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mireille calle-gruber tombeau d’akhnaton roman LITTÉRATURE ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Tombeau d'Akhnaton.indd 5 04/08/2015 15:37:33 TOMBEAU D’AKHNATON I Il aura fait l’impossible. Aux Portes du Récit douze années, guetteur infatigable : à la plus haute tour des phrases, s’efforce de prendre la légende en photo, de la passer à la chambre noire, la rendre pelliculaire. Du fil narratif faire un film – ténu, roulé-tendu sur la bobine du temps. Laquelle procurerait, impeccable illusion, la machinerie du défilement de toute l’histoire. Et le zèle des yeux fertiles dans le faisceau des projections. Au terme de l’été qui pousse encore des pointes de canicule dans l’ocre des ciels pâli à midi, ce 8 octobre 1986 lorsqu’il meurt, Akhnaton, Pharaon d’Égypte inventeur des liturgies solaires, Akhnaton disparaît une seconde fois. Embobiner la légende. La mettre en lumière. La tirer de la nuit où furent comptées les années, la remettre en cours dans la course de la journée sous tous 11 Tombeau d'Akhnaton.p65 11 12/06/06, 11:06 ses jours en un tour de cadran. Tentative vaine. Douze ans ne tourne pas le film, le film qu’il n’en finit pas de ne pas faire. Sur sa table on trouve les cahiers du synopsis maintes fois porté à achèvement, le découpage filmique réglé plan par plan sujet à reprises. Les pages empilent croquis, pastels, gouaches, cartons d’architectures royales où les détails se répètent à la sanguine, à la mine de plomb grisant espaces et personnages. Donnant énigme aux formes. Figures aux légendes. Cherchant : comment donner corps de lumière au rêve d’Akhnaton sur écran cinémascope. Akhnaton ou la Chute de la grande demeure. Aquarelle 32,5 x 82,5 cm. La famille royale – Registre supérieur : Aménophis III portant le pschent de Haute et de Basse-Égypte – Smenkhkaré, tresse, diadème, pectoral réservés aux enfants de Pharaon – La reine Tiyi sous la couronne des deux plumes porte l’enfant Toutankhamon. Registre inférieur : Akhnaton, sans chef sans insignes tient la main droite repliée sur le fléau. L’orbe des yeux ombré de bleu dérobe le globe, l’iris et tout regard ; l’aquarelle est ocre, bleu, blanc ; l’inconsistance des passages au lavis donne aux personnages une présence tremblée, comme une incertitude aux revenants qui ont traversé la trame du papier. 12 Tombeau d'Akhnaton.p65 12 12/06/06, 11:06 Aquarelle 32 x 95,5. Envoyés de Babylone, de Chypre, princes hittites, Éthiopiens et Nubiens. En échange de leurs offrandes, Pharaon confère le Souffle de Vie. Aquarelle, détail. Les ambassadeurs présentent les tributs au pharaon. Aquarelle détail. Les ambassadeurs aux pieds de Pharaon. Aquarelle 33 x 46,9. Azira, prince hittite. Cérémonie funéraire au tombeau d’Aménophis III. Aquarelle et gouache. Portrait d’Akhnaton avant son intronisation, filshéritier né d’Aménophis III dans la vingt-quatrième année de son règne et de la reine roturière Tiyi, Épouse préférée. Aquarelle 34 x 48,5. Sans chef, sans ors, couvert du pectoral, il porte sur la poitrine l’insigne des Deux-Vies. C’est aussi le symbole hiéroglyphique : la boucle-de-la-corde qui inscrit le verbe fonder, ou le tracé des deux jarres composant le mot « oint ». Aquarelle et gouache. La reine Tiyi en deuil. Superpositions de voiles aux transparences lilas. Pastel. Le grand temple d’Aton, 65 x 95. Pastel et gouache. La reine Tiyi avec la longue perruque de laine de mouton qui est un privilège des hautes classes sous le Nouvel Empire, couronne royale de cobras coiffés du Disque Solaire. Les visions émergent des eaux pigmentées ou des pastels friables qui reconduisent toute chose à 13 Tombeau d'Akhnaton.p65 13 12/06/06, 11:06 poussière, en gardent un trouble infini, les impondérables passages de la couleur. Comme si la nécessité de mettre en scène le surgissement de l’image sur la page blanche était un gage pour le cinéaste de sa venue ultérieure sur écran lumineux dans la salle obscure. Douze années l’insolite exercice pictural fait un rituel : devient lieu prémonitoire de l’image cinématographique. Dans les eaux troublées de poussières et pigments, lèvent les silhouettes fugitives d’une geste trois fois millénaire, lucioles de la mémoire, obsédant la rétine de leur évanescence Lève le cinéma du cinéma à fleur de noir comme à fleur d’eau un certain portrait de l’humain. Lève le désir des images de la Cité d’Horizon, la séparée, la surexposée, la dissidente, dessinée sur l’àplat de la rive Est, dans le quinzième nome de HauteÉgypte, face à Hermopolis Khamounou ancienne ville de Thot scribe divin, en amont de Thèbes, de Karnak, de Dendérah, par le pharaon adorateur du Disque astral à son zénith. Ne les tire pas de l’ombre, non ; rêve de les tirer avec leurs ombres de la mémoire immémoriale 14 Tombeau d'Akhnaton.p65 14 12/06/06, 11:06 jusqu’à l’écran lumineux où, figures cinétiques, ils auraient l’existence tenace des ressuscités. Sans ors sans clinquant, faire venir la mémoire cette momie. « Lève-toi, tu ne périras pas Tu as été appelé par ton Nom Tu as été trouvé. » Écrit un scénario, un autre, un autre. Au troisième état comprend que seul le Poème souffle à toute chose la mémoire des mots. « Toi qui pars Toi qui dors Toi qui meurs Tu reviendras Tu t’éveilleras Tu ressusciteras. » A tout pesé vu lu halluciné, jusqu’à la position minutée pour chaque prise du soleil, le dieu-vie qui allonge les ombres de ses créatures, a bâti chaque plan selon la rigueur de l’idéogramme, modelé le récit de la momie introuvable d’Akhnaton, inventé la grammaire qui l’appellera par son Nom, donnera tombeau de lumière au Pharaon sans sépulture mort Deux-fois. A tout rêvé, réhabité les lieux les gestes, n’a pas obstrué les eaux au moment qu’elles devaient couler, 15 Tombeau d'Akhnaton.p65 15 12/06/06, 11:06 n’a pas éteint la flamme d’un feu qui devait brûler, pas empêché un dieu de se manifester, jamais violé l’ordonnance des temps, et meurt au dixième mois de l’année 1986 sans avoir tourné la première image. Il aura fait : l’impossible. Notes de bord. Cabotage de l’écriture. Les cahiers où il greffe les minutes, glose les morceaux choisis par un excentrement des tracés à l’encre, ses cahiers font le lit des récits à l’étiage pour un film au cours toujours plus improbable. Lit du rêve qui l’habite. Couche les jambages, serrés, en défaut d’alignement ; rabat un pan de phrase vers la pleine page ; borde d’une accolade les graphes en épi de la marge. Rend sensible la taie que portent les mots au regard de leur puissance visionnaire ; les faisant ouïr, sonner et trébucher de leur pesant de lettres. Ou voler d’un battement ailé de l’une à l’autre. Les matières sont données, les thèmes répertoriés, les motifs et les couleurs à profusion. La forme est une énigme. Quel Tombeau dès lors pour Akhnaton qui règne vingt années, voici trois mille ans, sur l’art le plus impondérable et meurt sans reste sans rite la seconde fois, voué à une déréliction qui ne fait pas même reliques ? Sans sépulture, sans le Nom gravé que le passant, le ressuscitant, pourrait appeler. Rappeler. 16 Tombeau d'Akhnaton.p65 16 12/06/06, 11:06 Disparaît dans la nuit sans terme au moment de l’arasement de la Cité d’Horizon, sur la berge plate à l’est du fleuve, longue de douze kilomètres sur cinq kilomètres de large, démontée pierre par pierre, rendue à poussière désertique. À la géographie des sols mobiles de Moyenne-Égypte. Quelle forme pour le récit de cet ennuitement du Pharaon hérétique, jeté à corps perdu dans les liturgies du soleil ? Poème, film, livre ont à creuser un hypogée, et tant que dure la marche du récit – au pas de l’astre qui flamboie, au pas du vent sur la terre cuite moulée –, aussi longtemps que dure le récit de vie et de mort la vie est sauve. Éclats sculptés dans les décombres, surgissent fugitifs des profils d’orants sertis de l’ample perruque, nattée serrée, les ailes des doigts effilés levés dans la même offrande ; le signe ankh Souffle de Vie est maintes fois lisible, croisée et anneau interruption reprise il boucle, nœud sur coupure, le lien tel un ombilic. L’ombilic du rêve d’Akhnaton. La ronde-bosse aux passages du polissoir de pierre puis de peau puis de feutrine prend les transparences de l’albâtre, cette lumière intérieure de la matière lorsqu’elle s’attendrit au travail patient de la main. 17 Tombeau d'Akhnaton.p65 17 12/06/06, 11:06 Le calcaire des falaises d’Amarna semble prendre, entre les écoinçons dans les ateliers d’art, le corps neigeux sans une veine du marbre le plus pur. Le rêve d’Akhnaton forme le destin d’une Cité dans les sables de Tell el-Amarna. Elle s’inscrit sur stèles, au bord du fleuve large, où elle exile la boucle de ses murs. Ceux-ci ont le dessin parfait du dieu solaire unique et toujours renaissant dont elle fait son culte exclusif. Exclut les prêtres de Thèbes, les emblèmes tutélaires, le théâtre des Mystères nocturnes d’Osiris, les eaux souterraines, la Confession négative du Livre des Morts. L’hiéroglyphe est brisé qui pérennise dans la pierre le Nom d’Amon, et l’usage du vautour de la déesse Nekhbet. La Cité hérétique se place tout entière sous la protection du feu du ciel, brûle sans réserve d’une passion rayonnante élevant toute chose, dont Akhnaton est l’amant magnifique, l’officiant, le corps conducteur et hanté. Exposée Protégée protégée par cette exposition qui la livre aux puissances apotropaïques du feu, vingt années la Cité d’Aton défie le pouvoir des temples d’Amon, s’en remet au Dit du Pharaon illuminé, à la figure difforme qui est scène médiatique, fabuleuse, 18 Tombeau d'Akhnaton.p65 18 12/06/06, 11:06 d’un dieu non anthropomorphe, non zoomorphe, non comparable étranger à la symbolique hiéroglyphique si ce n’est ANKH Souffle de Vie. Il faudrait donc reprendre les fils de la narration lorsqu’Akhnaton fait la scène de la lumière fécondant l’Œil-Udjat de toutes mesures, et les habités un à un de cette Ville, laquelle surgit des sables sans équivalent terrestre. Le faut-il ? – Il le faut. Mais comment faire le passage dans le lit des phrases de la fabula ? Comment de la fable à la légende, du lire au délire ? Comment passer de la légende à l’image – revenant au présent, présentoir, présentable aux yeux des habitués de la salle obscure. Trois millénaires plus tard. De la phrase à la fresque, de la belle lurette à l’heure projectionnelle du désir, c’est-à-dire aux leurres de la magique lumière cinématique qui trame de noir la phosphorescence des visions et fait d’intermittence continuité. Installe durée dans le clignotement. Où il y va du cillement, donne l’apparition. Il le faut. – Le faut-il ? Va tenter, écrit-il, le 21 juin 1979, solstice d’été, de porter à conséquences sa non-résolution. Induire la règle des intervalles à l’œuvre. Déterminer le canon qui travaillera la syntaxe, les sons, les corps d’ombre sur champ lumineux. 19 Tombeau d'Akhnaton.p65 19 12/06/06, 11:06 DU MÊME AUTEUR FICTION Arabesque, Actes Sud, 1985. La Division de l’intérieur, L’Hexagone (Montréal), 1996. Midis. Scènes aux bords de l’oubli, Éd. Trois (Québec), 2000. ESSAIS Itinerari di scrittura, Bulzoni (Roma), 1982. L’Effet-fiction. De l’illusion romanesque, Nizet, 1989. Les Métamorphoses-Butor, Entretiens, Griffon d’argile (Québec) & Presses Universitaires de Grenoble, 1991. Photos de racines, avec H. Cixous, Des Femmes, 1994. Les Partitions de Claude Ollier, L’Harmattan, 1996. Histoire de la littérature française au XXe siècle ou Les Repentirs de la littérature, Honoré Champion, 2000. Assia Djebar, la résistance de l’écriture, Maisonneuve & Larose, 2001. Du Café à l’Éternité, Galilée, 2002. Le Grand Temps, essai sur Claude Simon, Presses Universitaires du Septentrion, 2004. Assia Djebar, Adpf, Ministère des Affaires étrangères, La documentation française, 2006. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2006. Tombeau d'Akhnaton.p65 4 12/06/06, 11:06