Master QS - National Magazine Awards
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LES LIVRES DE LA JUNGLE ÉCONOMIE LES LEÇONS LOUISE MURRAY/SCIENCE PHOTO LIBRARY DES ANIMAUX Fraudes, scandales financiers, tricheries et spéculations... Le comportement économique des singes, des oiseaux et des poissons en dit long sur le nôtre. Nous aurions intérêt à les regarder de plus près. Par Noémi Mercier 16 Québec Science | Novembre 2009 K eith Chen est probablement le seul économiste au monde qui étudie le comportement des singes. Dans un laboratoire de l’université Yale, aux États-Unis, il a entraîné une colonie de huit capucins à échanger des jetons contre de la nourriture. Plus il les regarde troquer leur monnaie contre des cubes de pommes ou de Jell-O, plus il est convaincu que ces créatures ont beaucoup à nous apprendre sur les affaires humaines. « Nos recherches montrent que notre manière de concevoir la valeur, le risque et l’échange pourrait remonter à au moins 40 millions d’années, dit-il. Ces façons de penser ne sont pas apprises; elles sont profondément ancrées dans notre cerveau de primate. » Ce qu’il a observé chez ses capucins, de nombreux économistes l’avaient déjà constaté chez les humains. Par exemple, que nous sommes beaucoup plus sensibles à la crainte d’une perte qu’à la promesse d’un bénéfice; on préfèreéviterunesurtaxede5$qu’obtenirunrabaisdumêmemontant.C’est cequ’onappellel’«aversionàlaperte»,untraversquinousfaitprendretoutes sortes de décisions économiques irrationnelles. Si tant de gens ont du mal à investir une fraction de leurs revenus dans un régime de retraite, c’est parce que la dépense immédiate est plus frappante que les bénéfices pourtant considérables qu’on pourrait en retirer. Les investisseurs aussi ont horreur de subir un déficit; ils hésitent longuement avant de vendre des actions qui ont perdu de la valeur, même s’il serait plus sage de s’en départir avant que le prix dégringole davantage. Pareil pour les propriétaires : pour une maison achetée 100 000 $ qui n’en vaut plus que 95 000 $, par exemple, ils serontprêtsàattendrebienpluslongtempsdansl’espoirderécupérerleurs5000$ qu’ils ne patienteraient pour récolter 105 000 $. Absurde! Les économistes ont calculé qu’une perte a 2,5 fois plus d’importance Novembre 2009 | Québec Science 17 LES LIVRES DE LA JUNGLE 18 Québec Science | Novembre 2009 Partout dans la nature, les animaux brassent des affaires; ils échangent des biens et des services; ils se font concurrence pour contrôler un territoire et des ressources; ils forment des partenariats lucratifs et partagent les profits. Dans son laboratoire de l’université Yale, aux États-Unis, Keith Chen étudie le comportement économique des capucins. Et il leur trouve beaucoup de ressemblances avec les humains. DR «Sur le plan statistique, il n’y a aucune différence entre un singe capucin, un propriétaire de condo ou un investisseur boursier moyen ! » – Keith Chen, économiste à l’université Yale, aux États-Unis qui les ont épouillés le matin même. «Je fais quelque chose pour toi, tu fais quelque chose pour moi, et nous en retirons tous les deux un bénéfice, explique Frans de Waal. Les chimpanzés sont capables de se souvenir des faveurs qu’ils ont reçues et de les rendre quelques heures ou quelques jours plus tard.» Cette étude, parue en 1997 dans Evolution and Human Behavior, a été l’une des premières à démontrer l’existence d’une réciprocité aussi directe chez un animal : une véritable économie de services ! L es chauves-souris vampires de l’Amérique latine échangent des faveurs, elles aussi. Ces mammifères se nourrissent du sang des animaux de ferme dont ils entaillent la peau avec leurs dents acérées. Deux jours sans manger et c’est la mort! Si une chauve-souris rentre bredouille d’une nuit de chasse, une compagne accepte généralement de régurgiter pour elle un peu de sang. Mais pour consentir à un tel sacri- fice, elle doit être certaine que l’autre lui rendra la pareille en cas de besoin. Ces créatures tissent donc des partenariats durables avec certaines «amies» en guise de police d’assurance. Elles passent plus de temps ensemble, elles se toilettent mutuellement davantage et, en temps de crise, elles se donnent plus volontiers du sang régurgité. Ce genre de coopération réciproque est cependant loin d’être universel dans le monde animal. Elle ne peut émerger que dans certaines conditions bien particulières, précise Luc-Alain Giraldeau, directeur du département des sciences biologiques de l’Université du Québec à Montréal : « Il faut que les individus s’attendent à interagir de nouveau dans l’avenir un nombre indéfini de fois. Ils doivent avoir la capacité cognitive de se rappeler de leurs interactions précédentes. Et la composition du groupe doit être assez stable pour leur permettre de se reconnaître. » La même chose s’applique aux sociétés humaines, dit le biologiste. C’est ce qu’il explique aux gens d’affaires à qui il donne des conférences sur le comportement animal. « S’il y a un grand roulement d’employés dans leurs équipes, il leur sera extrêmement difficile de mettre en place de la coopération. Si les gens n’ont pas l’espoir de retravailler ensemble, ils ne seront pas portés à aider un collègue qui ne sera plus là pour leur renvoyer l’ascenseur. » AP PHOTO/SHUJI KAJIYAM à nos yeux qu’un gain (s’appauvrir de 10 $ est aussi terrible pour nous qu’il est agréable de s’enrichir de 25 $). Les singes sont pareils. Quand on « commerce » avec eux en laboratoire, ils détestent qu’on leur enlève une portion de fruit bien davantage qu’ils apprécient recevoir un morceau en prime. «Sur le plan statistique, il n’y a aucune différence entre un capucin, un propriétaire de condo ou un investisseur boursier moyen!» résume Keith Chen. Une façon de voir les choses qui s’est développée au fil de millions d’années pour répondre au même besoin dans l’évolution d’Homo sapiens que dans celle des singes. «L’humain devait être constamment au bord de la famine, autrefois, soutient le jeune professeur. Dans un tel contexte, si vous avez un surplus de 500 calories, c’est bien, mais si vous êtes à court de 500 calories, vous êtes mort. D’un point de vue évolutif, ça peut être très utile d’avoir le réflexe d’éviter les pertes. » Cette aversion n’est pas la seule tendance économique que nous partageons avec les animaux. En scrutant les agissements des bêtes, les scientifiques découvrent que plusieurs de nos comportements en la matière reposent sur des émotions très anciennes, façonnées par les exigences de la vie en groupe chez nos ancêtres primates. Du coup, ils remettent en question de larges pans des modèles économiques classiques, à commencer par le concept d’Homo economicus, cette idée que l’être humain est un agent rationnel et égocentrique qui agit toujours de manière à maximiser son profit. Partout dans la nature, les animaux brassent des affaires; ils échangent des biens et des services; ils se font concurrence pour contrôler un territoire et des ressources; ils forment des partenariats lucratifs et partagent les profits. Dans les forêts africaines, les chimpanzés ont plus de chances de capturer un singe colobus s’ils se mettent à plusieurs pour le cerner. Celui qui finit par mettre le grappin sur la proie s’empresse d’en faire profiter les autres chasseurs. Même le mâle dominant n’aura pas forcément droit à une portion s’il n’a pas contribué à l’effort collectif. C’est donnant-donnant. Le réputé primatologue néerlandais Frans de Waal étudie ce phénomène depuis 20 ans au centre de recherche sur les primates de l’université Emory, à Atlanta. Pour les besoins de l’une de ses expériences, il dépose des branches feuillues et des melons d’eau dans l’enclos de chimpanzés afin d’observer comment ils se répartissent les victuailles. Les individus qui réussissent à accaparer une part du butin voient vite s’agglutiner autour d’eux des congénères avides de nourriture. Or, le chercheur a constaté que les singes sont plus enclins à partager avec ceux Les animaux échangent des biens et des services, d’accord. Mais comment déterminent-ils la valeur de ces produits, comme il se doit dans n’importe quel marché? Les babouins femelles, par exemple, aiment tellement les bébés qu’elles sont prêtes à cajoler une mère pour obtenir la permission de contempler ou de tenir son petit. Com- bien de minutes d’épouillage doivent-elles « débourser » pour ce privilège ? Cela n’a rien d’arbitraire. Les «marchés biologiques» obéissent à la loi de l’offre et de la demande : plus une marchandise se fait rare, plus son prix augmente. C’est le primatologue néerlandais Ronald Noë qui, il y a une quinzaine d’années, a proposé cette hypothèse, Chez les macaques, même le commerce du sexe répond aux lois du marché. Quand il y a beaucoup de femelles, un mâle peut se contenter de toiletter sa compagne pendant 8 minutes avant qu’elle lui accorde ses faveurs. Mais quand les dames sont en moins grand nombre, le «prix» peut monter jusqu’à 16 minutes d’épouillage. Novembre 2009 | Québec Science 19 LES LIVRES DE LA JUNGLE Cervelles d’oiseaux et de moutons YVES BEAULIEU Il n’y a pas qu’Homo sapiens qui soit sensible aux modes et à la publicité. Les animaux aussi ! En biologie, on appelle ça l’«information sociale». Lorsqu’ils doivent juger de la qualité d’un habitat, d’un aliment ou d’un partenaire, les animaux recueillent souvent plus d’informations en observant leurs congénères qu’en tentant d’évaluer euxmêmes toutes les options. «Plus les autres individus sont nombreux à avoir pris une décision, alors que notre information sur le sujet est peu claire, plus on va porter attention à cette information sociale», précise Luc-Alain Giraldeau, directeur du département des sciences biologiques de l’UQAM. Les résultats sont parfois… contre nature. Le professeur en a eu la preuve lorsqu’il a joué un tour à des diamants mandarins, de petits oiseaux australiens. Dans son laboratoire, il a placé une jeune femelle devant deux mâles. Celui de droite avait une compagne, et on l’avait affublé d’une plume rouge sur la tête – un attribut anormal pour un mandarin. Celui de gauche était tout à fait normal, mais seul. Après avoir répété l’exercice quelques fois, on a donné le choix à la jeune femelle d’approcher le mâle à plume ou le mâle ordinaire; elle a choisi le premier. «Normalement, les femelles détestent ces plumes. Elles trouvent ça laid, précise le chercheur. Mais on a réussi à renverser cette préférence biologique simplement en leur montrant que ces oiseaux étaient appréciés des autres femelles.» On avait créé une mode. Si nombre d’oiseaux affluent au même endroit pour pondre leurs œufs ou faire leur nid, ce n’est pas forcément parce qu’il s’agit du meilleur site. C’est parfois à cause de «traditions arbitraires» qui se maintiennent parce que tout le monde se copie l’un Les diamants mandarins se laissent facilement influencer par les décisions des autres. Le biologiste Luc-Alain Giraldeau l’a constaté dans son labo de l’UQAM : il suffit qu’une femelle sache qu’un mâle peu attirant a du succès auprès des dames pour qu’elle s’en amourache à son tour. maintes fois confirmée depuis. Ainsi, lorsque les nouveau-nés sont peu nombreux dans le groupe, les mamans babouins exigent un tarif plus élevé – une séance de toilettage plus longue – pour prêter leur bébé. Même le commerce du sexe répond aux lois du marché, du moins chez les macaques indonésiens. Quand il y a beaucoup de femelles dans les parages, un mâle peut se contenter de toiletter sa compagne pendant huit minutes avant qu’elle lui accorde ses faveurs. Mais quand les dames sont en moins grand nombre, le «prix» peut monter jusqu’à 16 minutes d’épouillage. (Ces deux études sont parues récemment dans la revue Animal Behaviour.) « Les singes n’ont pas de temps à perdre dans la nature. Pendant qu’ils épouillent un camarade, ils ne peuvent pas chercher de nourriture, guetter les prédateurs ou dormir. Si quelque chose vaut une minute 20 Québec Science | Novembre 2009 d’épouillage, ils n’en donneront pas une seconde de plus », explique Ronald Noë, aujourd’hui professeur à l’Université de Strasbourg, en France. Lors d’une étude auprès des singes vervets, en Afrique du Sud, il est allé jusqu’à introduire des fluctuations artificielles sur le marché. On a d’abord placé sur leur territoire un coffre rempli de morceaux de pommes. Une seule femelle avait été entraînée à toucher le couvercle pour l’ouvrir. Elle contrôlait donc à elle seule l’accès de son groupe à un festin. Dans l’heure suivant l’ouverture du contenant, ses congénères la récompensaient en passant plus de temps à l’épouiller qu’à leur habitude, tandis qu’elle pouvait se permettre de les épouiller moins. Au bout de quelques semaines, les chercheurs ont permis à une autre guenon d’ouvrir une seconde boîte, remplaçant le monopole par un duopole. Les singes se sont adaptés en conséquence, réduisant le temps de toilettage qu’ils accordaient à la première femelle au profit de la seconde, selon l’article publié cette année dans Proceedings of the National Academy of Sciences. Et ils n’ont même pas eu besoin de calculer quoi que ce soit ! L’économie, chez les vervets, ce n’est pas mathématique; c’est une affaire d’émotion, d’affinité, de confiance entre deux individus qui s’aiment bien. « Les vervets ne comptabilisent pas tout ce qu’ils donnent et reçoivent, estime Ronald Noë. Quand la femelle leur donne de la nourriture, ils se mettent juste à la trouver plus sympathique, à l’aimer plus que les autres. Ils développent alors une attitude plus positive à son égard, sans nécessairement savoir pourquoi. » Des mécanismes biologiques facilitent sans doute la création de ces liens d’attachement. On pense en particulier à l’ocytocine, une hormone connue pour son rôle dans l’accouchement et l’allaitement, qui est aussi impliquée dans les comportements d’«approche» chez les animaux. Elle favorise les gestes maternels des femelles envers leur nouveau-né, par exemple, et elle contribue à la formation des couples chez les espèces monogames. Ronald Noë soupçonne qu’elle intervient également quand les singes vervets échangent des pommes contre des câlins. Et qu’en est-il chez nous, les humains ? La même hormone «huilerait» les transactions économiques en aidant les partenaires à s’« approcher »; à se faire confiance. Des chercheurs suisses et états-uniens l’ont démontré dans un jeu de laboratoire dont les résultats ont été publiés en 2005 par la revue Nature. Des «investisseurs» devaient risquer une somme d’argent en la transférant à un «dépositaire», qui pouvait alors partager les profits avec l’investisseur ou gar- l’autre, soutient Luc-Alain Giraldeau. C’est ce que suggère une expérience menée avec des collègues de l’Université du Nouveau-Brunswick auprès du goglu des prés. À la fin de l’été, les chercheurs ont fait jouer des enregistrements de chants dans des terrains agricoles, faisant croire aux oiseaux que des mâles de leur espèce y étaient établis. Le printemps d’après, on a vu des jeunes venir s’installer dans ces mêmes endroits et y rester pendant au moins deux semaines. «C’étaient pourtant des lieux totalement inappropriés, sans femelle, dont la végétation n’était pas propice à la reproduction. L’équivalent pour nous de s’installer dans un stationnement!» On répond à la même impulsion quand on consulte le palmarès des livres les plus vendus; quand on choisit un restaurant en fonction du nombre de clients qui y font la queue; quand on se laisse convaincre par une pub affirmant que «15 000 acheteurs ne peuvent pas se tromper». « Ça nous laisse croire que 15 000 de nos congénères ont pesé le pour et le contre, comparé les autres marques et conclu indépendamment que ce produit était le meilleur achat», souligne LucAlain Giraldeau. C’est l’exemple parfait de l’information sociale au service du marketing. Le marché boursier est aussi particulièrement sensible à cette contagion parfois malsaine. On y observe régulièrement des mouvements de masse qui peuvent alimenter une bulle spéculative – lorsque tout le monde se dépêche d’investir – ou précipiter un crash – quand tout le monde se met à vendre en même temps. De vrais moutons… à cervelle d’oiseau. der tous les fonds pour lui. Les investisseurs qui venaient de respirer une dose d’ocytocine (à l’aide d’un vaporisateur nasal) se sont montrés beaucoup plus confiants envers le dépositaire, lui versant davantage d’argent que ceux qui avaient reniflé un placebo. Comme chez les vervets, c’est la confiance, bien plus que le froid calcul, qui est à la base de nos échanges économiques. C’est elle qui détermine le choix de notre cordonnier, de notre coiffeur, de notre courtier; qui incite les banquiers à prêter et les consommateurs à dépenser; qui fait gonfler les bulles financières à Wall Street. Quand cette confiance s’effondre – celle des banquiers envers les emprunteurs, celle des investisseurs dans le marché, celle des consommateurs dans l’économie –, c’est le système tout entier qui s’écroule, comme la récente crise financière l’a spectaculairement illustré. P ourtant, on devrait toujours se méfier. Car tout système fondé sur la coopération est un terreau fertile pour les tricheurs et les parasites. «Dès qu’on place des individus ensemble, la première chose qu’on remarque, c’est qu’ils cherchent à exploiter le travail des autres. C’est impossible d’y échapper», dit le biologiste Luc-Alain Giraldeau. Il l’a constaté chez les capucins damiers, une sorte de petit pinson au plumage roux originaire de l’Asie du Sud-Est. Dans une volière de l’UQAM, les oiseaux sautillent, tête baissée, sur une table percée de trous, cherchant frénétiquement dans quelles ouvertures ontété cachées des graines. Quand on regarde de près, on remarque que certains damiers ne contribuent pas à l’effort de recherche, mais qu’ils s’approprient les trouvailles de leurs congénères. Comme dans Novembre 2009 | Québec Science 21 LES LIVRES DE LA JUNGLE Les entreprises ont moins d’égards envers leur clientèle si elle est captive. Même les poissons appliquent cette formule à la lettre ! Le labre nettoyeur (Labroides dimidiatus) est un maître du marketing et du service à la clientèle. Ce petit poisson se nourrit des parasites et du tissu mort ou infecté qu’il recueille sur le corps de plus gros poissons. Chaque labre possède sa «station» au creux d’un récif, où ses «clients» s’arrêtent pour une cure de nettoyage, comme on passerait au lave-auto. Le nettoyeur est parfois si occupé qu’il faut faire la queue! Mais ce ne sont pas tous les poissons qu’on fait attendre; certains ont droit à un traitement de faveur. C’est ce qu’a constaté Redouan Bshary, de l’Université de Neuchâtel, en Suisse, dans une série d’études. Parmi la clientèle, il y a des poissons «résidants» qui ne nagent jamais très loin et qui fréquentent toujours leur nettoyeur de quartier. On trouve aussi des «itinérants» qui possèdent un vaste territoire et qui ont le loisir de choisir entre plusieurs lave-autos; ils peuvent donc se permettre d’être difficiles. Le chercheur a remarqué que les itinérants Earl Jones, Vincent Lacroix, Bernard Madoff et les fraudeurs de leur espèce ne sont peut-être pas, après tout, des aberrations de la nature! tion naturelle confère un avantage énorme aux premiers chapardeurs qui apparaissent dans un groupe, ce qui leur permet inévitablement de se multiplier, au détriment de tous. Earl Jones, Vincent Lacroix, Bernard Madoff et les fraudeurs de leur espèce ne sont peut-être pas, après tout, des aberrations de la nature ! Malheureusement pour les profiteurs, l’idée d’être exploité nous inspire une telle indignation que nous sommes prêts à payer pour punir ceux qui nous traitent injustement. Dans le «jeu de l’ultimatum», une expérience classique inventée en 1982 par un économiste allemand, on confie 100 $ à un joueur (Robert) à la condition qu’il en verse une partie à quelqu’un d’autre (Alain). Alain peut accepter l’offre ou la rejeter, auquel cas ils repartent tous deux les mains vides. Robert a donc intérêt à se montrer juste, s’il veut éviter qu’Alain se retourne contre lui. Et en effet, la plupart du temps, Robert offre environ la moitié. S’il ose offrir moins de 20 $, gardant plus de 80 $ pour lui, Alain refuse presque toujours – même si, pour priver l’autre d’un gain qu’il juge injuste, il se punit lui-même. 22 Québec Science | Novembre 2009 L e ressentiment face à l’injustice – l’«aversion à l’iniquité», comme disent les spécialistes – conditionne plusieurs de nos décisions économiques. Et il n’est pas unique à l’espèce humaine. Les singes capucins piquent une crise quand on leur donne une simple tranche de concombre en échange d’un caillou si le singe d’à côté obtient un alléchant raisin pour le même prix. Ils refusent de poursuivre le troc et vont jusqu’à balancer les concombres à bout de bras, alors qu’ils ne lèvent jamais le nez sur une telle friandise en temps normal, raconte Frans de Waal dans son plus récent ouvrage, The Age of Empathy. Les capucins ont l’habitude de chasser en groupe dans la nature, et ils ne supportent pas d’être privés de leur juste part. Le primatologue a reproduit ce scénario en laboratoire en entraînant deux singes – un «PDG» et un «ouvrier» – à tirer une barre pour amener vers eux un plateau de nourriture. Seul le PDG obtenait une récompense, un bol rempli de morceaux de pommes. Le chef était plus enclin à partager son plat avec son partenaire si celuici l’avait aidé à tirer – autrement dit, il le rétribuait pour son travail. Et s’il négligeait de le payer, l’ouvrier cessait de collaborer : il faisait la grève ! Personne n’aime se faire avoir, pas plus les capucins que les humains. Lorsqu’un singe se fâche d’avoir travaillé pour le bénéfice de son voisin sans rien recevoir en retour, et quand on s’enrage de voir les Earl Jones de ce monde faire fortune sur le dos des autres, c’est la même émotion ancestrale qui se manifeste. «Quand on parle de justice et d’égalité, on pense à de grands idéaux formulés par des philosophes, dit Frans de Waal. Mais ces notions reposent sur des émotions fondamentales très simples, qui ont évolué pour les mêmes raisons chez l’humain, le capucin et le chimpanzé. Si vous coopérez, vous devez en récolter les bénéfices, sinon il n’y a aucune raison de vous investir. L’aversion à l’iniquité est une façon de vous assurer que vous ne recevez pas moins que les autres. » C’est un garde-fou naturel contre l’exploitation pour les espèces sociales qui, comme nous, dépendent de la coopération et de l’échange pour survivre. Or, on néglige facilement cet instinct de justice dans un marché où les échanges en face-à-face ont largement fait place à des transactions virtuelles au cœur d’un système financier impersonnel. Les courtiers et les investisseurs peu scrupuleux qui se sont enrichis grâce à des prêts hypothé- retournent rarement chez un nettoyeur qui les a fait poireauter trop longtemps lors de leur visite précédente ou qui les a mordus (les labres préfèrent nettement le mucus sain de leurs clients aux parasites, et ils se risquent parfois à en prendre une bouchée). Labroides dimidiatus est un entrepreneur judicieux. Il a beaucoup plus d’égards envers les itinérants, qui sont susceptibles d’aller voir ailleurs, qu’envers les résidants, qui sont des clients captifs. Lorsqu’un itinérant et un résidant se pointent en même temps chez lui, par exemple, l’itinérant passe presque toujours en premier. Les nettoyeurs sont aussi très soucieux de leur image de marque. Lorsqu’ils se savent observés par un témoin (un client potentiel), ils sont moins enclins à prendre une bouchée de leur client actuel que s’ils sont seuls avec lui. Le labre a tout intérêt à soigner sa réputation : il a besoin de faire des centaines de nettoyages par jour pour obtenir sa ration de parasites! caires « toxiques », aux États-Unis, n’ont jamais vu en face les emprunteurs ruinés. Les êtres humains, comme les autres primates, ont beaucoup de mal à faire preuve d’équité quand ils se savent anonymes. Car ce n’est pas tant l’éthique qui nous tient à cœur, mais de bien paraître aux yeux des autres – de soigner notre image de marque, estime l’économiste Paul Seabright, professeur à l’Université de Toulouse, en France, et auteur du livre The Company of Strangers : A Natural History of Economic Life. « Les primates passent leur vie à former, défaire et reformer des sousgroupes et des coalitions. Ils doivent montrer qu’ils sont dignes de confiance pour que les autres les recrutent comme partenaires dans leurs alliances. Mais il faut que ces comportements soient observables», a-t-il expliqué lors d’un symposium sur les origines de l’éthique tenu l’an dernier à l’Université McGill, à Montréal. Quand on permet à un capucin de choisir entre deux types de jetons échangeables contre de la nourriture – un jeton «égoïste » qui ne nourrit que lui, et un jeton « alFRANS DE WAAL GEORGETTE DOUWMA/SCIENCE PHOTO LIBRARY toute communauté, il y a des «producteurs» et des « chapardeurs », pour reprendre la terminologie des biologistes. Les uns ne vont pas sans les autres. « Imaginons une population où tout le monde cherche, explique Luc-Alain Giraldeau. Le premier chapardeur qui arrive va être très avantagé parce qu’il peut profiter de toute une armée de producteurs. Il va donc avoir plus de descendants, qui seront, comme lui, des chapardeurs. Ceux-ci vont se répandre dans la population, remplaçant peu à peu les producteurs, jusqu’à un point d’équilibre où il y a juste assez de producteurs pour nourrir tout le monde. Au-delà de cette limite, il n’est plus avantageux de chaparder parce qu’il y a trop peu de producteurs à exploiter. » Bien sûr, le groupe récolterait davantage de graines si tous les oiseaux mettaient le « bec à la pâte »; et tous s’en porteraient mieux. Mais cette situation ne peut pas persister parce que la sélec- Lave-auto sous les mers truiste» qui nourrit également son compagnon dans la cage d’à côté – il choisit presque toujours l’option généreuse. Mais si on l’empêche de voir son camarade en glissant un panneau opaque entre eux, le singe ne pense plus qu’à lui-même et il opte désormais pour le jeton «égoïste». Loin des yeux, loin du cœur. Nous sommes à peine plus subtils. Dans le« jeu de l’ultimatum », les offres descendent sous la barre des 50 % quand l’autre joueur (Alain) n’a pas son mot à dire sur le montant qu’il reçoit – une variante appelée le « jeu du dictateur » . Si Robert croit que son vis-à-vis ne connaît pas son identité, il sera encore moins généreux. Et s’il pense que l’expérimentateur non plus ne peut pas l’identifier, dans 70 % des cas, il n’offrira pas un sou. Homo sapiens n’est peut-être pas un ange. Mais il n’est pas non plus un apôtre de la concurrence sauvage motivé uniquement par le profit, proteste Frans de Waal : « Quand on invoque la loi du plus fort dans la nature pour justifier une société fondée sur la compétition et l’individualisme purs, c’est une déformation de la réalité. Il y a beaucoup d’animaux qui, comme nous, sont égoïstes mais dépenQS dent des autres pour survivre. » ■ Les singes capucins sont parmi les primates les plus coopératifs. Dans la nature comme en laboratoire, ils unissent souvent leurs efforts pour recueillir de la nourriture, puis ils se partagent la récolte. Novembre 2009 | Québec Science 23