Le Chemin de Tolède - Du Québec à Compostelle
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Le Chemin de Tolède - Du Québec à Compostelle
Le Chemin de Tolède Claude Bernier Avant-propos Enseignant retraité, Claude Bernier a enseigné au Québec durant 35 ans, d'abord le grec et le latin, puis le français. À 19 ans, il a subi un grave accident qui devait le clouer sur un fauteuil roulant pour le reste de sa vie. Après de multiples efforts, il a réappris à marcher et depuis, a parcouru plus de 12 000 kilomètres sur les Chemins de Compostelle, empruntant chaque fois un chemin différent. Et il n'a pas encore l'intention de s'arrêter de marcher. Membre fondateur de l'association québécoise des pèlerins et amis du Chemin de Saint-Jacques, il occupe le poste d'animateur de la région Mauricie/Centredu-Québec depuis 2003. Au début de sa retraite, il a écrit un roman pour ses élèves, Un Matin d'avril, publié chez Arion. Par la suite, trois de ses récits furent publiés chez Arion: Mes 2 000 kilomètres sur les sentiers de Saint-Jacques de Compostelle, Le Chemin Mozarabe et le Chemin Romieu. Puis, après la fermeture de la maison d'édition Arion, il a écrit neuf autres récits de ses chemins qui n'ont pas été publiés. Tolède, 26 août 2010, 19 h Le soleil descend lentement sur la Sierra de Gredos, à l’ouest de Tolède, pendant que la plaine désertique au sud de Madrid écrase sous la chaleur torride en cette fin de journée. Il faisait encore 42˚ degrés selon le thermomètre à l’extérieur de la farmacia de la rue Santa Barbara, tantôt. À gauche, sur le rio Tajo, le grand fleuve qui contourne la cité, la Puerta del Sol vient à peine d’entrer dans l’ombre. Au-dessus de la ville de Tolède, l’Alcazar, cette forteresse massive et rectangulaire, domine outrageusement la cité médiévale, avec ses murs épais, ses tours à chaque coin de l’édifice, serties d’étroites fenêtres qui servaient jadis de meurtrières et laissaient à peine filtrer la lumière du jour. L’épaisse muraille qui encercle la ville enferme dans cette fournaise les touristes et les habitants qui se déplacent avec nonchalance et une certaine torpeur, cherchant un peu de fraîcheur le long des murs ombragés. Tolède, capitale de l’Espagne sous l’empereur Charles-Quint, regorge de magnifiques monuments. Ce chef d’État, l’homme le plus puissant de son époque, celui dont on disait que « le soleil ne se couchait jamais sur ses terres », a su construire une ville à son image, riche et fastueuse. L’extraordinaire cathédrale, une symphonie de flèches et de pinacles gothiques, se dresse audessus de la Plaza del Ayuntamiento. Juste à côté, el Palacio Arzobispal (le palais de l’archevêque) fait étale d’une richesse inouïe. D’autres édifices, hérités du Siècle d’or, suscitent encore notre admiration, comme le Palais des Rois Catholiques, la Synagogue Santa Maria la Blanca, la mosquée Del Cristo de la Luz et Hospital de Santa Cruz. Et combien d’autres… Arrivé hier midi de la frontière française, j’ai eu tout le loisir de déambuler dans le lacis de ses rues étroites et pentues, de m’arrêter devant chaque édifice qui retenait mon attention. Ce midi, attablé sur une terrasse de l’immense Plaza Zocodover pour un repas typiquement espagnol, j’ai l’occasion de rencontrer une famille du Québec, des gens de ville de Laval qui visitaient l’Espagne durant deux semaines. Par cette très belle journée d’été, je n’ose pas m’enfermer dans le musée d’El Greco. Je l’avais visité en 1974, de passage ici avec ma femme, Micheline. Je devine que la lumière s’est améliorée au cours des dernières années, le musée n’ayant pas changé de lieux. La pauvreté de l’Espagne, sous le général Franco, forçait les responsables à économiser l’électricité. Les petites fenêtres tamisaient la lumière et ne rendaient pas justice au talent de ce grand peindre. Je n’ai nulle envie aussi de pénétrer dans les ateliers d’artisanat où les touristes peuvent admirer le travail des artisans qui cisèlent les métaux ou forgent des armures anciennes pour le plaisir des collectionneurs. Les Arabes qui travaillaient jadis dans ces ateliers ont laissé un savoir-faire exceptionnel à leurs descendants. Les artisans et les orfèvres de la ville de Tolède avaient, au Moyen © 2011 Claude Bernier 3 Âge, une renommée internationale pour la qualité de leurs épées et de leurs armures. Des chevaliers venaient de toutes les parties de l’Europe pour se procurer des armes, reconnues tant pour la finesse d’exécution que pour leur solidité. Cette tradition tend à se perdre avec l’arrivée des armes à feu qui ont remplacé les anciens hachoirs. Je m’arrête cependant à la cathédrale pour une courte visite. Même s’il faut débourser sept euros pour franchir le seuil, je considère que ma promenade à l’intérieur des murs vaut son pesant d’or. Ce qui retient mon intérêt, ce n’est pas l’étonnante richesse ou les objets du culte, mais un document projeté sur un grand écran, derrière le maître-autel. J’y découvre la véritable image de l’Église catholique espagnole : une Église de droite, faite pour les riches et le pouvoir, une Église où le dogme fait foi de tout, une Église où l’amour et la compassion semblent complètement absents. La terrible Inquisition espagnole, mise sur pied par le fils de Charles Quint, Philippe II, qui a ensanglanté les chemins de Compostelle dans plusieurs des États catholiques de l’Europe, a puisé son idéologie dans ce terreau. Les Juifs et les Arabes d’Espagne ont payé le prix fort lors de l’implantation de cette institution infernale, de même que les grandes nations de l’Amérique latine, décimées au nom de la foi et de l’amour de Dieu. En fait, il ne faut pas s’y méprendre, l’amour de son prochain avait disparu depuis longtemps de cette Église sectaire, dite catholique, et il ne restait qu’un immense besoin de domination et de pouvoir. En quittant les lieux, je suis heureux de mettre derrière moi cette façade de l’Église catholique que j’ai toujours eu en horreur. À 16 h 30, je me rends à la gare des trains pour accueillir Roger qui arrive de Valence. Nous allons être réunis une autre fois, pour parcourir ensemble le Camino del Levante, de Tolède à Santiago. Hier, j’ai réservé une chambre à l’hostal Santa Barbara, sur la rue du même nom, là où nous avions couché, en 2005, au retour du chemin d’Arles. Ayant déposé le gros sac dans la chambre, nous descendons au petit bar pour partager les dernières informations concernant ce chemin. Roger se sent en pleine forme pour entreprendre cette nouvelle aventure. Pour ma part, le chemin de Cluny que je viens de parcourir avec Ludovik, me met en parfaite condition physique pour repartir. En sortant du bar, en attendant l’heure du souper, nous décidons de monter à la cathédrale. Roger aimerait obtenir le sceau de l’édifice religieux sur sa credencial. La cathédrale, dans les grandes villes, est le point de départ officiel de tout chemin de Compostelle. Au bout de la rue Santa Barbara, el camino de los caballeros (le chemin des chevaliers) monte vers le pont au-dessus du fleuve, el rio Tajo, et nous pénétrons dans la ville fortifiée par la Puerta del Sol (la porte du soleil). En l’an 1085, traversant cette arche, El Cid Compeador était entré dans Tolède avec son armée, accompagné du roi Alfonso VI, après une dure campagne militaire durant © 2011 Claude Bernier 4 laquelle plusieurs victoires successives des chevaliers chrétiens avaient fait reculer les Maures jusqu’aux murs de Grenade, plus au sud. Tolède devenait ainsi officiellement une possession espagnole. Les deux tours et le double arc mudéjar qui encadrent le pont n’ont jamais été modifiés, depuis cet événement. La rue Cerventés vient ensuite rejoindre celle du roi Alfonso X qui nous amène directement au pied de l’immense cathédrale. À cette heure de la journée, l’édifice religieux est fermé, mais juste en face de la porte d’entrée, dans un petit musée où il est possible de se procurer cartes postales, photos et autres souvenirs, la préposée tient en main le tampon que nous recherchons. Roger fait apposer l’empreinte et, sans plus attendre, nous descendons vers le fleuve, en traversant le mur fortifié à la Puerta de Bab-Al-Mardum, où deux imposantes tours de guet défendaient l’entrée de la ville, dans sa partie la plus élevée. Un large trottoir suit en parallèle la route principale, chevauche le fleuve et nous ramène au carrefour où nous retrouvons la direction vers la rue Santa Barbara. Cette longue promenade, nous l’avons faite en bonne partie en silence et en solitaire, pour rêvasser, pour laisser notre imaginaire opérer le changement entre notre quotidien et l’aventure qui se prépare. Prendre un nouveau départ pour un chemin de Compostelle n’est jamais facile. Entrevoir ce qui pourrait nous arriver sur ce parcours, imaginer les difficultés que nous allons vivre demeure impossible. Il suffit de se mettre disponible à réagir à la première occasion. Chacun de notre côté, aux cours des derniers mois, nous avons lu sur le sujet. Je connais bien la deuxième partie du parcours, de Zamora à Santiago, pour l’avoir fait seul, l’an dernier. Mais la première partie m’inquiète. Un guide plutôt sommaire va guider nos pas. Nous possédons très peu d’information sur les gîtes de ce chemin. Il faudra improviser à chaque étape. De Tolède à Avila, traverser la plaine désertique de Madrid sous cette chaleur torride nous effraie tous les deux. Par la suite, le sentier serpente entre deux chaînes de montagnes, la Sierra de Gredos, au sud, et la Sierra de Guadarrama, au nord. Un parcours qui ne sera pas de tout repos. Je sais que Roger s’inquiète également. L’an dernier, dans les montagnes de León, au sud de la Galice, je me disais qu’il allait souffrir si un jour il décidait de parcourir ces chemins. Au cours de l’hiver, j’ai été surpris d’apprendre qu’il voulait marcher sur mes pas, malgré la hauteur des montagnes et la solitude de la route. Maintenant s’ajoutent la sècheresse de la plaine et l’aridité de la région rocheuse d’Avila. De retour vers notre hostal, sur la rue Santa Barbara, nous nous arrêtons au restaurant chinois Hong-Kong où j’ai soupé, hier soir. L’accueil avait été chaleureux et le prix du repas s’accordait bien avec mon budget de pèlerin. Récidiver avec Roger me plaît bien, à condition de commander une meilleure bouteille de vin, celle d’hier soir pouvait facilement être confondue avec un simple jus de raisin. Et cette fois encore, le cuisinier chinois comble nos attentes. © 2011 Claude Bernier 5 Il est à peine 21 h quand nous regagnons notre chambre à l’hostal Santa Barbara. Cet après-midi, avant d’entrer dans la cathédrale, j’ai parlé avec un pèlerin espagnol. « La sortie de Tolède est présentement un immense chantier routier, m’a-t-il affirmé, impossible de traverser ces travaux à pied, il faut absolument prendre le bus pour le prochain village, Rielves. » J’en parle à Roger. Il me rappelle la sortie de Montpellier, en 2005. Nous avions suivi un garde de sécurité, au milieu des tracteurs et des camions. Nous ne voulons en aucun cas revivre une situation aussi dangereuse. Mon compagnon de route est bien d’accord, demain matin, nous allons nous rendre à la Estacion de Autobuses. Je connais très bien l’endroit. Je suis arrivé à cette gare, en provenance de Madrid. Après une longue nuit, durant laquelle le sommeil tarde à venir, nous nous levons un peu après 7 h, déposons la clé à l’endroit indiqué et nous nous arrêtons juste à côté de l’hostal, le bar vient d’ouvrir ses portes. Ce matin, nous sommes les premiers clients. Il suffit de 20 minutes pour se rendre à la gare. À cette heure, les travailleurs ont déjà quitté les lieux. Peu de clients s’attardent dans la salle d’attente. Notre départ est prévu pour 10 h. J’en profite pour jeter un coup d’œil dans les environs. De l’autre côté de la rue, un petit bar prépare un bocadillo, ces fameux sandwichs espagnols. Roger se procure aussi ce qu’il faut pour dîner. En descendant de l’autobus, nous serons prêts à démarrer. Le véhicule de transport en commun quitte la gare à l’heure prévue. Après la traversée de la ville, nous nous rendons compte, à quel point notre décision a été judicieuse. Même le conducteur espagnol a de la difficulté à trouver son chemin au milieu des travaux. Constamment, des hommes chargés de la sécurité doivent lui faire des signaux et arrêtent notre véhicule au moindre danger. Finalement, il est plus de 10 h 30, quand nous descendons de l’autobus. Un petit bar juste en face nous permet de prendre un bon café avant de mettre le gros sac sur nos épaules. La population du village de Rielves ne dépasse pas les 600 habitants. À l’époque romaine, les thermes attiraient les visiteurs de la ville de Tolède qui s’appelait alors Toletum. Au VIe siècle, à l’époque des Visigoths, un premier martyr, San Vicente, devint le patron du village. Par la suite, l’agglomération accueillit les Religieuses de saint Bernard et un ermite construisit une petite ermita pour servir de toit aux pèlerins qui passaient par le village. De cela, il ne reste aujourd’hui que l’église paroissiale consacrée à saint Jacques. À la sortie du village, il suffit de traverser la voie ferrée, à notre droite, pour apercevoir les premières balises. Des informations toutes récentes nous indiquent le chemin à suivre, sans que nous ayons à chercher davantage. Nous © 2011 Claude Bernier 6 sommes en 2010, une année sainte et jubilaire. Pour célébrer l’événement, les Amis de Saint Jacques, en Espagne, ont amélioré le tracé du chemin et « rajeuni » les anciennes balises. Tout au cours de notre promenade, nous allons apprécier l’excellent travail accompli. C’est donc en toute confiance que nous partons, ce matin, sur le sentier du Camino del Levante, ce long chemin qui traverse le pays, de l’est en ouest, plus précisément, de Valence, sur le bord de la Méditerranée, jusqu’à Santiago, d’abord, pour atteindre ensuite, Fistera ou Muxia, sur le bord de l’océan Atlantique, pour ceux qui le désirent. Malgré la chaleur qui commence à se faire sentir, la petite route plate et à peine goudronnée, en direction de Barcience, ne manque pas de charme. Quelques collines au loin découpent l’horizon. Les chaleurs de l’été ont asséché la plaine, ici et là, quelques champs de tournesol, brûlés par le soleil, se meurent à cause de la sécheresse. Dans le petit village de Barcience, la désolation s’étend de tous les côtés. À l’entrée, une dizaine de maisons neuves n’ont pas trouvé preneur et les ronces s’élèvent dans le stationnement, devant la porte principale et dans les cours derrière les maisons. Une habitation sur deux affiche le petit carton rouge : « Se vende ». (On vend). À l’intérieur du village, complètement désert, une vieille dame promène ses rhumatismes. Pas un chien ne se manifeste. À la sortie de l’agglomération, nous retrouvons la même sécheresse et la même tristesse, de vastes espaces que le soleil brûlant a détruits et rendus impropres à la culture. Les champs cultivés, laissés à l’abandon, ne produiront aucune récolte, cette année. Les tournesols ne regardent plus le soleil, leur rosace, brunie, noircie, s’incline vers le sol, dans la position du pénitent, comme pour demander grâce. À l’approche de Torrijos, le sentier se dirige tout droit vers la N-40. Les ouvriers de la voirie, bien intentionnés sans doute, ont aménagé une belle clôture pour empêcher les animaux de traverser la route, s’il en reste encore dans la région. Or, notre sentier arrive face à cette clôture, toute neuve, solide comme un pont. Pendant un moment, nous nous interrogeons pour savoir par quel moyen nous allons franchir cet obstacle. Il est impensable que le sentier s’arrête ici. Nous explorons les lieux et quelle n’est pas notre surprise de s’apercevoir qu’à 50 mètres de nous, des marcheurs se sont frayé un passage en sectionnant la broche, à proximité du carrefour. Avec empressement, nous nous hâtons de passer par ce trou béant. À deux pas de là, un tunnel sous l’autoroute débouche sur une route importante qui s’avance vers la ville. De ce côté, la crise financière de l’Espagne apparaît dans toute son ampleur. Un quartier complet, à l’entrée de la ville, est devenu un village fantôme. Le long de cette route, des maisons neuves, inhabitées sont laissées à l’abandon. Les rues, fermées à la circulation, sont remplies de déchets de construction de toutes sortes. Les infrastructures en eau et en électricité, ensevelies sous des ronces et © 2011 Claude Bernier 7 des arbrisseaux, courent à leur perte. Ces bâtiments se détériorent et perdent de leur valeur. À chaque carrefour, de grands panneaux qui annoncent les projets immobiliers « Proyectos integrales » sont couverts de graffitis du type « Locos » (fous), « Lastre » (traître). On peut deviner que bien des gens ont tout perdu dans cette aventure qui a mal tourné. Cet immense quartier ressemble à un cimetière où la vie s’est éteinte, une triste image d’un capitalisme effréné qui a conduit à sa perte. Par contre, à l’intérieur de la ville proprement dite, un long sentier, ombragé, dans un parc, nous conduit jusqu’au carrefour central. La chaleur atteignant les 40 degrés, nous nous engouffrons dans le premier bar, à notre droite, le bar El Abuelo (le grand-père). Après un double verre de notre potion favorite pour atténuer la soif, le propriétaire qui sert des repas nous apporte une assiette que nous préférons au sandwich, laissant ce dernier de côté pour l’instant. Au moment de reprendre le sac, sur la terrasse, le barman, sachant que nous sommes des pèlerins, vient nous rejoindre, une bouteille à la main : « Apportezla dans votre pays, je vous fais un cadeau. » Nous le remercions pour sa gentillesse, sachant très bien que la bouteille ne parviendra jamais au Canada. Le gros sac sur nos épaules, nous partons à la recherche d’un gîte. Avec ses 10 000 habitants, la ville de Torrijos est considérée comme une capitale régionale. La petite église, à 100 mètres du carrefour, le seul édifice qui reste de l’ancien couvent de l’Ordre des chevaliers de Saint-Jacques, a été rénovée récemment. Une autre église, plus imposante, laisse deviner son clocher, à l’ouest de la ville. L’ancien couvent des Franciscains a disparu sous le pic des démolisseurs. De l’époque médiévale, reste encore l’hôpital de Santisima Trinidad, plusieurs fois agrandi et transformé, qui reçoit chaque jour des malades. À la police municipale, nous provoquons un branle-bas quand nous demandons une place pour dormir. La dame au bureau fait plusieurs appels pour rejoindre le responsable. Après de longues minutes d’attente, un policier arrive avec l’information : le gîte se trouve à deux kilomètres, dans un gymnase, près du stade de football. Naturellement, il n’y a pas de nourriture sur place, en conséquence, nous devons tout apporter dans nos gros sacs. Là-bas, quelqu’un va nous ouvrir la porte. Le policier m’explique sur un bout de papier le chemin à suivre, mais, sous ce soleil torride, notre enthousiasme se dégonfle rapidement. En sortant du bureau de la police, la chaleur nous frappe de plein fouet. Dès que nous quittons un coin d’ombre, nos fronts se couvrent de sueur. Je montre à Roger l’hôtel Meson, près du carrefour, à deux pas d’ici. Peu importe le prix, nous allons nous arrêter là et réserver une chambre avec l’air conditionné. Si nous voulons poursuivre notre route, demain, il faut trouver le moyen de dormir, cette nuit. © 2011 Claude Bernier 8 À l’hôtel, le patron nous offre le choix de la chambre. Premiers clients de la journée, nous serons probablement les seuls à y passer la nuit. Pour 50 euros, une grande chambre avec deux lits « queen » et l’air conditionné est mise à notre disposition. On ne peut pas demander mieux. Nous prenons le temps de nous installer en douceur. Rien ne presse. Vers 18 h, malgré la chaleur, nous passons par l’épicerie près de l’hôtel pour nous procurer quelques gâteries qui vont compléter notre bodadillo et nous décidons de manger dans notre chambre et de vider la bouteille de vin que nous a gracieusement donnée le barman, cet après-midi. Comme le prix de la chambre comprend également le petit-déjeuner, nous pourrons partir tôt, demain matin, en toute sérénité. Au lever, la salle à manger ouvre ses portes à 7 h, nous sommes toujours seuls dans cet hôtel de 60 chambres. Nous partons tôt pour profiter de la fraîcheur du matin. Notre sentier se dirige vers une colline dans la plaine, qui a pour nom Val de Santo Domingo. La même tristesse qui a envahi les grands espaces se retrouve dans ce premier village, semblable aux autres que nous traverserons bientôt. Pourtant, l’église, de construction récente, montre avec évidence que cette agglomération a connu des moments plus glorieux. Ici, au moment où nous passons, la majorité des maisons sont à vendre, mais les acheteurs ne font nullement la file. Le silence s’étend sur les rues désertes. Le sentier débouche ensuite dans la plaine où le soleil éclate de tous ses feux. Pendant huit kilomètres, ce chemin de terre se déroule devant nous, rectiligne, poussiéreux, sans un arbre pour nous procurer de l’ombre. À mi-parcours, la petite rivière, el arroyo Prada, est complètement à sec, alors, imaginez les champs de chaque côté de la route. Généralement, les cultivateurs font deux récoltes, l’une en hiver, l’autre en été. Celle que nous voyons autour de nous est certainement une cause perdue. De loin, sur une colline, le château de Maqueda laisse déjà entrevoir sa forme imposante. Même si aujourd’hui la population du village à ses pieds dépasse à peine les 500 habitants, ce castillo de Maqueda possède une longue histoire. Construit au Xe siècle par les Arabes, sur les ruines d’un ancien camp romain, le château devint la résidence des Ducs de Maqueda sous les Rois Catholiques, qui en firent une place forte. La très grande église, Santa Maria de los Alcazares, à proximité du château, témoigne que ce village a connu jadis une grande prospérité. Aujourd’hui, l’autoroute A-5 qui passe au pied du château assure la vitalité du village. Pour entrer dans l’agglomération, nous traversons le Rio Grande, une petite rivière où croupit un peu d’eau verte. Nous cherchons en vain un bar pour prendre un café, aucun établissement n’a ouvert ses portes le long de notre route. À la sortie du village, nous entreprenons un long parcours de 12 kilomètres au milieu de la plaine désertique où aucun point d’eau n’est disponible pour nous ravitailler. Malgré la chaleur, nous économisons nos bouteilles d’eau, espérant © 2011 Claude Bernier 9 nous rendre à destination sans encombre. Ce chemin de terre, tracé par les Arabes, mais rebaptisé par les catholiques, porte le nom de Vereda de Val de Santo Domingo. Au Moyen Âge, cette voie directe et très utilisée représentait l’unique trait d’union entre Maqueda et Escalona, où nous nous dirigeons. Dans ces lieux arides où la vie s’est desséchée, rien ne vient troubler notre solitude : pas un chien ni même un oiseau. Nous avançons dans la tranquillité la plus totale. Roger et moi, dans de telles circonstances, préférons marcher l’un devant l’autre. Sur le plat, Roger avance à grands pas, alors que je traîne derrière, par contre, dans les montées, je ne diminue en rien mon rythme. Nous aimons tous les deux ces grands espaces paisibles où chacun se laisse aller à la rêverie. Un vrai plaisir de marcher, à l’état pur. Rien ne vient perturber notre démarche intérieure. Dans ces moments privilégiés, le chemin prend tout son sens. Il devient réflexion, méditation et prière. Chacun de nos pas crée une cadence où le corps s’oublie et l’âme prend toute la place. Tout notre être s’ouvre à la nature et la joie jaillit sur nos lèvres comme une chanson, une poésie. L’harmonie qui s’installe en nous supplée certainement à toutes les oraisons. Rien de mieux que de se taire, faire le silence, en dedans comme en dehors, et laisser notre âme s’élever vers quelque chose ou quelqu'un qui nous transcende. Cette parcelle d’éternité vaut toutes les richesses du monde. L’entrée dans Escalona n’est guère plus réjouissante que celle de Torrijos. Le quartier de San Antonio, à gauche, comme celui de San Anton, 300 mètres plus loin, à droite, font tristes figures. Sans être complètement abandonnés, ces deux quadrilatères exposent à notre vue des maisons en partie construites, des fondations laissées à l’abandon et des chantiers vacants. Il faut traverser le pont sur la rivière Alberche pour constater une nette amélioration. Pour un village qui ne compte pas plus de 2 000 habitants, son passé historique demeure cependant célèbre. À proximité de ce village, le jeune roi Alfonso VI gagna sa première bataille contre les Maures, qui allait donner un nouveau souffle à la reconquête de l’Espagne. Ici, également, naquit l’infant Don Juan Manuel, neveu de Fernando el Santo, qui construisit l’imposant château au centre du village. L’agglomération a conservé une partie des murailles de cette époque, ce qui lui donne un aspect médiéval que n’avaient pas les autres villages. Notre chemin passe d’ailleurs par la porte San Miguel, sous la haute tour qui servait de guet pour protéger le château et le monastère, juste à côté. Sur la place centrale, je m’informe auprès du propriétaire du bar pour connaître l’emplacement de l’hostal Mirador. Il m’apprend alors que l’établissement est fermé, mais nous conseille plutôt d’aller au gîte des pèlerins, il connaît la personne qui s’occupe de l’établissement. Pendant que nous terminons notre verre, le responsable des Amis de Saint-Jacques vient s’asseoir avec nous. Il © 2011 Claude Bernier 10 nous invite à le suivre à son bureau, juste à côté, quand nous aurons terminé de dîner. Comme il travaille pour la municipalité, il nous montre la petite épicerie, nous indique le chemin à suivre pour se rendre au gîte et nous donne la clé. Son empressement à nous aider est si grand que nous n’osons pas le décevoir. Nous partons donc, clé en main, vers le gymnase à proximité du stade municipal de football, à l’extérieur du village, à côté des bureaux de la Guardia Civil. À première vue, les conditions semblent favorables. Nous serons seuls pour passer une fin d’après-midi paisible. L’espace ne manque pas dans ce grand gymnase et nous en profitons pour faire la grande lessive. Vers 17 h, nous retournons au village pour acheter le souper et le petit-déjeuner du lendemain. La température atteint encore les 40º degrés. Au retour, nous constatons que cette chaleur s’est engouffrée dans notre gymnase. Nous devons nous mettre en bobette pour le souper. En soirée, il faut bien l’admettre, il est impossible de faire rafraîchir la pièce. Nous nous couchons sur nos sacs de couchage et nous connaissons une très mauvaise nuit. Ne pouvant pas dormir, je me lève à trois reprises pour chercher un peu d’air frais, je suis complètement en sueur. À 6 h, comme nous sommes réveillés depuis longtemps, nous nous levons sans tarder. Je fais alors une malheureuse découverte, mon corps est couvert de piqures d’insectes. La situation de Roger n’est guère mieux. Nous déjeunons et quittons les lieux rapidement en espérant ne plus revivre une telle expérience. Aujourd’hui, nous quittons la plaine de Madrid pour nous approcher de la Sierra de Gredos et la région montagneuse d’Avila. Pour atteindre le village d’Almorox, nous empruntons le chemin ancestral, parallèle à la N-403. Ces huit premiers kilomètres, en montée, ne posent pas de problèmes. Partis très tôt, nous nous arrêtons à quelques reprises pour photographier le lever du soleil, sur la plaine, derrière nous. La journée s’annonce radieuse. Almorox est considéré comme le dernier village de la province La Mancha, cette province qui s’étend vers l’est jusqu’à la Méditerranée. C’est aussi la région de Cerventés et de son Don Quichotte. Nous traversons l’agglomération sans trouver un seul bar pour notre premier café de la journée. Au carrefour, à la sortie du village, nous contournons l’ermita Nuestra Señora de la Piedad avant de nous engager sur le sentier des pèlerins La Senda del Cerro Cruz. Le sentier a servi récemment pour des travaux forestiers. Pour donner accès aux tracteurs et aux camions, les travailleurs ont élargi le chemin, faisant disparaître du même coup toutes les balises. À première vue, ces travaux favorisent de meilleures conditions de marche. Malheureusement, à la première intersection, il ne reste aucune indication pour la suite du chemin. Les informations de notre guide demeurent tellement vagues qu’elles ne nous procurent aucun secours. Nous tournons vers la gauche, espérant marcher dans la bonne direction, de vieilles marques, en partie effacées, signalent un chemin. © 2011 Claude Bernier 11 Après une demi-heure de marche, arrive enfin devant nous, un motocycliste, un homme qui connaît la région. Il analyse avec nous les graphiques que donne notre livre-guide. Selon lui, nous avançons dans la mauvaise direction. Il nous convainc de pivoter sur nos talons et de partir plutôt vers le nord. Peu après la première intersection, nous retrouvons les balises et, cette fois, nous sommes assurés d’avancer sur le bon chemin. Après un calcul rapide, nous constatons que nous avons changé les 26 kilomètres d’aujourd’hui pour un beau 34 kilomètres. Le sentier monte alors de colline en colline vers un point haut qui marque la séparation entre la Comunidad de Toledo et celle de Madrid. Nous croisons alors la N-403. Fatigués de marcher sur un sentier rocailleux, pour quelques kilomètres, nous empruntons le bas-côté de la route. Au croisement de plusieurs chemins, un espace libre permet de s’asseoir sur le garde-fou de la route pour manger notre sandwich que nous nous étions procuré, la veille, à Escalona. Dès que nous apercevons San Martin, au loin, au fond de la vallée, nous reprenons le sentier, car la route fait un long détour pour entrer dans la ville. Ce sentier, dans une région montagneuse et boisée, exige une attention soutenue. Nous cheminons au milieu des buissons où les chèvres et les moutons se sont amusés à faire des zigzags parmi les pierres qui jonchent le sol. Notre situation devient préoccupante. Roger n’a plus d’eau et le soleil atteint sa puissance maximale. Je lui prête ma gourde, un moment, mais elle est presque épuisée. En descendant une colline, nous apercevons deux bergers, assis à l’ombre, qui gardent un troupeau de chèvres. Nous leur demandons s’il est possible de trouver de l’eau à proximité. Sans hésiter, il nous offre un litre d’eau fraîche en bouteille. Nous voulons leur payer, mais ils refusent notre argent, disant que la propriétaire des chèvres va leur apporter bientôt d’autres bouteilles qu’ils gardent dans un puits, à l’ombre. Nous les remercions, car leur beau geste vient de nous sortir du pétrin. Nous entrons dans San Martin de Valdeiglesias, une petite ville de 8 000 habitants, par le Camino de la Sangre (le chemin du sang). Cette agglomération connut ses heures de gloire sous le règne du roi Alfonso VIII. Attirés sans doute par la tranquillité des lieux et la fertilité de la région, plusieurs monastères vinrent s’y établir. Des hommes et des femmes accoururent de toutes les parties du nord de l’Espagne, faisant du même coup, la renommée de la ville. Cette appellation, Valdeiglesias (une vallée d’églises), correspondait bien à la situation de l’époque. Le sentier, « le chemin du sang », que nous avons emprunté en entrant dans la ville, tirerait son origine d’une petite forteresse, sur la colline, à notre droite, où vivaient les responsables de l’Inquisition. Cette macabre réalité de l’histoire espagnole, nous en découvrons les ruines un peu partout le long de ce chemin. Dès notre arrivée, nous allons frapper à l’albergue municipal pour recevoir pour toute réponse : tout est complet. En cette fin de semaine, nous sommes un © 2011 Claude Bernier 12 samedi, une vingtaine de fanfares ont envahi la ville pour célébrer la Fête des Moissons. Nous n’avions pas prévu cette éventualité. Nous faisons le tour de la ville, frappons à toutes les portes. Toujours la même réponse : « Completo ». Nous venons de parcourir 34 kilomètres, il n’est pas question de reprendre le gros sac. Finalement, nous nous arrêtons devant l’hôtel Las Conchas (les coquilles) pour prendre une bière et étudier la situation. Sur l’immense mur blanc de la façade, des centaines de coquilles de Compostelle ont été fixées dans le ciment. Quand le jeune homme nous apporte notre bière, il ajoute : « Vous êtes pèlerins, ma mère réserve toujours une chambre pour ceux qui vont à Compostelle. Vous êtes les bienvenus. » Nous sommes sauvés! Nous prenons notre bière, rassurés, pendant qu’une employée met une dernière main, à notre chambre, juste derrière le bar. En entrant dans l’hôtel, la propriétaire, une grand-mère certainement respectable, si l’on considère son habillement et ses bonnes manières, nous glisse ce petit mot : « Depuis 40 ans, j’ai toujours gardé une chambre pour les pèlerins, et cela me porte chance. » Nous n’osons pas la contredire, trop heureux de son accueil. Nous prendrons sur place le souper et le petit-déjeuner. Le prix, un peu plus élevé (une fois n’est pas coutume) nous semble très raisonnable, compte tenu de la qualité du service. Avant le souper, nous allons marcher dans la ville. Une foule de visiteurs ont envahi les lieux, provenant sans doute des villages de la région. Sur la place centrale, à une bonne distance de notre hôtel, les diverses fanfares se succèdent sur une grande estrade en plein air. Une atmosphère de fête règne dans la cité. À son extrémité sud, un magnifique château s’élève sur la partie haute de la ville. Avec ses deux tours rondes et son donjon octogonal, il domine toutes les habitations de la ville. El Castillo de la Carecera aurait été construit au XVe pour Don Alvaro de Luna, un général célèbre de l’armée espagnole, avant de devenir la propriété des Ducs de l’Infantado, qui en sont toujours les propriétaires. Nous jetons un coup d’œil rapide par les grandes portes ouvertes qui donnent sur une large cour intérieure à l’intérieur des murailles. Des employés ont déroulé un long tapis rouge qui gravit les marches de l’entrée du château et attendent les nouveaux mariés qui arrivent, suivis d’un cortège imposant. À ses côtés, l’église paroissiale avec son magnifique clocher demeure modeste. Cette église paroissiale est consacrée à Saint-Martin de Tours, un ancien légionnaire converti au catholicisme au début de l’ère chrétienne, devenu par la suite le patron des Chevaliers francs. Des anciens monastères qui firent la réputation de la ville, il reste très peu de traces. Après avoir fait le tour des principaux édifices, nous regagnons notre hôtel. Pour guérir nos piqures d’insectes et nous reposer des étapes longues et fatigantes de nos premières journées de marche, nous prévoyons faire une courte étape, demain, pour nous rendre à Cebreros. En ce dimanche matin, le © 2011 Claude Bernier 13 petit-déjeuner sera servi à 9 h. Malgré la chaleur qui sévit toujours, nous préférons faire la grasse matinée et manger sur place avant de partir. À la sortie de San Martin, nous prenons la route nationale pour trois kilomètres. Le sentier fait un détour pour atteindre le même point de jonction, un grand écart que nous jugeons inutile. Dans la campagne, très peu de voitures circulent sur la N-403. Quand nous rejoignons le sentier, le soleil, déjà haut dans le ciel, fait sentir la chaleur de ses rayons. À notre gauche, sur une colline élevée, l’immense monastère de Guisando domine toute la région. Dans ce couvent, en 1474, la jeune Isabelle fut sacrée reine de Castille, peu avant son mariage avec Ferdinand d’Aragon, une union qui allait donner naissance à l’Espagne actuelle. Cette contrée ne porte plus les signes de la prospérité d’autrefois. Sur le sentier, nous avançons d’abord sur une ancienne voie romaine, dans une région, moitié prairie, moitié boisée, avant d’atteindre des collines couvertes d’arbrisseaux. Cette portion du chemin, plutôt désertique, demeure peu habitée. Pendant 10 kilomètres, nous ne voyons âme qui vive. Puis, la petite route, très droite, surélevée, descend ensuite dans la vallée où coule la rivière Alberche. Deux grands ponts romains qui ont traversé les siècles sans trop de dommage chevauchent une rivière en partie desséchée. Le second, récemment rénové, montre le talent de ses constructeurs qui savaient concevoir des arches, capables de résister aux crues printanières et assumer la longueur du temps. À la sortie de ce dernier pont, la voie romaine a retrouvé tout son lustre d’autrefois et ce chemin pierreux, aménagé selon ses plans d’autrefois, nous conduit directement à Cebreros, le chef-lieu de la région. Une rude montée, de la rivière à la haute ville, nous oblige à ralentir le pas pour atteindre le sommet de la colline. L’agglomération a été construite sur les bases de l’ancien camp romain fortifié, les ruines sur notre droite ne laissent aucun doute sur les origines de cette ville. De cet endroit, nous avons une vue magnifique sur la voie romaine, couverte de pierres, et sur les deux ponts, au fond de la vallée. La rue de la Constitutición nous amène devant l’hostal Castrojón où nous avons l’intention de nous arrêter. Au moment où nous frappons à la porte, les propriétaires se préparent à partir pour leur congé hebdomadaire. Sans tarder, le patron nous inscrit pendant que la dame nous prépare un petit-déjeuner pour le lendemain. Ils nous remettent les clés de la maison et seront de retour seulement lundi soir. Ils nous font pleinement confiance et nous sommes libres d’agir à notre guise. Madame met un micro-ondes à notre disposition pour chauffer le café du matin. Difficile de demander mieux. Après les tâches habituelles, nous allons dîner dans un bar près du centre-ville, l’horloge encastrée dans la tour près de la mairie indique 14 h 30 et nous n’avons rien mangé depuis ce matin. En ce dimanche après-midi, le © 2011 Claude Bernier 14 supermercado n’ouvre certainement pas ses portes. Au moment de l’addition, la jeune fille, au bar, nous explique que le tenancier ferme son établissement à 16 h, mais qu’il sera possible de trouver à manger dans l’autre bar, presque en face. Il suffit de réserver. Nous traversons donc la rue sans plus tarder. Le propriétaire de l’autre buvette nous reçoit cordialement, dépose le petit carton « Reservado » sur une table, dans la partie élevée de son bar. Il nous servira à 20 h 30. Nous n’y manquerons pas. Dans l’hostal, nous ouvrons deux portes pour faire circuler l’air et plaçons un éventail dans le corridor pour le séchage de notre linge. Le projet s’avère d’une efficacité étonnante. Nous aurons donc du linge propre et sec pour partir tôt, demain matin. Quand nous arrivons dans le bar, à 20 h 15, il faut jouer du coude pour se tailler une place et traverser la pièce principale, remplie d’un monde fou. Le plancher, déjà couvert d’écailles de cacahouètes, de mégots de cigarettes et de papier de toutes sortes, exige une certaine attention pour y circuler. Trois télévisions fonctionnent en même temps, à plein volume. Le patron, très occupé, se contente de nous faire un signe de la main. Notre table, dans le coin, est disponible. Une dame vient déposer une nappe en papier et nous devons tendre l’oreille pour saisir les détails du menu. Un repas aussi mémorable mérite une bonne bouteille de vin. J’ajoute en vitesse : « Vino tinto, par favor ». En ce moment, dans ce bar, impossible de se parler. Nous mangeons en silence, pendant qu’une femme, assise à la table à côté de nous, ne cesse de boire et de crier dans l’oreille de son mari. Plusieurs personnes entrent encore et cherchent en vain une place pour s’asseoir. La majorité des hommes sont restés debout. Ils hurlent sans cesse pour se faire servir un verre. Puis, au moment où nous allons quitter le bar, il est plus de 21 h, le bar se vide, par magie. Les hommes retournent à la maison familiale où leur épouse leur a préparé un bon souper. Nous terminons notre dessert dans une atmosphère de paix. La nuit vient de s’installer, quand nous entrons dans notre hostal pour y dormir. Au lever, nous savons qu’une rude montée nous attend, ce matin. Avant notre arrivée, hier, nous avons vu les contreforts de la Sierra de Gredos, devant nous, une série de petites montagnes qui encerclent la région d’Avila. Finie la plaine de Madrid. Pendant quatre jours, notre chemin va serpenter entre des montagnes, pas très élevées, mais arides et désertiques. C’est le prix à payer pour rejoindre la plaine de la Castille. Nous quittons la ville de Cebreros, à 700 mètres d’altitude, en direction du sommet, El Puerto de Arrebatacapas, à 1200 mètres. Une montée qui se cabre et laisse peu de répit pour reprendre son souffle. Pour éviter d’affronter la montagne de face, le sentier va, de gauche à droite, en lacets. À chaque palier, la vue sur la ville et sur la vallée, en bas, suscite notre admiration. Après nos deux bonnes nuits de sommeil, la fraîcheur du matin aidant, nous grimpons avec © 2011 Claude Bernier 15 allégresse, sur ce chemin très ancien, utilisé jadis par les Ibères, qui fut repris ensuite par les Romains et par les pèlerins du Moyen Âge. Cette grimpette ressemble plutôt à une escalade : 500 mètres sur la très courte distance de 1,8 kilomètre à peine. Je vous laisse imaginer la situation. Au sommet de la montagne, les vents qui arrivent de la plaine de la Castille, nuisent grandement à la survie de toute végétation. Sans être complètement rocheux, le sol s’est endurci au cours des siècles et la mince couche de terre audessus des rochers forme une croute très dure. Les sabots des chevaux ont tracé le sentier de telle sorte que, sur cette partie élevée, les balises traditionnelles deviennent superflues. Peu après El Puerto de Arrebatacapas, nous retrouvons la voie romaine pendant six kilomètres, une route droite et rocailleuse, jusqu’au point haut de El Empalme, culminant à 1230 mètres d’altitude, où nous commençons à descendre vers San Bartolomé de Pinares. Le village qui compte moins de 700 habitants s’est fait un nid dans cette vallée, légèrement boisée avec des pins de faible hauteur. Construite en pente, en flanc de colline, à l’abri du vent d’ouest, cette ancienne agglomération romaine servit jadis de relais pour les courriers qui échangeaient les chevaux, laissant sur place des bêtes couvertes de sueur et repartaient avec des montures reposées, et cela, pour accélérer la remise des messages. Notre sentier descend de la montagne et entre par le haut du village. Dans cette cuvette, la chaleur demeure intense. Nous nous arrêtons au premier bar. Le barman nous informe que le gîte pour les pèlerins, un autre gymnase près du terrain de football, se trouve au fond de la vallée. Notre enthousiasme baisse d’un cran. À la sortie du bar, une dame nous interpelle : elle est la propriétaire de l’hostal El Patio, à 100 mètres plus haut, nous serons les bienvenus, si nous désirons nous y rendre. Notre décision ne traîne pas en longueur. Nous jetons le sac sur nos épaules et partons en direction de la rue Paloma. La propriétaire arrive en même temps que nous, par une autre rue, sans doute plus directe. Elle nous ouvre la porte d’une grande chambre de trois lits, deux auraient amplement suffi, et elle se dit prête à nous servir le dîner et le souper à l’heure qui nous convient. De tels arrangements dépassent nos attentes. Cet hostal présente, dans sa décoration intérieure, des éléments particuliers qui attirent l’attention. C’est ici que les gens du village célèbrent las Fiestas de Hogueras (les fêtes des brasiers), le 16 janvier de chaque année. Ces célébrations remontent à la période de la Reconquista (la reconquête de l’Espagne par les catholiques au détriment des Arabes), soit à partir du IXe et du Xe siècles. Les chevaliers qui combattaient les Maures passaient souvent de longues périodes dans leur camp militaire. Pour occuper leur temps, il s’inventait des jeux de bravoure. L’un de ceux-là s’appelait el Juego de Hogueras qui © 2011 Claude Bernier 16 consistait à ceci : le cavalier et son cheval, naturellement, devaient sauter pardessus des feux de plus en plus haut. En fait, il traversait littéralement le brasier, donc, il passait à travers un mur de feu. Ici, à San Bartolomé de Pinares, chaque hiver, les gens du village perpétuent cette tradition, vieille de plus de 1 000 ans. Sur les affiches, on peut observer que les habitants de la région appellent aussi ces fêtes par le mot « luminarias ». Un terme impossible à traduire en français, mais que l’on peut supposer las noches luminarias (les nuits en lumière). Il s’agirait donc d’une activité nocturne. Je ne connais pas la dangerosité de ce jeu, cependant, ce que nous pouvons observer dans ce bar : des murs couverts de photos de cavaliers qui ont gagné des trophées. Ne me demandez pas comment se déroulent ces activités, à quel type de concours participent ces hommes à cheval, nous n’avons trouvé aucune information à ce sujet. Mais d’après certaines illustrations, on peut en déduire que les fêtes se déroulent, du moins en partie, dans le stade de football, ou à proximité, dans la partie basse de l’agglomération. En fin d’après-midi, nous allons faire une marche dans le village sous une chaleur torride, en prenant soin de longer les murs du côté de l’ombre. Un bar près de l’église offre le petit-déjeuner dès 7 h. Nous y viendrons avec empressement. Nous régressons rapidement vers notre hostal où une cour intérieure, ombragée par de hauts murs, nous offre tout le confort que nous espérons. En soirée, une petite brise fait bouger les feuilles, un signe avantcoureur d’un changement de température. Nous nous couchons avec l’espoir d’un temps plus frais pour demain. La propriétaire ne servant pas le petit-déjeuner avant 9 h, nous quittons les lieux en direction de l’autre bar. À la sortie du village, le soleil n’étant pas encore levé, le sentier s’engage sur une route de terre qui contourne les habitations et descend vers le fond de la vallée. Le ciel couvert et la pénombre ne nous aident guère à trouver les balises. Pourtant, les dangers de s’égarer n’inquiètent nullement notre esprit. Rendus à proximité du stade de football, nous nous arrêtons un moment pour observer une colline dénudée sur laquelle sont disposées un certain nombre de grosses pierres de granit, bien alignées. Des sentiers parcourent la colline dans tous les sens, contournant les fameux blocs de granit. Nous nous demandons si ce vaste espace n’est pas consacré à Las Fiestas de las Hogueras. Nous imaginons que les courses des cavaliers pourraient fort bien se dérouler sur cette colline. Nous quittons les lieux sans avoir de réponses. La route descend ensuite vers la rivière Alberche que nous traversons à nouveau sur un pont construit récemment. En amont, un barrage, peu élevé, retient les eaux de la rivière. À ses côtés, une petite centrale électrique marque l’entrée du village d’El Herradón. L’agglomération semble en partie abandonnée, pourtant 500 personnes y habitent. Sur la place centrale, une grande église, dédiée à Santa Maria la Mayor, déclarée monument historique, témoigne d’un passé © 2011 Claude Bernier 17 glorieux. Juste en face, la mairie occupe un bâtiment imposant qui a toutes les allures d’un ancien château. Derrière ces deux édifices, un beau pont médiéval, tout en pierres, chevauche la rivière Gaznata qui alimente aussi le barrage. À 800 mètres de l’église, à la sortie du village, l’ermita Nuestra Señora de la Antigua met fin aux dernières habitations. À ses côtés, quelques mansardes d’une grande pauvreté et d’une salubrité douteuse ne nous invitent guère à nous arrêter. La route monte vers une colline, en douceur, et nous quittons la vallée pour un sentier de chèvres qui pivote vers la gauche et grimpe ensuite, au milieu des buissons, d’une façon très raide, vers un pic rocheux, El Puerto del Boqueron à 1316 mètres. Cette montée s’avère difficile, car nous devons constamment contourner de grosses pierres, utiliser notre bâton pour nous tenir en équilibre. À deux reprises, nous franchissons des clôtures de broches. La technique exige une certaine habileté : il faut lancer le sac par-dessus la clôture et franchir celleci, de peines et de misères, en faisant les manœuvres nécessaires pour ne pas y laisser notre fond de culotte. Une entreprise périlleuse! Et tout cela, pour éviter de descendre au creux du ravin où coule la rivière Gaznata et remonter, 100 mètres plus loin, sur une pente aussi raide. À peu de distance de nous, une route zigzague par de très longs lacets, alors que le sentier se cabre et fait face à la montagne. Plus d’une heure de durs labeurs est nécessaire pour parvenir à rejoindre la crête. Dès que nous parvenons au sommet, sur un plat, nous venons d’atteindre le point le plus élevé de notre Camino del Levante. Nous ne reverrons plus de sentiers aussi difficiles. Après avoir traversé la route régionale AV-503, le sentier descend légèrement au milieu de grandes prairies. Au milieu des champs, les flèches jaunes abondent et, à aucun moment, nous ne craignons pas de nous perdre sur ce vaste plateau. À perte de vue, de nombreux troupeaux de taureaux, noirs comme de l’ébène, paissent en toute tranquillité. Leurs longues cornes pointues et effilées pourraient facilement nous transpercer, mais notre présence ne semble nullement les déranger. Nous passons au milieu de ces bêtes imposantes, l’œil en éveil, le souffle court, mais nul événement désagréable ne se produit. Il suffit d’ouvrir et de fermer les barrières pour passer d’un pâturage à un autre. Nous entrons dans le village de Tornadizos de Avila en passant sous la route CL-505, par un tunnel aménagé pour les tracteurs et les animaux. Cette agglomération ressemble plutôt à un ensemble de grandes étables et de granges qui servent à conserver les céréales et à mettre à l’abri les bêtes en période de grands froids. D’ailleurs, aucune église, aucune école aucun édifice administratif ne mentionne la présence d’un véritable village. Les bâtiments de ferme occupent la majorité des espaces consacrés aux habitations. À la sortie de cette agglomération, le sentier rejoint rapidement la route CL-505 qu’il suit de très près, en parallèle. Pour les huit derniers kilomètres avant Avila, nous ne nous éloignerons jamais de cette route. Le chemin de terre semble avoir © 2011 Claude Bernier 18 été aménagé pour les tracteurs de ferme, qui doivent passer d’un champ à un autre, sans toutefois utiliser la route à grande circulation. Depuis ce matin, le paysage a changé complètement. Nous marchons sur le vaste plateau d’Avila, où des champs à perte de vue nous font oublier que nous sommes toujours à 1 100 mètres d’altitude, au-dessus du niveau de la mer. Les grandes chaleurs ont disparu. Les vents qui balaient le plateau nous apportent une douce fraîcheur que nous apprécions grandement. Tout autour de nous, les vertes prairies fournissent une nourriture abondante aux animaux qui y paissent en grand nombre. Les troupeaux de vaches comme celui des taureaux appartiennent à une race que l’on n’avait jamais vue jusque-là. Très noirs, avec de longues cornes, ces animaux ont vraiment fière allure. Ni trop gros, ni trop lourds, ils manifestent une vivacité qui étonne et qui les distingue des autres taureaux espagnols. Je devine que certains d’entre eux sont élevés pour la tauromachie. La ville d’Avila sur une colline apparaît déjà au loin. Ses hautes murailles s’imposent sur tout le plateau. Construite pour servir de remparts aux armées catholiques, durant les guerres de la reconquête de l’Espagne, cette forteresse quasi imprenable veille sur la région qu’elle domine en hauteur. Malheureusement, avant d’atteindre la cité, une mauvaise surprise nous attend. La route principale descend dans une vallée et traverse quelques industries particulièrement polluantes, dont une vaste usine, installée des deux côtés de la route, qui souffle sur le pèlerin une poussière blanche et peut-être toxique qui affecte la gorge et les yeux. Heureusement, après la traversée des usines, un petit parc le long d’un ruisseau, El Cañada de los Baldios, nous permet de secouer la poussière et de retrouver la joie de marcher avant d’entrer dans la ville par une grande rue, large et ombragée, la Avenida de la Juventud (l’avenue des jeunes). © 2011 Claude Bernier 19 Avila Nous entrons dans Avila par un quartier domiciliaire, profondément marqué par la crise financière. Deux grands blocs d’appartements attendent toujours leurs premiers occupants avec des entrées de garages souterrains inachevées, laissant voir des trous béants. De nombreux édifices, juste à côté, sont également laissés à l’abandon, puisque toutes les fenêtres portent encore les étiquettes du fabricant. Des barrières dans la rue affichent l’expression bien connue, no entrada, et des clôtures de broche en bonne partie vandalisées empêchent les voitures de s’en approcher. L’Espagne qui s’était lancée dans une vague effrénée de dépenses immobilières avec l’argent venu de la Communauté européenne pour améliorer ses infrastructures se voit aujourd’hui dans l’obligation de mettre un frein à ses dépenses. Après la chute des banques américaines, la circulation des capitaux s’est arrêtée d’une façon imprévue et les travailleurs de la construction, des Sud-Américains pour la plupart, sont repartis dans leur pays, laissant les chantiers en plan, inachevés. Une impression de tristesse se dégage de ces quartiers en partie abandonnés à l’entrée d’une ville pourtant très connue comme Avila. Témoins impuissants d’un drame que nous ne pouvons régler, nous traversons ce premier quartier à la recherche d’un bar pour manger. Ma montre indique 14 h au moment où nous avançons dans la ville. Les efforts de ce matin pour monter sur le plateau ont creusé un vide dans notre estomac que nous aimerions bien combler. Au coin de la rue Jesús del Gran Poder, à côté de l’Hospital Provincial, le choix de trois bars s’offre à nous. Nous choisissons une terrasse à l’ombre où, à travers une fenêtre qui sert de guichet, il est possible de commander un plat. Comme il se doit, nous le faisons accompagner de certains breuvages capables de nous désaltérer après 23 kilomètres de durs labeurs. Ainsi revigorés, nous reprenons le sac pour monter vers les vieux quartiers. Avila est entourée d’une muraille, la mieux conservée de toute l’Europe. Commencés en l’an 1080, les travaux furent achevés 40 ans plus tard. Cette ceinture de pierres mesure plus de deux kilomètres et demi de long et ne pouvait être démolie avec les projectiles de l’époque. Pour pénétrer à l’intérieur, huit portes donnent accès au centre-ville, chacune protégée par deux tours dont les plus monumentales sont celles de San Vicente, près de la cathédrale et celles de l’Alcazar. En plus de son imposante forteresse, la ville d’Avila est devenue célèbre, grâce à une femme qui naquit dans son sein et passa la majorité de sa vie, enfermée entre quatre murs de pierres. Dans l’une des villes les plus froides de l’Espagne, elle fonda la communauté des Carmélites déchaussées. Un paradoxe que seul l’Esprit-Saint pourrait expliquer. Perchée sur un contrefort qui domine le rio Adaja, cette cité médiévale connaît, chaque année, un hiver très rigoureux. La réputation de celle que l’on appelle, la grande Thérèse, en comparaison avec la © 2011 Claude Bernier 20 petite, sainte Thérèse de Lisieux en France, devint si importante qu’elle attira de nombreux adeptes sous son aile. Plus de cinq communautés s’établirent à Avila et connurent un rayonnement sur l’ensemble du pays. Aujourd’hui, en visitant la ville, il est possible de jeter un coup d’œil sur la maison qui la vit naître. Après un tour de la ville, nous nous arrêtons à l’hostal Elena, sur la rue Marqués de Canales. La façade n’ayant pas très bonne mine, nous hésitons un moment, puis dès que nous franchissons le seuil, la situation s’améliore. La vieille dame, à la réception, nous affirme d’abord que son établissement est complet, puis, en revoyant ses réservations, elle constate qu’une chambre est disponible. Cette toute petite chambre, qui donne sur une cour, nous convient malgré son étroitesse. Il faut ajouter que, pour une ville de cette importance, le prix va avec l’exiguïté des lieux. Notre installation terminée, nous partons visiter la ville. Comme je n’ai pas envoyé un message internet au Québec, depuis mon départ, nous nous rendons à l’Office du Tourisme pour nous enquérir des cafés internet. Ils ne sont pas légion, affirme la préposée. Pour nous rendre au café qui détient des ordinateurs, la jeune fille nous conseille de longer la muraille et de descendre vers l’Est où nous trouverons facilement l’établissement que nous cherchons. Après deux kilomètres de marche, nous découvrons le café mentionné. Son éloignement explique sans doute sa disponibilité. Seuls devant six ordinateurs qui clignotent, nous avons tout le loisir d’écrire nos messages. La jeune fille qui gère le café met deux appareils en marche et nous pouvons enfin communiquer avec nos amis. Cette année, tout au long de notre chemin, l’accès à l’internet devient de plus en plus difficile. La cause? Difficile à expliquer. Certains affirment que les gens ont leur ordinateur à la maison. De plus, la majorité des petites bibliothèques municipales sont fermées. La coupure des budgets pour la culture se fait sentir à travers tout le pays. Bref, ce moyen de communication jadis à la disposition des pèlerins tend à disparaître en Espagne. De retour au centre-ville, les portes de la cathédrale viennent de s’ouvrir. Nous attendions cet heureux moment. L’édifice immense ne possède pas l’éclat et la richesse des cathédrales de Burgos ou de León; par contre, la sacristie, avec son plafond voûté octogonal, est une réussite architecturale exceptionnelle. À deux pas de là, el convento de Encarnación, le couvent de sainte Thérèse, abrite maintenant un musée assez terne consacré à sa vie. Triste sort pour une sainte dont le passage sur cette terre fut marqué par des événements peu habituels et souvent hauts en couleur. À peu de distance, en dehors des murailles, près de la porte San Vicente, la basilique qui porte le même nom, mérite davantage notre attention. Le portail occidental sculpté de cet édifice romano-gothique est exceptionnel. À l’intérieur, des sarcophages surmontés de baldaquins conservent les restes de plusieurs personnages qui ont influencé l’histoire de l’Espagne. © 2011 Claude Bernier 21 Après une promenade le long des remparts sur le chemin de ronde où la vue sur la plaine est magnifique, pour attendre le souper, nous nous assoyons sur une terrasse de la Plaza Mayor, entre le Parador, cet ancien palais transformé en hôtel de luxe et l’Alcazar, une forteresse quasi imprenable. De nombreux touristes déambulent lentement, profitant des derniers rayons de soleil qui descendent sur cette ville très pittoresque. Après le souper, nous revenons à notre hostal, éclairés par les veilleuses de nuit. Tôt le matin, nous sommes réveillés par le tonnerre et les éclairs. L’orage, capable d’opérer les changements de température, est enfin arrivé. La tempête s’en donne à cœur joie sur cette cité, construite sur un haut plateau. Pendant près d’une heure, le déluge s’abat sur la ville, lave les ruelles et apporte une fraîcheur que l’on espérait depuis longtemps. En quittant la ville, quelques gouttes viennent encore effleurer notre poncho, alors que les nuages s’élèvent dans le ciel. Après la traversée du pont sur le rio Adaja, un bar à proximité du quai a ouvert ses portes. Nous nous y arrêtons pour déjeuner. En sortant du restaurant, nous contournons la granja de Santa Teresa. J’ignorais complètement le fait que sainte Thérèse avait son étable. Comme elle ne sortait pas de son couvent, elle ne devait pas faire la traite des vaches tous les matins. Bref, après la ferme, nous prenons la route de Salamanca. Sur la colline, construite sur les fondations d’un temple de Mercure, une plate-forme circulaire, entourée de colonnades, porte le nom de Mirador de las Murallas. De fait, ce point haut est l’endroit idéal pour admirer la ville et ses murailles. Le sentier descend ensuite à proximité de la rivière Adaja où nous pouvons observer le lac artificiel créé par le barrage Embalse de Fuentes Claras. Ce grand bassin retient les eaux qui descendent de la Sierra de Gredos, derrière nous, et alimente la ville d’Avila. Puis le camino suit une petite route en direction du village de Narrillos de San Leonardo. La pluie a recommencé à tomber, en douceur. L’absence de vent crée un environnement agréable pour le marcheur et nous permet d’avancer en toute tranquillité. Dans le village, à proximité de la route AV-804, un bar a ouvert ses portes. Nous en profitons pour faire un arrêt dans un endroit sec, boire un café chaud et vérifier nos informations pour la suite du chemin. À la sortie, le ciel se dégage et nous décidons de ranger le poncho. Le sentier débouche sur une voie romaine et, pendant six kilomètres, sur cette route rocailleuse et rectiligne, nous avançons vers l’autre village, Cardeñosa. Pour une raison que nous ignorons, au carrefour, les flèches jaunes nous invitent à quitter la voie romaine pour un sentier tortueux, au milieu des pierres, qui longe des terrains consacrés à l’évacuation des déchets. Après bien des détours, nous atteignons une toute petite agglomération d’une dizaine de maisons avant de poursuivre sur notre sentier où les zigzags s’amusent à créer des embêtements © 2011 Claude Bernier 22 aux pauvres pèlerins. Dans cette région aride, des dolmens remontent à l’Âge de Fer et des amoncellements de pierres témoignent que des hommes vécurent ici dans un passé très lointain. Puis, trois villages qui portent des noms différents, Aldehuela, Rivilla et Las Berlanas semblent faire partie d’une même agglomération. Ils égrènent leurs habitations sur quelques cent mètres, au milieu de nombreuses ruines, où de grosses maisons de pierres sortent tout droit d’un autre âge. Au moment où nous passons, des travaux de voirie nous obligent à faire des détours et à circuler entre des tracteurs, de telle sorte que nous mettons le focus sur la route à suivre plutôt que sur le décor qui nous entoure. Cette épreuve traversée, nous amorçons la descente vers la plaine de la Castille, mettant fin à notre séjour dans la région élevée et rocheuse d’Avila. Cette descente vers le plat pays se fait d’une façon presque imperceptible. Cependant, le paysage change du tout au tout. Nous marchons maintenant au milieu des champs où la culture des céréales, du tournesol en particulier, s’étend à perte de vue. Nous accélérons le pas, car de gros nuages noirs s’amoncellent à l’horizon. Le long de notre chemin, des ruines d’un ancien château ou d’un couvent dorment au milieu de la plaine, oubliées depuis longtemps. Une haute tour, désagrégée par le temps, menace de s’écrouler. Nous arrivons au gîte de Gotarrendura avant la pluie. Un petit toit au-dessus de l’entrée permet de se mettre à l’abri. Je téléphone à partir du numéro donné dans le guide, une jeune dame me dit qu’elle va venir nous ouvrir dans deux minutes. Quinze minutes plus tard, personne n’arrive. Je téléphone à nouveau. Il y a eu méprise. La dame pensait que j’étais devant le nouveau gîte d’Avila. Pour Gotarrendura, elle me conseille de me rendre à la mairie. Je trouverai la clé sur place. De fait, la secrétaire a été prévenue et nous accueille avec gentillesse. Elle nous invite même à nous arrêter au bar, à côté de l’Hôtel de Ville, la dame sert des repas pour les pèlerins. Nous dînons sur place, dans ce très petit bar où deux tables sont disponibles. La propriétaire du bar nous invite à revenir pour le souper, car le village ne possède aucun centre d’alimentation. Quand elle nous demande ce que nous désirons pour le repas du soir, je lui réponds : « Lo que le gusta. » (Ce que vous voulez.) Une telle réponse lui plaît certainement, car ses moyens semblent très limités. Nous nous retrouvons tous les deux dans ce grand gîte, presque neuf. Plusieurs appareils ménagers sont installés pour aider les pèlerins, mais aucun ne fonctionne. Nous mettons notre linge à sécher dans le hangar, derrière le gîte, sachant qu’avec ce temps humide, la cause est déjà perdue à l’avance. Vers 20 h, nous retournons au bar où la dame nous sert des plats de son cru. De plus, elle nous prépare un sandwich pour le lendemain. Aussi, nous achetons ce qu’il faut pour déjeuner au gîte, demain matin. Malgré la pauvreté du village, grâce à la gentillesse de cette dame, nous connaissons d’excellentes conditions de séjour. © 2011 Claude Bernier 23 Tôt le lendemain matin, nous laissons la clé à la mairie, heureux de notre passage à Gotarrendura. Un chemin en terre, aménagé pour les voitures de ferme, suit de très près la route pour les automobiles. Seulement quatre kilomètres nous séparent de Hernansancho, un village de 200 habitants, à peine 20 personnes de plus que le village précédent. Ce matin, le temps frais donne le goût de marcher. Le ciel se dégage lentement, le présage d’une belle journée. Nous traversons la N-VI qui file vers Salamanca juste avant d’entrer dans le village. Dans cette plaine fertile, les villages se succèdent à tous les trois ou quatre kilomètres. Hernansancho, Villanueva de Gomez et El Bohodon sont sensiblement semblables : des agglomérations de quelques centaines d’habitants, regroupés autour d’une petite église de campagne. Ce n’est qu’après 13 kilomètres de marche que nous atteignons un village plus important, Tiñosillos, sans doute, le chef-lieu de la région. Le seul bar du village a fermé ses portes, l’an dernier. La dame qui tient la petite épicerie accepte de nous préparer un café maison que nous prenons assis sur un banc, près d’un calvaire, juste à côté de sa tienda. Il reste encore 14 kilomètres pour atteindre Arévalo, mais les conditions de marche, ce matin, sont tellement agréables que nous oublions la distance. Peu après la sortie du village, le sentier entre dans une vaste pinède où l’arôme des arbres et la sérénité des lieux nous enivrent de bonheur. Les pins, dont les troncs ont été entaillés pour recevoir un récipient capable de recueillir la résine, couvrent tout l’espace disponible. Une industrie importante dans cette région. Un cycliste, venu de Valence, s’arrête à notre hauteur. Nous échangeons quelques nouvelles avec lui, avant qu’il ne reparte aussi vite qu’il était venu À mi-parcours, le chemin de terre rejoint une route paisible qui va nous conduire directement au cœur de la ville. L’accotement plutôt étroit nous oblige à rester sur le qui-vive, cependant, quelques voitures seulement viennent troubler notre rêverie. Arévalo est l’une des plus anciennes villes de la Castille. Isabelle la Catholique, la future reine de l’Espagne, est née ici, dans le château, construit sur un tertre, qui surplombe la rivière Adaja. Cette cité médiévale, malgré le petit nombre d’habitants, à peine 8 000, compte plusieurs églises importantes : l’église San Martin, du XIIIe siècle, de style mudéjar; l’église San Pedro qui fut jadis, à l’époque romaine, un temple de la déesse Minerve; l’église Santa Maria qui possède une abside mudéjar; l’église Santo Domingo de style byzantin et l’église El Salvador avec sa magnifique tour mudéjar. À ces édifices, viennent s’ajouter l’hôpital de San Miguel avec son extraordinaire façade baroque, le monastère de San Lazaro et le couvent de Santiago qui appartenait aux chevaliers de l’Ordre de Santiago. Un peu à l’extérieur de la ville, chacun peut admirer, en venant par la route de l’ouest, le très beau château où est née Isabelle la Catholique, celle qui allait épouser Ferdinand d’Aragon et devenir la première reine d’Espagne, et aussi el Palacio de los Sexmos, transformé aujourd’hui en hôtel de luxe. Perdues © 2011 Claude Bernier 24 au début de la campagne, les églises de San Miquel et de San Juan semblent s’être égarées en dehors de la ville. Aujourd’hui, en entrant dans la ville d’Arévalo, nous savions que le gîte n’existait plus. À ce sujet, nos informations étaient exactes. Un seul hostal ouvrait ses portes pour les pèlerins, l’hostal El Campo. Sur la Plaza del Salvador, personne ne connaît l’existence de cet établissement, alors que sur la Plaza de Angela Muñoz, certaines personnes nous donnent des informations contradictoires. Même à la mairie, la secrétaire nous lance sur une fausse piste. Au bar où nous prenons un léger dîner, des clients affirment ignorer tout de cet hôtel. Et pour comble de malheur, l’Office du Tourisme ouvre ses portes seulement à 17 h. Dès notre entrée, la jeune femme nous montre l’endroit, dans une ruelle, juste derrière l’immeuble, cependant, l’hostal ouvre seulement à 18 h 30. Quand nous frappons à la porte, à 18 h, le propriétaire se présente et nous invite à entrer tout de suite. L’immeuble, rénové récemment, brille comme un sou neuf. Deux grands lits sont à notre disposition, mais une douche minuscule peut convenir seulement à un pèlerin qui a perdu sa bedaine sur les chemins, une douche pour personne svelte. Par contre, pour la lessive, il est vraiment trop tard. Demain, la petite étape permettra de laver tout notre linge. Nous retournons à la Plaza de España pour le souper. Trois restaurants possèdent de belles terrasses, à proximité l’un de l’autre. Pendant que l’on flâne en attendant 21 h, pour l’ouverture des salles à manger, un propriétaire qui a sans doute reconnu le pèlerin en nous, fait deux pas en notre direction et nous invite à nous asseoir, même si, à l’horloge de la mairie, la demie de huit heures vient à peine de sonner. Au moment de quitter les lieux, peu après 21 h 30, personne ne s’est présenté dans les deux autres restaurants. Les employés rangent les chaises, les établissements vont fermer, faute de clients. Dans le secteur de la restauration comme celui de l’hôtellerie, la crise aussi se fait douloureusement sentir. Nous quittons l’hostal vers 7 h 30, espérant trouver un bar ouvert pour déjeuner. La ville est déserte, même si le soleil éclaire déjà les clochers des églises. À l’extrémité ouest, le château d’Isabelle la Catholique brille d’une façon éclatante dans la lumière du matin. Une photo magnifique! Nous traversons le rio Adaja sur un pont médiéval sans avoir mangé. La route nationale A-VI traverse un secteur industriel, de l’autre côté de la rivière, nous pensons que nous pourrons trouver là des tostadas et un café chaud. Aucun établissement de restauration. Juste au moment où nous devons quitter l’accotement de la route pour prendre un sentier en campagne, un grand restaurant reçoit des clients. Cette fois encore, nous sommes sauvés. Après quatre kilomètres de marche, les rôties et le café sont les bienvenus. Nous l’avons échappé belle. À la sortie, deux autobus arrivent avec 40 passagers, chacun. Les personnes s’engouffrent rapidement dans cette vaste salle à manger où les grands transporteurs qui font le trajet © 2011 Claude Bernier 25 entre Séville et Madrid ont la coutume de s’arrêter. Nous reprenons le sac, contents d’avoir évité cette affluence. Le sentier au milieu des champs s’éloigne de la route en direction de Tormadizos de Arévalo et nous retrouvons nos espaces illimités avec un plaisir certain. Une route de terre traverse des champs à perte de vue. La fraîcheur n’a duré que quelques jours, déjà, nous sentons davantage les ardeurs du soleil. Le sol sablonneux ne retient plus les bienfaits de la pluie. Les cultures s’appauvrissent et les récoltes ne promettent rien de bon pour cet automne. Des deux côtés de la route, de vieilles maisons abandonnées, avec leur toit de chaume, crient misère. Nous entrons dans Palacios de Goda vers 10 h. Un immense édifice nous accueille, un ancien château qui a connu jadis des jours meilleurs. Avec ses fenêtres bouchées avec du ciment et son environnement assez délabré, le célèbre palais remplit maintenant des tâches plus humbles, converti en bonne partie en entrepôt. Moins de 500 personnes habitent ce village, elles n’ont certainement pas les moyens financiers d’entretenir cet ancien château. La très grande église, construite à la même époque que le palais, doit se contenter de recevoir de pauvres paysans qui occupent une parcelle seulement de la nef. Les petites fermes d’autrefois, achetées par de grands propriétaires ou simplement expropriées sous le général Franco, sont mises en valeur avec une machinerie lourde qui exige moins de main-d’œuvre, de telle sorte que les anciens fermiers ont envahi les banlieues pauvres des grandes villes pour trouver leur subsistance et la campagne s’est complètement dépeuplée. Ce phénomène existe partout en Europe. En nous approchant d’Ataquines, nous entrons dans la province de Valladolid. Le camino ne pénètre pas dans ce village de 700 habitants, se contentant de passer à proximité. Cependant, nous avions décidé de séparer la longue étape de 34 kilomètres, entre Arévalo et Mendina del Campo. À 17 kilomètres du point de départ, cette agglomération partage en deux la distance entre les deux villes. On ne peut mieux choisir. Sachant qu’aucun gîte ne peut nous accueillir, nous nous présentons devant l’hostal Los Arcos, sur le bord de la N-VI. Le propriétaire, particulièrement sympathique, nous présente une grande chambre pour 34 euros, au fond du corridor, où nous aurons la paix. Difficile de résister à une telle offre, d’autant plus que l’on peut prendre tous nos repas sur place à un prix pèlerin. Même s’il est à peine midi, nous laissons tomber le sac avec joie. Aujourd’hui, ce sera el dia de decanso (le jour de repos). Un soleil chaud pénètre dans notre chambre à larges fenêtres, une condition idéale pour le séchage de notre linge. Nous installons un système de cordes où toute notre lessive trouve sa place et nous descendons dîner dans la salle à manger. En après-midi, nous nous contentons d’une courte visite dans le village où l’église, l’ancienne chapelle d’un couvent, impose sa présence sur une légère élévation. La partie monastique a été transformée en salle paroissiale, à laquelle © 2011 Claude Bernier 26 se sont ajoutés différents bureaux pour la municipalité. Le petit parc, en face, nous protège fort peu des chauds rayons, nous convainquant de revenir rapidement à notre hostal. Après le souper et une bonne nuit de sommeil, nous quittons notre lieu d’hébergement en remerciant la fille du patron qui vient de nous servir un excellent déjeuner. Nous partons pour Medina del Campo, sous un soleil radieux et une température qui nous promet quelques sueurs. Selon notre guide, nous devions suivre de très près la route nationale toute la journée, mais en quittant l’hostal, les balises nous envoient dans la campagne pour un nouveau parcours. Un chemin de terre s’éloigne de la route et s’enfonce au milieu des prairies. Un détour qui rallonge notre chemin et nous permet de connaître des heures agréables dans cette solitude, loin du bruit et de la circulation des voitures. Nous ne traversons aucun village, seulement quelques agglomérations de bâtiments qui servent à l’entreposage des céréales ou de la machinerie agricole. Ici et là, quelques viaducs nouvellement construits s’ennuient au milieu de la plaine, attendant qu’une route vienne les rejoindre, des projets routiers laissés en plan depuis le début de la crise Dans cette vaste contrée, plate et sans arbre, nous apercevons de loin Medina del Campo qui s’étend devant nous et étale ses habitations sur un large espace. Construite sur aucune élévation, la grande ville nous attend depuis plusieurs kilomètres. Une route de terre, les fondations d’une future autovia, nous amène aux portes de la ville. L’immense Castillo de la Mota, avec son donjon qui s’élève en hauteur, retient d’abord notre attention. Puis, un parc à ses côtés, bien aménagé, accueille le visiteur de la meilleure façon qui soit. Pour entrer dans la ville, nous longeons ce parc, nouvellement boisé, où des installations sportives occupent de tous les espaces vacants. Capitale de la région, cette ville est aussi un centre commercial. Sa fondation remonte à la période des Arabes et les Rois Catholiques conservèrent le rôle central qu’elle jouait dans la plaine et lui donnèrent d’importants privilèges qui favorisèrent son développement. Les fêtes de la moisson (Las Ferias de Cierros) sont parmi les plus importantes de l’Espagne. Et au moment où nous entrons dans la ville, celles-ci se déroulent depuis quelques jours. À l’Office du Tourisme, le jeune homme nous affirme qu’il est inutile de chercher une place pour se loger, toutes les possibilités d’hébergement sont déjà complétées, dans la ville et dans les banlieues environnantes. Un seul endroit peut nous accueillir : le couvent des Carmélites de saint Jean de la Croix offre l’hospitalité aux pèlerins de passage. Au couvent, dès que la sonnerie se fait entendre, un moine rompt le silence de la salle d’attente et vient nous ouvrir. Un long séjour au Congo français lui aurait fait découvrir les charmes de la langue de Molière, affirme-t-il, et il se dit heureux de © 2011 Claude Bernier 27 rencontrer des personnes qui parlent français. Les présentations faites, il nous montre notre chambre et les installations sanitaires. En cette fin de semaine, les pensionnaires ont quitté les lieux pour retrouver leur famille respective, nous serons donc seuls dans ce grand collège. Autour de la Plaza Mayor, les terrasses sont remplies de touristes et l’ambiance bruyante qui y règne nous invite à chercher ailleurs la tranquillité. Dans les ruelles, des gens de la ville ont aménagé des terrasses temporaires pour accueillir la foule de visiteurs. Sur l’une d’elles, une dame qui fait elle-même ses pizzas nous invite à nous asseoir dans un coin ombragé. Avec une bonne bouteille de vin de la région, nous oublions les sueurs de l’avant-midi et sa pizza maison possède les qualités requises pour refaire nos forces. Après une courte sieste, la visite de la ville occupe le reste de notre journée. De nombreux monuments méritent qu’on s’y arrête : la Plaza Mayor avec ses nombreuses arcades; la Casa Consistorial, richement décorée; la Colegiata de San Antonin, de style gothique; l’église de Santiago de style jésuite; l’église San Miguel de style gothico mudéjar et le couvent Santa Maria La Real. Pour tous ces édifices remarquables, le centre historique de Medina del Campo fut déclaré Patrimoine de l’Humanité par l’UNESCO. Pour une raison difficile à expliquer, cette ville possède pas moins de 12 hôpitaux, une tradition qui remonte à l’époque des Arabes. Les Maures avaient fait de cette agglomération un centre de santé exceptionnel. Des médecins de toutes les régions de l’Espagne venaient y chercher leur perfectionnement. On offrait une assistance particulière aux malades, aux pauvres et aux pèlerins. En fin de journée, le thermomètre géant de la farmacia de la Plaza Mayor annonce encore un 38° degrés. Nous limitons nos déplacements, profitant des hauts murs pour nous tenir à l’ombre. Le centre-ville s’est en partie vidé de ses visiteurs qui se sont dirigés vers l’Arena de los Toros où, en plus des activités reliées à la tauromachie, d’autres cérémonies vont mettre fin à une semaine absolument exceptionnelle. Pour l’événement, bon nombre de restaurants ont fermé leurs portes jusqu’au début de la soirée. Nous retournons voir la dame à la pizza qui nous prépare un plat de sa région tout à fait goûteux. Nous revenons vers la chapelle du collège pour la messe de 20 h. À la sortie de la cérémonie, nous croisons un pèlerin norvégien qui vient d’arriver, le gros sac encore sur les épaules. Incapable de se faire comprendre en anglais, il cherche désespérément un toit pour passer la nuit. Je le présente au moine qui s’occupe de nous. Ce dernier l’accueille avec gentillesse, mais ne comprend pas du tout l’anglais. Je dois donc servir d’interprète. Il couchera dans le même dortoir que nous, heureux d’avoir fait notre rencontre. © 2011 Claude Bernier 28 Au lever, il s’attarde un moment pour parler avec nous, sans déjeuner, pour assister à la messe de 8 h, chez les religieuses, à deux pas de notre collège, alors que nous déjeunons sur place, dans le dortoir. La météo annonce une dernière journée chaude, nous voulons profiter de la fraîcheur du matin. Dès 7 h 30, le sac sur les épaules, nous sortons de la ville. Les fêtes de la nuit ont laissé bien des saletés. Seuls des employés municipaux occupent les ruelles et se déplacent pour nettoyer la ville. Un sentier, le long de la voie ferrée, nous permet de retrouver rapidement la tranquillité de la campagne. Pendant 15 kilomètres, nous avançons au milieu des champs à perte de vue. Nous suivons d’abord le rio Zapardiel, puis la voie ferrée, finalement un chemin de terre, loin de toute civilisation, nous amène directement à Nava del Rey. Cette agglomération de 2 000 habitants possède, elle aussi, des souvenirs d’autrefois. L’église du Couvent des Augustins fait figure de rebelle avec sa statue de saint Judas et de son tableau de la Divina Pastora, une femme qui serait la mère de tous les chrétiens. L’église de l’Hospital de San Miguel possède plusieurs illustrations des anciens chemins de saint Jacques alors que le Couvent des Mères Capucines accueille encore des religieuses. Le camino traverse le village en passant en dessous des arcades qui supportent les bureaux de la mairie et suit ensuite un chemin agricole qui poursuit, à travers les champs, jusqu’au village de Siete Iglesias de Travancos, 10 kilomètres plus loin. Pour atteindre cette agglomération, deux viaducs chevauchent des routes importantes, l’autoroute A-62 et la N-620. De plus, les travaux pour l’autoroute A62 sont loin d’être complétés et une haute clôture encercle le chantier, ce qui nous oblige à faire un long détour. Malgré ces retards, il est près de 13 h quand nous arrivons au milieu des habitations. À première vue, ce village de 500 habitants porte un drôle de nom : Sept Églises. Et pourtant, dès qu’on s’avance à l’intérieur de l’agglomération, il est facile d’identifier les bâtiments d’origine de ces sept édifices. Deux seulement accueillent encore des fidèles, la grande église dédiée à San Pelayo et la chapelle du château, Santa Maria del Castillo, les autres, en partie transformées, ont changé de vocation. Par contre, les sept clochers, encore debout et entretenus avec soin, pointent toujours leur cône vers le ciel. Nous nous arrêtons au bar J7 juste à côté de la mairie pour nous informer au sujet du gîte. La dame nous répond qu’elle a bien la clé, mais n’ayant pas terminé de dîner, elle nous offre une bière et va compléter son repas. Dix minutes plus tard, elle revient avec la clé en main. Le gîte se trouve au-dessus de la mairie, à côté de la bibliothèque municipale. Elle nous laisse la clé, car elle doit fermer son bar et sera absente pour le reste de la journée. Elle nous conseille d’aller dîner au restaurant de l’hostal Los Toreros de Trabancos sur le bord de la N-620 où il est possible d’avoir un menu pèlerin. Aujourd’hui encore, © 2011 Claude Bernier 29 nous serons les seuls à loger dans ce petit gîte, aménagé avec soin, mais qui reçoit très peu de visiteurs, si l’on se fit aux propos de notre hospitalière. Après la douche et la lessive, nous nous rendons à ce minuscule restaurant où le propriétaire nous prépare un repas convenable. Mais lors de l’addition, ce dernier affirme qu’il doit fermer, lui aussi. Pour le souper, il sera possible de se faire servir à l’autre restaurant, près de la gasolineria, un peu plus loin. En après-midi, nous faisons un tour du village, espérant voir arriver le pèlerin norvégien. Aucune nouvelle. Après avoir identifié les sept anciennes églises, nous revenons à la mairie. Les 500 habitants semblent tous partis à la campagne, car rien ne bouge dans ces petites ruelles. Nous croisons seulement une mère de famille et ses cinq enfants, une dame originaire de l’Amérique latine, sans aucun doute, qui habite une mansarde, dépourvue de tout, près d’une ancienne voie ferrée. Vers 20 h, nous allons souper au petit hôtel, près de la station d’essence, sur le bord de la N-620. Nous achetons sur place ce qu’il faut pour le déjeuner du lendemain, et nous revenons alors que la nuit descend sur le village. Le matin venu, nous déjeunons dans notre chambre et quittons le gîte très tôt. Un chemin de terre monte légèrement vers une colline pour redescendre peu après vers le fleuve Duero et le village de Castronuño, sur ses bords. Une belle marche de huit kilomètres dans la fraîcheur du matin. Nous nous arrêtons pour un café. Cette agglomération tient son nom d’un ancien camp romain, construit sur cette colline, appelée Alto de la Muela, juste dans un coude du grand cours d’eau. Les Ibères y avaient construit un premier fortin, près de l’église Iglesia del Cristo, où des traces de leur passage sont encore visibles sous la forme d’une grosse pierre, sommairement sculptée. Les Chevaliers de Saint-Jean y élevèrent une petite forteresse pour veiller sur le fleuve. C’est d’ailleurs leur chef, Nuño Perez, qui rebaptisa le village, Castronuño. Nous savons qu’à partir de maintenant, arrosée par ce grand fleuve, la nature va devenir verdoyante. Dès la sortie du village, le cours d’eau fait sentir sa présence. Un système d’irrigation complexe permet d’arroser régulièrement la vallée de telle sorte que, pour les prochains jours, nous allons marcher au milieu de la verdure et d’une région très prospère. La petite route en construction que nous suivons se maintient toutefois à une bonne distance du fleuve jusqu’à Villafranca del Duero où nous nous arrêtons pour un second café. Pendant ces huit kilomètres, notre guide indique que nous devons suivre la route. Or, la fortune nous sourit, une deuxième voie en construction, parallèle à la première, n’est pas encore utilisée, plusieurs tronçons étant inachevés, nous profitons de cette situation pour marcher allègrement sur de l’asphalte nouvellement étendu, dérangés à peine par deux ou trois camions qui l’empruntent pour se rendre à leur destination et y déverser leur chargement. © 2011 Claude Bernier 30 En entrant dans Villafranca del Duero, nous nous approchons de la rive du fleuve. La grande église, Santa Maria Magdelena, surprend par sa couleur inhabituelle, les murs extérieurs étant constitués de briques rouges. Accoutumés à voir des églises de pierres, cet édifice paraît étrange dans cette région de l’Espagne. Une explication près du portique justifie ce type de construction : cette région possède plus de glaise que de pierres, les habitants, suivant les conseils d’un moine français, construisirent leur église avec de la brique. Une conclusion tout à fait logique. En sortant du village, nous entreprenons une magnifique promenade sur un sentier qui se confond parfois avec une petite route, parallèle au fleuve, entre le grand cours d’eau et la route rectiligne CL-602 qui se dirige tout droit vers Toro. Le sentier, durant ces seize kilomètres de rêveries, chevauche constamment de petits canaux où des rigoles alimentent de grands jardins, qui s’étendent de la colline à gauche, jusqu’au fleuve à droite. Nous avons l’impression de marcher dans un paradis où la végétation abonde, pendant que le ruissellement des petits cours d’eau chante et enchante continuellement nos oreilles. La ville de Toro, au loin, vient rompre le charme de cette belle promenade. Perchée sur une haute colline, elle force le fleuve à faire un long détour. À l’approche de la grande cité romaine, plusieurs petites agglomérations s’échelonnent dans l’étroite bande de terre entre la grande route et le fleuve, rendant notre marche moins agréable. La ville, connue sous le nom d’Albocela, à l’époque romaine, fut érigée sous les ordres du consul Titus Livius, qui voulait en faire une forteresse imprenable, face au chef Ibère, Viriate, qui maîtrisait toute la vallée du Duero. Il y construisit un camp fortifié. De son côté, 1 200 ans plus tard, après être sorti victorieux de ses affrontements avec les Arabes, installés dans la région, le roi Alfonso VII, dans le but d’aménager cette ville pour constituer un rempart contre de nouvelles attaques des Maures, rénova et améliora les anciennes fortifications romaines. En 1160, il commença la construction de l’église San Salvador, qui, avec ses murs imposants, sa position stratégique et ses meurtrières, ressemble plus à une forteresse qu’à une église. Un siècle plus tard, l’Alcazar, juste à côté, vint compléter le système de défense de la ville, déjà bien amorcé. Le sentier médiéval arrive par l’agglomération El Gejo, serpente dans un parc le long du fleuve et traverse le Duero sur un magnifique pont romain, construit en face de la falaise verticale au pied de la citadelle. Impossible de monter dans cette direction, à moins de faire de l’alpinisme. Avec notre gros sac, nous contournons la falaise par la droite et allons rejoindre une rue étroite, el Paseo del Espolón, qui grimpe avec une inclinaison de 20 degrés. Nous arrivons alors, © 2011 Claude Bernier 31 essoufflés, devant l’église-forteresse Santa Maria la Mayor. Nous nous avançons vers la Plaza Mayor où il est possible de dîner sur une terrasse. En ce lundi, l’Office du Tourisme est fermé pour la journée. Nous cherchons en vain de petits hostals. Nos informations semblent périmées, car sur le plan de la ville, affiché en face de l’Alcazar, nous ne retrouvons aucune des adresses indiquées dans notre guide. La Meson Zamora, le seul hostal que nous découvrons, près de la Puerta del Mercado, ouvre ses portes à 19 h. En désespoir de cause, nous nous tournons vers un hôtel de trois étoiles, Doña Elvira, où l’inscription se fait rapidement. Pour 54 euros, une dame nous ouvre les portes d’une chambre de luxe, le petit-déjeuner compris. Vers 20 h, nous partons vers la rue piétonne où plusieurs restaurants servent le repas du soir. Cette fois, ce n’est pas nous qui allons vers le restaurant, c’est le restaurant qui vient vers nous. À chaque fois que nous passons devant l’un d’eux, un garçon de table nous invite à nous arrêter. Finalement, un vieux monsieur très amusant vient nous chercher par le bras pour nous amener sur la terrasse devant le restaurant Casa a Veces. Difficile de refuser son invitation, car il déploie une panoplie d’artifices avant de nous installer devant une table. Nous avons droit à un excellent repas, pas très cher, si on fait exception de la bouteille de vin. Il faut admettre que cette Toro Gran Reserva sort quelque peu de l’ordinaire par son onction et sa robe, comme disent les connaisseurs. Nous connaissons une nuit reposante dans cette chambre luxueuse et, au matin, la patronne elle-même, la Señora Elvira, nous sert un magnifique petit-déjeuner. Puis, nous plaçons le gros sac sur nos épaules pour redescendre dans la plaine, en prenant bien soin d’installer correctement le poncho, car une faible pluie commence à tomber. Le camino passe d’abord par le quartier juif, traverse la Plaza Santa Magdalena et descend vers la fontaine Sauco-Salamanca. En moins de 400 mètres, nous nous retrouvons sur la rive du fleuve Duero que nous suivons, en parallèle, sur une petite route où nous ne croisons personne pendant une douzaine de kilomètres. De petites averses se succèdent par intervalle irrégulier. Bien protégés par le manteau de toile, nous avançons le long du fleuve, jetant parfois un coup d’œil sur les champs, à notre gauche, où les récoltes semblent très prometteuses, contrairement aux régions précédentes. Par crainte des inondations sans doute, les villages se sont installés en terrains plus élevés, loin de notre chemin, de telle sorte que rien ne vient troubler nos réflexions. Sur ce chemin de terre, les fermiers ont arrosé leurs champs, et parfois la route, il importe donc de rester vigilants pour ne pas glisser sur la glaise détrempée ou enfoncer nos bottes dans les roulières des tracteurs. Après quinze kilomètres, nous traversons une route qui passe au-dessus du fleuve, en direction de Zamora, alors que nous continuons en ligne droite jusqu’à Villalazán, cinq kilomètres plus loin. © 2011 Claude Bernier 32 À l’approche de midi, nous nous arrêtons dans un petit bar pour demander un sandwich. La dame offre de nous servir une assiette. Craignant de l’importuner, nous hésitons d’abord, mais comme elle insiste, nous ne résistons plus à la tentation. Nous prenons un excellent repas et, au moment de l’addition, le propriétaire nous présente un petit portefeuille, voulant absolument que l’on apporte un souvenir de son village. « Un regalo del pueblo » (un cadeau du village), affirme-t-il avec un sourire. À la sortie du bar, un soleil radieux nous accueille. Nous rangeons le poncho pour le reste de la journée. Pour les six derniers kilomètres, une route très droite, peu fréquentée, nous amène à l’autre village, Villaralbo où nous espérons nous arrêter. À la mairie, la jeune dame est sur le point de fermer les portes, quand nous arrivons. Elle nous indique où se trouve l’hostal et confirme que cet établissement accueille parfois des pèlerins. Nous frappons à la porte de l’hostal Casa Aurelia et n’obtenons aucune réponse. Tout nous laisse croire que l’édifice est fermé pour la journée. Nous traversons le village pour aller sonner à la Pension Alfonso. Malheureusement, c’est complet, nous dit la propriétaire. Que faire alors? Nous nous arrêtons à un bar pour réfléchir, la bière aidant. Le barman nous affirme qu’aucun autre endroit ne peut nous accueillir dans ce village. Je décide alors de téléphoner au premier hostal où nous nous sommes arrêtés. Le propriétaire me répond, avec une voix pâteuse, qu’il vient de terminer sa sieste, qu’il nous attend, nous aurons une chambre. De fait, dans une petite bâtisse, à l’arrière de son hostal, cet homme âgé, très affable, met quelques chambres à la disposition des pèlerins. Il se dit prêt à nous préparer le souper pour 20 h 30 et, demain matin, son fils nous servira le petitdéjeuner à 7 h 30. Du coup, il règle tous nos problèmes, même si le mécanisme de la toilette ne fonctionne pas et qu’il faut remplir le bol avec le boyau de la douche, et que les portes se ferment avec un bon coup d’épaule. Nous sommes très satisfaits de trouver un toit pour la nuit. Des cordes à linge sont étendues derrière son établissement, nous n’avons qu’à surveiller les nuages qui menacent parfois. Encore une fois, la chance nous sourit. Il pleut à gauche, il pleut à droite, pendant que de chauds rayons de soleil sèchent notre lessive. Pendant le souper, un gros orage s’abat sur la région. Nous en profitons pour siroter notre vin en douceur, en attendant la fin de la tempête. Au cours de la nuit, une douce pluie chantonne sur le toit métallique de notre bâtiment, une musique qui apaise les muscles fatigués. Au matin, le ciel étant dégagé, après un bon petit-déjeuner, nous reprenons le gros sac en direction de Zamora. Pour les sept kilomètres qui nous séparent de la grande ville, nous n’avons pas le choix, la région étant très habitée, nous marchons sur le bas-côté d’une petite route. La circulation, peu abondante, ne nous cause aucun problème, mais nous © 2011 Claude Bernier 33 devons garder l’œil ouvert, car sur cette route étroite, aucun accotement ne peut trouver un espace acceptable. Quand deux voitures se rencontrent, nous cédons la place et posons un pied dans le fossé. Notre regard ne quitte pas la ville de Zamora, au loin, devant nous, et nous progressons d’un bon pas. Ce matin encore, nous marchons le long du Duero, ce long fleuve qui prend sa source au pied de la Sierra Cantabrica, près de Los Picos de Europa, les plus hautes montagnes du nord de l’Espagne. Au cours des siècles, le cours d’eau s’est creusé un nid d’abord en Espagne, mais aussi au Portugal où il a changé son nom en Douro. L’an dernier, sur le Camino Portugese, nous avons traversé le Douro à Porto, sur le magnifique pont de fer San Luis. La vallée de ce fleuve produit les meilleurs vins d’Espagne et du Portugal, c’est pour cette raison que les Romains mirent tant d’acharnement à la conquérir et que les Arabes livrèrent de farouches combats pour en garder la possession. Aujourd’hui, cette vallée prospère comble de bonheur les gens qui l’habitent. © 2011 Claude Bernier 34 Zamora Une petite route très ancienne nous conduit directement au pont romain qui enjambe le Duero pour entrer dans Zamora. D’autres routes et d’autres ponts permettent également d’entrer dans la ville, mais le pèlerin suit la voie ancestrale, là où les armées romaines et les pèlerins qui venaient de Salamaca passaient obligatoirement, sur l’unique pont qui traversait le fleuve. À l’entrée, nous retrouvons les balises de l’autre chemin, La Via de la Plata qui arrive de Séville. À partir de maintenant, nous allons suivre les indications de ce chemin. En 2004, nous sommes passés sur ce pont, vers la mi-avril, en provenance de Séville. Tous les chemins de Compostelle qui viennent du sud de l’Espagne se recoupent ici et n’en font qu’un à partir de ce pont. De plus, c’est la quatrième fois que je viens à Zamora, étant passé dans cette ville, en 1973, avec ma femme, durant notre voyage en Espagne. Pendant que ma femme étudiait à l’université, chaque été, avec deux petites valises, une tente japonaise et une Renault 12, nous visitions un pays d’Europe. En 1973, sous la dictature du Général Franco, très peu de voitures circulaient à travers le pays et dès que l’on apercevait dans le rétroviseur une grosse Mercedes noire, les vitres teintées, il fallait céder le passage. Le « bon » général avait divisé le sol espagnol entre ses colonels et ils étaient les seuls à parcourir l’Espagne en rois et maîtres. À chaque carrefour de routes, des Caballeros, mitraillettes allemandes en mains, veillaient à la bonne circulation. Du côté du Portugal, la situation n’était guère plus rose, Salazar était mort depuis trois ans, seulement, et le pays ne réussissait pas à se sortir des ornières de la dictature. Il y aurait beaucoup à dire sur Zamora, une ville superbe, où l’on peut visiter 38 églises. Chaque année, durant la semaine sainte, la ville accueille des gens de toutes les régions de l’Espagne pour des festivités grandioses. Pour les Espagnols, Zamora est une ville sainte, parce que c’est ici que les rois recevaient leur couronne et qu’un certain chevalier, le Cid Compeador, fut adoubé par le roi Alfonso VI, avant de devenir le principal héros de la reconquête de l’Espagne sur les Maures. Son épée allait guerroyer à travers tout le pays, de l’ouest vers l’est, culbutant tous les ennemis sur son passage. Elle ne trouverait le repos qu’en 1095, à Valence, en terre conquise, à la mort du héros. À l’ouest de la ville, sur un rocher élevé au-dessus du fleuve, le vieux quartier est chargé d’histoire. Viriate, le chef ibère, qui maîtrisait toute la vallée du Duero, avait élevé ici un premier fort qu’il croyait imprenable. Pompeius, le général romain, avait dû utiliser la ruse pour l’en déloger. Au IIe siècle, l’empereur romain Trajan, qui était né à Italica, au nord de Séville, avait contribué beaucoup à l’embellissement de la ville, en faisant construire des temples sur le promontoire et en créant de magnifiques jardins, à proximité, que l’on peut admirer encore © 2011 Claude Bernier 35 aujourd’hui. En plus de l’ancienne forteresse romaine, transformée au cours des siècles par les différents rois espagnols, tous les bâtiments sur cet avancé rocheux méritent une visite minutieuse. De nombreux châteaux et monuments rappellent le passé glorieux de la ville. Ces édifices, construits avec de belles pierres, aux teintes claires, un mélange de rose et d’ocre, présentent des couleurs éclatantes sous le soleil. De plus, à cause de sa situation géographique, dans la vallée du Duero, Zamora regorge de richesses matérielles. Pour qui vient en Espagne pour une première fois, trois jours au moins sont nécessaires pour découvrir tous les sites historiques de cette ville. Aujourd’hui, après avoir traversé le pont romain sur le Duero, nous nous contentons de progresser à l’intérieur de la ville en direction nord, de suivre les flèches jaunes pour sortir le plus rapidement et retrouver la campagne. Le camino contourne le Parador, el Palacio de los Condes qui appartenait jadis au héros national, El Cid, puis nous longeons l’église de Santiago del Burgo, le palais de Los Momos, l’église de San Juan de la Puerta Nueva et l’église Santa Magdalena. Le camino débouche ensuite sur la Plaza Mayor où la mairie, avec sa magnifique façade, occupe tout le côté EST de la place. Dans une rue latérale, Santa Clara, nous entrons dans une banque pour retirer de l’argent, et après un café, nous repartons vers la sortie de la ville. Nous quittons le centreville par la Puerta del Mercadillo. Sur la Plaza San Lazaro, à un carrefour routier, les indications pour sortir de la ville et poursuivre sur la Via de la Plata sont clairement affichées. Une longue rue droite, Centra de Hiniesta, traverse complètement le quartier San Lazaro et nous amène à la sortie. Au dernier carrefour, un calvaire marque la fin de la ville et un grand panneau expose le plan de La Via de la Plata et les principaux endroits que nous allons traverser dans la province Castilla-León. Un sentier en terre, très droit, suit en parallèle, la route N-630 en direction de Santamarta. Il est à peine 10 h quand nous retrouvons la campagne, sur un chemin que l’on connaît bien. En 2004, nous étions passés ici avec pour objectif de nous rendre à Astorga. Cette année, après deux jours de marche, nous partirons plutôt sur le Camino Sanabrés, vers Ourense, où je suis passé, seul, l’an dernier. Après cinq kilomètres, nous traversons le village de Roales del Pan. En 2004, à la recherche d’un bar pour le premier café du matin, nous nous étions informés auprès d’une vieille dame qui se tenait près de la porte de son entrée. Comme il n’y avait plus de buvette dans le village, elle nous a demandé de nous asseoir sur un banc, près de l’église, en face de sa maison, elle allait nous préparer un café. Elle était revenue avec deux grands cafés au lait et de petits biscuits. Le souvenir de ce geste magnifique, nous l’emporterons avec nous jusque dans notre tombe. © 2011 Claude Bernier 36 Devant l’église, les gens du village ont érigé un monument aux pèlerins : sur une petite place circulaire, autour de la fontaine, une borne de deux mètres de haut sur laquelle on a gravé l’effigie du chemin, l’Arco de Caparra miniaturisé, et une grande plaque de cuivre sur lequel est écrit un message pour encourager le pèlerin à continuer. À quelques reprises, on retrouvera de telles plaques au centre des villages que nous traverserons. L’an dernier, je m’étais arrêté dans la cour intérieure d’une maison privée. La dame offrait du café et vendait des petits gâteaux. Aujourd’hui, j’espérais trouver la même situation. Au moment où nous passons, l’entrée de la cour est fermée par une porte métallique et tout laisse croire que la dame n’offre plus ce service. Nous n’avons rien mangé depuis ce matin et la faim se fait sentir. Pour moi, j’ai toujours dans ma pochette de ceinture un sac de cacahouètes qui me permet de me dépanner, mais Roger n’a rien du tout et je vois qu’il en souffre. En quittant les dernières habitations, le sentier de terre sur une longue ligne droite de plus de douze kilomètres se déroule sans fin devant nous. Le soleil frappe avec ardeur le pauvre pèlerin exposé de tous les côtés. Un chemin de solitude qui vallonne à peine au milieu de grandes prairies. Cette route très droite, légèrement surélevée, n’est pas autre chose que l’ancienne voie romaine, La Via Romana, numéro 24, qui reliait le port de Cadix, au sud, à la ville d’Oviedo, la capitale des Asturies, au nord. En arrivant au gîte de Montamarta, il est déjà 14 h. Nous déposons le gros sac sur un lit et nous nous dirigeons immédiatement vers le bar, sur le bord de la N630, pour dîner. Roger ne se sent pas bien. Je crois que la faim l’a affecté grandement. Durant le dîner, nous jetons un coup d’œil sur des photos qui couvrent les murs. Chaque année, en hiver, ont lieu ici les Fiestas del Zangarrón. Ces fêtes remontent à une période très lointaine. Durant une semaine, du 1 au 6 janvier, un personnage burlesque, vêtu de vêtements bigarrés, la tête couverte d’un masque de cuir, portant à la ceinture des clochettes de bois et tenant à la main un grand bâton auquel on a attaché des vessies de porc, se promène dans le village. Chacun peut lui dire tout ce qu’il pense de ses voisins, de l’administration municipale et peut même l’insulter, sans aucune impunité. Ce que les anciens Grecs appelaient « la catharsis ». Ce défoulement collectif attire des gens des villages de la région qui en font une grande fête. À cette occasion, les deux bars du village se remplissent à pleine capacité. En revenant au gîte, nous jetons un regard sur la corde à linge, une pèlerine vient sûrement de faire sa lessive. Le soleil et le vent qui souffle abondamment nous promettent un séchage rapide de notre linge. À la fin de la journée, nous serons sept pèlerins dans ce gîte, six hommes et une femme. Le couple australien se dirige vers Astorga, alors que Paul, un officier de l’armée allemande, a l’intention de parcourir le même chemin que nous. Les autres sont © 2011 Claude Bernier 37 des cyclistes espagnols qui font un arrêt d’un soir. Pour nous coucher tôt, nous rendons visite à la petite épicerie où nous nous procurons le nécessaire pour souper et déjeuner, le lendemain matin. Ce matin, 9 septembre, nous quittons tôt le gîte de Montamarta pour profiter de la fraîcheur du matin. Le couple australien et l’officier de l’armée allemande partent en même temps que nous. Avec ces trois personnes qui parlent uniquement anglais, nous avons créé des liens sympathiques qui donnent le goût de partager de beaux moments. Le camino traverse le village, puis descend vers l’embalse de Ricobayo, un lac artificiel créé par un barrage à l’ouest de notre chemin. Nous contournons l’ermita de la Virgen de Castro, construit sur un rocher isolé au nord du village, puis le sentier rejoint un chemin de terre, parallèle à la N-630, comme hier. Les Australiens préfèrent marcher le long de la route, alors que l’officier allemand nous accompagne. Après quelque cent mètres, il part devant nous, sa marche étant nettement plus rapide que la nôtre. Le réservoir d’eau, étroit à ses débuts, s’élargit progressivement formant un lac d’une grande largeur. Le sentier, sur sa rive EST, ne peut s’en approcher, car contrairement à 2004, alors qu’il était à sec, cette année, il couvre toute la surface qu’il lui est assigné. Dans un tel cas, le sentier rejoint la N-630, traverse la rivière Ricobayo sur le pont de la route nationale et revient sur la rive, à notre gauche. Un léger détour qui nous permet d’arriver au village de Fortanillo de Castro par le sud-ouest. Nous nous arrêtons au bar où l’officier allemand et le couple australien sont attablés. Nous prenons notre café alors que nos trois compagnons de route se préparent déjà à partir. Puis, après une légère descente dans la plaine, un chemin de terre poursuit vers Riego del Camino. La belle température rend très agréable notre promenade sur cette route rocailleuse et droite, un autre tronçon de l’ancienne Via Romana. En entrant dans le village, je tiens beaucoup à m’arrêter un bar Pepe où, l’an dernier, j’étais venu en aide au groupe polonais. Dès que je franchis le seuil du bar, la dame âgée s’avance vers moi : « El señor Canadiense. »(le monsieur Canadien) et me prend les deux mains dans les siennes « Muchas Gracias, Señor, otra vez » (Merci encore, Monsieur). Elle m’a reconnu sur-le-champ. Lors de mon passage, l’an dernier, le groupe de Polonais ne pouvait s’exprimer en espagnol. Ils cherchaient un gîte, mais personne ne les comprenait. Les deux jeunes filles qui accompagnaient le groupe pouvaient s’exprimer en anglais. Avec elles, j’avais négocié de partager le groupe en deux, dix étaient restés ici au gîte de Riego del Camino, alors que les autres avaient poursuivi leur route jusqu’à Granja de Moreruela. J’avais servi d’interprète aussi pour que le groupe puisse obtenir une messe à l’église du village. Pour cette dame âgée, qui ne comprenait rien de ce que disaient les Polonais, j’avais été la planche de salut. © 2011 Claude Bernier 38 Lors de notre arrivée au bar, son mari était absent, parti faire des courses. Elle m’a demandé d’attendre son retour, car il voulait personnellement me remercier. Ce fut des retrouvailles très émouvantes. Il manquait seulement leur petite-fille de huit ans qui avait été très serviable pour guider chacun des groupes, soit pour repartir pour Granja, soit pour se rendre à l’église. De si beaux souvenirs restent graver dans la mémoire à tout jamais. Nous reprenons le sentier vers Granja de Moreruela, une longue ligne droite, toujours parallèle à la N-630, pour les six derniers kilomètres de la journée. En arrivant dans le village, nous sommes surpris de voir que, l’ancienne école primaire, sans portes ni fenêtres, où nous avions dormi, en 2004, a été complètement réaménagée pour devenir le gîte officiel de l’agglomération. Il y a six ans, nous avions dormi dans la chambre de la maîtresse, absente ce jour-là, car c’était la seule pièce qui avait conservé sa fenêtre intacte. Au cours de la nuit, un violent orage s’était abattu sur la pauvre école, créant une immense mare d’eau dans la salle de classe. J’avais dû faire des prouesses pour me rendre à la salle de bain, à l’autre extrémité. Cette année, ce même bâtiment sert de bar, de salle à manger et ouvre deux petits dortoirs pour les pèlerins de passage. Lors de l’inscription, le jeune homme nous apprend que nous pouvons dîner et souper sur place. Le petit-déjeuner sera servi à partir de 7 h, demain matin. Une aubaine! Nous nous installons dans le dortoir où l’officier allemand a laissé tomber son sac et prenons la douche avant de nous présenter pour dîner. Le couple d’Australiens couche dans l’autre dortoir qui sera complété par deux cyclistes espagnols. Après le repas, arrive un drôle de pèlerin, un homme qui marche avec des souliers cirés, un sac de coton qu’il porte en bandoulière, qui ne se lave pas et ne s’est pas rasé depuis des siècles. Il n’adresse la parole à personne et se couche dès qu’il arrive. Il quitte le gîte avant la fin de la nuit et semble errer sans but sur le chemin. Nous l’avons vu pour la première fois, hier, et nous perdrons sa trace, demain. Pour l’instant, il couche en face de moi. En après-midi, nous faisons un tour du village. En 2004, nous étions allés souper chez Le Peregrino, un bar à proximité de l’église, sur le haut de la colline. Le pèlerin en question avait sorti son album de photos et ouvert une bouteille de « fine », un alcool maison qu’il fabriquait dans ses moments libres, en hiver. Nous étions redescendus en vitesse, chancelants, les jambes molles, car un gros orage approchait. Aujourd’hui, avec le soleil qui a retrouvé toute sa vigueur, nous n’osons pas monter sur la colline, nous contentant de jeter un coup d’œil sur la grande plaque de cuivre qui explique la séparation des chemins. Ici, à côté de l’église, les deux chemins se séparent, l’un monte vers Astorga et rejoint le Camino francés, celui que nous avions suivi en 2004, l’autre tourne à gauche, en direction du grand monastère Santa Maria de Moreruela, quitte la © 2011 Claude Bernier 39 Castille à la pointe sud-est de la Galice, traverse Ourense et rejoint Santiago par le sud, le chemin que nous allons entreprendre, demain. Ce nouveau tracé s’appelle le Camino Sanabrés, parce que nous allons passer au pied de l’énorme forteresse de Sanabria. Le chemin ancestral rejoignait également le sentier portugais qui arrivait à Laza par les montagnes du Portugal. Ce matin, 10 septembre, après le petit-déjeuner, nous faisons nos adieux aux Australiens qui continuent leur route vers Astorga, alors que nous partons pour Ourense. En cette matinée fraîche qui nous oblige à garder la veste, la journée s’annonce très belle. À la sortie du village, un chemin de terre à travers les champs monte sur une élévation qui domine la région. Notre regard s’étend jusqu’aux montagnes, au loin. Nous quittons définitivement la vaste plaine, plate et sans arbre, pour des paysages de collines où de petites prairies alternent avec les boisés. Dans ce décor champêtre, les chênes verts et les cistes parfument les collines. L’an dernier, en venant de Riego del Camino, j’avais plutôt pris la petite route qui longeait le monastère en ruines et rejoignait le pont de Quintos sur le rio Esla. Cette année, nous arrivons au même pont, mais par le chemin de terre, plus au nord. Les eaux de la rivière se sont étendues au fond de cette vaste vallée, formant un véritable miroir où les rives, escarpées et boisées, viennent se mirer, dans la sérénité de cette matinée, sans vent. Le spectacle est grandiose. Nous traversons le pont médiéval et poursuivons sur la route. Paul, l’officier allemand, consulte son guide et résiste à la tentation de reprendre le sentier. Un an auparavant, Wolfgang, l’allemand de Hambourg, avec qui je marchais, avait pris ce sentier, un dédale de chênes par des sentes labyrinthiques, et l’avait beaucoup regretté à cause des difficultés qu’il présentait. Sur ces considérations, Paul décide de continuer avec nous et part à grands pas vers l’avant. La petite route, rectiligne, n’a rien de très agréable, mais elle possède un large accotement et la circulation demeure presque inexistante. Nous avançons d’un bon pas en toute tranquillité. Le village de Faramontanos de Tábara est visible de loin au milieu de la plaine que bordent des collines hérissées d’éoliennes. Dans la partie nord de l’agglomération, des cavités artificielles ont été creusées dans la colline et servent de caves à vin. Ces bodegas souterraines conservent le vin à une température constante. Nous nous arrêtons au premier bar rencontré. L’endroit, pauvre et exigu, offre peu de possibilités, mais la dame âgée nous prépare un café, fait maison, dans sa cuisine, qui nous satisfait. Pour éviter de tomber en panne d’énergie, nous ajoutons de petites madeleines qui vont soutenir nos forces et reprenons le sac aussitôt. Il reste six kilomètres pour atteindre Tábara. Des travaux de construction d’une autoroute, à l’entrée du village, causent bien des problèmes © 2011 Claude Bernier 40 aux marcheurs et aux automobilistes et nous obligent à faire de longs détours. Il est 13 h quand nous déposons le sac au bar El Roble pour dîner. Sans attendre, je m’informe pour le gîte auprès de la tenancière. La dame m’explique où il se trouve. Il suffit de demander la clé à la mairie. Après avoir bien mangé, nous allons sonner à la porte de l’ayutamiento. Nous nous heurtons à une porte close. Je téléphone au numéro indiqué dans mon guide. Cette autre dame m’affirme qu’elle n’a pas la clé. Quelqu’un a dû la prendre pour aller ouvrir l’albergue, nous n’avons qu’à nous rendre sur place. Nous montons au nord du village où nous repérons assez rapidement le gîte, toujours verrouillé. Je téléphone de nouveau à la dame qui me donne une adresse. Rendus à cette adresse, nous nous heurtons à une autre porte fermée à clé. Finalement, après une heure et demie de recherche, nous frappons à la porte de l’Aquacil, un fonctionnaire de la ville, où un enfant nous donne la clé en disant que sa mère va venir nous voir vers 18 h. Nous nous installons en toute sérénité dans ce petit gîte très convenable où un Espagnol se joint à nous vers 17 h. Cet homme, plutôt sympathique, marche avec des ampoules qui couvrent l’ensemble de ses pieds. À chaque endroit où il s’arrête, il se rend consulter El Centro de la Salud, l’équivalent de nos urgences, moins surchargé cependant, pour faire changer ses pansements. Comme dit le proverbe espagnol : « No Camino, sin dolor. » Pas de chemin sans la douleur. À le voir marcher avec ses petites espadrilles, avec une semelle mince comme une feuille de carton, cet Espagnol se complaît dans le masochisme. Une bonne paire de bottes règlerait la situation. Quand je lui explique la situation, il ne veut rien savoir et préfère souffrir. Ne connaissant pas l’histoire de sa vie, je me dis qu’il a peut-être quelques fautes à expier. Comme le gîte se trouve à l’extérieur du village, à la sortie, nous nous rendons à l’épicerie pour acheter le nécessaire pour souper et déjeuner demain matin, sans avoir à descendre au bas de l’agglomération pour trouver un bar capable de nous servir le café du matin. Tous les quatre, nous connaissons donc une soirée très paisible, après la visite de l’hospitalera vers 18 h qui nous indique où déposer la clé. L’imbroglio de ce midi est dû au fait que la clé avait été laissée au mauvais endroit. L’Espagnol se chargera de cette mission. En quittant Tábara, nous abandonnons définitivement la plaine, les vastes espaces vides et les longues lignes droites pour des paysages plus arborés, où le camino s’encanaille dans des vallons et des sous-bois. Finies les pistes rectilignes! Le sentier va dans tous les sens, parfois imprévisibles. Ce matin, nous commençons par une belle montée de 100 mètres qui s’élèvent au-dessus du village. Avant d’atteindre le sommet, il suffit de pivoter sur nos talons pour contempler avec admiration la plaine et la région que nous quittons. Après le Pico La Picola, le sentier divague au milieu des cistes où çà et là des chênes © 2011 Claude Bernier 41 verts pointent une tête. Les châtaigniers font leur apparition et nous croisons de petites rivières, presque à sec. Ne sachant vers quoi il avance, le pèlerin fait confiance aux flèches jaunes, nombreuses, qui jalonnent le chemin. Nous passons progressivement des terres du sud aux terres celtes. Un changement de climat qui n’est pas désagréable. Nous arrivons à Bercianos del Valverde, il est légèrement dépassé 11 h. Aucun bar n’est annoncé, mais Paul nous confirme qu’il a trouvé ici, l’an dernier, un endroit pour prendre un café. J’interroge un homme âgé qui se déplace à l’aide d’une canne. À la Casa de los Ancianos (la maison des Anciens), au deuxième étage, nous trouverons ce qu’il faut. D’un geste de la main, il nous indique la direction. En arrivant devant l’établissement, Paul reconnaît le bâtiment. Nous montons au secondo piso où une dame nous prépare un café. Elle nous offre aussi de petits biscuits, un cadeau des personnes âgées du village. Ainsi revigorés, nous reprenons le gros sac pour Santa Croya de Tera. Après avoir traversé le rio Castrón sur un pont romain, nous entrons dans une forêt de pins qui va nous maintenir à l’ombre pendant quelques kilomètres avant de déboucher dans la vallée de la rivière Tera, une rivière marécageuse qui étend ses ramifications dans toutes les directions, faisant reverdir ses rives peu escarpées. Une vallée luxuriante où les vignes et les cultures maraîchères s’épanouissent sous le soleil de l’été. Nous arrivons à la Casa Anita, vers 13 h 30, un gîte privé où la dame, aidée de sa fille, nous offre le dîner à 15 h et le souper à 20 h 30. Pour le déjeuner du lendemain, des machines distributrices à la fine pointe du progrès nous fourniront le café et les petits gâteaux. Je m’étais arrêté ici, l’an dernier, j’avais beaucoup apprécié la gentillesse de ces gens, même si la présence des 18 Polonais causait quelques problèmes. Au cours de la journée, ayant encore servi d’interprète, je m’étais promis en soirée de quitter ce groupe qui détournait mon chemin du sens que je voulais lui donner. Au matin, ils s’étaient levés à 4 h et je ne les avais plus revus. Au dîner, nous sommes uniquement trois pèlerins dans ce grand gîte, alors que pour le souper, six cyclistes, tous espagnols, vont venir s’ajouter à nous. En fin d’après-midi, nous allons visiter l’église de Santa Marta de Tera, de l’autre côté de la rivière. Cette ancienne chapelle d’un monastère qui abritait jadis un Ordre de chevaliers a connu bien des transformations à travers les siècles. Construite d’abord selon le style wisigoth mozarabe, puis transformée en style roman lors de la construction du couvent, elle devint par la suite la chapelle d’un château qui se juxtaposa à ce premier bâtiment. Le portail méridional, le plus ancien de cette église, est également le plus réussi. © 2011 Claude Bernier 42 Une paroissienne s’offre à nous faire visiter l’édifice et à nous expliquer la signification de chaque partie. Elle commence ses explications dans un français très ardu. Nous l’invitons à poursuivre en espagnol, nos échanges seront plus fluides. Ce qu’elle s’empresse de faire, la libérant d’un poids qu’elle s’était imposé malgré elle. Au dos d’une colonnade se trouve une statue de bois de saint Jacques, la plus âgée de toutes les statues des chemins de Compostelle. Ce n’est pas par hasard si nous retrouvons une photocopie de cette statue sur tous les panneaux de Compostelle, jusqu’à notre entrée en Galice. En soirée, nous nous retrouvons seuls dans l’albergue, les Espagnols s’étant rassemblés dans un bar à proximité pour voir une partie de football. Dès les premières lueurs de l’aube, nous nous levons tôt, quittons le dortoir sans faire de bruit, car les cyclistes espagnols dorment encore. Le petit-déjeuner, tiré des machines distributrices, nous suffit amplement. Pendant six kilomètres, le sentier suit la rive nord de la rivière Tera, au milieu d’une magnifique forêt de grands pins, sur un chemin de terre qui imite les contours du cours d’eau. Puis, nous traversons un pont et poursuivons sur la rive sud, sans que le sentier ne s’éloigne jamais très loin de la rivière. À Calzadilla de Tera, je revois la petite maison de pierres où je m’étais arrêté pour laisser les Polonais filer devant moi. Le village possédait peu de ressources. Lors de l’inscription, la vieille dame, responsable de ce gîte de quatre places, m’avait vendu un sac de macaroni, un pot de sauce tomate et une bouteille de vin pour cinq euros. J’avais donc mangé du macaroni pour le dîner, le souper et le petit-déjeuner du lendemain. Inutile de vous dire que je me suis tenu loin du macaroni pour le reste du chemin. Le seul fait de voir un plat de ce type me faisait lever le cœur. Les heures passées dans ce village avaient malgré tout laissé de beaux souvenirs. Après le nettoyage du gîte qui en avait un grand besoin, j’avais aménagé un cimetière de mouches où chaque nouvelle victime venait retrouver les cadavres de ses consœurs, alignés sur le rebord de l’unique fenêtre extérieure de ce petit bâtiment. Un ruisseau qui gazouillait devant le banc de pierre où je me tenais à l’ombre égaya une partie de mon après-midi. Le sentier chemine ensuite le long d’un canal jusqu’à Olleros de Tera. À la sortie du village, un couple âgé nettoie leur bar après les festivités de la veille. Ici, la partie de football a laissé bien des traces sur le plancher. Dans les petits villages, les Espagnols ont l’habitude de tout jeter par terre et quand l’émotion monte, les mégots de cigarettes et les écailles de cacahouètes descendent. La vie espagnole s’exprime ainsi. À notre arrivée, madame laisse tomber le balai et nous sert un bon café. Le sentier offre ensuite deux possibilités : suivre une petite route qui se dirige en ligne droite vers l’Embalse Nuestra Señora de Agavansal ou encore emprunter le chemin le long de la ligne téléphonique. L’an dernier, j’avais pris le second, cette © 2011 Claude Bernier 43 année, nous nous engageons tous les trois sur le premier. Les deux chemins conduisent au même endroit, au barrage électrique sur le grand réservoir d’eau, mais par des voies différentes. Ce barrage, nous le traversons pour rejoindre la rive nord. Une petite route asphaltée longe le réservoir jusqu’au village de Vilar Farfón, en bonne partie abandonnée depuis la montée des eaux. La suite du parcours s’accomplit à travers une lande désolée et vide de toute habitation où la présence constante de rochers laisse peu de place à la végétation. Nous arrivons à Rionegro del Puente vers 14 h en rejoignant la N-525. Après avoir déposé le sac dans le gîte, Paul nous conseille d’aller dîner au Bar Centro. Sur place, le jeune homme nous informe qu’ils ne servent que des bocadillos. Désireux de manger autre chose que des sandwiches, nous nous arrêtons au bar El Palacio, où l’an dernier ce barman avait fait preuve de grande gentillesse pour les quatre pèlerins que nous étions. Son attitude n’a pas changé. Dès notre entrée, il met une nappe de papier sur une petite table et nous présente son menu du jour. Un court texte, au verso de l’image de la Vierge Noire que l’évêque de Puy-en-Velay nous avait donnée en 2001, reste pour moi la ligne de pensée qui a toujours guidé mes pas. « Le pèlerin ne demande rien, n’exige rien, il prend ce qu’on lui donne. » Nous acceptons donc le repas du barman sans aucune hésitation, précédé naturellement de la potion habituelle pour étancher notre soif. Pour une population de 400 habitants, il est surprenant de retrouver dans ce village un si bel albergue, rénové, entretenu avec soin. Ce bâtiment sert de gîte depuis le Xe siècle. Il appartient encore à une très ancienne confrérie qui a pour siège social le sanctuaire de Nuestra Señora de la Carballeda, le sanctuaire le plus important de la région, situé juste en face du gîte, l’église de la Virgen de la Carballeda. La chapelle de ce monastère qui logeait aussi un Ordre de Chevaliers est demeurée telle quelle, alors que l’ancien couvent, transformé, sert maintenant à l’administration de cette confrérie. Les gens de cette association, des laïcs pour la plupart, doivent donner à la confrérie un pourcentage de leurs avoirs, à l’heure de leur mort. Avec cet argent, au cours des siècles, la confrérie a aménagé des chemins, construit 35 ponts, érigé de nombreux gîtes pour les pèlerins et mis sur pied plus de 30 hôpitaux. Dans la région que nous traversons présentement, cette association est devenue en quelque sorte le principal moteur économique. Ce qui explique que nous allons coucher, ce soir, dans un très beau gîte. Nous sommes parmi les premiers pèlerins à entrer dans l’albergue. Un couple de cyclistes espagnols ont ouvert les portes et se sont installés à l’extrémité du premier étage, nous montons alors le bel escalier en chêne, au second étage, où une dizaine de lits, seulement, bien espacés, remplissent ce joli dortoir sous les © 2011 Claude Bernier 44 fermes du toit. Pour l’instant, nous prenons possession des trois premiers lits, mais, en fin de journée, six autres d’entre eux seront occupés. Au cours de l’après-midi, je frappe en vain à la porte de la bibliothèque municipale où, l’an dernier, j’avais eu une longue conversation avec la bibliothécaire. Un homme assis sur la terrasse du bar El Palacio m’explique la situation. À cause de la crise financière en Espagne, les budgets consacrés à la culture ont été complètement coupés. À travers la porte vitrée, on peut apercevoir les ordinateurs, les rangées de livres, mais personne n’est payé pour s’en occuper. La culture attend donc la fin de la crise pour reprendre vie. Une triste nouvelle pour moi qui voulait envoyer un message au Québec. En soirée, nous retournons au bar El Palacio pour le souper. La petite salle s’est remplie. Les pèlerins étrangers se sont mis à table, alors que les Espagnols attendent pour manger plus tard. Dans l’albergue, en plus du couple espagnol, un Anglais et deux Allemands se sont joints à nous, alors qu’une dizaine de cyclistes espagnols se sont installés au premier étage. Parmi eux, l’homme aux pieds bandés qui nous annonce qu’il quitte le chemin. Demain, il va reprendre l’autobus pour Valladolid. Ses jambes ont commencé à enfler, le médecin lui ordonne de retourner chez lui et de se faire soigner. Le lendemain matin, nous quittons le gîte tôt. Tous les pèlerins du second étage sortent du gîte en même temps pour se rendre déjeuner dès 7 h au bar El Palacio, alors que les Espagnols, au premier étage, dorment encore. Une matinée fraîche qui donne le goût de marcher. La présence de l’autoroute A-52 et de la N-525 rend la sortie du village un peu chaotique. Nous sommes coincés dans un lacis de routes qui n’offre rien de très poétique au pauvre marcheur qui cherche le fil conducteur parmi les viaducs et les carrefours. Finalement, un chemin de terre à proximité de la route nationale, un long ruban d’une dizaine de kilomètres, toujours rectiligne, nous amène jusqu’à Mombouey, un village tout en longueur qui tire son originalité de son église paroissiale Nuestra Señora de Asunción, un édifice roman qui appartenait à l’Ordre des Templiers. Sa tour clocher, atypique, sur laquelle, à son sommet, fut gravée une énorme tête de bœuf (buey) n’est pas étrangère avec l’appellation du village. Nous nous arrêtons pour un café et nous en profitons pour visiter la banque et l’épicerie, car rien ne laisse croire que l’on va trouver une tienda d’alimentation dans les autres villages. Nous quittons Mombouey sur un sentier rocheux, parallèle à la route nationale N525 qui possède toutes les caractéristiques d’une voie romaine. Puis, après deux © 2011 Claude Bernier 45 kilomètres, le chemin s’écarte vers la gauche pour mieux profiter de la campagne. Notre bonheur dure peu, car des travaux récents pour compléter l’autoroute font dévier notre sentier dans des directions parfois opposées, nous obligeant à rester vigilants pour reconnaître les bonnes indications. En plus, la région est désertique. La lande et la forêt, le schiste et le granit sont omniprésents. Les villages avec leurs habitats austères et leurs minuscules ermitas se succèdent à un rythme soutenu. Ces hameaux dépeuplés, ruinés ou abandonnés, offrent peu de secours au marcheur qui avance à travers la région. Parmi les agglomérations traversées, Valdemerilla, San Salvador de Palazuelo et Entrepeñas, seul Cernadilla, où je m’étais arrêté l’an dernier, semble tirer son épingle du jeu. Pour des raisons que nous ne connaissons pas, ce dernier village exhibe une certaine prospérité et plusieurs bâtiments neufs ont vu le jour récemment. D’ailleurs, j’avais dormi dans un grand gîte, juste au-dessus de la Casa de los Ancianos, un genre de Club de l’âge d’or, nouvellement construit et bien pourvu d’activités propres aux aînés. L’agréable réception par des membres de ce groupe qui s’étaient beaucoup intéressés aux récits de mes chemins m’avait profondément touché. Nous nous arrêtons à Asturianos, un petit village le long de la N-525 qui compte moins de 400 habitants. Selon notre guide, il est possible de trouver ici un gîte pour pèlerins dans le grand centre sportif régional. La proximité de la route nationale explique sans doute la raison de telles installations sportives. Comme les bâtiments sont situés sur une colline, en dehors du village, nous déposons le sac sur la terrasse d’un bar, le long de la route, pour dîner. Nous prenons une bière en attendant qu’une table se libère, car, à l’heure des repas, l’achalandage semble soutenu. En arrivant devant le grand édifice, nous sommes d’abord surpris de sa dimension et de son architecture, un bâtiment aussi vaste, perdu sur une colline déserte. Une autre surprise nous attend : une cafétéria sert des repas. Au moment de l’inscription, la dame nous invite à rester ici pour souper. Une telle offre ne se refuse pas. À l’extrémité des gymnases, une chambre avec quatre lits et des sanitaires très modernes sert de gîte aux pèlerins de passage. Nous avons donc tout sur place. En fin d’après-midi, pendant que notre lessive sèche sur des cordes, nous faisons quelques pas autour du centre sportif, aucunement intéressé à redescendre dans le village, sous les chauds rayons du soleil. Pour souper, la dame nous prépare une grande pizza faite maison, que nous accompagnons d’une très bonne bouteille de la région. Au moment de l’addition, nous nous procurons jus de fruits et petits gâteaux, car il sera impossible de trouver le petit-déjeuner dans le village. Pendant le repas, deux Espagnols se sont arrêtés pour prendre une douche dans notre salle de bain. Ces deux marcheurs, pour guérir des muscles endoloris, avant de partir dormir chez des amis, enduisent leur corps d’une crème qui pue terriblement, une odeur qui me © 2011 Claude Bernier 46 rappelle de très mauvais souvenirs. En 2001, dans le gîte de Ponteferrada, nous étions dans la même chambre que deux Espagnols qui s’étaient graissés avec ce produit. Roger et moi, nous n’avions pas dormi de la nuit et avions failli être malades, asphyxiés par cette peste. Et en plus, les Espagnols ne voulaient pas faire aérer la pièce, pour que cette puanteur agisse avec plus d’efficacité, disaient-ils. Cette année, heureusement, après la séance de graissage, les Espagnols quittent nos locaux. Nous mettons près d’une heure pour faire circuler l’air, en ouvrant les fenêtres et faisant fonctionner à plein régime le système d’aération de l’édifice. Au moment de réintégrer les lieux, les bonnes odeurs de la campagne et des chênes verts, à proximité, ont envahi notre dortoir. Nous connaissons une très bonne nuit de sommeil. Au lever, nous mangeons notre petit-déjeuner dans le dortoir, puis nous verrouillons portes et fenêtres et laissons tomber les clés dans la boîte à lettres près de la cafétéria. Nous descendons au bas du village pour retrouver les balises et dès que nous rejoignons la route, les flèches jaunes nous amènent sur le sentier. Un chemin de terre louvoie à peu de distance de la N-525, ce qui nous permet d’alterner entre les bas-côtés de la route ou le sentier à proximité, durant les dix premiers kilomètres. À partir d’Otero de Sanabria où nous nous sommes arrêtés pour un café, nous empruntons définitivement le sentier, la circulation sur la route nationale devenant un réel danger. Les villages de Remesal et Palacios de Sanabria n’ont pu résister à l’usure du temps. Ces lourdes maisons de pierres, pourtant bien adaptées au paysage de montagne sont de plus en plus désertées. Moins d’une centaine d’habitants occupent encore ces maisons rustiques dans chacun de ces villages. Plusieurs édifices en ruines, surtout dans la localité abandonnée de Triufé, témoignent encore de la vie du passé. Le sentier se permet un tracé labyrinthique à travers ces villages pour mieux nous les faire découvrir. Vers 10 h, nous apercevons au loin la forteresse de Puebla de Sanabria, perchée sur son pic rocheux, à plus 1 000 mètres d’altitude. Il faut près d’une heure pour s’en approcher. En cette journée radieuse où pas un seul nuage n’ose se montrer dans le ciel, nous avançons à bons pas vers la ville, le regard fixé sur la citadelle. De colline en colline, nous nous élevons progressivement vers les premières habitations de la plus grande agglomération de la région. Puis, descendant vers la rivière Tera, au pied de la citadelle, nous nous arrêtons au gîte privé, le long de la rue principale. Roger veut jeter un coup d’œil sur cet albergue dont je lui avais vanté les mérites. L’homme âgé qui m’avait reçu l’an dernier nous conduit à travers l’édifice pour nous montrer les améliorations apportées au cours de l’hiver. Ce gîte, certainement l’un des plus beaux et des plus fonctionnels dans © 2011 Claude Bernier 47 lequel j’ai eu l’occasion de dormir, fait honneur à ceux qui l’ont conçu. Ici, le pèlerin va trouver les meilleures conditions pour passer un séjour très agréable. En face, deux restaurants et une épicerie peuvent combler ses besoins. Nous prenons un café au bar, près du pont, et un sandwich dans la tienda, avant de remettre le sac sur nos épaules. L’immense forteresse, en face de nous, de l’autre côté de la rivière Tera, sur son très haut rocher qui domine la région, hébergea d’abord un fortin celte. Puis les Romains y construisirent un castro fortifié, pendant qu’une ville se développait à ses pieds. Selon d’anciens documents, la construction de la citadelle aurait commencé dès 589, sous le règne des Wisigoths. Et les Contes de Benavente qui en avaient le contrôle au XVe siècle décidèrent d’en faire une forteresse imprenable. Alonzo Rodriguez de Pimentel en fut le principal promoteur. La forteresse apporta par la suite une aide précieuse aux rois catholiques dans leurs échauffourées avec le Portugal. Au cœur du château se dresse l’imposant donjon, appelé « Macho » auquel on accède par un pont-levis. À l’intérieur des murs, la Plaza Mayor regroupe les principaux monuments civils et religieux : la Iglesia Nuestra Señora del Azogue, l’ermita de San Cayetano, la mairie et le musée de Los Gigantes. Une promenade sur la muraille permet d’admirer la rivière Tera dont les méandres s’étendent au loin dans la plaine, la ville de Puebla de Sanabria à nos pieds et les montagnes de León à notre gauche. Pour ceux qui n’ont pas le vertige, il est possible de descendre du donjon jusqu’à la rivière par un escalier étroit et très pentu, une expérience où il faut y réfléchir deux fois avant de l’entreprendre. Quant à nous, en ce bel avant-midi, désireux de nous rendre à Requejo pour manger et dormir, nous traversons le pont sur la rivière Tera et deux cents mètres plus loin, prenons le sentier qui longe le rio Castro qui coule dans la vallée, souvent en cascades, et se jette dans la rivière Tera, beaucoup plus calme. Ce sentier, légèrement rocailleux, s’élève en douceur, se glisse sous les arbres et suit de très près les mouvements du cours d’eau dont le débit rapide chantonne à nos oreilles. Une série de murs de granit sépare de petites prairies. Des moments de grande tranquillité, loin de la ville et des bruits de la route, que nous apprécions grandement. Le sentier rejoint la route N-525 que nous traversons pour entrer dans Terroso, une petite agglomération d’une dizaine de maisons. Le long de ce sentier rocailleux, d’anciennes bornes romaines rappellent qu’un camp militaire surveillait le passage des caravanes dans la vallée. Un groupe de maisons, juste à côté, s’appelle Les Castros. Et trois kilomètres plus loin, nous entrons dans Requejo. Pour s’arrêter ici, nous avons fait confiance au guide allemand de Paul, car les nôtres ne donnent pas cette information : à côté de l’hôtel Maite, un nouveau gîte accueille les pèlerins. © 2011 Claude Bernier 48 À 14 h, nous sommes les premiers pèlerins à se présenter devant la Casa Cerviño. Une dame, assise à l’entrée de l’établissement, nous attend pour l’inscription. Nous pouvons donc nous installer dans un coin tranquille avant qu’une dizaine d’autres marcheurs viennent nous rejoindre. L’hôtel à deux pas de notre gîte sert des repas. Nous déposons le sac et, sans plus tarder, nous nous rendons dîner. En après-midi, un large balcon, exposé au soleil, permet de faire sécher le linge. Depuis notre départ de Zamora, la température se maintient très belle, et ainsi le séchage de nos vêtements ne pose jamais de problème. Requejo est un village de montagne très prisé des randonneurs qui aiment marcher sur des sentiers en altitude. Ses maisons traditionnelles en granit et balcon de bois ressemblent à certaines habitations bretonnes. La forêt de Teledelo, toute proche, est riche en une variété d’ifs peu commune. En fin d’après-midi, nous cherchons en vain un endroit différent pour souper, mais le village ne possède pas d’autres ressources. Vers 20 h 30, nous nous rendons à l’hôtel. Ne voulant pas d’un repas trop copieux, le cuisinier nous prépare une grande assiette de viande froide, accompagnée d’une petite salade. En y ajoutant une bonne bouteille de vin de la région, ce repas comble amplement nos besoins alimentaires. Nous nous couchons tôt, même si les Espagnols dans la salle d’à côté continuent à festoyer. Le bar de l’hôtel Maite ouvre ses portes à 7 h. Dans la noirceur du matin, nous sommes sept marcheurs à espérer l’ouverture. Après le petit-déjeuner, nous quittons Requejo, alors que les ombres de la nuit s’enfuient au fond de la vallée. Le trajet d’aujourd’hui se résume en peu de mots : une forte montée vers Padornelo (300 mètres de dénivelé) et une lente descente vers Lubian. La majorité du parcours se fait le long de la route. À quelques reprises, nous tentons de marcher sur le sentier qui nous ramène chaque fois vers la route. Nous avançons au creux d’une vallée, au milieu de hautes montagnes qui laissent trop peu d’espace pour un sentier, une route nationale et une autoroute. Nous devons donc nous contenter de ces conditions difficiles laissées aux marcheurs pour avancer malgré tout, sans l’aide d’un véhicule motorisé. La route nationale monte en lacets qui ralentissent grandement la vitesse des véhicules. Nous devons quand même rester vigilants, car des conducteurs agressifs ne se gênent pas pour frôler avec impudence le pauvre marcheur qui souffre, penché vers l’avant, avec son gros sac sur les épaules. Quand l’occasion se présente, nous prenons un petit bout de sentier, pour diminuer le stress causé par les voitures. Après onze kilomètres de montée, nous atteignons le sommet de la montagne. À 1300 mètres d’altitude, nous sommes plus hauts que le Col de Canda (1260 m) © 2011 Claude Bernier 49 que nous allons traverser, demain, et à la même hauteur que l’agglomération de O Cebreiro, en Galice, sur le Camino Francés. En face du village de Padornelo, sur le côté de la route nationale, un bar peut nous servir un café. Nous déposons le sac avec plaisir. L’aménagement intérieur de ce bar se distingue à bien des égards. Des saucissons de toutes les formes et de toutes les grosseurs sont accrochés au plafond. Des jambons aux teintes variées sont exposés sur les comptoirs tout autour de la salle à manger, pendant que des tables et des chaises rustiques forment l’ameublement de l’établissement. La gentillesse du barman n’a d’égal que sa simplicité. Comme nous dit un vieux monsieur sur le bord de la porte : « Si tu passes sur cette route, il faut s’arrêter ici. » Peu après la sortie du bar, nous quittons la route nationale en direction de Aciberos, un tout petit village, où nous croisons le sentier qui part vers Lubian. Un beau sentier en forêt qui normalement ne manque pas de charme, mais, au moment où nous passons, une conduite d’eau s’est brisée, transformant les chemins pentus en de véritables ruisseaux. À un certain moment, le débit devient si intense que je me vois dans l’obligation de passer par la prairie. Malheureusement, mes bottes s’enfoncent dans le sol imbibé d’eau et se remplissent d’un liquide boueux que je dois transporter jusque sur la colline, à l’entrée du village. Au moment où je me présente devant l’albergue, la jeune fille qui vient de terminer le ménage se prépare à partir. Elle me laisse la porte ouverte et j’attends sur le seuil Roger et Paul qui arrivent derrière moi. Nous pouvons donc nous installer immédiatement au deuxième étage où un large balcon nous permet, ici aussi, de faire sécher notre linge. Je profite de cet espace sec pour nettoyer mes bottes et les exposer au soleil. Puis je me rends la Casa rural Irene pour m’informer où l’on peut trouver à manger. Pour le dîner, la dame se dit prête à nous servir dans une demi-heure. Je reviens au gîte pour annoncer la bonne nouvelle au moment où un couple de pèlerins se présente à l’entrée du gîte : madame est française et monsieur espagnol. Une rencontre qui s’est opérée, l’an dernier, sur le Camino francés et dont les effets se font sentir aujourd’hui, sur ce nouveau chemin. Finalement, nous nous retrouvons tous les cinq à La Casa Irene pour dîner. Dans cette maison rustique, madame a transformé son salon en une petite salle à manger, décorée avec soin. Elle nous prépare un repas selon la gastronomie régionale. Le tout se déroule avec simplicité, cordialité où la chaleur humaine demeure bien présente. Un beau cadeau pour le pèlerin qui commençait à s’habituer à l’anonymat des petits bars, le long des routes. En après-midi, nous nous rendons faire une visite de ce village de montagne où le granit est utilisé à toutes les sauces. Les Romains avaient construit un castro pour surveiller la circulation des caravanes et protéger les marcheurs qui traversaient les montagnes. À cette époque, la région était infestée de loups. Au © 2011 Claude Bernier 50 Moyen Âge, des chevaliers avaient occupé les mêmes fortifications pour aider les pèlerins qui parcouraient la vallée en groupe, car des bandes de voleurs s’étaient jointes aux meutes de loups. Pour les autorités qui veillaient au bon fonctionnement du chemin, ce défilé entre de hauts murs de pierres représentait tous les dangers. Il reste peu de souvenirs de cette période difficile. L’église San Mamed, un édifice lourd, bas, bien adapté à la montagne occupe le centre d’une petite place ; à ses côtés, de vieux bâtiments servaient de gîtes aux pèlerins. Plusieurs de ces habitations auraient été construites avec les pierres utilisées pour les anciennes fortifications. Bref, au cours des années, les gens du village ont fait du neuf avec le vieux. Ce village, haut perché, accroché à la montagne, observe de sa hauteur la route nationale et l’autoroute qui s’étendent à ses pieds. Les petites ruelles, étroites, pierreuses, ne permettent pas la circulation automobile. Une seule voie carrossable, au-dessus du village, donne accès aux véhicules. Avec tous ses bâtiments en pierre et la présence de granit partout, ce village demeure unique comme celui d’O Cebreiro, sur le Camino francés. En fin d’après-midi, nous passons par l’épicerie pour acheter le souper et le petitdéjeuner du lendemain. Nous entrons dans la tienda, alors que les lumières viennent de s’éteindre, mais dès que la dame reconnaît en nous des pèlerins, elle s’empresse de mettre un peu de clarté. Au souper, nous nous installons tous les cinq autour de la même table, le couple franco-espagnol et nous trois, Paul, Roger et moi. Quelques cyclistes viennent se joindre à nous dans le dortoir, mais ferons bande à part pour le souper. Au matin, après le petit-déjeuner pris à l’albergue, nous nous proposons de monter au Col de Canda, en suivant la route nationale. Mais d’abord, le sentier s’engage sur un chemin isolé, dans un décor très agréable, qui nous conduit au sanctuaire de Tuiza et prend fin, 100 mètres plus loin, devant la petite ermita. Paul, l’officier de l’armée allemande, aimerait bien faire l’essai du sentier, alors que notre guide affirme expressément que ce chemin n’existe plus. Pourtant, les flèches sont bien présentes et même, elles ont été retouchées tout récemment. Après les premiers pas, nous observons que des empreintes de bottines de marche datent des derniers jours. Ce sentier bien entretenu mérite plus qu’un essai. Nous décidons de poursuivre. Finalement, au prix de durs efforts, nous allons monter jusqu’au sommet de la montagne, sur ce sentier pentu, rocailleux, parmi des arbustes qui fouettent nos jambes et nos visages. Et quelle joie de passer au-dessus des tunnels de la route nationale et de l’autoroute et de se retrouver sur un immense rocher, où, d’un côté, nous voyons la province de Zamora et de l’autre, la Galice. À nos pieds, une borne typique des chemins de Compostelle sur laquelle est gravée sur une petite plaque : 246 km 244, la © 2011 Claude Bernier 51 distance précise pour se rendre à Santiago. Derrière nous, un panneau indique l’altitude (1262 m). © 2011 Claude Bernier 52 La Galice Pour le pèlerin qui marche depuis des semaines, l’entrée dans la Galice annonce l’arrivée prochaine au but ultime : la basilique de Saint-Jacques de Compostelle. Que l’on vienne du nord ou du sud, les paysages de cette province de l’Espagne éveillent des émotions qui ne laissent pas le marcheur indifférent. Sur les collines boisées, les châtaigniers rivalisent avec les grands chênes, alors qu’au fond des vallées, les eucalyptus filiformes enfoncent leurs racines profondément dans la terre humide, laissant planer leur arôme sur les sentiers et dressant fièrement leur cime. Ces grands arbres camouflent à peine les rochers qui sortent une tête ici et là et émergent à travers la verdure, arrosée fréquemment par les pluies qui viennent de la mer. Les feuilles de gui, accrochées à ces arbres, nous rappellent que nous sommes en terre celtique, au pays des druides. Cette pointe rocheuse qui s’avance vers l’océan Atlantique est aussi le berceau d’une nation dont les chansons, le folklore et la danse, aux accents particuliers, évoquent un passé lointain et mystérieux. Il suffit d’assister une seule fois à l’une des fêtes celtiques, aux solstices de juin, pour reconnaître que ces gens ont conservé de leur passé des traditions qui les portent encore. La Galice, en Espagne, est une province à nulle autre pareille. La parcourir en douceur apporte généralement au pèlerin qui la traverse des souvenirs impérissables. La simplicité et la gentillesse de los Galiegos demeurent proverbiales. Ces gens qui nous accueillent si chaleureusement vivent des pèlerins. Nous leur apportons nos maigres deniers, alors que de leur côté, la sympathie et la générosité qu’ils manifestent envers nous tissent des liens, souvent silencieux, au-delà de nos différences de langue, que nous associons volontiers à la réussite de notre pèlerinage. Pour eux, Saint-Jacques de Compostelle est indissociable de leur univers, alors que pour nous, c’est la fin d’une démarche qui marque souvent le début d’une autre vie. La Galice est un lieu de rencontres que l’on retrouve difficilement ailleurs. Cette terre d’accueil fait partie de notre pèlerinage et notre chemin prendrait une autre dimension, sans ces gens qui l’animent et contribuent à son succès. Après dix chemins, je dois l’admettre en toute humilité, aujourd’hui, je pourrais me passer facilement de Santiago, de sa foire et de ses boutiques, mais pas de la Galice et des Galiegos. La montée au col de Canda a été assez rude. Avec le vent frais qui souffle sur les sommets, nous n’osons pas déposer le sac, de peur d’exposer notre dos aux courants d’air froid, ce qui ne resterait pas sans conséquence. Après avoir contemplé la vallée et pris quelques photos, nous retournons vers le sentier qui se fraie un passage entre la route nationale, l’autoroute A52 et descend en pente raide vers Vilavella. Pendant trois kilomètres, sur ce sentier de chèvres, nous descendons entre les pierres, les grands chênes et des vaches, au regard hébété, qui ruminent avec nonchalance. Aucun doute possible, nous sommes bien arrivés dans la verte Galice. © 2011 Claude Bernier 53 Après la traversée de l’autoroute, sous un viaduc, nous entrons dans Vilavilla sous un ciel gris qui annonce de prochaines averses. Sur la rue principale, un hôtel offre des moments de détente dans des spas à ciel ouvert et des massages tout en douceur pour des « poules de luxe ». Avec nos gros sacs et nos bottes couvertes de boue, notre entrée dans le petit bar étonne pour le moins. Sans sourciller, la jeune fille au teint basané et au maquillage parfaitement posé nous apporte une tasse de café qui permet de faire une pause bien appréciée. Le sentier poursuit ensuite la descente à travers la vieille partie de la ville pour rejoindre un chemin qui suit en parallèle un petit ruisseau. Deux rangées de pierre plates, le long du cours d’eau, permettent de marcher en toute sécurité, après avoir nettoyé nos bottes couvertes de boue, dans l’eau limpide de la montagne. Lorsqu’un ruisseau envahit le tracé d’un chemin, les Galiciens ont l’habitude de construire une corredoira, une sorte de trottoir constitué de grosses dalles de granit ou d’ardoise qui assure le passage à sec, et sous lesquelles l’eau peut continuer de s’écouler. Le chemin débouche alors sur une verte prairie où les belles vaches de la Galice nous accueillent avec une grande docilité. Le sentier, parfumé par de nombreuses bouses que laissent choir volontiers ces ruminants, serpente entre de grosses pierres de granit, au milieu de collines qui procurent au pèlerin paix et tranquillité. Après toutes ces journées passées à proximité des routes et des habitations, il fait bon de retrouver le silence des grands espaces, la sérénité de la nature. Chacun de nous trois reprend facilement son rythme de marche. Paul, l’officier allemand, avance d’un bon pas, alors que Roger suit derrière. J’apprécie de marcher à l’arrière, perdu dans mes rêves, uniquement occupé à surveiller le sentier, contourner les obstacles, pendant que mon regard oscille entre le sol et les paysages qui s’ouvrent devant moi. Marcher ainsi dans la solitude me remplit d’un bien-être à nul autre pareil. Pendant un moment, le sentier chemine entre des murets de pierres plates pour permettre plus facilement le passage des troupeaux de vaches laitières, puis les sommets des collines présentent un triste décor. Un été sans pluie a créé un état de sécheresse, très dommageable à l’environnement. Les Espagnols qui n’ont pas mis encore un frein à leur envie de fumer ont l’habitude de lancer leurs mégots dans toutes les directions. Cette année, les conséquences ont été particulièrement catastrophiques dans les régions désertiques : de nombreux incendies ont détruit des collines entières de boisés. Les troncs d’arbre en partie calcinés, dépouillés de leur feuillage et de leurs branches, ressemblent à d’étranges squelettes noircis qui hantent les sentiers et créent un décor hallucinant. Nous avions appris, avant notre arrivée, que la Galice avait été particulièrement touchée, cette année, par des incendies qui s’étaient prolongés © 2011 Claude Bernier 54 jusqu’à l’arrivée des pluies de la mi-septembre. La découverte de ces régions sinistrées n’invite guère le pèlerin à s’y attarder. Le sentier débouche enfin sur une clairière, près du village d’O Pereiro, où l’ermita de la Virgen de Loreto paraît complètement abandonnée au milieu de la végétation. Ses murs massifs, malgré un campanile d’une étonnante légèreté, rappellent certaines églises de la Bretagne, en France. Ici, le granit est présent partout et seules ces grosses pierres peuvent résister aux vents glacials de l’hiver. Dépassé la petite agglomération, un chemin agricole s’offre un slalom parmi les blocs granitiques qui parsèment la campagne environnante. À une croisée de routes, un sentier tortueux monte au milieu de grosses roches, dans un décor aride, vers le prochain village, Cañizo, le sommet de la région qui permet un dernier regard sur les montagnes du Portugal à notre gauche et sur le col de Canda, derrière nous. Puis, au loin, apparaît déjà la ville de Gudiña, au milieu de la plaine. Nous accélérons le pas, car, même si nous avançons sous un ciel encore ensoleillé, les nuages qui montent du sud laissent présager un orage fort qui se prépare. Après la traversée des collines incendiées, la descente vers la ville n’offre rien d’intéressant. Nous marchons d’abord sur le bord de la route avant d’atteindre un petit sentier, parallèle au goudron, qui contourne des usines avant de descendre vers le tunnel qui s’engouffre sous la voie ferrée d’où nous apercevons l’albergue, à notre droite. Ce grand édifice, qui peut accueillir 80 pèlerins, s’élève à l’entrée de la ville. Construit récemment à proximité d’un collège et de la bibliothèque municipale, à deux pas de la rue piétonne qui traverse l’agglomération, ce gîte sert souvent de départ pour les jeunes Espagnols qui veulent se rendre à Santiago à bicyclette. Les 228 kilomètres qui les séparent de la basilique de Saint-Jacques de Compostelle offrent la distance idéale pour obtenir la Compostelane, ce certificat qui confirme que le pèlerin a franchi le minimum requis pour être considéré comme pèlerin. Cette distance, les jeunes cyclistes espagnols la franchissent aisément sur leur vélo en une fin de semaine. Le précieux papier en main, ils reprennent les trains ou les autobus de nuit qui les ramènent à leur domicile pour le lendemain. Cette Compostelane n’a qu’une valeur symbolique pour nous, mais pour ces jeunes, en quête d’un emploi, ce document demeure important quand vient le moment de se présenter devant un employeur, ce qui explique que ce papier soit tellement convoité, même si la façon de l’obtenir mériterait d’être remise en question. Comme l’orage menace toujours, dès notre arrivée, nous déposons le sac et partons prendre une bouchée au bar El Peregrino, à proximité du gîte. Au retour, nous sommes surpris par de grands vents et les premières gouttes de pluie, puis un violent orage s’abat sur le gîte. Il dure à peine 20 minutes, mais déverse des tonnes d’eau sur la ville. Aux nouvelles du soir, nous apprenons que l’orage fut catastrophique, plus au sud. Sur la grande ville de Caceres, il est tombé un © 2011 Claude Bernier 55 mètre de grêlons. La télévision nous montre un stationnement particulièrement dévasté : les parebrise des voitures défoncés et la glace s’élevant à la hauteur des vitres des portières des voitures. Quant aux vendanges, il ne faut plus y penser. Dans les immenses vignes qui produisent l’un des meilleurs vins d’Espagne, la récolte entière a été détruite, quelques semaines à peine avant les vendanges. Et il faudra des années avant que les jeunes plants atteignent leur maturité. Pendant que le petit écran laisse défiler d’autres images qui montrent l’étendue des dommages, nous assistons impuissants au récit de ce désastre. En soirée, je tiens à souligner le 43e anniversaire de mariage de Roger. Nous allons souper tous les trois au meilleur restaurant de la ville, celui de l’Hostal Oscar, pas très loin de notre gîte. Nous revenons sous un ciel étoilé, par un temps frais, toute trace de l’orage de cet après-midi s’étant dissipé. Nous entrons notre linge, car ce vent frais et l’humidité du sol n’ont nullement contribué au séchage. Il faudra étendre le tout, au prochain gîte, demain. Alors que l’albergue était rempli à pleine capacité, lors de mon passage, l’an dernier, cette année, seulement une vingtaine de pèlerins s’y sont arrêtés. Ce matin, nous nous retrouvons au bar El Peregrino pour le petit-déjeuner. Un épais brouillard recouvre la ville et une petite pluie fine nous oblige à reprendre le poncho. À la sortie de la ville, deux chemins s’offrent à nous. À gauche, un premier chemin descend au fond de la vallée en direction de la ville de Verin. Ce dernier, plus plat, plus facile, est particulièrement conseillé pour les cyclistes. Le second, à droite, passe par le sommet des montagnes et se rend à Laza : un chemin de solitude où le pèlerin est laissé à lui-même et ne risque pas de rencontrer âme qui vive. D’un commun accord, nous préférons ce chemin très isolé, même s’il présente quelques difficultés. Protégés par nos ponchos, nous marchons des heures et des heures, à la queue leu leu, sans rencontrer personne. La petite brise qui souffle de l’ouest ne nuit en rien à notre promenade. Dans le brouillard qui recouvre encore le sommet des montagnes, nous cheminons comme des fantômes. Parfois, une voiture, phares allumés, vient à peine déranger notre rêverie. Vers midi, le ciel se dégage en partie, laissant deviner le village de Campobecerros au fond de la vallée. Nous avons décidé de nous arrêter là pour couper en deux la longue distance de 34 kilomètres entre Gudiña et Laza. La descente abrupte vers le fond de la vallée exige certaines précautions. Les balises, posées sur des pierres plates, n’ont pas résisté à l’érosion. Nous devons chercher le meilleur passage pour atteindre la petite route qui contourne le pied de la montagne. Paul, en bon marcheur, trouve de bons endroits où il est possible de descendre, sans faire une chute, tant la pente est abrupte. Le bar Ninés occupe le centre du village. S’y rendre ne présente aucune difficulté. Sur place, la dame nous apprend qu’un gîte pour pèlerins vient d’ouvrir © 2011 Claude Bernier 56 ses portes, à la estación de tren. La jeune fille qui s’occupe de l’albergue va venir nous chercher en voiture et nous amener au gîte, car la pluie vient de reprendre. Au-dessus de la gare des trains, nous découvrons un gîte tout neuf, qui a ouvert ses portes au début de l’été. Une belle surprise! Malheureusement, ce bâtiment, le long de la voie ferrée, à deux kilomètres du village, ne possède aucun centre d’alimentation. En fin d’après-midi, lors d’une éclaircie, nous descendons à l’épicerie du village par un petit sentier qui zigzague entre les arbres pour se procurer le souper et le petit-déjeuner du lendemain. En soirée, nous serons quatre pèlerins dans ce magnifique petit gîte, un cycliste espagnol se joignant à nous vers 20 h. Au matin, une autre surprise nous attend : il n’y a pas d’eau ni électricité dans le gîte. Comme un épais brouillard couvre toujours la montagne, nous nous levons en pleine obscurité et nous déjeunons dans la pénombre. Malgré ces légers contretemps, après le petit-déjeuner pris dans le gîte, nous remontons sur la montagne avec allégresse pour retrouver notre sentier. L’histoire de la journée se résume à peu de choses : deux montées impressionnantes et une longue descente vers la ville de Laza. Nous parcourons plus de la moitié du trajet dans le brouillard. Les premiers rayons du soleil apparaissent seulement à l’approche de la ville. Inutile de vous répéter que cette promenade paisible, dans ce chemin de montagne, a laissé bien peu de souvenirs, la rêverie occupant tout l’espace. De plus, durant toute la randonnée, nous ne rencontrons strictement personne sur ce trajet. En entrant dans Laza, nous savons que nous quittons définitivement la haute montagne. Nous traverserons encore de fortes collines et les dénivelés resteront importants jusqu’à Santiago, mais nous ne dépasserons plus les 1 000 mètres d’altitude. Cette ville, Laza, au pied des montagnes, est avant tout un carrefour de routes. Ici se rejoignent le Camino Sanabrés et le Camino Portugese qui arrivait par les montagnes du Portugal. Ce dernier chemin n’est pratiquement plus utilisé. Les gîtes y sont peu nombreux et la route quasi désertique, les pèlerins préférant le chemin qui longe l’océan Atlantique et passe par Coimbra, Porto et rejoint l’Espagne à Tui, le chemin que j’ai parcouru en 2009. Avant d’atteindre le gîte, le pèlerin doit d’abord passer devant les bureaux de la Protección Civil où une policière nous inscrit et nous remet une clé pour la porte principale et une autre pour notre dortoir. Cet ancien centre sportif, tout à fait moderne, offre les meilleures conditions aux marcheurs qui s’y arrêtent : de spacieuses salles de bains, très propres, et cinq petits dortoirs de huit places chacun peuvent accueillir 40 pèlerins. En fin de journée, les locaux seront remplis à moitié. Deux cyclistes allemands viendront se joindre à nous, dans le dortoir, vers 16 h. © 2011 Claude Bernier 57 Comme je connais un petit restaurant que j’ai bien apprécié, l’an dernier, nous nous y rendons après la douche et la lessive. Située au deuxième étage du Bar Picola, la salle à manger est aménagée dans les combes d’une vieille maison. Pour y accéder, il faut monter un escalier en colimaçon, en évitant de heurter la poutre qui sert de linteau. La gentillesse d’Angeles, cette dame qui nous sert avec bonhomie nous fait oublier la légère contorsion qui nous a permis de la rejoindre. Nous apprécions tellement l’endroit que nous y allons pour dîner et nous y retournerons pour souper. Le gîte de Laza évoque pour moi un mauvais souvenir. Ici, l’an dernier, j’avais donné l’accolade à mon ami allemand, Lothans, avec qui je marchais depuis Zamora. La maladie de sa femme l’obligeait à retourner à la maison, dans un petit village de la région de Rosenberg, à l’est de Munich, mettant fin à un rêve : celui d’arriver un jour à Saint-Jacques de Compostelle. Pour cet homme costaud qui avait déjà connu son lot de situations difficiles au cours de sa vie, cette rupture faisait mal. En me donnant l’accolade, il n’avait pu retenir ses larmes, sachant qu’il ne pourrait probablement jamais revenir terminer son chemin. Malgré ses difficultés de s’exprimer en anglais, nous avions eu des conversations d’une rare qualité. Je l’ai quitté en souhaitant que l’on puisse se revoir de l’Autre Côté. Cet homme simple et honnête m’a laissé des souvenirs d’une empreinte exceptionnelle. Au lever, nous prenons le petit-déjeuner dans l’albergue, incertains de trouver un bar ouvert, à cette heure matinale. Le temps frais est de retour. Au thermomètre de la farmacia, le mercure indique un beau 6° degré. Après avoir déposé les clés à la Protección Civil, contourné le calvaire qui marque la rencontre des deux chemins, le Camino Sanabrés et le Camino Portugese, nous descendons à la route principale qui se dirige vers Villar de Barrio. À la sortie de la ville, une lumière brille dans un bar. Nous nous arrêtons autant pour réchauffer nos mains que pour boire un bon café chaud. Puis, nous reprenons la route jusqu’à Soutelo Verde où nous avons le choix de continuer à marcher sur l’accotement, ou prendre le sentier. Roger qui éprouve certaines difficultés avec les dénivelés importants préfère garder la route, alors que, Paul et moi, nous prenons le sentier qui monte à travers la montagne. Les premiers rayons de soleil se font sentir, nous enlevons la veste, malgré le temps frais qui persiste. Une belle montée en forte pente parfois qui nous conduit jusqu’au village de Tamicelas, un véritable village de montagne avec ses maisons en pierres et son église baroque, bien accrochée à la colline sur laquelle reposent ses fondations. De son portique, nous avons une vue magnifique sur la ville de Laza et sur la vallée de la rivière Támega qui coule à nos pieds. © 2011 Claude Bernier 58 Le sentier grimpe ensuite au milieu de pierres plates qui n’offrent pas toujours une bonne adhérence. Le bâton à la main, nous devons rester vigilants. Quand nous atteignons le sommet du Monte de Travesa, notre vue s’étend jusqu’aux montagnes que nous avons parcourues, la veille. Ce point de vue dénudé nous présente un panorama unique sur la région. De plus, un petit quelque chose se déplace sur la route, en face de nous. Roger marche d’un bon pas. Il va sans doute nous précéder au bar d’Albergueria où nous nous sommes donné rendezvous. De fait, une heure plus tard, dès que nous rejoignons la route Ou-110, notre compagnon de route avance allègrement, 100 mètres devant nous. Le bar d’Albergueria fait partie du Camino Sanabrés et exige un arrêt obligatoire. Pour ce petit village de moins de 100 habitants, le bar est un point d’ancrage du chemin. En plus de la présentation extérieure qui attire l’attention par son bric-àbrac, tous les murs intérieurs, de même que les plafonds sont couverts de las conchas de Santiago (les coquilles de Saint-Jacques de Compostelle). Chaque pèlerin qui s’arrête ici voit sa coquille fixée à un endroit disponible, avec sa signature et la date de son passage. Ce n’est pas par hasard si la photo de ce bar emblématique se retrouve dans tous les guides de Compostelle. Une image typique qui reste gravée dans la mémoire, dès qu’on l’a aperçue une première fois. Nous en profitons pour prendre quelques photos de nous-mêmes et de trois pèlerins qui se sont assis pour manger une bouchée. En quittant le bar, le sentier continue de monter vers l’Alto de Talariño qui atteint tout juste le 1 000 mètres, avant de descendre en pente raide vers le village de Villar de Bario. L’an dernier, je m’étais retrouvé seul dans ce grand gîte tout neuf. Je connais bien l’endroit. Rendus au pied de la montagne, nous remontons vers le village où l’albergue se trouve à droite des bureaux de la Guardia Civil. La même dame qui m’avait accueilli l’an passé nous reçoit avec sa gentillesse habituelle. Dans le dortoir du gîte, deux jeunes Espagnols se sont déjà installés, l’un à côté de l’autre, mais ils se parlent comme s’ils étaient en pleine forêt, à des kilomètres de distance. Nous l’avons observé à plusieurs reprises, les Espagnols ont un problème sérieux avec le bruit. Habitués de parler très fort dans les lieux publics, ils ne connaissent pas les conversations à voix basse. Heureusement, ils s’attarderont très peu longtemps dans le gîte et leur présence ne viendra plus nous importuner. Après la douche et la lessive, nous descendons au bar, au pied de l’escalier, pour prendre une bière. Paul m’avait déjà parlé des difficultés qu’il avait rencontrées pour s’alimenter dans ce village, l’an dernier, les bars n’offraient pas de repas et l’épicerie fermait ses portes, tôt dans la journée. Moi, j’avais mangé chez une vieille dame, juste à côté. Pendant que Paul et Roger sont attablés devant leur potion magique, je vais frapper à la porte de cet ancien bar. Je signale ma présence. Aucune réponse. Comme la porte n’est pas verrouillée, j’entre. J’entends du bruit dans la © 2011 Claude Bernier 59 cuisine. Dès que la dame me voit, elle s’écrie : « Señor Claudio ». Elle m’a reconnu. Je lui demande s’il est encore possible de manger chez elle. Elle me répond que cela va lui faire plaisir. Il suffit de lui laisser 20 minutes et elle va nous préparer à dîner. Une demi-heure plus tard, nous entrons dans une pièce qui pourrait ressembler à un bar d’autrefois, mais meubler avec du mobilier scolaire. Les bancs ressemblent en tous points à ceux que l’on retrouvait dans les écoles de rang, il y a cinquante ans, alors que les tables ont conservé les armatures de fer grossièrement fondu sur lesquelles on aurait fixé une surface en contre-plaqué. L’ensemble donne un aspect assez particulier à cette salle à manger, d’une autre époque. Devant nous, la dame a disposé une nappe, des ustensiles et des assiettes à soupe. À peine sommes-nous assis, elle arrive avec une soupière remplie d’une potion fumante qui nous met en appétit. Suivra rapidement un excellent plat avec côtelettes de porc, frites et salades mixtes, sans oublier la bouteille de vin. Un repas traditionnel en Espagne. Elle ajoute même un morceau de tarte pour terminer le repas. Pendant que nous sirotons notre café, elle se présente avec une autre bouteille et de petits verres. Elle insiste pour que nous goûtions à son chupito, une liqueur qu’elle a fabriquée elle-même. Ce fameux chupito vaut certainement autant que les digestifs français que chacun connaît, par son arôme et sa force persuasive. La petitesse de l’addition nous surprend. Comment peut-elle vivre avec de tels bas prix? Pour terminer, elle nous invite à revenir vers 20 h, ce que nous ne manquerons pas de faire. Au cours de l’après-midi, nous parcourons le village à la recherche d’un endroit pour prendre le petit-déjeuner du lendemain. Juste à côté de la maison où nous prenons nos repas, le bar ouvre à 7 h. Nous y serons les premiers clients. Pendant tout ce temps, l’hospitalera est demeurée à son bureau, en attente de nouveaux pèlerins. Personne d’autre ne se présentera. Roger a l’occasion de causer avec elle avant le souper. Elle lui raconte qu’elle possède une grande maison à cinq kilomètres de la ville. Mais depuis que son mari s’est suicidé, il y a quatre ans, elle n’aime plus se retrouver seule dans sa vaste demeure. Le gîte est devenu son refuge. À 46 ans, elle se trouve vieille et n’a aucun espoir de refaire sa vie. Elle comprend mal que, Paul, à 44 ans, paraisse si jeune et semble plein de dynamisme. De mon côté, j’ai eu parfois l’occasion de causer avec des femmes espagnoles de la campagne, des femmes de cet âge. Leur profonde solitude m’a toujours impressionnée. Ces veuves ou ces femmes séparées se retrouvaient sans aucun projet, abandonnaient toute forme d’espoir, comme si la vie était finie pour elles. Certaines m’ont affirmé que le passage des pèlerines, des femmes qui viennent de loin et qui marchent seules sur les sentiers, éveillait en elles le désir de partir. Mais elles n’oseraient pas le faire. Rien dans leur passé ne les avait préparées à cette aventure. Pour le moment, ces marcheuses sont pour elles une source de vie, à laquelle elles s’accrochent désespérément. Les causes d’une telle indécision me sont toujours demeurées inconnues, en notre siècle, où tout est possible. © 2011 Claude Bernier 60 Comme prévu, en soirée, nous retournons chez la vieille dame. Comme je le lui avais suggéré, elle nous a préparé une assiette plus légère, à base de poissons. À la fin du repas, elle me demande de traduire son message : le passage de pèlerins est toujours un plaisir pour elle. Nous lui apportons un vent frais qui brise la monotonie de tous les jours. Et pour saluer notre visite, elle revient avec sa bouteille de chupito. Cette fois, elle va nous en servir à deux reprises. Nous quittons sa table, heureux comme des moines, en lui donnant un petit bec qui la fait rougir. En revenant au gîte, Paul me dit que la rencontre de cette dame a complètement changé les souvenirs qu’il avait de cette ville. Parler espagnol, me disait-il, cela transforme tout à fait la façon de faire un chemin de Compostelle. Je suis bien d’accord avec lui. Nos belles rencontres en Espagne qui ont marqué nos chemins exigeaient chaque fois que nous parlions leur langue, car les Espagnols d’un certain âge ne peuvent s’exprimer dans une langue étrangère. Ce matin, nous prenons notre petit-déjeuner dans le bar à côté de la maison de la vieille dame. La journée s’annonce belle et notre petite promenade de seize kilomètres sur le plat, des plus agréable. Après plusieurs jours de montagne, nous apprécions cette randonnée dans la plaine galicienne. Le sentier suit de petites routes où la circulation demeure presque inexistante. Nous sommes au pays des céréales et des patates. À plusieurs endroits, nous apercevons des groupes de personnes qui ramassent les pommes de terre après qu’une machine les ait sorties de leur sillon. La cueillette se fait toujours à la main. Sur ces routes de campagne, les petits villages de Boveda, Gomereites, Bobadela, Padroso et Cimadevilla se succèdent à la chaîne. Rien de particulier ne les distingue. Cependant, ici et là, quelques maisons neuves et de nouveaux commerces manifestent une certaine prospérité. Nous nous arrêtons au bar de Padroso pour le café du matin et prenons tout notre temps pour manger notre petite madeleine, désireux de profiter pleinement de cette courte étape pour apprécier la joie de marcher. L’an dernier, j’étais arrivé au gîte, les portes ouvertes. Je m’étais installé en toute tranquillité, étant le seul pèlerin. Une dame était venue me voir vers 14 h, en BMW et en robe de soirée, m’avait inscrit et était repartie aussitôt. Je n’avais vu personne d’autre de la journée. Cette année, nous nous présentons devant des portes closes. Un petit papier indique que le gîte va ouvrir à midi. Comme il n’est que 11 h 30, nous traversons le boisé pour rejoindre la route principale où le bar Jebe a ouvert ses portes. Quand la dame nous apporte une bière sur la terrasse, elle confirme que nous pourrons dîner chez elle à 13 h. Tout se déroule à merveille pour nous. En après-midi, nous allons faire le tour du village. Xunqueira de Ambia a été construit autour d’un grand monastère. Selon la légende, au IVe siècle de notre ère, la Vierge Marie serait apparue à la patronne de cet ancien domaine romain, © 2011 Claude Bernier 61 qui s’appelait alors Juncaria, et lui aurait demandé de construire une ermita en son nom. En 955, Gonzalo Froila et sa femme Ilduara entrèrent en religion. En plus de consacrer leur vie à la prière, ils construisirent un premier monastère. À leur mort, l’Ordre de Saint-Augustin vint s’y établir et les moines élevèrent l’immense église Santa Maria la Real et le couvent qui lui est juxtaposé. Aujourd’hui, le grand édifice religieux est devenu simplement l’église paroissiale et a été déclaré récemment Monument National. Pour une agglomération de 1 800 habitants, la grandeur de cette église étonne. Il est nécessaire de connaître son passé pour comprendre le pourquoi d’une telle construction. De son côté, le monastère a changé de vocation, du moins ce qui en reste, et il accueille maintenant des garçons et des filles de niveau secondaire. De retour au gîte, une dame d’allure modeste, sans doute la femme de ménage, vient nous inscrire vers les 18 h. Cette fois, nous sommes une vingtaine de pèlerins à nous partager dans les deux dortoirs, car plusieurs cyclistes espagnols ont rangé leur vélo le long de l’édifice. Nous retournons souper au bar Jebe où la propriétaire veut aussi nous servir un chupito à la fin du repas. Comme celui d’hier a produit des effets dévastateurs sur notre estomac, nous préférons nous abstenir. Au lever, d’immenses plaques d’eau couvrent encore les rues. Il a plu abondamment au cours de la nuit. Un léger brouillard s’étend sur le village et la vallée de la rivière Arnoia, mais le poncho peut rester dans son sac. Nous nous arrêtons au bar, derrière la Capela, à la sortie du village, pour le petit-déjeuner. La journée d’aujourd’hui ne nous enthousiasme guère. L’entrée dans une grande ville offre rarement des points d’intérêt, comme à l’accoutumée, il est hors de question de prendre un véhicule motorisé. Nous sommes des pèlerins à pied et c’est de cette manière que nous traversons les villes, peu importe les conditions. À la sortie du village, nous empruntons une petite route qui se dirige tout droit vers Ourense. Inutile de chercher des déviations, cette ancienne voie romaine a été à peine élargie pour la circulation automobile et demeure la façon la plus simple de rejoindre la grande ville. Comme les villages se multiplient à l’approche de la cité, nous marchons dans la majorité des cas sur le trottoir, alors que quelques courts espaces s’ouvrent encore sur la campagne où les champs cultivés ressemblent à de vastes jardins. Ici aussi, la région fait preuve d’une certaine prospérité. Nous parcourons ces 20 kilomètres d’un bon pas, désireux d’arriver le plus rapidement possible à Ourense. Paul, le colonel allemand, a retrouvé son marcher militaire. Il avance rapidement devant nous. À l’entrée de la ville, Paul, assis à une terrasse, nous attend. Nous décidons tous les trois de prendre la longue rue qui monte au point le plus élevé de la cité où se trouve le gîte. Cet ancien couvent de San Francisco, à côté du cimetière de la ville, peut accueillir une quarantaine de pèlerins. Il est déjà 13 h 30 quand nous y © 2011 Claude Bernier 62 arrivons, les portes étant ouvertes depuis une demi-heure. Quelques pèlerins se sont installés, mais les places ne manquent pas. Nous procédons rapidement à la douche et la lessive avant de descendre près de la cathédrale où de nombreux restaurants peuvent nous accueillir. En ce mardi, 21 septembre, peu de touristes envahissent les rues. Nous trouvons facilement un endroit qui nous convient. En après-midi, après la sieste, nous descendons de nouveau vers la cathédrale qui vient d’ouvrir ses portes pour la messe de 18 h. Après une visite du quartier, un café internet me permet d’envoyer un message au Québec. De plus, le barman nous invite à venir manger un plato combinado à 20 h. Cet endroit propre et bien tenu nous convient très bien, nous promettons de revenir à l’heure prévue. Ourense est la capitale de la région du sud-est de la Galice. Cette ville de 50 000 habitants était déjà célèbre à l’époque des Romains. Ils y ont d’ailleurs construit un magnifique pont sur le fleuve Miño qui a su traverser le temps. Aujourd’hui, cette construction titanesque fait l’orgueil de la ville. On en retrouve des illustrations sur toutes les cartes postales. Cette agglomération a toujours été recherchée pour ses thermes. Les soldats romains à la retraite venaient y soigner de vieilles blessures. Des sources d’eaux chaudes jaillissent du sol et alimentent des bains publics que bien des personnes fréquentent encore aujourd’hui pour leurs valeurs curatives. Ces installations, sur la rive gauche du fleuve Miño, au sud des habitations, sont trop éloignées, étant à l’autre extrémité de la ville, pour que nous ayons le temps d’aller les visiter. La cathédrale, une construction de style roman, date de 1160. Son portique principal, el Portico do Paraiso, particulièrement remarquable, peut être comparé au Portique de la Gloire de la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle. Cette façade magnifique s’ouvre sur la Plaza del Trigo, la place principale où se réunissent les gens de la ville pour toutes les festivités. À droite de l’édifice religieux, le Clocher de l’Horloge est considéré comme l’un des plus beaux d’Espagne. L’an dernier, au solstice de juin, j’avais assisté aux grandes fêtes celtes, durant lesquelles des groupes de musiciens et de danseurs se succédaient durant toute la journée et une bonne partie de la nuit. La ville, alors remplie de touristes, célébrait son histoire et faisait revivre le passé. Pour cette raison, tous les hôtels de la région affichaient : « Completo ». Cette agglomération a conservé plusieurs édifices qui remontent à l’époque médiévale, ce qui lui donne véritablement un charme. Parcourir ses rues piétonnes et étroites, remonter ses escaliers pentus et observer ses vieux bâtiments qui ont traversé les âges, racontent à notre esprit des pages d’Histoire. Ourense demeure encore aujourd’hui l’une des plus belles villes à visiter en Galice. L’an dernier, je m’y étais arrêté une journée et je ne m’étais pas ennuyé. © 2011 Claude Bernier 63 Au souper, pour accompagner el plato combinado, nous ouvrons une bouteille de vin rouge de la région qui porte le nom d’Albar. Cette bouteille, que nous apprécions particulièrement, nous l’avons vue annoncée dans une vitrine, près du bar, pour moins de deux euros. Nous la payons un peu plus cher au restaurant, mais elle vaut certainement davantage. En soirée, avec l’arrivée de nouveaux cyclistes espagnols, le gîte est pratiquement complet. Un orage s’abat sur la ville au moment où nous regagnons notre lit. Les derniers pèlerins s’attardent longuement dans la salle de séjour à proximité de nos matelas. Incapables de baisser le ton, comme toujours, ils retardent le sommeil de quelques heures pour ceux qui désirent partir tôt le lendemain. Malgré tout, dès 6 h 30, quelques personnes s’agitent auprès de leur sac, obligeant les autres à mettre fin à leur repos. Nous quittons rapidement le gîte et empruntons la longue rue qui descend en direction du pont romain. À miparcours, un bar a ouvert ses portes. Nous en profitons pour prendre le petitdéjeuner. Le soleil éclaire déjà la montagne au moment où nous arrivons devant ce pont pour piétons. De nombreux Espagnols empruntent ce chemin devenu familier pour passer d’une rive à l’autre. Par cette matinée très calme, la ville, en flanc de colline, se mire dans les eaux paisibles du fleuve Miño et la tentation est grande de s’arrêter pour quelques photos, tant ce point de vue se veut magnifique et grandiose. Peu après la traversée du pont romain, sur la Calle de Santiago qui monte sur la colline en face de nous, le chemin se sépare, l’un part vers Canedo, à gauche, alors que l’autre continue tout droit vers Cudeiro. Paul préfère celui de gauche, alors que nous poursuivons tout droit. Les deux chemins se rejoignent à Casas Novas, deux kilomètres avant d’arriver au gîte de Céa. Donc, durant tout l’avantmidi, Roger et moi, nous allons parcourir ce chemin, seuls. Cette montée assez rude vers le sommet de la colline où l’on peut voir l’ermita de San Marcos et le couvent des Sœurs Clarisas Reparadores s’appelle aussi el Camino Real. Cette voie royale qu’empruntaient les nobles au Moyen Âge pour monter à Oviedo ou Astorga, et même à Santiago, était utilisée jadis par les Celtes. Les Romains ont construit un pont solide à cet endroit pour des raisons utilitaires : développer une route commerciale entre Ourense, Oviedo et Ribadeo, sur la côte atlantique. Les esclaves transportaient à dos d’âne le minerai de fer, extrait des collines en face de nous, minerai que l’on expédiait ensuite vers les ports de mer. Encore aujourd’hui, au milieu des chênes, il est possible d’apercevoir les entrées des tunnels qui conduisent aux anciennes mines de fer. Pendant huit kilomètres, nous cheminons ensuite sur un plateau, situé à 400 mètres au-dessus du niveau de la mer. La verdure y est resplendissante et les céréales poussent en abondance de chaque côté du chemin. Nous quittons © 2011 Claude Bernier 64 momentanément le camino à Tamallancos pour prendre un café à l’unique bar à l’entrée du village. Puis, à mi-parcours, nous franchissons une petite colline, entre deux rivières, près de Ponte Sobreira, où les ruines d’un ancien camp romain sont encore bien visibles. Le sentier poursuit sur des pierres plates et les deux ponts anciens en granit témoignent de cette époque lointaine. Nous entrons dans Céa au milieu d’une forêt de chênes et de châtaignes. En d’autres temps, nous aurions apprécié ce chemin ombragé, mais aujourd’hui le ciel gris annonce que la pluie n’est certes pas très loin. Quand nous entrons dans le gîte, Paul, arrivé avant nous, s’est déjà installé. Il nous attend pour que nous allions dîner tous les trois ensemble. Nous connaissons une excellente pulperia, juste à gauche de la Plaza Central, où l’on mange très bien. Nous repartons sans plus tarder vers le restaurant. Le village San Cristovo de Céa est remarquable par une immense Tour de l’Horloge qui s’élève au milieu de sa grande place. Cette tour est l’unique bâtiment qui a survécu à la destruction de l’ancien sanctuaire Nuestra Señora de la Saleta. Le gîte des pèlerins, de son côté, aménagé à partir d’un très vieux couvent, fut vidé de ses habitants, au XIXe siècle, lors de la Desamortización, une loi inique qui chassait les moines des monastères et les obligeait à retourner à la vie civile. Au lever, nous nous arrêtons au bar à la sortie du village. Le tenancier, un vieux monsieur qui a de la difficulté à se déplacer, nous offre de petits gâteaux. C’est tout ce qu’il possède, ce matin. Nous nous en contentons. Quelque cent mètres plus loin, nous retrouvons la voie romaine qui va nous conduire à l’ancien camp romain près duquel les responsables du chemin ont aménagé un gîte de fortune, Castro Dozón. Cette voie romaine pourrait nous conduire directement au gîte, mais nous préférons faire un léger détour pour voir le grand monastère d’Oseira. Paul s’y est arrêté trois jours, l’an dernier, et aimerait nous montrer cet édifice impressionnant qui accueille encore des personnes qui recherchent la tranquillité d’un couvent pour réfléchir et prier. Pour atteindre le monastère, nous quittons le sentier près de Pieles pour prendre une petite route qui va nous conduire au village d’Oseira. Cet immense édifice fut construit au XIIe siècle et devint le centre religieux de toute la région. Érigé sur le bord d’une rivière, au fond d’une vallée, au milieu d’un grand boisé, ce monastère occupe un site incomparable. Comme bien d’autres couvents de son époque, il fut vidé de ses occupants au XIXe siècle et, en 1920, des moines cisterciens revinrent prendre possession des lieux. Les bâtiments furent restaurés petit à petit et après la guerre civile espagnole, les moines commencèrent à accueillir des visiteurs. Aujourd’hui, il est nécessaire de réserver pour y faire un séjour. © 2011 Claude Bernier 65 Nous contournons le grand édifice que nous ne pouvons pas visiter, malheureusement. Paul nous montre la fenêtre de la chambre qu’il occupait. Il marchait alors avec un prêtre allemand qui avait réservé pour un séjour de quelques jours. Après avoir examiné les lieux, nous continuons jusqu’au bar, au pied de la colline où nous nous arrêtons pour un café et quelques madeleines, car les petits gâteaux du vieux monsieur n’ont pas fait le poids. À la sortie du village, le sentier grimpe sur un plateau à 800 mètres d’altitude. Une bonne grimpette qui nous donne l’occasion d’admirer la vallée. Le ciel demeure couvert et le temps frais nous permet de marcher allègrement. Quelques kilomètres plus loin, nous retrouvons la voie romaine qui chemine toujours en direction de Castro Dozón. Ce gîte, fréquenté à longueur d’année, aménagé avec des pièces préfabriquées, est une construction temporaire. Sa fragilité laisse deviner que son existence sera limitée dans le temps. Les planchers en contre-plaqué commencent déjà à se détériorer sérieusement. Une forte demande des pèlerins exigeait que l’on trouve une forme d’hébergement pour remédier à une carence importante dans la région. Les petits villages, en partie abandonnés, ne pouvaient plus accueillir les marcheurs. À un kilomètre du gîte, sur le bord de la route principale, un bar possède une petite épicerie et même offre des repas. Cela suffit amplement pour inviter le pèlerin à s’arrêter à ce gîte. En après-midi, quelques petites averses occupent nos loisirs et nous retiennent au gîte. Par contre, en soirée, le ciel s’est dégagé et nous pouvons aller souper sans attraper une douche. Un groupe de jeunes Espagnols, des adolescents de 15-16 ans, accompagnés de leurs moniteurs, remplissent en bonne partie les deux dortoirs, mais ne nous dérangeront pas outre mesure. Au matin, les jeunes Espagnols se lèvent tôt, déjeunent sur place et quittent le gîte sous une pluie diluvienne. Nous préférons attendre qu’ils soient partis pour refaire nos sacs dans la tranquillité. Après le petit-déjeuner pris sur place, nous plaçons correctement le poncho pour qu’il nous protège complètement, avant d’affronter l’élément liquide et nous sortons sous une pluie fine. Nous allons le garder jusqu’au milieu de l’avant-midi, mais les petites averses vont prendre fin progressivement. À la sortie du bar de Botos, le ciel se dégage. Nous rangeons définitivement le poncho. Nous nous arrêtons une seconde fois à la sortie de Laxe, cette fois, pour prendre une bouchée, au Bar a Pedra. Notre départ tardif, ce matin, de Castro Dozón nous met en retard sur l’horaire prévu. Il est plus de 13 h quand nous sortons de la salle à manger. Pour le reste du trajet, Roger décide de garder la route, alors que Paul et moi reprenons le sentier. À la sortie de la ville, nous regrettons momentanément notre décision, car la pluie de la semaine dernière a raviné le © 2011 Claude Bernier 66 chemin à plusieurs endroits, nous obligeant à sauter à gauche, à droite, pour éviter de mettre les pieds au fond des rigoles. Mais dès que nous entrons dans le boisé, le sentier retrouve toute sa beauté, les eucalyptus répandant toujours leur arôme incomparable. À la sortie du boisé, le sentier retrouve la calzada romana et enjambe un beau pont romain. Juste à côté, des inscriptions anciennes sont gravées dans la pierre, des signes en langage celtique, sans doute. Puis, nous traversons le village de Taboada où les coquilles Saint-Jacques fleurissent sur les portails et les boîtes à lettres. Sur la place principale, le curé nous invite à visiter son église, consacrée à saint Jacques. Puis, avant de partir, il prend de nous des photos, avec nos appareils, devant un beau calvaire en granit. À l’entrée de Silleda, Roger nous appelle pour confirmer le chemin à suivre pour nous rendre au collège Santa Maria où il vient de déposer son sac. Dix minutes plus tard, nous entrons dans la cour du collège où Roger nous attend, dans le portique. Il s’est informé : nous pouvons avoir une chambre pour nous trois. Une situation qui nous plaît bien, car nous sommes maintenant habitués à vivre ensemble. Ce grand collège est utilisé en partie seulement par des étudiants et, dans une aile, le dernier étage est réservé pour les pèlerins. Une information que je ne connaissais pas l’an dernier, ayant dû coucher dans un petit hostal, à l’est de la ville. Aujourd’hui, nous avons parcouru une étape de 30 kilomètres. Les rumeurs d’une grève générale pour mercredi prochain se confirment et nous obligent à accélérer le pas. Nous voulons arriver à Santiago, dimanche, en après-midi, afin de recevoir l’aide de l’agence de voyages, dès lundi matin. Pour éviter de rater mon avion, il est essentiel que je m’approche de l’aéroport de Madrid, mardi, au cours de la journée. De son côté, Roger veut se rendre à Valladolid ce même jour, car son départ est prévu pour le lendemain. Quant à Paul, il a déjà planifié de poursuivre jusqu’au Finistère, le problème ne se pose donc pas pour lui. Silleda est essentiellement une ville commerciale, pas très belle, qui s’est agrandie récemment pour répondre aux besoins des fermiers de la région. La visite des lieux, effectuée l’an dernier, ne m’avait pas séduit. Notre longue marche nous a mis en appétit, nous partons à la recherche d’une table, peu après notre arrivée. Par chance, nous trouvons un restaurant ouvert à deux pas du collège. Comme nous sommes les seuls clients, après nous avoir servi une bonne assiette, la dame vient s’asseoir à proximité pour nous raconter ce qu’elle vit. Elle reçoit, à l’heure du dîner, une importante clientèle qui lui vient du collège. Le travail de préparation des repas et l’entretien de son restaurant accaparent toutes ses énergies et suffisent à remplir ses journées. Dans cette ville, dit-elle, l’esprit campagnard est resté bien vivant, de telle sorte que les gens de la place fréquentent presque toujours les mêmes bars. C’est pourquoi, à © 2011 Claude Bernier 67 moins d’une occasion particulière, elle ferme ses portes peu après le départ des étudiants du collège. Vers 19 h, nous allons prendre une bière dans un bar à proximité du gîte. La jeune serveuse nous fait goûter aux tapas de la maison, de la pieuvre marinée et cuite dans le vin. Nous les trouvons si bons que nous lui demandons de nous en préparer une assiette. Au bout de 20 minutes, elle revient avec un grand plat plein de ces tapas. Un excellent repas du soir que nous accompagnons naturellement d’une bonne bouteille de rouge. De retour au collège, plusieurs vélos sont nouvellement rangés dans la cour et un petit carton sur le bureau de la réceptionniste affiche : « Completo ». Cependant, dans notre chambre, le quatrième lit reste inoccupé. Pendant qu’une douce pluie commence à chantonner sur le toit de tôle, nous nous installons pour une bonne nuit de sommeil. Dès 6 h, on entend claquer les portes des chambres : le groupe des jeunes Espagnols se prépare à partir. Hier, en marchant dans la ville, nous avons pu observer que quelques bars ouvraient très tôt, le matin. Nous pouvons donc espérer en trouver un, avant de quitter l’agglomération. De fait, dès le premier coin de rue, des lumières brillent. Nous prenons le petit-déjeuner sur place, car les endroits pour s’arrêter seront peu nombreux au cours de la journée. Nous prévoyons, ce matin encore, une longue étape pour nous approcher le plus près possible de Santiago. Paul désire aller à la messe des pèlerins, demain, dimanche. Notre dernière longue étape s’annonce très belle. La pluie de cette nuit a rafraîchi le temps. Nous devons garder la veste pour les premiers kilomètres. En traversant le village de Bandeira, nous passons devant un petit monument consacré à José Espiño qui s’est fait le promoteur de ce Camino Sanabrés, dès les années 1950-1960. Une grande plaque de marbre rappelle ses efforts pour aménager ce chemin. Le sentier traverse une région pauvre de la Galice où les petites fermes abondent. Les hameaux se suivent, souvent difficiles à identifier, parce qu’aucun panneau n’affiche leur nom et qu’ils sont composés de trois ou quatre fermes seulement. Celles-ci sont enclavées généralement entre des forêts de pins ou d’eucalyptus qui occupent de grands espaces. Par contre, les bornes jacquaires se multiplient, un signe évident que l’on s’approche de Santiago. Peu après Prado, nous découvrons un superbe pont romain. La calzada romana demeure encore bien présente : les bornes d’un demi-mètre de hauteur, bien rondes, viennent de cette époque et les tronçons du sentier sur des roches plates remontent à l’Empire romain. Toutes ces voies s’avancent en direction de © 2011 Claude Bernier 68 Ponte Ulla où un autre pont illustre bien les techniques de construction de l’époque romaine. Avant de descendre au fond de la vallée, nous nous arrêtons pour un café, accompagné de petits gâteaux. La longueur de l’étape nous oblige à planifier nos arrêts, car rien n’indique que nous trouverons un autre bar avant le gîte de Vedra. La descente vers la rivière Ulla causait des problèmes aux muletiers qui dévalaient ces pentes avec leur animal lourdement chargé. Pour le pèlerin d’aujourd’hui, avec son gros sac, la situation ne s’est guère améliorée, vu que nous franchissons la rivière dans les mêmes conditions. Pendant que nous avançons, nous sommes surtout fascinés par les travaux en cours : un gigantesque viaduc se construit à une centaine de mètres au-dessus de nos têtes, qui doit relier le sommet des hautes collines que nous apercevons de chaque côté de la rivière. Cette œuvre titanesque va permettre la construction d’une autoroute et celle d’une voie rapide pour les trains qui vont relier les villes de la côte atlantique, de Lisbonne au sud à Lugo, au nord. Nous nous arrêtons un moment sur le pont romain qui nous offre une vue d’ensemble de la vallée, pour admirer les progrès de la technologie moderne. Les anciens Empereurs qui croyaient que rien ne surpasserait la grandeur de l’Empire n’en croiraient pas leurs yeux. Espérons seulement que les travaux actuels connaissent la solidité des anciennes voies romaines. En passant devant le bar Rio, la propriétaire est en train de ranger les tables sur la terrasse. Je n’ose pas m’arrêter. Mais les souvenirs s’agitent en mon esprit. Ici, l’an dernier, j’avais eu de longs échanges avec trois Suédois : un prêtre, sa femme et sa belle-sœur. Lui-même m’avait dit à Ourense qu’il était Priest and Carpenter (prêtre et charpentier). Ils habitaient un petit village à 30 kilomètres au nord de Malmö. Pendant trois jours, nos pas s’étaient constamment croisés. Nos conversations allaient toujours à l’essentiel. Je crois que nous nous étions vraiment bien compris. Je conserve de chacune de ces personnes le souvenir d’une authenticité exceptionnelle, d’une intégration profonde du sentiment religieux et d’un besoin de vérité à nul autre pareil. Le matin, nous nous étions quittés au départ de ce bar où nous avions passé la nuit. Je ne les ai jamais revus, mais leur rencontre demeurera à jamais gravée dans mon esprit. Il n’est pas fréquent de croiser des pèlerins d’une telle qualité de vie. La montée vers le gîte de Vedra, le dernier avant Santiago, nous apparaît plus longue que prévu. De gros nuages noirs menacent d’éclater à tout instant. Le sentier au milieu de grands chênes ne nous offre pas beaucoup de repères. Avec joie, à un kilomètre de l’arrivée, un petit panneau de bois annonce le gîte et © 2011 Claude Bernier 69 nous invite à nous y arrêter. Nous franchissons la porte de ce nouvel albergue au moment où la pluie crépite autour de nous. L’averse de courte durée laisse bientôt place au retour du soleil, un phénomène que nous avons souvent observé durant notre marche sur le chemin portugais : sur la côte atlantique, les chutes de pluie circulent rapidement. Après la douche, nous pouvons donc étendre notre linge sur des cordes, avant de descendre au restaurant, sur la grande route, à un kilomètre du gîte. Le restaurant, O Agro, accueille les pèlerins à toute heure du jour, nous dit le propriétaire. Un homme exceptionnel qui vit des pèlerins et se fait un plaisir de les accommoder en toute occasion. Nous dînons sur place et nous y reviendrons pour le souper, à 20 h. À 19 h, pendant que nous sommes assis à la terrasse du bar, le propriétaire vient nous rejoindre. Aucun doute, il a le goût de parler, ce soir. Pour lui, les mois d’avril et de mai, autant que ceux de septembre et d’octobre, représentent les meilleurs moments de l’année. C’est aussi durant cette période qu’il peut prendre contact avec les vrais pèlerins. Le petit nombre rend son travail agréable, mais en plus, ces personnes qui viennent de loin manifestent plus d’intérêt pour son travail que les gens du pays, respectent davantage son établissement et se montrent généralement très sympathiques. L’été, l’affluence des pèlerins l’oblige à travailler sous pression. Toujours à la course, il n’a plus de temps de penser et de vivre. Par contre, en hiver, pour ne pas fermer ses portes, il confie son établissement à un employé fiable et prend des vacances avec sa femme. Il a besoin de cet espace de temps pour refaire le plein d’énergie. Selon lui, les responsables de l’association devraient revoir certains règlements. En été, la majorité des Espagnols ne font que les 100 kilomètres nécessaires pour obtenir la fameuse Compostelane. Bon nombre d’entre eux ne sont pas intéressés par les chemins de Compostelle. Ils viennent ici pour obtenir le papier, un point, c’est tout. L’esprit du chemin ne les anime nullement. Leur passage ressemble plutôt à une course. Pour ces faux pèlerins, tricher n’a aucune importance. Une telle attitude dévalorise grandement tous les bienfaits que les chemins peuvent apporter aux marcheurs. Nous sommes contents d’entendre son propos. N’ayant jamais marché durant la période de l’été, il m’est difficile de porter un jugement. Mais les échos que nous recevons de ceux qui parcourent le Camino Francés, durant cette période, vont en ce sens. Mais que pouvons-nous faire? Nous avons l’habitude de répéter : chacun fait le chemin qu’il veut. Il est certain que les bénéfices retirés dépendent de ce que chacun sème. Impossible d’influencer de quelque façon que ce soit la motivation des personnes qui empruntent ces chemins. Heureusement! © 2011 Claude Bernier 70 Après le souper, nous revenons au gîte à la brunante. La majorité des lits sont occupés par des pèlerins que nous rencontrons pour la première fois. Le groupe des jeunes Espagnols s’est sans aucun doute approché de Santiago pour être présent à la messe du dimanche, dans la basilique. Les lumières s’éteignent tôt pour notre dernière nuit sur les chemins de Compostelle. Au lever, nous prenons le petit-déjeuner au gîte et nous quittons les uns derrière les autres. Une certaine fébrilité marque ce départ pour Santiago. Paul nous a avertis. Il va marcher rapidement pour s’assurer d’arriver à temps pour la messe des pèlerins. De notre côté, nous voulons profiter de cette belle matinée pour apprécier pleinement notre chemin. Selon notre guide, 18 kilomètres seulement nous séparent de Santiago. Il n’est pas question de les parcourir au pas de course. À l’approche du but, les petites routes se multiplient et il devient impossible de trouver un sentier boisé, un moment de tranquillité absolu. Par contre, les responsables du tracé ont trouvé des chemins isolés et peu fréquentés qui rendent notre marche agréable. En plus, en ce dimanche matin, la campagne ne semble pas sortie encore de sa torpeur et la circulation fonctionne au ralenti. Une seule fois, je connais quelques palpitations qui auraient pu être dramatiques. Au moment de croiser un groupe de cavaliers, un jeune homme perd momentanément la maîtrise de sa bête qui se précipite sur moi au grand galop. J’ai à peine le temps de me jeter dans le fossé pour éviter d’être heurté par le cheval qui fonce sur moi. Dès qu’il réussit à maîtriser son animal, le cavalier s’arrête et se tourne vers moi. Je lui envoie la main. J’ai eu plus de peur que de mal. Nous pouvons tous les deux poursuivre notre route en sens inverse. L’an dernier, j’avais beaucoup apprécié l’entrée dans Santiago, une des plus belles que je connaissais. Cette année, après la traversée de la Puerta de Mazarelos, la situation se gâte. Des travaux importants obstruent les rues principales, nous obligeant à faire de longs détours au milieu de constructions récentes. Toutes les balises ayant disparu, nous devons nous fier à notre flair et à notre connaissance de la ville pour marcher en direction de la cathédrale. Dès que nous nous approchons des vieux quartiers, nous nous arrêtons au premier bar pour reprendre des forces. Nous arrivons finalement devant le restaurant O Papa Upa où deux fois nous avions trouvé une chambre au second étage. Nous montons l’escalier et dès que nous signalons notre présence, la dame que nous connaissons bien nous ouvre la porte. Pour une troisième fois, nous allons coucher deux nuits dans cette chambre dont la fenêtre principale donne sur un clocher de la basilique. La dame nous ayant reconnus, nous procédons rapidement à l’inscription. © 2011 Claude Bernier 71 Après les tâches habituelles, nous nous dirigeons vers la Plaza Cerventés où arrivent les pèlerins qui marchent sur le Camino Francés. À gauche, dans une ruelle, deux jeunes dames font de magnifiques pizzas. Plus que le mets italien, c’est l’ambiance de leur piazzaria qui nous plaît particulièrement. Nous rendons visite à ces gentilles cuisinières, à chacun de nos passages, sachant à l’avance que nous ne serons pas déçus. Aujourd’hui, pour comble de bonheur, l’une d’elles joint à notre pizza une bouteille de Mencia, le meilleur vin rouge de la Galice. En ce bel après-midi de septembre, plusieurs touristes se baladent lentement dans les rues de Santiago, profitant avec nonchalance de la douceur de cette journée ensoleillée. Nous nous mêlons à la foule bonne enfant, qui n’a rien de la cohue du mois de juillet, et nous terminons notre marche sur la grande terrasse, en face du parc, espérant voir Paul se présenter devant nous. Nous nous sommes quittés, ce matin, sans faire nos adieux, ayant pourtant connu tellement de beaux souvenirs ensemble, nous aimerions bien le revoir. En soirée, pendant que nous sommes attablés dans un petit bar devant un plato combinado, Paul surgit dans la porte et vient nous saluer. Il nous cherchait depuis des heures. Toujours décidé à se rendre au Finistère, il quittera tôt Santiago, demain. Pour l’instant, il a déposé son sac au Grand Séminaire. Il prend une dernière bière avec nous pendant que l’on se rappelle quelques beaux moments vécus ensemble, et finalement nous nous quittons avec de chaleureuses accolades. Nous gardons de cet officier allemand l’image d’un homme intègre, généreux, désireux de partager avec nous une trame de vie enrichissante. Quand je lui avais demandé pour quoi il marchait sur un chemin de Compostelle, il m’avait simplement répondu : « Srebrenica! It’s a therapy! » Ces simples mots suffisaient, inutile d’en dire davantage, nous avions tous les deux compris. Nous ne lui avons jamais plus posé de questions sur le sujet. Plus tard, il m’avait mentionné, presque en sourdine : « Je demeure un officier de l’armée allemande, mais je ne porterai jamais plus une arme. » Cette phrase fermait définitivement la discussion. Cet homme d’une grande gentillesse marchait à la recherche de son âme d’enfant. Souvent, le soir, il s’éloignait de nous quelques instants, le téléphone à la main. Les échos d’une voix féminine parvenaient jusqu’à nous, mais il n’a jamais abordé le sujet de son statut marital. Les pèlerins respectent la vie privée des autres. Tôt lundi matin, nous nous rendons à l’agence de voyage. En un tour de main, la jeune femme m’a trouvé un billet d’avion pour Madrid et m’a réservé une chambre pour 60 euros, à proximité de l’aéroport. Une petite navette me conduira à l’hôtel, mardi après-midi et me ramènera à l’aéroport, jeudi matin. Mon avion décollera de Madrid à 10 h 20 vers Zurich où m’attend l’autre avion pour Montréal. Mon voyage de retour s’annonce sans problème. © 2011 Claude Bernier 72 Au moment où je quitterai Santiago, Roger prendra plutôt le train pour Valladolid, où il a réservé une place dans un avion en partance pour Bruxelles, demain. Mardi matin, nous descendons ensemble vers la estacion de tren et, après de chaudes accolades, nous nous quittons au moment où arrive mon autobus pour l’aéroport. Un autre chemin de Compostelle vient de prendre fin. © 2011 Claude Bernier 73 Conclusion Mon père est mort, l’an dernier, à 96 ans. Durant les 11 années qui ont suivi la mort de ma mère, j’allais voir mon père, chaque semaine, à la résidence NotreDame à Victoriaville, une résidence pour personnes âgées, où papa se sentait bien. À chaque visite, il me répétait qu’il voulait partir, aller rejoindre ma mère. Au début, il exprimait son désir d’une façon vague, mais petit à petit, son univers s’est figé, s’est précisé aussi. Dans le ciel, il serait assis à côté de Jésus, avec ma mère, ses parents à lui et son frère Napoléon. Je comprenais mal la présence de ce frère. Il avait vécu toute sa vie à proximité de ses deux autres frères, des fermiers comme mon père, alors que le plus vieux, avec qui il avait peu d’affinité, après des études, était devenu professeur au secondaire à Montréal. Son éloignement et son statut professionnel, semble-t-il, lui conféraient une aura particulière. Bref, pour la dernière étape de sa vie, l’univers de mon père s’était ratatiné, s’était réduit à un coin du ciel. Papa ne vivait plus parmi nous, il était déjà en marche vers un au-delà imaginaire, limité, restreint, pas plus grand que sa propre chambre. Chaque fois que je quittais la résidence, je me répétais : j’espère qu’un jour je ne serai pas réduit à une telle situation. Dans la résidence où habitait mon père, les personnes proposées à son entretien m’affirmaient que plusieurs résidents ne recevaient jamais de visite, vivaient vraiment seuls et allaient s’éteindre, oubliés de tous. Dans la voiture qui me ramenait à Trois-Rivières, cette pensée m’obsédait. Mourir seul, partir sans laisser de trace, ne retrouver personne de l’autre côté. Pourtant, de nature peu grégaire, j’apprécie grandement ma solitude, mais je tiens beaucoup à mon petit réseau d’amis. À la fin de chacun de mes chemins de Compostelle, au moment de faire mes adieux aux personnes avec qui j’ai marché durant plusieurs jours, une pensée, chaque fois, trotte dans mon esprit: j’espère que l’on se reverra de l’autre côté. Cette espérance, je sais que je la partage avec les autres pèlerins, à mes côtés, avec ceux pour qui les joies et les souffrances sur cette route sont le creuset, le passage obligé où se créent les liens de l’amitié. À la fin de mon adolescence, au collège, un livre m’a marqué pour le reste de ma vie : Citadelle d’Antoine de Saint-Exupéry. Dans le désert du Sahara, un vieux sage, un Touareg sans aucun doute, affirmait ceci : « Si tu veux faire d’un étranger, ton ami, monte avec lui sur la montagne. Mets ton pied dans l’empreinte de son pas. Sois attentif aux mouvements de son cœur. Que l’écho de ta voix se répercute dans le son de la sienne. Que ton souffle et le sien se mêlent au vent qui vient de la plaine. En montant, arrête-toi et prends le temps de regarder les tiens et les siens qui sont restés dans la vallée. Ne t’empresse pas de dépasser la cime des arbres. Laisse tes yeux s’émerveiller du paysage. Si le pas de l’étranger défaille, tends-lui la main. Partage avec lui la joie d’arriver au sommet. Puis, dépose tes armes. Tout danger est écarté, tu es devenu son © 2011 Claude Bernier 74 ami. Contemple avec lui l’univers autour de toi avant de prendre le chemin du retour. Avec ce frère, tu pourras construire une nouvelle demeure. » Ce petit texte m’a habité à chacun de mes chemins. Cette fraternité qui doit unir les hommes a toujours dirigé mes pas. Inutile de sortir de chez soi, si l’on n’est pas capable d’aller vers les autres, de les écouter, de créer des liens pour construire une maison nouvelle. Marcher côte à côte, partager le vent, la pluie, la chaleur du midi, la poussière de la route, c’est le geste le plus simple, le plus vrai qui nous rapproche de l’autre. Chaque fois que je reprends le gros sac, je sais que je ne serai pas seul. Je donne rendez-vous à mes amis, à ceux du présent comme à ceux du passé. Je n’ai jamais à forcer ma mémoire. Comme la vie qui coule naturellement dans mes veines, mes amis viennent me rejoindre sur le sentier, dans ma solitude. Il y a certes ma femme, mes fils, mes amis immédiats, ceux que je côtoie tous les jours, mais aussi tous les autres avec qui j’ai marché sur un chemin de Compostelle. Il suffit de faire le silence en moi et autour de moi. La liste serait trop longue de les énumérer tous, même si leurs noms résonnent encore dans ma mémoire. Je citerai les principaux, ceux avec qui j’ai partagé davantage : mon ami Roger, mon compagnon de route, mais aussi, Jacques qui vit à Pékin, Pierre de Saint-Romuald, et les autres… Difficile d’oublier Terry, le Néo-Zélandais, avec sa longue crinière blanche, Carolina de l’Argentine qui marchait avec Nam Ti, la petite Chinoise, Peter d’Australie qui m’a envoyé une belle photo du pèlerin que j’étais. Deux femmes ont laissé des souvenirs impérissables : Denise de Suisse qui marchait avec les pieds couverts d’ampoules et Lola de Barcelone qui nous faisait découvrir le vrai visage de l’Espagne. En 2005, nous avons marché successivement avec trois Français qui portaient tous le prénom d’Alain. Quelle coïncidence! En 2007, Javier, le jeune instructeur de ski a beaucoup discuté avec nous sur des sujets qui n’avaient rien de frivole. En 2009, deux Allemands ont partagé avec moi des moments inoubliables : Lothans venait de la Bavière et Wolfgang de Hambourg. Et cette année, après le chemin de Cluny parcouru tout entier avec Ludovik, le Flamand, nous avons eu le plaisir, Roger et moi, de marcher avec Paul, un officier de l’armée allemande, qui habitait Hanovre, un homme qui revenait brisé d’une guerre cruelle, mais retrouvait petit à petit la joie de vivre. Oui, je dois l’admettre, j’aimerais revoir toutes ces personnes. Pour moi, l’immortalité est une réalité que je ne peux plus remettre en question. La vie qui nous habitait sur les chemins, qui m’habite encore chaque fois que je partage avec un pèlerin, cette vie-là est plus forte que la mort. Sur ces chemins de vérité, nous avons vécu ensemble la foi et la charité, j’espère que l’espérance remplira ses promesses. Moi aussi, je pourrai admettre avec mon père que mon univers se rétrécit, qu’il se limite à peu de choses, en © 2011 Claude Bernier 75 superficie; mais en profondeur, c’est le vaste monde. Je porte en moi tant de souvenirs, de réflexions, de paroles partagées… Cette réalité donne un sens à ma vie. Au-delà de toutes les croyances, de toutes les langues comme de toutes les coutumes, mon unique religion se résume maintenant dans ces trois mots : foi, espérance et charité. Tout le reste demeure à mes yeux accessoires et frivolités. © 2011 Claude Bernier 76