L`Histoire Du sauvetage en mer
Transcription
L`Histoire Du sauvetage en mer
L’HISTOIRE DU SAUVETAGE EN MER Extrait de « Sauveteurs en Mer » n°1 – Été 1992 – S.N.S.M. L’impuissance et la mort Le neuf août 1831, le navire Algésiras achève une dure traversée de Lisbonne à Toulon. Au lendemain d’un coup de vent, la houle est encore grosse, hâchée, quand les hommes s’élancent dans les enfléchures pour renvoyer la toile. Un coup de roulis et l’un des matelots perd l’équilibre, tombe des portehaubans : - Un homme à la mer ! Deux bouées sont aussitôt jetées par dessus-bord. S’éloignant déjà, on voit le malheureux en saisir une, s’y cramponner, à peine visible au-dessus des flots. Le temps de mettre le navire en panne, treize hommes descendent un canot à la mer, s’écartent du bord. Guidés par leurs compagnons en vigie dans la mâture, ils souquent, s’éloignent, escaladent les vagues, retombent, souquent encore jusqu ‘au naufragé qu’ils agrippent et hissent à bord. De retour, chacun se congratule et croit l’aventure achevée quand le canot se fait capeler par le travers, s’emplit et coule à pic.. Quatorze hommes à la mer se débattent au loin, à peine visibles dans l’écume au sommet des vagues, disparaissant longuement dans les creux. A bord, le capitaine doit s’opposer de toute son énergie au reste de l’équipage, partisan d’une nouvelle tentative de sauvetage, suicidaire dans tous les cas. Les hommes à la mer dérivent, le navire s’éloigne. Impuissants, les marins de l’Algésiras voient leurs compagnons disparaître l’un après l’autre. Aucun des rameurs ne portait de “casaque de flottabilité”, aucun dispositif, pas même des tonnelets vides amarrés dans les fonds, n’assuraient l’insubmersibilité de leur canot. Au début des années 1830, tous les principes élémentaires du sauvetage restent à inventer. Pour le grand public des premières années du dixneuvième siècle, la mer n’existe pas. Lointaine, mystérieuse, elle demeure toute entière contenue dans une littérature aux frontières de l’imaginaire. Le naufrage qui a peut-être heurté le plus durablement les sensibilités du temps est sans doute celui du Saint Géran qui vient clore le roman “Paul et Virginie” de Bernardin de Saint-Pierre. La discipline rigoureuse, la souffrance, le scorbut, les privations, le naufrage et la mort sont acceptés par tous comme les fatalités de la vie maritime. Autour du monde, les grandes expéditions franco-anglaises de la seconde moitié du siècle des Lumières ont fait progresser les études, les expériences sur la préservation de la santé des équipages. Par contre, en 1789, l’incroyable odyssée de 12 000 milles du capitaine Bligh à travers le Pacifique à bord de la chaloupe du Bounty , frappe les imaginations sans provoquer de réflexions sur la survie en mer. Plus que la technique, la politique des nations, l’état d’esprit des peuples ne se prêtent pas encore à la conception du secours en mer. Les grandes réflexions humanitaires chères aux hommes du temps s’arrêtent sur les quais de Brest et de Southampton. Les anglais, premiers sauveteurs En matière de sauvetage, la nécessité commande. Pour les grands voiliers d’autrefois, lents dans leurs manoeuvres,dérivant beaucoup, les vrais dangers ne sont pas en haute mer mais à l’approche des côtes. Dans un espace resserré, parcouru de courants violents, les tempêtes en Manche lèvent un tribut particulièrement lourd sur les flottes de commerce. Première puissance navale du monde, l’Angleterre se préoccupe la première de la sauvegarde de ses marins rejetés sur les côtes. A la faveur d’initiatives privées, une société de sauvetage, la Royal National Life Boat Institution est fondée dès1824. Plusieurs points du littoral britannique connus pour leurs dangers sont équipés de moyens souvent disparates. En France, dès1825, une station de sauvetage de création franco-anglaise, la Société Humaine et des Naufragés est créée à Boulogne. Si les anglais ont déjà mis au point un premier modèle de canot insubmersible capable d’aller au devant des navires en difficulté, à Boulogne, on se contente d’utiliser deux canots ordinaires servant aux manoeuvres du port. L’Amphitrite, le navire qui ne voulut pas être sauvé Quittant les côtes anglaises, des navires de plus en plus nombreux commencent à tisser des liaisons régulières avec un empire colonial naissant. Le 29 août 1833, un vieux trois mâts, l’Amphitrite appareille pour la colonie australienne de Botany Bay. A son bord, à fond de cale, un peu plus d’une centaine de femmes et une douzaine d’enfants condamnés à la déportation. Colonie pénitenciaire, l’Australie doit devenir une colonie de peuplement. L’Australie a besoin de femmes par tous les moyens, l’Australie a besoin de ventres. Parti de Woolwich, le navire est dès la première nuit pris dans du très mauvais temps. Au jour, le vent passe au nord-ouest, entraînant l’Amphitrite vers les côtes françaises. L’HISTOIRE DU SAUVETAGE EN MER - 1/7 Mal préparé, surchargé par l’adjonction d’une dunette massive, le vieux navire se défend mal, gagne peu au vent. La tempête doublant de violence, il dérive bientôt vers le port de Boulogne sans parvenir à y entrer et le 30 août à 17 heures, s’échoue face à l’établissement des bains de mer, à trois quart de milles du rivage. C’est la fin du jusant, il faut se hâter avant que la mer ne remonte. En pleine tempête, l’un des canots de la Société Humaine est mis à l’eau, des sauveteurs embarquent, sans gilets de sauvetage, et rament tant bien que mal vers le grand voilier. A quatre reprises, le canot tombé en travers des vagues est rejeté au rivage. A la cinquième tentative les hommes franchissent la barre, rejoignent le navire échoué où aucune disposition n’a été prise. Le capitaine s’est contenté de faire mouiller les ancres et déclare attendre le flot pour se dégager. Du canot, malmené par les vagues, il faut hurler pour se faire entendre. Le capitaine refuse les secours, dans la confusion semble s’opposer à son équipage. Malgré les ordres, des matelots lancent une ligne légère aux hommes du canot qui se proposent d’établir un va-et-vient avec la terre. Ramant vers le rivage, les hommes sentent le bout se raidir, puis repartir après quelques instants. - Sans doute un noeud, lance le patron du canot. Le phénomène se reproduit quand le canot n’est plus qu’à cinquante mètres du rivage, pris dans les vagues déferlantes. Cette fois, rien ne vient, le bout se raidit, les lames capellent l’embarcation par l’arrière. Risquant de sombrer, les hommes doivent tout larguer avant d’atterrir en catastrophe sur le rivage. L’un des canotiers de la Société Humaine, PierreAntoine Hénin, se déshabille et décide de rejoindre l’Amphitrite à la nage. Il faut une heure de brasse dans les vagues énormes pour approcher du grand voilier qui donne de la bande et commence à faire eau. Parvenu le long du bord, minuscule tête d’épingle perdue dans l’écume, Pierre-Antoine Hénin doit hurler pour qu’on lui passe de nouveau une ligne. Sur le pont, les hommes se bousculent, deux matelots lancent un bout léger. Le jeune homme saisi la ligne tant bien que mal, nage vers la côte avec l’aide du flot qui commence à se faire sentir. Tout à coup, la ligne n’est plus filée, se raidit et échappe au nageur. Le jeune homme revient vers le bâtiment, exténué, demande qu’on le hisse à bord. Le vacarme des vagues brisant contre la coque est tel que nul ne semble l’entendre ni même l’apercevoir dans le jour finissant. En désespoir de cause, il s’abandonne au flot qui le ramène au rivage, plus mort que vif. Sur la côte, une foule énorme s’est amassée. Des coups de fusils, des signaux tirés depuis la terre invitent les marins anglais à mettre les canots à la mer. A la lunette, on aperçoit l’équipage du bateau se livrant à des actions incohérentes. Certains se précipitent aux bossoirs, d’autres les en empêchent, les canots prêts à être mis à l’eau demeurent en attente... Les raisons qui conduisent le capitaine à refuser l’établissement d’un va-et-vient avec la terre sont consternantes : l’homme craint qu’une fois saines et sauves, ses prisonnières ne profitent de la confusion pour s’échapper, or, son contrat signé à l’embarquement, le condamne à payer de sa poche cinquante livres sterling par détenue évadée... A vingt heures, les prisonnières défoncent les panneaux de soute pour échapper à la noyade à fond de cale où il y a déjà près de deux mètres d’eau. Le capitaine ne peut plus croire que le flot dégagera l’Amphitrite, il est trop tard pour agir. Du rivage, rien de peut être tenté. Au loin, le navire oscille, disparaît dans des nuées d’écume de plus en plus hautes. On aperçoit des hommes, des femmes grimpés dans les enfléchures. A la tombée de la nuit, les mâts s’abattent et le navire se fracasse, totalement détruit en moins d’une demi-heure. Toute la nuit, les sauveteurs récupèrent des corps rejetés sur les grèves et jusque dans le port. Le naufrage de l’Amphitrite a fait 100 morts, 33 disparus et seulement trois survivants parmi les membres d’équipage. Le capitaine est mort, noyé avec ses prisonnières, des prostituées, des voleuses dont certaines, moins de trente ans avant la parution des “Misérables”, partaient de force en Australie pour un délit sans doute guère plus grave que le vol d’un pain. Le drame de l’Amphitrite va créer un traumatisme durable, stimulant le zèle de la direction francoanglaise de la Société Humaine de Boulogne dont l’exemple est bientôt imité à Dunkerque, Calais, Le Havre. Le drame de la Sémillante La guerre de Crimée fait rage depuis plusieurs mois quand la frégate La Sémillante quitte le port de Toulon le 14 février 1855. A son bord, 700 hommes dont 400 soldats, des fantassins, des artilleurs du corps expéditionnaire. Le temps est menaçant, un fort mistral favorable permet de faire route directe vers la pointe sud de la Sardaigne. Le temps monte, à la tombée du jour la tempête tourne à l’ouragan, les vents virent à l’ouest, puis au sud-ouest. A Bonifacio, les toits sont arrachés dans la nuit, les arbres déracinés, les embruns projetant de l’écume au sommet des falaises hautes de 50 mètres. A onze heures du matin, le 15 février, les gardiens du phare de la Testa, en Sardaigne, distinguent une frégate dérivant sans voiles vers la côte. Hissant la trinquette, le navire vient en grand bâbord amure et disparaît bientôt dans des nuées d’écume, cap au nord-est. Un peu plus tard, sans doute vers midi, La Sémillante se fracasse, vole en éclats sur l’îlot déchiqueté des Lavezzi. L’HISTOIRE DU SAUVETAGE EN MER - 2/7 Le lendemain, un garde-pêche venu de Bonifacio distingue des débris sur les rochers. Quand enfin le temps permet d’aborder, l’identification du navire est immédiate, mais aucun cadavre n’est découvert sur le moment même. Pendant trois mois, la mer rejettera des dizaines et des dizaines de corps jour après jour. Rassemblés, les débris de l’épave ne représenteront pas le dixième du volume de la carène... Les 700 morts de La Sémillante provoqueront une vive émotion dans tout le pays, des célébrations multiples, une grand-messe à Notre-Dame de Paris en présence de l’Empereur. Plus que le nombre de morts, c’est la violence instantanée du naufrage, sa proximité, l’horrible corvée des matelots enterrant les cadavres retrouvés plusieurs semaines après la catastrophe qui frappent les imaginations. Le drame de La Sémillante souligne indirectement le dénuement des côtes, l’absence cruelle de moyens de secours. Les deux gardiens de chèvres des Lavezzi, équipés d’un lance-amarre, auraient-ils pu sauver quelques malheureux ? Munis de “casaques flottantes”, certains naufragés auraient-ils pu survivre ? La fondation de la Société Centrale de Sauvetage des Naufragés Dans les années qui suivent, des drames constants, heureusement moins spectaculaires, font concevoir que les bonnes volontés ne suffisent plus. L’énergie, parfois l’héroïsme des sauveteurs doivent être organisés pour être efficaces. En 1861, une commission interministérielle de la Marine, des Finances et des Travaux Publics étudie les mesures à prendre pour établir un système général de sauvetage. La centralisation s’impose d’ellemême pour coordonner les efforts d’organisation, d’équipement, de recrutement. En 1865 est fondée à Paris la Société Centrale des Naufragés, présidée par l’Amiral de France Rigault de Genouilly. Un inventaire dénombre alors sept stations de canots en activité, des postes de porte-amarres très inégalement répartis. La nouvelle société expérimente divers types de canots et se prononce pour les embarcations à redressement de type anglais. “Ce qu’il faut, explique le ministre de la Marine, c’est faire cesser cette impuissance, cet isolement pour tous ceux qui sur nos côtes chercheront à arracher aux flots de pauvres naufragés... Ce qu’il faut, c’est une organisation, une direction qui put concentrer tous les efforts, c’est un matériel spécial inspirant une entière confiance”. Les choses vont vite : quatre stations de canots sont créées dès 1865 à Barfleur, Saint-Malo, Audierne et Saint-Jean de Luz. Douze suivent en 1866, quinze en 1867, six en 1868, cinq en 1869. De nombreux postes de porte-amarres sont confiés aux agents des douanes désignés naturellement par leur répartition le long des côtes. Le matériel mis en place, les hommes sont entraînés, les stations régulièrement inspectées, seul moyen d’assurer l’entretien du matériel et de soutenir les motivations. Dans les ports, les sauveteurs deviennent un corps, une élite : demande-t-on dix rameurs pour le canot de Douarnenez ? Deux cent cinquante hommes se présentent ! Six ans après sa fondation, la Société recense 600 sorties de canots en exercice et 170 sorties de sauvetage. 250 navires ont été secourus, 600 personnes sauvées d’une perte certaine. Tout cela a été mis en place avec des moyens mesurés, des aides de l’Etat, des dons privés, un bénévolat généralisé. Très tôt, des sociétés nautiques telles la Société des Régates du Havre ou le Cercle de la Voile de Paris s’associent à l’œuvre de la Société Centrale des Naufragés. Créée en 1873, la Société des Hospitaliers Sauveteurs Bretons dispose sur le littoral armoricain des moyens de secours autonomes qui peu à peu renforcent et complètent la sécurité des côtes. Dix ans plus tard, la Société Centrale dispose quant à elle de soixante-dix stations de canots et de 150 postes de porte-amarres. En 1900, un nouvel inventaire fait apparaître que presque tous les besoins sont couverts, seul le port de Marseille réclamant un canot et des canons porteamarres dont à l’époque les plus puissants portent à une distance de 300 mètres. Le naufrage du Russie Certaines portions de côtes faiblement peuplées restent sous-équipées. Tel est le cas de la Camargue lorsqu’en 1901, le petit paquebot Russie se rendant d’Oran à Marseille s’échoue à 5 heures du matin par forte tempête de sud-est entre le sémaphore et le phare de Faraman. Drossé à la côte, le bateau est très vite en mauvaise posture sur ce rivage où épaves et balises finissent toutes par disparaître corps et bien, enlisées dans les alluvions de sable vasard venues du Rhône. Un vapeur, un remorqueur se rendent sur place dans l’espoir de déséchouer le paquebot mais ne peuvent approcher dans le mauvais temps. Le canot de sauvetage de Saint-Louis-du-Rhône, remorqué sur place, ne parvient pas davantage à approcher du paquebot qui s’enfonce lentement par l’arrière. Le manque de fond lève des vagues brutales qui empêchent d’apporter tout secours aux soixantequinze naufragés pendant trois jours. L’HISTOIRE DU SAUVETAGE EN MER - 3/7 Les canons lance-amarres ne portent pas assez loin et le canot de sauvetage doit être délaissé pour une bette à fond plat, seule capable d’évoluer sur ce point du littoral. Au quatrième jour, les sauveteurs parviennent enfin à atteindre le paquebot et à ramener à terre la totalité des occupants. « Le sauvetage doit rester hors de l’État » Suivi de très près par la presse, le sauvetage de la Russie engendra une réflexion durable sur l’organisation des secours en mer. Un projet de loi fut préparé, envisageant que l’Etat lui-même prenne la direction et la responsabilité du sauvetage. “Remarquons en passant, écrivit le rapporteur, qu’il eut peut-être suffit de doubler pendant quelques années la subvention prélevée sur les dons spéciaux pour permettre à la Société Centrale d’exécuter toutes les améliorations réalisables”. A l’étude, il apparut qu’à l’exception des ports de guerre le sauvetage en mer devait être laissé hors de l’État. On craignit de faire du sauvetage un service public fonctionnarisé qui aurait pour conséquence de paralyser les dévouements, la spontanéité d’action, sources mêmes du succès d’une telle entreprise. Complément indépendant d’un service public, le sauvetage risquait de perdre son âme en devenant partie intégrante de l’État. L’âme du sauvetage Disposant des moyens essentiels sur l’ensemble des côtes de France, la Société Centrale des Naufragés emploie les premières années du siècle à renforcer ses infrastructures. Pour une plus grande rapidité d’intervention, elle construit des cales, des voies de lancement, des maisons-abris pour les canots et le matériel. L’alerte donnée, la scène est presque partout la même : les sauveteurs rejoignent leur station, capèlent les gilets de sauvetage rendus obligatoires dès la création de la Société, chacun prenant place aux avirons avant que l’embarcation ne glisse à la mer... où n’y soit proprement jetée au terme d’une rapide glissade sur les voies de lancement. En certains points du littoral dépourvus de structures portuaires, le canot, monté sur un chariot, est tiré par des chevaux jusqu’au rivage, l’attelage poussé, tiré par toute la population, hommes, femmes, enfants s’il le faut. La tradition raconte qu’à force d’exercices répétés, certains chevaux ralliaient d’eux-mêmes l’abri du canot à l’appel de la cloche d’alerte. Des avirons de couleur La technique a peu évolué depuis l’origine, les canots, parfaitement construits en double bordé de teck ou d’acajou sont insubmersibilisés par de multiples petites caisses à air en cuivre, ou mieux en bois recouvert de toile peinte. Une fois en place, les sauveteurs empoignent de lourds avirons de frêne retenus par des sauvegardes et passent entre leurs jambes une solide “corde à flotteur”, terminée par un disque de liège que l’on pose sur le dessus des cuisses. En cas de retournement, le disque et la corde permettent, en serrant les jambes, de rester solidaire du canot. Les embarcations sont également équipées d’anneaux de bois amarrés à l’extrémité d’un cordage, anneau destiné à être passé autour du bras du rameur, mais le système n’emporte pas toujours l’adhésion des canotiers. A tort ou à raison, certains répandent la rumeur qu’en cas de retournement, la dure traction qui s’exerce sur le cordage peut provoquer des fractures, plus justement, ces anneaux sont gênants lors des manoeuvres à la voile. Les avirons tribord peints en vert et ceux de bâbord en blanc impliquent une transmission claire des ordres pour une exécution immédiate : “Avant les blancs ! Sciez les verts !” lève toute ambiguité. Plusieurs avirons de rechange sont amarrés au fond du canot et il n’est pas rare qu’après une sortie, notamment lors des manoeuvres d’accostage, les canotiers rentrent avec du “bois cassé”. Fanal disposé dans un seau percé de trois trous, grappin d’abordage, bâton plombé utilisé comme lance-amarre, baril d’eau douce, cablôt, ancre flottante font partie de l’équipement réglementaire. Sans cesse entretenus, les canots peuvent durer quarante ans et davantage. Avec dix hommes pesant sur les avirons, les embarcations restent lentes dans leurs évolutions et le sauvetage s’effectue à l’approche immédiate des côtes. Faute de moyens de remorquage, peu de bateaux naufragés sont tirés d’affaire. Les marins des bateaux en difficultés sont rejoints, aussitôt embarqués et ramenés à terre par des sauveteurs souvent au bord de l’épuisement. L’HISTOIRE DU SAUVETAGE EN MER - 4/7 Le difficile maniement des hommes Douze hommes appareillent dans la plupart des cas, le sous-patron du canot, à l’avant, veille aux manoeuvres d’ancre flottante, de cablôt et de lanceamarre. A l’arrière, le patron gouverne, soit au moyen de tire-veilles ou d’une barre franche, soit avec un long aviron de queue, se faisant aider par l’un des canotiers s’il le faut. Pour pallier à la fatigue des hommes, rallier les lieux du sinistre, beaucoup de canots sont équipés d’une ou deux voiles. Un poste de vigie indique par des pavillons rouges ou verts si le lieu du sinistre est sur la gauche ou la droite de la route suivie par les sauveteurs partis au large. En mer, dans les fortes houles de tempêtes, la faiblesse de l’énergie humaine est compensée par l’inertie du canot dont la masse varie selon les modèles de deux à quatre tonnes pour une longueur moyenne d’une dizaine de mètres. On calculera plus tard que dix hommes souquant aux avirons développent l’équivalent de trois chevauxvapeurs : - Je suis très surpris d’apprendre cela, dira l’un des participants danois du Congrès International de Londres organisé en 1924, cette information provoquera un grand découragement chez nos marins. Déjà, lorsqu’on leur donne un moteur ils le trouvent toujours trop faible... - Il nous faut compter avec l’élément humain, reprend un délégué anglais. Les marins s’expriment toujours très violemment. Au début, un canot est en tout parfait, quelques temps après il ne vaut plus rien et il est très difficile de les faire revenir sur leur opinion. Ces quelques réflexions révèlent l’un des aspects les plus méconnus du sauvetage : le difficile maniement des hommes, pêcheurs pour la plupart, qui n’ont que faire du lyrisme officiel sur la grandeur du sauvetage. Pour eux, c’est une entraide naturelle entre hommes qui naviguent ensemble depuis l’enfance, et pour qui partir en mer c’est d’abord souffrir et consentir au silence. Un canot n’est bon que s’il est accepté pour tel par des hommes difficiles à convaincre, attentifs aux traditions, voire aux superstitions de leur propre métier. Un hachot pour trancher les amarres Une fois au large, rattraper un navire en dérive exige du coup d’oeil, de l’habileté, de la promptitude à lancer grappins ou bâtons plombés pour établir un vaet-vient. Dans la mesure du possible, les canotiers, s’ils sont munis de “ballons d’abordage” (pare-battages en chanvre tressé) peuvent essayer de venir à couple d’un bateau désemparé. Il est recommandé aux équipages de venir sous le vent du bateau à secourir, au besoin à la voile, la manoeuvre d’approche s’achevant à l’aviron. Malgré la houle, la solidité et l’élasticité de la construction en bordés croisés permet d’accoster un navire là où une embarcation traditionnelle se fracasserait. Le temps de transborder les naufragés, un homme, le hachot à la main, se tient prêt à trancher d’un coup sec toutes les amarres reliant le canot au navire au cas où ce dernier viendrait à sombrer. Des canots fiables, mais un équipement précaire Souvent, ce sont des navires échoués ou mouillés en pleine tempête qu’il faut secourir. S’il est impossible d’accoster sous le vent, le canot vient se placer bien au vent du bateau en perdition et, laissant filer son cablôt, s’approche du navire jusqu’au moment où il devient possible de passer une ligne au moyen d’un bâton plombé, d’un grappin, voire même en frappant un bout sur une bouée couronne dérivant jusqu’aux naufragés. Une moitié de l’équipage procédant aux manoeuvres, l’autre moitié demeure aux avirons pour soutenir le canot, le maintenir debout à la mer. Parfaitement symétriques, les canots à rames peuvent, une fois les naufragés embarqués, repartir en sens inverse sans risquer de se placer en travers de la lame en virant de bord à proximité du navire secouru. L’aviron de queue, alors placé à l’avant permet de conserver le cap. Récupérés à bord, les naufragés sont équipés de gilets de sauvetage et au besoin amarrés au canot. Le retour à terre peut se faire au plus court selon le temps et l’urgence des soins nécessaires. Parfois c’est sur une plage, très éloignée de la station du canot, qu’il faut aborder, le canot passant au travers des déferlantes, ancre flottante larguée, le patron crispé sur l’aviron de queue maintenant l’embarcation jusqu’à l’arrivée brutale sur la grève. A bord des canots à retournement, recommandation est faite aux hommes, en cas d’amorce de chavirage, de saisir fortement les bancs et de faire le tour complet avec le canot, chacun se retrouvant tant bien que mal à son poste en accompagnant le mouvement. Si après plusieurs dizaines d’années de recherches, de mises au point, les canots et le matériel sont devenus fiables, efficaces dans leur simplicité, l’équipement des hommes reste précaire. Outre un gilet de sauvetage, les canotiers embarquent avec les vêtements des marins du temps : lourdes bottes de pêcheurs, cirés de toile huilée. Les avirons sont souqués à mains nues, rien ne protège durablement du froid et des embruns. L’HISTOIRE DU SAUVETAGE EN MER - 5/7 Le drame du Paul Tourreil L’hiver de 1917 est le plus terrible de la Grande Guerre. Depuis le début des hostilités, la Société Centrale est parvenue malgré tout à maintenir ses flottes en activité, les canots manœuvrés par des hommes de cinquante ans et plus, des blessés de guerre, des marins réformés. Le 26 janvier à treize heures, le canot de l’île d’Yeu Paul Tourreil appareille pour recueillir à trois milles au large sept rescapés d’un cargo norvégien torpillé par les allemands. Mission accomplie, le canot revient vers l’île quand le temps se détériore, la mer est grosse et l’avance des rameurs ralentie par un fort vent debout. Bientôt, le canot ne progresse plus, et à un mille au nord de l’île, du côté du large, le patron donne ordre de mouiller pour attendre la renverse du courant. La nuit tombée, le vent monte encore et à neuf heures du soir, sous une violente bourrasque de neige et de grêle, le cablôt de l’ancre casse après s’être usé sur les rochers du fond. Il est vain de tenter de rallier la côte dans ces conditions et le patron fait hisser les voiles, cap sur Belle-Ile, 40 milles au nord-nord-ouest. Très lourdement chargé avec dix-neuf hommes à bord, le canot dérive toute la nuit sur ancre flottante, capelé par les vagues d’une mer déchaînée. Il fait moins dix, les soupapes d’évacuation gèlent demi-ouvertes, les hommes sont dans l’eau glacée jusqu’aux genoux presque en permanence. A bord, sous des bourrasques de neige, on se protège tant bien que mal, roulés dans les voiles raidies de gel. Au matin, deux des naufragés et un canotier sont morts de froid. Tout le jour, l’embarcation dérive vers Belle-Ile sans que le temps mollisse. Emporté, le canot passe trop au large de l’île, les éclats de Goulphar en vue toute la nuit, cruelle nuit où meurent à leur tour trois autres norvégiens et deux des hommes du Paul Tourreil. Le canot poursuit son errance sur une mer énorme avec son chargement de morts et de vivants, naufragés, sauveteurs trempés jusqu’aux os, épuisés de fatigue, de froid, de faim et de soif. A l’aube du second jour, l’espoir est d’atteindre Groix, dont la côte, hélas, défile à son tour, trop loin dans le nord-est. La mer devenue plus maniable, un peu de toile est péniblement hissée. - Cap au nord, lance le patron, on finira bien par trouver le continent... Après six heures de voile, le canot touche enfin l’île de Raguenès, à l’ouest de Concarneau. Deux des sauveteurs mourront quelques heures après qu’on les ait portés à terre. Deux naufragés ont été sauvés, la moitié de l’équipage du canot a péri. C’est l’un des drames les plus importants survenu à un équipage de la Société Centrale depuis sa création. Se haler sur une corde liquide Dès avant la guerre, l’aviation, l’automobile ont accompli des progrès considérables. Très tôt, il a été question d’appliquer la propulsion mécanique, plus précisément la vapeur, aux canots de sauvetage. Le premier du genre, le Duke of Northumberland, lancé en Angleterre en 1890, fut affecté à la station de Brighton. Originalité remarquable, ce premier canot, ainsi que quelques unités qui lui succédèrent, n’était pas muni d’une hélice, mais d’une turbine aspirant l’eau à l’avant de l’embarcation pour la refouler à l’arrière. “Tout se passe, explique-t-on à l’époque, comme si le canot se halait sur une sorte de corde liquide. Le rendement d’une turbine hydraulique pour une embarcation ou même un petit navire naviguant debout à la grosse mer, aura des chances sérieuses d’être très supérieur à celui de l’hélice”. On escompte même, à l’époque, que le jet d’eau rejeté en l’air lors d’un fort mouvement de tangage, participera à la propulsion. L’expérience fit reconsidérer la formule. En tout premier lieu, la nécessité de faire monter la pression dans les chaudières avant l’appareillage était un obstacle à la rapidité d’intervention. Le poids des canots qui en plus de la chaudière devaient embarquer un volumineux combustible devenait considérable. Enfermés dans une petite soute, les deux hommes chargés de l’entretien des feux, terriblement malmenés dans le gros temps, risquaient de graves brûlures et à bord, nul ne résistait à un terrible mal de mer. Le patron de l’un de ces canots précisait qu’il disposait à bord d’un petit sac où les canotiers déposaient leurs prothèses dentaires au moment d’embarquer, après qu’un jour tous ses matelots aient perdu les leurs par-dessus bord au cours d’une sortie très agitée. La turbine ne procura pas les résultats de vitesse et de maniabilité attendus : “Je suis sorti bien souvent avec le Duke of Northumberland, témoigna plus tard le commandant anglais Thomas Holmes, je ne crois pas me tromper en disant que sa vitesse maximum ne dépassait pas 7 nœuds. Je me souviens que le deuxième canot mû par une turbine fut envoyé à Gorleston, où, par forte tempête de nord ouest, le courant de flot est d’une violence formidable. C’est dans ces conditions que le canot fut lancé, il sortit, mais au lieu de gagner dans le vent, l’équipage constata qu’il revenait au port dans la mauvaise direction, l’arrière le premier !” L’HISTOIRE DU SAUVETAGE EN MER - 6/7 L’hélice, fragile mais efficace La nécessité de posséder de surcroît de moyens de propulsion auxiliaires, voiles et avirons, faisait des canots à vapeur des engins très compliqués. En France, des essais de turbine actionnées par un moteur à pétrole eurent lieu dès les premières années du siècle et procurèrent les mêmes déceptions qu’en Angleterre. Chacun en revint à l’hélice, beaucoup plus efficace, mais préalablement écartée par les risques de destruction en cas de choc, ou pire encore par le danger de paralysie du canot occasionné par la prise d’un cordage. Les essais, les mises au point demandèrent de longues années, tant par manque de moyens que par la nécessité d’adapter sur les canots un matériel déjà existant et parfaitement fiable. Les hélices furent protégées dans des puits, une trappe sur le dessus permettant aux canotiers d’intervenir de l’intérieur et de dégager un éventuel bout pris dans les pales sans avoir à se mettre à l’eau. Des moteurs et des hommes Au milieu des années vingt, la Société Centrale des Naufragés dispose essentiellement de deux types de canots motorisés : les embarcations à voile et à avirons munies d’un moteur unique de 10 à 20 chevaux procurant une vitesse d’environ 6 noeuds, et les canots à voile et à deux moteurs. Ces derniers, 20 chevaux chacun, restent parfaitement accessibles dans une cabine étanche recouverte de laiton jusqu’à un mètre de hauteur. Placés bien au centre de la carène, ces moteurs actionnant chacun une hélice particulière, procurent une vitesse maximum de 7,5 noeuds et font monter le poids des canots jusqu’à huit tonnes et demie. Les réserves de carburant autorisent une autonomie de douze heures permettant de couvrir 90 milles. Si le rayon d’action, la rapidité d’intervention sont augmentés, l’évolution technique est lente, commandée par les contraintes financières, la nécessité de former des mécaniciens et la longévité des canots traditionnels. En 1926, la Société Centrale dispose sur l’ensemble des côtes de France et d’Afrique du nord de quatre-vingt-onze canots à rames pour seulement vingt-et-un canots à moteurs, judicieusement répartis dans les grands ports ou au voisinage de côtes difficiles. Le rôle de l’Etat Cette augmentation des possibilités d’intervention en vitesse et en distance pouvait faire penser que le sauvetage allait désormais pouvoir s’opérer plus au large et que les missions de la Société Centrale allaient se diversifier. Il n’en fut rien. Quelques mois après la fin de la Grande Guerre, la catastrophe du paquebot Afrique , parti de Bordeaux et sombrant peu après en pleine tempête sur le plateau de Rochebonne, permit une nouvelle fois, par le débat qui s’ensuivit, de définir les rôles respectifs de l’Etat et de la Société Centrale : l’Etat, seul disposant de moyens lourds, assumerait la charge des sauvetages et du remorquage en haute mer, la Société Centrale prendrait charge de la sauvegarde des vies humaines à faible distance des côtes comme cela avait toujours été sa vocation. En 1939, quarante stations sont motorisées et l’on prévoit d’en motoriser prochainement une vingtaine supplémentaires au moment où éclate la seconde guerre mondiale. Sauvetage moderne : une même détermination A la fin des hostilités, tout est à reprendre, plus de cent phares ont été détruits, les ports, les flottes sont à reconstruire. De nombreuses stations de sauvetage entièrement détruites sont à recréer de toutes pièces. Héritées de la guerre, de nouvelles techniques réforment la construction des embarcations et les moyens mis à disposition des sauveteurs : polyester, contreplaqué marine, emploi des canots pneumatiques pour les interventions rapides, développement des communications et des moyens aériens. On crut même à un moment donné que l’hélicoptère allait réduire l’emploi des canots sur certains secteurs du littoral. Au début des années cinquante, la Société Centrale compte encore vingt-cinq canots à rames, certains réformés après plus de cinquante à soixante ans de service à la mer. Le dernier canot à aviron fut rayé des listes d’armement en 1962, époque où les missions de sauvetage avaient commencé à se diversifier en raison du développement sans précédent de la navigation de plaisance. Jamais peut-être, l’expression “temps héroïques” n’aura été autant justifié qu’à l’époque du sauvetage à la voile et à l’aviron. En se créant en 1967, en rassemblant les hommes et les moyens de la Société Centrale des Naufragés et des Hospitaliers Sauveteurs Bretons, en associant à son action la Société Humaine et des Naufragés de Boulogne, la Société Nationale de Sauvetage en Mer héritait d’emblée de plus d’un siècle d’histoire du secours maritime, de plus d’un siècle de refus de l’impuissance et de la fatalité. L’HISTOIRE DU SAUVETAGE EN MER - 7/7