟est ainsi que pour l‟astrologie, les astres agissent au moment même de la naissance. Ce rendez-vous réussi suppose une perception de la situation planétaire peu croyable de la part de l‟enfant à naître. Pourtant, certaines naissances coïncidant avec des moments astronomiques précis ne résultent peut-être pas des seuls effets du hasard. Sans doute existe-t-il une dimension biologique et héréditaire de la sensibilité aux astres. C‟est là que la notion de synchronicité devient éclairante qui comme la Table d‟Émeraude, suppose l‟identité entre “ ce qui est en haut et ce qui est en bas ”. La pensée de l‟Incorruptible cheminait dans d‟étranges labyrinthes. À la fin du XIXe siècle, les parapsychologues exploitent les découvertes de l‟électromagnétisme et imaginent que certaines ondes émises par le cerveau peuvent permettre le transfert d‟informations entre un inconscient et un autre inconscient, éventuellement d‟une communauté voire d‟un paysage. 37 Émile Noël Les viocs Au début des années 50, Jung en tant que théoricien de certains phénomènes propose avec Wolfgang Pauli, Prix Nobel de Physique 1945, une théorie explicative de cette synchronicité dans laquelle il est dit que “ les entorses au déterminisme que supposent de tels phénomènes seraient compatibles avec l‟idée, admise par la mécanique quantique, qui pose que „la causalité n‟est pas une vérité axiomatique mais statistique‟. L‟inspecteur sentait comme un vertige le prendre mais il ne pouvait empêcher sa pensée de pénétrer l‟étrange où se réconcilie la mécanique quantique avec le déterminisme classique en postulant l‟existence de variables cachées non locales. - Alors tout système physique particulier serait en relation avec tout le reste de l‟Univers, se murmura l‟Incorruptible. Et cette cohésion universelle cachée ferait qu‟un changement quantique dans un système donné entraînerait un changement quantique dans un autre système qui du point de vue du déterminisme classique, ne serait pas relié au premier, poursuivit-il intérieurement. Cela suppose l‟existence d‟entités quantiques, sans masse, sans énergie qui voyagent hors espace-temps plus vite que la lumière. Il sentit une certaine raideur lui venir dans la nuque. Mais sa pensée, telle ces entités, continuait de fulgurer dans le fantastique. L‟inconscient de Carl Gustav Jung est une émanation de cet ordre caché. Pourrait devenir clairvoyant quelqu‟un dans l‟inconscient de qui un objet, un événement, un fait serait venu d‟ailleurs. Or, tous les inconscients individuels s‟enracinent dans un inconscient collectif producteur d‟archétypes, représentations symboliques, corollaires psychiques des instincts biologiques. C‟est ainsi qu‟on retrouve des similitudes chez les individus les plus différents, les peuples les plus éloignés géographiquement et sans influence mutuelle. Le vertige se mua en tempête syncopale, l‟inspecteur s‟effondra sur son bureau. Nab se sentit brusquement tout chose. Il avait des humanités. Il avait lu Homère, Virgile, Molière et Tintin. Mais il ignorait tout de la psychologie des profondeurs. Pourtant, sans qu‟il le sache ni s‟en aperçoive, l‟inconscient de l‟Incorruptible venait de percuter le sien, par synchronicité. Et la pensée avait quitté le cerveau provisoirement inutilisable de l‟inspecteur pour se servir de celui de Nab à la recherche de corrélations. D‟abord Gloustitch. L‟ancienne municipalité sentait sa fin prochaine, les sondages avaient mis en évidence la déception des citoyens devant une politique de gauche molle libérale, la mise en route de chantiers comme l‟autoroute ou la Marina. À l‟approche des municipales, devant le danger de la droite de la droite, le maire sortant avait fait appel à Gloustitch. un nouveau venu. Il s'ennuyait dans la vie. Il n'était ni pauvre ni riche, ce qui ajoutait à son ennui. Avant de venir s'installer sur le Petit Vieux Port, il fréquentait beaucoup les cimetières. N'étant intégriste en 38 Émile Noël Les viocs rien, la diversité des tombes le désennuyait un peu. Pas suffisamment. Il vint là avec l'espoir que le Petit Vieux Port, la montagne, la mer, le tunnel et le reste le distrairaient. Il fut vite déçu. D'abord par le cimetière si minuscule qu'on en avait fait trois fois le tour avant de s'être rendu compte d'y avoir pénétré. Il rêvassait dans la grisaille. Le maire, le croyant imaginatif, le nomma conseiller culturel comme il arrive souvent aux nouveaux venus. Il continua de rêvasser mais en couleur cette fois. Et un beau crépuscule d'automne - le soleil couchant empourprait le petit cimetière - il eut une révélation, la vision de tombes comme autant de trous d'un parcours. C'est ainsi qu'il inventa le concept de cimini golf, mettant en valeur la richesse et la diversité des sépultures. Le succès fut foudroyant. Les touristes faisaient des heures de queue à attendre leur tour d'aller promener leur club de tombes fraîches en caveaux éternels. Même Schlag, Pompon et les autres, médusés, allèrent contempler le spectacle par-dessus le mur sauf Nab qui dut y faire son trou. Le succès amena Gloustitch, oublieux de son ennui, à exploiter le concept, comme on dit. Il élimina de son champ d'étude tous les cimetières militaires d'un parcours trop monotone. Il conçut successivement le cimini golf village, le grand cimini golf bourgade, puis le super cimini golf ville et enfin l'hyper cimini golf mégalopole. Le succès fut tel qu'Euro Disney dût déposer son bilan. Le maire crut la partie gagnée. Mais les touristes du Petit Vieux Port s'étaient bizarrement très vite désaffectés du cimini golf. Sans doute à cause de la modestie du lieu. - Ia rien que les congepeilles pour afficher des exigences de la Haute, que les frocs en toile de sac pour prétendre péter dans la soie et le satin, avait commenté Pompon. Partout ailleurs dans le monde, le succès était tel que la fortune de Gloustitch atteignit l'inestimable. Il avait depuis, monté une agence de new tourisme qui offrait des visites d'atolls atomiques avec ou sans explosion, des voyages en avion détourné qui avec un supplément, pouvait aller jusqu'à s'écraser, des séjours en cyclones, inondations, avalanches, tremblements de terre. Il y avait aussi une section de tourisme extraterrestre. On pouvait retenir sa place pour Mars. La lune, déjà trop courue, avait été mise de côté à cause de l'interminable liste d'attente. Curieux comme un site à vocation touristique par son charme, son originalité et sa tranquillité, perd sa vocation en le devenant effectivement, touristique, et comme les touristes s'acharnent à envahir ce lieu qui a cessé d'exister comme tel par leur seule présence. Quant à lui, nostalgique, revenu à ses rêvasseries, il préférait vivre avec Elle l'exotisme et les solitudes des randonnées romantiques. La belle Hispano décapotée gravissait lentement les lacets qui serpentaient jusqu'au cratère de la montagne endormie. Tous deux, vêtus à la belle époque - lui casquette et 39 Émile Noël Les viocs lunettes, elle chapeau fleuri à la main, longs cheveux flottant au vent - heureux, ils regardaient s'approcher les rares fumerolles que le volcan soupirait dans son sommeil. L'Hispano se gara tout en haut. Elle descendit, robe de dentelle blanche, ombrelle et grand chapeau. Il la contempla un moment, devinant son corps magnifique dans les translucidités de la robe. Il la suivit, pantalon à sous-pieds et redingote cintrée, au bord du cratère. Proches de l'extase, ils contemplaient l'admirable paysage et le ciel sans nuage comme leur amour quand le volcan éternua. La mass-médiatrie ne s‟intéressa guère à l‟éruption, car, synchronicité, la municipalité sortante venait juste de se faire écraser par la droite de la droite qui s‟empressa de remédier à cette désaffection par une mesure radicale. Elle entoura le petit cimetière d‟un haut mur avec cul de bouteilles, barbelés électrifiés, miradors et sentinelles. Seuls les citoyens autochtones de souche munis de papiers adéquats pouvaient y pénétrer. Et quiconque entrait par effraction n‟avait plus aucune chance d‟en sortir, les maccabs encore moins. 40 Émile Noël Les viocs 8 Le quart d‟heure du Saigneux Il serait sans doute souhaitable de remettre un peu d‟ordre dans tout ce fatras d‟événements pour tenter d‟établir une certaine chronologie. Nécessaire en effet, de remonter en amont pour mieux comprendre les effets actuels de cette synchronicité dont les prémices comme toute dimension cachée, cheminèrent inaperçues. Au lendemain du colloque des Verts, se glissant la fin de sa bière devenue définitivement sans mousse au comptoir de l‟Estaminet, l‟homme au lit-cage n'avait rien perdu du massacre de Romarin. Dans la rue, il avait suivi des yeux la fille et Glaibeudoux et assisté à la saigne sur le trottoir avant de s'essuyer les pieds pour remonter chez lui, espérant que son mur serait resté en place. Dès le lendemain, la fliquerie s'intéressait à l'extermination de Romarin et Glaibeudoux, entravant grandement l'artisanat de Schlag qui se voyait contraint de taper le carton avec Nab, Mario et Pompon, histoire de se donner contenance. Cela pouvait intriguer les képis ripoux du coin mais n'en comptait pas une goutte à l'Incorruptible. L'Incorruptible, l'inspecteur le plus chiant de la région, le vrai caillou dans la godasse de Schlag, le grain de sable qui enrayait le moteur de sa PME. À sa façon de cogner le carton, on comprenait que Schlag n'était pas d'humeur à éplucher un œuf à la coque. C‟était encore le temps de sa splendeur et il n‟imaginait pas ce qui l‟attendait. - Si je connaissais le têtard de sangsue…! Il ne s'embarrassait jamais de vraisemblance zoologique pour exprimer ses sentiments envers les enfants de putains qui lui brouillaient la soupe. L'homme au lit-cage, venu lipper une bière sans mousse à la Bonne Bordée, n'avait eu aucun mal à insinuer que c'était un coup du Saigneux dit La Gourme, le frère jumeau du même œuf du Gommeux. Le Saigneux était aussi vicelard que son frangin naturliche bicose jumeau du même œuf mais bizarrement, beaucoup plus balourd, bestiaux, expéditif et con. - …Foiré, fit Schlag, va être sa fête ! Il abattit sa dernière carte. Le pied le plus faible de la table rendit l'âme. Les autres joueurs eurent juste le temps de s'écarter pour éviter les godets et le pastaga qui se répandit sur le lino façon mosaïque. Renseignements pris, si Romarin était ratatiné definitiveli, en revanche Glaibeudoux avait été transporté à l'hosto dans le diguedigue. Il était dans le coma et les toubibs semblaient penser qu'il n'allait pas tarder à le dépasser. - M'en fous, grinça Schlag, ki dépasse ski veut. La chiasse, c'est le poulet… - L'Incorruptible, glissa Nab. 41 Émile Noël Les viocs - Ouais, fit Schlag, qui va caqueter dans le coin jusqu'à ski trouve un coupable. - Yaka lui donner le Saigneux, fit Nab. Le regard de Schlag suffit. Nab passa sous ce qui restait de table, pour aller pisser un coup aux gogs. - Ça se règle entre nous. Jva lui refiler une de ces tourlousines ki s'en rappellera comme son Gommeux de frangin qu'est à l'hosto en ce moment. On n‟eut aucun mal à récupérer le paquet à l‟Estaminet de la rue du Gué et le ramener à la Bonne Bordée. Shlag faisait craquer ses doigts. - Moi ? demanda faiblement le Saigneux, en serrant les miches et le trougne à zéro. Schlag n'ouvrit pas la bouche. Tout était dans le regard. Le Saigneux dit la Gourme dit encore la Teigne s'approcha au compte-goutte. Ça faisait bravo dans le pantalon. - Jte jure, Schlag… bon d'accord, c'est moi, j'aurais pas dû. Jme suis laissé emporter. J'ai le sang qui bouille trop vite, je sais. Mais jte jure, j'ai pas laissé la moindre trace. Il y eut un silence qui pesait autant que Schlag, peut-être plus. - Alors pourquoi que le patron dla Bonne Bordée a eu un max d'emmerdes et pourquoi que l'Incorruptible vient nous brouter les rogatons ? Schlag laissait ramper les mots entre ses dents avec une lenteur vipérine. Ses yeux n'étaient plus que deux fentes horizontales. Il craqua encore des phalanges. Tous comprirent au tonnerre des doigts que l'orage chauffait. - Jte jure, Schlag que j'ai tout fait propre. - Alors pourquoi que l'Incorruptible a ramassé un certain Romarin le jabot ouvert d'une oreille à l'autre ? - Ça, c'est pas moi ! - Et pourquoi qu'un certain autre Glaibeudoux a été retrouvé à l'hosto et que le journal dit qu'il a dépassé son coma ? - Chépas, Schlag, jte jure. La montagne souleva lentement son énorme cul du tabouret qui poussa un soupir de soulagement. Le Saigneux pâlichonna du coup, tout le blood venait de lui tomber aux talons. - Tu serais pas en train de me cacher quelque chose? fit Schlag. - Non, bredouilla le Saigneux. - Tu serais pas en train de préparer un coup fourré dans mon dos ? refit Schlag. - Non, rebredouilla le Saigneux. - Pourtant, mon petit doigt m'a dit…, s'interrompit Schlag en dressant son auriculaire gauche de la taille d'un saucisson d‟Auvergne. Avec son sourire de coyote, il attendait calme. - Quoi ? Rien, jte jure, rien. Ia rien, tremblota le Saigneux. L'auriculaire gauche toujours en l'air, Schlag alpagua Nab de sa main droite pour selon l'habitude, le monter à sa hauteur. Les yeux du Saigneux lui sortaient des paupières. Cet empaillé de 42 Émile Noël Les viocs bas duc aurait-il vendu une mèche quelconque du coup qui se préparait chez les viocs ? Nab grimaçait, fripé de partout comme un prématuré pédalant dans le vide. Son cerveau bouillonnait. Ses idées menaient un stock-car infernal. Elles faisaient un tel vacarme qu'il avait l'impression que Schlag entendait. Même qu'il serait pas télépathe. Il fallait arrêter de penser. Nab ne pensait plus qu'à ne plus penser. - Tu sais que j'ai pas confiance dans le Saigneux, fit Schlag. - Oui, fit Nab. - Tu sais que ce peigne-cul de Saigneux est aussi vachard que son jumeau de Gommeux mais en plus con, plus brutal et plus vicelard, fit Schlag. - Oui, fit Nab. - Eh ben, j'ai comme une intuition. Tu serais pas assez pourri pour être quand même dans un coup avec lui, fit Schlag. - Non, jte jure, Schlag, jte jure non, fit Nab en pagayant des quatre. Schlag fit comme s'il avait été convaincu. Il ouvrit la main qui tenait. Le petit cul de Nab alla percuter le coin du tabouret avant de s'écraser sur le lino façon mosaïque. Il eut l'impression d'avoir le fion concassé, pulvérisé. La douleur lui remonta jusqu'aux amygdales. Le souffle coupé, les yeux mi-clos, il n'avait même plus la force de pleurnicher. Le Saigneux, complètement transparent, se confondait avec les salissures de la porte vitrée des toilettes téléphone. Quelque temps auparavant, Nab, en vernissant son ongle noir, avait eu une vilaine pensée pour le Gommeux bien qu'il en eût eu besoin pour ce qu'il mijotait alors. Mais, quoi qu'il fût arrivé à cet enfoiré, il ne parvenait pas à ressentir la plus petite lichette de pitié. Le Gommeux lui sortit très vite de la tête. Le vrai cerveau de Schlag, c'était Nab. Il devrait se fourguer ça dans le crâne, pensait Nab le plus silencieusement possible, en faisant attention à ce que pas la moindre goutte de pensée ne suinte, sinon le double quintal de bidoche qui somnolait tout près en ferait du rititouratanab pour les cats. N'empêche oui, il devrait, se repensa Nab tout aussi discrètement. Il se vit enfermé dans ce crâne obtus, il regardait le monde par ces yeux globuleux et délavés avec des veines rouges dans le blanc. Il frissonna d'horreur mais se reprit aussitôt de peur d'être découvert. Iapapire, se sussura-t-il mutitement, toujours l'habitude de ne rien laisser filtrer. Il avait beau être Nab, il ne tiendrait pas, il étoufferait dans ce crâne de piaf. Il ne put se retenir de refrissonner. Schlag était le chef, peut-être. Seulement à cause de son quintal et demi les jours de régime et de ses va-te-laver à doigts comme des deltaplanes. Mais pour ce qui est du chou, nib. Fallait Nab. Nab c'était le vrai cerveau de Schlag. Schlag n'en conviendrait jamais. Il était trop con pour s'en rendre compte. Nab en avait un peu marre de phosphorer pour ce gros steak haché. Il avait décidé de monter un coup pour son compte. Un 43 Émile Noël Les viocs casse chez des viocs. L'Incorruptible n'y verrait que du bleu. Ça retomberait sur le dos de Schlag. Il l'avait assez large. C'était un coup en rapport, sans qu'on sache pourquoi ni comment avec les révélations de Glaibeudoux à l'hosto. Un coup fumant mais un peu délicat. Le Gommeux - la mauvaise pensée revint - n'était plus là pour faire parler les viocs. Et son frangin, le Saigneux, dit la Gourme, dit encore la Teigne, manquait de finesse pour la torture. Et pour la discrétion, Mario et Pompon étaient-ils aussi imperméables que ça ? Problème. Si Schlag avait été plus négociable au moins. Mais avec lui, on ne savait jamais quoi. Tout de même, faudrait qu'il soit un vrai con pour se séparer de Nab, pour le schlaguer. Mais justement Schlag était un vrai con, plus vrai que vrai, rien de virtuel, le parangon de la réalité du con. En le considérant, Nab fut saisi par la similitude formelle d'un cerveau et d'un cul. Sans pousser plus avant l'examen de structure, l'idée lui vint qu'un cul pourrait penser. Il fut pris d'un vertige en essayant d'en mesurer toutes les implications potentielles. Par ailleurs, s'il était difficile d'admettre un cerveau péteur, il n'était pas déraisonnable d'imaginer que sa production pût être excrémentielle. Et le parallèle se fit avec les intestins, un cerveau intestin, intestin labyrinthe, cerveau labyrinthe, d'où sortirait l'identique. - Pas rassurant. Cette fois, cela lui avait échappé sonorement. Tout bas, tout bas. N'empêche. Il regarda alentour. Personne. Et Schlag semblait somnoler encore. Ouf ! Semblait seulement. Le tas s'ébroua, prit Nab par le coltar avec trois doigts de la main gauche, comme à l‟habitude. - Keskè pas rassurant, fit Schalg. - Rien Schlag. J'ai pas dit rassurant, fit Nab. - Ah fit Schlag. - Non, fit Nab. - Jsuis pas sourd, fit Schlag. - Jte jure. J'ai dit j'ai perdu mon surin, fit Nab. - Ah, fit Schlag. - Oui, fit Nab. - Ah, jcroyais, fit Schlag. - Sûr, Schlag, fit Nab. - Pourquoi que tu te vernis stongle ? fit Schlag. - Pasqu'il est noir, fit Nab. - Et pourquoi qu'il est noir, fit Schlag. - Paske je mle suis coincé hier dans la portière de la voiture, fit Nab, avec encore une mauvaise pensée pour le Gommeux. - Ah, fit Schlag. Il lâcha resec reNab qui repris le recoin de la retable dans le refion. - Aiaiaille Schlag ,hurla Nab. - Eh ben quoi, Nab, fit Schlag. 44 Émile Noël Les viocs 9 Noces de diamant Ce soir-là, le vioc essayait de manger sa soupe, mais le vermicelle lui glissait à travers le dentier désajusté auquel manquaient deux ou trois dents et retombait dans l'assiette en éclaboussant. - Vieux cochon ! glapissait la vioque, taka aspirer comme si c'était des spaghettis. Il aspira. Fausse route. Cela passa par le mauvais tuyau. Il faillit étouffer mais réussit, violacé jusqu'à la peau du crâne, à pulvériser toute la table. - T'es plus dégueulasse qu'un régiment de bousiers, avait gloussé la vioque qui avait du mal à dissimuler sa jubilation. Elle avait trouvé ce nouveau truc tout récemment et le jugeait beaucoup plus amusant que le précédent. Avant, elle lui faisait plusieurs fois par semaine de la soupe à l'oseille qui lui donnait une chiasse terrible. Elle s'avisa tout à coup qu'elle pourrait bien lui faire une soupe à l'oseille au vermicelle. Le lendemain, toute la famille admirative, attendrie et émerveillée devait se réunir pour les entourer et fêter leurs noces de diamant. Blandine de Vilmur, épouse du célèbre chirurgien Gontran de Vilmur, médecin chef de l‟hôpital, était nerveuse au volant de sa voiture. Elle avait consacré beaucoup de temps à l‟achat des cadeaux et craignait d‟être en retard. Elle devait repasser chez elle pour se préparer, se faire belle. Blandine était la petite-fille d‟Arsène et Léontine Grouillard épouse Tarquin, les viocs. Elle connaissait bien l‟intransigeance de son harpagone de grand-mère. Le moindre retard pouvait compromettre l‟héritage. Elle roulait très vite, trop. Elle ne vit pas la petite qui traversait sur le passage piéton. La rue était déserte, du moins l‟avait-elle cru. Mais dans l‟ombre crépusculaire, une silhouette sortit son portable, signala l‟accident et le délit de fuite puis s‟éloigna tranquillement. Son passage sous le lampadaire, au coin, révéla l‟homme que l‟on avait déjà vu dans l‟Estaminet de la rue du Gué. Il s‟y dirigea d‟ailleurs, de son pas tranquille et balancé, où il rejoignit un personnage au visage d‟aigle et au sourire en point virgule. Au jité de vingt heures, le tronc ne souffla pas un mot de la mort de la petite. C‟était encore trop tôt. Le lendemain matin seulement, la radio annonça l‟arrestation d‟une espèce de zigouigoui qui revenait d‟une rave party dans une voiture volée et cabossée. Il niait férocement. Mais c‟était l‟évidence pour la police que cela ne pouvait être que cet intello qui prétendait changer le monde en se tapant des pétards et en se balançant comme un schizo sur les boums boums d‟une boîte à rythme avec des milliers d‟autres têtards débiles, approuvés par des politicaillons démagos et opportunistes. Comme le Beaujolais, le nouveau jeune était arrivé ! Il était en garde-à-vue. 45 Émile Noël Les viocs Blandine, arrivée à la maison, dissimula dans la précipitation au mari qui s‟impatientait, l‟émotion panique qui l‟étreignait. Elle ne souffla mot de l‟accident, se prépara fébrilement et proposa d‟utiliser la voiture de Gontran. Ils embarquèrent chargés de fleurs et de cadeaux. Il fallait soigner les viocs, surtout elle, pingre, revêche et méchante. Depuis que le vioc était partie en quenouille, elle tenait fermement les rênes du pouvoir et les cordons de la bourse. Le magot, loin d‟être négligeable selon la rumeur sans que l‟on en sache exactement le montant et l‟origine, sollicitait les plus chaudes attentions. Les parents de Blandine étaient morts dans un accident de voiture : le père avait fauché un abribus et ses occupants à cent cinquante en sens interdit. Elle était la seule héritière. L‟héritage sauterait donc une génération comme il arrive parfois en génétique pour certaines pathologies. 46 Émile Noël Les viocs 10 Correspondance Hyper ordonné, le bureau du commissaire, pas un papier ne traîne : téléphone, fax, ordinateur. Silence. Une porte capitonnée isole des collaborateurs. On ne fume pas dans le service. L‟équipe travaille dans une ruche nickel. Il est seul pour le moment à compulser les dossiers qu‟il vient de recevoir. Un temps, son menton disparaît dans la paume de sa main gauche aux longs doigts effilés tandis que sa main droite repose à la pliure du coude gauche. Son regard est à l‟infini. Il réfléchit. Non seulement l‟Incorruptible croit en la synchronicité comme mode de connexion étranger à la relation causale mais il est convaincu qu‟une mystérieuse correspondance relie tous les événements disparates auxquels il est présentement confronté. Il s‟agit donc d‟élaborer le système de relations existant entre ces différentes affaires apparemment sans lien. Jacques Vachard - “ porte bien son nom, …Foooiiiré ”, avait en son temps de splendeur glissé Schlag à sa manière, entre les dents - dit l‟Incorruptible - a gravi tous les échelons, par la voie des nouveaux grades, capitaine, commandant et maintenant commissaire. Ce qu‟ignorait la fine équipe qui continue à voir en lui l‟Incorruptible inspecteur. Son accession à cette distinction n‟a en rien affecté son incorruptibilité. Il est toujours aussi redoutable, long, fin, racé, flegmatique, ironique, cultivé, psychologue, d‟un méticuleux à la Sherlock Holmes, méthodique, utilisant ses petites cellules grises aussi bien qu‟Hercule Poirot, distingué, smart dans ses tenues négligées, capable de dire les pires grossièretés avec grâce et distinction. Olpich ! Pompon dixit de lui. Personne n‟a jamais su ce qu‟il voulait dire par là. Quand on lui demande, il répond : Chais pas, c‟est ma mère qui disait ça quand elle voyait des gens de la Haute. Au départ, l‟équipe de l‟Incorruptible se limitait à lui et à deux collaborateurs, Tardivelle et Gourdefleau, flics de base n‟ayant pas spécialement inventé l‟eau chaude parce que c‟était déjà fait ni l‟eau tiède d‟ailleurs parce que l‟eau chaude refroidit d‟ellemême, élémentaire principe de thermodynamique. L‟inspecteur Vachard ayant gravi tous les échelons jusqu‟au grade de commissaire, les avait aspirés dans la foulée jusqu‟à la nomination de sergents. Aucun d‟eux n‟avait pu dépasser cette gradation déjà à bout de souffle par cette ascension inopinée autant qu‟inattendue. Devant l‟amplitude que prenait l‟affaire, les soupçons et craintes de grand banditisme, de maffias internationales voire de terrorisme qu‟elle faisait naître en Haut Lieu et même en Très Haut Lieu, on avait dépêché auprès de l‟Incorruptible deux cerveaux détachés en secret de la “ Piscine ”, pour le seconder 47 Émile Noël Les viocs dans les investigations qui s‟avéraient complexes et dangereuses. Notamment, depuis les effondrements de tours, les explosions de trains, les menaces enturbannées et les disséminations d‟armes de destruction massive dans des caves à pétrole, toutes choses très professionnelles autrement inquiétantes que des bombonnettes à gaz de RER. Le capitaine Joseph Balafon et le commandant Stanislas Rondeau avaient l‟habitude de travailler en binôme, bien qu‟ils ne puissent pas se sentir. Cette sourde rivalité instaurait une exceptionnelle créativité de coups en vache et de parades afférentes qui développait entre eux une saine émulation productrice d‟effets surprenants, allant quelques fois dans le sens d‟une réussite éclatante. Ils avaient l‟un et l‟autre une grande expérience des services secrets et jouissaient d‟une bonne réputation à la “ Piscine ” où ils étaient à la fois respectés et source d‟hilarité. Il faut avouer que leur couple ne manquait pas de pittoresque. On les désignait sous les diminutifs de Jo et Stan, en référence au comique laurelhardiesque. Autant Balafon était un longiligne à la peau sombre de métis, au cheveu abondant et noir, autant Rondeau, court et rond, la peau blanche, portait une calvitie qui n‟hésitait pas à rejoindre sa première vertèbre cervicale. Le parachutage de ces deux étranges, l‟un sombre et sec, l‟autre blanchâtre et dégoulinant de sueur, interfère avec la complexité des affaires qui nourrit la méditation de l‟Incorruptible toujours immobile, comme pétrifié, les yeux au loin. Il a l‟habitude de travailler dans sa tête et ne voit pas pour le moment où il pourrait les y mettre. Il leur a donné un bureau, du matériel et quartier libre. Les civilités d‟accueil indispensables honorées, il ne les a pratiquement pas revus depuis leur affectation. Ils se promènent et semblent trouver le Petit Vieux Port à leur goût comme en témoignent les rapports de Tardivelle et Gourdefleau. La porte du bureau s‟entrouvre discrètement, deux têtes timides dans l‟entrebâillement. - On peut entrer, patron ? - On a du nouveau. Tardivelle toujours d‟abord, Gourdefleau ensuite. Ces duettistes seraient strictement semblables à les confondre : costume strict bleu nuit, chemise gris perle, cravate bordeaux, mocassins noirs, semelles de crêpe - si ce n‟était que l‟un est brun aux yeux sombres et l‟autre vaguement roux aux yeux verts. - Interpol par les Ergés nous signale la présence récente dans le coin de deux individus. - Ils ne sont pas arrivés ensemble, mais dans des temps rapprochés. - On n‟a pas voulu nous dire d‟où ils viennent. - Simplement qu‟on les surveille depuis les attentats. Tardivelle pose la copie du courriel sécurisé venu de l‟Intérieur, Gourdefleau le fax portant les photos des deux individus en question. 48 Émile Noël Les viocs L‟Incorruptible a sorti son menton de la paume de sa main gauche et sa main droite de la pliure du coude gauche avec une extrême lenteur. Il pousse les documents devant lui, feuillette sans un mot. Tardivelle et Gourdefleau respectent le silence du patron un temps, puis : - Les deux nouveaux devraient en savoir plus. Ils sont en prise directe avec les Services. - Après tout c‟est leur boulot. - Ils sont là ? - Dans leur bureau. Ils viennent de rentrer. - De bonne humeur. La promenade a été agréable à croire, ils ne s‟engueulent pas. - Dites-leur de venir me voir. - Bien patron. En chœur. Ils sortent. Le commissaire a repris sa méditation dans une variante posturale, les coudes posés sur le bureau, les mains jointes, doigts croisés, les deux pouces soutenant la pointe du menton, le regard au-delà de la ligne bleue des Vosges quand Balafon et Rondeau entrent - Bonne la promenade ? - Très. - Le reste ? - À l‟avenant. - Tout va, la bouffe, le soleil, la plage. Ce devait être un paradis avant les congepeilles et les adidas internationaux. - Oui. Et il n‟y avait que de la petite délinquance bien circonscrite. Le gros Schlag et ses acolytes aujourd‟hui quasiment réduits à la mendicité, complètement largués par ces massacres et ces trafics très au-delà de leur capacité. Depuis le congrès des Verts… - Rien à voir, simple coïncidence. - Le problème, c‟est les vieux. L‟alternance harmonieuse Balafon Rondeau indique leur total accord dans l‟analyse de la situation. L‟Incorruptible plisse des yeux, décroise ses doigts. - Pourquoi ? Rondeau prend Balafon de vitesse. - Ils sont sans doute au centre d‟un truc pas clair qui remonte à loin. Sinon comment expliquer le choix de ce petit coin destiné à être tranquille, où au pire navigue la délinquance banale que draine toujours la prospérité, par Ron et Wlad ? - Ron et Wlad ? ! Cette fois, Rondeau fait courtoisement la passe à Balafon. - Ronald Donsfeld, un ancien de la Stasi, passé à l‟Ouest juste après 89. On le perd de vue un moment et on le retrouve à quelque temps de là, n‟ayant pas perdu en revanche, ses bonnes relations avec les maffias, russes notamment. Wladimir Putrine, ancien du KGB lui, également passé à l‟Ouest juste avant 49 Émile Noël Les viocs Eltsine, perdu de vue et retrouvé en relation avec les mêmes maffias. À l‟évidence, les deux hommes se connaissent bien. - Ce n‟est pas un hasard s‟ils sont là tous les deux. - Apparemment de simples touristes arrivés chacun de leur côté. Mais se retrouvant régulièrement à “ L‟Estaminet ” de la rue du Gué. - Leurs liens avec les maffias n‟est évidemment plus au service de leur pays. On les soupçonne de prostitution, d‟émigration clandestine, de trafic de drogue, de femmes et peut-être bien d‟organes. - Pas nés de la dernière pluie. On n‟a aucune preuve irréfutable permettant de les alpaguer. - On est là pour ça, mais discrets. - Ils ont pas mal bourlingué pour leur job. Et maintenant … - La question est : pourquoi là. - Aucun doute, un lien avec l‟assassinat des viocs. L‟Incorruptible, de sa main gauche, se caresse très lentement la joue droite. Long silence. Immobilité respective. Il lève les yeux vers le plafond puis les regarde alternativement. - Apparemment c‟est un assassinat crapuleux, d‟une violence brutale, pas l‟œuvre d‟espions professionnels défroqués. Ils travaillent plus propre d‟habitude. Pas facile de relier ça aux autres affaires. - Vrai. Là un mystère. - Aussi un indice troublant. Ron s‟est fait engagé récemment chez les viocs comme jardinier et il a introduit sa maîtresse, Angela Goyave, comme femme de ménage. - Alors qu‟elle est aide-soignante à l‟hôpital. Encore un énorme silence : l‟Incorruptible n‟était pas homme à lâcher une information sans avoir passé en revue la totalité de son disque dur cortical. - Allez-y avec des ballerines de danseuse étoile mais penchezvous attentivement sur le passé des vieux. Les deux hommes marquèrent leur assentiment d‟un salut de l‟index gauche au sourcil gauche pour Balafon et d‟un index droit au sourcil droit pour Rondeau, dévoilant ainsi inconsciemment leur latéralisation opposée. Ce qui n‟échappa pas au commissaire. 50 Émile Noël Les viocs 11 Chantage Elle est venue là où il y a l‟automne et l‟hiver, avec ses diplômes, pour trouver du travail. La galère. Même avec de beaux diplômes, les peaux noires de langue française ne trouvent pas facilement. Les droits de l‟homme, liberté, égalité, fraternité sur le papier. Aide-soignante dans un hôpital en survie provisoire. Où se rejoignent le ciel et l‟eau, on ne voit pas les bananiers, seulement parmi quelques nuages, bizarre, l‟image de Glaibeudoux. La brise comme le respirateur. Les larmes lui viennent. Elle ne sait pas pourquoi. Angela promène sa nostalgie du soleil antillais sur la plage d‟ici, un beau jour de reuteuteu. Elle regarde la mer qui n‟a pas la transparence des tropiques Mais tout de même la mer et de l‟autre côté, là-bas, le pays. Il s‟approche d‟elle, lui parle doucement. Elle l‟écoute, deux ou trois mots. Ils ont marché sur la plage. Elle a réussi à sourire, enfin. Ron et Wlad étaient arrivés dans le coin bien trois mois avant l‟extermination abominable des viocs. Ils avaient loué une maison qui regardait la mer, une espèce de location d‟été qui se prolongeait. Ils menaient une vie paisible et les autochtones les trouvaient plutôt sympathiques. Ils se demandaient parfois s‟il ne s‟agissait pas d‟homosexuels, deux hommes vivant ensemble. Mais tout dans leur apparence et leur comportement démentait l‟occurrence. D‟ailleurs, l‟un d‟eux, le souriant, sortait avec l‟aide-soignante de l‟hôpital. Ron, vaguement blond, l‟œil bleu mi-clos, surtout le droit, un sourire de Bouddha, une démarche ferme et une carrure de catcheur. Wlad, brun, regard perçant, visage anguleux, nez d‟aigle, impassible en toute circonstance. On les voyait rarement ensemble sauf à l‟Estaminet de la rue du Gué où ils tapaient quelquefois le carton avec les clients. Sympathiques, ces deux bizarres, parlant presque sans accent et se disant en année sabbatique. Ils attendaient leur heure dans la maison anonyme, cultivant une vie discrète et les bonnes relations de voisinage. L‟accident provoqué par Blandine de Vilmur fut l‟aubaine qu‟ils ne laissèrent pas échapper. Ron, ce soir-là, flânait dans l‟ombre des arbres qui agrémentent la rue de la Plage quand il vit la voiture renverser la gamine qui traversait. Coup de frein brutal, choc, le véhicule fait une marche arrière rapide et repart en trombe pour se perdre dans la nuit de la rue déserte. Il a eu le temps de noter l‟immatriculation. Il ne leur fallut pas longtemps pour trouver la propriétaire et ses liens familiaux. Les éléments de la stratégie furent vite assemblés. Un petit temps de latence. Puis, à l‟annonce de l‟arrestation d‟un zigouigoui, un coup de fil anonyme, un rendez-vous discret de nuit près du chantier de la marina. 51 Émile Noël Les viocs Ils l‟emmènent de force dans leur maison discrète pour un interrogatoire en règle. D‟abord, tout savoir sur la manière de vivre des viocs. À l‟évidence, elle ne savait pas grand-chose qui puisse les intéresser. Alors, elle va rentrer chez elle comme si de rien n‟était. Eux de leur côté, ne diront rien à personne et laisseront croupir le Zigouigoui qu‟ils savent parfaitement innocent si et seulement si, elle arrive à convaincre ses grands-parents d‟engager Ron comme jardinier et Angela comme aide ménagère. Ce sera difficile. Car, si le grand-père perd ses légumes et n‟offre plus guère de résistance, en revanche, la vioque est une sacrée vacharde parano. Elle n‟a qu‟à la persuader que son grand âge mérite bien d‟être aidé. La vieille est rapiate grippe-sous. Que son mari s‟offre à payer les honoraires. Quant à Angela, qui travaille déjà à l‟hôpital, elle sera bénévole. On la ramène à sa voiture près du chantier de la marina. Discrétion, efficacité, qu‟elle se démerde sinon elle ira en cabane et son chirurgien de mari verra sa carrière brisée La vioque accepta l‟offre à condition de ne rien payer. Elle y voyait la possibilité d‟exercer son pouvoir sadique sur esclaves. Ce qu‟elle ne pouvait avec l‟infirmière diplômée qui visitait son mari. Or, depuis que le vioc dérivait, elle avait repris énergiquement pantalons et bottes du pouvoir. Son sang, de vinaigre, avait tourné à l‟acide chlorhydrique. Elle comprit très vite qu‟elle ne pourrait rien contre Ron. Elle lui voua une haine féroce et le tint à distance dans le jardin, à lui hurler dessus de sa fenêtre. En revanche avec Angela, elle ré-instaura la belle époque du coke en stock. Elle lui en fit voir. La pauvre devait en dehors de son travail harassant à l‟hôpital, lui consacrer tout son temps libre et subir les pires humiliations. Elle voulut arrêter net mais Ron avait remplacé le sourire par la fermeté. Il avait été un temps gentil puis peu à peu exigeant, méthode souteneur adaptée services secrets. Il la tenait maintenant bien sous son emprise. Après l‟avoir obligée à visiter la pharmacie de l‟hôpital pour y subtiliser morphine et autres analgésiques et psychotropes, il la tenait à sa merci la menaçant de dénonciation. Il n‟avait décidément rien perdu en l‟art du chant appris et pratiqué dans son ancienne activité. Quelques châtaignes et un bras sévèrement tordu avait persuadé la brave fille de rester dans la place jusqu‟à ce que Ron et Wlad eussent obtenu les informations dont ils avaient besoin. Ainsi, Angela leur avaient appris certaines choses sur les activités antécédentes des viocs car la vioque, entre deux soupes à l‟oseille et au vermicelle, ne pouvait retenir sa langue. C‟était une fine salope sans doute, elle parlait à mots couverts, mais on pouvait y percevoir bien du mystère. Surtout, certains propos surpris par Angela laissaient entendre que la vioque faisait plus que se méfier de Ron. Elle le soupçonnait d‟en vouloir à leur magot et envisageait 52 Émile Noël Les viocs sérieusement de s‟en débarrasser “ avec un bouillon d‟onze heure ”. 53 Émile Noël Les viocs 12 NDE number two On ne s'y attendait pas. Tout le corps chirurgico-médical tranquillos en ouikende. Malgré la surveillance attentionnée de la souriante Angela, Glaibeudoux fit une rechute. Il s'enfonça sec dans un coma profond pour une seconde NDE. D‟abord, il fit une sortie éclair et jouissive du corps. Puis pour la suite, cela ne se passa pas du tout comme pour la première fois. Nada. Pas de lumière ni de musique. Niente. Il n'eut pas le temps de s'enfiler dans le moindre couloir. Il se cogna méchamment au plafond et s'y retrouva plaqué comme une vulgaire drosophile. Là, sur le plancher comme sur un écran défilèrent un télescopage d‟images toutes plus horribles les unes que les autres. Un massacre de viocs et d‟infirmière qui se trouvait là, un Saigneux plus dégueulasse qu‟Orange Mécanique, une vioque sur la plage en train de faire pisser son chien. Son corps est pris de terribles soubresauts. Caro, la petite interne accourt auprès de son lit vertical. Fornicatio interrupta dans la lingerie avec l'infirmier de garde. Elle arrive, affolée, le soutiengorge autour du cou et la culotte sur les talons. Quant à l'infirmier, victime de la fermeture éclair, il tente de colmater l'hémorragie à la pharmacie du service. Désemparée, dans un état quasi hypnotique, la petite interne contemple le comateux. La souriante aide-soignante, larmoyante pour le moment, lui fait remarquer qu'elle a intérêt à se pousser le train. Une fois mise en route, l'interne s'affaire à l'accéléré, au point que Glaibeudoux ne voit plus d'elle que des trajectoires. En un rien de temps, il eut massage cardiaque, bouche-à-bouche, bidule à oxygène, tuyaux partout. Du plafond, il se voyait hyperbranché, plante verte à chemise blanche. Il se sentait rassuré quand la petite interne décida, par mesure de sécurité supplémentaire, ayant noté sur la fiche médicale au pied du lit qu‟il carburait à la chlorophylle, d'une transfusion adaptée à son cas. À l'époque, malgré les rapports des experts, le Premier ministre, ses collaborateurs et le CNTCh 2, en vrais responsables soucieux de saine rentabilité, se refusaient à l'utilisation de produits chauffés avant l'écoulement complet des vieux stocks. C'est ainsi que le pauvre Glaibeudoux fut transfusé à la chlorophylle contaminée. 2 Centre National de Transfusion Chlorophyllienne 54 Émile Noël Les viocs 13 Ce n‟était pas la vioque Il est seul. Rondeau et Balafon sont partis vaquer à leur discrète occupation. Tardivelle et Gourdefleau ilôtent de leur côté. Silence. Immobilité. Même une mouche n‟oserait bouger une aile. Le corps à l‟arrêt, le visage impassible, l‟œil fixe au loin, pas même une trace de respiration, on pourrait se croire au Musée Grévin. Mais à l‟intérieur de la boîte crânienne, toutes les synapses sont en surchauffe. L‟ordinateur cortical de l‟Incorruptible turbine à plein régime. Ça s‟illumine, ça s‟éteint, ça crépite du 0-1 dans toutes les circonvolutions. Il se rappelle le soir où les viocs ont été exterminés. Il avait tout de suite pensé à la fine équipe. Il se méfiait de Nab. Cet avorton avait du chou dans le cigare. Il était ambitieux et revanchard. Capable de monter des coups tordus et de profiter que Schlag commençait à s‟enquenouiller. Ils avaient d‟abord raconté des balivernes, mais s‟étaient finalement tous mis à table dans leur intérêt et pour cause. En fait, Schlag était déjà irrécupérable, dans l‟antichambre d‟Alzheimer. Il finirait en clinique psychiatrique. Problème : comment assurer un long séjour sans sécu ? Fric. L'ardoise chez Marco s'allongeait. Nab envisagea l'ultime recours, malgré l'Incorruptible et le plan vigie villa, le hold-up chez les viocs. - Fastoche, avait dit Pompon, la maison est peinarde à l'écart et jla connais comme ma poche. J'ai pas seulement vendu le calendrier des pompiers, jleur ai rendu kek petits services. Jleur ai changé les plombs. Jleur ai débouché deux trois fois les chiottes et le lavabo. L'affaire fut montée rapide. Mario se tiendrait prêt dans la bagnole au ralenti. Pompon se faufilerait par le soupirail et irait ouvrir le fenestron des chiottes à Nab. Le reste : du gâteau. Les viocs, déjà sourdingues, dormaient sous témesta. Boulboul, peu visible de nuit, ferait le guet. - Et là, t'as pas intérêt à te marrer, menace Pompon. On voit tes dents à trois kilomètres. Et pourquoi les nègres ont le blanc des yeux blanc, jte demande. - Et comment veux-tu que je fasse le guet les yeux fermés ? - Juste deux petites fentes, ça devrait te suffire. Pompon ne le disait pas aux autres mais il avait comme on sait, ce fantasme récurrent de couper Boulboul en rondelles pour voir s'il était blanc à l'intérieur comme un radis noir. Ils choisirent l'opaque d'une nuit sans lune. Et tout se passa comme prévu jusqu'à leur arrivée dans la salle de séjour. Là, spectacle insoutenable. Tout était sens dessus dessous et deux corps baignaient dans la mare de leurs sangs mêlés. - Le Saigneux ! Le Saigneux était passé par là. 55 Émile Noël Les viocs - Doublés ! Pompon se mit à vibrer comme un dériveur sous force dix. Nab reprit ses esprits le premier. - Taillons-nous ! Pas d'empreinte ! Ils alpaguèrent Boulboul au passage, sautèrent dans la bagnole qui fit chanter ses pneus. On entendait déjà les sirènes flicaillantes au loin. Ils plongèrent en trombe chez Marco réveillé en sursaut. - Cognac pour tout le monde… Nab pâle, Boulboul gris, Pompon le cheveu dressé dents claquantes, seul Mario semblait calme. Marco servit sans poser la moindre question, respectant le silence. Au troisième cognac de Pompon, il sentit pourtant la nécessité de briser la glace. - Vous m'avez sorti d'un drôle de rêve. C'était un bonhomme dans une lumière clignotante, vert et rouge, avec de la fumée en volutes de toutes les couleurs. Comme un alchimiste qui travaille. Et tout d'un coup, son ombre se détache de lui, prend de l'épaisseur et de cette ombre naît une autre ombre qui se détache à son tour, et ainsi de suite et… C‟est alors que lui, l‟Incorruptible avait pointé son nez derrière la vitre, et poussé la porte. - C'est ce qu'on appelle une reproduction par scissiparité, précisait Nab, redevenu calme. L'Incorruptible adresse à l'assistance son sourire gravé au surin. Et la conversation avait repris comme si de rien n'était. - Moi, dit Boulboul, j'ai rêvé que je rêvais quelqu'un qui rêvait quelqu'un qui… - Vous êtes là depuis longtemps ? interrompt doucement l'Incorruptible. - Pourquoi ? - Comme ça. - Sont là depuis le début de la soirée, fait Marco en essuyant son comptoir. Nab enchaîne vers Boulboul. - Et toi, qui est-ce qui te rêve ? - Oh eh ! fait Boulboul avec un mouvement de recul. - T‟as rêvé une histoire que j‟ai lue quelque part, d‟un Argentin je crois bien : un homme qui rêve un homme qui rêve un homme qui rêve un homme… La question est : qui a commencé à rêver le premier ? - Oh la la ! s'écrie Pompon. Marco, un picon bière avec du rhum dans un seau à glace sans glace ! - Et Schlag ? s'enquiert l'Incorruptible avec une gentille perfidie. - Oh, le pauvre ! s'exclame Mario. Toute la haine de Nab remontait avec l'effondrement de Schlag. - Lui, il a dû être rêvé par un bousier. L‟Incorruptible se souvient bien de toute cette scène reconstituée après interrogatoire. Ils disaient vrai. Quand ils étaient venus, c‟était déjà fait. L‟horreur les avait fait fuir. Ils avaient ripé si vite que la réalité leur avait échappé. Le vioc 56 Émile Noël Les viocs c‟était bien le vioc, massacré, le dentier disparu. Mais la vioque, ce n‟était pas la vioque, c‟était l‟infirmière à poil, sanguinolente, désarticulée, une bouteille de Coca-Cola dans le cul. Un seul butor pouvait être assez dégénéré pour perpétrer de telles abominations : le Saigneux. Il avait disparu. 57 Émile Noël Les viocs 14 NDE number three Finalement, la seconde NDE de Glaibeudoux s'avéra très négative. Contaminé jusqu'à la sève des os, il s'enfonça dans une dépression monumentale qui dégénéra en mélancolie. De nouveau parti dans un labyrinthe sombre sous une pluie d‟astéroïdes, il sentit bien mais cette fois à retardement, qu‟on lui avait injecté un mauvais carburant pour un turbulent voyage. Alors que l'homme au lit-cage était venu lui rendre une visite amicale, il se visualisa en missile neurasthénique seul seul et décida de se suicider en s'écrasant sur un hôpital de grande ville. Il choisit Sarajevo. Étrange mirage. 58 Émile Noël Les viocs 15 Inondations et canicule Pompon, pastaga à la main, regarde le jité de vingt heures avec les autres chez Schlag toujours aussi fouaque. Sans doute l'angoisse peut naître d'un monde qui se défait dans l'imperceptible mais cette fois, ça ne défaisait pas dans le détail. Des tours majestueuses en avaient pris plein les fenêtres, un truc à cinq côtés avait été assimilé à une piste d‟atterrissage catastrophe, des projets pétroliers s‟engluaient dans des voitures piégées, il pleuvait du kamikaze dans tous les coins. Nab ne se réveillait plus en sursaut, des cailloux plein le slip. Mais un autre rêve récurrent venait perturber son sommeil plusieurs fois par nuit. Schlag gonflait comme baudruche, s‟élevait dans les airs et explosait dans un éclair. Nab se retrouvait couvert d‟une matière visqueuse et malodorante. Et la voix de Pompon commentait alors la situation : Bah, on n‟est pas dans la merde ! C‟est justement la remarque qu‟il vient de faire. Nab qui se relaxait sursaute, croyant sortir de son rêve. - Après les inondations de printemps, la canicule de l‟été ka fait du macabe vioc massif et les re inondations de l‟automne, vlà les grandes marées sans compter les noires. Si jamais ça se réchauffe comme idiz, sûr qu‟on est pas dans la merde. Il y a bien longtemps que Schlag ne contemple plus sa belle moquette rouge sombre. Elle est toujours autant imbibée. Boulboul s‟est fatigué d‟évaluer les dégâts. Mario et Pompon, eux, n‟épongent plus. Ils s‟en foutent. On a abandonné tout espoir de stabilisation. Après une dernière tentative pour contrôler la tuyauterie, dévisser la petite plaquette, dégager le robinet d'arrivée : robinet toujours sec, tuyaux secs, mur sec. Tout sec. Et la moquette qui continue de s'imbiber, minimaliste. Goutte-à-goutte confirmé. Fuite jamais trouvée. On faisait avec. On avait décidé que c‟en n‟était pas une. La fine équipe ne s‟intéressait plus guère à toutes ces choses. Sauf Pompon qui ruminait des solutions aux conséquences de ces intempéries. Il mâchonnait sa rancœur revendicative contre tous ces dégueulasses qui construisaient des hypermarchés dans les zones inondables, ces assurances qui ne payaient pas, tous ces sinistres de la santé et de l‟intérieur et tous ces élus à la droite de la droite, en tee-shirt, les doigts de pieds en éventail, pendant que les viocs calanchaient par tombereaux caniculaires. Et en plus, ils prétendaient qu‟ils n‟y étaient pour rien, que c‟était la faute à pas de chance, aux médecins généralistes, à la veille sanitaire, au manque de solidarité entre citoyens et aux pyromanes. - Que faire de tous ces viocs calanchés ? se demandait Pompon. Pas les vider : les tripes des vieillards morts inutilisables, izont déjà trop servi. 59 Émile Noël Les viocs Le frigo ? La canicule avait trop chauffé les rivières, les centrales nucléaires voyaient rouge, pannes d‟électricité, trains bloqués, Biton Fuité s‟affolait, les viocs décongelés, fosses communes en fusion. - Iaka les foutre dans les feux de forêt, on sait jamais, si ça sert pas d‟extincteur ça débarrasse, médite à haute voix Pompon. Sans compter, poursuit-il, kl‟Incorruptible est dans le cirage, i comprend rien à rien à tous ces videurs de touristes, de femmes et d‟enfants. Akouaksa sert tout ça, maintenant qu‟on cultive des foies dans les cochons pour les refourguer à l‟homme. Comme il a toujours dedans un cochon qui sommeille, ia pas de rejet. Et pis maintenant, tous ces culs de jatte ! Vla autchoz ! On me fera pas croire qu‟on a piqué leurs cannes pour les revendre. Ça vaut pas un clou, une canne coupée. C‟était en effet une toute autre histoire que l‟Incorruptible allait d‟ailleurs régler en deux coups de cuiller à pot. Tout autour du Petit Vieux Port, derrière la colline, il y avait des bois magnifiques et les terres cultivées donnaient cent quintaux de blé à l'hectare, pratiquement sans engrais. Sous cette terre arable fertile, une épaisse couche de sable permettait une hygrométrie idéale. Mais pour construire l'autoroute et le nouveau tunnel qui désenclavaient - sans compter les Disney lands, les centrales nucléaires… - il fallait de la matière première. Les multinationales du sable achetaient les terres aux paysans désœuvrés par les quotas. Seul le père Passacaille, propriétaire du bois aux culs-de-jatte, résistait. Elles déblayaient la bonne terre et faisaient des trous profonds pour ramasser le sable. L'eau de la nappe phréatique remontait en autant d'étangs que de trous. Alors, les sablières revendaient les trous d'eau le prix qu'elles avaient payé la terre fertile. Le sénateur du coin expliquait à ceux qui s'inquiétaient de cette désertification que ça créait des emplois, que les plans d'eau deviendraient des bases de loisirs et la région une merveilleuse réserve ornithologique. Mais simultanément, à chaque étang revendu surgissait une clôture bardée d‟un panneau “ propriété privée défense d'entrer ”. Bientôt, dans tout l'arrière-pays, on ne put guère se promener qu'entre des barbelés. Merveille de désenclavement d'un camp d'internement ! Le micro climat changea. La nouvelle pollution des congepeilles s'accrochait aux brouillards persistants, aggravant les éternuements de Nab et les mucosités de Pompon. Marco, Mario et Boulboul, insensibles, n'en pensaient pas moins. Quant à Schlag, masse informe sur le sofa effondré, l'œil torve fixé sur la moquette rouge encore assombrie par l'imprégnation fantôme, il ne sortait plus. Ces trous stérilisaient définitivement l'arrière-pays. Ils étaient pour Nab le signe avant-coureur des famines futures. Il ne pousserait plus jamais rien ici. 60 Émile Noël Les viocs - Comme s'ils ne pouvaient pas aller chercher leur sable au Sahara où on ne sait qu'en faire, grognait Nab. Si leurs putains de tankers coulaient au large avec leur sable, au moins ça ferait des plages au lieu d'engluer les mouettes. - Ouais, fait Pompon, mais keske c'est alors un désert sans sable ? Et le Dakar, tu ia pensé ? Keski devient, le Dakar, hein ? ! On le connaissait bien dans le Petit Vieux Port. On le voyait régulièrement faire ses courses en boitillant. On ne lui donnait pas d'âge, au père Passacaille. Il habitait seul la maison forestière qu'il avait héritée de sa grand-mère maternelle, avec la forêt bien sûr. Petite forêt. On devrait plutôt dire bois. Il avait tout naturellement mis une pancarte : "Propriété privée Défense d'entrer". Pourtant, on entrait. On entrait dans sa forêt. On cueillait ses jonquilles, son muguet, ses champignons, selon les saisons. On ramassait son bois, ses escargots. On piégeait ses garennes. Ce n'était pas assez des pollutions défoliantes, des Sociétés Sablières qui voulaient lui acheter son bois pour une bouchée de pain et faire des trous partout. Il fallait que le voisinage malveillant s'en mêle ! Il soupçonnait les villages sis de chaque côté de son bois. Ceux du soleil couchant venant le matin et ceux du soleil levant le soir, ainsi le père Passacaille ne pouvait même pas voir leurs ombres portées. Il réfléchit. Il enleva sa pancarte, n'afficha plus rien et mit des pièges à loups. C‟est ainsi qu‟était apparu toute une population de culs-de-jatte dans la région. Juste le tronc du Jité venait de signaler que les grandes marées passées semblaient compliquer l‟enquête de l‟Incorruptible. - Je mdemande bien pourquoi, remarque Pompon en finissant son pastaga. 61 Émile Noël Les viocs 16 La Nympho brouille les cartes La disparition de la fille du milliardaire compliquait encore les choses. On n‟en savait rien de rien. Le Zigouigoui lui avait bien un temps cavalé après. Mais il ne cessait de clamer son innocence - comme disait le tronc du jité du vingt heures - aussi bien pour la petite que pour la nympho. D‟ailleurs, il était en cabane avant le constat de la disparition. Donc, hors du coup. Et puis, il y en avait combien d‟autres ! ! L‟Incorruptible ne parvenait pas à intégrer cette disparition dans l‟écheveau qu‟il devait démêler. Même la synchronicité y laissait sa langue au chat. Un accroc inexplicable dans le champ de la logique du commissaire Jacques Vachard dont l‟humeur du coup d‟énigmatique, passait au massacre. Tardivelle et Gourdefleau avaient fait chou blanc, prudents, continuaient d‟échouer avec beaucoup d‟application. Rondeau et Balafon s‟en tamponnaient joyeusement le coquillard. Ils n‟étaient pas là pour résoudre des histoires de cul, de fugue ou de banal enlèvement. Leur mission était d‟autre niveau. Fugue ? Au cours de ses innombrables parties de cuisses ouvertes, elle n‟était jamais restée, pour les plus durables, guère qu‟un week-end. Ce serait bien la première fois. Enlèvement ? Pas de demande de rançon ! Agaçant ! Selon la théorie de Nab, ce pourrait être un coup de la bande du Chicos qui ne se précipiterait pas pour la demande de rançon. - On sait même pas si elle existe vraiment, ste bande, remarque Boulboul, hilare. - Peut-être kissi sont pris comme des manches et ki l‟ont rectifiée. Alors i savent pus quoi en faire. On va la retrouver un de ces jours vidée elle aussi, si ça se trouve, s‟inquiète Pompon. Merde ! Quel dommage si c‟est ça ! Un si beau ptit lot ! Moi, je prendrais le package complet, l‟intégral du dehors et du dedans, parfait, je prends. L‟Incorruptible tournait autour de son bureau, les poings fermés dans les poches de son pantalon. 62 Émile Noël Les viocs 17 Triste Gommeux Angela cavale dans les couloirs à la recherche de Caro, la petite interne. Glaibeudoux est reparti pour un tour. Ça devenait une manie, pour un oui pour un non il se refaisait sa NDE, sans raison, sans crier gare, comme ça, pour le plaisir, on aurait dit. Mais, cette fois, ça semblait être le vrai départ, traversée du Gommeux sans s‟en apercevoir, vitesse TGV, entend parler grandes marées, revient en arrière, arrêt gare Gommeux pour s‟assurer qui il a visité. Dans ces lieux, le temps n‟a guère de prise, passé, présent, futur se visitent en tous sens quand ce n‟est pas simultanément, si cela peut en avoir un, de sens. Gommeux et Saigneux se mélangent. Bref, une voix parle de grandes marées qui ne laisseront pas de trace puis s‟inquiète de savoir ce qu‟elle a dit parce qu‟il ne faut pas que cela s‟ébruite. Alors, le paysage devient sanglant, Glaibeudoux s‟angoisse. Il doit battre à deux cent cinquante minutes. Angela s‟affole. Il voit passer deux patibulaires, Ron et Wlad, qui préparent un coup avec la complicité du Saigneux, spécialiste du double jeu, avant de se faire massacrer. Les viocs sont visés. Ça devient confus - si ça ne l‟était déjà. Quand les viocs seront morts, tout ira à Blandine. Suffira de la faire chanter. Il ne comprend rien au plan qui semble se dessiner ou qui a déjà été exécuté. Ça se brouille encore un peu davantage. Terrible pour établir la chronologie des événements quand le temps s‟est fait la malle. Et le voilà sorti du Gommeux, aspiré irrésistiblement. Sa trajectoire croise inopinément la NDE de la nympho. Victime d‟une overdose de son côté, transportée d‟urgence à l‟hôpital, elle délire dans la salle mitoyenne. Coup de foudre réciproque ectoplasmo-clinique. Il entend parler de l‟écrasement de la vioque sur la plage, il s‟embarque comme l‟éclair sur un hurlement de chien à l‟agonie. 63 Émile Noël Les viocs 18 Fafa Fatima était une demi-beurette. Son père était de Constantine, sa mère de Romorantin. Elle habitait l‟immeuble neuf du grand ensemble de la périphérie qu‟on allait imploser pour le remplacer par du pavillonnaire Bouic, selon l‟appel d‟offre soumissionné à une seule entreprise par la nouvelle municipalité élue à la droite de la droite. Sacrée petite futée, pas prête du tout à porter le voile mais prête à tout en revanche pour sortir de sa condition, elle se goinfrait de téléstarstori et dévorait les petites annonces de la presse pipole. Le Zigouigoui l‟avait aussi draguée un temps. Elle l‟avait largué cul sec. Minable sans avenir s‟abstenir. Il était bien là où il était dans sa garde-à-vue prolongée. Les exploits de la Nympho la faisaient rêver. Sa disparition commentée dans les journaux la fascinait. Elle se voyait fille de milliardaire enlevée par une bande de gangsters pour une rançon faramineuse dont elle toucherait un important pourcentage. Et elle partirait avec Carembeux qui larguerait son top modèle ou Zizou qui abandonnerait sa famille, ou les deux pour aller filer le parfait amour avec elle sous les tropiques. En attendant, elle faisait baby-sitter chez Gontran et Blandine de Vilmur. Elle singeait la maîtresse de maison, utilisait en secret ses onguents et ses parfums, essayait ses parures pour se contempler dans la glace en pied de la chambre. Le grand lit circulaire l‟aspirait. Elle y disposait le pyjama de Gontran puis dans un lent strip-tease d‟une sensualité orientale, elle s‟effeuillait tout autour de la couche pour s‟allonger nue contre le pyjama aux prises à un trouble inexprimable toujours semblable et sans cesse renouvelé, comme la mer chantée par le poète. Elle était au courant comme tout le monde du massacre des Verts, avait lu la fin tragique de Romarin et les malheurs de Glaibeudoux hospitalisé dans le service de Gontran. Le martyr de ce dernier lui titille le clitoris. Elle décide d‟aller le voir, de le réconforter et de partir avec lui vivre le stupre et la luxure dans son ranch agricole de la campagne profonde. Quand elle le découvre, il est en pleine NDE. Elle se fait virer méchamment par Angela. Elle passe au large du Gommeux qu‟elle trouve vraiment pas beau et transfère son dévolu sur Gontran en train de visualiser dans son bureau, des radios d‟organes à transplanter. Elle se jette sur lui toutes cuisses ouvertes. Il se laisse aller en lubrique vicelard quart de tour qu‟il est. 64 Émile Noël Les viocs 19 Grandes Marées Ron et Wlad avaient bien manigancé leur coup. Ils savaient que la vioque allait tous les soirs promener son chien sur la plage. Ce soir, avant la marée montante comme les autres soirs, elle y serait. Ils empruntent une pelleteuse au chantier de la plage et attendent patiemment. Les cumulus assombrissent encore le crépuscule. La pluie menace. Le vent se lève. La plage est déserte. Blandine ce soir-là, n‟était pas allée rendre visite à sa grandmère. Sous la menace du chantage qui lui enjoignait de rester à la maison sous peine de dénonciation, elle s‟était enfermée chez elle. Elle s‟était contentée de téléphoner à sa grand-mère pour lui recommander de ne pas sortir par un temps pareil : la météo annonçait une forte tempête avec les grandes marées. Mais la vioque n‟en faisait qu‟à sa tête. La voilà qui promène son chien comme chaque soir, au même endroit, à la même heure, quel que soit le temps. La pelleteuse ne fait pas le détail. Elle l‟aplatit comme une crêpe. Morte sur le coup, ensablée. Personne n‟a rien entendu mais pourtant le chien a hurlé. Il hurle encore en s‟agitant ensanglanté sur le sable. Il n‟est pas tout à fait mort. Mais le vent mugit, les vagues rugissent. Ron et Wlad sont satisfaits. Tout s‟est passé comme prévu. Bientôt, la marée aura effacé toute trace. Ils vont remettre la pelleteuse à sa place. Ni vu ni connu. Et pendant ce temps, le Saigneux aura obtenu du vioc, les renseignements attendus. Il ne restera plus qu‟à le liquider. 65 Émile Noël Les viocs 20 Trou blanc Ça y est, Glaibeudoux a passé. Ça y est ! Il a franchi le tunnel avec Water musique divine by Georg-Friedrich Hændel luimême et traversée de jeux de blanche lumière. Angela et Caro, la petite interne, n‟ont rien pu faire d‟autre que constater le ralentissement cardiaque jusqu‟à l‟arrêt complet. Massages, décharges électriques, injections camphrées furent sans effet. Il était déjà trop loin. En moins d‟une seconde, out of plafond, il était hors espace. La transfusion contaminée venait d‟achever son œuvre. D‟abord, il fut ébloui, proprement ravi, aspiré par les blancheurs d‟amour. Il se laissa bercer, béat, un sourire métaphysique sur un souvenir de lèvres. Mais il se ressaisit très vite. Ses précédentes plongées lui avaient fait visiter l‟espace-temps dans tous les sens. Il savait tout sur tout. Ce qui s‟était passé, ce qui se passait, ce qui allait se passer. Il ne pouvait se résoudre à laisser les choses ainsi sans que la vérité éclate, que les coupables soient démasqués. Il décida d‟envoyer son ectoplasme sur terre pour révéler tout ce qu‟il savait afin que le glaive de la justice s‟abatte sur les coupables. Hélas, hélas ! Les ectoplasmes ne peuvent communiquer autrement qu‟en faisant craquer les meubles et encore, les variations de température et de l‟hygrométrie de l‟air y parviennent plus efficacement. Il fit la douloureuse expérience qu‟un ectoplasme traverse les murs les plus épais comme les neutrinos cosmiques, sans en affecter le moindre atome. D‟ailleurs, là où il était, la notion de temps n‟avait plus court : passé, présent, futur cohabitent sans la moindre gêne. L‟espace non plus n‟existe plus. Il y avait donc gageure à prétendre dire là où il était. Pourtant, il s‟y tint et décida d‟y rester jusqu‟à ce qu‟il puisse dire ce qu‟il savait à l‟Incorruptible. Mais Grand-Papa Gratien l‟appelle. - Non mais, qu‟est-ce que t‟attends ? C‟est ton heure ! Il est aspiré bzzvlac dans la béatitude par la tornade blanche d‟amour. Du coup, il oublie sa mission. Le trou blanc du cœur creuse le trou noir de la mémoire. Il retrouve Romarin l‟Andouille au Paradis Vert parmi des ectoplasmes à ailes qui rapent des cantiques bien balancés. Mais il ne s‟en laisse pas conter par l‟extasique ambiance. Il pleure sa Nympho perdue restée ici-bas qui, elle, ne réussit pas à passer. Pépé Gratien lui tape sur son fantasme d‟épaule et le rassure : - T‟inquiète, elle viendra bien un jour. T‟as l‟éternité devant toi. Curieux raisonnement dans un non-espace où le temps n‟existe pas. 66 Émile Noël Les viocs 21 Héritage Blandine, le plus discrètement du monde, sans en rien dire à personne, avait porté sa voiture à réparer pour effacer toute trace de choc. Cela n‟avait pourtant pas échappé au mari qui courageusement, avait préféré faire comme s‟il ne s‟était aperçu de rien. L‟héritage était à portée de main, cette fois. Il ne fallait pas laisser filtrer le moindre soupçon. Il ignore la terrible menace que représentent Ron et Wlad. Blandine ne lui a rien dit du chantage dont elle est victime. Non seulement, ils exigent d‟elle le transfert à leur profit du montant de l‟héritage mais de plus, ils veulent apprendre tout de l‟étrange business des viocs. Ils en savent assez pour en connaître l‟existence, pas assez pour s‟approprier la succession. Ils savent notamment que Gontran profite de son statut de médecin chef pour pratiquer le trafic d‟organes. Angela en avait eu la révélation, à l‟époque où elle était encore femme de ménage là-bas. Elle avait surpris sans être vue, Gontran échangeant avec la vioque une glacière contre une grosse enveloppe. C‟est ainsi que Ron tenait cette information d‟Angela, dont il envisageait de se débarrasser maintenant qu‟il n‟en avait plus besoin. Il conservait cette pratique de la stasi, à la façon d‟un bon mac, voyant tout l‟avantage qu‟il pouvait tirer de la brave petite antillaise, d‟abord douceur, gentillesse et séduction puis claques beignets, baffes et châtaignes avant disparition du paquet après usage. 67 Émile Noël Les viocs 22 Profiler cosmique Seul à son bureau, l‟Incorruptible sentit comme un étrange trouble s‟emparer de lui, un peu semblable à ce qu‟il avait ressenti lors de son inexplicable contact avec Nab quelques temps auparavant. Il venait de renvoyer Rondeau et Balafon à leur corps secret d‟origine après un dernier briefing. Ils ne lui avaient en fait pas apporté grand chose si ce n‟était les renseignements concernant Wladimir Putrine et Ronald Donsfeld sans lien apparent, pour le moment du moins, avec les événements sur lesquels il enquêtait. Déjà à plusieurs reprises, il avait ressenti cette troublante impression que quelqu‟un ou quelque chose tentait d‟entrer en relation avec lui sans la moindre connexion matérielle, directement de cerveau à cerveau, d‟âme à âme pourrait-on dire, pas seulement humaine. Cette fois, cela se confirmait grave grave. Une sorte de sans fil cosmique, téléchargement haut débit trente giga bits/seconde. Il sentit une nette surchauffe des méninges. En même temps que les données fulgurantes lui schratchaient les circonvolutions, lui vint à l‟esprit un roman d‟un astrophysicien anglais, Fred Hoyle, The Black Cloud, Le nuage noir : l‟histoire d‟un gigantesque nuage composé uniquement de tissus nerveux, venu du fin fond de l‟univers, voyageant de soleil en soleil en quête de la grande énigme métaphysique. Le héros du roman avait réussi à entrer en communication avec ce nuage qui avait accepté de lui transmettre l‟immensité de son savoir pour le plus grand bien de l‟humanité. Mais sous l‟impact d‟une telle puissance d‟intelligence, le cerveau de l‟homme avait explosé. La panique vint se superposer au trouble. Ce qui lui arrivait dans les neurones ne venait pas du fin fond de l‟univers. Mais plus mystérieux, comme d‟un non-lieu, d‟une utopie, d‟une espèce d‟au-delà dirait-on. À la panique succéda une sorte d‟euphorie qui le surprit. On venait de le brancher direct, relation immédiate, avec un indicible l‟avertissant qu‟il allait lui transmettre et dans l‟ordre, la totalité des événements dont il avait besoin pour résoudre l‟énigme. Instantanément, le temps d‟un non-temps, tout le package lui gicla dans la coloquinte : un tunnel de lumière blanche, une musique sublime, le massacre des Verts, l‟homme au lit-cage, Schlag et la fille au collier, le Gommeux et Nab, le carnage du Saigneux chez le vioc le dentier dans l‟œsophage, l‟infirmière et sa bouteille de coca, Wlad et Ron écrasant la vioque, les hurlements du chien, Rondeau et Balafon révélant que Wald au kagébé et Ron à la stasi avaient croisé leurs dossiers sur les manigances des viocs pendant et après la seconde guerre, enfin le trafic d‟organes où trempait Gontran. Même le plan détaillé d‟un lieu à explorer où se trouvait toutes les clefs de l‟énigme. 68 Émile Noël Les viocs Les synapses passent au rouge violet. L‟Incorruptible s‟effondre. Tardivelle et Gourdefleau de retour de leur ronde frappent discrètement à la porte. Pas de réponse. Ils insistent. Rien. - Pourtant il est là, murmure Tardivelle - Sa voiture est à la place, renchérit Gourdefleau. Un petit temps d‟hésitation. C‟est pas son genre de se faire une nana dans son bureau. De se faire une nana tout court. Sourires entendus de mecs qui en savent sur la question. Inquiétude tout à coup. Et si ? Ils dégainent et poussent la porte d‟un coup comme on voit dans les films à la télé. Il est là, effondré sur son bureau. On rengaine les guns. On s‟approche. Tardivelle lui met deux doigts sur la carotide. Sourire de soulagement. - Ça bat, il dit. - Ça bat bien, confirme Gourdefleau qui vient de tâter à son tour. - I dort ? ! - Évanoui ! - Patron… Patron ! - Il ne bouge pas. - Faut faire kekchoz ! - Un médecin, les urgences ! Tardivelle s‟affole, marche de long en large, tourne en rond. Gourdefleau tapote les mains froides et moites avachies sur le bureau. Soudain, il pousse un petit cri et se rejette en arrière. Tardivelle trébuche et s‟affale. L‟Incorruptible se redresse avec une lenteur spectrale, les yeux devant la tête, le visage d‟une pâleur bleutée. Il s‟avance, tourne autour de son bureau de la démarche de Robocop avec un grognement digne de la créature du docteur Frankenstein. Tardivelle en reste sur le cul. Gourdefleau est pris d‟un tremblement compulsif à faire grimper la mayonnaise. L‟Incorruptible Vachard s‟immobilise. D‟une voix montant du fin fond du noyau nickel fer de la Terre : - Il faut y aller. - Où ça, commissaire ? - Là-bas. - C‟est loin ? - Pourriez être un peu plus précis ? Peu à peu, le rythme s‟anime, la voix retrouve une tessiture humaine, le visage rosit, les yeux rentrent dans leur orbite. - Je sais où. Je sais tout. J‟ai tout compris. - Tant mieux pour vous. - On est bien content. - Allez ! ! À cheval ! Avec moi ! Il sort en flèche, avale l‟escalier quatre à quatre, Gourdefleau en rate une et surfe planche avant sur le gravier du parking. Tardivelle l‟enjambe de justesse. Ils n‟ont pas encore fermé les portes de la Renault que les pneus crissent et fument. Les voilà collés au dossier. Feux rouges grillés, sirène hurlante, virages 69 Émile Noël Les viocs qui vous schrachent sur la vitre, déjà hors du Petit Vieux Port. À peine voit-on la traversée de la forêt qu‟on est déjà sur la falaise. Quatre roues bloquées, Gourdefleau dit bonjour au pare-brise, pas eu le temps d‟attacher sa ceinture. Tardivelle est sorti de son veston. - C‟est là. L‟Incorruptible désigne les vestiges d‟un blockhaus de la deuxième guerre. Il s‟y dirige d‟un pas ferme. Ils le suivent en trottinant, le souffle court. Sans la moindre hésitation, il déplace un parpaing et découvre un mécanisme caché. Il l‟actionne. Une trappe s‟ouvre sur une espèce de toboggan qui s‟enfonce dans la falaise. Ils suivent leur chef sur le cul et déboulent rudement sur un palier, un escalier creusé dans le calcaire puis une galerie qui s‟oriente à l‟horizontale vers le bourg. Les deux pandores sont ébahis. - La falaise est trouée ! - On mlaurait dit, jlaurais pas cru ! - Vous n‟avez jamais entendu parler de l‟Aiguille creuse ? - Une aiguille creuse ! - Ça existe ? ! - Arsène Lupin, ça vous dit ? - J‟en ai entendu parler. - Un voleur, non ? - Oui. Il cachait tous ses trésors volés dans l‟aiguille d‟Étretat. - Des trésors dans une aiguille ! ! - Bon, on verra ça une autre fois. L‟Incorruptible ne se ressemblait plus. Lui aux nerfs d‟acier, au flegme de glace était en proie à une exaltation portée par une étrange excitation. On le sentait près à l‟exubérance. Son pas ferme et rapide provoque des résonances de cathédrale. Les trottineux sont sans bruit, ils ont des semelles de crêpe. Les voilà dans une immense grotte cubique. Les parois nues portent des traces brunâtres. Des taches de sang séché. Au sol, des ossements, des tenues militaires déchirées, tachées, moisies, du fil électrique, des chaînes rouillées, une baignoire éventrée… Tardivelle manque d‟air, Gourdefleau voit trouble. L‟Incorruptible a retrouvé son calme. - C‟est là qu‟on torturait les résistants et les parachutistes anglais que le vieil homme prétendait cacher et qu‟il livrait aux nazis contre de l‟or. Il ne s‟attarde pas. Sans la moindre hésitation, comme s‟il était familier des lieux, il découvre l‟issue vers les galeries d‟une ancienne mine. Attenantes à ces tunnels, des salles insonorisées en parfait état, super équipées - à côté de quoi la moquette rouge sombre et les murs capitonnés de Schlag feraient décor de sitcom. C‟est là l‟aménagement d‟un club particulier réservé aux notables fortunés du coin. Moyennant cotisation, les membres de ce club fermé peuvent s‟adonner en toute tranquillité, sur 70 Émile Noël Les viocs femme, enfant, animal ou vieillard, avec fouets, cigarettes, tisonniers rougis, stylets affilés… etc. à leurs jeux favoris. Le cœur des deux pandores bat la chamade. Deux cents Tardivelle, Gourdefleau deux cent vingt, au bord de l‟effondrement, qui a toujours été plus émotif que son collègue. Mais le pire les attend derrière cette porte capitonnée. L‟Incorruptible met à jour, en la poussant, l‟innommable, foison de dépouilles vidées de tout organe, abandonnées dans un labyrinthe de boyaux caches d‟attente. Carcasses vides : de la fille au collier, de la femme au lit-cage, d‟enfants, de touristes de toutes les couleurs. Tardivelle vomit. Gourdefleau s‟évanouit. L‟Incorruptible reste d‟un calme marmoréen. Il sait qu‟il se trouve maintenant sous la maison des viocs. Juste au-dessus, la cache du trésor de ces monstres dissimulée sous la cave. Quelques minutes plus tard avec un sourire satisfait, il traversait tranquillement le jardinet devant le perron de la villa des viocs, suivi des deux titubants. L‟air frais les ragaillardit un peu. Ils se demandent comment le commissaire a pu trouver tout ça comme ça. - Je suis branché, il répond, comme s‟il avait entendu leur question. Ils en restèrent comme deux ronds de flan. Glaibeudoux, lui, là-haut, est heureux de cela. Mais pas tout à fait, pourtant. Pourquoi ? Il connaît le dénouement, lui. 71 Émile Noël Les viocs 23 Jité Chez Schlag, la fine équipe regarde la télé, les infos. Le tronc a commenté le bien fondé de la bonne gestion de droite menée par le gouvernement de centre, le brillantissime éclat du Président Ricrac au firmament de la politique internationale. Quelques commentaires concernant le Petit Vieux Port sous la nouvelle municipalité à la droite de la droite : une Rave party sauvage autorisée… - Pourquoi qu‟ils l‟autorisent pisqu‟elle est sauvage ? note Pompon toujours sagace. - C‟est de la démago, rétorque Nab. …Puis, le tronc en arrive aux faits divers : Le commissaire Jacques Vachard semble avoir fait un pas décisif dans l’élucidation du mystère des disparitions. Mais il se refuse à tout commentaire pour le moment. Il annonce une conférence de presse dans un bref délai. Par ailleurs, le jeune homme, en garde-à-vue depuis quarantehuit heures, a été relâché. Il a été établi qu’il n’est pour rien dans l’accident qui a provoqué la mort de la petite fille. Au moment, où elle a été écrasée, il a été flashé à cinquante kilomètres de l’accident. L‟image montre le Zigouigoui, assis sur un muret, l‟air absent, dans un balancement de schizophrène. - Tu vois où ça mène les crèves parties, éructe Pompon. À l’instant, une dépêche de l’AFP nous annonce la mort du délégué Vert Glaibeudoux. Il avait été admis à l’hôpital du Petit Vieux Port à la suite d’une agression dans la rue du Gué. L’auteur court toujours. Mais ce n’est pas de cela qu’il est mort. Il semble qu’il ait été victime d’une transfusion malencontreuse. Reportage de notre correspondant régional Éric Mangetout. On voit apparaître, en arrière plan, Angela en larmes, effondrée sur le lit vide et au premier plan, Caro, la petite interne encore pas tout à fait rhabillée, qui essaye d‟expliquer comme elle peut qu‟on ne pouvait rien faire de plus et que le médecin chef ne peut pas venir, retenu qu‟il est par une urgence. Boulboul avait laissé filer un léger sifflotement admiratif au lent zoom arrière qui la prenait en plan américain. - D‟accord, elle doit avoir deux beaux petits nichons mais regarde, un cul médiocre, ça se devine même de face, rectifia Pompon avec une moue délicate, en humant son pastaga. La caméra cadre la dépouille de Glaibeudoux. - Et alors, keski fait le médecin chef ? ! note Pompon en suçant son glaçon. - L‟a une urgence qu‟on t‟as dit ! flashe Nab dans l‟humeur. - Ctidée ! I stape une gigolette dans la pharmacie. C‟est pas normal ki soit pas là. Moi je dis, pas de gisquette dans le bizeuness ! Sans ça, ça part en couilles. Tu paries que c‟est pour ça qu‟il a passé, le Glaibeudoux ? 72 Émile Noël Les viocs Nab allait réagir fort quand Schlag eut un haut-le-cœur. Tout le monde se retourna inquiet. Même avachi, on sait jamais, bien connu, faire gaffe. Il était pourtant dans un état lamentable, sur son sofa éventré. On le nourrissait avec un entonnoir en guise de paille. Mais il maigrissait de façon inquiétante. - Il va devenir somnambule ou ectoplasme, s‟inquiète Pompon. Faudra le surveiller. Quand on pense à ce que c‟était ! Regardezmoi ça maintenant ! Les pectoraux en gants de toilette mouillés, les biscotaux en gelée de groseille, la peau du bide en tablier de cuisine et les miches à la dérive. Il doit avoir les bonbons qui grelottent au-dessous des rotules. Ça me fait penser à un mec qui avait les couilles si grosses qu‟il était obligé de marcher les jambes écartées. Ça lui donnait une démarche oscillante. Il faisait des envieux parmi ses relations masculines. Pourtant, comme disait ma mère qui savait de quoi elle parlait, “ c‟est pas avec ça qu‟on fait les bons goupillons ”. J‟ai jamais su ce qu‟elle entendait exactement par là. - Il est vraiment trop con, se pensa Nab. 73 Émile Noël Les viocs 24 Nettoyage L‟Incorruptible tint parole. Il convoqua la presse et dévoila les secrets monstrueux de la falaise creuse. Mais il retint quelques détails, précisant que tout semblait déserté et qu‟on ne connaissait encore rien des organisateurs de ces monstruosités. L‟horreur dépassait le comble. Une grande protestation toute blanche et silencieuse recouvrit alors le Petit Vieux Port et ses environs d‟un interminable écoulement d‟une pureté neigeuse. Le Premier ministre même avait mis un caleçon propre. Ron et Wlad ont senti le vent. Ils ne sont pas assez naïfs pour croire que le commissaire Vachard ignore les tenants et aboutissants. Ils voient le piège. Réflexe kagébé stasi, ils décident de nettoyer le paysage : Gommeux, Saigneux, Glaibeudoux (plus la peine), Zigouigoui (même s‟il n‟est pas dans le coup), la Nympho qui délire la vérité à l‟hosto, le de Vilmur et même Angela. Puis réflexion faite, consultant leur montre calendrier, ils constatent qu‟ils n‟ont plus de temps à perdre pour la grande lessive. Ils changent de visage et d‟allure : du poil où il n‟y en avait pas et plus du tout là où il y en avait et s‟évanouissent dans le panorama. 74 Émile Noël Les viocs 25 Hécatombe à l‟hosto et ailleurs C‟est alors que tout s‟accélère. Gontran de Vilmur lui aussi a compris, dans les dessous de la conférence de presse, que ses carottes étaient cuites. Il perd les pédales, débloque, étrangle Fatima et s‟enfuit en voiture, brûlant les feux rouges. Il remonte un sens unique et trouve la mort en s‟écrasant contre un abribus, réitérant l‟exploit de son beau-père, établissant ainsi la loi des séries par alliance. Le Gommeux s‟efface de lui-même, la Nympho passe en flèche, l‟infirmier se vide par hémorragie prépucienne, Caro se prend les pieds dans sa petite culotte et se fend le crâne dans les escaliers, Angela se pend avec une bande Velpeau. Si bien que le directeur peut fermer l‟hosto comme prévu par le gouvernement soucieux de la santé publique sans plan social. Le Zigouigoui succombe à une indigestion de cannabis. Le milliardaire se suicide au whisky en apprenant la mort de sa fille. Sa femme court chez son amant : - Chéri, on n‟a plus besoin de le tuer ni de se cacher. Seule Blandine passe au travers de la colère de Dieu. On se demande bien pourquoi. Si Pompon avait été mis dans le coup, il n‟aurait pas manqué de conclure : à côté, Shakespeare c‟est de la bavette à l‟échalote. Encore aurait-il fallu qu‟il ait entendu parler de Shakespeare. 75 Émile Noël Les viocs 26 Immanence L‟homme au lit-cage avait-il retourné quelque chose ? Impénétrable est la pensée divine. C‟est bien connu. Il existe un Principe d‟Immanence dont on ne sait pas grand-chose sinon qu‟il est immanent. Tout est dans tout et réciproquement. Un audelà de la pensée est impensable par définition. Glaibeudoux avait enfin définitivement rejoint le Grand Père. Il attend sa Nympho bien aimée dans un processus orphique à l‟envers. Orphée retourné, il attend. C‟est elle qui doit aller le retrouver dans l‟Enfer retourné lui aussi soit au Ciel. Glaibeudoux a visité tous les sens du temps, comme l‟on sait. NDE, merveilleuse machine à voyager dans le temps. Performance inégalable. Enfoncé, H.G.Wells qui lui fit la gueule à son arrivée. Non seulement il a tout vu des événements du Petit Vieux Port, avant, pendant, après mais encore, il a perçu le passage du vioc en fauteuil roulant supersonique, de l‟Infirmière avec sa bouteille Coca réacteur, propulsée dans le tunnel blanc. Pas de musique pour la vioque mais les hurlements de son chien qui la suivait la queue entre les jambes. Et le défilé interminable de toutes les victimes récentes et anciennes. À son tour, voilà la Nympho, enfin sortie de son overdose, qui franchit le tunnel avec psychédélique musique. Elle arrive les bras tendus vers Glaibeudoux qui d‟émotion, se prend les pieds dans un cumulus traînant par là. Il faillit repasser le tunnel dans le mauvais sens. Itinéraire retourné à son tour. Elle le rattrape par l‟auréole et l‟enlace pour un orgasme métaphysique. Les amours célestes sont indescriptibles. On ne sait rien de rien sur le sexe des ectoplasmes. 76 Émile Noël Les viocs 27 Épilogue Voilà la Nympho et Glaibeudoux heureux pour l‟Éternité, avec fâcheries, engueulades et réconciliations sur cumulo-nimbus comprises. Le Zigouigoui passe un pétard cannabis au bec par un tunnel lumino-cinétique vibrant de techno musique. Chacun des autres trouve sa place. Fafa, la demi beurette, pour sa peine de mauvaise musulmane, cul voilé et tête nue, est trempée dans l‟eau bénite très catho. Gontran, misérable Prométhée, se fait enlever le foie à mains nues sans cesse. L‟horrible vioque est condamnée à une chiasse éternelle dans des chiottes nickel, couvercle fermé, soit condamnée à être éternellement emmerdée. Le vioc lui, un temps au Purgatoire, est à la soupe à l‟oseille puis, comme il en a déjà passablement bavé à la fin de vie, passe à la soupe au potiron sucrée avec paille. Il y a aussi Dieu merci (le cas de le dire), tout un lot de récompenses. L‟infirmière, libérée de sa bouteille, baigne dans une euphorie parfumée fragrance. Angela, sous un soleil caraïbe, à l‟ombre d‟un palmier, se balance heureuse dans un hamac biguine. Caro et l‟infirmier s‟enlacent pour un slow platonique. Alors qu‟en bas, le monde continue avec ses fortunes diverses. La léthargie onirique de Schlag est visitée par la fille au collier. Elle s'engage sur la fine passerelle et le muret pour descendre, avec beaucoup d'assurance du toit terrasse de l'immeuble. Schlag l'admire pour son insensibilité au vertige. Brusquement, elle bascule avec un petit cri. Il est horrifié et sent comme une joie ignoble. Il ne regarde pas par-dessus la murette. Il entend le bruit mat et les cris en bas. Il imagine. Il souhaite qu'elle soit tombée sur quelque chose d'amortissant. Mais ne se fait guère d'illusion. Il met un certain temps pour descendre. Des regards lui reprochent sa lenteur. Elle est là sur le ventre, au milieu des curieux. Contre toute vraisemblance, insensiblement, elle se ranime. On attend le samu. Elle se retourne lentement sur le dos. Il voit le crâne défoncé, l'hématome sur le visage, le cou, l'épaule, la cuisse, le genou, le mollet, partout où il porte son regard. Elle a été dénudée dans sa chute. Le samu se fait attendre. Elle respire difficilement. Le samu arrive enfin. Ils ne l'emportent pas tout de suite. Elle est assise dans un siège moussant comme un bain, semble reprendre un peu ses esprits et ne pas trop souffrir. Il faut qu'elle reste un peu comme cela. Par prudence. Il ne faut pas qu'elle soit allongée, emportée tout de suite. Le samu ne fait qu'attendre le moment opportun. Il lui semble que les regards l'accusent. Non de l'avoir poussée mais d'y être d'une façon ou d'une autre, pour quelque chose. Le médecin, grand spécialiste, tente de la faire marcher. 77 Émile Noël Les viocs 78 - C'est comme pour les opérations, dit-il. Maintenant on fait marcher dès le réveil. L'idéal serait de l'obliger à refaire tout de suite sinon elle ne le fera plus. Comme pour les acrobates. Il y en a qui font des chutes en dormant. Schlag lui, rêve qu‟il s‟éveille avec un sentiment inconnu jusqu'alors. Il n'arrive pas à s'arracher cette idée coupable de la tête. Il perd une dent. Les autres, stupéfaits, le voient se lever, somnambule, passer sur la terrasse et inverse du cauchemar de Nab, tomber au lieu de monter au ciel et s‟écraser sur le toit d‟une voiture. - Il doit avoir explosé ! Jveux pas voir ça, dit Pompon penché à la fenêtre, la main sur les yeux les doigts écartés. La gélatine lui est en effet, sortie par tous les orifices. On dirait qu‟il n‟a plus que la peau sur les os. Mais il n‟est pas mort, il gémit encore et bat des paupières. Il entend dans son coma, le tabada de l‟ambulance qui lui est destinée. La fine équipe a touché le fond. On a par ailleurs, retrouvé l‟Homme au lit-cage dans un asile d‟aliénés. Ron a été récupéré par les services secrets israéliens. Quant à Wlad, il envisage tout simplement de se présenter à la Présidence de la République de la nouvelle Fédération de Russie. Le Haut Lieu a nommé l‟Incorruptible divisionnaire avec félicitations et légion d‟honneur pour le récompenser d‟avoir su résoudre l‟énigme en sachant classer l‟affaire. Le Très Haut Lieu ne manquera pas de le nommer à l‟Intérieur pour bien garder le secret d‟état. Et finalement, on ne saura jamais qui a écrasé la petite fille. Blandine de Vilmur a hérité de tout ce qui est héritable. Glaibeudoux n‟est pas content. Il ne comprend pas Dieu. Car même de là où il est, impénétrables sont les desseins divins. Vimpelles 2004-2005