Le Chemin de Tolède - Du Québec à Compostelle

Transcription

Le Chemin de Tolède - Du Québec à Compostelle
Le Chemin
de
Tolède
Claude Bernier
Avant-propos
Enseignant retraité, Claude Bernier a enseigné au Québec durant 35 ans,
d'abord le grec et le latin, puis le français.
À 19 ans, il a subi un grave accident qui devait le clouer sur un fauteuil roulant
pour le reste de sa vie. Après de multiples efforts, il a réappris à marcher et
depuis, a parcouru plus de 12 000 kilomètres sur les Chemins de Compostelle,
empruntant chaque fois un chemin différent. Et il n'a pas encore l'intention de
s'arrêter de marcher.
Membre fondateur de l'association québécoise des pèlerins et amis du Chemin
de Saint-Jacques, il occupe le poste d'animateur de la région Mauricie/Centredu-Québec depuis 2003.
Au début de sa retraite, il a écrit un roman pour ses élèves, Un Matin d'avril,
publié chez Arion. Par la suite, trois de ses récits furent publiés chez Arion: Mes
2 000 kilomètres sur les sentiers de Saint-Jacques de Compostelle, Le Chemin
Mozarabe et le Chemin Romieu. Puis, après la fermeture de la maison d'édition
Arion, il a écrit neuf autres récits de ses chemins qui n'ont pas été publiés.
Tolède, 26 août 2010, 19 h
Le soleil descend lentement sur la Sierra de Gredos, à l’ouest de Tolède,
pendant que la plaine désertique au sud de Madrid écrase sous la chaleur torride
en cette fin de journée. Il faisait encore 42˚ degrés selon le thermomètre à
l’extérieur de la farmacia de la rue Santa Barbara, tantôt. À gauche, sur le rio
Tajo, le grand fleuve qui contourne la cité, la Puerta del Sol vient à peine d’entrer
dans l’ombre. Au-dessus de la ville de Tolède, l’Alcazar, cette forteresse massive
et rectangulaire, domine outrageusement la cité médiévale, avec ses murs épais,
ses tours à chaque coin de l’édifice, serties d’étroites fenêtres qui servaient jadis
de meurtrières et laissaient à peine filtrer la lumière du jour. L’épaisse muraille
qui encercle la ville enferme dans cette fournaise les touristes et les habitants qui
se déplacent avec nonchalance et une certaine torpeur, cherchant un peu de
fraîcheur le long des murs ombragés.
Tolède, capitale de l’Espagne sous l’empereur Charles-Quint, regorge de
magnifiques monuments. Ce chef d’État, l’homme le plus puissant de son
époque, celui dont on disait que « le soleil ne se couchait jamais sur ses terres »,
a su construire une ville à son image, riche et fastueuse. L’extraordinaire
cathédrale, une symphonie de flèches et de pinacles gothiques, se dresse audessus de la Plaza del Ayuntamiento. Juste à côté, el Palacio Arzobispal (le
palais de l’archevêque) fait étale d’une richesse inouïe. D’autres édifices, hérités
du Siècle d’or, suscitent encore notre admiration, comme le Palais des Rois
Catholiques, la Synagogue Santa Maria la Blanca, la mosquée Del Cristo de la
Luz et Hospital de Santa Cruz. Et combien d’autres…
Arrivé hier midi de la frontière française, j’ai eu tout le loisir de déambuler dans le
lacis de ses rues étroites et pentues, de m’arrêter devant chaque édifice qui
retenait mon attention. Ce midi, attablé sur une terrasse de l’immense Plaza
Zocodover pour un repas typiquement espagnol, j’ai l’occasion de rencontrer une
famille du Québec, des gens de ville de Laval qui visitaient l’Espagne durant
deux semaines.
Par cette très belle journée d’été, je n’ose pas m’enfermer dans le musée d’El
Greco. Je l’avais visité en 1974, de passage ici avec ma femme, Micheline. Je
devine que la lumière s’est améliorée au cours des dernières années, le musée
n’ayant pas changé de lieux. La pauvreté de l’Espagne, sous le général Franco,
forçait les responsables à économiser l’électricité. Les petites fenêtres tamisaient
la lumière et ne rendaient pas justice au talent de ce grand peindre.
Je n’ai nulle envie aussi de pénétrer dans les ateliers d’artisanat où les touristes
peuvent admirer le travail des artisans qui cisèlent les métaux ou forgent des
armures anciennes pour le plaisir des collectionneurs. Les Arabes qui
travaillaient jadis dans ces ateliers ont laissé un savoir-faire exceptionnel à leurs
descendants. Les artisans et les orfèvres de la ville de Tolède avaient, au Moyen
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Âge, une renommée internationale pour la qualité de leurs épées et de leurs
armures. Des chevaliers venaient de toutes les parties de l’Europe pour se
procurer des armes, reconnues tant pour la finesse d’exécution que pour leur
solidité. Cette tradition tend à se perdre avec l’arrivée des armes à feu qui ont
remplacé les anciens hachoirs.
Je m’arrête cependant à la cathédrale pour une courte visite. Même s’il faut
débourser sept euros pour franchir le seuil, je considère que ma promenade à
l’intérieur des murs vaut son pesant d’or. Ce qui retient mon intérêt, ce n’est pas
l’étonnante richesse ou les objets du culte, mais un document projeté sur un
grand écran, derrière le maître-autel. J’y découvre la véritable image de l’Église
catholique espagnole : une Église de droite, faite pour les riches et le pouvoir,
une Église où le dogme fait foi de tout, une Église où l’amour et la compassion
semblent complètement absents. La terrible Inquisition espagnole, mise sur pied
par le fils de Charles Quint, Philippe II, qui a ensanglanté les chemins de
Compostelle dans plusieurs des États catholiques de l’Europe, a puisé son
idéologie dans ce terreau. Les Juifs et les Arabes d’Espagne ont payé le prix fort
lors de l’implantation de cette institution infernale, de même que les grandes
nations de l’Amérique latine, décimées au nom de la foi et de l’amour de Dieu.
En fait, il ne faut pas s’y méprendre, l’amour de son prochain avait disparu
depuis longtemps de cette Église sectaire, dite catholique, et il ne restait qu’un
immense besoin de domination et de pouvoir. En quittant les lieux, je suis
heureux de mettre derrière moi cette façade de l’Église catholique que j’ai
toujours eu en horreur.
À 16 h 30, je me rends à la gare des trains pour accueillir Roger qui arrive de
Valence. Nous allons être réunis une autre fois, pour parcourir ensemble le
Camino del Levante, de Tolède à Santiago. Hier, j’ai réservé une chambre à
l’hostal Santa Barbara, sur la rue du même nom, là où nous avions couché, en
2005, au retour du chemin d’Arles. Ayant déposé le gros sac dans la chambre,
nous descendons au petit bar pour partager les dernières informations
concernant ce chemin. Roger se sent en pleine forme pour entreprendre cette
nouvelle aventure. Pour ma part, le chemin de Cluny que je viens de parcourir
avec Ludovik, me met en parfaite condition physique pour repartir.
En sortant du bar, en attendant l’heure du souper, nous décidons de monter à la
cathédrale. Roger aimerait obtenir le sceau de l’édifice religieux sur sa
credencial. La cathédrale, dans les grandes villes, est le point de départ officiel
de tout chemin de Compostelle.
Au bout de la rue Santa Barbara, el camino de los caballeros (le chemin des
chevaliers) monte vers le pont au-dessus du fleuve, el rio Tajo, et nous
pénétrons dans la ville fortifiée par la Puerta del Sol (la porte du soleil). En l’an
1085, traversant cette arche, El Cid Compeador était entré dans Tolède avec son
armée, accompagné du roi Alfonso VI, après une dure campagne militaire durant
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laquelle plusieurs victoires successives des chevaliers chrétiens avaient fait
reculer les Maures jusqu’aux murs de Grenade, plus au sud. Tolède devenait
ainsi officiellement une possession espagnole. Les deux tours et le double arc
mudéjar qui encadrent le pont n’ont jamais été modifiés, depuis cet événement.
La rue Cerventés vient ensuite rejoindre celle du roi Alfonso X qui nous amène
directement au pied de l’immense cathédrale. À cette heure de la journée,
l’édifice religieux est fermé, mais juste en face de la porte d’entrée, dans un petit
musée où il est possible de se procurer cartes postales, photos et autres
souvenirs, la préposée tient en main le tampon que nous recherchons. Roger fait
apposer l’empreinte et, sans plus attendre, nous descendons vers le fleuve, en
traversant le mur fortifié à la Puerta de Bab-Al-Mardum, où deux imposantes
tours de guet défendaient l’entrée de la ville, dans sa partie la plus élevée. Un
large trottoir suit en parallèle la route principale, chevauche le fleuve et nous
ramène au carrefour où nous retrouvons la direction vers la rue Santa Barbara.
Cette longue promenade, nous l’avons faite en bonne partie en silence et en
solitaire, pour rêvasser, pour laisser notre imaginaire opérer le changement entre
notre quotidien et l’aventure qui se prépare. Prendre un nouveau départ pour un
chemin de Compostelle n’est jamais facile. Entrevoir ce qui pourrait nous arriver
sur ce parcours, imaginer les difficultés que nous allons vivre demeure
impossible. Il suffit de se mettre disponible à réagir à la première occasion.
Chacun de notre côté, aux cours des derniers mois, nous avons lu sur le sujet.
Je connais bien la deuxième partie du parcours, de Zamora à Santiago, pour
l’avoir fait seul, l’an dernier. Mais la première partie m’inquiète. Un guide plutôt
sommaire va guider nos pas. Nous possédons très peu d’information sur les
gîtes de ce chemin. Il faudra improviser à chaque étape. De Tolède à Avila,
traverser la plaine désertique de Madrid sous cette chaleur torride nous effraie
tous les deux. Par la suite, le sentier serpente entre deux chaînes de montagnes,
la Sierra de Gredos, au sud, et la Sierra de Guadarrama, au nord. Un parcours
qui ne sera pas de tout repos.
Je sais que Roger s’inquiète également. L’an dernier, dans les montagnes de
León, au sud de la Galice, je me disais qu’il allait souffrir si un jour il décidait de
parcourir ces chemins. Au cours de l’hiver, j’ai été surpris d’apprendre qu’il
voulait marcher sur mes pas, malgré la hauteur des montagnes et la solitude de
la route. Maintenant s’ajoutent la sècheresse de la plaine et l’aridité de la région
rocheuse d’Avila.
De retour vers notre hostal, sur la rue Santa Barbara, nous nous arrêtons au
restaurant chinois Hong-Kong où j’ai soupé, hier soir. L’accueil avait été
chaleureux et le prix du repas s’accordait bien avec mon budget de pèlerin.
Récidiver avec Roger me plaît bien, à condition de commander une meilleure
bouteille de vin, celle d’hier soir pouvait facilement être confondue avec un
simple jus de raisin. Et cette fois encore, le cuisinier chinois comble nos attentes.
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Il est à peine 21 h quand nous regagnons notre chambre à l’hostal Santa
Barbara. Cet après-midi, avant d’entrer dans la cathédrale, j’ai parlé avec un
pèlerin espagnol. « La sortie de Tolède est présentement un immense chantier
routier, m’a-t-il affirmé, impossible de traverser ces travaux à pied, il faut
absolument prendre le bus pour le prochain village, Rielves. » J’en parle à
Roger. Il me rappelle la sortie de Montpellier, en 2005. Nous avions suivi un
garde de sécurité, au milieu des tracteurs et des camions. Nous ne voulons en
aucun cas revivre une situation aussi dangereuse. Mon compagnon de route est
bien d’accord, demain matin, nous allons nous rendre à la Estacion de
Autobuses. Je connais très bien l’endroit. Je suis arrivé à cette gare, en
provenance de Madrid.
Après une longue nuit, durant laquelle le sommeil tarde à venir, nous nous
levons un peu après 7 h, déposons la clé à l’endroit indiqué et nous nous
arrêtons juste à côté de l’hostal, le bar vient d’ouvrir ses portes. Ce matin, nous
sommes les premiers clients.
Il suffit de 20 minutes pour se rendre à la gare. À cette heure, les travailleurs ont
déjà quitté les lieux. Peu de clients s’attardent dans la salle d’attente. Notre
départ est prévu pour 10 h. J’en profite pour jeter un coup d’œil dans les
environs. De l’autre côté de la rue, un petit bar prépare un bocadillo, ces fameux
sandwichs espagnols. Roger se procure aussi ce qu’il faut pour dîner. En
descendant de l’autobus, nous serons prêts à démarrer.
Le véhicule de transport en commun quitte la gare à l’heure prévue. Après la
traversée de la ville, nous nous rendons compte, à quel point notre décision a été
judicieuse. Même le conducteur espagnol a de la difficulté à trouver son chemin
au milieu des travaux. Constamment, des hommes chargés de la sécurité
doivent lui faire des signaux et arrêtent notre véhicule au moindre danger.
Finalement, il est plus de 10 h 30, quand nous descendons de l’autobus. Un petit
bar juste en face nous permet de prendre un bon café avant de mettre le gros
sac sur nos épaules.
La population du village de Rielves ne dépasse pas les 600 habitants. À l’époque
romaine, les thermes attiraient les visiteurs de la ville de Tolède qui s’appelait
alors Toletum. Au VIe siècle, à l’époque des Visigoths, un premier martyr, San
Vicente, devint le patron du village. Par la suite, l’agglomération accueillit les
Religieuses de saint Bernard et un ermite construisit une petite ermita pour servir
de toit aux pèlerins qui passaient par le village. De cela, il ne reste aujourd’hui
que l’église paroissiale consacrée à saint Jacques.
À la sortie du village, il suffit de traverser la voie ferrée, à notre droite, pour
apercevoir les premières balises. Des informations toutes récentes nous
indiquent le chemin à suivre, sans que nous ayons à chercher davantage. Nous
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sommes en 2010, une année sainte et jubilaire. Pour célébrer l’événement, les
Amis de Saint Jacques, en Espagne, ont amélioré le tracé du chemin et
« rajeuni » les anciennes balises. Tout au cours de notre promenade, nous
allons apprécier l’excellent travail accompli. C’est donc en toute confiance que
nous partons, ce matin, sur le sentier du Camino del Levante, ce long chemin qui
traverse le pays, de l’est en ouest, plus précisément, de Valence, sur le bord de
la Méditerranée, jusqu’à Santiago, d’abord, pour atteindre ensuite, Fistera ou
Muxia, sur le bord de l’océan Atlantique, pour ceux qui le désirent.
Malgré la chaleur qui commence à se faire sentir, la petite route plate et à peine
goudronnée, en direction de Barcience, ne manque pas de charme. Quelques
collines au loin découpent l’horizon. Les chaleurs de l’été ont asséché la plaine,
ici et là, quelques champs de tournesol, brûlés par le soleil, se meurent à cause
de la sécheresse. Dans le petit village de Barcience, la désolation s’étend de
tous les côtés. À l’entrée, une dizaine de maisons neuves n’ont pas trouvé
preneur et les ronces s’élèvent dans le stationnement, devant la porte principale
et dans les cours derrière les maisons. Une habitation sur deux affiche le petit
carton rouge : « Se vende ». (On vend). À l’intérieur du village, complètement
désert, une vieille dame promène ses rhumatismes. Pas un chien ne se
manifeste.
À la sortie de l’agglomération, nous retrouvons la même sécheresse et la même
tristesse, de vastes espaces que le soleil brûlant a détruits et rendus impropres à
la culture. Les champs cultivés, laissés à l’abandon, ne produiront aucune
récolte, cette année. Les tournesols ne regardent plus le soleil, leur rosace,
brunie, noircie, s’incline vers le sol, dans la position du pénitent, comme pour
demander grâce.
À l’approche de Torrijos, le sentier se dirige tout droit vers la N-40. Les ouvriers
de la voirie, bien intentionnés sans doute, ont aménagé une belle clôture pour
empêcher les animaux de traverser la route, s’il en reste encore dans la région.
Or, notre sentier arrive face à cette clôture, toute neuve, solide comme un pont.
Pendant un moment, nous nous interrogeons pour savoir par quel moyen nous
allons franchir cet obstacle. Il est impensable que le sentier s’arrête ici. Nous
explorons les lieux et quelle n’est pas notre surprise de s’apercevoir qu’à 50
mètres de nous, des marcheurs se sont frayé un passage en sectionnant la
broche, à proximité du carrefour. Avec empressement, nous nous hâtons de
passer par ce trou béant. À deux pas de là, un tunnel sous l’autoroute débouche
sur une route importante qui s’avance vers la ville.
De ce côté, la crise financière de l’Espagne apparaît dans toute son ampleur. Un
quartier complet, à l’entrée de la ville, est devenu un village fantôme. Le long de
cette route, des maisons neuves, inhabitées sont laissées à l’abandon. Les rues,
fermées à la circulation, sont remplies de déchets de construction de toutes
sortes. Les infrastructures en eau et en électricité, ensevelies sous des ronces et
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des arbrisseaux, courent à leur perte. Ces bâtiments se détériorent et perdent de
leur valeur. À chaque carrefour, de grands panneaux qui annoncent les projets
immobiliers « Proyectos integrales » sont couverts de graffitis du type « Locos »
(fous), « Lastre » (traître). On peut deviner que bien des gens ont tout perdu
dans cette aventure qui a mal tourné. Cet immense quartier ressemble à un
cimetière où la vie s’est éteinte, une triste image d’un capitalisme effréné qui a
conduit à sa perte.
Par contre, à l’intérieur de la ville proprement dite, un long sentier, ombragé,
dans un parc, nous conduit jusqu’au carrefour central. La chaleur atteignant les
40 degrés, nous nous engouffrons dans le premier bar, à notre droite, le bar El
Abuelo (le grand-père). Après un double verre de notre potion favorite pour
atténuer la soif, le propriétaire qui sert des repas nous apporte une assiette que
nous préférons au sandwich, laissant ce dernier de côté pour l’instant. Au
moment de reprendre le sac, sur la terrasse, le barman, sachant que nous
sommes des pèlerins, vient nous rejoindre, une bouteille à la main : « Apportezla dans votre pays, je vous fais un cadeau. » Nous le remercions pour sa
gentillesse, sachant très bien que la bouteille ne parviendra jamais au Canada.
Le gros sac sur nos épaules, nous partons à la recherche d’un gîte.
Avec ses 10 000 habitants, la ville de Torrijos est considérée comme une
capitale régionale. La petite église, à 100 mètres du carrefour, le seul édifice qui
reste de l’ancien couvent de l’Ordre des chevaliers de Saint-Jacques, a été
rénovée récemment. Une autre église, plus imposante, laisse deviner son
clocher, à l’ouest de la ville. L’ancien couvent des Franciscains a disparu sous le
pic des démolisseurs. De l’époque médiévale, reste encore l’hôpital de Santisima
Trinidad, plusieurs fois agrandi et transformé, qui reçoit chaque jour des
malades.
À la police municipale, nous provoquons un branle-bas quand nous demandons
une place pour dormir. La dame au bureau fait plusieurs appels pour rejoindre le
responsable. Après de longues minutes d’attente, un policier arrive avec
l’information : le gîte se trouve à deux kilomètres, dans un gymnase, près du
stade de football. Naturellement, il n’y a pas de nourriture sur place, en
conséquence, nous devons tout apporter dans nos gros sacs. Là-bas, quelqu’un
va nous ouvrir la porte. Le policier m’explique sur un bout de papier le chemin à
suivre, mais, sous ce soleil torride, notre enthousiasme se dégonfle rapidement.
En sortant du bureau de la police, la chaleur nous frappe de plein fouet. Dès que
nous quittons un coin d’ombre, nos fronts se couvrent de sueur. Je montre à
Roger l’hôtel Meson, près du carrefour, à deux pas d’ici. Peu importe le prix,
nous allons nous arrêter là et réserver une chambre avec l’air conditionné. Si
nous voulons poursuivre notre route, demain, il faut trouver le moyen de dormir,
cette nuit.
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À l’hôtel, le patron nous offre le choix de la chambre. Premiers clients de la
journée, nous serons probablement les seuls à y passer la nuit. Pour 50 euros,
une grande chambre avec deux lits « queen » et l’air conditionné est mise à
notre disposition. On ne peut pas demander mieux. Nous prenons le temps de
nous installer en douceur. Rien ne presse. Vers 18 h, malgré la chaleur, nous
passons par l’épicerie près de l’hôtel pour nous procurer quelques gâteries qui
vont compléter notre bodadillo et nous décidons de manger dans notre chambre
et de vider la bouteille de vin que nous a gracieusement donnée le barman, cet
après-midi. Comme le prix de la chambre comprend également le petit-déjeuner,
nous pourrons partir tôt, demain matin, en toute sérénité.
Au lever, la salle à manger ouvre ses portes à 7 h, nous sommes toujours seuls
dans cet hôtel de 60 chambres. Nous partons tôt pour profiter de la fraîcheur du
matin. Notre sentier se dirige vers une colline dans la plaine, qui a pour nom Val
de Santo Domingo. La même tristesse qui a envahi les grands espaces se
retrouve dans ce premier village, semblable aux autres que nous traverserons
bientôt. Pourtant, l’église, de construction récente, montre avec évidence que
cette agglomération a connu des moments plus glorieux. Ici, au moment où nous
passons, la majorité des maisons sont à vendre, mais les acheteurs ne font
nullement la file. Le silence s’étend sur les rues désertes.
Le sentier débouche ensuite dans la plaine où le soleil éclate de tous ses feux.
Pendant huit kilomètres, ce chemin de terre se déroule devant nous, rectiligne,
poussiéreux, sans un arbre pour nous procurer de l’ombre. À mi-parcours, la
petite rivière, el arroyo Prada, est complètement à sec, alors, imaginez les
champs de chaque côté de la route. Généralement, les cultivateurs font deux
récoltes, l’une en hiver, l’autre en été. Celle que nous voyons autour de nous est
certainement une cause perdue.
De loin, sur une colline, le château de Maqueda laisse déjà entrevoir sa forme
imposante. Même si aujourd’hui la population du village à ses pieds dépasse à
peine les 500 habitants, ce castillo de Maqueda possède une longue histoire.
Construit au Xe siècle par les Arabes, sur les ruines d’un ancien camp romain, le
château devint la résidence des Ducs de Maqueda sous les Rois Catholiques,
qui en firent une place forte. La très grande église, Santa Maria de los Alcazares,
à proximité du château, témoigne que ce village a connu jadis une grande
prospérité. Aujourd’hui, l’autoroute A-5 qui passe au pied du château assure la
vitalité du village. Pour entrer dans l’agglomération, nous traversons le Rio
Grande, une petite rivière où croupit un peu d’eau verte. Nous cherchons en vain
un bar pour prendre un café, aucun établissement n’a ouvert ses portes le long
de notre route.
À la sortie du village, nous entreprenons un long parcours de 12 kilomètres au
milieu de la plaine désertique où aucun point d’eau n’est disponible pour nous
ravitailler. Malgré la chaleur, nous économisons nos bouteilles d’eau, espérant
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nous rendre à destination sans encombre. Ce chemin de terre, tracé par les
Arabes, mais rebaptisé par les catholiques, porte le nom de Vereda de Val de
Santo Domingo. Au Moyen Âge, cette voie directe et très utilisée représentait
l’unique trait d’union entre Maqueda et Escalona, où nous nous dirigeons. Dans
ces lieux arides où la vie s’est desséchée, rien ne vient troubler notre solitude :
pas un chien ni même un oiseau. Nous avançons dans la tranquillité la plus
totale.
Roger et moi, dans de telles circonstances, préférons marcher l’un devant l’autre.
Sur le plat, Roger avance à grands pas, alors que je traîne derrière, par contre,
dans les montées, je ne diminue en rien mon rythme. Nous aimons tous les deux
ces grands espaces paisibles où chacun se laisse aller à la rêverie. Un vrai
plaisir de marcher, à l’état pur. Rien ne vient perturber notre démarche intérieure.
Dans ces moments privilégiés, le chemin prend tout son sens. Il devient
réflexion, méditation et prière. Chacun de nos pas crée une cadence où le corps
s’oublie et l’âme prend toute la place. Tout notre être s’ouvre à la nature et la joie
jaillit sur nos lèvres comme une chanson, une poésie. L’harmonie qui s’installe
en nous supplée certainement à toutes les oraisons. Rien de mieux que de se
taire, faire le silence, en dedans comme en dehors, et laisser notre âme s’élever
vers quelque chose ou quelqu'un qui nous transcende. Cette parcelle d’éternité
vaut toutes les richesses du monde.
L’entrée dans Escalona n’est guère plus réjouissante que celle de Torrijos. Le
quartier de San Antonio, à gauche, comme celui de San Anton, 300 mètres plus
loin, à droite, font tristes figures. Sans être complètement abandonnés, ces deux
quadrilatères exposent à notre vue des maisons en partie construites, des
fondations laissées à l’abandon et des chantiers vacants. Il faut traverser le pont
sur la rivière Alberche pour constater une nette amélioration. Pour un village qui
ne compte pas plus de 2 000 habitants, son passé historique demeure
cependant célèbre.
À proximité de ce village, le jeune roi Alfonso VI gagna sa première bataille
contre les Maures, qui allait donner un nouveau souffle à la reconquête de
l’Espagne. Ici, également, naquit l’infant Don Juan Manuel, neveu de Fernando
el Santo, qui construisit l’imposant château au centre du village. L’agglomération
a conservé une partie des murailles de cette époque, ce qui lui donne un aspect
médiéval que n’avaient pas les autres villages. Notre chemin passe d’ailleurs par
la porte San Miguel, sous la haute tour qui servait de guet pour protéger le
château et le monastère, juste à côté.
Sur la place centrale, je m’informe auprès du propriétaire du bar pour connaître
l’emplacement de l’hostal Mirador. Il m’apprend alors que l’établissement est
fermé, mais nous conseille plutôt d’aller au gîte des pèlerins, il connaît la
personne qui s’occupe de l’établissement. Pendant que nous terminons notre
verre, le responsable des Amis de Saint-Jacques vient s’asseoir avec nous. Il
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nous invite à le suivre à son bureau, juste à côté, quand nous aurons terminé de
dîner. Comme il travaille pour la municipalité, il nous montre la petite épicerie,
nous indique le chemin à suivre pour se rendre au gîte et nous donne la clé. Son
empressement à nous aider est si grand que nous n’osons pas le décevoir. Nous
partons donc, clé en main, vers le gymnase à proximité du stade municipal de
football, à l’extérieur du village, à côté des bureaux de la Guardia Civil.
À première vue, les conditions semblent favorables. Nous serons seuls pour
passer une fin d’après-midi paisible. L’espace ne manque pas dans ce grand
gymnase et nous en profitons pour faire la grande lessive. Vers 17 h, nous
retournons au village pour acheter le souper et le petit-déjeuner du lendemain.
La température atteint encore les 40º degrés. Au retour, nous constatons que
cette chaleur s’est engouffrée dans notre gymnase. Nous devons nous mettre en
bobette pour le souper. En soirée, il faut bien l’admettre, il est impossible de faire
rafraîchir la pièce. Nous nous couchons sur nos sacs de couchage et nous
connaissons une très mauvaise nuit. Ne pouvant pas dormir, je me lève à trois
reprises pour chercher un peu d’air frais, je suis complètement en sueur. À 6 h,
comme nous sommes réveillés depuis longtemps, nous nous levons sans tarder.
Je fais alors une malheureuse découverte, mon corps est couvert de piqures
d’insectes. La situation de Roger n’est guère mieux. Nous déjeunons et quittons
les lieux rapidement en espérant ne plus revivre une telle expérience.
Aujourd’hui, nous quittons la plaine de Madrid pour nous approcher de la Sierra
de Gredos et la région montagneuse d’Avila. Pour atteindre le village d’Almorox,
nous empruntons le chemin ancestral, parallèle à la N-403. Ces huit premiers
kilomètres, en montée, ne posent pas de problèmes. Partis très tôt, nous nous
arrêtons à quelques reprises pour photographier le lever du soleil, sur la plaine,
derrière nous. La journée s’annonce radieuse.
Almorox est considéré comme le dernier village de la province La Mancha, cette
province qui s’étend vers l’est jusqu’à la Méditerranée. C’est aussi la région de
Cerventés et de son Don Quichotte. Nous traversons l’agglomération sans
trouver un seul bar pour notre premier café de la journée. Au carrefour, à la
sortie du village, nous contournons l’ermita Nuestra Señora de la Piedad avant
de nous engager sur le sentier des pèlerins La Senda del Cerro Cruz.
Le sentier a servi récemment pour des travaux forestiers. Pour donner accès aux
tracteurs et aux camions, les travailleurs ont élargi le chemin, faisant disparaître
du même coup toutes les balises. À première vue, ces travaux favorisent de
meilleures conditions de marche. Malheureusement, à la première intersection, il
ne reste aucune indication pour la suite du chemin. Les informations de notre
guide demeurent tellement vagues qu’elles ne nous procurent aucun secours.
Nous tournons vers la gauche, espérant marcher dans la bonne direction, de
vieilles marques, en partie effacées, signalent un chemin.
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Après une demi-heure de marche, arrive enfin devant nous, un motocycliste, un
homme qui connaît la région. Il analyse avec nous les graphiques que donne
notre livre-guide. Selon lui, nous avançons dans la mauvaise direction. Il nous
convainc de pivoter sur nos talons et de partir plutôt vers le nord. Peu après la
première intersection, nous retrouvons les balises et, cette fois, nous sommes
assurés d’avancer sur le bon chemin. Après un calcul rapide, nous constatons
que nous avons changé les 26 kilomètres d’aujourd’hui pour un beau 34
kilomètres.
Le sentier monte alors de colline en colline vers un point haut qui marque la
séparation entre la Comunidad de Toledo et celle de Madrid. Nous croisons alors
la N-403. Fatigués de marcher sur un sentier rocailleux, pour quelques
kilomètres, nous empruntons le bas-côté de la route. Au croisement de plusieurs
chemins, un espace libre permet de s’asseoir sur le garde-fou de la route pour
manger notre sandwich que nous nous étions procuré, la veille, à Escalona. Dès
que nous apercevons San Martin, au loin, au fond de la vallée, nous reprenons le
sentier, car la route fait un long détour pour entrer dans la ville.
Ce sentier, dans une région montagneuse et boisée, exige une attention
soutenue. Nous cheminons au milieu des buissons où les chèvres et les
moutons se sont amusés à faire des zigzags parmi les pierres qui jonchent le sol.
Notre situation devient préoccupante. Roger n’a plus d’eau et le soleil atteint sa
puissance maximale. Je lui prête ma gourde, un moment, mais elle est presque
épuisée. En descendant une colline, nous apercevons deux bergers, assis à
l’ombre, qui gardent un troupeau de chèvres. Nous leur demandons s’il est
possible de trouver de l’eau à proximité. Sans hésiter, il nous offre un litre d’eau
fraîche en bouteille. Nous voulons leur payer, mais ils refusent notre argent,
disant que la propriétaire des chèvres va leur apporter bientôt d’autres bouteilles
qu’ils gardent dans un puits, à l’ombre. Nous les remercions, car leur beau geste
vient de nous sortir du pétrin.
Nous entrons dans San Martin de Valdeiglesias, une petite ville de 8 000
habitants, par le Camino de la Sangre (le chemin du sang). Cette agglomération
connut ses heures de gloire sous le règne du roi Alfonso VIII. Attirés sans doute
par la tranquillité des lieux et la fertilité de la région, plusieurs monastères vinrent
s’y établir. Des hommes et des femmes accoururent de toutes les parties du nord
de l’Espagne, faisant du même coup, la renommée de la ville. Cette appellation,
Valdeiglesias (une vallée d’églises), correspondait bien à la situation de l’époque.
Le sentier, « le chemin du sang », que nous avons emprunté en entrant dans la
ville, tirerait son origine d’une petite forteresse, sur la colline, à notre droite, où
vivaient les responsables de l’Inquisition. Cette macabre réalité de l’histoire
espagnole, nous en découvrons les ruines un peu partout le long de ce chemin.
Dès notre arrivée, nous allons frapper à l’albergue municipal pour recevoir pour
toute réponse : tout est complet. En cette fin de semaine, nous sommes un
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samedi, une vingtaine de fanfares ont envahi la ville pour célébrer la Fête des
Moissons. Nous n’avions pas prévu cette éventualité. Nous faisons le tour de la
ville, frappons à toutes les portes. Toujours la même réponse : « Completo ».
Nous venons de parcourir 34 kilomètres, il n’est pas question de reprendre le
gros sac. Finalement, nous nous arrêtons devant l’hôtel Las Conchas (les
coquilles) pour prendre une bière et étudier la situation. Sur l’immense mur blanc
de la façade, des centaines de coquilles de Compostelle ont été fixées dans le
ciment. Quand le jeune homme nous apporte notre bière, il ajoute : « Vous êtes
pèlerins, ma mère réserve toujours une chambre pour ceux qui vont à
Compostelle. Vous êtes les bienvenus. » Nous sommes sauvés!
Nous prenons notre bière, rassurés, pendant qu’une employée met une dernière
main, à notre chambre, juste derrière le bar. En entrant dans l’hôtel, la
propriétaire, une grand-mère certainement respectable, si l’on considère son
habillement et ses bonnes manières, nous glisse ce petit mot : « Depuis 40 ans,
j’ai toujours gardé une chambre pour les pèlerins, et cela me porte chance. »
Nous n’osons pas la contredire, trop heureux de son accueil. Nous prendrons sur
place le souper et le petit-déjeuner. Le prix, un peu plus élevé (une fois n’est pas
coutume) nous semble très raisonnable, compte tenu de la qualité du service.
Avant le souper, nous allons marcher dans la ville. Une foule de visiteurs ont
envahi les lieux, provenant sans doute des villages de la région. Sur la place
centrale, à une bonne distance de notre hôtel, les diverses fanfares se succèdent
sur une grande estrade en plein air. Une atmosphère de fête règne dans la cité.
À son extrémité sud, un magnifique château s’élève sur la partie haute de la ville.
Avec ses deux tours rondes et son donjon octogonal, il domine toutes les
habitations de la ville. El Castillo de la Carecera aurait été construit au XVe pour
Don Alvaro de Luna, un général célèbre de l’armée espagnole, avant de devenir
la propriété des Ducs de l’Infantado, qui en sont toujours les propriétaires. Nous
jetons un coup d’œil rapide par les grandes portes ouvertes qui donnent sur une
large cour intérieure à l’intérieur des murailles. Des employés ont déroulé un long
tapis rouge qui gravit les marches de l’entrée du château et attendent les
nouveaux mariés qui arrivent, suivis d’un cortège imposant.
À ses côtés, l’église paroissiale avec son magnifique clocher demeure modeste.
Cette église paroissiale est consacrée à Saint-Martin de Tours, un ancien
légionnaire converti au catholicisme au début de l’ère chrétienne, devenu par la
suite le patron des Chevaliers francs. Des anciens monastères qui firent la
réputation de la ville, il reste très peu de traces. Après avoir fait le tour des
principaux édifices, nous regagnons notre hôtel.
Pour guérir nos piqures d’insectes et nous reposer des étapes longues et
fatigantes de nos premières journées de marche, nous prévoyons faire une
courte étape, demain, pour nous rendre à Cebreros. En ce dimanche matin, le
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petit-déjeuner sera servi à 9 h. Malgré la chaleur qui sévit toujours, nous
préférons faire la grasse matinée et manger sur place avant de partir.
À la sortie de San Martin, nous prenons la route nationale pour trois kilomètres.
Le sentier fait un détour pour atteindre le même point de jonction, un grand écart
que nous jugeons inutile. Dans la campagne, très peu de voitures circulent sur la
N-403. Quand nous rejoignons le sentier, le soleil, déjà haut dans le ciel, fait
sentir la chaleur de ses rayons. À notre gauche, sur une colline élevée,
l’immense monastère de Guisando domine toute la région. Dans ce couvent, en
1474, la jeune Isabelle fut sacrée reine de Castille, peu avant son mariage avec
Ferdinand d’Aragon, une union qui allait donner naissance à l’Espagne actuelle.
Cette contrée ne porte plus les signes de la prospérité d’autrefois. Sur le sentier,
nous avançons d’abord sur une ancienne voie romaine, dans une région, moitié
prairie, moitié boisée, avant d’atteindre des collines couvertes d’arbrisseaux.
Cette portion du chemin, plutôt désertique, demeure peu habitée. Pendant 10
kilomètres, nous ne voyons âme qui vive. Puis, la petite route, très droite,
surélevée, descend ensuite dans la vallée où coule la rivière Alberche. Deux
grands ponts romains qui ont traversé les siècles sans trop de dommage
chevauchent une rivière en partie desséchée. Le second, récemment rénové,
montre le talent de ses constructeurs qui savaient concevoir des arches,
capables de résister aux crues printanières et assumer la longueur du temps. À
la sortie de ce dernier pont, la voie romaine a retrouvé tout son lustre d’autrefois
et ce chemin pierreux, aménagé selon ses plans d’autrefois, nous conduit
directement à Cebreros, le chef-lieu de la région.
Une rude montée, de la rivière à la haute ville, nous oblige à ralentir le pas pour
atteindre le sommet de la colline. L’agglomération a été construite sur les bases
de l’ancien camp romain fortifié, les ruines sur notre droite ne laissent aucun
doute sur les origines de cette ville. De cet endroit, nous avons une vue
magnifique sur la voie romaine, couverte de pierres, et sur les deux ponts, au
fond de la vallée.
La rue de la Constitutición nous amène devant l’hostal Castrojón où nous avons
l’intention de nous arrêter. Au moment où nous frappons à la porte, les
propriétaires se préparent à partir pour leur congé hebdomadaire. Sans tarder, le
patron nous inscrit pendant que la dame nous prépare un petit-déjeuner pour le
lendemain. Ils nous remettent les clés de la maison et seront de retour
seulement lundi soir. Ils nous font pleinement confiance et nous sommes libres
d’agir à notre guise. Madame met un micro-ondes à notre disposition pour
chauffer le café du matin. Difficile de demander mieux.
Après les tâches habituelles, nous allons dîner dans un bar près du centre-ville,
l’horloge encastrée dans la tour près de la mairie indique 14 h 30 et nous
n’avons rien mangé depuis ce matin. En ce dimanche après-midi, le
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supermercado n’ouvre certainement pas ses portes. Au moment de l’addition, la
jeune fille, au bar, nous explique que le tenancier ferme son établissement à 16
h, mais qu’il sera possible de trouver à manger dans l’autre bar, presque en face.
Il suffit de réserver. Nous traversons donc la rue sans plus tarder. Le propriétaire
de l’autre buvette nous reçoit cordialement, dépose le petit carton « Reservado »
sur une table, dans la partie élevée de son bar. Il nous servira à 20 h 30. Nous
n’y manquerons pas.
Dans l’hostal, nous ouvrons deux portes pour faire circuler l’air et plaçons un
éventail dans le corridor pour le séchage de notre linge. Le projet s’avère d’une
efficacité étonnante. Nous aurons donc du linge propre et sec pour partir tôt,
demain matin.
Quand nous arrivons dans le bar, à 20 h 15, il faut jouer du coude pour se tailler
une place et traverser la pièce principale, remplie d’un monde fou. Le plancher,
déjà couvert d’écailles de cacahouètes, de mégots de cigarettes et de papier de
toutes sortes, exige une certaine attention pour y circuler. Trois télévisions
fonctionnent en même temps, à plein volume. Le patron, très occupé, se
contente de nous faire un signe de la main. Notre table, dans le coin, est
disponible. Une dame vient déposer une nappe en papier et nous devons tendre
l’oreille pour saisir les détails du menu. Un repas aussi mémorable mérite une
bonne bouteille de vin. J’ajoute en vitesse : « Vino tinto, par favor ». En ce
moment, dans ce bar, impossible de se parler. Nous mangeons en silence,
pendant qu’une femme, assise à la table à côté de nous, ne cesse de boire et de
crier dans l’oreille de son mari. Plusieurs personnes entrent encore et cherchent
en vain une place pour s’asseoir. La majorité des hommes sont restés debout. Ils
hurlent sans cesse pour se faire servir un verre. Puis, au moment où nous allons
quitter le bar, il est plus de 21 h, le bar se vide, par magie. Les hommes
retournent à la maison familiale où leur épouse leur a préparé un bon souper.
Nous terminons notre dessert dans une atmosphère de paix. La nuit vient de
s’installer, quand nous entrons dans notre hostal pour y dormir.
Au lever, nous savons qu’une rude montée nous attend, ce matin. Avant notre
arrivée, hier, nous avons vu les contreforts de la Sierra de Gredos, devant nous,
une série de petites montagnes qui encerclent la région d’Avila. Finie la plaine de
Madrid. Pendant quatre jours, notre chemin va serpenter entre des montagnes,
pas très élevées, mais arides et désertiques. C’est le prix à payer pour rejoindre
la plaine de la Castille.
Nous quittons la ville de Cebreros, à 700 mètres d’altitude, en direction du
sommet, El Puerto de Arrebatacapas, à 1200 mètres. Une montée qui se cabre
et laisse peu de répit pour reprendre son souffle. Pour éviter d’affronter la
montagne de face, le sentier va, de gauche à droite, en lacets. À chaque palier,
la vue sur la ville et sur la vallée, en bas, suscite notre admiration. Après nos
deux bonnes nuits de sommeil, la fraîcheur du matin aidant, nous grimpons avec
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allégresse, sur ce chemin très ancien, utilisé jadis par les Ibères, qui fut repris
ensuite par les Romains et par les pèlerins du Moyen Âge. Cette grimpette
ressemble plutôt à une escalade : 500 mètres sur la très courte distance de 1,8
kilomètre à peine. Je vous laisse imaginer la situation.
Au sommet de la montagne, les vents qui arrivent de la plaine de la Castille,
nuisent grandement à la survie de toute végétation. Sans être complètement
rocheux, le sol s’est endurci au cours des siècles et la mince couche de terre audessus des rochers forme une croute très dure. Les sabots des chevaux ont
tracé le sentier de telle sorte que, sur cette partie élevée, les balises
traditionnelles deviennent superflues.
Peu après El Puerto de Arrebatacapas, nous retrouvons la voie romaine pendant
six kilomètres, une route droite et rocailleuse, jusqu’au point haut de El
Empalme, culminant à 1230 mètres d’altitude, où nous commençons à
descendre vers San Bartolomé de Pinares.
Le village qui compte moins de 700 habitants s’est fait un nid dans cette vallée,
légèrement boisée avec des pins de faible hauteur. Construite en pente, en flanc
de colline, à l’abri du vent d’ouest, cette ancienne agglomération romaine servit
jadis de relais pour les courriers qui échangeaient les chevaux, laissant sur place
des bêtes couvertes de sueur et repartaient avec des montures reposées, et
cela, pour accélérer la remise des messages.
Notre sentier descend de la montagne et entre par le haut du village. Dans cette
cuvette, la chaleur demeure intense. Nous nous arrêtons au premier bar. Le
barman nous informe que le gîte pour les pèlerins, un autre gymnase près du
terrain de football, se trouve au fond de la vallée. Notre enthousiasme baisse
d’un cran. À la sortie du bar, une dame nous interpelle : elle est la propriétaire de
l’hostal El Patio, à 100 mètres plus haut, nous serons les bienvenus, si nous
désirons nous y rendre. Notre décision ne traîne pas en longueur. Nous jetons le
sac sur nos épaules et partons en direction de la rue Paloma. La propriétaire
arrive en même temps que nous, par une autre rue, sans doute plus directe. Elle
nous ouvre la porte d’une grande chambre de trois lits, deux auraient amplement
suffi, et elle se dit prête à nous servir le dîner et le souper à l’heure qui nous
convient. De tels arrangements dépassent nos attentes.
Cet hostal présente, dans sa décoration intérieure, des éléments particuliers qui
attirent l’attention. C’est ici que les gens du village célèbrent las Fiestas de
Hogueras (les fêtes des brasiers), le 16 janvier de chaque année. Ces
célébrations remontent à la période de la Reconquista (la reconquête de
l’Espagne par les catholiques au détriment des Arabes), soit à partir du IXe et du
Xe siècles. Les chevaliers qui combattaient les Maures passaient souvent de
longues périodes dans leur camp militaire. Pour occuper leur temps, il s’inventait
des jeux de bravoure. L’un de ceux-là s’appelait el Juego de Hogueras qui
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consistait à ceci : le cavalier et son cheval, naturellement, devaient sauter pardessus des feux de plus en plus haut. En fait, il traversait littéralement le brasier,
donc, il passait à travers un mur de feu. Ici, à San Bartolomé de Pinares, chaque
hiver, les gens du village perpétuent cette tradition, vieille de plus de 1 000 ans.
Sur les affiches, on peut observer que les habitants de la région appellent aussi
ces fêtes par le mot « luminarias ». Un terme impossible à traduire en français,
mais que l’on peut supposer las noches luminarias (les nuits en lumière). Il
s’agirait donc d’une activité nocturne. Je ne connais pas la dangerosité de ce jeu,
cependant, ce que nous pouvons observer dans ce bar : des murs couverts de
photos de cavaliers qui ont gagné des trophées. Ne me demandez pas comment
se déroulent ces activités, à quel type de concours participent ces hommes à
cheval, nous n’avons trouvé aucune information à ce sujet. Mais d’après
certaines illustrations, on peut en déduire que les fêtes se déroulent, du moins en
partie, dans le stade de football, ou à proximité, dans la partie basse de
l’agglomération.
En fin d’après-midi, nous allons faire une marche dans le village sous une
chaleur torride, en prenant soin de longer les murs du côté de l’ombre. Un bar
près de l’église offre le petit-déjeuner dès 7 h. Nous y viendrons avec
empressement. Nous régressons rapidement vers notre hostal où une cour
intérieure, ombragée par de hauts murs, nous offre tout le confort que nous
espérons. En soirée, une petite brise fait bouger les feuilles, un signe avantcoureur d’un changement de température. Nous nous couchons avec l’espoir
d’un temps plus frais pour demain.
La propriétaire ne servant pas le petit-déjeuner avant 9 h, nous quittons les lieux
en direction de l’autre bar. À la sortie du village, le soleil n’étant pas encore levé,
le sentier s’engage sur une route de terre qui contourne les habitations et
descend vers le fond de la vallée. Le ciel couvert et la pénombre ne nous aident
guère à trouver les balises. Pourtant, les dangers de s’égarer n’inquiètent
nullement notre esprit. Rendus à proximité du stade de football, nous nous
arrêtons un moment pour observer une colline dénudée sur laquelle sont
disposées un certain nombre de grosses pierres de granit, bien alignées. Des
sentiers parcourent la colline dans tous les sens, contournant les fameux blocs
de granit. Nous nous demandons si ce vaste espace n’est pas consacré à Las
Fiestas de las Hogueras. Nous imaginons que les courses des cavaliers
pourraient fort bien se dérouler sur cette colline. Nous quittons les lieux sans
avoir de réponses.
La route descend ensuite vers la rivière Alberche que nous traversons à nouveau
sur un pont construit récemment. En amont, un barrage, peu élevé, retient les
eaux de la rivière. À ses côtés, une petite centrale électrique marque l’entrée du
village d’El Herradón. L’agglomération semble en partie abandonnée, pourtant
500 personnes y habitent. Sur la place centrale, une grande église, dédiée à
Santa Maria la Mayor, déclarée monument historique, témoigne d’un passé
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glorieux. Juste en face, la mairie occupe un bâtiment imposant qui a toutes les
allures d’un ancien château. Derrière ces deux édifices, un beau pont médiéval,
tout en pierres, chevauche la rivière Gaznata qui alimente aussi le barrage. À
800 mètres de l’église, à la sortie du village, l’ermita Nuestra Señora de la
Antigua met fin aux dernières habitations. À ses côtés, quelques mansardes
d’une grande pauvreté et d’une salubrité douteuse ne nous invitent guère à nous
arrêter.
La route monte vers une colline, en douceur, et nous quittons la vallée pour un
sentier de chèvres qui pivote vers la gauche et grimpe ensuite, au milieu des
buissons, d’une façon très raide, vers un pic rocheux, El Puerto del Boqueron à
1316 mètres. Cette montée s’avère difficile, car nous devons constamment
contourner de grosses pierres, utiliser notre bâton pour nous tenir en équilibre. À
deux reprises, nous franchissons des clôtures de broches. La technique exige
une certaine habileté : il faut lancer le sac par-dessus la clôture et franchir celleci, de peines et de misères, en faisant les manœuvres nécessaires pour ne pas y
laisser notre fond de culotte. Une entreprise périlleuse! Et tout cela, pour éviter
de descendre au creux du ravin où coule la rivière Gaznata et remonter, 100
mètres plus loin, sur une pente aussi raide. À peu de distance de nous, une route
zigzague par de très longs lacets, alors que le sentier se cabre et fait face à la
montagne. Plus d’une heure de durs labeurs est nécessaire pour parvenir à
rejoindre la crête. Dès que nous parvenons au sommet, sur un plat, nous venons
d’atteindre le point le plus élevé de notre Camino del Levante. Nous ne reverrons
plus de sentiers aussi difficiles.
Après avoir traversé la route régionale AV-503, le sentier descend légèrement au
milieu de grandes prairies. Au milieu des champs, les flèches jaunes abondent
et, à aucun moment, nous ne craignons pas de nous perdre sur ce vaste plateau.
À perte de vue, de nombreux troupeaux de taureaux, noirs comme de l’ébène,
paissent en toute tranquillité. Leurs longues cornes pointues et effilées pourraient
facilement nous transpercer, mais notre présence ne semble nullement les
déranger. Nous passons au milieu de ces bêtes imposantes, l’œil en éveil, le
souffle court, mais nul événement désagréable ne se produit. Il suffit d’ouvrir et
de fermer les barrières pour passer d’un pâturage à un autre. Nous entrons dans
le village de Tornadizos de Avila en passant sous la route CL-505, par un tunnel
aménagé pour les tracteurs et les animaux. Cette agglomération ressemble
plutôt à un ensemble de grandes étables et de granges qui servent à conserver
les céréales et à mettre à l’abri les bêtes en période de grands froids. D’ailleurs,
aucune église, aucune école aucun édifice administratif ne mentionne la
présence d’un véritable village. Les bâtiments de ferme occupent la majorité des
espaces consacrés aux habitations.
À la sortie de cette agglomération, le sentier rejoint rapidement la route CL-505
qu’il suit de très près, en parallèle. Pour les huit derniers kilomètres avant Avila,
nous ne nous éloignerons jamais de cette route. Le chemin de terre semble avoir
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été aménagé pour les tracteurs de ferme, qui doivent passer d’un champ à un
autre, sans toutefois utiliser la route à grande circulation.
Depuis ce matin, le paysage a changé complètement. Nous marchons sur le
vaste plateau d’Avila, où des champs à perte de vue nous font oublier que nous
sommes toujours à 1 100 mètres d’altitude, au-dessus du niveau de la mer. Les
grandes chaleurs ont disparu. Les vents qui balaient le plateau nous apportent
une douce fraîcheur que nous apprécions grandement. Tout autour de nous, les
vertes prairies fournissent une nourriture abondante aux animaux qui y paissent
en grand nombre. Les troupeaux de vaches comme celui des taureaux
appartiennent à une race que l’on n’avait jamais vue jusque-là. Très noirs, avec
de longues cornes, ces animaux ont vraiment fière allure. Ni trop gros, ni trop
lourds, ils manifestent une vivacité qui étonne et qui les distingue des autres
taureaux espagnols. Je devine que certains d’entre eux sont élevés pour la
tauromachie.
La ville d’Avila sur une colline apparaît déjà au loin. Ses hautes murailles
s’imposent sur tout le plateau. Construite pour servir de remparts aux armées
catholiques, durant les guerres de la reconquête de l’Espagne, cette forteresse
quasi imprenable veille sur la région qu’elle domine en hauteur.
Malheureusement, avant d’atteindre la cité, une mauvaise surprise nous attend.
La route principale descend dans une vallée et traverse quelques industries
particulièrement polluantes, dont une vaste usine, installée des deux côtés de la
route, qui souffle sur le pèlerin une poussière blanche et peut-être toxique qui
affecte la gorge et les yeux. Heureusement, après la traversée des usines, un
petit parc le long d’un ruisseau, El Cañada de los Baldios, nous permet de
secouer la poussière et de retrouver la joie de marcher avant d’entrer dans la
ville par une grande rue, large et ombragée, la Avenida de la Juventud (l’avenue
des jeunes).
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Avila
Nous entrons dans Avila par un quartier domiciliaire, profondément marqué par
la crise financière. Deux grands blocs d’appartements attendent toujours leurs
premiers occupants avec des entrées de garages souterrains inachevées,
laissant voir des trous béants. De nombreux édifices, juste à côté, sont
également laissés à l’abandon, puisque toutes les fenêtres portent encore les
étiquettes du fabricant. Des barrières dans la rue affichent l’expression bien
connue, no entrada, et des clôtures de broche en bonne partie vandalisées
empêchent les voitures de s’en approcher. L’Espagne qui s’était lancée dans une
vague effrénée de dépenses immobilières avec l’argent venu de la Communauté
européenne pour améliorer ses infrastructures se voit aujourd’hui dans
l’obligation de mettre un frein à ses dépenses. Après la chute des banques
américaines, la circulation des capitaux s’est arrêtée d’une façon imprévue et les
travailleurs de la construction, des Sud-Américains pour la plupart, sont repartis
dans leur pays, laissant les chantiers en plan, inachevés. Une impression de
tristesse se dégage de ces quartiers en partie abandonnés à l’entrée d’une ville
pourtant très connue comme Avila.
Témoins impuissants d’un drame que nous ne pouvons régler, nous traversons
ce premier quartier à la recherche d’un bar pour manger. Ma montre indique 14 h
au moment où nous avançons dans la ville. Les efforts de ce matin pour monter
sur le plateau ont creusé un vide dans notre estomac que nous aimerions bien
combler. Au coin de la rue Jesús del Gran Poder, à côté de l’Hospital Provincial,
le choix de trois bars s’offre à nous. Nous choisissons une terrasse à l’ombre où,
à travers une fenêtre qui sert de guichet, il est possible de commander un plat.
Comme il se doit, nous le faisons accompagner de certains breuvages capables
de nous désaltérer après 23 kilomètres de durs labeurs.
Ainsi revigorés, nous reprenons le sac pour monter vers les vieux quartiers. Avila
est entourée d’une muraille, la mieux conservée de toute l’Europe. Commencés
en l’an 1080, les travaux furent achevés 40 ans plus tard. Cette ceinture de
pierres mesure plus de deux kilomètres et demi de long et ne pouvait être
démolie avec les projectiles de l’époque. Pour pénétrer à l’intérieur, huit portes
donnent accès au centre-ville, chacune protégée par deux tours dont les plus
monumentales sont celles de San Vicente, près de la cathédrale et celles de
l’Alcazar.
En plus de son imposante forteresse, la ville d’Avila est devenue célèbre, grâce à
une femme qui naquit dans son sein et passa la majorité de sa vie, enfermée
entre quatre murs de pierres. Dans l’une des villes les plus froides de l’Espagne,
elle fonda la communauté des Carmélites déchaussées. Un paradoxe que seul
l’Esprit-Saint pourrait expliquer. Perchée sur un contrefort qui domine le rio
Adaja, cette cité médiévale connaît, chaque année, un hiver très rigoureux. La
réputation de celle que l’on appelle, la grande Thérèse, en comparaison avec la
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petite, sainte Thérèse de Lisieux en France, devint si importante qu’elle attira de
nombreux adeptes sous son aile. Plus de cinq communautés s’établirent à Avila
et connurent un rayonnement sur l’ensemble du pays. Aujourd’hui, en visitant la
ville, il est possible de jeter un coup d’œil sur la maison qui la vit naître.
Après un tour de la ville, nous nous arrêtons à l’hostal Elena, sur la rue Marqués
de Canales. La façade n’ayant pas très bonne mine, nous hésitons un moment,
puis dès que nous franchissons le seuil, la situation s’améliore. La vieille dame, à
la réception, nous affirme d’abord que son établissement est complet, puis, en
revoyant ses réservations, elle constate qu’une chambre est disponible. Cette
toute petite chambre, qui donne sur une cour, nous convient malgré son
étroitesse. Il faut ajouter que, pour une ville de cette importance, le prix va avec
l’exiguïté des lieux.
Notre installation terminée, nous partons visiter la ville. Comme je n’ai pas
envoyé un message internet au Québec, depuis mon départ, nous nous rendons
à l’Office du Tourisme pour nous enquérir des cafés internet. Ils ne sont pas
légion, affirme la préposée. Pour nous rendre au café qui détient des ordinateurs,
la jeune fille nous conseille de longer la muraille et de descendre vers l’Est où
nous trouverons facilement l’établissement que nous cherchons. Après deux
kilomètres de marche, nous découvrons le café mentionné. Son éloignement
explique sans doute sa disponibilité. Seuls devant six ordinateurs qui clignotent,
nous avons tout le loisir d’écrire nos messages. La jeune fille qui gère le café met
deux appareils en marche et nous pouvons enfin communiquer avec nos amis.
Cette année, tout au long de notre chemin, l’accès à l’internet devient de plus en
plus difficile. La cause? Difficile à expliquer. Certains affirment que les gens ont
leur ordinateur à la maison. De plus, la majorité des petites bibliothèques
municipales sont fermées. La coupure des budgets pour la culture se fait sentir à
travers tout le pays. Bref, ce moyen de communication jadis à la disposition des
pèlerins tend à disparaître en Espagne.
De retour au centre-ville, les portes de la cathédrale viennent de s’ouvrir. Nous
attendions cet heureux moment. L’édifice immense ne possède pas l’éclat et la
richesse des cathédrales de Burgos ou de León; par contre, la sacristie, avec
son plafond voûté octogonal, est une réussite architecturale exceptionnelle. À
deux pas de là, el convento de Encarnación, le couvent de sainte Thérèse, abrite
maintenant un musée assez terne consacré à sa vie. Triste sort pour une sainte
dont le passage sur cette terre fut marqué par des événements peu habituels et
souvent hauts en couleur. À peu de distance, en dehors des murailles, près de la
porte San Vicente, la basilique qui porte le même nom, mérite davantage notre
attention. Le portail occidental sculpté de cet édifice romano-gothique est
exceptionnel. À l’intérieur, des sarcophages surmontés de baldaquins conservent
les restes de plusieurs personnages qui ont influencé l’histoire de l’Espagne.
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Après une promenade le long des remparts sur le chemin de ronde où la vue sur
la plaine est magnifique, pour attendre le souper, nous nous assoyons sur une
terrasse de la Plaza Mayor, entre le Parador, cet ancien palais transformé en
hôtel de luxe et l’Alcazar, une forteresse quasi imprenable. De nombreux
touristes déambulent lentement, profitant des derniers rayons de soleil qui
descendent sur cette ville très pittoresque. Après le souper, nous revenons à
notre hostal, éclairés par les veilleuses de nuit.
Tôt le matin, nous sommes réveillés par le tonnerre et les éclairs. L’orage,
capable d’opérer les changements de température, est enfin arrivé. La tempête
s’en donne à cœur joie sur cette cité, construite sur un haut plateau. Pendant
près d’une heure, le déluge s’abat sur la ville, lave les ruelles et apporte une
fraîcheur que l’on espérait depuis longtemps. En quittant la ville, quelques
gouttes viennent encore effleurer notre poncho, alors que les nuages s’élèvent
dans le ciel. Après la traversée du pont sur le rio Adaja, un bar à proximité du
quai a ouvert ses portes. Nous nous y arrêtons pour déjeuner.
En sortant du restaurant, nous contournons la granja de Santa Teresa.
J’ignorais complètement le fait que sainte Thérèse avait son étable. Comme elle
ne sortait pas de son couvent, elle ne devait pas faire la traite des vaches tous
les matins. Bref, après la ferme, nous prenons la route de Salamanca. Sur la
colline, construite sur les fondations d’un temple de Mercure, une plate-forme
circulaire, entourée de colonnades, porte le nom de Mirador de las Murallas. De
fait, ce point haut est l’endroit idéal pour admirer la ville et ses murailles. Le
sentier descend ensuite à proximité de la rivière Adaja où nous pouvons
observer le lac artificiel créé par le barrage Embalse de Fuentes Claras. Ce
grand bassin retient les eaux qui descendent de la Sierra de Gredos, derrière
nous, et alimente la ville d’Avila. Puis le camino suit une petite route en direction
du village de Narrillos de San Leonardo.
La pluie a recommencé à tomber, en douceur. L’absence de vent crée un
environnement agréable pour le marcheur et nous permet d’avancer en toute
tranquillité. Dans le village, à proximité de la route AV-804, un bar a ouvert ses
portes. Nous en profitons pour faire un arrêt dans un endroit sec, boire un café
chaud et vérifier nos informations pour la suite du chemin. À la sortie, le ciel se
dégage et nous décidons de ranger le poncho. Le sentier débouche sur une voie
romaine et, pendant six kilomètres, sur cette route rocailleuse et rectiligne, nous
avançons vers l’autre village, Cardeñosa.
Pour une raison que nous ignorons, au carrefour, les flèches jaunes nous invitent
à quitter la voie romaine pour un sentier tortueux, au milieu des pierres, qui longe
des terrains consacrés à l’évacuation des déchets. Après bien des détours, nous
atteignons une toute petite agglomération d’une dizaine de maisons avant de
poursuivre sur notre sentier où les zigzags s’amusent à créer des embêtements
© 2011 Claude Bernier
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aux pauvres pèlerins. Dans cette région aride, des dolmens remontent à l’Âge de
Fer et des amoncellements de pierres témoignent que des hommes vécurent ici
dans un passé très lointain.
Puis, trois villages qui portent des noms différents, Aldehuela, Rivilla et Las
Berlanas semblent faire partie d’une même agglomération. Ils égrènent leurs
habitations sur quelques cent mètres, au milieu de nombreuses ruines, où de
grosses maisons de pierres sortent tout droit d’un autre âge. Au moment où nous
passons, des travaux de voirie nous obligent à faire des détours et à circuler
entre des tracteurs, de telle sorte que nous mettons le focus sur la route à suivre
plutôt que sur le décor qui nous entoure. Cette épreuve traversée, nous
amorçons la descente vers la plaine de la Castille, mettant fin à notre séjour
dans la région élevée et rocheuse d’Avila. Cette descente vers le plat pays se fait
d’une façon presque imperceptible. Cependant, le paysage change du tout au
tout. Nous marchons maintenant au milieu des champs où la culture des
céréales, du tournesol en particulier, s’étend à perte de vue.
Nous accélérons le pas, car de gros nuages noirs s’amoncellent à l’horizon. Le
long de notre chemin, des ruines d’un ancien château ou d’un couvent dorment
au milieu de la plaine, oubliées depuis longtemps. Une haute tour, désagrégée
par le temps, menace de s’écrouler. Nous arrivons au gîte de Gotarrendura
avant la pluie. Un petit toit au-dessus de l’entrée permet de se mettre à l’abri. Je
téléphone à partir du numéro donné dans le guide, une jeune dame me dit
qu’elle va venir nous ouvrir dans deux minutes. Quinze minutes plus tard,
personne n’arrive. Je téléphone à nouveau. Il y a eu méprise. La dame pensait
que j’étais devant le nouveau gîte d’Avila. Pour Gotarrendura, elle me conseille
de me rendre à la mairie. Je trouverai la clé sur place. De fait, la secrétaire a été
prévenue et nous accueille avec gentillesse. Elle nous invite même à nous
arrêter au bar, à côté de l’Hôtel de Ville, la dame sert des repas pour les pèlerins.
Nous dînons sur place, dans ce très petit bar où deux tables sont disponibles. La
propriétaire du bar nous invite à revenir pour le souper, car le village ne possède
aucun centre d’alimentation. Quand elle nous demande ce que nous désirons
pour le repas du soir, je lui réponds : « Lo que le gusta. » (Ce que vous voulez.)
Une telle réponse lui plaît certainement, car ses moyens semblent très limités.
Nous nous retrouvons tous les deux dans ce grand gîte, presque neuf. Plusieurs
appareils ménagers sont installés pour aider les pèlerins, mais aucun ne
fonctionne. Nous mettons notre linge à sécher dans le hangar, derrière le gîte,
sachant qu’avec ce temps humide, la cause est déjà perdue à l’avance. Vers 20
h, nous retournons au bar où la dame nous sert des plats de son cru. De plus,
elle nous prépare un sandwich pour le lendemain. Aussi, nous achetons ce qu’il
faut pour déjeuner au gîte, demain matin. Malgré la pauvreté du village, grâce à
la gentillesse de cette dame, nous connaissons d’excellentes conditions de
séjour.
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Tôt le lendemain matin, nous laissons la clé à la mairie, heureux de notre
passage à Gotarrendura.
Un chemin en terre, aménagé pour les voitures de ferme, suit de très près la
route pour les automobiles. Seulement quatre kilomètres nous séparent de
Hernansancho, un village de 200 habitants, à peine 20 personnes de plus que le
village précédent. Ce matin, le temps frais donne le goût de marcher. Le ciel se
dégage lentement, le présage d’une belle journée. Nous traversons la N-VI qui
file vers Salamanca juste avant d’entrer dans le village. Dans cette plaine fertile,
les villages se succèdent à tous les trois ou quatre kilomètres. Hernansancho,
Villanueva de Gomez et El Bohodon sont sensiblement semblables : des
agglomérations de quelques centaines d’habitants, regroupés autour d’une petite
église de campagne. Ce n’est qu’après 13 kilomètres de marche que nous
atteignons un village plus important, Tiñosillos, sans doute, le chef-lieu de la
région. Le seul bar du village a fermé ses portes, l’an dernier. La dame qui tient
la petite épicerie accepte de nous préparer un café maison que nous prenons
assis sur un banc, près d’un calvaire, juste à côté de sa tienda.
Il reste encore 14 kilomètres pour atteindre Arévalo, mais les conditions de
marche, ce matin, sont tellement agréables que nous oublions la distance. Peu
après la sortie du village, le sentier entre dans une vaste pinède où l’arôme des
arbres et la sérénité des lieux nous enivrent de bonheur. Les pins, dont les
troncs ont été entaillés pour recevoir un récipient capable de recueillir la résine,
couvrent tout l’espace disponible. Une industrie importante dans cette région. Un
cycliste, venu de Valence, s’arrête à notre hauteur. Nous échangeons quelques
nouvelles avec lui, avant qu’il ne reparte aussi vite qu’il était venu À mi-parcours,
le chemin de terre rejoint une route paisible qui va nous conduire directement au
cœur de la ville. L’accotement plutôt étroit nous oblige à rester sur le qui-vive,
cependant, quelques voitures seulement viennent troubler notre rêverie.
Arévalo est l’une des plus anciennes villes de la Castille. Isabelle la Catholique,
la future reine de l’Espagne, est née ici, dans le château, construit sur un tertre,
qui surplombe la rivière Adaja. Cette cité médiévale, malgré le petit nombre
d’habitants, à peine 8 000, compte plusieurs églises importantes : l’église San
Martin, du XIIIe siècle, de style mudéjar; l’église San Pedro qui fut jadis, à
l’époque romaine, un temple de la déesse Minerve; l’église Santa Maria qui
possède une abside mudéjar; l’église Santo Domingo de style byzantin et l’église
El Salvador avec sa magnifique tour mudéjar. À ces édifices, viennent s’ajouter
l’hôpital de San Miguel avec son extraordinaire façade baroque, le monastère de
San Lazaro et le couvent de Santiago qui appartenait aux chevaliers de l’Ordre
de Santiago. Un peu à l’extérieur de la ville, chacun peut admirer, en venant par
la route de l’ouest, le très beau château où est née Isabelle la Catholique, celle
qui allait épouser Ferdinand d’Aragon et devenir la première reine d’Espagne, et
aussi el Palacio de los Sexmos, transformé aujourd’hui en hôtel de luxe. Perdues
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au début de la campagne, les églises de San Miquel et de San Juan semblent
s’être égarées en dehors de la ville.
Aujourd’hui, en entrant dans la ville d’Arévalo, nous savions que le gîte n’existait
plus. À ce sujet, nos informations étaient exactes. Un seul hostal ouvrait ses
portes pour les pèlerins, l’hostal El Campo. Sur la Plaza del Salvador, personne
ne connaît l’existence de cet établissement, alors que sur la Plaza de Angela
Muñoz, certaines personnes nous donnent des informations contradictoires.
Même à la mairie, la secrétaire nous lance sur une fausse piste. Au bar où nous
prenons un léger dîner, des clients affirment ignorer tout de cet hôtel. Et pour
comble de malheur, l’Office du Tourisme ouvre ses portes seulement à 17 h. Dès
notre entrée, la jeune femme nous montre l’endroit, dans une ruelle, juste
derrière l’immeuble, cependant, l’hostal ouvre seulement à 18 h 30. Quand nous
frappons à la porte, à 18 h, le propriétaire se présente et nous invite à entrer tout
de suite. L’immeuble, rénové récemment, brille comme un sou neuf. Deux
grands lits sont à notre disposition, mais une douche minuscule peut convenir
seulement à un pèlerin qui a perdu sa bedaine sur les chemins, une douche pour
personne svelte. Par contre, pour la lessive, il est vraiment trop tard. Demain, la
petite étape permettra de laver tout notre linge.
Nous retournons à la Plaza de España pour le souper. Trois restaurants
possèdent de belles terrasses, à proximité l’un de l’autre. Pendant que l’on flâne
en attendant 21 h, pour l’ouverture des salles à manger, un propriétaire qui a
sans doute reconnu le pèlerin en nous, fait deux pas en notre direction et nous
invite à nous asseoir, même si, à l’horloge de la mairie, la demie de huit heures
vient à peine de sonner. Au moment de quitter les lieux, peu après 21 h 30,
personne ne s’est présenté dans les deux autres restaurants. Les employés
rangent les chaises, les établissements vont fermer, faute de clients. Dans le
secteur de la restauration comme celui de l’hôtellerie, la crise aussi se fait
douloureusement sentir.
Nous quittons l’hostal vers 7 h 30, espérant trouver un bar ouvert pour déjeuner.
La ville est déserte, même si le soleil éclaire déjà les clochers des églises. À
l’extrémité ouest, le château d’Isabelle la Catholique brille d’une façon éclatante
dans la lumière du matin. Une photo magnifique! Nous traversons le rio Adaja
sur un pont médiéval sans avoir mangé. La route nationale A-VI traverse un
secteur industriel, de l’autre côté de la rivière, nous pensons que nous pourrons
trouver là des tostadas et un café chaud. Aucun établissement de restauration.
Juste au moment où nous devons quitter l’accotement de la route pour prendre
un sentier en campagne, un grand restaurant reçoit des clients. Cette fois
encore, nous sommes sauvés. Après quatre kilomètres de marche, les rôties et
le café sont les bienvenus. Nous l’avons échappé belle. À la sortie, deux autobus
arrivent avec 40 passagers, chacun. Les personnes s’engouffrent rapidement
dans cette vaste salle à manger où les grands transporteurs qui font le trajet
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entre Séville et Madrid ont la coutume de s’arrêter. Nous reprenons le sac,
contents d’avoir évité cette affluence.
Le sentier au milieu des champs s’éloigne de la route en direction de Tormadizos
de Arévalo et nous retrouvons nos espaces illimités avec un plaisir certain. Une
route de terre traverse des champs à perte de vue. La fraîcheur n’a duré que
quelques jours, déjà, nous sentons davantage les ardeurs du soleil. Le sol
sablonneux ne retient plus les bienfaits de la pluie. Les cultures s’appauvrissent
et les récoltes ne promettent rien de bon pour cet automne. Des deux côtés de la
route, de vieilles maisons abandonnées, avec leur toit de chaume, crient misère.
Nous entrons dans Palacios de Goda vers 10 h. Un immense édifice nous
accueille, un ancien château qui a connu jadis des jours meilleurs. Avec ses
fenêtres bouchées avec du ciment et son environnement assez délabré, le
célèbre palais remplit maintenant des tâches plus humbles, converti en bonne
partie en entrepôt. Moins de 500 personnes habitent ce village, elles n’ont
certainement pas les moyens financiers d’entretenir cet ancien château. La très
grande église, construite à la même époque que le palais, doit se contenter de
recevoir de pauvres paysans qui occupent une parcelle seulement de la nef. Les
petites fermes d’autrefois, achetées par de grands propriétaires ou simplement
expropriées sous le général Franco, sont mises en valeur avec une machinerie
lourde qui exige moins de main-d’œuvre, de telle sorte que les anciens fermiers
ont envahi les banlieues pauvres des grandes villes pour trouver leur
subsistance et la campagne s’est complètement dépeuplée. Ce phénomène
existe partout en Europe.
En nous approchant d’Ataquines, nous entrons dans la province de Valladolid.
Le camino ne pénètre pas dans ce village de 700 habitants, se contentant de
passer à proximité. Cependant, nous avions décidé de séparer la longue étape
de 34 kilomètres, entre Arévalo et Mendina del Campo. À 17 kilomètres du point
de départ, cette agglomération partage en deux la distance entre les deux villes.
On ne peut mieux choisir. Sachant qu’aucun gîte ne peut nous accueillir, nous
nous présentons devant l’hostal Los Arcos, sur le bord de la N-VI. Le
propriétaire, particulièrement sympathique, nous présente une grande chambre
pour 34 euros, au fond du corridor, où nous aurons la paix. Difficile de résister à
une telle offre, d’autant plus que l’on peut prendre tous nos repas sur place à un
prix pèlerin. Même s’il est à peine midi, nous laissons tomber le sac avec joie.
Aujourd’hui, ce sera el dia de decanso (le jour de repos). Un soleil chaud pénètre
dans notre chambre à larges fenêtres, une condition idéale pour le séchage de
notre linge. Nous installons un système de cordes où toute notre lessive trouve
sa place et nous descendons dîner dans la salle à manger.
En après-midi, nous nous contentons d’une courte visite dans le village où
l’église, l’ancienne chapelle d’un couvent, impose sa présence sur une légère
élévation. La partie monastique a été transformée en salle paroissiale, à laquelle
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se sont ajoutés différents bureaux pour la municipalité. Le petit parc, en face,
nous protège fort peu des chauds rayons, nous convainquant de revenir
rapidement à notre hostal.
Après le souper et une bonne nuit de sommeil, nous quittons notre lieu
d’hébergement en remerciant la fille du patron qui vient de nous servir un
excellent déjeuner. Nous partons pour Medina del Campo, sous un soleil radieux
et une température qui nous promet quelques sueurs.
Selon notre guide, nous devions suivre de très près la route nationale toute la
journée, mais en quittant l’hostal, les balises nous envoient dans la campagne
pour un nouveau parcours. Un chemin de terre s’éloigne de la route et s’enfonce
au milieu des prairies. Un détour qui rallonge notre chemin et nous permet de
connaître des heures agréables dans cette solitude, loin du bruit et de la
circulation des voitures. Nous ne traversons aucun village, seulement quelques
agglomérations de bâtiments qui servent à l’entreposage des céréales ou de la
machinerie agricole. Ici et là, quelques viaducs nouvellement construits
s’ennuient au milieu de la plaine, attendant qu’une route vienne les rejoindre, des
projets routiers laissés en plan depuis le début de la crise
Dans cette vaste contrée, plate et sans arbre, nous apercevons de loin Medina
del Campo qui s’étend devant nous et étale ses habitations sur un large espace.
Construite sur aucune élévation, la grande ville nous attend depuis plusieurs
kilomètres. Une route de terre, les fondations d’une future autovia, nous amène
aux portes de la ville. L’immense Castillo de la Mota, avec son donjon qui s’élève
en hauteur, retient d’abord notre attention. Puis, un parc à ses côtés, bien
aménagé, accueille le visiteur de la meilleure façon qui soit. Pour entrer dans la
ville, nous longeons ce parc, nouvellement boisé, où des installations sportives
occupent de tous les espaces vacants.
Capitale de la région, cette ville est aussi un centre commercial. Sa fondation
remonte à la période des Arabes et les Rois Catholiques conservèrent le rôle
central qu’elle jouait dans la plaine et lui donnèrent d’importants privilèges qui
favorisèrent son développement. Les fêtes de la moisson (Las Ferias de Cierros)
sont parmi les plus importantes de l’Espagne. Et au moment où nous entrons
dans la ville, celles-ci se déroulent depuis quelques jours. À l’Office du Tourisme,
le jeune homme nous affirme qu’il est inutile de chercher une place pour se
loger, toutes les possibilités d’hébergement sont déjà complétées, dans la ville et
dans les banlieues environnantes. Un seul endroit peut nous accueillir : le
couvent des Carmélites de saint Jean de la Croix offre l’hospitalité aux pèlerins
de passage.
Au couvent, dès que la sonnerie se fait entendre, un moine rompt le silence de la
salle d’attente et vient nous ouvrir. Un long séjour au Congo français lui aurait fait
découvrir les charmes de la langue de Molière, affirme-t-il, et il se dit heureux de
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rencontrer des personnes qui parlent français. Les présentations faites, il nous
montre notre chambre et les installations sanitaires. En cette fin de semaine, les
pensionnaires ont quitté les lieux pour retrouver leur famille respective, nous
serons donc seuls dans ce grand collège.
Autour de la Plaza Mayor, les terrasses sont remplies de touristes et l’ambiance
bruyante qui y règne nous invite à chercher ailleurs la tranquillité. Dans les
ruelles, des gens de la ville ont aménagé des terrasses temporaires pour
accueillir la foule de visiteurs. Sur l’une d’elles, une dame qui fait elle-même ses
pizzas nous invite à nous asseoir dans un coin ombragé. Avec une bonne
bouteille de vin de la région, nous oublions les sueurs de l’avant-midi et sa pizza
maison possède les qualités requises pour refaire nos forces.
Après une courte sieste, la visite de la ville occupe le reste de notre journée. De
nombreux monuments méritent qu’on s’y arrête : la Plaza Mayor avec ses
nombreuses arcades; la Casa Consistorial, richement décorée; la Colegiata de
San Antonin, de style gothique; l’église de Santiago de style jésuite; l’église San
Miguel de style gothico mudéjar et le couvent Santa Maria La Real. Pour tous
ces édifices remarquables, le centre historique de Medina del Campo fut déclaré
Patrimoine de l’Humanité par l’UNESCO.
Pour une raison difficile à expliquer, cette ville possède pas moins de 12
hôpitaux, une tradition qui remonte à l’époque des Arabes. Les Maures avaient
fait de cette agglomération un centre de santé exceptionnel. Des médecins de
toutes les régions de l’Espagne venaient y chercher leur perfectionnement. On
offrait une assistance particulière aux malades, aux pauvres et aux pèlerins.
En fin de journée, le thermomètre géant de la farmacia de la Plaza Mayor
annonce encore un 38° degrés. Nous limitons nos déplacements, profitant des
hauts murs pour nous tenir à l’ombre. Le centre-ville s’est en partie vidé de ses
visiteurs qui se sont dirigés vers l’Arena de los Toros où, en plus des activités
reliées à la tauromachie, d’autres cérémonies vont mettre fin à une semaine
absolument exceptionnelle. Pour l’événement, bon nombre de restaurants ont
fermé leurs portes jusqu’au début de la soirée. Nous retournons voir la dame à la
pizza qui nous prépare un plat de sa région tout à fait goûteux. Nous revenons
vers la chapelle du collège pour la messe de 20 h.
À la sortie de la cérémonie, nous croisons un pèlerin norvégien qui vient
d’arriver, le gros sac encore sur les épaules. Incapable de se faire comprendre
en anglais, il cherche désespérément un toit pour passer la nuit. Je le présente
au moine qui s’occupe de nous. Ce dernier l’accueille avec gentillesse, mais ne
comprend pas du tout l’anglais. Je dois donc servir d’interprète. Il couchera dans
le même dortoir que nous, heureux d’avoir fait notre rencontre.
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Au lever, il s’attarde un moment pour parler avec nous, sans déjeuner, pour
assister à la messe de 8 h, chez les religieuses, à deux pas de notre collège,
alors que nous déjeunons sur place, dans le dortoir. La météo annonce une
dernière journée chaude, nous voulons profiter de la fraîcheur du matin. Dès 7 h
30, le sac sur les épaules, nous sortons de la ville. Les fêtes de la nuit ont laissé
bien des saletés. Seuls des employés municipaux occupent les ruelles et se
déplacent pour nettoyer la ville. Un sentier, le long de la voie ferrée, nous permet
de retrouver rapidement la tranquillité de la campagne.
Pendant 15 kilomètres, nous avançons au milieu des champs à perte de vue.
Nous suivons d’abord le rio Zapardiel, puis la voie ferrée, finalement un chemin
de terre, loin de toute civilisation, nous amène directement à Nava del Rey. Cette
agglomération de 2 000 habitants possède, elle aussi, des souvenirs d’autrefois.
L’église du Couvent des Augustins fait figure de rebelle avec sa statue de saint
Judas et de son tableau de la Divina Pastora, une femme qui serait la mère de
tous les chrétiens. L’église de l’Hospital de San Miguel possède plusieurs
illustrations des anciens chemins de saint Jacques alors que le Couvent des
Mères Capucines accueille encore des religieuses. Le camino traverse le village
en passant en dessous des arcades qui supportent les bureaux de la mairie et
suit ensuite un chemin agricole qui poursuit, à travers les champs, jusqu’au
village de Siete Iglesias de Travancos, 10 kilomètres plus loin.
Pour atteindre cette agglomération, deux viaducs chevauchent des routes
importantes, l’autoroute A-62 et la N-620. De plus, les travaux pour l’autoroute A62 sont loin d’être complétés et une haute clôture encercle le chantier, ce qui
nous oblige à faire un long détour. Malgré ces retards, il est près de 13 h quand
nous arrivons au milieu des habitations.
À première vue, ce village de 500 habitants porte un drôle de nom : Sept Églises.
Et pourtant, dès qu’on s’avance à l’intérieur de l’agglomération, il est facile
d’identifier les bâtiments d’origine de ces sept édifices. Deux seulement
accueillent encore des fidèles, la grande église dédiée à San Pelayo et la
chapelle du château, Santa Maria del Castillo, les autres, en partie transformées,
ont changé de vocation. Par contre, les sept clochers, encore debout et
entretenus avec soin, pointent toujours leur cône vers le ciel.
Nous nous arrêtons au bar J7 juste à côté de la mairie pour nous informer au
sujet du gîte. La dame nous répond qu’elle a bien la clé, mais n’ayant pas
terminé de dîner, elle nous offre une bière et va compléter son repas. Dix
minutes plus tard, elle revient avec la clé en main. Le gîte se trouve au-dessus
de la mairie, à côté de la bibliothèque municipale. Elle nous laisse la clé, car elle
doit fermer son bar et sera absente pour le reste de la journée. Elle nous
conseille d’aller dîner au restaurant de l’hostal Los Toreros de Trabancos sur le
bord de la N-620 où il est possible d’avoir un menu pèlerin. Aujourd’hui encore,
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nous serons les seuls à loger dans ce petit gîte, aménagé avec soin, mais qui
reçoit très peu de visiteurs, si l’on se fit aux propos de notre hospitalière.
Après la douche et la lessive, nous nous rendons à ce minuscule restaurant où le
propriétaire nous prépare un repas convenable. Mais lors de l’addition, ce dernier
affirme qu’il doit fermer, lui aussi. Pour le souper, il sera possible de se faire
servir à l’autre restaurant, près de la gasolineria, un peu plus loin.
En après-midi, nous faisons un tour du village, espérant voir arriver le pèlerin
norvégien. Aucune nouvelle. Après avoir identifié les sept anciennes églises,
nous revenons à la mairie. Les 500 habitants semblent tous partis à la
campagne, car rien ne bouge dans ces petites ruelles. Nous croisons seulement
une mère de famille et ses cinq enfants, une dame originaire de l’Amérique
latine, sans aucun doute, qui habite une mansarde, dépourvue de tout, près
d’une ancienne voie ferrée.
Vers 20 h, nous allons souper au petit hôtel, près de la station d’essence, sur le
bord de la N-620. Nous achetons sur place ce qu’il faut pour le déjeuner du
lendemain, et nous revenons alors que la nuit descend sur le village. Le matin
venu, nous déjeunons dans notre chambre et quittons le gîte très tôt.
Un chemin de terre monte légèrement vers une colline pour redescendre peu
après vers le fleuve Duero et le village de Castronuño, sur ses bords. Une belle
marche de huit kilomètres dans la fraîcheur du matin. Nous nous arrêtons pour
un café. Cette agglomération tient son nom d’un ancien camp romain, construit
sur cette colline, appelée Alto de la Muela, juste dans un coude du grand cours
d’eau. Les Ibères y avaient construit un premier fortin, près de l’église Iglesia del
Cristo, où des traces de leur passage sont encore visibles sous la forme d’une
grosse pierre, sommairement sculptée. Les Chevaliers de Saint-Jean y élevèrent
une petite forteresse pour veiller sur le fleuve. C’est d’ailleurs leur chef, Nuño
Perez, qui rebaptisa le village, Castronuño.
Nous savons qu’à partir de maintenant, arrosée par ce grand fleuve, la nature va
devenir verdoyante. Dès la sortie du village, le cours d’eau fait sentir sa
présence. Un système d’irrigation complexe permet d’arroser régulièrement la
vallée de telle sorte que, pour les prochains jours, nous allons marcher au milieu
de la verdure et d’une région très prospère. La petite route en construction que
nous suivons se maintient toutefois à une bonne distance du fleuve jusqu’à
Villafranca del Duero où nous nous arrêtons pour un second café. Pendant ces
huit kilomètres, notre guide indique que nous devons suivre la route. Or, la
fortune nous sourit, une deuxième voie en construction, parallèle à la première,
n’est pas encore utilisée, plusieurs tronçons étant inachevés, nous profitons de
cette situation pour marcher allègrement sur de l’asphalte nouvellement étendu,
dérangés à peine par deux ou trois camions qui l’empruntent pour se rendre à
leur destination et y déverser leur chargement.
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En entrant dans Villafranca del Duero, nous nous approchons de la rive du
fleuve. La grande église, Santa Maria Magdelena, surprend par sa couleur
inhabituelle, les murs extérieurs étant constitués de briques rouges. Accoutumés
à voir des églises de pierres, cet édifice paraît étrange dans cette région de
l’Espagne. Une explication près du portique justifie ce type de construction : cette
région possède plus de glaise que de pierres, les habitants, suivant les conseils
d’un moine français, construisirent leur église avec de la brique. Une conclusion
tout à fait logique.
En sortant du village, nous entreprenons une magnifique promenade sur un
sentier qui se confond parfois avec une petite route, parallèle au fleuve, entre le
grand cours d’eau et la route rectiligne CL-602 qui se dirige tout droit vers Toro.
Le sentier, durant ces seize kilomètres de rêveries, chevauche constamment de
petits canaux où des rigoles alimentent de grands jardins, qui s’étendent de la
colline à gauche, jusqu’au fleuve à droite. Nous avons l’impression de marcher
dans un paradis où la végétation abonde, pendant que le ruissellement des petits
cours d’eau chante et enchante continuellement nos oreilles.
La ville de Toro, au loin, vient rompre le charme de cette belle promenade.
Perchée sur une haute colline, elle force le fleuve à faire un long détour. À
l’approche de la grande cité romaine, plusieurs petites agglomérations
s’échelonnent dans l’étroite bande de terre entre la grande route et le fleuve,
rendant notre marche moins agréable. La ville, connue sous le nom d’Albocela, à
l’époque romaine, fut érigée sous les ordres du consul Titus Livius, qui voulait en
faire une forteresse imprenable, face au chef Ibère, Viriate, qui maîtrisait toute la
vallée du Duero. Il y construisit un camp fortifié.
De son côté, 1 200 ans plus tard, après être sorti victorieux de ses affrontements
avec les Arabes, installés dans la région, le roi Alfonso VII, dans le but
d’aménager cette ville pour constituer un rempart contre de nouvelles attaques
des Maures, rénova et améliora les anciennes fortifications romaines. En 1160, il
commença la construction de l’église San Salvador, qui, avec ses murs
imposants, sa position stratégique et ses meurtrières, ressemble plus à une
forteresse qu’à une église. Un siècle plus tard, l’Alcazar, juste à côté, vint
compléter le système de défense de la ville, déjà bien amorcé.
Le sentier médiéval arrive par l’agglomération El Gejo, serpente dans un parc le
long du fleuve et traverse le Duero sur un magnifique pont romain, construit en
face de la falaise verticale au pied de la citadelle. Impossible de monter dans
cette direction, à moins de faire de l’alpinisme. Avec notre gros sac, nous
contournons la falaise par la droite et allons rejoindre une rue étroite, el Paseo
del Espolón, qui grimpe avec une inclinaison de 20 degrés. Nous arrivons alors,
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essoufflés, devant l’église-forteresse Santa Maria la Mayor. Nous nous avançons
vers la Plaza Mayor où il est possible de dîner sur une terrasse.
En ce lundi, l’Office du Tourisme est fermé pour la journée. Nous cherchons en
vain de petits hostals. Nos informations semblent périmées, car sur le plan de la
ville, affiché en face de l’Alcazar, nous ne retrouvons aucune des adresses
indiquées dans notre guide. La Meson Zamora, le seul hostal que nous
découvrons, près de la Puerta del Mercado, ouvre ses portes à 19 h. En
désespoir de cause, nous nous tournons vers un hôtel de trois étoiles, Doña
Elvira, où l’inscription se fait rapidement. Pour 54 euros, une dame nous ouvre
les portes d’une chambre de luxe, le petit-déjeuner compris.
Vers 20 h, nous partons vers la rue piétonne où plusieurs restaurants servent le
repas du soir. Cette fois, ce n’est pas nous qui allons vers le restaurant, c’est le
restaurant qui vient vers nous. À chaque fois que nous passons devant l’un
d’eux, un garçon de table nous invite à nous arrêter. Finalement, un vieux
monsieur très amusant vient nous chercher par le bras pour nous amener sur la
terrasse devant le restaurant Casa a Veces. Difficile de refuser son invitation, car
il déploie une panoplie d’artifices avant de nous installer devant une table. Nous
avons droit à un excellent repas, pas très cher, si on fait exception de la bouteille
de vin. Il faut admettre que cette Toro Gran Reserva sort quelque peu de
l’ordinaire par son onction et sa robe, comme disent les connaisseurs.
Nous connaissons une nuit reposante dans cette chambre luxueuse et, au matin,
la patronne elle-même, la Señora Elvira, nous sert un magnifique petit-déjeuner.
Puis, nous plaçons le gros sac sur nos épaules pour redescendre dans la plaine,
en prenant bien soin d’installer correctement le poncho, car une faible pluie
commence à tomber. Le camino passe d’abord par le quartier juif, traverse la
Plaza Santa Magdalena et descend vers la fontaine Sauco-Salamanca. En
moins de 400 mètres, nous nous retrouvons sur la rive du fleuve Duero que nous
suivons, en parallèle, sur une petite route où nous ne croisons personne pendant
une douzaine de kilomètres.
De petites averses se succèdent par intervalle irrégulier. Bien protégés par le
manteau de toile, nous avançons le long du fleuve, jetant parfois un coup d’œil
sur les champs, à notre gauche, où les récoltes semblent très prometteuses,
contrairement aux régions précédentes. Par crainte des inondations sans doute,
les villages se sont installés en terrains plus élevés, loin de notre chemin, de telle
sorte que rien ne vient troubler nos réflexions. Sur ce chemin de terre, les
fermiers ont arrosé leurs champs, et parfois la route, il importe donc de rester
vigilants pour ne pas glisser sur la glaise détrempée ou enfoncer nos bottes dans
les roulières des tracteurs. Après quinze kilomètres, nous traversons une route
qui passe au-dessus du fleuve, en direction de Zamora, alors que nous
continuons en ligne droite jusqu’à Villalazán, cinq kilomètres plus loin.
© 2011 Claude Bernier
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À l’approche de midi, nous nous arrêtons dans un petit bar pour demander un
sandwich. La dame offre de nous servir une assiette. Craignant de l’importuner,
nous hésitons d’abord, mais comme elle insiste, nous ne résistons plus à la
tentation. Nous prenons un excellent repas et, au moment de l’addition, le
propriétaire nous présente un petit portefeuille, voulant absolument que l’on
apporte un souvenir de son village. « Un regalo del pueblo » (un cadeau du
village), affirme-t-il avec un sourire.
À la sortie du bar, un soleil radieux nous accueille. Nous rangeons le poncho
pour le reste de la journée. Pour les six derniers kilomètres, une route très droite,
peu fréquentée, nous amène à l’autre village, Villaralbo où nous espérons nous
arrêter. À la mairie, la jeune dame est sur le point de fermer les portes, quand
nous arrivons. Elle nous indique où se trouve l’hostal et confirme que cet
établissement accueille parfois des pèlerins.
Nous frappons à la porte de l’hostal Casa Aurelia et n’obtenons aucune réponse.
Tout nous laisse croire que l’édifice est fermé pour la journée. Nous traversons le
village pour aller sonner à la Pension Alfonso. Malheureusement, c’est complet,
nous dit la propriétaire. Que faire alors? Nous nous arrêtons à un bar pour
réfléchir, la bière aidant. Le barman nous affirme qu’aucun autre endroit ne peut
nous accueillir dans ce village. Je décide alors de téléphoner au premier hostal
où nous nous sommes arrêtés. Le propriétaire me répond, avec une voix
pâteuse, qu’il vient de terminer sa sieste, qu’il nous attend, nous aurons une
chambre.
De fait, dans une petite bâtisse, à l’arrière de son hostal, cet homme âgé, très
affable, met quelques chambres à la disposition des pèlerins. Il se dit prêt à nous
préparer le souper pour 20 h 30 et, demain matin, son fils nous servira le petitdéjeuner à 7 h 30. Du coup, il règle tous nos problèmes, même si le mécanisme
de la toilette ne fonctionne pas et qu’il faut remplir le bol avec le boyau de la
douche, et que les portes se ferment avec un bon coup d’épaule. Nous sommes
très satisfaits de trouver un toit pour la nuit. Des cordes à linge sont étendues
derrière son établissement, nous n’avons qu’à surveiller les nuages qui
menacent parfois. Encore une fois, la chance nous sourit. Il pleut à gauche, il
pleut à droite, pendant que de chauds rayons de soleil sèchent notre lessive.
Pendant le souper, un gros orage s’abat sur la région. Nous en profitons pour
siroter notre vin en douceur, en attendant la fin de la tempête. Au cours de la
nuit, une douce pluie chantonne sur le toit métallique de notre bâtiment, une
musique qui apaise les muscles fatigués. Au matin, le ciel étant dégagé, après
un bon petit-déjeuner, nous reprenons le gros sac en direction de Zamora.
Pour les sept kilomètres qui nous séparent de la grande ville, nous n’avons pas
le choix, la région étant très habitée, nous marchons sur le bas-côté d’une petite
route. La circulation, peu abondante, ne nous cause aucun problème, mais nous
© 2011 Claude Bernier
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devons garder l’œil ouvert, car sur cette route étroite, aucun accotement ne peut
trouver un espace acceptable. Quand deux voitures se rencontrent, nous cédons
la place et posons un pied dans le fossé. Notre regard ne quitte pas la ville de
Zamora, au loin, devant nous, et nous progressons d’un bon pas.
Ce matin encore, nous marchons le long du Duero, ce long fleuve qui prend sa
source au pied de la Sierra Cantabrica, près de Los Picos de Europa, les plus
hautes montagnes du nord de l’Espagne. Au cours des siècles, le cours d’eau
s’est creusé un nid d’abord en Espagne, mais aussi au Portugal où il a changé
son nom en Douro. L’an dernier, sur le Camino Portugese, nous avons traversé
le Douro à Porto, sur le magnifique pont de fer San Luis. La vallée de ce fleuve
produit les meilleurs vins d’Espagne et du Portugal, c’est pour cette raison que
les Romains mirent tant d’acharnement à la conquérir et que les Arabes livrèrent
de farouches combats pour en garder la possession. Aujourd’hui, cette vallée
prospère comble de bonheur les gens qui l’habitent.
© 2011 Claude Bernier
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Zamora
Une petite route très ancienne nous conduit directement au pont romain qui
enjambe le Duero pour entrer dans Zamora. D’autres routes et d’autres ponts
permettent également d’entrer dans la ville, mais le pèlerin suit la voie
ancestrale, là où les armées romaines et les pèlerins qui venaient de Salamaca
passaient obligatoirement, sur l’unique pont qui traversait le fleuve. À l’entrée,
nous retrouvons les balises de l’autre chemin, La Via de la Plata qui arrive de
Séville. À partir de maintenant, nous allons suivre les indications de ce chemin.
En 2004, nous sommes passés sur ce pont, vers la mi-avril, en provenance de
Séville. Tous les chemins de Compostelle qui viennent du sud de l’Espagne se
recoupent ici et n’en font qu’un à partir de ce pont.
De plus, c’est la quatrième fois que je viens à Zamora, étant passé dans cette
ville, en 1973, avec ma femme, durant notre voyage en Espagne. Pendant que
ma femme étudiait à l’université, chaque été, avec deux petites valises, une tente
japonaise et une Renault 12, nous visitions un pays d’Europe. En 1973, sous la
dictature du Général Franco, très peu de voitures circulaient à travers le pays et
dès que l’on apercevait dans le rétroviseur une grosse Mercedes noire, les vitres
teintées, il fallait céder le passage. Le « bon » général avait divisé le sol
espagnol entre ses colonels et ils étaient les seuls à parcourir l’Espagne en rois
et maîtres. À chaque carrefour de routes, des Caballeros, mitraillettes
allemandes en mains, veillaient à la bonne circulation.
Du côté du Portugal, la situation n’était guère plus rose, Salazar était mort depuis
trois ans, seulement, et le pays ne réussissait pas à se sortir des ornières de la
dictature.
Il y aurait beaucoup à dire sur Zamora, une ville superbe, où l’on peut visiter 38
églises. Chaque année, durant la semaine sainte, la ville accueille des gens de
toutes les régions de l’Espagne pour des festivités grandioses. Pour les
Espagnols, Zamora est une ville sainte, parce que c’est ici que les rois
recevaient leur couronne et qu’un certain chevalier, le Cid Compeador, fut
adoubé par le roi Alfonso VI, avant de devenir le principal héros de la reconquête
de l’Espagne sur les Maures. Son épée allait guerroyer à travers tout le pays, de
l’ouest vers l’est, culbutant tous les ennemis sur son passage. Elle ne trouverait
le repos qu’en 1095, à Valence, en terre conquise, à la mort du héros.
À l’ouest de la ville, sur un rocher élevé au-dessus du fleuve, le vieux quartier est
chargé d’histoire. Viriate, le chef ibère, qui maîtrisait toute la vallée du Duero,
avait élevé ici un premier fort qu’il croyait imprenable. Pompeius, le général
romain, avait dû utiliser la ruse pour l’en déloger. Au IIe siècle, l’empereur romain
Trajan, qui était né à Italica, au nord de Séville, avait contribué beaucoup à
l’embellissement de la ville, en faisant construire des temples sur le promontoire
et en créant de magnifiques jardins, à proximité, que l’on peut admirer encore
© 2011 Claude Bernier
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aujourd’hui. En plus de l’ancienne forteresse romaine, transformée au cours des
siècles par les différents rois espagnols, tous les bâtiments sur cet avancé
rocheux méritent une visite minutieuse. De nombreux châteaux et monuments
rappellent le passé glorieux de la ville. Ces édifices, construits avec de belles
pierres, aux teintes claires, un mélange de rose et d’ocre, présentent des
couleurs éclatantes sous le soleil.
De plus, à cause de sa situation géographique, dans la vallée du Duero, Zamora
regorge de richesses matérielles. Pour qui vient en Espagne pour une première
fois, trois jours au moins sont nécessaires pour découvrir tous les sites
historiques de cette ville.
Aujourd’hui, après avoir traversé le pont romain sur le Duero, nous nous
contentons de progresser à l’intérieur de la ville en direction nord, de suivre les
flèches jaunes pour sortir le plus rapidement et retrouver la campagne. Le
camino contourne le Parador, el Palacio de los Condes qui appartenait jadis au
héros national, El Cid, puis nous longeons l’église de Santiago del Burgo, le
palais de Los Momos, l’église de San Juan de la Puerta Nueva et l’église Santa
Magdalena. Le camino débouche ensuite sur la Plaza Mayor où la mairie, avec
sa magnifique façade, occupe tout le côté EST de la place. Dans une rue
latérale, Santa Clara, nous entrons dans une banque pour retirer de l’argent, et
après un café, nous repartons vers la sortie de la ville. Nous quittons le centreville par la Puerta del Mercadillo. Sur la Plaza San Lazaro, à un carrefour routier,
les indications pour sortir de la ville et poursuivre sur la Via de la Plata sont
clairement affichées. Une longue rue droite, Centra de Hiniesta, traverse
complètement le quartier San Lazaro et nous amène à la sortie. Au dernier
carrefour, un calvaire marque la fin de la ville et un grand panneau expose le
plan de La Via de la Plata et les principaux endroits que nous allons traverser
dans la province Castilla-León.
Un sentier en terre, très droit, suit en parallèle, la route N-630 en direction de
Santamarta. Il est à peine 10 h quand nous retrouvons la campagne, sur un
chemin que l’on connaît bien. En 2004, nous étions passés ici avec pour objectif
de nous rendre à Astorga. Cette année, après deux jours de marche, nous
partirons plutôt sur le Camino Sanabrés, vers Ourense, où je suis passé, seul,
l’an dernier.
Après cinq kilomètres, nous traversons le village de Roales del Pan. En 2004, à
la recherche d’un bar pour le premier café du matin, nous nous étions informés
auprès d’une vieille dame qui se tenait près de la porte de son entrée. Comme il
n’y avait plus de buvette dans le village, elle nous a demandé de nous asseoir
sur un banc, près de l’église, en face de sa maison, elle allait nous préparer un
café. Elle était revenue avec deux grands cafés au lait et de petits biscuits. Le
souvenir de ce geste magnifique, nous l’emporterons avec nous jusque dans
notre tombe.
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Devant l’église, les gens du village ont érigé un monument aux pèlerins : sur une
petite place circulaire, autour de la fontaine, une borne de deux mètres de haut
sur laquelle on a gravé l’effigie du chemin, l’Arco de Caparra miniaturisé, et une
grande plaque de cuivre sur lequel est écrit un message pour encourager le
pèlerin à continuer. À quelques reprises, on retrouvera de telles plaques au
centre des villages que nous traverserons.
L’an dernier, je m’étais arrêté dans la cour intérieure d’une maison privée. La
dame offrait du café et vendait des petits gâteaux. Aujourd’hui, j’espérais trouver
la même situation. Au moment où nous passons, l’entrée de la cour est fermée
par une porte métallique et tout laisse croire que la dame n’offre plus ce service.
Nous n’avons rien mangé depuis ce matin et la faim se fait sentir. Pour moi, j’ai
toujours dans ma pochette de ceinture un sac de cacahouètes qui me permet de
me dépanner, mais Roger n’a rien du tout et je vois qu’il en souffre.
En quittant les dernières habitations, le sentier de terre sur une longue ligne
droite de plus de douze kilomètres se déroule sans fin devant nous. Le soleil
frappe avec ardeur le pauvre pèlerin exposé de tous les côtés. Un chemin de
solitude qui vallonne à peine au milieu de grandes prairies. Cette route très
droite, légèrement surélevée, n’est pas autre chose que l’ancienne voie romaine,
La Via Romana, numéro 24, qui reliait le port de Cadix, au sud, à la ville
d’Oviedo, la capitale des Asturies, au nord.
En arrivant au gîte de Montamarta, il est déjà 14 h. Nous déposons le gros sac
sur un lit et nous nous dirigeons immédiatement vers le bar, sur le bord de la N630, pour dîner. Roger ne se sent pas bien. Je crois que la faim l’a affecté
grandement. Durant le dîner, nous jetons un coup d’œil sur des photos qui
couvrent les murs. Chaque année, en hiver, ont lieu ici les Fiestas del Zangarrón.
Ces fêtes remontent à une période très lointaine. Durant une semaine, du 1 au 6
janvier, un personnage burlesque, vêtu de vêtements bigarrés, la tête couverte
d’un masque de cuir, portant à la ceinture des clochettes de bois et tenant à la
main un grand bâton auquel on a attaché des vessies de porc, se promène dans
le village. Chacun peut lui dire tout ce qu’il pense de ses voisins, de
l’administration municipale et peut même l’insulter, sans aucune impunité. Ce
que les anciens Grecs appelaient « la catharsis ». Ce défoulement collectif attire
des gens des villages de la région qui en font une grande fête. À cette occasion,
les deux bars du village se remplissent à pleine capacité.
En revenant au gîte, nous jetons un regard sur la corde à linge, une pèlerine
vient sûrement de faire sa lessive. Le soleil et le vent qui souffle abondamment
nous promettent un séchage rapide de notre linge. À la fin de la journée, nous
serons sept pèlerins dans ce gîte, six hommes et une femme. Le couple
australien se dirige vers Astorga, alors que Paul, un officier de l’armée
allemande, a l’intention de parcourir le même chemin que nous. Les autres sont
© 2011 Claude Bernier
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des cyclistes espagnols qui font un arrêt d’un soir. Pour nous coucher tôt, nous
rendons visite à la petite épicerie où nous nous procurons le nécessaire pour
souper et déjeuner, le lendemain matin.
Ce matin, 9 septembre, nous quittons tôt le gîte de Montamarta pour profiter de
la fraîcheur du matin. Le couple australien et l’officier de l’armée allemande
partent en même temps que nous. Avec ces trois personnes qui parlent
uniquement anglais, nous avons créé des liens sympathiques qui donnent le
goût de partager de beaux moments.
Le camino traverse le village, puis descend vers l’embalse de Ricobayo, un lac
artificiel créé par un barrage à l’ouest de notre chemin. Nous contournons
l’ermita de la Virgen de Castro, construit sur un rocher isolé au nord du village,
puis le sentier rejoint un chemin de terre, parallèle à la N-630, comme hier. Les
Australiens préfèrent marcher le long de la route, alors que l’officier allemand
nous accompagne. Après quelque cent mètres, il part devant nous, sa marche
étant nettement plus rapide que la nôtre.
Le réservoir d’eau, étroit à ses débuts, s’élargit progressivement formant un lac
d’une grande largeur. Le sentier, sur sa rive EST, ne peut s’en approcher, car
contrairement à 2004, alors qu’il était à sec, cette année, il couvre toute la
surface qu’il lui est assigné. Dans un tel cas, le sentier rejoint la N-630, traverse
la rivière Ricobayo sur le pont de la route nationale et revient sur la rive, à notre
gauche. Un léger détour qui nous permet d’arriver au village de Fortanillo de
Castro par le sud-ouest. Nous nous arrêtons au bar où l’officier allemand et le
couple australien sont attablés. Nous prenons notre café alors que nos trois
compagnons de route se préparent déjà à partir.
Puis, après une légère descente dans la plaine, un chemin de terre poursuit vers
Riego del Camino. La belle température rend très agréable notre promenade sur
cette route rocailleuse et droite, un autre tronçon de l’ancienne Via Romana. En
entrant dans le village, je tiens beaucoup à m’arrêter un bar Pepe où, l’an
dernier, j’étais venu en aide au groupe polonais. Dès que je franchis le seuil du
bar, la dame âgée s’avance vers moi : « El señor Canadiense. »(le monsieur
Canadien) et me prend les deux mains dans les siennes « Muchas Gracias,
Señor, otra vez » (Merci encore, Monsieur). Elle m’a reconnu sur-le-champ.
Lors de mon passage, l’an dernier, le groupe de Polonais ne pouvait s’exprimer
en espagnol. Ils cherchaient un gîte, mais personne ne les comprenait. Les deux
jeunes filles qui accompagnaient le groupe pouvaient s’exprimer en anglais.
Avec elles, j’avais négocié de partager le groupe en deux, dix étaient restés ici
au gîte de Riego del Camino, alors que les autres avaient poursuivi leur route
jusqu’à Granja de Moreruela. J’avais servi d’interprète aussi pour que le groupe
puisse obtenir une messe à l’église du village. Pour cette dame âgée, qui ne
comprenait rien de ce que disaient les Polonais, j’avais été la planche de salut.
© 2011 Claude Bernier
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Lors de notre arrivée au bar, son mari était absent, parti faire des courses. Elle
m’a demandé d’attendre son retour, car il voulait personnellement me remercier.
Ce fut des retrouvailles très émouvantes. Il manquait seulement leur petite-fille
de huit ans qui avait été très serviable pour guider chacun des groupes, soit pour
repartir pour Granja, soit pour se rendre à l’église. De si beaux souvenirs restent
graver dans la mémoire à tout jamais.
Nous reprenons le sentier vers Granja de Moreruela, une longue ligne droite,
toujours parallèle à la N-630, pour les six derniers kilomètres de la journée. En
arrivant dans le village, nous sommes surpris de voir que, l’ancienne école
primaire, sans portes ni fenêtres, où nous avions dormi, en 2004, a été
complètement réaménagée pour devenir le gîte officiel de l’agglomération. Il y a
six ans, nous avions dormi dans la chambre de la maîtresse, absente ce jour-là,
car c’était la seule pièce qui avait conservé sa fenêtre intacte. Au cours de la
nuit, un violent orage s’était abattu sur la pauvre école, créant une immense
mare d’eau dans la salle de classe. J’avais dû faire des prouesses pour me
rendre à la salle de bain, à l’autre extrémité.
Cette année, ce même bâtiment sert de bar, de salle à manger et ouvre deux
petits dortoirs pour les pèlerins de passage. Lors de l’inscription, le jeune homme
nous apprend que nous pouvons dîner et souper sur place. Le petit-déjeuner
sera servi à partir de 7 h, demain matin. Une aubaine!
Nous nous installons dans le dortoir où l’officier allemand a laissé tomber son
sac et prenons la douche avant de nous présenter pour dîner. Le couple
d’Australiens couche dans l’autre dortoir qui sera complété par deux cyclistes
espagnols. Après le repas, arrive un drôle de pèlerin, un homme qui marche
avec des souliers cirés, un sac de coton qu’il porte en bandoulière, qui ne se lave
pas et ne s’est pas rasé depuis des siècles. Il n’adresse la parole à personne et
se couche dès qu’il arrive. Il quitte le gîte avant la fin de la nuit et semble errer
sans but sur le chemin. Nous l’avons vu pour la première fois, hier, et nous
perdrons sa trace, demain. Pour l’instant, il couche en face de moi.
En après-midi, nous faisons un tour du village. En 2004, nous étions allés souper
chez Le Peregrino, un bar à proximité de l’église, sur le haut de la colline. Le
pèlerin en question avait sorti son album de photos et ouvert une bouteille de
« fine », un alcool maison qu’il fabriquait dans ses moments libres, en hiver.
Nous étions redescendus en vitesse, chancelants, les jambes molles, car un
gros orage approchait. Aujourd’hui, avec le soleil qui a retrouvé toute sa vigueur,
nous n’osons pas monter sur la colline, nous contentant de jeter un coup d’œil
sur la grande plaque de cuivre qui explique la séparation des chemins.
Ici, à côté de l’église, les deux chemins se séparent, l’un monte vers Astorga et
rejoint le Camino francés, celui que nous avions suivi en 2004, l’autre tourne à
gauche, en direction du grand monastère Santa Maria de Moreruela, quitte la
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Castille à la pointe sud-est de la Galice, traverse Ourense et rejoint Santiago par
le sud, le chemin que nous allons entreprendre, demain. Ce nouveau tracé
s’appelle le Camino Sanabrés, parce que nous allons passer au pied de l’énorme
forteresse de Sanabria. Le chemin ancestral rejoignait également le sentier
portugais qui arrivait à Laza par les montagnes du Portugal.
Ce matin, 10 septembre, après le petit-déjeuner, nous faisons nos adieux aux
Australiens qui continuent leur route vers Astorga, alors que nous partons pour
Ourense. En cette matinée fraîche qui nous oblige à garder la veste, la journée
s’annonce très belle. À la sortie du village, un chemin de terre à travers les
champs monte sur une élévation qui domine la région. Notre regard s’étend
jusqu’aux montagnes, au loin. Nous quittons définitivement la vaste plaine, plate
et sans arbre, pour des paysages de collines où de petites prairies alternent avec
les boisés. Dans ce décor champêtre, les chênes verts et les cistes parfument
les collines. L’an dernier, en venant de Riego del Camino, j’avais plutôt pris la
petite route qui longeait le monastère en ruines et rejoignait le pont de Quintos
sur le rio Esla. Cette année, nous arrivons au même pont, mais par le chemin de
terre, plus au nord.
Les eaux de la rivière se sont étendues au fond de cette vaste vallée, formant un
véritable miroir où les rives, escarpées et boisées, viennent se mirer, dans la
sérénité de cette matinée, sans vent. Le spectacle est grandiose. Nous
traversons le pont médiéval et poursuivons sur la route. Paul, l’officier allemand,
consulte son guide et résiste à la tentation de reprendre le sentier. Un an
auparavant, Wolfgang, l’allemand de Hambourg, avec qui je marchais, avait pris
ce sentier, un dédale de chênes par des sentes labyrinthiques, et l’avait
beaucoup regretté à cause des difficultés qu’il présentait. Sur ces considérations,
Paul décide de continuer avec nous et part à grands pas vers l’avant. La petite
route, rectiligne, n’a rien de très agréable, mais elle possède un large
accotement et la circulation demeure presque inexistante. Nous avançons d’un
bon pas en toute tranquillité.
Le village de Faramontanos de Tábara est visible de loin au milieu de la plaine
que bordent des collines hérissées d’éoliennes. Dans la partie nord de
l’agglomération, des cavités artificielles ont été creusées dans la colline et
servent de caves à vin. Ces bodegas souterraines conservent le vin à une
température constante.
Nous nous arrêtons au premier bar rencontré. L’endroit, pauvre et exigu, offre
peu de possibilités, mais la dame âgée nous prépare un café, fait maison, dans
sa cuisine, qui nous satisfait. Pour éviter de tomber en panne d’énergie, nous
ajoutons de petites madeleines qui vont soutenir nos forces et reprenons le sac
aussitôt. Il reste six kilomètres pour atteindre Tábara. Des travaux de
construction d’une autoroute, à l’entrée du village, causent bien des problèmes
© 2011 Claude Bernier
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aux marcheurs et aux automobilistes et nous obligent à faire de longs détours. Il
est 13 h quand nous déposons le sac au bar El Roble pour dîner.
Sans attendre, je m’informe pour le gîte auprès de la tenancière. La dame
m’explique où il se trouve. Il suffit de demander la clé à la mairie. Après avoir
bien mangé, nous allons sonner à la porte de l’ayutamiento. Nous nous heurtons
à une porte close. Je téléphone au numéro indiqué dans mon guide. Cette autre
dame m’affirme qu’elle n’a pas la clé. Quelqu’un a dû la prendre pour aller ouvrir
l’albergue, nous n’avons qu’à nous rendre sur place. Nous montons au nord du
village où nous repérons assez rapidement le gîte, toujours verrouillé. Je
téléphone de nouveau à la dame qui me donne une adresse. Rendus à cette
adresse, nous nous heurtons à une autre porte fermée à clé. Finalement, après
une heure et demie de recherche, nous frappons à la porte de l’Aquacil, un
fonctionnaire de la ville, où un enfant nous donne la clé en disant que sa mère va
venir nous voir vers 18 h.
Nous nous installons en toute sérénité dans ce petit gîte très convenable où un
Espagnol se joint à nous vers 17 h. Cet homme, plutôt sympathique, marche
avec des ampoules qui couvrent l’ensemble de ses pieds. À chaque endroit où il
s’arrête, il se rend consulter El Centro de la Salud, l’équivalent de nos urgences,
moins surchargé cependant, pour faire changer ses pansements. Comme dit le
proverbe espagnol : « No Camino, sin dolor. » Pas de chemin sans la douleur. À
le voir marcher avec ses petites espadrilles, avec une semelle mince comme une
feuille de carton, cet Espagnol se complaît dans le masochisme. Une bonne
paire de bottes règlerait la situation. Quand je lui explique la situation, il ne veut
rien savoir et préfère souffrir. Ne connaissant pas l’histoire de sa vie, je me dis
qu’il a peut-être quelques fautes à expier.
Comme le gîte se trouve à l’extérieur du village, à la sortie, nous nous rendons à
l’épicerie pour acheter le nécessaire pour souper et déjeuner demain matin, sans
avoir à descendre au bas de l’agglomération pour trouver un bar capable de
nous servir le café du matin. Tous les quatre, nous connaissons donc une soirée
très paisible, après la visite de l’hospitalera vers 18 h qui nous indique où
déposer la clé. L’imbroglio de ce midi est dû au fait que la clé avait été laissée au
mauvais endroit. L’Espagnol se chargera de cette mission.
En quittant Tábara, nous abandonnons définitivement la plaine, les vastes
espaces vides et les longues lignes droites pour des paysages plus arborés, où
le camino s’encanaille dans des vallons et des sous-bois. Finies les pistes
rectilignes! Le sentier va dans tous les sens, parfois imprévisibles. Ce matin,
nous commençons par une belle montée de 100 mètres qui s’élèvent au-dessus
du village. Avant d’atteindre le sommet, il suffit de pivoter sur nos talons pour
contempler avec admiration la plaine et la région que nous quittons. Après le
Pico La Picola, le sentier divague au milieu des cistes où çà et là des chênes
© 2011 Claude Bernier
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verts pointent une tête. Les châtaigniers font leur apparition et nous croisons de
petites rivières, presque à sec.
Ne sachant vers quoi il avance, le pèlerin fait confiance aux flèches jaunes,
nombreuses, qui jalonnent le chemin. Nous passons progressivement des terres
du sud aux terres celtes. Un changement de climat qui n’est pas désagréable.
Nous arrivons à Bercianos del Valverde, il est légèrement dépassé 11 h. Aucun
bar n’est annoncé, mais Paul nous confirme qu’il a trouvé ici, l’an dernier, un
endroit pour prendre un café. J’interroge un homme âgé qui se déplace à l’aide
d’une canne. À la Casa de los Ancianos (la maison des Anciens), au deuxième
étage, nous trouverons ce qu’il faut. D’un geste de la main, il nous indique la
direction. En arrivant devant l’établissement, Paul reconnaît le bâtiment. Nous
montons au secondo piso où une dame nous prépare un café. Elle nous offre
aussi de petits biscuits, un cadeau des personnes âgées du village. Ainsi
revigorés, nous reprenons le gros sac pour Santa Croya de Tera.
Après avoir traversé le rio Castrón sur un pont romain, nous entrons dans une
forêt de pins qui va nous maintenir à l’ombre pendant quelques kilomètres avant
de déboucher dans la vallée de la rivière Tera, une rivière marécageuse qui
étend ses ramifications dans toutes les directions, faisant reverdir ses rives peu
escarpées. Une vallée luxuriante où les vignes et les cultures maraîchères
s’épanouissent sous le soleil de l’été.
Nous arrivons à la Casa Anita, vers 13 h 30, un gîte privé où la dame, aidée de
sa fille, nous offre le dîner à 15 h et le souper à 20 h 30. Pour le déjeuner du
lendemain, des machines distributrices à la fine pointe du progrès nous
fourniront le café et les petits gâteaux. Je m’étais arrêté ici, l’an dernier, j’avais
beaucoup apprécié la gentillesse de ces gens, même si la présence des 18
Polonais causait quelques problèmes. Au cours de la journée, ayant encore servi
d’interprète, je m’étais promis en soirée de quitter ce groupe qui détournait mon
chemin du sens que je voulais lui donner. Au matin, ils s’étaient levés à 4 h et je
ne les avais plus revus.
Au dîner, nous sommes uniquement trois pèlerins dans ce grand gîte, alors que
pour le souper, six cyclistes, tous espagnols, vont venir s’ajouter à nous. En fin
d’après-midi, nous allons visiter l’église de Santa Marta de Tera, de l’autre côté
de la rivière. Cette ancienne chapelle d’un monastère qui abritait jadis un Ordre
de chevaliers a connu bien des transformations à travers les siècles. Construite
d’abord selon le style wisigoth mozarabe, puis transformée en style roman lors
de la construction du couvent, elle devint par la suite la chapelle d’un château qui
se juxtaposa à ce premier bâtiment. Le portail méridional, le plus ancien de cette
église, est également le plus réussi.
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Une paroissienne s’offre à nous faire visiter l’édifice et à nous expliquer la
signification de chaque partie. Elle commence ses explications dans un français
très ardu. Nous l’invitons à poursuivre en espagnol, nos échanges seront plus
fluides. Ce qu’elle s’empresse de faire, la libérant d’un poids qu’elle s’était
imposé malgré elle. Au dos d’une colonnade se trouve une statue de bois de
saint Jacques, la plus âgée de toutes les statues des chemins de Compostelle.
Ce n’est pas par hasard si nous retrouvons une photocopie de cette statue sur
tous les panneaux de Compostelle, jusqu’à notre entrée en Galice.
En soirée, nous nous retrouvons seuls dans l’albergue, les Espagnols s’étant
rassemblés dans un bar à proximité pour voir une partie de football. Dès les
premières lueurs de l’aube, nous nous levons tôt, quittons le dortoir sans faire de
bruit, car les cyclistes espagnols dorment encore. Le petit-déjeuner, tiré des
machines distributrices, nous suffit amplement.
Pendant six kilomètres, le sentier suit la rive nord de la rivière Tera, au milieu
d’une magnifique forêt de grands pins, sur un chemin de terre qui imite les
contours du cours d’eau. Puis, nous traversons un pont et poursuivons sur la rive
sud, sans que le sentier ne s’éloigne jamais très loin de la rivière.
À Calzadilla de Tera, je revois la petite maison de pierres où je m’étais arrêté
pour laisser les Polonais filer devant moi. Le village possédait peu de
ressources. Lors de l’inscription, la vieille dame, responsable de ce gîte de
quatre places, m’avait vendu un sac de macaroni, un pot de sauce tomate et une
bouteille de vin pour cinq euros. J’avais donc mangé du macaroni pour le dîner,
le souper et le petit-déjeuner du lendemain. Inutile de vous dire que je me suis
tenu loin du macaroni pour le reste du chemin. Le seul fait de voir un plat de ce
type me faisait lever le cœur. Les heures passées dans ce village avaient malgré
tout laissé de beaux souvenirs. Après le nettoyage du gîte qui en avait un grand
besoin, j’avais aménagé un cimetière de mouches où chaque nouvelle victime
venait retrouver les cadavres de ses consœurs, alignés sur le rebord de l’unique
fenêtre extérieure de ce petit bâtiment. Un ruisseau qui gazouillait devant le banc
de pierre où je me tenais à l’ombre égaya une partie de mon après-midi.
Le sentier chemine ensuite le long d’un canal jusqu’à Olleros de Tera. À la sortie
du village, un couple âgé nettoie leur bar après les festivités de la veille. Ici, la
partie de football a laissé bien des traces sur le plancher. Dans les petits villages,
les Espagnols ont l’habitude de tout jeter par terre et quand l’émotion monte, les
mégots de cigarettes et les écailles de cacahouètes descendent. La vie
espagnole s’exprime ainsi. À notre arrivée, madame laisse tomber le balai et
nous sert un bon café.
Le sentier offre ensuite deux possibilités : suivre une petite route qui se dirige en
ligne droite vers l’Embalse Nuestra Señora de Agavansal ou encore emprunter le
chemin le long de la ligne téléphonique. L’an dernier, j’avais pris le second, cette
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année, nous nous engageons tous les trois sur le premier. Les deux chemins
conduisent au même endroit, au barrage électrique sur le grand réservoir d’eau,
mais par des voies différentes. Ce barrage, nous le traversons pour rejoindre la
rive nord.
Une petite route asphaltée longe le réservoir jusqu’au village de Vilar Farfón, en
bonne partie abandonnée depuis la montée des eaux. La suite du parcours
s’accomplit à travers une lande désolée et vide de toute habitation où la
présence constante de rochers laisse peu de place à la végétation. Nous
arrivons à Rionegro del Puente vers 14 h en rejoignant la N-525.
Après avoir déposé le sac dans le gîte, Paul nous conseille d’aller dîner au Bar
Centro. Sur place, le jeune homme nous informe qu’ils ne servent que des
bocadillos. Désireux de manger autre chose que des sandwiches, nous nous
arrêtons au bar El Palacio, où l’an dernier ce barman avait fait preuve de grande
gentillesse pour les quatre pèlerins que nous étions. Son attitude n’a pas
changé. Dès notre entrée, il met une nappe de papier sur une petite table et
nous présente son menu du jour. Un court texte, au verso de l’image de la Vierge
Noire que l’évêque de Puy-en-Velay nous avait donnée en 2001, reste pour moi
la ligne de pensée qui a toujours guidé mes pas. « Le pèlerin ne demande rien,
n’exige rien, il prend ce qu’on lui donne. » Nous acceptons donc le repas du
barman sans aucune hésitation, précédé naturellement de la potion habituelle
pour étancher notre soif.
Pour une population de 400 habitants, il est surprenant de retrouver dans ce
village un si bel albergue, rénové, entretenu avec soin. Ce bâtiment sert de gîte
depuis le Xe siècle. Il appartient encore à une très ancienne confrérie qui a pour
siège social le sanctuaire de Nuestra Señora de la Carballeda, le sanctuaire le
plus important de la région, situé juste en face du gîte, l’église de la Virgen de la
Carballeda. La chapelle de ce monastère qui logeait aussi un Ordre de
Chevaliers est demeurée telle quelle, alors que l’ancien couvent, transformé, sert
maintenant à l’administration de cette confrérie. Les gens de cette association,
des laïcs pour la plupart, doivent donner à la confrérie un pourcentage de leurs
avoirs, à l’heure de leur mort. Avec cet argent, au cours des siècles, la confrérie
a aménagé des chemins, construit 35 ponts, érigé de nombreux gîtes pour les
pèlerins et mis sur pied plus de 30 hôpitaux. Dans la région que nous traversons
présentement, cette association est devenue en quelque sorte le principal
moteur économique. Ce qui explique que nous allons coucher, ce soir, dans un
très beau gîte.
Nous sommes parmi les premiers pèlerins à entrer dans l’albergue. Un couple de
cyclistes espagnols ont ouvert les portes et se sont installés à l’extrémité du
premier étage, nous montons alors le bel escalier en chêne, au second étage, où
une dizaine de lits, seulement, bien espacés, remplissent ce joli dortoir sous les
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fermes du toit. Pour l’instant, nous prenons possession des trois premiers lits,
mais, en fin de journée, six autres d’entre eux seront occupés.
Au cours de l’après-midi, je frappe en vain à la porte de la bibliothèque
municipale où, l’an dernier, j’avais eu une longue conversation avec la
bibliothécaire. Un homme assis sur la terrasse du bar El Palacio m’explique la
situation. À cause de la crise financière en Espagne, les budgets consacrés à la
culture ont été complètement coupés. À travers la porte vitrée, on peut
apercevoir les ordinateurs, les rangées de livres, mais personne n’est payé pour
s’en occuper. La culture attend donc la fin de la crise pour reprendre vie. Une
triste nouvelle pour moi qui voulait envoyer un message au Québec.
En soirée, nous retournons au bar El Palacio pour le souper. La petite salle s’est
remplie. Les pèlerins étrangers se sont mis à table, alors que les Espagnols
attendent pour manger plus tard.
Dans l’albergue, en plus du couple espagnol, un Anglais et deux Allemands se
sont joints à nous, alors qu’une dizaine de cyclistes espagnols se sont installés
au premier étage. Parmi eux, l’homme aux pieds bandés qui nous annonce qu’il
quitte le chemin. Demain, il va reprendre l’autobus pour Valladolid. Ses jambes
ont commencé à enfler, le médecin lui ordonne de retourner chez lui et de se
faire soigner.
Le lendemain matin, nous quittons le gîte tôt. Tous les pèlerins du second étage
sortent du gîte en même temps pour se rendre déjeuner dès 7 h au bar El
Palacio, alors que les Espagnols, au premier étage, dorment encore. Une
matinée fraîche qui donne le goût de marcher.
La présence de l’autoroute A-52 et de la N-525 rend la sortie du village un peu
chaotique. Nous sommes coincés dans un lacis de routes qui n’offre rien de très
poétique au pauvre marcheur qui cherche le fil conducteur parmi les viaducs et
les carrefours. Finalement, un chemin de terre à proximité de la route nationale,
un long ruban d’une dizaine de kilomètres, toujours rectiligne, nous amène
jusqu’à Mombouey, un village tout en longueur qui tire son originalité de son
église paroissiale Nuestra Señora de Asunción, un édifice roman qui appartenait
à l’Ordre des Templiers. Sa tour clocher, atypique, sur laquelle, à son sommet,
fut gravée une énorme tête de bœuf (buey) n’est pas étrangère avec l’appellation
du village.
Nous nous arrêtons pour un café et nous en profitons pour visiter la banque et
l’épicerie, car rien ne laisse croire que l’on va trouver une tienda d’alimentation
dans les autres villages.
Nous quittons Mombouey sur un sentier rocheux, parallèle à la route nationale N525 qui possède toutes les caractéristiques d’une voie romaine. Puis, après deux
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kilomètres, le chemin s’écarte vers la gauche pour mieux profiter de la
campagne. Notre bonheur dure peu, car des travaux récents pour compléter
l’autoroute font dévier notre sentier dans des directions parfois opposées, nous
obligeant à rester vigilants pour reconnaître les bonnes indications. En plus, la
région est désertique. La lande et la forêt, le schiste et le granit sont
omniprésents. Les villages avec leurs habitats austères et leurs minuscules
ermitas se succèdent à un rythme soutenu. Ces hameaux dépeuplés, ruinés ou
abandonnés, offrent peu de secours au marcheur qui avance à travers la région.
Parmi les agglomérations traversées, Valdemerilla, San Salvador de Palazuelo
et Entrepeñas, seul Cernadilla, où je m’étais arrêté l’an dernier, semble tirer son
épingle du jeu. Pour des raisons que nous ne connaissons pas, ce dernier village
exhibe une certaine prospérité et plusieurs bâtiments neufs ont vu le jour
récemment. D’ailleurs, j’avais dormi dans un grand gîte, juste au-dessus de la
Casa de los Ancianos, un genre de Club de l’âge d’or, nouvellement construit et
bien pourvu d’activités propres aux aînés. L’agréable réception par des membres
de ce groupe qui s’étaient beaucoup intéressés aux récits de mes chemins
m’avait profondément touché.
Nous nous arrêtons à Asturianos, un petit village le long de la N-525 qui compte
moins de 400 habitants. Selon notre guide, il est possible de trouver ici un gîte
pour pèlerins dans le grand centre sportif régional. La proximité de la route
nationale explique sans doute la raison de telles installations sportives. Comme
les bâtiments sont situés sur une colline, en dehors du village, nous déposons le
sac sur la terrasse d’un bar, le long de la route, pour dîner. Nous prenons une
bière en attendant qu’une table se libère, car, à l’heure des repas, l’achalandage
semble soutenu.
En arrivant devant le grand édifice, nous sommes d’abord surpris de sa
dimension et de son architecture, un bâtiment aussi vaste, perdu sur une colline
déserte. Une autre surprise nous attend : une cafétéria sert des repas. Au
moment de l’inscription, la dame nous invite à rester ici pour souper. Une telle
offre ne se refuse pas. À l’extrémité des gymnases, une chambre avec quatre lits
et des sanitaires très modernes sert de gîte aux pèlerins de passage. Nous
avons donc tout sur place. En fin d’après-midi, pendant que notre lessive sèche
sur des cordes, nous faisons quelques pas autour du centre sportif, aucunement
intéressé à redescendre dans le village, sous les chauds rayons du soleil.
Pour souper, la dame nous prépare une grande pizza faite maison, que nous
accompagnons d’une très bonne bouteille de la région. Au moment de l’addition,
nous nous procurons jus de fruits et petits gâteaux, car il sera impossible de
trouver le petit-déjeuner dans le village. Pendant le repas, deux Espagnols se
sont arrêtés pour prendre une douche dans notre salle de bain. Ces deux
marcheurs, pour guérir des muscles endoloris, avant de partir dormir chez des
amis, enduisent leur corps d’une crème qui pue terriblement, une odeur qui me
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rappelle de très mauvais souvenirs. En 2001, dans le gîte de Ponteferrada, nous
étions dans la même chambre que deux Espagnols qui s’étaient graissés avec
ce produit. Roger et moi, nous n’avions pas dormi de la nuit et avions failli être
malades, asphyxiés par cette peste. Et en plus, les Espagnols ne voulaient pas
faire aérer la pièce, pour que cette puanteur agisse avec plus d’efficacité,
disaient-ils.
Cette année, heureusement, après la séance de graissage, les Espagnols
quittent nos locaux. Nous mettons près d’une heure pour faire circuler l’air, en
ouvrant les fenêtres et faisant fonctionner à plein régime le système d’aération
de l’édifice. Au moment de réintégrer les lieux, les bonnes odeurs de la
campagne et des chênes verts, à proximité, ont envahi notre dortoir. Nous
connaissons une très bonne nuit de sommeil.
Au lever, nous mangeons notre petit-déjeuner dans le dortoir, puis nous
verrouillons portes et fenêtres et laissons tomber les clés dans la boîte à lettres
près de la cafétéria. Nous descendons au bas du village pour retrouver les
balises et dès que nous rejoignons la route, les flèches jaunes nous amènent sur
le sentier. Un chemin de terre louvoie à peu de distance de la N-525, ce qui nous
permet d’alterner entre les bas-côtés de la route ou le sentier à proximité, durant
les dix premiers kilomètres. À partir d’Otero de Sanabria où nous nous sommes
arrêtés pour un café, nous empruntons définitivement le sentier, la circulation sur
la route nationale devenant un réel danger.
Les villages de Remesal et Palacios de Sanabria n’ont pu résister à l’usure du
temps. Ces lourdes maisons de pierres, pourtant bien adaptées au paysage de
montagne sont de plus en plus désertées. Moins d’une centaine d’habitants
occupent encore ces maisons rustiques dans chacun de ces villages. Plusieurs
édifices en ruines, surtout dans la localité abandonnée de Triufé, témoignent
encore de la vie du passé. Le sentier se permet un tracé labyrinthique à travers
ces villages pour mieux nous les faire découvrir.
Vers 10 h, nous apercevons au loin la forteresse de Puebla de Sanabria,
perchée sur son pic rocheux, à plus 1 000 mètres d’altitude. Il faut près d’une
heure pour s’en approcher. En cette journée radieuse où pas un seul nuage
n’ose se montrer dans le ciel, nous avançons à bons pas vers la ville, le regard
fixé sur la citadelle.
De colline en colline, nous nous élevons progressivement vers les premières
habitations de la plus grande agglomération de la région. Puis, descendant vers
la rivière Tera, au pied de la citadelle, nous nous arrêtons au gîte privé, le long
de la rue principale. Roger veut jeter un coup d’œil sur cet albergue dont je lui
avais vanté les mérites. L’homme âgé qui m’avait reçu l’an dernier nous conduit
à travers l’édifice pour nous montrer les améliorations apportées au cours de
l’hiver. Ce gîte, certainement l’un des plus beaux et des plus fonctionnels dans
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lequel j’ai eu l’occasion de dormir, fait honneur à ceux qui l’ont conçu. Ici, le
pèlerin va trouver les meilleures conditions pour passer un séjour très agréable.
En face, deux restaurants et une épicerie peuvent combler ses besoins. Nous
prenons un café au bar, près du pont, et un sandwich dans la tienda, avant de
remettre le sac sur nos épaules.
L’immense forteresse, en face de nous, de l’autre côté de la rivière Tera, sur son
très haut rocher qui domine la région, hébergea d’abord un fortin celte. Puis les
Romains y construisirent un castro fortifié, pendant qu’une ville se développait à
ses pieds. Selon d’anciens documents, la construction de la citadelle aurait
commencé dès 589, sous le règne des Wisigoths. Et les Contes de Benavente
qui en avaient le contrôle au XVe siècle décidèrent d’en faire une forteresse
imprenable. Alonzo Rodriguez de Pimentel en fut le principal promoteur. La
forteresse apporta par la suite une aide précieuse aux rois catholiques dans
leurs échauffourées avec le Portugal. Au cœur du château se dresse l’imposant
donjon, appelé « Macho » auquel on accède par un pont-levis. À l’intérieur des
murs, la Plaza Mayor regroupe les principaux monuments civils et religieux : la
Iglesia Nuestra Señora del Azogue, l’ermita de San Cayetano, la mairie et le
musée de Los Gigantes.
Une promenade sur la muraille permet d’admirer la rivière Tera dont les
méandres s’étendent au loin dans la plaine, la ville de Puebla de Sanabria à nos
pieds et les montagnes de León à notre gauche. Pour ceux qui n’ont pas le
vertige, il est possible de descendre du donjon jusqu’à la rivière par un escalier
étroit et très pentu, une expérience où il faut y réfléchir deux fois avant de
l’entreprendre.
Quant à nous, en ce bel avant-midi, désireux de nous rendre à Requejo pour
manger et dormir, nous traversons le pont sur la rivière Tera et deux cents
mètres plus loin, prenons le sentier qui longe le rio Castro qui coule dans la
vallée, souvent en cascades, et se jette dans la rivière Tera, beaucoup plus
calme. Ce sentier, légèrement rocailleux, s’élève en douceur, se glisse sous les
arbres et suit de très près les mouvements du cours d’eau dont le débit rapide
chantonne à nos oreilles. Une série de murs de granit sépare de petites prairies.
Des moments de grande tranquillité, loin de la ville et des bruits de la route, que
nous apprécions grandement.
Le sentier rejoint la route N-525 que nous traversons pour entrer dans Terroso,
une petite agglomération d’une dizaine de maisons. Le long de ce sentier
rocailleux, d’anciennes bornes romaines rappellent qu’un camp militaire
surveillait le passage des caravanes dans la vallée. Un groupe de maisons, juste
à côté, s’appelle Les Castros. Et trois kilomètres plus loin, nous entrons dans
Requejo. Pour s’arrêter ici, nous avons fait confiance au guide allemand de Paul,
car les nôtres ne donnent pas cette information : à côté de l’hôtel Maite, un
nouveau gîte accueille les pèlerins.
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À 14 h, nous sommes les premiers pèlerins à se présenter devant la Casa
Cerviño. Une dame, assise à l’entrée de l’établissement, nous attend pour
l’inscription. Nous pouvons donc nous installer dans un coin tranquille avant
qu’une dizaine d’autres marcheurs viennent nous rejoindre. L’hôtel à deux pas
de notre gîte sert des repas. Nous déposons le sac et, sans plus tarder, nous
nous rendons dîner. En après-midi, un large balcon, exposé au soleil, permet de
faire sécher le linge. Depuis notre départ de Zamora, la température se maintient
très belle, et ainsi le séchage de nos vêtements ne pose jamais de problème.
Requejo est un village de montagne très prisé des randonneurs qui aiment
marcher sur des sentiers en altitude. Ses maisons traditionnelles en granit et
balcon de bois ressemblent à certaines habitations bretonnes. La forêt de
Teledelo, toute proche, est riche en une variété d’ifs peu commune.
En fin d’après-midi, nous cherchons en vain un endroit différent pour souper,
mais le village ne possède pas d’autres ressources. Vers 20 h 30, nous nous
rendons à l’hôtel. Ne voulant pas d’un repas trop copieux, le cuisinier nous
prépare une grande assiette de viande froide, accompagnée d’une petite salade.
En y ajoutant une bonne bouteille de vin de la région, ce repas comble
amplement nos besoins alimentaires. Nous nous couchons tôt, même si les
Espagnols dans la salle d’à côté continuent à festoyer.
Le bar de l’hôtel Maite ouvre ses portes à 7 h. Dans la noirceur du matin, nous
sommes sept marcheurs à espérer l’ouverture. Après le petit-déjeuner, nous
quittons Requejo, alors que les ombres de la nuit s’enfuient au fond de la vallée.
Le trajet d’aujourd’hui se résume en peu de mots : une forte montée vers
Padornelo (300 mètres de dénivelé) et une lente descente vers Lubian. La
majorité du parcours se fait le long de la route. À quelques reprises, nous tentons
de marcher sur le sentier qui nous ramène chaque fois vers la route. Nous
avançons au creux d’une vallée, au milieu de hautes montagnes qui laissent trop
peu d’espace pour un sentier, une route nationale et une autoroute. Nous devons
donc nous contenter de ces conditions difficiles laissées aux marcheurs pour
avancer malgré tout, sans l’aide d’un véhicule motorisé.
La route nationale monte en lacets qui ralentissent grandement la vitesse des
véhicules. Nous devons quand même rester vigilants, car des conducteurs
agressifs ne se gênent pas pour frôler avec impudence le pauvre marcheur qui
souffre, penché vers l’avant, avec son gros sac sur les épaules. Quand
l’occasion se présente, nous prenons un petit bout de sentier, pour diminuer le
stress causé par les voitures.
Après onze kilomètres de montée, nous atteignons le sommet de la montagne. À
1300 mètres d’altitude, nous sommes plus hauts que le Col de Canda (1260 m)
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que nous allons traverser, demain, et à la même hauteur que l’agglomération de
O Cebreiro, en Galice, sur le Camino Francés. En face du village de Padornelo,
sur le côté de la route nationale, un bar peut nous servir un café. Nous déposons
le sac avec plaisir. L’aménagement intérieur de ce bar se distingue à bien des
égards. Des saucissons de toutes les formes et de toutes les grosseurs sont
accrochés au plafond. Des jambons aux teintes variées sont exposés sur les
comptoirs tout autour de la salle à manger, pendant que des tables et des
chaises rustiques forment l’ameublement de l’établissement. La gentillesse du
barman n’a d’égal que sa simplicité. Comme nous dit un vieux monsieur sur le
bord de la porte : « Si tu passes sur cette route, il faut s’arrêter ici. »
Peu après la sortie du bar, nous quittons la route nationale en direction de
Aciberos, un tout petit village, où nous croisons le sentier qui part vers Lubian.
Un beau sentier en forêt qui normalement ne manque pas de charme, mais, au
moment où nous passons, une conduite d’eau s’est brisée, transformant les
chemins pentus en de véritables ruisseaux. À un certain moment, le débit devient
si intense que je me vois dans l’obligation de passer par la prairie.
Malheureusement, mes bottes s’enfoncent dans le sol imbibé d’eau et se
remplissent d’un liquide boueux que je dois transporter jusque sur la colline, à
l’entrée du village.
Au moment où je me présente devant l’albergue, la jeune fille qui vient de
terminer le ménage se prépare à partir. Elle me laisse la porte ouverte et
j’attends sur le seuil Roger et Paul qui arrivent derrière moi. Nous pouvons donc
nous installer immédiatement au deuxième étage où un large balcon nous
permet, ici aussi, de faire sécher notre linge. Je profite de cet espace sec pour
nettoyer mes bottes et les exposer au soleil. Puis je me rends la Casa rural Irene
pour m’informer où l’on peut trouver à manger. Pour le dîner, la dame se dit prête
à nous servir dans une demi-heure. Je reviens au gîte pour annoncer la bonne
nouvelle au moment où un couple de pèlerins se présente à l’entrée du gîte :
madame est française et monsieur espagnol. Une rencontre qui s’est opérée,
l’an dernier, sur le Camino francés et dont les effets se font sentir aujourd’hui, sur
ce nouveau chemin.
Finalement, nous nous retrouvons tous les cinq à La Casa Irene pour dîner.
Dans cette maison rustique, madame a transformé son salon en une petite salle
à manger, décorée avec soin. Elle nous prépare un repas selon la gastronomie
régionale. Le tout se déroule avec simplicité, cordialité où la chaleur humaine
demeure bien présente. Un beau cadeau pour le pèlerin qui commençait à
s’habituer à l’anonymat des petits bars, le long des routes.
En après-midi, nous nous rendons faire une visite de ce village de montagne où
le granit est utilisé à toutes les sauces. Les Romains avaient construit un castro
pour surveiller la circulation des caravanes et protéger les marcheurs qui
traversaient les montagnes. À cette époque, la région était infestée de loups. Au
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Moyen Âge, des chevaliers avaient occupé les mêmes fortifications pour aider
les pèlerins qui parcouraient la vallée en groupe, car des bandes de voleurs
s’étaient jointes aux meutes de loups. Pour les autorités qui veillaient au bon
fonctionnement du chemin, ce défilé entre de hauts murs de pierres représentait
tous les dangers.
Il reste peu de souvenirs de cette période difficile. L’église San Mamed, un
édifice lourd, bas, bien adapté à la montagne occupe le centre d’une petite
place ; à ses côtés, de vieux bâtiments servaient de gîtes aux pèlerins. Plusieurs
de ces habitations auraient été construites avec les pierres utilisées pour les
anciennes fortifications. Bref, au cours des années, les gens du village ont fait du
neuf avec le vieux.
Ce village, haut perché, accroché à la montagne, observe de sa hauteur la route
nationale et l’autoroute qui s’étendent à ses pieds. Les petites ruelles, étroites,
pierreuses, ne permettent pas la circulation automobile. Une seule voie
carrossable, au-dessus du village, donne accès aux véhicules. Avec tous ses
bâtiments en pierre et la présence de granit partout, ce village demeure unique
comme celui d’O Cebreiro, sur le Camino francés.
En fin d’après-midi, nous passons par l’épicerie pour acheter le souper et le petitdéjeuner du lendemain. Nous entrons dans la tienda, alors que les lumières
viennent de s’éteindre, mais dès que la dame reconnaît en nous des pèlerins,
elle s’empresse de mettre un peu de clarté. Au souper, nous nous installons tous
les cinq autour de la même table, le couple franco-espagnol et nous trois, Paul,
Roger et moi. Quelques cyclistes viennent se joindre à nous dans le dortoir, mais
ferons bande à part pour le souper.
Au matin, après le petit-déjeuner pris à l’albergue, nous nous proposons de
monter au Col de Canda, en suivant la route nationale. Mais d’abord, le sentier
s’engage sur un chemin isolé, dans un décor très agréable, qui nous conduit au
sanctuaire de Tuiza et prend fin, 100 mètres plus loin, devant la petite ermita.
Paul, l’officier de l’armée allemande, aimerait bien faire l’essai du sentier, alors
que notre guide affirme expressément que ce chemin n’existe plus. Pourtant, les
flèches sont bien présentes et même, elles ont été retouchées tout récemment.
Après les premiers pas, nous observons que des empreintes de bottines de
marche datent des derniers jours. Ce sentier bien entretenu mérite plus qu’un
essai. Nous décidons de poursuivre. Finalement, au prix de durs efforts, nous
allons monter jusqu’au sommet de la montagne, sur ce sentier pentu, rocailleux,
parmi des arbustes qui fouettent nos jambes et nos visages. Et quelle joie de
passer au-dessus des tunnels de la route nationale et de l’autoroute et de se
retrouver sur un immense rocher, où, d’un côté, nous voyons la province de
Zamora et de l’autre, la Galice. À nos pieds, une borne typique des chemins de
Compostelle sur laquelle est gravée sur une petite plaque : 246 km 244, la
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distance précise pour se rendre à Santiago. Derrière nous, un panneau indique
l’altitude (1262 m).
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La Galice
Pour le pèlerin qui marche depuis des semaines, l’entrée dans la Galice annonce
l’arrivée prochaine au but ultime : la basilique de Saint-Jacques de Compostelle.
Que l’on vienne du nord ou du sud, les paysages de cette province de l’Espagne
éveillent des émotions qui ne laissent pas le marcheur indifférent. Sur les collines
boisées, les châtaigniers rivalisent avec les grands chênes, alors qu’au fond des
vallées, les eucalyptus filiformes enfoncent leurs racines profondément dans la
terre humide, laissant planer leur arôme sur les sentiers et dressant fièrement
leur cime. Ces grands arbres camouflent à peine les rochers qui sortent une tête
ici et là et émergent à travers la verdure, arrosée fréquemment par les pluies qui
viennent de la mer. Les feuilles de gui, accrochées à ces arbres, nous rappellent
que nous sommes en terre celtique, au pays des druides.
Cette pointe rocheuse qui s’avance vers l’océan Atlantique est aussi le berceau
d’une nation dont les chansons, le folklore et la danse, aux accents particuliers,
évoquent un passé lointain et mystérieux. Il suffit d’assister une seule fois à l’une
des fêtes celtiques, aux solstices de juin, pour reconnaître que ces gens ont
conservé de leur passé des traditions qui les portent encore. La Galice, en
Espagne, est une province à nulle autre pareille. La parcourir en douceur apporte
généralement au pèlerin qui la traverse des souvenirs impérissables.
La simplicité et la gentillesse de los Galiegos demeurent proverbiales. Ces gens
qui nous accueillent si chaleureusement vivent des pèlerins. Nous leur apportons
nos maigres deniers, alors que de leur côté, la sympathie et la générosité qu’ils
manifestent envers nous tissent des liens, souvent silencieux, au-delà de nos
différences de langue, que nous associons volontiers à la réussite de notre
pèlerinage. Pour eux, Saint-Jacques de Compostelle est indissociable de leur
univers, alors que pour nous, c’est la fin d’une démarche qui marque souvent le
début d’une autre vie. La Galice est un lieu de rencontres que l’on retrouve
difficilement ailleurs. Cette terre d’accueil fait partie de notre pèlerinage et notre
chemin prendrait une autre dimension, sans ces gens qui l’animent et contribuent
à son succès. Après dix chemins, je dois l’admettre en toute humilité,
aujourd’hui, je pourrais me passer facilement de Santiago, de sa foire et de ses
boutiques, mais pas de la Galice et des Galiegos.
La montée au col de Canda a été assez rude. Avec le vent frais qui souffle sur
les sommets, nous n’osons pas déposer le sac, de peur d’exposer notre dos aux
courants d’air froid, ce qui ne resterait pas sans conséquence. Après avoir
contemplé la vallée et pris quelques photos, nous retournons vers le sentier qui
se fraie un passage entre la route nationale, l’autoroute A52 et descend en pente
raide vers Vilavella. Pendant trois kilomètres, sur ce sentier de chèvres, nous
descendons entre les pierres, les grands chênes et des vaches, au regard
hébété, qui ruminent avec nonchalance. Aucun doute possible, nous sommes
bien arrivés dans la verte Galice.
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Après la traversée de l’autoroute, sous un viaduc, nous entrons dans Vilavilla
sous un ciel gris qui annonce de prochaines averses. Sur la rue principale, un
hôtel offre des moments de détente dans des spas à ciel ouvert et des massages
tout en douceur pour des « poules de luxe ». Avec nos gros sacs et nos bottes
couvertes de boue, notre entrée dans le petit bar étonne pour le moins. Sans
sourciller, la jeune fille au teint basané et au maquillage parfaitement posé nous
apporte une tasse de café qui permet de faire une pause bien appréciée.
Le sentier poursuit ensuite la descente à travers la vieille partie de la ville pour
rejoindre un chemin qui suit en parallèle un petit ruisseau. Deux rangées de
pierre plates, le long du cours d’eau, permettent de marcher en toute sécurité,
après avoir nettoyé nos bottes couvertes de boue, dans l’eau limpide de la
montagne. Lorsqu’un ruisseau envahit le tracé d’un chemin, les Galiciens ont
l’habitude de construire une corredoira, une sorte de trottoir constitué de grosses
dalles de granit ou d’ardoise qui assure le passage à sec, et sous lesquelles
l’eau peut continuer de s’écouler.
Le chemin débouche alors sur une verte prairie où les belles vaches de la Galice
nous accueillent avec une grande docilité. Le sentier, parfumé par de
nombreuses bouses que laissent choir volontiers ces ruminants, serpente entre
de grosses pierres de granit, au milieu de collines qui procurent au pèlerin paix et
tranquillité.
Après toutes ces journées passées à proximité des routes et des habitations, il
fait bon de retrouver le silence des grands espaces, la sérénité de la nature.
Chacun de nous trois reprend facilement son rythme de marche. Paul, l’officier
allemand, avance d’un bon pas, alors que Roger suit derrière. J’apprécie de
marcher à l’arrière, perdu dans mes rêves, uniquement occupé à surveiller le
sentier, contourner les obstacles, pendant que mon regard oscille entre le sol et
les paysages qui s’ouvrent devant moi. Marcher ainsi dans la solitude me remplit
d’un bien-être à nul autre pareil.
Pendant un moment, le sentier chemine entre des murets de pierres plates pour
permettre plus facilement le passage des troupeaux de vaches laitières, puis les
sommets des collines présentent un triste décor. Un été sans pluie a créé un état
de sécheresse, très dommageable à l’environnement. Les Espagnols qui n’ont
pas mis encore un frein à leur envie de fumer ont l’habitude de lancer leurs
mégots dans toutes les directions. Cette année, les conséquences ont été
particulièrement catastrophiques dans les régions désertiques : de nombreux
incendies ont détruit des collines entières de boisés. Les troncs d’arbre en partie
calcinés, dépouillés de leur feuillage et de leurs branches, ressemblent à
d’étranges squelettes noircis qui hantent les sentiers et créent un décor
hallucinant. Nous avions appris, avant notre arrivée, que la Galice avait été
particulièrement touchée, cette année, par des incendies qui s’étaient prolongés
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jusqu’à l’arrivée des pluies de la mi-septembre. La découverte de ces régions
sinistrées n’invite guère le pèlerin à s’y attarder.
Le sentier débouche enfin sur une clairière, près du village d’O Pereiro, où
l’ermita de la Virgen de Loreto paraît complètement abandonnée au milieu de la
végétation. Ses murs massifs, malgré un campanile d’une étonnante légèreté,
rappellent certaines églises de la Bretagne, en France. Ici, le granit est présent
partout et seules ces grosses pierres peuvent résister aux vents glacials de
l’hiver. Dépassé la petite agglomération, un chemin agricole s’offre un slalom
parmi les blocs granitiques qui parsèment la campagne environnante.
À une croisée de routes, un sentier tortueux monte au milieu de grosses roches,
dans un décor aride, vers le prochain village, Cañizo, le sommet de la région qui
permet un dernier regard sur les montagnes du Portugal à notre gauche et sur le
col de Canda, derrière nous.
Puis, au loin, apparaît déjà la ville de Gudiña, au milieu de la plaine. Nous
accélérons le pas, car, même si nous avançons sous un ciel encore ensoleillé,
les nuages qui montent du sud laissent présager un orage fort qui se prépare.
Après la traversée des collines incendiées, la descente vers la ville n’offre rien
d’intéressant. Nous marchons d’abord sur le bord de la route avant d’atteindre un
petit sentier, parallèle au goudron, qui contourne des usines avant de descendre
vers le tunnel qui s’engouffre sous la voie ferrée d’où nous apercevons
l’albergue, à notre droite. Ce grand édifice, qui peut accueillir 80 pèlerins, s’élève
à l’entrée de la ville. Construit récemment à proximité d’un collège et de la
bibliothèque municipale, à deux pas de la rue piétonne qui traverse
l’agglomération, ce gîte sert souvent de départ pour les jeunes Espagnols qui
veulent se rendre à Santiago à bicyclette. Les 228 kilomètres qui les séparent de
la basilique de Saint-Jacques de Compostelle offrent la distance idéale pour
obtenir la Compostelane, ce certificat qui confirme que le pèlerin a franchi le
minimum requis pour être considéré comme pèlerin. Cette distance, les jeunes
cyclistes espagnols la franchissent aisément sur leur vélo en une fin de semaine.
Le précieux papier en main, ils reprennent les trains ou les autobus de nuit qui
les ramènent à leur domicile pour le lendemain. Cette Compostelane n’a qu’une
valeur symbolique pour nous, mais pour ces jeunes, en quête d’un emploi, ce
document demeure important quand vient le moment de se présenter devant un
employeur, ce qui explique que ce papier soit tellement convoité, même si la
façon de l’obtenir mériterait d’être remise en question.
Comme l’orage menace toujours, dès notre arrivée, nous déposons le sac et
partons prendre une bouchée au bar El Peregrino, à proximité du gîte. Au retour,
nous sommes surpris par de grands vents et les premières gouttes de pluie, puis
un violent orage s’abat sur le gîte. Il dure à peine 20 minutes, mais déverse des
tonnes d’eau sur la ville. Aux nouvelles du soir, nous apprenons que l’orage fut
catastrophique, plus au sud. Sur la grande ville de Caceres, il est tombé un
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mètre de grêlons. La télévision nous montre un stationnement particulièrement
dévasté : les parebrise des voitures défoncés et la glace s’élevant à la hauteur
des vitres des portières des voitures. Quant aux vendanges, il ne faut plus y
penser. Dans les immenses vignes qui produisent l’un des meilleurs vins
d’Espagne, la récolte entière a été détruite, quelques semaines à peine avant les
vendanges. Et il faudra des années avant que les jeunes plants atteignent leur
maturité. Pendant que le petit écran laisse défiler d’autres images qui montrent
l’étendue des dommages, nous assistons impuissants au récit de ce désastre.
En soirée, je tiens à souligner le 43e anniversaire de mariage de Roger. Nous
allons souper tous les trois au meilleur restaurant de la ville, celui de l’Hostal
Oscar, pas très loin de notre gîte. Nous revenons sous un ciel étoilé, par un
temps frais, toute trace de l’orage de cet après-midi s’étant dissipé. Nous entrons
notre linge, car ce vent frais et l’humidité du sol n’ont nullement contribué au
séchage. Il faudra étendre le tout, au prochain gîte, demain. Alors que l’albergue
était rempli à pleine capacité, lors de mon passage, l’an dernier, cette année,
seulement une vingtaine de pèlerins s’y sont arrêtés.
Ce matin, nous nous retrouvons au bar El Peregrino pour le petit-déjeuner. Un
épais brouillard recouvre la ville et une petite pluie fine nous oblige à reprendre le
poncho. À la sortie de la ville, deux chemins s’offrent à nous. À gauche, un
premier chemin descend au fond de la vallée en direction de la ville de Verin. Ce
dernier, plus plat, plus facile, est particulièrement conseillé pour les cyclistes. Le
second, à droite, passe par le sommet des montagnes et se rend à Laza : un
chemin de solitude où le pèlerin est laissé à lui-même et ne risque pas de
rencontrer âme qui vive. D’un commun accord, nous préférons ce chemin très
isolé, même s’il présente quelques difficultés.
Protégés par nos ponchos, nous marchons des heures et des heures, à la queue
leu leu, sans rencontrer personne. La petite brise qui souffle de l’ouest ne nuit en
rien à notre promenade. Dans le brouillard qui recouvre encore le sommet des
montagnes, nous cheminons comme des fantômes. Parfois, une voiture, phares
allumés, vient à peine déranger notre rêverie.
Vers midi, le ciel se dégage en partie, laissant deviner le village de
Campobecerros au fond de la vallée. Nous avons décidé de nous arrêter là pour
couper en deux la longue distance de 34 kilomètres entre Gudiña et Laza. La
descente abrupte vers le fond de la vallée exige certaines précautions. Les
balises, posées sur des pierres plates, n’ont pas résisté à l’érosion. Nous devons
chercher le meilleur passage pour atteindre la petite route qui contourne le pied
de la montagne. Paul, en bon marcheur, trouve de bons endroits où il est
possible de descendre, sans faire une chute, tant la pente est abrupte.
Le bar Ninés occupe le centre du village. S’y rendre ne présente aucune
difficulté. Sur place, la dame nous apprend qu’un gîte pour pèlerins vient d’ouvrir
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ses portes, à la estación de tren. La jeune fille qui s’occupe de l’albergue va venir
nous chercher en voiture et nous amener au gîte, car la pluie vient de reprendre.
Au-dessus de la gare des trains, nous découvrons un gîte tout neuf, qui a ouvert
ses portes au début de l’été. Une belle surprise! Malheureusement, ce bâtiment,
le long de la voie ferrée, à deux kilomètres du village, ne possède aucun centre
d’alimentation. En fin d’après-midi, lors d’une éclaircie, nous descendons à
l’épicerie du village par un petit sentier qui zigzague entre les arbres pour se
procurer le souper et le petit-déjeuner du lendemain. En soirée, nous serons
quatre pèlerins dans ce magnifique petit gîte, un cycliste espagnol se joignant à
nous vers 20 h.
Au matin, une autre surprise nous attend : il n’y a pas d’eau ni électricité dans le
gîte. Comme un épais brouillard couvre toujours la montagne, nous nous levons
en pleine obscurité et nous déjeunons dans la pénombre. Malgré ces légers
contretemps, après le petit-déjeuner pris dans le gîte, nous remontons sur la
montagne avec allégresse pour retrouver notre sentier. L’histoire de la journée
se résume à peu de choses : deux montées impressionnantes et une longue
descente vers la ville de Laza. Nous parcourons plus de la moitié du trajet dans
le brouillard. Les premiers rayons du soleil apparaissent seulement à l’approche
de la ville. Inutile de vous répéter que cette promenade paisible, dans ce chemin
de montagne, a laissé bien peu de souvenirs, la rêverie occupant tout l’espace.
De plus, durant toute la randonnée, nous ne rencontrons strictement personne
sur ce trajet.
En entrant dans Laza, nous savons que nous quittons définitivement la haute
montagne. Nous traverserons encore de fortes collines et les dénivelés resteront
importants jusqu’à Santiago, mais nous ne dépasserons plus les 1 000 mètres
d’altitude.
Cette ville, Laza, au pied des montagnes, est avant tout un carrefour de routes.
Ici se rejoignent le Camino Sanabrés et le Camino Portugese qui arrivait par les
montagnes du Portugal. Ce dernier chemin n’est pratiquement plus utilisé. Les
gîtes y sont peu nombreux et la route quasi désertique, les pèlerins préférant le
chemin qui longe l’océan Atlantique et passe par Coimbra, Porto et rejoint
l’Espagne à Tui, le chemin que j’ai parcouru en 2009.
Avant d’atteindre le gîte, le pèlerin doit d’abord passer devant les bureaux de la
Protección Civil où une policière nous inscrit et nous remet une clé pour la porte
principale et une autre pour notre dortoir. Cet ancien centre sportif, tout à fait
moderne, offre les meilleures conditions aux marcheurs qui s’y arrêtent : de
spacieuses salles de bains, très propres, et cinq petits dortoirs de huit places
chacun peuvent accueillir 40 pèlerins. En fin de journée, les locaux seront
remplis à moitié. Deux cyclistes allemands viendront se joindre à nous, dans le
dortoir, vers 16 h.
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Comme je connais un petit restaurant que j’ai bien apprécié, l’an dernier, nous
nous y rendons après la douche et la lessive. Située au deuxième étage du Bar
Picola, la salle à manger est aménagée dans les combes d’une vieille maison.
Pour y accéder, il faut monter un escalier en colimaçon, en évitant de heurter la
poutre qui sert de linteau. La gentillesse d’Angeles, cette dame qui nous sert
avec bonhomie nous fait oublier la légère contorsion qui nous a permis de la
rejoindre. Nous apprécions tellement l’endroit que nous y allons pour dîner et
nous y retournerons pour souper.
Le gîte de Laza évoque pour moi un mauvais souvenir. Ici, l’an dernier, j’avais
donné l’accolade à mon ami allemand, Lothans, avec qui je marchais depuis
Zamora. La maladie de sa femme l’obligeait à retourner à la maison, dans un
petit village de la région de Rosenberg, à l’est de Munich, mettant fin à un rêve :
celui d’arriver un jour à Saint-Jacques de Compostelle. Pour cet homme costaud
qui avait déjà connu son lot de situations difficiles au cours de sa vie, cette
rupture faisait mal. En me donnant l’accolade, il n’avait pu retenir ses larmes,
sachant qu’il ne pourrait probablement jamais revenir terminer son chemin.
Malgré ses difficultés de s’exprimer en anglais, nous avions eu des
conversations d’une rare qualité. Je l’ai quitté en souhaitant que l’on puisse se
revoir de l’Autre Côté. Cet homme simple et honnête m’a laissé des souvenirs
d’une empreinte exceptionnelle.
Au lever, nous prenons le petit-déjeuner dans l’albergue, incertains de trouver un
bar ouvert, à cette heure matinale. Le temps frais est de retour. Au thermomètre
de la farmacia, le mercure indique un beau 6° degré. Après avoir déposé les clés
à la Protección Civil, contourné le calvaire qui marque la rencontre des deux
chemins, le Camino Sanabrés et le Camino Portugese, nous descendons à la
route principale qui se dirige vers Villar de Barrio. À la sortie de la ville, une
lumière brille dans un bar. Nous nous arrêtons autant pour réchauffer nos mains
que pour boire un bon café chaud.
Puis, nous reprenons la route jusqu’à Soutelo Verde où nous avons le choix de
continuer à marcher sur l’accotement, ou prendre le sentier. Roger qui éprouve
certaines difficultés avec les dénivelés importants préfère garder la route, alors
que, Paul et moi, nous prenons le sentier qui monte à travers la montagne. Les
premiers rayons de soleil se font sentir, nous enlevons la veste, malgré le temps
frais qui persiste.
Une belle montée en forte pente parfois qui nous conduit jusqu’au village de
Tamicelas, un véritable village de montagne avec ses maisons en pierres et son
église baroque, bien accrochée à la colline sur laquelle reposent ses fondations.
De son portique, nous avons une vue magnifique sur la ville de Laza et sur la
vallée de la rivière Támega qui coule à nos pieds.
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Le sentier grimpe ensuite au milieu de pierres plates qui n’offrent pas toujours
une bonne adhérence. Le bâton à la main, nous devons rester vigilants. Quand
nous atteignons le sommet du Monte de Travesa, notre vue s’étend jusqu’aux
montagnes que nous avons parcourues, la veille. Ce point de vue dénudé nous
présente un panorama unique sur la région. De plus, un petit quelque chose se
déplace sur la route, en face de nous. Roger marche d’un bon pas. Il va sans
doute nous précéder au bar d’Albergueria où nous nous sommes donné rendezvous. De fait, une heure plus tard, dès que nous rejoignons la route Ou-110,
notre compagnon de route avance allègrement, 100 mètres devant nous.
Le bar d’Albergueria fait partie du Camino Sanabrés et exige un arrêt obligatoire.
Pour ce petit village de moins de 100 habitants, le bar est un point d’ancrage du
chemin. En plus de la présentation extérieure qui attire l’attention par son bric-àbrac, tous les murs intérieurs, de même que les plafonds sont couverts de las
conchas de Santiago (les coquilles de Saint-Jacques de Compostelle). Chaque
pèlerin qui s’arrête ici voit sa coquille fixée à un endroit disponible, avec sa
signature et la date de son passage. Ce n’est pas par hasard si la photo de ce
bar emblématique se retrouve dans tous les guides de Compostelle. Une image
typique qui reste gravée dans la mémoire, dès qu’on l’a aperçue une première
fois. Nous en profitons pour prendre quelques photos de nous-mêmes et de trois
pèlerins qui se sont assis pour manger une bouchée.
En quittant le bar, le sentier continue de monter vers l’Alto de Talariño qui atteint
tout juste le 1 000 mètres, avant de descendre en pente raide vers le village de
Villar de Bario. L’an dernier, je m’étais retrouvé seul dans ce grand gîte tout neuf.
Je connais bien l’endroit. Rendus au pied de la montagne, nous remontons vers
le village où l’albergue se trouve à droite des bureaux de la Guardia Civil. La
même dame qui m’avait accueilli l’an passé nous reçoit avec sa gentillesse
habituelle.
Dans le dortoir du gîte, deux jeunes Espagnols se sont déjà installés, l’un à côté
de l’autre, mais ils se parlent comme s’ils étaient en pleine forêt, à des kilomètres
de distance. Nous l’avons observé à plusieurs reprises, les Espagnols ont un
problème sérieux avec le bruit. Habitués de parler très fort dans les lieux publics,
ils ne connaissent pas les conversations à voix basse. Heureusement, ils
s’attarderont très peu longtemps dans le gîte et leur présence ne viendra plus
nous importuner. Après la douche et la lessive, nous descendons au bar, au pied
de l’escalier, pour prendre une bière.
Paul m’avait déjà parlé des difficultés qu’il avait rencontrées pour s’alimenter
dans ce village, l’an dernier, les bars n’offraient pas de repas et l’épicerie fermait
ses portes, tôt dans la journée. Moi, j’avais mangé chez une vieille dame, juste à
côté. Pendant que Paul et Roger sont attablés devant leur potion magique, je
vais frapper à la porte de cet ancien bar. Je signale ma présence. Aucune
réponse. Comme la porte n’est pas verrouillée, j’entre. J’entends du bruit dans la
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cuisine. Dès que la dame me voit, elle s’écrie : « Señor Claudio ». Elle m’a
reconnu. Je lui demande s’il est encore possible de manger chez elle. Elle me
répond que cela va lui faire plaisir. Il suffit de lui laisser 20 minutes et elle va
nous préparer à dîner.
Une demi-heure plus tard, nous entrons dans une pièce qui pourrait ressembler
à un bar d’autrefois, mais meubler avec du mobilier scolaire. Les bancs
ressemblent en tous points à ceux que l’on retrouvait dans les écoles de rang, il
y a cinquante ans, alors que les tables ont conservé les armatures de fer
grossièrement fondu sur lesquelles on aurait fixé une surface en contre-plaqué.
L’ensemble donne un aspect assez particulier à cette salle à manger, d’une autre
époque. Devant nous, la dame a disposé une nappe, des ustensiles et des
assiettes à soupe. À peine sommes-nous assis, elle arrive avec une soupière
remplie d’une potion fumante qui nous met en appétit. Suivra rapidement un
excellent plat avec côtelettes de porc, frites et salades mixtes, sans oublier la
bouteille de vin. Un repas traditionnel en Espagne. Elle ajoute même un morceau
de tarte pour terminer le repas. Pendant que nous sirotons notre café, elle se
présente avec une autre bouteille et de petits verres. Elle insiste pour que nous
goûtions à son chupito, une liqueur qu’elle a fabriquée elle-même. Ce fameux
chupito vaut certainement autant que les digestifs français que chacun connaît,
par son arôme et sa force persuasive. La petitesse de l’addition nous surprend.
Comment peut-elle vivre avec de tels bas prix? Pour terminer, elle nous invite à
revenir vers 20 h, ce que nous ne manquerons pas de faire.
Au cours de l’après-midi, nous parcourons le village à la recherche d’un endroit
pour prendre le petit-déjeuner du lendemain. Juste à côté de la maison où nous
prenons nos repas, le bar ouvre à 7 h. Nous y serons les premiers clients.
Pendant tout ce temps, l’hospitalera est demeurée à son bureau, en attente de
nouveaux pèlerins. Personne d’autre ne se présentera. Roger a l’occasion de
causer avec elle avant le souper. Elle lui raconte qu’elle possède une grande
maison à cinq kilomètres de la ville. Mais depuis que son mari s’est suicidé, il y a
quatre ans, elle n’aime plus se retrouver seule dans sa vaste demeure. Le gîte
est devenu son refuge. À 46 ans, elle se trouve vieille et n’a aucun espoir de
refaire sa vie. Elle comprend mal que, Paul, à 44 ans, paraisse si jeune et
semble plein de dynamisme. De mon côté, j’ai eu parfois l’occasion de causer
avec des femmes espagnoles de la campagne, des femmes de cet âge. Leur
profonde solitude m’a toujours impressionnée. Ces veuves ou ces femmes
séparées se retrouvaient sans aucun projet, abandonnaient toute forme d’espoir,
comme si la vie était finie pour elles. Certaines m’ont affirmé que le passage des
pèlerines, des femmes qui viennent de loin et qui marchent seules sur les
sentiers, éveillait en elles le désir de partir. Mais elles n’oseraient pas le faire.
Rien dans leur passé ne les avait préparées à cette aventure. Pour le moment,
ces marcheuses sont pour elles une source de vie, à laquelle elles s’accrochent
désespérément. Les causes d’une telle indécision me sont toujours demeurées
inconnues, en notre siècle, où tout est possible.
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Comme prévu, en soirée, nous retournons chez la vieille dame. Comme je le lui
avais suggéré, elle nous a préparé une assiette plus légère, à base de poissons.
À la fin du repas, elle me demande de traduire son message : le passage de
pèlerins est toujours un plaisir pour elle. Nous lui apportons un vent frais qui
brise la monotonie de tous les jours. Et pour saluer notre visite, elle revient avec
sa bouteille de chupito. Cette fois, elle va nous en servir à deux reprises. Nous
quittons sa table, heureux comme des moines, en lui donnant un petit bec qui la
fait rougir. En revenant au gîte, Paul me dit que la rencontre de cette dame a
complètement changé les souvenirs qu’il avait de cette ville. Parler espagnol, me
disait-il, cela transforme tout à fait la façon de faire un chemin de Compostelle.
Je suis bien d’accord avec lui. Nos belles rencontres en Espagne qui ont marqué
nos chemins exigeaient chaque fois que nous parlions leur langue, car les
Espagnols d’un certain âge ne peuvent s’exprimer dans une langue étrangère.
Ce matin, nous prenons notre petit-déjeuner dans le bar à côté de la maison de
la vieille dame. La journée s’annonce belle et notre petite promenade de seize
kilomètres sur le plat, des plus agréable. Après plusieurs jours de montagne,
nous apprécions cette randonnée dans la plaine galicienne. Le sentier suit de
petites routes où la circulation demeure presque inexistante. Nous sommes au
pays des céréales et des patates. À plusieurs endroits, nous apercevons des
groupes de personnes qui ramassent les pommes de terre après qu’une
machine les ait sorties de leur sillon. La cueillette se fait toujours à la main.
Sur ces routes de campagne, les petits villages de Boveda, Gomereites,
Bobadela, Padroso et Cimadevilla se succèdent à la chaîne. Rien de particulier
ne les distingue. Cependant, ici et là, quelques maisons neuves et de nouveaux
commerces manifestent une certaine prospérité. Nous nous arrêtons au bar de
Padroso pour le café du matin et prenons tout notre temps pour manger notre
petite madeleine, désireux de profiter pleinement de cette courte étape pour
apprécier la joie de marcher.
L’an dernier, j’étais arrivé au gîte, les portes ouvertes. Je m’étais installé en toute
tranquillité, étant le seul pèlerin. Une dame était venue me voir vers 14 h, en
BMW et en robe de soirée, m’avait inscrit et était repartie aussitôt. Je n’avais vu
personne d’autre de la journée. Cette année, nous nous présentons devant des
portes closes. Un petit papier indique que le gîte va ouvrir à midi. Comme il n’est
que 11 h 30, nous traversons le boisé pour rejoindre la route principale où le bar
Jebe a ouvert ses portes. Quand la dame nous apporte une bière sur la terrasse,
elle confirme que nous pourrons dîner chez elle à 13 h. Tout se déroule à
merveille pour nous.
En après-midi, nous allons faire le tour du village. Xunqueira de Ambia a été
construit autour d’un grand monastère. Selon la légende, au IVe siècle de notre
ère, la Vierge Marie serait apparue à la patronne de cet ancien domaine romain,
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qui s’appelait alors Juncaria, et lui aurait demandé de construire une ermita en
son nom. En 955, Gonzalo Froila et sa femme Ilduara entrèrent en religion. En
plus de consacrer leur vie à la prière, ils construisirent un premier monastère. À
leur mort, l’Ordre de Saint-Augustin vint s’y établir et les moines élevèrent
l’immense église Santa Maria la Real et le couvent qui lui est juxtaposé.
Aujourd’hui, le grand édifice religieux est devenu simplement l’église paroissiale
et a été déclaré récemment Monument National. Pour une agglomération de
1 800 habitants, la grandeur de cette église étonne. Il est nécessaire de
connaître son passé pour comprendre le pourquoi d’une telle construction. De
son côté, le monastère a changé de vocation, du moins ce qui en reste, et il
accueille maintenant des garçons et des filles de niveau secondaire.
De retour au gîte, une dame d’allure modeste, sans doute la femme de ménage,
vient nous inscrire vers les 18 h. Cette fois, nous sommes une vingtaine de
pèlerins à nous partager dans les deux dortoirs, car plusieurs cyclistes espagnols
ont rangé leur vélo le long de l’édifice. Nous retournons souper au bar Jebe où la
propriétaire veut aussi nous servir un chupito à la fin du repas. Comme celui
d’hier a produit des effets dévastateurs sur notre estomac, nous préférons nous
abstenir.
Au lever, d’immenses plaques d’eau couvrent encore les rues. Il a plu
abondamment au cours de la nuit. Un léger brouillard s’étend sur le village et la
vallée de la rivière Arnoia, mais le poncho peut rester dans son sac. Nous nous
arrêtons au bar, derrière la Capela, à la sortie du village, pour le petit-déjeuner.
La journée d’aujourd’hui ne nous enthousiasme guère. L’entrée dans une grande
ville offre rarement des points d’intérêt, comme à l’accoutumée, il est hors de
question de prendre un véhicule motorisé. Nous sommes des pèlerins à pied et
c’est de cette manière que nous traversons les villes, peu importe les conditions.
À la sortie du village, nous empruntons une petite route qui se dirige tout droit
vers Ourense. Inutile de chercher des déviations, cette ancienne voie romaine a
été à peine élargie pour la circulation automobile et demeure la façon la plus
simple de rejoindre la grande ville. Comme les villages se multiplient à l’approche
de la cité, nous marchons dans la majorité des cas sur le trottoir, alors que
quelques courts espaces s’ouvrent encore sur la campagne où les champs
cultivés ressemblent à de vastes jardins. Ici aussi, la région fait preuve d’une
certaine prospérité. Nous parcourons ces 20 kilomètres d’un bon pas, désireux
d’arriver le plus rapidement possible à Ourense. Paul, le colonel allemand, a
retrouvé son marcher militaire. Il avance rapidement devant nous.
À l’entrée de la ville, Paul, assis à une terrasse, nous attend. Nous décidons tous
les trois de prendre la longue rue qui monte au point le plus élevé de la cité où se
trouve le gîte. Cet ancien couvent de San Francisco, à côté du cimetière de la
ville, peut accueillir une quarantaine de pèlerins. Il est déjà 13 h 30 quand nous y
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arrivons, les portes étant ouvertes depuis une demi-heure. Quelques pèlerins se
sont installés, mais les places ne manquent pas. Nous procédons rapidement à
la douche et la lessive avant de descendre près de la cathédrale où de
nombreux restaurants peuvent nous accueillir. En ce mardi, 21 septembre, peu
de touristes envahissent les rues. Nous trouvons facilement un endroit qui nous
convient.
En après-midi, après la sieste, nous descendons de nouveau vers la cathédrale
qui vient d’ouvrir ses portes pour la messe de 18 h. Après une visite du quartier,
un café internet me permet d’envoyer un message au Québec. De plus, le
barman nous invite à venir manger un plato combinado à 20 h. Cet endroit
propre et bien tenu nous convient très bien, nous promettons de revenir à l’heure
prévue.
Ourense est la capitale de la région du sud-est de la Galice. Cette ville de 50 000
habitants était déjà célèbre à l’époque des Romains. Ils y ont d’ailleurs construit
un magnifique pont sur le fleuve Miño qui a su traverser le temps. Aujourd’hui,
cette construction titanesque fait l’orgueil de la ville. On en retrouve des
illustrations sur toutes les cartes postales. Cette agglomération a toujours été
recherchée pour ses thermes. Les soldats romains à la retraite venaient y
soigner de vieilles blessures. Des sources d’eaux chaudes jaillissent du sol et
alimentent des bains publics que bien des personnes fréquentent encore
aujourd’hui pour leurs valeurs curatives. Ces installations, sur la rive gauche du
fleuve Miño, au sud des habitations, sont trop éloignées, étant à l’autre extrémité
de la ville, pour que nous ayons le temps d’aller les visiter.
La cathédrale, une construction de style roman, date de 1160. Son portique
principal, el Portico do Paraiso, particulièrement remarquable, peut être comparé
au Portique de la Gloire de la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle.
Cette façade magnifique s’ouvre sur la Plaza del Trigo, la place principale où se
réunissent les gens de la ville pour toutes les festivités. À droite de l’édifice
religieux, le Clocher de l’Horloge est considéré comme l’un des plus beaux
d’Espagne. L’an dernier, au solstice de juin, j’avais assisté aux grandes fêtes
celtes, durant lesquelles des groupes de musiciens et de danseurs se
succédaient durant toute la journée et une bonne partie de la nuit. La ville, alors
remplie de touristes, célébrait son histoire et faisait revivre le passé. Pour cette
raison, tous les hôtels de la région affichaient : « Completo ».
Cette agglomération a conservé plusieurs édifices qui remontent à l’époque
médiévale, ce qui lui donne véritablement un charme. Parcourir ses rues
piétonnes et étroites, remonter ses escaliers pentus et observer ses vieux
bâtiments qui ont traversé les âges, racontent à notre esprit des pages d’Histoire.
Ourense demeure encore aujourd’hui l’une des plus belles villes à visiter en
Galice. L’an dernier, je m’y étais arrêté une journée et je ne m’étais pas ennuyé.
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Au souper, pour accompagner el plato combinado, nous ouvrons une bouteille
de vin rouge de la région qui porte le nom d’Albar. Cette bouteille, que nous
apprécions particulièrement, nous l’avons vue annoncée dans une vitrine, près
du bar, pour moins de deux euros. Nous la payons un peu plus cher au
restaurant, mais elle vaut certainement davantage.
En soirée, avec l’arrivée de nouveaux cyclistes espagnols, le gîte est
pratiquement complet. Un orage s’abat sur la ville au moment où nous
regagnons notre lit. Les derniers pèlerins s’attardent longuement dans la salle de
séjour à proximité de nos matelas. Incapables de baisser le ton, comme toujours,
ils retardent le sommeil de quelques heures pour ceux qui désirent partir tôt le
lendemain.
Malgré tout, dès 6 h 30, quelques personnes s’agitent auprès de leur sac,
obligeant les autres à mettre fin à leur repos. Nous quittons rapidement le gîte et
empruntons la longue rue qui descend en direction du pont romain. À miparcours, un bar a ouvert ses portes. Nous en profitons pour prendre le petitdéjeuner. Le soleil éclaire déjà la montagne au moment où nous arrivons devant
ce pont pour piétons. De nombreux Espagnols empruntent ce chemin devenu
familier pour passer d’une rive à l’autre. Par cette matinée très calme, la ville, en
flanc de colline, se mire dans les eaux paisibles du fleuve Miño et la tentation est
grande de s’arrêter pour quelques photos, tant ce point de vue se veut
magnifique et grandiose.
Peu après la traversée du pont romain, sur la Calle de Santiago qui monte sur la
colline en face de nous, le chemin se sépare, l’un part vers Canedo, à gauche,
alors que l’autre continue tout droit vers Cudeiro. Paul préfère celui de gauche,
alors que nous poursuivons tout droit. Les deux chemins se rejoignent à Casas
Novas, deux kilomètres avant d’arriver au gîte de Céa. Donc, durant tout l’avantmidi, Roger et moi, nous allons parcourir ce chemin, seuls.
Cette montée assez rude vers le sommet de la colline où l’on peut voir l’ermita
de San Marcos et le couvent des Sœurs Clarisas Reparadores s’appelle aussi el
Camino Real. Cette voie royale qu’empruntaient les nobles au Moyen Âge pour
monter à Oviedo ou Astorga, et même à Santiago, était utilisée jadis par les
Celtes. Les Romains ont construit un pont solide à cet endroit pour des raisons
utilitaires : développer une route commerciale entre Ourense, Oviedo et Ribadeo,
sur la côte atlantique. Les esclaves transportaient à dos d’âne le minerai de fer,
extrait des collines en face de nous, minerai que l’on expédiait ensuite vers les
ports de mer. Encore aujourd’hui, au milieu des chênes, il est possible
d’apercevoir les entrées des tunnels qui conduisent aux anciennes mines de fer.
Pendant huit kilomètres, nous cheminons ensuite sur un plateau, situé à 400
mètres au-dessus du niveau de la mer. La verdure y est resplendissante et les
céréales poussent en abondance de chaque côté du chemin. Nous quittons
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momentanément le camino à Tamallancos pour prendre un café à l’unique bar à
l’entrée du village. Puis, à mi-parcours, nous franchissons une petite colline,
entre deux rivières, près de Ponte Sobreira, où les ruines d’un ancien camp
romain sont encore bien visibles. Le sentier poursuit sur des pierres plates et les
deux ponts anciens en granit témoignent de cette époque lointaine.
Nous entrons dans Céa au milieu d’une forêt de chênes et de châtaignes. En
d’autres temps, nous aurions apprécié ce chemin ombragé, mais aujourd’hui le
ciel gris annonce que la pluie n’est certes pas très loin. Quand nous entrons
dans le gîte, Paul, arrivé avant nous, s’est déjà installé. Il nous attend pour que
nous allions dîner tous les trois ensemble. Nous connaissons une excellente
pulperia, juste à gauche de la Plaza Central, où l’on mange très bien. Nous
repartons sans plus tarder vers le restaurant.
Le village San Cristovo de Céa est remarquable par une immense Tour de
l’Horloge qui s’élève au milieu de sa grande place. Cette tour est l’unique
bâtiment qui a survécu à la destruction de l’ancien sanctuaire Nuestra Señora de
la Saleta. Le gîte des pèlerins, de son côté, aménagé à partir d’un très vieux
couvent, fut vidé de ses habitants, au XIXe siècle, lors de la Desamortización,
une loi inique qui chassait les moines des monastères et les obligeait à retourner
à la vie civile.
Au lever, nous nous arrêtons au bar à la sortie du village. Le tenancier, un vieux
monsieur qui a de la difficulté à se déplacer, nous offre de petits gâteaux. C’est
tout ce qu’il possède, ce matin. Nous nous en contentons. Quelque cent mètres
plus loin, nous retrouvons la voie romaine qui va nous conduire à l’ancien camp
romain près duquel les responsables du chemin ont aménagé un gîte de fortune,
Castro Dozón.
Cette voie romaine pourrait nous conduire directement au gîte, mais nous
préférons faire un léger détour pour voir le grand monastère d’Oseira. Paul s’y
est arrêté trois jours, l’an dernier, et aimerait nous montrer cet édifice
impressionnant qui accueille encore des personnes qui recherchent la tranquillité
d’un couvent pour réfléchir et prier. Pour atteindre le monastère, nous quittons le
sentier près de Pieles pour prendre une petite route qui va nous conduire au
village d’Oseira.
Cet immense édifice fut construit au XIIe siècle et devint le centre religieux de
toute la région. Érigé sur le bord d’une rivière, au fond d’une vallée, au milieu
d’un grand boisé, ce monastère occupe un site incomparable. Comme bien
d’autres couvents de son époque, il fut vidé de ses occupants au XIXe siècle et,
en 1920, des moines cisterciens revinrent prendre possession des lieux. Les
bâtiments furent restaurés petit à petit et après la guerre civile espagnole, les
moines commencèrent à accueillir des visiteurs. Aujourd’hui, il est nécessaire de
réserver pour y faire un séjour.
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Nous contournons le grand édifice que nous ne pouvons pas visiter,
malheureusement. Paul nous montre la fenêtre de la chambre qu’il occupait. Il
marchait alors avec un prêtre allemand qui avait réservé pour un séjour de
quelques jours. Après avoir examiné les lieux, nous continuons jusqu’au bar, au
pied de la colline où nous nous arrêtons pour un café et quelques madeleines,
car les petits gâteaux du vieux monsieur n’ont pas fait le poids.
À la sortie du village, le sentier grimpe sur un plateau à 800 mètres d’altitude.
Une bonne grimpette qui nous donne l’occasion d’admirer la vallée. Le ciel
demeure couvert et le temps frais nous permet de marcher allègrement.
Quelques kilomètres plus loin, nous retrouvons la voie romaine qui chemine
toujours en direction de Castro Dozón.
Ce gîte, fréquenté à longueur d’année, aménagé avec des pièces préfabriquées,
est une construction temporaire. Sa fragilité laisse deviner que son existence
sera limitée dans le temps. Les planchers en contre-plaqué commencent déjà à
se détériorer sérieusement. Une forte demande des pèlerins exigeait que l’on
trouve une forme d’hébergement pour remédier à une carence importante dans
la région. Les petits villages, en partie abandonnés, ne pouvaient plus accueillir
les marcheurs. À un kilomètre du gîte, sur le bord de la route principale, un bar
possède une petite épicerie et même offre des repas. Cela suffit amplement pour
inviter le pèlerin à s’arrêter à ce gîte.
En après-midi, quelques petites averses occupent nos loisirs et nous retiennent
au gîte. Par contre, en soirée, le ciel s’est dégagé et nous pouvons aller souper
sans attraper une douche. Un groupe de jeunes Espagnols, des adolescents de
15-16 ans, accompagnés de leurs moniteurs, remplissent en bonne partie les
deux dortoirs, mais ne nous dérangeront pas outre mesure.
Au matin, les jeunes Espagnols se lèvent tôt, déjeunent sur place et quittent le
gîte sous une pluie diluvienne. Nous préférons attendre qu’ils soient partis pour
refaire nos sacs dans la tranquillité. Après le petit-déjeuner pris sur place, nous
plaçons correctement le poncho pour qu’il nous protège complètement, avant
d’affronter l’élément liquide et nous sortons sous une pluie fine. Nous allons le
garder jusqu’au milieu de l’avant-midi, mais les petites averses vont prendre fin
progressivement. À la sortie du bar de Botos, le ciel se dégage. Nous rangeons
définitivement le poncho.
Nous nous arrêtons une seconde fois à la sortie de Laxe, cette fois, pour prendre
une bouchée, au Bar a Pedra. Notre départ tardif, ce matin, de Castro Dozón
nous met en retard sur l’horaire prévu. Il est plus de 13 h quand nous sortons de
la salle à manger. Pour le reste du trajet, Roger décide de garder la route, alors
que Paul et moi reprenons le sentier. À la sortie de la ville, nous regrettons
momentanément notre décision, car la pluie de la semaine dernière a raviné le
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chemin à plusieurs endroits, nous obligeant à sauter à gauche, à droite, pour
éviter de mettre les pieds au fond des rigoles. Mais dès que nous entrons dans le
boisé, le sentier retrouve toute sa beauté, les eucalyptus répandant toujours leur
arôme incomparable.
À la sortie du boisé, le sentier retrouve la calzada romana et enjambe un beau
pont romain. Juste à côté, des inscriptions anciennes sont gravées dans la
pierre, des signes en langage celtique, sans doute. Puis, nous traversons le
village de Taboada où les coquilles Saint-Jacques fleurissent sur les portails et
les boîtes à lettres. Sur la place principale, le curé nous invite à visiter son église,
consacrée à saint Jacques. Puis, avant de partir, il prend de nous des photos,
avec nos appareils, devant un beau calvaire en granit.
À l’entrée de Silleda, Roger nous appelle pour confirmer le chemin à suivre pour
nous rendre au collège Santa Maria où il vient de déposer son sac. Dix minutes
plus tard, nous entrons dans la cour du collège où Roger nous attend, dans le
portique. Il s’est informé : nous pouvons avoir une chambre pour nous trois. Une
situation qui nous plaît bien, car nous sommes maintenant habitués à vivre
ensemble. Ce grand collège est utilisé en partie seulement par des étudiants et,
dans une aile, le dernier étage est réservé pour les pèlerins. Une information que
je ne connaissais pas l’an dernier, ayant dû coucher dans un petit hostal, à l’est
de la ville.
Aujourd’hui, nous avons parcouru une étape de 30 kilomètres. Les rumeurs
d’une grève générale pour mercredi prochain se confirment et nous obligent à
accélérer le pas. Nous voulons arriver à Santiago, dimanche, en après-midi, afin
de recevoir l’aide de l’agence de voyages, dès lundi matin. Pour éviter de rater
mon avion, il est essentiel que je m’approche de l’aéroport de Madrid, mardi, au
cours de la journée. De son côté, Roger veut se rendre à Valladolid ce même
jour, car son départ est prévu pour le lendemain. Quant à Paul, il a déjà planifié
de poursuivre jusqu’au Finistère, le problème ne se pose donc pas pour lui.
Silleda est essentiellement une ville commerciale, pas très belle, qui s’est
agrandie récemment pour répondre aux besoins des fermiers de la région. La
visite des lieux, effectuée l’an dernier, ne m’avait pas séduit.
Notre longue marche nous a mis en appétit, nous partons à la recherche d’une
table, peu après notre arrivée. Par chance, nous trouvons un restaurant ouvert à
deux pas du collège. Comme nous sommes les seuls clients, après nous avoir
servi une bonne assiette, la dame vient s’asseoir à proximité pour nous raconter
ce qu’elle vit. Elle reçoit, à l’heure du dîner, une importante clientèle qui lui vient
du collège. Le travail de préparation des repas et l’entretien de son restaurant
accaparent toutes ses énergies et suffisent à remplir ses journées. Dans cette
ville, dit-elle, l’esprit campagnard est resté bien vivant, de telle sorte que les gens
de la place fréquentent presque toujours les mêmes bars. C’est pourquoi, à
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moins d’une occasion particulière, elle ferme ses portes peu après le départ des
étudiants du collège.
Vers 19 h, nous allons prendre une bière dans un bar à proximité du gîte. La
jeune serveuse nous fait goûter aux tapas de la maison, de la pieuvre marinée et
cuite dans le vin. Nous les trouvons si bons que nous lui demandons de nous en
préparer une assiette. Au bout de 20 minutes, elle revient avec un grand plat
plein de ces tapas. Un excellent repas du soir que nous accompagnons
naturellement d’une bonne bouteille de rouge.
De retour au collège, plusieurs vélos sont nouvellement rangés dans la cour et
un petit carton sur le bureau de la réceptionniste affiche : « Completo ».
Cependant, dans notre chambre, le quatrième lit reste inoccupé. Pendant qu’une
douce pluie commence à chantonner sur le toit de tôle, nous nous installons pour
une bonne nuit de sommeil.
Dès 6 h, on entend claquer les portes des chambres : le groupe des jeunes
Espagnols se prépare à partir. Hier, en marchant dans la ville, nous avons pu
observer que quelques bars ouvraient très tôt, le matin. Nous pouvons donc
espérer en trouver un, avant de quitter l’agglomération. De fait, dès le premier
coin de rue, des lumières brillent. Nous prenons le petit-déjeuner sur place, car
les endroits pour s’arrêter seront peu nombreux au cours de la journée. Nous
prévoyons, ce matin encore, une longue étape pour nous approcher le plus près
possible de Santiago. Paul désire aller à la messe des pèlerins, demain,
dimanche.
Notre dernière longue étape s’annonce très belle. La pluie de cette nuit a
rafraîchi le temps. Nous devons garder la veste pour les premiers kilomètres. En
traversant le village de Bandeira, nous passons devant un petit monument
consacré à José Espiño qui s’est fait le promoteur de ce Camino Sanabrés, dès
les années 1950-1960. Une grande plaque de marbre rappelle ses efforts pour
aménager ce chemin.
Le sentier traverse une région pauvre de la Galice où les petites fermes
abondent. Les hameaux se suivent, souvent difficiles à identifier, parce qu’aucun
panneau n’affiche leur nom et qu’ils sont composés de trois ou quatre fermes
seulement. Celles-ci sont enclavées généralement entre des forêts de pins ou
d’eucalyptus qui occupent de grands espaces. Par contre, les bornes jacquaires
se multiplient, un signe évident que l’on s’approche de Santiago.
Peu après Prado, nous découvrons un superbe pont romain. La calzada romana
demeure encore bien présente : les bornes d’un demi-mètre de hauteur, bien
rondes, viennent de cette époque et les tronçons du sentier sur des roches
plates remontent à l’Empire romain. Toutes ces voies s’avancent en direction de
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Ponte Ulla où un autre pont illustre bien les techniques de construction de
l’époque romaine.
Avant de descendre au fond de la vallée, nous nous arrêtons pour un café,
accompagné de petits gâteaux. La longueur de l’étape nous oblige à planifier nos
arrêts, car rien n’indique que nous trouverons un autre bar avant le gîte de
Vedra.
La descente vers la rivière Ulla causait des problèmes aux muletiers qui
dévalaient ces pentes avec leur animal lourdement chargé. Pour le pèlerin
d’aujourd’hui, avec son gros sac, la situation ne s’est guère améliorée, vu que
nous franchissons la rivière dans les mêmes conditions. Pendant que nous
avançons, nous sommes surtout fascinés par les travaux en cours : un
gigantesque viaduc se construit à une centaine de mètres au-dessus de nos
têtes, qui doit relier le sommet des hautes collines que nous apercevons de
chaque côté de la rivière. Cette œuvre titanesque va permettre la construction
d’une autoroute et celle d’une voie rapide pour les trains qui vont relier les villes
de la côte atlantique, de Lisbonne au sud à Lugo, au nord. Nous nous arrêtons
un moment sur le pont romain qui nous offre une vue d’ensemble de la vallée,
pour admirer les progrès de la technologie moderne. Les anciens Empereurs qui
croyaient que rien ne surpasserait la grandeur de l’Empire n’en croiraient pas
leurs yeux. Espérons seulement que les travaux actuels connaissent la solidité
des anciennes voies romaines.
En passant devant le bar Rio, la propriétaire est en train de ranger les tables sur
la terrasse. Je n’ose pas m’arrêter. Mais les souvenirs s’agitent en mon esprit.
Ici, l’an dernier, j’avais eu de longs échanges avec trois Suédois : un prêtre, sa
femme et sa belle-sœur. Lui-même m’avait dit à Ourense qu’il était Priest and
Carpenter (prêtre et charpentier). Ils habitaient un petit village à 30 kilomètres au
nord de Malmö.
Pendant trois jours, nos pas s’étaient constamment croisés. Nos conversations
allaient toujours à l’essentiel. Je crois que nous nous étions vraiment bien
compris. Je conserve de chacune de ces personnes le souvenir d’une
authenticité exceptionnelle, d’une intégration profonde du sentiment religieux et
d’un besoin de vérité à nul autre pareil. Le matin, nous nous étions quittés au
départ de ce bar où nous avions passé la nuit. Je ne les ai jamais revus, mais
leur rencontre demeurera à jamais gravée dans mon esprit. Il n’est pas fréquent
de croiser des pèlerins d’une telle qualité de vie.
La montée vers le gîte de Vedra, le dernier avant Santiago, nous apparaît plus
longue que prévu. De gros nuages noirs menacent d’éclater à tout instant. Le
sentier au milieu de grands chênes ne nous offre pas beaucoup de repères.
Avec joie, à un kilomètre de l’arrivée, un petit panneau de bois annonce le gîte et
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nous invite à nous y arrêter. Nous franchissons la porte de ce nouvel albergue au
moment où la pluie crépite autour de nous.
L’averse de courte durée laisse bientôt place au retour du soleil, un phénomène
que nous avons souvent observé durant notre marche sur le chemin portugais :
sur la côte atlantique, les chutes de pluie circulent rapidement. Après la douche,
nous pouvons donc étendre notre linge sur des cordes, avant de descendre au
restaurant, sur la grande route, à un kilomètre du gîte. Le restaurant, O Agro,
accueille les pèlerins à toute heure du jour, nous dit le propriétaire. Un homme
exceptionnel qui vit des pèlerins et se fait un plaisir de les accommoder en toute
occasion. Nous dînons sur place et nous y reviendrons pour le souper, à 20 h.
À 19 h, pendant que nous sommes assis à la terrasse du bar, le propriétaire
vient nous rejoindre. Aucun doute, il a le goût de parler, ce soir. Pour lui, les mois
d’avril et de mai, autant que ceux de septembre et d’octobre, représentent les
meilleurs moments de l’année. C’est aussi durant cette période qu’il peut prendre
contact avec les vrais pèlerins. Le petit nombre rend son travail agréable, mais
en plus, ces personnes qui viennent de loin manifestent plus d’intérêt pour son
travail que les gens du pays, respectent davantage son établissement et se
montrent généralement très sympathiques.
L’été, l’affluence des pèlerins l’oblige à travailler sous pression. Toujours à la
course, il n’a plus de temps de penser et de vivre. Par contre, en hiver, pour ne
pas fermer ses portes, il confie son établissement à un employé fiable et prend
des vacances avec sa femme. Il a besoin de cet espace de temps pour refaire le
plein d’énergie.
Selon lui, les responsables de l’association devraient revoir certains règlements.
En été, la majorité des Espagnols ne font que les 100 kilomètres nécessaires
pour obtenir la fameuse Compostelane. Bon nombre d’entre eux ne sont pas
intéressés par les chemins de Compostelle. Ils viennent ici pour obtenir le papier,
un point, c’est tout. L’esprit du chemin ne les anime nullement. Leur passage
ressemble plutôt à une course. Pour ces faux pèlerins, tricher n’a aucune
importance. Une telle attitude dévalorise grandement tous les bienfaits que les
chemins peuvent apporter aux marcheurs.
Nous sommes contents d’entendre son propos. N’ayant jamais marché durant la
période de l’été, il m’est difficile de porter un jugement. Mais les échos que nous
recevons de ceux qui parcourent le Camino Francés, durant cette période, vont
en ce sens. Mais que pouvons-nous faire? Nous avons l’habitude de répéter :
chacun fait le chemin qu’il veut. Il est certain que les bénéfices retirés dépendent
de ce que chacun sème. Impossible d’influencer de quelque façon que ce soit la
motivation des personnes qui empruntent ces chemins. Heureusement!
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Après le souper, nous revenons au gîte à la brunante. La majorité des lits sont
occupés par des pèlerins que nous rencontrons pour la première fois. Le groupe
des jeunes Espagnols s’est sans aucun doute approché de Santiago pour être
présent à la messe du dimanche, dans la basilique. Les lumières s’éteignent tôt
pour notre dernière nuit sur les chemins de Compostelle.
Au lever, nous prenons le petit-déjeuner au gîte et nous quittons les uns derrière
les autres. Une certaine fébrilité marque ce départ pour Santiago. Paul nous a
avertis. Il va marcher rapidement pour s’assurer d’arriver à temps pour la messe
des pèlerins. De notre côté, nous voulons profiter de cette belle matinée pour
apprécier pleinement notre chemin. Selon notre guide, 18 kilomètres seulement
nous séparent de Santiago. Il n’est pas question de les parcourir au pas de
course.
À l’approche du but, les petites routes se multiplient et il devient impossible de
trouver un sentier boisé, un moment de tranquillité absolu. Par contre, les
responsables du tracé ont trouvé des chemins isolés et peu fréquentés qui
rendent notre marche agréable. En plus, en ce dimanche matin, la campagne ne
semble pas sortie encore de sa torpeur et la circulation fonctionne au ralenti.
Une seule fois, je connais quelques palpitations qui auraient pu être
dramatiques. Au moment de croiser un groupe de cavaliers, un jeune homme
perd momentanément la maîtrise de sa bête qui se précipite sur moi au grand
galop. J’ai à peine le temps de me jeter dans le fossé pour éviter d’être heurté
par le cheval qui fonce sur moi. Dès qu’il réussit à maîtriser son animal, le
cavalier s’arrête et se tourne vers moi. Je lui envoie la main. J’ai eu plus de peur
que de mal. Nous pouvons tous les deux poursuivre notre route en sens inverse.
L’an dernier, j’avais beaucoup apprécié l’entrée dans Santiago, une des plus
belles que je connaissais. Cette année, après la traversée de la Puerta de
Mazarelos, la situation se gâte. Des travaux importants obstruent les rues
principales, nous obligeant à faire de longs détours au milieu de constructions
récentes. Toutes les balises ayant disparu, nous devons nous fier à notre flair et
à notre connaissance de la ville pour marcher en direction de la cathédrale. Dès
que nous nous approchons des vieux quartiers, nous nous arrêtons au premier
bar pour reprendre des forces.
Nous arrivons finalement devant le restaurant O Papa Upa où deux fois nous
avions trouvé une chambre au second étage. Nous montons l’escalier et dès que
nous signalons notre présence, la dame que nous connaissons bien nous ouvre
la porte. Pour une troisième fois, nous allons coucher deux nuits dans cette
chambre dont la fenêtre principale donne sur un clocher de la basilique. La dame
nous ayant reconnus, nous procédons rapidement à l’inscription.
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Après les tâches habituelles, nous nous dirigeons vers la Plaza Cerventés où
arrivent les pèlerins qui marchent sur le Camino Francés. À gauche, dans une
ruelle, deux jeunes dames font de magnifiques pizzas. Plus que le mets italien,
c’est l’ambiance de leur piazzaria qui nous plaît particulièrement. Nous rendons
visite à ces gentilles cuisinières, à chacun de nos passages, sachant à l’avance
que nous ne serons pas déçus. Aujourd’hui, pour comble de bonheur, l’une
d’elles joint à notre pizza une bouteille de Mencia, le meilleur vin rouge de la
Galice.
En ce bel après-midi de septembre, plusieurs touristes se baladent lentement
dans les rues de Santiago, profitant avec nonchalance de la douceur de cette
journée ensoleillée. Nous nous mêlons à la foule bonne enfant, qui n’a rien de la
cohue du mois de juillet, et nous terminons notre marche sur la grande terrasse,
en face du parc, espérant voir Paul se présenter devant nous. Nous nous
sommes quittés, ce matin, sans faire nos adieux, ayant pourtant connu tellement
de beaux souvenirs ensemble, nous aimerions bien le revoir.
En soirée, pendant que nous sommes attablés dans un petit bar devant un plato
combinado, Paul surgit dans la porte et vient nous saluer. Il nous cherchait
depuis des heures. Toujours décidé à se rendre au Finistère, il quittera tôt
Santiago, demain. Pour l’instant, il a déposé son sac au Grand Séminaire. Il
prend une dernière bière avec nous pendant que l’on se rappelle quelques beaux
moments vécus ensemble, et finalement nous nous quittons avec de
chaleureuses accolades.
Nous gardons de cet officier allemand l’image d’un homme intègre, généreux,
désireux de partager avec nous une trame de vie enrichissante. Quand je lui
avais demandé pour quoi il marchait sur un chemin de Compostelle, il m’avait
simplement répondu : « Srebrenica! It’s a therapy! » Ces simples mots
suffisaient, inutile d’en dire davantage, nous avions tous les deux compris. Nous
ne lui avons jamais plus posé de questions sur le sujet. Plus tard, il m’avait
mentionné, presque en sourdine : « Je demeure un officier de l’armée
allemande, mais je ne porterai jamais plus une arme. » Cette phrase fermait
définitivement la discussion. Cet homme d’une grande gentillesse marchait à la
recherche de son âme d’enfant. Souvent, le soir, il s’éloignait de nous quelques
instants, le téléphone à la main. Les échos d’une voix féminine parvenaient
jusqu’à nous, mais il n’a jamais abordé le sujet de son statut marital. Les pèlerins
respectent la vie privée des autres.
Tôt lundi matin, nous nous rendons à l’agence de voyage. En un tour de main, la
jeune femme m’a trouvé un billet d’avion pour Madrid et m’a réservé une
chambre pour 60 euros, à proximité de l’aéroport. Une petite navette me
conduira à l’hôtel, mardi après-midi et me ramènera à l’aéroport, jeudi matin.
Mon avion décollera de Madrid à 10 h 20 vers Zurich où m’attend l’autre avion
pour Montréal. Mon voyage de retour s’annonce sans problème.
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Au moment où je quitterai Santiago, Roger prendra plutôt le train pour Valladolid,
où il a réservé une place dans un avion en partance pour Bruxelles, demain.
Mardi matin, nous descendons ensemble vers la estacion de tren et, après de
chaudes accolades, nous nous quittons au moment où arrive mon autobus pour
l’aéroport.
Un autre chemin de Compostelle vient de prendre fin.
© 2011 Claude Bernier
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Conclusion
Mon père est mort, l’an dernier, à 96 ans. Durant les 11 années qui ont suivi la
mort de ma mère, j’allais voir mon père, chaque semaine, à la résidence NotreDame à Victoriaville, une résidence pour personnes âgées, où papa se sentait
bien. À chaque visite, il me répétait qu’il voulait partir, aller rejoindre ma mère. Au
début, il exprimait son désir d’une façon vague, mais petit à petit, son univers
s’est figé, s’est précisé aussi. Dans le ciel, il serait assis à côté de Jésus, avec
ma mère, ses parents à lui et son frère Napoléon. Je comprenais mal la
présence de ce frère. Il avait vécu toute sa vie à proximité de ses deux autres
frères, des fermiers comme mon père, alors que le plus vieux, avec qui il avait
peu d’affinité, après des études, était devenu professeur au secondaire à
Montréal. Son éloignement et son statut professionnel, semble-t-il, lui conféraient
une aura particulière. Bref, pour la dernière étape de sa vie, l’univers de mon
père s’était ratatiné, s’était réduit à un coin du ciel. Papa ne vivait plus parmi
nous, il était déjà en marche vers un au-delà imaginaire, limité, restreint, pas plus
grand que sa propre chambre. Chaque fois que je quittais la résidence, je me
répétais : j’espère qu’un jour je ne serai pas réduit à une telle situation.
Dans la résidence où habitait mon père, les personnes proposées à son
entretien m’affirmaient que plusieurs résidents ne recevaient jamais de visite,
vivaient vraiment seuls et allaient s’éteindre, oubliés de tous. Dans la voiture qui
me ramenait à Trois-Rivières, cette pensée m’obsédait. Mourir seul, partir sans
laisser de trace, ne retrouver personne de l’autre côté. Pourtant, de nature peu
grégaire, j’apprécie grandement ma solitude, mais je tiens beaucoup à mon petit
réseau d’amis.
À la fin de chacun de mes chemins de Compostelle, au moment de faire mes
adieux aux personnes avec qui j’ai marché durant plusieurs jours, une pensée,
chaque fois, trotte dans mon esprit: j’espère que l’on se reverra de l’autre côté.
Cette espérance, je sais que je la partage avec les autres pèlerins, à mes côtés,
avec ceux pour qui les joies et les souffrances sur cette route sont le creuset, le
passage obligé où se créent les liens de l’amitié.
À la fin de mon adolescence, au collège, un livre m’a marqué pour le reste de ma
vie : Citadelle d’Antoine de Saint-Exupéry. Dans le désert du Sahara, un vieux
sage, un Touareg sans aucun doute, affirmait ceci : « Si tu veux faire d’un
étranger, ton ami, monte avec lui sur la montagne. Mets ton pied dans
l’empreinte de son pas. Sois attentif aux mouvements de son cœur. Que l’écho
de ta voix se répercute dans le son de la sienne. Que ton souffle et le sien se
mêlent au vent qui vient de la plaine. En montant, arrête-toi et prends le temps
de regarder les tiens et les siens qui sont restés dans la vallée. Ne t’empresse
pas de dépasser la cime des arbres. Laisse tes yeux s’émerveiller du paysage.
Si le pas de l’étranger défaille, tends-lui la main. Partage avec lui la joie d’arriver
au sommet. Puis, dépose tes armes. Tout danger est écarté, tu es devenu son
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ami. Contemple avec lui l’univers autour de toi avant de prendre le chemin du
retour. Avec ce frère, tu pourras construire une nouvelle demeure. »
Ce petit texte m’a habité à chacun de mes chemins. Cette fraternité qui doit unir
les hommes a toujours dirigé mes pas. Inutile de sortir de chez soi, si l’on n’est
pas capable d’aller vers les autres, de les écouter, de créer des liens pour
construire une maison nouvelle. Marcher côte à côte, partager le vent, la pluie, la
chaleur du midi, la poussière de la route, c’est le geste le plus simple, le plus vrai
qui nous rapproche de l’autre.
Chaque fois que je reprends le gros sac, je sais que je ne serai pas seul. Je
donne rendez-vous à mes amis, à ceux du présent comme à ceux du passé. Je
n’ai jamais à forcer ma mémoire. Comme la vie qui coule naturellement dans
mes veines, mes amis viennent me rejoindre sur le sentier, dans ma solitude. Il y
a certes ma femme, mes fils, mes amis immédiats, ceux que je côtoie tous les
jours, mais aussi tous les autres avec qui j’ai marché sur un chemin de
Compostelle. Il suffit de faire le silence en moi et autour de moi.
La liste serait trop longue de les énumérer tous, même si leurs noms résonnent
encore dans ma mémoire. Je citerai les principaux, ceux avec qui j’ai partagé
davantage : mon ami Roger, mon compagnon de route, mais aussi, Jacques qui
vit à Pékin, Pierre de Saint-Romuald, et les autres… Difficile d’oublier Terry, le
Néo-Zélandais, avec sa longue crinière blanche, Carolina de l’Argentine qui
marchait avec Nam Ti, la petite Chinoise, Peter d’Australie qui m’a envoyé une
belle photo du pèlerin que j’étais. Deux femmes ont laissé des souvenirs
impérissables : Denise de Suisse qui marchait avec les pieds couverts
d’ampoules et Lola de Barcelone qui nous faisait découvrir le vrai visage de
l’Espagne. En 2005, nous avons marché successivement avec trois Français qui
portaient tous le prénom d’Alain. Quelle coïncidence! En 2007, Javier, le jeune
instructeur de ski a beaucoup discuté avec nous sur des sujets qui n’avaient rien
de frivole. En 2009, deux Allemands ont partagé avec moi des moments
inoubliables : Lothans venait de la Bavière et Wolfgang de Hambourg. Et cette
année, après le chemin de Cluny parcouru tout entier avec Ludovik, le Flamand,
nous avons eu le plaisir, Roger et moi, de marcher avec Paul, un officier de
l’armée allemande, qui habitait Hanovre, un homme qui revenait brisé d’une
guerre cruelle, mais retrouvait petit à petit la joie de vivre.
Oui, je dois l’admettre, j’aimerais revoir toutes ces personnes. Pour moi,
l’immortalité est une réalité que je ne peux plus remettre en question. La vie qui
nous habitait sur les chemins, qui m’habite encore chaque fois que je partage
avec un pèlerin, cette vie-là est plus forte que la mort.
Sur ces chemins de vérité, nous avons vécu ensemble la foi et la charité,
j’espère que l’espérance remplira ses promesses. Moi aussi, je pourrai admettre
avec mon père que mon univers se rétrécit, qu’il se limite à peu de choses, en
© 2011 Claude Bernier
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superficie; mais en profondeur, c’est le vaste monde. Je porte en moi tant de
souvenirs, de réflexions, de paroles partagées… Cette réalité donne un sens à
ma vie. Au-delà de toutes les croyances, de toutes les langues comme de toutes
les coutumes, mon unique religion se résume maintenant dans ces trois mots :
foi, espérance et charité. Tout le reste demeure à mes yeux accessoires et
frivolités.
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