Une vérité digne de ce nom est

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Une vérité digne de ce nom est
Une vérité digne de ce nom est-ce une vérité démontrée?
Cours de Mme A.E. Monnier
Introduction :
Démontrer quelque chose, c'est établir une vérité par un raisonnement rigoureux. En tant que telle,
la démonstration relève en priorité du champ des mathématiques, et elle exclut la subjectivité ou la
particularité de ce qui est énoncé. Démontrer, c'est donner la preuve, cette dernière conduisant de
façon indubitable à admettre la vérité d'une proposition. La démonstration rejette donc aussi les
impressions de vérité. Ce qui semble vrai n'est pas vrai pour cela. La démonstration témoigne en
revanche d'une confiance à l'égard du pouvoir de l'esprit. Une vérité démontrée provoque
l'adhésion nécessaire et rationnelle de tous les esprits en présence, contrairement à l'opinion.
Comment douter alors qu'une vérité digne de ce nom soit une vérité démontrée ? Seule une vérité
dont on pourrait rendre raison échapperait à la contingence et à l'incertitude des faits. Cependant,
dans un raisonnement démonstratif, toutes les propositions sont-elles démontrées ? Si tel était le
cas, il faudrait concevoir une régression à l'infini, chaque étape du raisonnement faisant elle-même
l'objet d'une démonstration. N'y a-t-il pas, en réalité, des termes premiers, indémontrables, sur
lesquels s'appuie une démonstration ? Et si ces termes ne sont ni démontrés ni démontrables,
faut-il en déduire qu'ils sont faux, irrecevables, ou que la démonstration est illégitime ? Peut-on
envisager une vérité indémontrable, ne relevant pas du raisonnement ? Si tel est le cas, d'où peutelle provenir, et quelle valeur lui accorder ?
I.
La démonstration comme mode spécifique de la science.
La démonstration est une forme d’exposition discursive qui caractérise une certaine forme
de raisonnement visant à établir des résultats valides ou vrais. La démonstration vise donc
à établir une proposition de manière indubitable, en engendrant sur le plan intersubjectif un
assentiment, une conviction qui s'appuie sur la nécessité de la preuve, et non sur une
rhétorique de la persuasion ou du vraisemblable.
L'argumentation démonstrative se distingue donc d'une argumentation rhétorique ou
persuasive (distinction persuader/convaincre; dans la rhétorique on est dans le
vraisemblable, elle s’appuie sur des qualités de communication de discours. ), en cela que
l'accord de l'interlocuteur est exigé en vertu seulement des éléments de la preuve, du
contenu de arguments. La démonstration est une argumentation nécessaire qui ne repose
pas sur une apparence, mais sur une inférence nécessaire (voir opposition à
« contingente ») . On peut communiquer rationnellement cette vérité, puisqu’il y a des
preuves.
[Inférence = opération de l’esprit la + générale : fumée => feu.
Il y a inférence lorsque l’on va d’une sensation donnée à une réalité non donnée, d’un fait
présent à un fait absent, ou lorsque on va d’un principe connu à une conclusion nouvelle.
Il existe des inférences:
-par association
-par déduction : lorsque on va des principes aux conséquences (ex: X est plus agé que Y,
Y est plus âgé que Z, j'en déduis que X est plus âgé que Z).
-par induction : quand on va des cas particuliers à la généralisation.]
Démontrer c'est donc parvenir au vrai, c'est montrer la nécessité, d'où deux
conséquences :
• La démonstration et la vérité sont intrinsèquement liées
• Le vrai n’est pas donné tout de suite, la connaissance n’est pas immédiate.
Ainsi, démontrer n'est pas montrer, et la démonstration s'oppose à l' intuition.
Montrer, c'est se contenter du fait sans établir aucun constat. La vérité n’est en rien
nécessaire.
Le géomètre ne raisonne pas sur les figures tracées mais à partir d’elles. « D’où il paraît
que les vérités nécessaires telles qu’on les trouve dans les mathématiques pures et
particulièrement dans l'arithmétique et dans la géométrie, doivent avoir des principes dont
la preuve ne dépende point des exemple, ni par conséquent du témoignage des sens,
quoique sans les sens on ne serait jamais avisé d’y penser. » Leibniz, Nouveaux essais
sur l'entendement humain.
Dans cette citation, on a un exemple de vérités « dignes de ce nom », ce sont celles des
mathématiques, qui sont des vérités indépendantes des sens. Les données des sens ne
sont pas universelles et ne peuvent faire l’objet d’une démonstration. Or une vérité qui n'est
pas universelle en est-elle une?
Ainsi, il semble que seule la démonstration soit une garantie de vérité, alors qu'au
contraire, selon Aristote, « il n’est pas possible d’acquérir par la sensation une
connaissance scientifique »(Seconds Analytiques).
Aristote poursuit en disant que la sensation même si elle est recevable, ne peut être
acceptée comme preuve, à cause de sa subjectivité, elle changera pour chacun d’entre
nous. La sensation a toujours lieu vis-à-vis de telle chose déterminée, dans un lieu et à un
moment déterminé. A l’inverse, l’universel s’applique à tous les cas, et il est impossible à
percevoir.
Et Aristote ajoute précisément que seules les démonstrations sont universelles
(contrairement à la sensation), et que donc, il n’y a pas de science par la sensation « car la
sensation porte nécessairement sur l’individuel, tandis que la science consiste dans la
connaissance universelle. »
La science est ici synonyme de savoir et de vérité, et on voit bien là en quoi la
démonstration et la vérité sont indissociables. Une vérité que l'on se contenterait de
montrer ou de sentir n'es est pas une, car elle n'est pas universelle.
Ainsi, une démonstration est un raisonnement qui se suffit à lui-même et qui ne doit rien à
l’expérience. L'universalité et la nécessité de la démonstration sont caractéristiques de la
science, car il n'y a de science que du nécessaire (le domaine des choses contingentes
relève de l'opinion et non de la vérité).
D'où la conclusion d'Aristote : « Ce que nous appelons ici savoir, c’est connaître par le
moyen de la démonstration. »
[ Précision: ce sont les Grecs qui ont inventé la démonstration et fait de la mathématique
une science: « L'originalité essentielle des Grecs consiste précisément en un effort
conscient pour ranger les démonstrations mathématiques en une succession telle que le
passage d'un chaînon au suivant ne laisse aucune place au doute et contraigne
l'assentiment universel » N.Bourbaki, Éléments d'histoire des mathématiques.]
Donc: s'il y a démonstration, elle porte sur un contenu nécessaire. La démonstration est
une articulation langagière qui vise à produire par un enchaînement nécessaire une
proposition vraie. Pour préciser encore, la démonstration est la preuve qui valide
l'obtention du résultat, et en ce sens, elle se distingue du résultat: un résultat évident par
soi n'est pas démontrable; la démonstration est l'exposition du résultat, le parcours qui
produit médiatement, discursivement le résultat. Il n'y a jamais d'évidence d'emblée (retenir
la définition de la la démonstration comme parcours et enchaînement, et comme parcours
productif de vérité). Une démonstration désigne un discours qui cherche à produire
argumentativement le vrai, elle est l'art de l'application du raisonnement à la construction
d'un science vrai. Démontrer, c'est établir le vrai, et, inversement, la vérité semble bien
dépendre de la démonstration.
La démonstration est une suite de propositions qui se tiennent les unes les autres:
« Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont
coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m'avaient donné
occasion de m'imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance
des hommes s'entresuivent en même façon, et que, pourvu seulement qu'on s'abstienne
d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour
les déduire les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne
parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre. » Descartes, Discours de la méthode III.
Nous allons revenir à Descartes dans un moment, mais auparavant, un problème se pose:
la démonstration est un enchaînement (cf les propositions qui se tiennent les unes les
autres), mais il peut exister des raisonnements formellement vrais, mais matériellement
faux. C'est tout le problème de certains syllogismes.
Mais qu'est-ce exactement qu'un syllogisme?
" Le syllogisme est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque
chose d'autre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces
données. Par le seul fait de ces données: je veux dire que ces par elles que la
conséquence est obtenue; à son tour, l'expression c'est par elle que la conséquence est
obtenue signifie qu'aucun terme étranger n'est en sus requis pour produire la conséquence
nécessaire."
Aristote - Premiers Analytiques (24b, 18 sq.) - traduction Tricot - édition Vrin.
Un syllogisme se compose de trois termes, unis deux à deux dans trois propositions
élémentaires, chacun d'eux revenant deux fois. L'un de ces termes sert à accomplir la
médiation entre les deux autres: c'est le moyen terme. Les deux propositions où il figure
sont les prémisses.
Le sujet de la conclusion est appelé "mineur"(ou petit terme), son prédicat "majeur"(ou grand
terme). La prémisse où figure le majeur est la "majeure", celle où figure le mineur est la "mineure".
L'ordre des prémisses est indifférent, cependant conformément à la tradition il est préférable de
citer la majeure en premier.
Bref, le syllogisme pose une inférence nécessaire et non contingente.
Cette production nécessaire est la marque du discours déductif. Le syllogisme est donc une
déduction, dont la nécessité est formelle: si la conclusion est nécessaire, elle ne l'est pas en
fonction de son contenu mais en fonction du lien qui l'a fait dépendre de ses prémisses. La validité
de la conclusion est formelle: elle dépend de sa conformité logique, de sa cohérence syntaxique et
non de l'adéquation de son contenu à une réalité quelconque. Seule la validité ou la non validité du
raisonnement indépendamment du contenu des propositions doit être envisagée
Ainsi, tout syllogisme n'est pas matériellement vrai, il ne nous fait pas connaître quelque chose au
sens fort.
Sur ce point, lire les textes du livre pages 378 (Ionesco) et 388 à 391 (Arnauld et Nicole), sur les
diverses manières de mal raisonner.
C'est pourquoi, dans la citation de Descartes, il y a un détail en particulier qu'il convient de ne pas
négliger. En effet, il écrit: « pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie
qui ne le soit ». Comment faut-il le comprendre?
Descartes veut simplement signifier qu'il faut s'assurer de la vérité de chaque étape dans la
démonstration. Mais comment? Cela implique-t-il que dans une démonstration, chaque étape doit
elle-même être démontrée? Où s'arrête-t-on?
En fait, une démonstration valide est fondée sur l'évidence des prémisses (c'est-à-dire les
premières propositions de la démonstration), et ces prémisses sont indémontrables.
Ce qu'il faut donc comprendre, c'est qu'une démonstration repose toujours sur des principes
premiers indémontrables, ce qui signifie que la vérité de ces principes ne dépend pas de la
démonstration.
Dès lors, peut-on encore identifier vérité et démonstration? Et que penser de la vérité d'une
démonstration si elle comporte du non démontré?
II. L’évidence des principes.
Il en résulte que toute « science n’est pas démonstrative, les vérités premières sont
nécessairement indémontrables. » Aristote.
La condition de la science, c’est que la démonstration soit finie. La démonstration permet la
science à la condition d'être délimitée.
Car il faut éviter pour la science deux erreurs:
- penser que la science implique une régression à l’infini
- penser qu’elle est circulaire
Si l’on ne coupe pas la chaîne de la démonstration on remonte à l’infini ou on revient au
point de départ.
Le problème de la démonstration est donc son arrêt, sa clôture, bref, son ancrage.
S’impose l’évidence du principe: toute théorie déductive repose sur des principes
(définitions, axiome ou postulat). Le mathématicien demnde qu'on lui accorde sans
démonstration une proposition.
L’axiome est une proposition qui est de soi évidente.
Le postulat, c’est ce que l’on demande d’accepter comme vrai (postulare= demander).
De l’axiome est née la notion de l’axiomatique, procédé d’exposition d’une théorie
déductive, qui consiste à placer en tête la définition des termes premiers à l’aide desquels
seront formées les propositions premières qui resteront de ce fait non démontrées : on
appelle axiomes ces propositions non démontrées dans le système.
Plusieurs exemples chez Euclide dans Les Eléments :
a. définitions :
- « le point est ce qui n’a pas de parties »
- « la ligne est une longueur sans largeur »
b. Exposé du fameux cinquième postulat:
« par un point hors d’une droite ne passe qu’une seule parallèle. »
c.
-
Les axiomes:
1er : « les choses égales à une même chose sont égales entre elles. »
5ème « les doubles des choses égales sont égaux. »
6ème « la moitié des choses égales sont égales »
8ème : « le tout est plus grand que la partie »
Ainsi, la réalité qui constitue l’ultime pierre de touche des mathématiques ce sont les
axiomes auxquels les mathématiques se trouvent finalement suspendues. Les axiomes
d'Euclide comportent une évidence intuitive (qui a fait qu'ils n'ont pas été remis en cause
plusieurs siècles durant).
Si on en revient au cinquième postulat, en quoi consiste une telle évidence (car elle
conditionne à elle seule le statut de la géométrie euclidienne)?
On pourrait penser que ce postulat n’est que l'expression d'un constat empirique, que
chacun peut facilement expérimenter. Mais n’est ce pas alors renoncer à l’universalité et à
la nécessité des mathématiques que nous leurs avions reconnues?
Si ces postulats ne sont que le résultat d’une expérience sensible, peuvent-ils prétendre à
une quelconque certitude ?
Certains mathématiciens ont vu dans ce recours à l'intuition une faiblesse des
mathématiques, une remise en cause de l’idéal de certitude qui sous-tend les
mathématiques. Ils ont donc essayé de démontrer les postulats de la géométrie
euclidienne.
Une des possibilités consistait à démontrer l’absurde. On le suppose faux, et on tente
d'aboutir à une contradiction. Lobatchevsky, explorant cette piste, admit par hypothèse que
par un point hors d’une droite, passe plusieurs parallèles. Or, non seulement il ne parvint à
aucune contradiction, mais il put, à partir de cette hypothèse développer une géométrie
parfaitement cohérente et féconde, même si ses théorèmes n'étaient pas conformes à
notre intuition.
Dans une démarche similaire, Riemann développera quelques années plus tard une
géométrie dans laquelle ne passe aucune parallèle par un point extérieur à une droite
donnée.
Ce sont les géométries non-euclidiennes, dont les postulats ne sont pas conformes à notre
intuition sensible. Et aucune géométrie n'est plus vraies qu'une autre. On prend celle qui
est la « plus commode », d'après la formule de Poincaré.
[Ainsi la somme des angles d'un triangle est :
Égale à deux droits dans la géométrie d'Euclide.
Plus petite que deux droits dans celle de Lobatchevsky.
Plus grande que deux droits dans celle de Riemann.
Le nombre des parallèles qu'on peut mener à une droite donnée par un
point donné est égal :
À un dans la géométrie d'Euclide,
À zéro dans celle de Riemann,
À l'infini dans celle de Lobatchevsky.
Ajoutons que l'espace de Riemann est fini, quoique sans limite, au
sens donné plus haut à ces deux mots.
On peut ainsi se demander si la géométrie euclidienne est vraie. Mais cette question n’a
aucun sens car aucune géométrie n’est jamais plus vraie qu’une autre].
Il y a donc du vrai indémontrable, on ne peut pas vouloir remonter à l’infini. Il n'est pas
possible de démontrer la nécessité des termes sur lesquels repose la démonstration.
Aristote en Métaphysique G nous dit :
« Il est absolument impossible de tout démontrer, on irait ainsi à l’infini, de telle sorte que,
même ainsi, il n’y aurait pas de démonstration. »
L’impossibilité de tout démontrer, c’est la condition même de la démonstration.
La démonstration n'est donc pas le seul moyen d'accéder à la vérité; elle se distingue de
l'évidence, mais elle l'implique comme son fondement (quoique les géométries non
euclidiennes soient tout sauf évidentes).
Faudrait-il alors admettre qu’il y aurait plusieurs moyens d’accéder au vrai ? Cela ne
risque-t-il pas d'ouvrir la porte à toutes les pseudo-vérités subjectives?
Dans quelle mesure peut-on admettre une vérité non-démontrée ?
III. Le cœur et la raison.
Pascal, texte 1 page 306 :
La raison n’est pas la seule faculté de la connaître la vérité, il y en a une autre qui n’est pas
rationnelle . C’est la connaissance par le cœur. La raison se limite par rapport au cœur qui
connaît par intuition ou par sentiments directs, (« les 1er principes, mouvement, temps,
espaces…)
Le cœur connaît des vérités que la raison ne peut démontrer, comme par exemple que je
ne dors pas (cf Descartes).
Toutes les vérités démontrées relèvent de la raison, la raison ce n’est que la faculté de
raisonner, mais ce n’est pas tout. L’exercice de la raison ne trouve pas dans la raison son
fondement, puisque les principes premiers et indémontrables lui échappent. Il ne faudrait
pas en conclure que les vérités qui ne sont pas démontrées ne sont pas certaines. Les
1ers principes sont reçus sans la moindre incertitude.
2 ordres de certitudes. Pascal prétend limiter les prétentions de la raison. La raison ne
peut pas tout prouver. Ceux qui prétendent hausser la raison au-dessus de sa condition, se
heurtent à l’impossibilité de prouver les vérités qui viennent du cœur. Cette attitude
consiste à méconnaître les limites de la raison. Les pyrrhoniens loin d’être des détracteurs
de la raison, sont au contraire ceux qui n’en voient pas ses limites. Il n’y a donc pas que la
raison capable de nous instruire.