L`honneur qui m`est fait me permet de m`adresser à vous aujourd`hui

Transcription

L`honneur qui m`est fait me permet de m`adresser à vous aujourd`hui
L’honneur qui m’est fait me permet de m’adresser à vous aujourd’hui (ce soir).
Cet honneur commande une sorte de franchise. Je serai donc franc avec vous: très
souvent, je déteste le théâtre. Je déteste le théâtre, dirait-on, pour pouvoir l’aimer
plus sincèrement. Ce qui m’en a éloigné, qui m’a souvent donné envie de
l’abandonner, est aussi ce qui m’en a approché et permis de me l’approprier. Être dur
avec le théâtre, c’est à mon sens lui assurer une bonne santé. Prendre conscience du
contexte dans lequel cet art est pratiqué ici, maintenant, c’est prendre conscience de
la manière dont nous vivons ici, maintenant. Ce qui m’indigne au théâtre est aussi ce
qui m’indigne dans la vie.
Or dans mon coin de pays, le théâtre est en effervescence, en ébullition. Des lieux
ouvrent, des compagnies naissent et multiplient les productions. Le théâtre est en
éclatement, on pourrait dire « en crise de croissance ». Cette crise de croissance a lieu
en même temps que les budgets diminuent et les programmes gouvernementaux
disparaissent. Elle s’accompagne d’un désengagement du politique, qui si par un
beau matin improbable se met à défendre la chose culturelle, c’est pour mieux
épouser le discours de l’économie triomphante.
Dans mon coin de pays, ce ne sont pas que politiciens, mais les artistes qui copient le
discours marchand, usant du vocabulaire hérité du marketing avec un sans-gêne qui
fait peur. Les grands comme les petits plateaux sont monopolisés par une manière de
faire, imposé certes par des contraintes budgétaires, mais également par une logique
productiviste qui s’est implantée dans nos cerveaux comme une évidence.
L’administration des théâtres a pris le pas sur la création qu’on y fait, nous
transformant en petits entrepreneurs affairés, souriants dans la défaite, parce que
« qu’est-ce que tu veux, on a plus les moyens de rêver. »
La prédominance de l’économie sur nos vies, particulièrement dans le discours du
pouvoir, apparaît comme une fatalité proprement tragique. Malgré tous nos efforts,
nous ne pourrions y échapper. Il s’agirait d’une loi naturelle, alors qu’il s’agit
seulement d’une idée, d’une convention qui s’est imposée comme une vérité.
Quand j’écris une pièce, ce sont ces conventions imposées que je veux mettre en
lumière. Ce sont les structures du pouvoir, à commencer par celles que je m’impose à
moi-même ou auxquelles j’obéis sans le savoir, que je tente de détourner. Et puisque
le théâtre n’échappe pas à ces structures – il est, après tout, l’art des conventions! –
c’est d’abord au théâtre que je m’en prends. Cette charge passe pour moi par la
forme. À chaque pièce, je cherche à bâtir un nouveau cadre de lecture, le plus
nouveau possible pour moi, avec l’espoir qu’il le soit également pour d’autres. Car
enfin, tous mes efforts ne visent pas à paraître plus intelligent ou encore à rendre
mon produit culturel plus alléchant, mais bien à m’adresser le plus directement
possible au spectateur. Si j’aime le rendre actif, acteur et lui donner un rôle, et même
parfois même lui donner le rôle principal, c’est sans contredit pour signifier sa
présence et crier haut et fort que le théâtre ne peut avoir lieu sans lui, et lui permettre
d’échapper, pour un court instant, aux codes du divertissement qui l’annulent, le
rendent passif, voire carrément absent. Car cette échappée, peut-être infime,
minuscule, n’en constitue pas moins un pas de plus vers sa propre liberté.
Je ne veux pas faire de leçons à personne. Je cherche, le plus honnêtement possible, à
partager mes peurs. Je trouve un sens au théâtre quand il me rend plus libre. J’espère
écrire des pièces qui auront un écho dans la vie des autres et qui répondent
ultimement aux questions que je me pose moi-même quand je m’assois dans une
salle: « Qu’est-ce que je fais ici? Qu’est-ce qu’on veut me dire? Pourquoi
maintenant? »
Le théâtre est une forme d’art qui appartient à un autre temps, et de ce fait révèle
quelque chose de particulier sur notre temps. Comme si on tentait de témoigner de
notre réalité moderne en peignant les parois d’une caverne avec les doigts. C’est ce
décalage qui lui permet d’être notre contemporain : se donner rendez-vous dans un
lieu réel, s’y rassembler pour un temps donné, durant une heure, deux heures, y
respirer un même air, y vivre un même présent. Prendre tout ce qui empêche la prise
de conscience de notre propre pouvoir et le mettre sur scène. Tenter de le voir, de le
comprendre, et retourner chez soi avec une part de liberté peut-être minuscule, mais
qui reste et persiste.
Merci aux membres du jury et à tous ceux qui œuvrent pour ce prix extraordinaire.
Merci à Paul Lefebvre, Caryl Churchill, Maureen Labonté et André Brassard qui ont
non seulement appuyé ma candidature, mais ont encouragé et inspiré mon travail
depuis bientôt 20 ans. Car outre l’argent, le temps ou les moyens qu’il permet, voilà
pour moi la signification profonde de ce prix : encourager le désir d’une liberté
toujours plus grande, de ceux qui durent et persistent.
Olivier Choinière
The honour bestowed on me allows me to speak to you tonight.
And this honour requires a certain honesty. So, I will be honest with you: very often,
I detest theatre. I detest theatre, one could say, in order to love it more deeply. That
which drives me away from it, often making me want to abandon it, is also what
draws me to it and allows me to make it my own. To be hard on theatre is, in my
estimation, what will make it healthy. To become aware of the context in which we
practice this art form here, today, is to become aware of the way in which we live
here, today. What infuriates me about theatre is also what infuriates me with life.
Right now, in my corner of the country, theatre is thriving, it’s boiling over. New
spaces open up, new companies are born, productions multiply. The theatre is
exploding; one could even say it’s having “une crise de croissance.” This growth
crisis is happening at precisely the time when budgets shrink and government
programmes disappear. It is accompanied by a disengagement in politics which, if
some fine but unlikely day, were to choose to defend things cultural, it would only
be to repeat the argument for the all-triumphant economy.
In my corner of the country, it’s not only politicians but artists who engage in the
merchant discourse, using vocabulary gleaned from marketing without an ounce of
shame, which is frightening. Our large and small stages are monopolised by a way of
doing business, clearly imposed by financial restrictions, but also by a logic of
productivity that has become ingrained in our minds as if it were evidence incarnate.
The administration of our theatres takes precedence over the creative work we do in
them, turning us into small, bustling entrepreneurs, smiling in defeat because “what
can you do, we no longer have the luxury to dream.”
The dominion of the economy over our lives, especially in discussions of power,
seems nothing less than a tragic fatality. Despite all efforts, we cannot escape it. It
would seem it’s a law of nature when in fact, it’s but an idea, a convention, imposed
upon us like a truth.
When I write a play, it is these pre-determined conventions I want to illuminate. It’s
the power structures, beginning with those I impose upon myself or to which I feel
bound without even realising, that I hope to circumvent. And because theatre cannot
escape these structures –it is, after all, the art of convention!—it is first and foremost
with theatre that I take issue. I lead my charge through form. With each play, I strive
to build a new way of reading the world, the newer the better, in the hopes it will
also prove so for others. My efforts, however, are not to make me look clever, or even
to make my cultural product more appealing, but rather to address each audience
member as directly as possible. If I try to make him or her active, an actor, and to
assign them a role, sometimes even the lead, it is solely to recognise his or her
presence and to declare loud and clear that without the audience, theatre cannot
happen, and to allow each spectator to escape, however briefly, the usual codes of
entertainment that obliterate her or him, making them passive, even invisible.
Because this escape, however small, tiny, is still one more step towards his or her
own freedom.
I don’t want to preach to anyone. I seek, as honestly as possible, to share my fears. I
find sense in theatre when it makes me freer. I hope to write plays that will have an
echo in the lives of others and which ultimately answer the questions that I ask
myself when I take my seat: “Why am I here? What do these people want to tell me?
And why now?”
Theatre is an art form from another era, which is why it reveals something unique
about our own. As if we tried to bear witness to our modern reality by painting the
walls of a cave with our fingers. It’s this time warp that allows it to be our
contemporary: we rendezvous in a real place, we gather there for a given time, an
hour, two hours, we breathe the same air, we live the same “now.” We want to take
anything that impedes an awareness of our own power and put it on stage; to try to
see it, to understand it, then go back home with a bit of freedom, perhaps minute, but
which remains, and will last.
Thank you to the Jury members and to all who work for this extraordinary prize.
Thank you to Paul Lefebvre, Caryl Churchill, Maureen Labonté and André Brassard
who have not only supported my nomination but have encouraged and inspired my
work for almost 20 years. For, over and above the money or the time and means it
provides, the real significance of this prize is this: to encourage the hope for an ever
greater freedom, among those few that last and endure.
Olivier Choinière

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