Master QS - National Magazine Awards

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Master QS - National Magazine Awards
LES LIVRES DE LA JUNGLE
ÉCONOMIE
LES
LEÇONS
LOUISE MURRAY/SCIENCE PHOTO LIBRARY
DES ANIMAUX
Fraudes, scandales financiers, tricheries et
spéculations... Le comportement économique
des singes, des oiseaux et des poissons en dit
long sur le nôtre. Nous aurions intérêt
à les regarder de plus près.
Par Noémi Mercier
16 Québec Science | Novembre 2009
K
eith Chen est probablement le seul économiste au
monde qui étudie le comportement des singes. Dans
un laboratoire de l’université Yale, aux États-Unis,
il a entraîné une colonie de huit capucins à échanger des jetons contre de la nourriture. Plus il les regarde troquer leur monnaie contre des cubes de
pommes ou de Jell-O, plus il est convaincu que ces
créatures ont beaucoup à nous apprendre sur les
affaires humaines. « Nos recherches montrent que notre manière de
concevoir la valeur, le risque et l’échange pourrait remonter à au moins
40 millions d’années, dit-il. Ces façons de penser ne sont pas apprises; elles
sont profondément ancrées dans notre cerveau de primate. »
Ce qu’il a observé chez ses capucins, de nombreux économistes l’avaient
déjà constaté chez les humains. Par exemple, que nous sommes beaucoup
plus sensibles à la crainte d’une perte qu’à la promesse d’un bénéfice; on
préfèreéviterunesurtaxede5$qu’obtenirunrabaisdumêmemontant.C’est
cequ’onappellel’«aversionàlaperte»,untraversquinousfaitprendretoutes
sortes de décisions économiques irrationnelles. Si tant de gens ont du mal
à investir une fraction de leurs revenus dans un régime de retraite, c’est parce
que la dépense immédiate est plus frappante que les bénéfices pourtant
considérables qu’on pourrait en retirer. Les investisseurs aussi ont horreur
de subir un déficit; ils hésitent longuement avant de vendre des actions qui
ont perdu de la valeur, même s’il serait plus sage de s’en départir avant que
le prix dégringole davantage. Pareil pour les propriétaires : pour une maison achetée 100 000 $ qui n’en vaut plus que 95 000 $, par exemple, ils serontprêtsàattendrebienpluslongtempsdansl’espoirderécupérerleurs5000$
qu’ils ne patienteraient pour récolter 105 000 $. Absurde!
Les économistes ont calculé qu’une perte a 2,5 fois plus d’importance
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LES LIVRES DE LA JUNGLE
18 Québec Science | Novembre 2009
Partout dans
la nature, les animaux
brassent des affaires;
ils échangent des
biens et des services;
ils se font concurrence
pour contrôler un
territoire et des
ressources; ils forment
des partenariats
lucratifs et partagent
les profits.
Dans son laboratoire de l’université
Yale, aux États-Unis, Keith Chen
étudie le comportement
économique des capucins.
Et il leur trouve beaucoup de
ressemblances avec les humains.
DR
«Sur le plan statistique, il n’y a aucune différence entre un singe capucin, un propriétaire de condo
ou un investisseur boursier moyen ! » – Keith Chen, économiste à l’université Yale, aux États-Unis
qui les ont épouillés le matin même. «Je fais
quelque chose pour toi, tu fais quelque chose
pour moi, et nous en retirons tous les deux
un bénéfice, explique Frans de Waal. Les
chimpanzés sont capables de se souvenir
des faveurs qu’ils ont reçues et de les rendre quelques heures ou quelques jours plus
tard.» Cette étude, parue en 1997 dans Evolution and Human Behavior, a été l’une des
premières à démontrer l’existence d’une réciprocité aussi directe chez un animal : une
véritable économie de services !
L
es chauves-souris vampires
de l’Amérique latine échangent des faveurs, elles aussi.
Ces mammifères se nourrissent du sang des animaux
de ferme dont ils entaillent
la peau avec leurs dents acérées. Deux jours sans manger et c’est la mort!
Si une chauve-souris rentre bredouille d’une
nuit de chasse, une compagne accepte généralement de régurgiter pour elle un peu
de sang. Mais pour consentir à un tel sacri-
fice, elle doit être certaine que l’autre lui rendra la pareille en cas de besoin. Ces créatures tissent donc des partenariats durables
avec certaines «amies» en guise de police
d’assurance. Elles passent plus de temps ensemble, elles se toilettent mutuellement davantage et, en temps de crise, elles se donnent
plus volontiers du sang régurgité.
Ce genre de coopération réciproque est
cependant loin d’être universel dans le
monde animal. Elle ne peut émerger que
dans certaines conditions bien particulières,
précise Luc-Alain Giraldeau, directeur du
département des sciences biologiques de
l’Université du Québec à Montréal : « Il
faut que les individus s’attendent à interagir
de nouveau dans l’avenir un nombre indéfini de fois. Ils doivent avoir la capacité
cognitive de se rappeler de leurs interactions précédentes. Et la composition du
groupe doit être assez stable pour leur permettre de se reconnaître. » La même chose
s’applique aux sociétés humaines, dit le
biologiste. C’est ce qu’il explique aux gens
d’affaires à qui il donne des conférences
sur le comportement animal. « S’il y a un
grand roulement d’employés dans leurs
équipes, il leur sera extrêmement difficile
de mettre en place de la coopération. Si les
gens n’ont pas l’espoir de retravailler ensemble, ils ne seront pas portés à aider un
collègue qui ne sera plus là pour leur renvoyer l’ascenseur. »
AP PHOTO/SHUJI KAJIYAM
à nos yeux qu’un gain (s’appauvrir de 10 $
est aussi terrible pour nous qu’il est agréable de s’enrichir de 25 $). Les singes sont pareils. Quand on « commerce » avec eux en
laboratoire, ils détestent qu’on leur enlève
une portion de fruit bien davantage qu’ils
apprécient recevoir un morceau en prime.
«Sur le plan statistique, il n’y a aucune différence entre un capucin, un propriétaire de
condo ou un investisseur boursier moyen!»
résume Keith Chen. Une façon de voir les
choses qui s’est développée au fil de millions d’années pour répondre au même besoin dans l’évolution d’Homo sapiens que
dans celle des singes. «L’humain devait être
constamment au bord de la famine, autrefois, soutient le jeune professeur. Dans un
tel contexte, si vous avez un surplus de 500
calories, c’est bien, mais si vous êtes à court
de 500 calories, vous êtes mort. D’un point
de vue évolutif, ça peut être très utile d’avoir
le réflexe d’éviter les pertes. »
Cette aversion n’est pas la seule tendance
économique que nous partageons avec les
animaux. En scrutant les agissements des
bêtes, les scientifiques découvrent que plusieurs de nos comportements en la matière
reposent sur des émotions très anciennes,
façonnées par les exigences de la vie en
groupe chez nos ancêtres primates. Du coup,
ils remettent en question de larges pans des
modèles économiques classiques, à commencer par le concept d’Homo economicus, cette idée que l’être humain est un agent
rationnel et égocentrique qui agit toujours
de manière à maximiser son profit.
Partout dans la nature, les animaux brassent des affaires; ils échangent des biens et
des services; ils se font concurrence pour
contrôler un territoire et des ressources; ils
forment des partenariats lucratifs et partagent les profits. Dans les forêts africaines, les
chimpanzés ont plus de chances de capturer un singe colobus s’ils se mettent à plusieurs pour le cerner. Celui qui finit par mettre le grappin sur la proie s’empresse d’en faire
profiter les autres chasseurs. Même le mâle
dominant n’aura pas forcément droit à une
portion s’il n’a pas contribué à l’effort collectif. C’est donnant-donnant.
Le réputé primatologue néerlandais Frans
de Waal étudie ce phénomène depuis 20 ans
au centre de recherche sur les primates de
l’université Emory, à Atlanta. Pour les besoins de l’une de ses expériences, il dépose
des branches feuillues et des melons d’eau
dans l’enclos de chimpanzés afin d’observer
comment ils se répartissent les victuailles. Les
individus qui réussissent à accaparer une
part du butin voient vite s’agglutiner autour d’eux des congénères avides de nourriture. Or, le chercheur a constaté que les
singes sont plus enclins à partager avec ceux
Les animaux échangent des biens et des
services, d’accord. Mais comment déterminent-ils la valeur de ces produits, comme
il se doit dans n’importe quel marché? Les
babouins femelles, par exemple, aiment tellement les bébés qu’elles sont prêtes à cajoler une mère pour obtenir la permission
de contempler ou de tenir son petit. Com-
bien de minutes d’épouillage doivent-elles
« débourser » pour ce privilège ? Cela n’a
rien d’arbitraire. Les «marchés biologiques»
obéissent à la loi de l’offre et de la demande :
plus une marchandise se fait rare, plus son
prix augmente. C’est le primatologue néerlandais Ronald Noë qui, il y a une quinzaine d’années, a proposé cette hypothèse,
Chez les macaques, même le
commerce du sexe répond aux lois
du marché. Quand il y a beaucoup
de femelles, un mâle peut se
contenter de toiletter sa compagne
pendant 8 minutes avant qu’elle lui
accorde ses faveurs. Mais quand les
dames sont en moins grand nombre,
le «prix» peut monter jusqu’à
16 minutes d’épouillage.
Novembre 2009 | Québec Science 19
LES LIVRES DE LA JUNGLE
Cervelles d’oiseaux et de moutons
YVES BEAULIEU
Il n’y a pas qu’Homo sapiens qui soit sensible aux modes
et à la publicité. Les animaux aussi !
En biologie, on appelle ça l’«information sociale».
Lorsqu’ils doivent juger de la qualité d’un habitat,
d’un aliment ou d’un partenaire, les animaux
recueillent souvent plus d’informations en observant
leurs congénères qu’en tentant d’évaluer euxmêmes toutes les options. «Plus les autres individus
sont nombreux à avoir pris une décision, alors que
notre information sur le sujet est peu claire, plus on
va porter attention à cette information sociale»,
précise Luc-Alain Giraldeau, directeur du
département des sciences biologiques de l’UQAM.
Les résultats sont parfois… contre nature. Le
professeur en a eu la preuve lorsqu’il a joué un tour
à des diamants mandarins, de petits oiseaux
australiens. Dans son laboratoire, il a placé une
jeune femelle devant deux mâles. Celui de droite
avait une compagne, et on l’avait affublé d’une
plume rouge sur la tête – un attribut anormal pour
un mandarin. Celui de gauche était tout à fait
normal, mais seul. Après avoir répété l’exercice
quelques fois, on a donné le choix à la jeune femelle
d’approcher le mâle à plume ou le mâle ordinaire;
elle a choisi le premier. «Normalement, les femelles
détestent ces plumes. Elles trouvent ça laid, précise
le chercheur. Mais on a réussi à renverser cette
préférence biologique simplement en leur montrant
que ces oiseaux étaient appréciés des autres
femelles.» On avait créé une mode.
Si nombre d’oiseaux affluent au même endroit
pour pondre leurs œufs ou faire leur nid, ce n’est pas
forcément parce qu’il s’agit du meilleur site. C’est
parfois à cause de «traditions arbitraires» qui se
maintiennent parce que tout le monde se copie l’un
Les diamants mandarins se laissent
facilement influencer par les décisions des
autres. Le biologiste Luc-Alain Giraldeau l’a
constaté dans son labo de l’UQAM : il suffit
qu’une femelle sache qu’un mâle peu
attirant a du succès auprès des dames
pour qu’elle s’en amourache à son tour.
maintes fois confirmée depuis. Ainsi, lorsque
les nouveau-nés sont peu nombreux dans le
groupe, les mamans babouins exigent un
tarif plus élevé – une séance de toilettage
plus longue – pour prêter leur bébé.
Même le commerce du sexe répond aux
lois du marché, du moins chez les macaques
indonésiens. Quand il y a beaucoup de femelles dans les parages, un mâle peut se
contenter de toiletter sa compagne pendant huit minutes avant qu’elle lui accorde
ses faveurs. Mais quand les dames sont en
moins grand nombre, le «prix» peut monter jusqu’à 16 minutes d’épouillage. (Ces
deux études sont parues récemment dans
la revue Animal Behaviour.)
« Les singes n’ont pas de temps à perdre
dans la nature. Pendant qu’ils épouillent
un camarade, ils ne peuvent pas chercher
de nourriture, guetter les prédateurs ou
dormir. Si quelque chose vaut une minute
20 Québec Science | Novembre 2009
d’épouillage, ils n’en donneront pas une
seconde de plus », explique Ronald Noë,
aujourd’hui professeur à l’Université de
Strasbourg, en France. Lors d’une étude
auprès des singes vervets, en Afrique du
Sud, il est allé jusqu’à introduire des fluctuations artificielles sur le marché. On a
d’abord placé sur leur territoire un coffre
rempli de morceaux de pommes. Une seule
femelle avait été entraînée à toucher le couvercle pour l’ouvrir. Elle contrôlait donc à
elle seule l’accès de son groupe à un festin.
Dans l’heure suivant l’ouverture du contenant, ses congénères la récompensaient en
passant plus de temps à l’épouiller qu’à
leur habitude, tandis qu’elle pouvait se permettre de les épouiller moins. Au bout de
quelques semaines, les chercheurs ont permis à une autre guenon d’ouvrir une seconde boîte, remplaçant le monopole par
un duopole. Les singes se sont adaptés en
conséquence, réduisant le temps de toilettage qu’ils accordaient à la première femelle au profit de la seconde, selon l’article publié cette année dans Proceedings of
the National Academy of Sciences.
Et ils n’ont même pas eu besoin de calculer
quoi que ce soit ! L’économie, chez les vervets, ce n’est pas mathématique; c’est une
affaire d’émotion, d’affinité, de confiance
entre deux individus qui s’aiment bien.
« Les vervets ne comptabilisent pas tout ce
qu’ils donnent et reçoivent, estime Ronald
Noë. Quand la femelle leur donne de la
nourriture, ils se mettent juste à la trouver
plus sympathique, à l’aimer plus que les
autres. Ils développent alors une attitude
plus positive à son égard, sans nécessairement savoir pourquoi. » Des mécanismes
biologiques facilitent sans doute la création de ces liens d’attachement. On pense
en particulier à l’ocytocine, une hormone
connue pour son rôle dans l’accouchement
et l’allaitement, qui est aussi impliquée dans
les comportements d’«approche» chez les
animaux. Elle favorise les gestes maternels
des femelles envers leur nouveau-né, par
exemple, et elle contribue à la formation
des couples chez les espèces monogames. Ronald Noë soupçonne qu’elle intervient également quand les singes vervets échangent
des pommes contre des câlins.
Et qu’en est-il chez nous, les humains ? La
même hormone «huilerait» les transactions
économiques en aidant les partenaires à
s’« approcher »; à se faire confiance. Des
chercheurs suisses et états-uniens l’ont démontré dans un jeu de laboratoire dont les
résultats ont été publiés en 2005 par la revue
Nature. Des «investisseurs» devaient risquer une somme d’argent en la transférant
à un «dépositaire», qui pouvait alors partager les profits avec l’investisseur ou gar-
l’autre, soutient Luc-Alain Giraldeau. C’est ce que
suggère une expérience menée avec des collègues
de l’Université du Nouveau-Brunswick auprès du
goglu des prés. À la fin de l’été, les chercheurs ont
fait jouer des enregistrements de chants dans des
terrains agricoles, faisant croire aux oiseaux que des
mâles de leur espèce y étaient établis. Le printemps
d’après, on a vu des jeunes venir s’installer dans ces
mêmes endroits et y rester pendant au moins deux
semaines. «C’étaient pourtant des lieux totalement
inappropriés, sans femelle, dont la végétation n’était
pas propice à la reproduction. L’équivalent pour nous
de s’installer dans un stationnement!»
On répond à la même impulsion quand on
consulte le palmarès des livres les plus vendus;
quand on choisit un restaurant en fonction du
nombre de clients qui y font la queue; quand on se
laisse convaincre par une pub affirmant que
«15 000 acheteurs ne peuvent pas se tromper».
« Ça nous laisse croire que 15 000 de nos
congénères ont pesé le pour et le contre, comparé
les autres marques et conclu indépendamment que
ce produit était le meilleur achat», souligne LucAlain Giraldeau. C’est l’exemple parfait de
l’information sociale au service du marketing.
Le marché boursier est aussi particulièrement
sensible à cette contagion parfois malsaine. On y
observe régulièrement des mouvements de masse
qui peuvent alimenter une bulle spéculative –
lorsque tout le monde se dépêche d’investir – ou
précipiter un crash – quand tout le monde se met à
vendre en même temps. De vrais moutons… à
cervelle d’oiseau.
der tous les fonds pour lui. Les investisseurs
qui venaient de respirer une dose d’ocytocine
(à l’aide d’un vaporisateur nasal) se sont
montrés beaucoup plus confiants envers le
dépositaire, lui versant davantage d’argent
que ceux qui avaient reniflé un placebo.
Comme chez les vervets, c’est la confiance, bien plus que le froid calcul, qui est à la
base de nos échanges économiques. C’est
elle qui détermine le choix de notre cordonnier, de notre coiffeur, de notre courtier; qui incite les banquiers à prêter et les
consommateurs à dépenser; qui fait gonfler les bulles financières à Wall Street.
Quand cette confiance s’effondre – celle
des banquiers envers les emprunteurs, celle
des investisseurs dans le marché, celle des
consommateurs dans l’économie –, c’est
le système tout entier qui s’écroule, comme
la récente crise financière l’a spectaculairement illustré.
P
ourtant, on devrait toujours
se méfier. Car tout système
fondé sur la coopération est
un terreau fertile pour les tricheurs et les parasites. «Dès
qu’on place des individus ensemble, la première chose
qu’on remarque, c’est qu’ils cherchent à exploiter le travail des autres. C’est impossible
d’y échapper», dit le biologiste Luc-Alain
Giraldeau. Il l’a constaté chez les capucins
damiers, une sorte de petit pinson au plumage roux originaire de l’Asie du Sud-Est.
Dans une volière de l’UQAM, les oiseaux
sautillent, tête baissée, sur une table percée
de trous, cherchant frénétiquement dans
quelles ouvertures ontété cachées des graines.
Quand on regarde de près, on remarque que
certains damiers ne contribuent pas à l’effort
de recherche, mais qu’ils s’approprient les
trouvailles de leurs congénères. Comme dans
Novembre 2009 | Québec Science 21
LES LIVRES DE LA JUNGLE
Les entreprises ont moins d’égards envers leur clientèle si elle est
captive. Même les poissons appliquent cette formule à la lettre !
Le labre nettoyeur (Labroides dimidiatus) est un
maître du marketing et du service à la clientèle. Ce
petit poisson se nourrit des parasites et du tissu mort
ou infecté qu’il recueille sur le corps de plus gros
poissons. Chaque labre possède sa «station» au creux
d’un récif, où ses «clients» s’arrêtent pour une cure de
nettoyage, comme on passerait au lave-auto. Le
nettoyeur est parfois si occupé qu’il faut faire la
queue! Mais ce ne sont pas tous les poissons qu’on fait
attendre; certains ont droit à un traitement de faveur.
C’est ce qu’a constaté Redouan Bshary, de
l’Université de Neuchâtel, en Suisse, dans une série
d’études. Parmi la clientèle, il y a des poissons
«résidants» qui ne nagent jamais très loin et qui
fréquentent toujours leur nettoyeur de quartier. On
trouve aussi des «itinérants» qui possèdent un vaste
territoire et qui ont le loisir de choisir entre plusieurs
lave-autos; ils peuvent donc se permettre d’être
difficiles. Le chercheur a remarqué que les itinérants
Earl Jones, Vincent Lacroix, Bernard Madoff et
les fraudeurs de leur espèce ne sont peut-être pas,
après tout, des aberrations de la nature!
tion naturelle confère un avantage énorme
aux premiers chapardeurs qui apparaissent
dans un groupe, ce qui leur permet inévitablement de se multiplier, au détriment de
tous. Earl Jones, Vincent Lacroix, Bernard Madoff et les fraudeurs de leur espèce ne sont peut-être pas, après tout, des
aberrations de la nature !
Malheureusement pour les profiteurs,
l’idée d’être exploité nous inspire une telle
indignation que nous sommes prêts à payer
pour punir ceux qui nous traitent injustement. Dans le «jeu de l’ultimatum», une expérience classique inventée en 1982 par un
économiste allemand, on confie 100 $ à un
joueur (Robert) à la condition qu’il en verse
une partie à quelqu’un d’autre (Alain).
Alain peut accepter l’offre ou la rejeter, auquel cas ils repartent tous deux les mains
vides. Robert a donc intérêt à se montrer
juste, s’il veut éviter qu’Alain se retourne
contre lui. Et en effet, la plupart du temps,
Robert offre environ la moitié. S’il ose offrir moins de 20 $, gardant plus de 80 $
pour lui, Alain refuse presque toujours –
même si, pour priver l’autre d’un gain qu’il
juge injuste, il se punit lui-même.
22 Québec Science | Novembre 2009
L
e ressentiment face à l’injustice – l’«aversion à l’iniquité», comme disent les
spécialistes – conditionne
plusieurs de nos décisions
économiques. Et il n’est pas
unique à l’espèce humaine.
Les singes capucins piquent une crise quand
on leur donne une simple tranche de
concombre en échange d’un caillou si le
singe d’à côté obtient un alléchant raisin
pour le même prix. Ils refusent de poursuivre le troc et vont jusqu’à balancer les
concombres à bout de bras, alors qu’ils ne
lèvent jamais le nez sur une telle friandise
en temps normal, raconte Frans de Waal
dans son plus récent ouvrage, The Age of
Empathy.
Les capucins ont l’habitude de chasser
en groupe dans la nature, et ils ne supportent pas d’être privés de leur juste part. Le
primatologue a reproduit ce scénario en
laboratoire en entraînant deux singes – un
«PDG» et un «ouvrier» – à tirer une barre
pour amener vers eux un plateau de nourriture. Seul le PDG obtenait une récompense, un bol rempli de morceaux de
pommes. Le chef était plus enclin à partager son plat avec son partenaire si celuici l’avait aidé à tirer – autrement dit, il le
rétribuait pour son travail. Et s’il négligeait
de le payer, l’ouvrier cessait de collaborer :
il faisait la grève !
Personne n’aime se faire avoir, pas plus
les capucins que les humains. Lorsqu’un
singe se fâche d’avoir travaillé pour le bénéfice de son voisin sans rien recevoir en
retour, et quand on s’enrage de voir les
Earl Jones de ce monde faire fortune sur
le dos des autres, c’est la même émotion ancestrale qui se manifeste. «Quand on parle
de justice et d’égalité, on pense à de grands
idéaux formulés par des philosophes, dit
Frans de Waal. Mais ces notions reposent
sur des émotions fondamentales très simples, qui ont évolué pour les mêmes raisons
chez l’humain, le capucin et le chimpanzé.
Si vous coopérez, vous devez en récolter
les bénéfices, sinon il n’y a aucune raison
de vous investir. L’aversion à l’iniquité est
une façon de vous assurer que vous ne recevez pas moins que les autres. » C’est un
garde-fou naturel contre l’exploitation
pour les espèces sociales qui, comme nous,
dépendent de la coopération et de
l’échange pour survivre.
Or, on néglige facilement cet instinct de
justice dans un marché où les échanges en
face-à-face ont largement fait place à des
transactions virtuelles au cœur d’un système financier impersonnel. Les courtiers
et les investisseurs peu scrupuleux qui se
sont enrichis grâce à des prêts hypothé-
retournent rarement chez un nettoyeur qui les
a fait poireauter trop longtemps lors de leur visite
précédente ou qui les a mordus (les labres préfèrent
nettement le mucus sain de leurs clients aux parasites,
et ils se risquent parfois à en prendre une bouchée).
Labroides dimidiatus est un entrepreneur judicieux.
Il a beaucoup plus d’égards envers les itinérants, qui
sont susceptibles d’aller voir ailleurs, qu’envers les
résidants, qui sont des clients captifs. Lorsqu’un
itinérant et un résidant se pointent en même temps
chez lui, par exemple, l’itinérant passe presque
toujours en premier.
Les nettoyeurs sont aussi très soucieux de leur
image de marque. Lorsqu’ils se savent observés par
un témoin (un client potentiel), ils sont moins enclins
à prendre une bouchée de leur client actuel que s’ils
sont seuls avec lui. Le labre a tout intérêt à soigner
sa réputation : il a besoin de faire des centaines de
nettoyages par jour pour obtenir sa ration de parasites!
caires « toxiques », aux États-Unis, n’ont
jamais vu en face les emprunteurs ruinés.
Les êtres humains, comme les autres primates, ont beaucoup de mal à faire preuve
d’équité quand ils se savent anonymes.
Car ce n’est pas tant l’éthique qui nous
tient à cœur, mais de bien paraître aux yeux
des autres – de soigner notre image de
marque, estime l’économiste Paul Seabright,
professeur à l’Université de Toulouse, en France, et auteur du livre
The Company of Strangers : A Natural History of Economic Life.
« Les primates passent leur vie à
former, défaire et reformer des sousgroupes et des coalitions. Ils doivent montrer qu’ils sont dignes de
confiance pour que les autres les
recrutent comme partenaires dans
leurs alliances. Mais il faut que ces
comportements soient observables», a-t-il expliqué lors d’un symposium sur les origines de l’éthique
tenu l’an dernier à l’Université
McGill, à Montréal.
Quand on permet à un capucin
de choisir entre deux types de jetons
échangeables contre de la nourriture – un jeton «égoïste » qui ne
nourrit que lui, et un jeton « alFRANS DE WAAL
GEORGETTE DOUWMA/SCIENCE PHOTO LIBRARY
toute communauté, il y a des «producteurs»
et des « chapardeurs », pour reprendre la
terminologie des biologistes. Les uns ne vont
pas sans les autres.
« Imaginons une population où tout le
monde cherche, explique Luc-Alain Giraldeau. Le premier chapardeur qui arrive va être très avantagé parce qu’il peut
profiter de toute une armée de producteurs. Il va donc avoir plus de descendants,
qui seront, comme lui, des chapardeurs.
Ceux-ci vont se répandre dans la population, remplaçant peu à peu les producteurs, jusqu’à un point d’équilibre où il y
a juste assez de producteurs pour nourrir
tout le monde. Au-delà de cette limite, il
n’est plus avantageux de chaparder parce
qu’il y a trop peu de producteurs à exploiter. » Bien sûr, le groupe récolterait
davantage de graines si tous les oiseaux
mettaient le « bec à la pâte »; et tous s’en
porteraient mieux. Mais cette situation
ne peut pas persister parce que la sélec-
Lave-auto sous les mers
truiste» qui nourrit également son compagnon dans la cage d’à côté – il choisit presque
toujours l’option généreuse. Mais si on l’empêche de voir son camarade en glissant un
panneau opaque entre eux, le singe ne pense
plus qu’à lui-même et il opte désormais pour
le jeton «égoïste». Loin des yeux, loin du
cœur.
Nous sommes à peine plus subtils. Dans
le« jeu de l’ultimatum », les offres descendent sous la barre des 50 % quand l’autre
joueur (Alain) n’a pas son mot à dire sur le
montant qu’il reçoit – une variante appelée le « jeu du dictateur » . Si Robert croit
que son vis-à-vis ne connaît pas son identité, il sera encore moins généreux. Et s’il
pense que l’expérimentateur non plus ne
peut pas l’identifier, dans 70 % des cas, il
n’offrira pas un sou.
Homo sapiens n’est peut-être pas un
ange. Mais il n’est pas non plus un apôtre
de la concurrence sauvage motivé uniquement par le profit, proteste Frans de
Waal : « Quand on invoque la loi du plus
fort dans la nature pour justifier une société fondée sur la compétition et l’individualisme purs, c’est une déformation de
la réalité. Il y a beaucoup d’animaux qui,
comme nous, sont égoïstes mais dépenQS
dent des autres pour survivre. » ■
Les singes capucins sont parmi les primates les plus coopératifs. Dans la
nature comme en laboratoire, ils unissent souvent leurs efforts pour
recueillir de la nourriture, puis ils se partagent la récolte.
Novembre 2009 | Québec Science 23