la bande dessinée, c`est ma vie » : entretien avec fred

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la bande dessinée, c`est ma vie » : entretien avec fred
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« la bande dessinée, c’est ma vie » : entretien
avec fred
par Benoît Mouchart et Jean-Pierre Mercier
Neuvième Art : Votre enfance, vous l’avez souvent raconté, était nourrie de fictions...
Fred : Oui, ma mère me racontait chaque soir une nouvelle histoire et je lisais énormément : L’Île au
trésor, Alice au pays des merveilles, Edgar Poe, Oscar Wilde, Charles Dickens, etc. Ça m’a
beaucoup marqué, c’est sûr...
Vos auteurs de chevet sont anglo-saxons. Pourquoi ?
Je suis d’origine grecque, mais ma mère a longtemps vécu en Angleterre. Elle a donc influencé mes
choix et mes goûts. Je dois également avouer que je suis très sensible à l’humour anglais... Je n’ai
aucune affinité avec l’humour français : pour moi, ce n’est pas de l’humour, c’est de l’esprit. C’est
ce cinglé de Descartes qui a tout faussé... Cela dit, je ne rejette pas tous les auteurs qui se sont
illustrés dans le « trait d’esprit ». J’aime bien Sacha Guitry, par exemple. Mais, pour moi, encore une
fois, ce n’est pas de l’humour. L’humour, c’est une façon de se critiquer soi-même, alors que l’esprit
reste souvent une pose de cabotin, une manière de se mettre en valeur, du genre : « Regardez
comme je suis brillant ! » L’humour est, à mon avis, une chose beaucoup plus profonde.
J’imagine que les caricatures politiques ne doivent pas vous faire rire non plus...
Ah non ! Pas du tout. C’est vraiment le genre de choses qui m’ennuie beaucoup. Je serais
incapable de dessiner sur l’actualité. J’aurais vraiment l’impression de perdre mon temps : il n’y a
rien de plus périssable que le dessin politique. Ça ne veut pas dire que je suis insensible au monde
qui m’entoure, mais je suis trop conscient qu’un petit dessin ne pourra jamais changer les choses.
Enfin, il y a toujours des exceptions : j’aime par exemple vraiment le travail de Willem.
Vous avez débuté non pas dans la bande dessinée, mais dans le dessin d’humour : on trouve votre
signature à partir des années cinquante dans France Dimanche, Le Hérisson, Paris-Match et Quartier
Latin. C’est grâce à ce dernier journal que vous avez fait la rencontre de Georges Bernier, alias
Professeur Choron, avec qui vous avez fondé Hara-Kiri... Vous étiez le directeur artistique de cette
revue.
Oui, mais enfin bon, franchement, ça ne voulait pas dire grand-chose. Chacun était capable de
juger soi-même de la valeur de son travail. J’avais une vingtaine d’années lorsque j’ai connu Choron
et Cavanna. À l’époque, Ici Paris et Le Hérisson n’avaient pas changé d’un iota depuis le début du
siècle : c’était encore et toujours des « Ciel, mon mari ! », etc. (Je crois hélas que c’est toujours le cas
aujourd’hui dans les canards que je viens de citer...) Certains en riaient encore ̶ pas nous ! Nous
avions donc la volonté de faire un journal qui sorte de l’ordinaire et des sentiers battus. Nous voulions
essayer de changer la mentalité des gens en leur proposant un humour différent. Nous étions
marginaux, mais notre objectif était de toucher le grand public. Ça a pris quinze ans, mais nous y
sommes finalement arrivés.
Comment êtes-vous passé du dessin d’humour à la bande dessinée ?
Enfant, j’avais rempli des cahiers entiers de bandes dessinées, parmi lesquelles se trouvaient d’ailleurs
de véritables préfigurations de Philémon... J’aimais beaucoup la bande dessinée, mais j’étais
sincèrement persuadé que le dessin d’humour était la forme d’expression qui me convenait le
mieux. Il faut dire qu’un dessin isolé est beaucoup plus facile à placer dans un journal qu’une grande
histoire...
J’ai vécu du dessin d’humour pendant dix ans sans ressentir le besoin de faire de la bande dessinée.
Lorsque nous avons créé Hara-Kiri avec Cavanna, Choron, Gébé, Topor et compagnie, nous avions
besoin de matériel très varié : des dessins, des articles, des romans-photos et, bien sûr, des bandes
dessinées. C’est à cette occasion que j’ai imaginé Le Petit Cirque. C’est le livre de moi que je
préfère. L’esprit d’Hara-Kiri était de dépasser les limites. Nous avions une liberté totale. Les deux
premières pages sont venues comme ça, sans chercher. C’est Gébé qui m’a dit un peu plus tard, en
voyant une image précise, que ce petit cirque était formidable. Ça m’a incité à continuer. J’ai fait
ça pendant quatre ans dans Hara-Kiri. Quand je suis passé à Pilote, j’ai montré les pages à René
Goscinny un soir qu’il était venu dîner à la maison. Il a voulu les republier dans Pilote. Je n’étais pas
sûr que ça corresponde à l’esprit du journal mais il a insisté et il a eu raison.
Quel est votre album préféré ?
J’en ai plusieurs, mais je crois que mon vrai préféré reste Le Petit Cirque. Il me semble d’ailleurs que
Le Corbac aux baskets rejoint un peu l’ambiance et l’émotion du Petit Cirque.
Et parmi les albums de Philémon ?
Je ne peux pas vous donner un titre particulier : il y a dans chacun de ces albums au moins une
séquence qui me plaît beaucoup. [Silence. Fred allume une énième cigarette.] Hum ! En y
réfléchissant bien, je pencherais peut-être pour Le Voyage de l’incrédule, parce que ça parle de
théâtre... En tout cas, je n’en renie aucun.
Qu’est-ce que la bande dessinée pour vous ?
La bande dessinée est un moyen d’expression complet, ce n’est pas du remplissage d’images. Il faut
être vigilant de ne pas succomber au plaisir du dessin pour le dessin : ce n’est en aucun cas de
l’illustration et le dessin doit toujours rester au service de l’histoire. Je n’ai pas tellement envie de
m’exprimer dans d’autres formes artistiques. Si je le faisais, ce serait un plus, un contrepoint... Lorsque
je me suis éloigné de la bande dessinée pour écrire des courts métrages, au début des années
quatre-vingt-dix, j’ai ressenti un grand vide. Si j’avais cessé de manger pendant un moment, ça
n’aurait peut-être pas été pire. Chaque nouvel album représente une année de ma vie. Je
m’investis nuit et jour dans mon histoire : je ne pense qu’à ça, je ne rêve qu’à ça et je ne sors plus de
chez moi tant que l’histoire n’est pas finie. La bande dessinée, c’est ma vie.
Propos recueillis au domicile de Fred, à Paris, par Benoît Mouchart le 24 février 1994 et le 26 mars
1996, et par Jean-Pierre Mercier le 7 octobre 2008. Paru dans Neuvième Art No.15, janvier 2009, p.
24-35.