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Yannis Ritsos par Dominique Grandmont et Jean-Baptiste Para Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les combats de la bande dessinée Carlos Nine et les rêveurs Éric Arrivé, Robin Assous, Sébastien Banse, William Blanc, Gautier Ducatez et Sidonie Han Carlos Nine, Saubon le petit canard. BANDES DESSINÉES ÉDITO SOMMAIRE De l’usage du concept de totalitarisme (II) Carlos Nine : Saubon le petit canard. Page I Jean Ristat : De l’usage du concept de totalitarisme (2). Page II DOSSIER BANDE DESSINÉE Sidonie Han : A travers les méandres de la bande dessinée. Page III Sidonie Han : Des Requins marteaux aux Rêveurs. Page III Gauthier Ducatez : La bande dessinée par le Menu. Page IV Sébastien Banse : Quis custodiet ipsos custodes ? Page IV Eric Arrivé : Vertiges. Page V William Blanc : Dénonciation en images. Page V Robin Assous : Des capotes anglaises dans le sac. Page V Sidonie Han : Panorama de la bande dessinée algérienne. Page VI Sidonie Han : Une vie sous Mao : de l’intime au politique. Page VI Jean-Baptiste Para : « Les empreintes de nos mains s’uniront ». Page VII Dominique Grandmont : Yannis Ritsos ou la hiérarchie du coeur. Page VIII Olivier Barbarant : Un Radeau de la Méduse du XXe siècle. Page IX Jean-Claude Hauc : Cahiers du désespoir. Page IX Matthieu Lévy-Hardy : La chronique du moi. Page IX Christophe Mercier : Strindberg épistolier. Page X Sébastien Banse : Féroce Amérique. Page X Gérard-Georges Lemaire : Un auteur introuvable. Page X Françoise Han : Peut-on vivre à plein le présent ? (chronique). Page XI François Eychart : Enquête sur le belomorkanal. Page XI Jacques-Olivier Bégot : Marx sans fin. Page XII Jean-Loup Thébaud : le Marx de Mehring : Epicure contre le SPD. Page XII William Blanc : Que faire du sionisme ? Page XII Georges Férou : Istanbul, Constantinople... Page XIII Georges Férou : L’énigmatique Giorgione. Page XIII Justine Lacoste : Au cœur de l’histoire de l’art. Page XIII Giorgio Podestà : James Ensor dans le magasin de souvenirs d’Ostende. Page XIV Giorgio Podestà : Soulages l’homme en noir. Page XIV Clémentine Hougue : Le surréalisme : du photomontage au photomaton (2) (chronique). Page XIV Claude Schopp : Journal du cinémateur. (chronique) Page XV José Moure : La religieuse portugaise d’Eugène Green, ou l’épiphanie du présent. Page XV François Eychart : Le surréalisme et la musique. Page XV Claude Glayman : Médiocrité de la musique sous l’Occupation. Page XVI Jean-Pierre Han : Spectacles à contre-courant. Page XVI Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI dans l’Humanité du 5 décembre 2009. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan. Directeurs : Aragon puis Jean Ristat. Directeur : Jean Ristat. Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han. Secrétaire de rédaction : François Eychart. Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jacques-Olivier Bégot et Baptiste Eychart (savoirs). Conception graphique : Mustapha Boutadjine. Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas), Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille), Marc Sagaert (Mexique), Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Correcteurs et photograveurs : SGP. par Jean Ristat L a période historique sur laquelle travaille Michael Christofferson (1968-1981) peut sembler bien lointaine. L’URSS était alors considérée comme la deuxième puissance mondiale. On parlait des pays du « socialisme réel », de la lutte anti-impérialiste, et le Parti socialiste français ne s’était pas encore rallié à l’économie de marché. Certes. Cependant la lecture du livre de Michael Christofferson me paraît fort utile si l’on veut comprendre comment s’est peu à peu formée la configuration idéologique de notre époque dite postmoderne et libérale démocrate, celle de la mondialisation capitaliste. Tout comme la lecture, je le dis pour mémoire, de l’ouvrage de Zizek, Vous avez dit totalitarisme, dans lequel il montre que, « loin d’être un concept théorique pertinent, la notion de totalitarisme (…) au lieu de nous donner les moyens de réfléchir, de nous contraindre à appréhender sous un jour nouveau la réalité historique qu’elle désigne (…) nous dispense du devoir de penser et nous empêche même positivement de le faire ». Ainsi, ces dernières semaines, à l’occasion du 20e anniversaire de la chute du mur de Berlin, a-t-on pu assister, en France, à une offensive idéologique d’une rare ampleur. La quasi-totalité des médias a célébré la fin du communisme et celle du totalitarisme, le triomphe de la démocratie et de la liberté, et le règne sans partage du capitalisme. La société du spectacle a dépensé sans compter, à Paris comme à Berlin, pour offrir aux peuples enfin libérés un divertissement dont la médiocrité n’était pas sans évoquer celle du défilé conçu par Jean-Paul Goude pour le bicentenaire de la Révolution française. Quelques intellectuels, qui comptèrent parmi les acteurs les plus virulents de la campagne antitotalitaire en France de 1974 à 1981, y sont allés de leur prêche bien-pensant : André Glucksmann, bien sûr… D’autres, plus prudents, se sont tus. Je me demande, après avoir pris connaissance des discours, entretiens et analyses dont nous venons d’être « assommés », si tout cela ne manifeste pas « une défaite théorique de la gauche, c’est-à-dire l’acceptation par la gauche des données fondamentales de la démocratie libérale (la “démocratie” se définissant ainsi par opposition au “totalitarisme”) et sa tentative actuelle de redéfinir sa position (son opposition) à l’intérieur de cet espace » (Zizek). Encore faudrait-il savoir ce qu’on entend par gauche… Lorsque Christofferson parle des « intellectuels de gauche », il est clair qu’il s’agit des intellectuels de gauche non communistes. Ce sont eux qui ont mené le combat antitotalitaire à travers la presse (Libération, par exemple), et surtout les revues: Esprit (JeanMarie Domenach et Paul Thibaud), les Temps modernes (JeanPaul Sartre), Faire (Patrick Viveret et Pierre Rosanvallon), Libre (Claude Lefort, Cornélius Castoriadis et Pierre Clastres), pour ne citer qu’elles. Sans oublier Tel quel (Philippe Sollers, Julia Kristeva et Marcelin Pleynet). C’est sans aucun doute l’un des centres d’intérêt important du travail de Christofferson que d’avoir su mettre en lumière le rôle politique de ces revues durant les décennies 1970-1980. Il ne fait pas l’impasse sur les débats internes qui les ont traversées, parfois opposées : pour ou contre la démocratie directe, l’autogestion. Mais il est évident que leur point commun fut l’anticommunisme et la peur de voir le PCF prendre le contrôle idéologique de l’Union de la gauche en dépit des succès électoraux du Parti socialiste. Copyright les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés. F R A N Ç A I S E S . D (À suivre.) Les Intellectuels contre la gauche, de Michael Christofferson, Agone Éditeur. 445 pages, 25 euros. Vous avez dit totalitarisme, de Slavoj Zizek, Amsterdam Éditeur. 270 pages, 9,80 euros. Je soutiens l’association Les Amis des Lettres françaises ............................................................................................................................................................................. .............................................................................................................................................................................................................. Nom : Prénom : Adresse : Tél. : courriel : ............................................................................................................................................................................. .............................................................................................................................................................................................................................. ............................................................................................................................................................................ .................................................................................................................................................................................................................... ........................................................................................................................................................................... ..................................................................................................................................................................................................................... Retrouvez les Lettres françaises le premier samedi de chaque mois. Exceptionnellement le prochain numéro paraîtra le 9 janvier 2010. LES LETTRES J. R. Appel pour les Lettres françaises Je verse : 164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis CEDEX. Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected]. On les voit cependant évoluer au gré des circonstances: l’affrontement PC-PS en 1974 et l’inflexion de la révolution portugaise en 1975, année au cours de laquelle la revue Esprit va prendre l’initiative d’un colloque sur la question du totalitarisme (novembre). Paul Thibaud va y jouer un rôle fondamental. « Comment, écrit-il, et pourquoi la lutte anticapitaliste produit et reproduit-elle (…) les conditions du totalitarisme ? » Il dénonce par ailleurs « une vulgate idéologique dont le PC est le gérant et le garant intéressé ». Vouloir en finir avec la lutte des classes a-t-il encore un sens ? etc. Peu à peu, « les intellectuels de gauche » vont « circonscrire les origines du totalitarisme à la sphère des idées ». Edgar Morin et quelques autres vont en faire un produit de l’idéologie révolutionnaire, et Glucksmann, celui de « l’évolution de la raison occidentale depuis Platon ». Bref, maintenant que Soljenitsyne leur a ouvert les yeux, ils vont, au nom de l’antitotalitarisme, défendre la démocratie et les droits de l’homme. Une politique de la dissidence se met en place au cours de l’année 1977, d’abord pour soutenir les écrivains ou les intellectuels derrière le rideau de fer, puis en France même. Bernard-Henri Lévy publie la Barbarie à visage humain et André Glucksmann, les Maîtres penseurs. Ces « nouveaux philosophes » se présentent comme « des dissidents, et vice versa ». Lors d’une conférence de Julia Kristeva au centre Beaubourg, « Un nouveau type d’intellectuel : le dissident », en mai 1977, des auditeurs protestent lorsqu’elle ramène « la situation française à celle des régimes communistes ». Glucksmann s’écrie : « Le goulag a déjà commencé ! » Je laisse au lecteur le soin de suivre l’analyse rigoureuse (chapitre V) de Christofferson: il montre avec une précision implacable comment la « nouvelle philosophie » est promue dans les médias et surtout comment, malgré sa médiocrité, ses outrances et ses simplismes théoriques, elle connaît un succès sans précédent, et surtout une légitimité grâce à l’appui des « grands intellectuels ». Roland Barthes est « enchanté » par l’écriture de BHL et Michel Foucault « approuve sans réserve les Maîtres penseurs de Glucksmann dans un vibrant éloge publié par le Nouvel Observateur ». Position énigmatique si l’on considère que les positions de Glucksmann sur le pouvoir et la raison n’ont guère à voir avec celles de Foucault. Christofferson partage l’opinion de Didier Éribon selon laquelle le soutien de Foucault aux Maîtres penseurs était « dicté par des considérations plus politiques que philosophiques ». En un mot, Foucault est un anticommuniste virulent et lorsqu’il « explique que la philosophie est une sorte de journalisme radical (…) il n’opère pas toujours une distinction claire entre ses interventions philosophiques, politiques et médiatiques ». Et Glucksmann ne sera pas en reste : « Foucault est le premier, depuis Marx, à interroger systématiquement les origines les plus immédiates du monde moderne. » ............................................................................................................................................................................. ............................................................................................................................................................................................... Chèque à libeller à l’ordre de l’association Les Amis des Lettres françaises et à envoyer aux Lettres françaises 164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis Cedex É C E M B R E 2009 ( S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U 5 D É C E M B R E 2009) . 2 BANDES DESSINÉES À travers les méandres de la bande dessinée L a situation de la bande dessinée en France, à l’heure actuelle, demeure ambivalente. Son image est certes omniprésente et banalisée, elle n’a pas pour autant gagné ses lettres de noblesse. On a beau l’affubler du qualificatif de neuvième art, elle demeure, dans l’imaginaire collectif, ce bâtard, rejeton illégitime de la littérature et du dessin, amusant et inoffensif dans le meilleur des cas. Dans la masse de livres édités chaque année, il est difficile de distinguer les genres et les formes. Il existe pourtant, dans le flot incessant d’images produites, des chefs-d’œuvre qui n’ont rien à envier aux autres arts, car ils représentent de manière tout à fait pertinente ce qui fait la spécificité de la bande dessinée ; la mise en espace d’une parole par le biais d’outils graphiques. Si la narration linéaire d’une fiction a été pendant longtemps le genre d’écriture prédominant de la bande dessinée, on a vu apparaître ces dix dernières années beaucoup d’autres tentatives, allant de l’essai à l’écriture purement visuelle. Le format conventionnel cartonné de 48 pages a depuis longtemps explosé, tout comme la mise en scène des images. On parle de plus en plus de roman graphique et l’écriture n’est plus cantonnée à un phylactère au-dessus de la tête des personnages. Cette évolution n’a cependant pas tout résolu. Si une partie de la bande dessinée tente bien d’avancer, dans le même temps la prédominance de techniques de colorisation numérique, les séries sans fin ou l’uniformisation du trait dans certains cadres donnent exactement l’impression inverse. Il ne pouvait être question ici d’exhaustivité, il nous a semblé plus pertinent d’essayer de mettre en lumière quelques initiatives marquantes, en toute subjectivité, dans le cheminement d’un art qui se cherche encore. Car la bande dessinée n’échappe pas à son temps, submergée par la dépolitisation et la transformation des objets culturels en produits de consommation. Les modes de production ont fait passer le graphisme de l’artisanat à l’industrie et cela n’est pas sans influence sur la qualité et la diversité des objets proposés. Il en résulte que la reconnaissance que croit avoir acquise la bande dessinée est beaucoup plus commerciale qu’artistique. La question à se poser est donc de savoir comment arriver à faire entendre la voix d’une autre conception de cet art, quand les moyens de l’industrie éditoriale sont si importants. Sans doute faut-il chercher à se battre sur un autre terrain : en construisant l’utopie au jour le jour, en défendant une bande dessinée résolument politique, élargie, et qui continue à se poser des questions sur sa propre existence… Sidonie Han Des Requins Marteaux aux Rêveurs DR Deux éditeurs indépendants Prières, de L. L. de Mars, édité chez les Réveurs. L ’édition en bande dessinée n’a jamais été aussi florissante. L’année 2008 a vu sortir environ 3 600 nouveautés. Paradoxalement, cette explosion de l’édition ne s’accompagne ni d’une reconnaissance totale de ses aînées (principalement la littérature) pourtant convoitée depuis des années, ni d’une qualité qu’il faut aller chercher dans la multitude de titres proposés, un peu comme dans une friperie. En France, l’édition tourne principalement autour des grandes maisons historiques (Dargaud, Delcourt, Dupuis, etc.), divisées en labels plus ou moins nombreux. Parmi ces labels, certains se sont fait connaître pour la qualité de leurs lignes éditoriales, c’est le cas de « Poisson Pilote » par exemple, qui appartient à Dargaud. Au-delà des grandes maisons, il existe aussi des éditions indépendantes, qui évoluent en marge du marché dominant de la bande dessinée et qui, contre toute attente, survivent depuis assez longtemps pour qu’une culture de la bande dessinée indépendante ait pu se mettre en place. En 1990 est née l’Association, créée par quatre auteurs cherchant à sortir des sentiers battus. Elle a, depuis, focalisé l’attention des médias non spécialisés en ce qui concerne l’édition alternative. Il existe pourtant d’autres initiatives, notamment celles des « Requins Marteaux », nés en 1991 et « les Rêveurs » en LES LETTRES 1997. Ces deux éditions présentent un double intérêt ; tout d’abord leur parcours atypique et spécifique, et ensuite leur longévité, qui permet un recul sur leur pratique. Les Requins Marteaux se sont formés autour d’un groupe de jeunes artistes à Albi, sans être, dans un premier temps, spécifiquement dédiés à la bande dessinée. C’est donc une association qui voit le jour, et qui bénéficiera, sans le vouloir, de la vague lancée par l’Association un an auparavant, autour de la bande dessinée indépendante. Les Rêveurs sont aussi constitués en association et se sont créés autour de la rencontre de Nicolas Lebedel et Manu Larcenet. Dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agit pas, au départ, de se lancer dans l’aventure titanesque de l’édition, mais bien de se faire plaisir et de maîtriser un processus de création de bout en bout. On retrouve, chez les deux éditeurs, ce soin apporté au graphisme, au format ou encore à la qualité du papier utilisé. Le premier livre édité par les Rêveurs, Dallas Cowboy, de Manu Larcenet, est en format à l’italienne, format que l’on retrouvera fréquemment chez eux, bien qu’il soit relativement atypique en France et, de ce fait, difficilement commercialisable. Aujourd’hui, on trouve divers formats chez les Rêveurs, en fonction de l’exigence des projets. Du côté des Requins, on trouve un catalogue bigarré, F R A N Ç A I S E S . D É C E M B R E 2009 ( un peu « foutraque » comme le décrit Marc Pichelin, où chaque livre est un objet pensé dans son entier et donc nécessitant son propre format et sa propre mise en pages. Cette passion de l’objet bande dessinée, la maîtrise et l’appropriation du processus de création et de fabrication par les auteurs sont particulièrement importantes car elles vont à l’encontre d’une certaine forme d’industrialisation de l’art et de la culture. Ces projets un peu particuliers, à la marge des grandes maisons d’édition, existent aujourd’hui parce qu’ils se tiennent à l’écart de la concurrence économique acharnée du marché du livre. Les Rêveurs fonctionnent principalement sur le bénévolat de Nicolas Lebedel et de Manu Larcenet, et sur le succès commercial des livres de ce dernier. Cela leur permet à la fois d’avoir une autonomie financière, et de ne pas être contraints par la pression économique. En d’autres termes, les Rêveurs peuvent se permettre de vrais choix d’éditeurs, et non pas des choix indexés sur le capital commercial d’une œuvre. Les Requins Marteaux, quant à eux, ont aujourd’hui quatre salariés et fonctionnent beaucoup plus comme une structure culturelle, avec des aides publiques, que comme une structure commerciale. Leur démarche ne s’arrête d’ailleurs pas à la bande dessinée, puisqu’ils mettent S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U en place également des expositions, des films, un festival, etc. Il s’agit ici de défendre une pratique artistique et culturelle, et non pas de mettre en place un projet commercial. Dans les deux cas, il ne s’agit nullement de créer des structures, faute de pouvoir intégrer celles existantes, mais bien d’un vrai choix, issu d’une réflexion sur les pratiques artistiques en bande dessinée. Même si ces deux éditeurs font des choix éditoriaux assez différents – les Rêveurs se tournent aujourd’hui aussi vers l’histoire de la bande dessinée, alors que les Requins ne font que de la nouveauté – et que leur production reste marginale – 15 à 20 titres par an pour les Requins, environ 5 pour les Rêveurs –, leur contribution au développement de la bande dessinée comme recherche artistique, avant toute activité commerciale, semble indispensable au développement du neuvième art. Ces éditeurs ont aussi ouvert la voie à une nouvelle génération (j’avais déjà parlé ici de The Hoochie Coochie), dont on espère qu’ils nous aideront à tracer une route à travers la jungle du consumérisme culturel. S. H. Les Rêveurs : www.editionslesreveurs.com/ Les Requins Marteaux : http://www.lesrequinsmarteaux.org/ 5 D É C E M B R E 2009) . 3 BANDES DESSINÉES La bande dessinée par le Menu J anvier 2005, en plein ronflant Festival d’Angoulême, un petit événement éditorial eut lieu, loin des remises de prix en tout genre : Jean-Christophe Menu, auteur, éditeur et co-fondateur de L’Association venait de lâcher un petit brûlot intitulé PlatesBandes (et sous-titré « Pamphlet »). Plus qu’un simple coup médiatique, on s’aperçoit rétrospectivement que la publication de ce livre se rapprocherait plutôt d’une révolution copernicienne dans la pratique de la bande dessinée. Figure incontournable du renouveau du medium dans les années 1990, Menu est l’un des propagateurs de la forme souple de bien des bandes dessinées actuelles (plus proche des livres non illustrés), et de la réorientation de ses centres d’intérêts, de l’aventure vers des thèmes plus intellectuels et intimistes. Ce fort changement de paradigme avait été jusque-là accompagné de textes courts et radicaux, mais jamais encore la pratique n’avait cédé à proprement parler le pas à la théorie. Lorsque ce genre de bande dessinée commença à rencontrer un réel succès au début des années 2000, les éditeurs « traditionnels » de 48cc (Casterman, Delcourt, etc.) se positionnèrent en copiant la forme – sans se soucier du fond – de ces jeunes maisons d’édition. De sorte, le Rubicond fût franchi : ils empiétaient sur les plates-bandes de la bande dessinée alternative. L’après Plates-Bandes fît donc tomber les masques, ne laissant à bien des auteurs le choix qu’entre le radicalisme et la compromis- sion. Les éditeurs incriminés accueillirent le livre avec une certaine circonspection. Quant à la plupart des journalistes ès bande dessinée, dont l’indigence était également épinglée par Menu, ils tirèrent à boulets rouges sur le livre. Jamais ouvrage d’auteur de bande dessinée n’avait attiré autant de mauvaises critiques, et si l’on met ce fait en exergue, on comprend déjà combien Menu avait réussi son pari. En effet, la pratique est encore tenace, mais nombre de soi-disant critiques d’albums ne sont que des chroniques, tirant tant que possible à la ligne l’argumentaire commercial fourni par l’éditeur. Impossible dès lors pour les journalistes d’appliquer cette méthode à un livre qui en pointait les limites. Cependant, l’aspect polémique qui suivit la publication de Plates-Bandes, ne doit en rien cacher son action fondamentale : il pouvait être également lu comme le premier recueil de lois-canons pour une bande dessinée exigeante et radicale. Mais ce livre inaugurait un chantier plus vaste encore : la collection « Éprouvette » de L’Association, c’est dans le corpus même de cette collection, que se trouve la vraie innovation. Si l’on excepte quelques travaux éparses et majoritairement techniques (Will Eisner, Scott McCloud, etc.), il y est donné de voir pour la première fois des auteurs de bande dessinée traduire leur médium et leurs intentions artistiques en termes critiques, philosophiques et épistémologiques. La collection « Éprouvette » démontre une chose essentielle : l’essai est un genre adaptable en bande dessinée. Il faut croire que les livres qui la composent, finiront par avoir autant d’importance pour la bande dessinée, que Point et ligne sur plan de Vassily Kandinsky et Vers une architecture de Le Corbusier en ont eu respectivement pour la peinture et l’architecture . Enfin, Éprouvette fut aussi (de janvier 2006 à janvier 2007) la revue critique de L’Association. Son sabordage programmé mit notamment en lumière une autre revue critique, antérieure par sa création mais collectant jusque-là moins d’audience : Comix Club publié par Groinge. Cette revue – dont l’ultime et onzième numéro paraîtra en janvier 2010 –, avec un angle moins polémique et publiée par un éditeur moins hégémonique que L’Association, articulait en son sein d’autres voix qui brisaient finalement le consensus « Éprouvette » émanant d’un contexte éditorial précis (celui des éditeurs indépendants des années 1990). Les textes du Comix Club devraient bien vite faire défaut, car suite à l’apport inestimable de cette génération d’éditeurs susmentionnée, il est salutaire pour la bande dessinée que les jeunes générations s’approprient à leur tour cet appareil critique, s’affirment et sortent de l’ombre de leurs glorieux aînés, sans quoi le risque d’une nouvelle sclérose de la bande dessinée est bien réel, et quel serait l’intérêt, alors, à la poursuite d’un art dont le cerveau ne précèderait pas la main ? Gautier Ducatez Quis custodiet ipsos custodes ? LES LETTRES F R A N Ç A I S E S . D chapitre se clôt sur cette citation d’Einstein : « La découverte de l’atome a tout changé, sauf notre manière de penser. La solution à ce problème réside dans le cœur de l’humanité. Si j’avais su, je serais devenu horloger… » Et Alan Moore lui-même dit à propos de son livre, conçu comme un compte à rebours vers une catastrophe programmée : « J’aime la convolution de Watchmen – c’est un joli mouvement d’horlogerie suisse, n’est-ce pas ? » Tous les rouages du récit s’emboîtent les uns aux autres, pour enrichir sans cesse le sens. Jeu de miroirs : la dernière image renvoie à celle qui ouvre l’ouvrage. Jeu de tiroirs : une BD dans la BD, qui reflète et commente l’action, et dont Moore s’amuse à écrire une fausse biographie de l’auteur, qui joue lui-même un rôle dans l’intrigue. Pendant ce temps, une bande d’anciens vigilantes, des justiciers masqués, jadis employés par le gouvernement et qu’une loi a proscrits depuis, reprennent du service pour élucider la mort de l’un d’entre eux. Parmi eux, Rorschach, inoubliable personnage, rendu fou de révolte par ce monde sans morale, accroché à la dérisoire vertu qui est sa seule fierté. Politiquement douteux, croyant trouver un remède à l’immoralité de ce monde dans l’autoritarisme, il reste néanmoins d’une glaçante lucidité. Il est le seul qui refusera le compromis auquel se résoudront tous les protagonistes confrontés au dilemme final entre la paix et la vérité. Pourchassé, arrêté, il lance aux détenus qui l’encerclent : « Aucun de vous ne comprend. Ce n’est pas moi qui suis enfermé ici avec vous. C’est vous qui êtes enfermés ici avec moi. » Seul, désespérément. L’impact de cette œuvre fut énorme. Will Eisner, pour lequel Alan Moore revendique une grande admiration, ainsi que ses continuateurs, avaient déjà emmené la BD américaine vers des thématiques plus adultes, expérimenté des techniques de narration moins linéaires, mais sans jamais rien laisser entrevoir de la complexité de Watchmen, tant dans le discours politique que dans la complexité du récit. Et cet album demeure en même temps une belle réflexion sur les comics, sur leur potentiel et leur signification. « Je ne pensais pas à Watchmen en me disant : “Voici l’avenir des comics”. Je croyais que c’était une façon très intéressante de faire une BD de superhéros. J’espérais que d’autres gens allaient venir avec d’autres idées aussi intéressantes, mais pas semblables, mais ça ne s’est pas passé comme ça », regretta Moore, qui abandonna ses imitateurs à leur copie pour écrire un autre chapitre de l’histoire de son art. DR D ans la riche bibliographie d’Alan Moore, qui a révolutionné le monde des comics plus d’une fois, deux œuvres se détachent des autres, deux volumes fort différents mais qui partagent certaines préoccupations politiques. En 1982, Moore crée, avec le dessinateur David Lloyd, V pour vendetta, analyse du totalitarisme et plaidoyer anarchiste. L’histoire se situe en 1998, en Angleterre, où la menace nucléaire a permis aux fascistes d’arriver au pouvoir. La terreur règne sur le pays, entièrement contrôlé par le Système, constitué à la manière d’un organisme humain : le commandement est la Tête, le renseignement les Yeux, la propagande la Voix, et la police la Main. Pour s’attaquer à cette entité, un homme revêt le masque de Guy Fawkes, un rebelle catholique qui essaya de faire sauter le Parlement au XVIIe siècle. Réchappé des camps où ont été déportés les opposants et les immigrés, cet homme lance une vendetta contre ses anciens tortionnaires. Mais son ambition est plus large : réveiller un peuple engourdi par la domination et la peur, et lui rendre le droit à la parole. « Le bruit est proportionnel au silence qui l’a précédé. Plus le calme était absolu, plus le coup de tonnerre choquera. Nos maîtres n’ont pas entendu la voix du peuple depuis des générations, et elle est bien plus puissante qu’ils ne veulent se le rappeler. » Le combat qu’il mène n’est pas destiné à prendre le pouvoir, mais bien à le rendre au peuple, et son aboutissement n’est pas une victoire personnelle, car le lecteur ne verra jamais son visage. Au policier qui croit l’abattre, il lance : « Tu pensais me tuer ? Il n’y a pas de chair ou de sang sous cette cape. Il n’y a qu’une idée. Une idée immortelle. » Cette idée lui survivra puisque cette histoire est celle de l’initiation à la liberté d’une jeune femme recueillie par le rebelle. Initiation cruelle et terrible, mais nécessaire : il faut faire l’expérience de la privation pour savoir le prix de ce que l’on a un jour possédé. Malheureusement, le magazine qui publie V pour Vendetta cesse de paraître et il faudra attendre 1989 pour que Moore puisse finir le récit. Entre-temps, en 1986, il aura publié son chef-d’œuvre, Watchmen, dessiné par Dave Gibbons. Au départ de ce récit, un chercheur en physique nucléaire est accidentellement désintégré lors d’une expérience, avant de se réincarner en une créature toute-puissante. Baptisé Dr Manhattan et intégré à la stratégie de la défense américaine, il est une métaphore de la technologie atomique. En posant ce postulat de départ : et si un superhéros avait Alan Moore par Bunk. véritablement existé dans l’Amérique des années 1980, Moore crée une uchronie où les Américains ont pris un avantage militaire significatif, un avantage nucléaire, qui leur permet de gagner la guerre du Vietnam et leur donne suffisamment confiance pour défier directement l’URSS. Mais ce surhomme n’est qu’un instrument. On le sait capable de deviner l’avenir et on le croit donc capable de le modifier, mais il ne fait que le subir, comme un passé qui reste à arriver, écrit par des forces bien supérieures, humaines celles-ci, qui en disposent sans se l’avouer. « Il n’y a pas de futur. Il n’y a pas de passé. Le temps est simultané, un joyau à la structure complexe dont les humains se contentent de regarder un côté à la fois, alors que l’ensemble du motif est visible dans chaque facette. » Le livre est entièrement construit sur ce principe : chaque élément renvoie à tous les autres. Le physicien s’apprêtait à devenir horloger jusqu’à ce que la bombe atomique, symbolisée par la photo d’une montre arrêtée à jamais à l’heure de l’explosion, ne décide son père à lui imposer une autre carrière ; c’est une autre montre, oubliée dans un laboratoire, qui le conduit à l’accident ; le É C E M B R E 2009 ( S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ Sébastien Banse D U 5 D É C E M B R E 2009) . 4 BANDES DESSINÉES Vertiges DR L a sortie récente du septième album de DMZ est l’occasion de s’interroger sur un phénomène paradoxal de la bande dessinée américaine. Cette œuvre, comme tant d’autres politiquement aussi acerbes au sujet des orientations majeures de la société américaine, est publiée par une des principales entreprises éditoriales participant à la culture de masse aujourd’hui globalisée. Bien sûr, on peut arguer du fait que la marchandise ne se soucie pas des messages incohérents qu’elle diffuse, tant qu’elle peut continuer à circuler avec ses propres mécanismes. On peut aussi penser que des démarches plus pertinentes sont engagées dans le domaine de la bande dessinée alternative en termes de critiques radicales. Mais ces arguments, aussi justifiés soient-ils, font l’impasse sur une caractéristique énoncée dans ce simple adjectif : acerbe. DMZ présente un univers de fiction dans un futur proche, où les tensions accumulées en interne du fait des politiques d’engagement militaire massif à travers le monde conduisent à une seconde guerre civile aux États-Unis. Manhattan devient une zone tampon sur le front entre l’armée américaine rapatriée dans l’urgence, d’une part, et des milices informelles, constituées au cœur de l’hinterland, qui s’agrègent dans une autoproclamée armée des États libres, d’autre part. Un journaliste se trouve débarqué sur ce terrain hostile et entame la description, au jour le jour, de la vie des civils piégés dans l’île à l’issue d’une évacuation chaotique. Les situations vécues par cette population offrent de multiples occasions de fustiger aussi bien les valeurs que les comportements de différentes parties du conflit, dans lesquelles on reconnaît certaines figures et institutions contemporaines. Vertigo, éditeur de cette plongée dans les tourments d’un conflit typique de notre époque, nonobstant sa localisation, est une filiale spécialisée dans le roman graphique destiné à un public plus adulte, au sein de DC Comics, l’un des deux groupes majeurs de la publication de bandes dessinées aux États-Unis. Celui-ci fait lui-même partie du conglomérat Time Warner, autant dire qu’il s’agit du cœur de ce que le système médiatique produit à échelle mondiale, aussi bien en termes d’images à consommer Mr Ferraille, Winshluss, édité chez les Requins marteaux. que d’industries pour en appuyer le déferlement. Sous bien des aspects, la nébuleuse à laquelle appartient Vertigo pourrait être identifiée au groupe fictif Liberty News qui constitue un des acteurs troubles intervenant dans l’univers de DMZ. Cette conjonction est particulièrement mise en avant dans les productions de l’industrie éditoriale américaine. Les publications européennes et asiatiques n’offrent pas la même combinaison de thèses explicitement polémiques, de diffusion à grande échelle et d’ambition dans l’ampleur de l’œuvre. Surtout, elles ne sont pas empreintes de cette amertume rageuse qui donne le ton dans de nombreuses productions récentes de cette industrie. La plume des auteurs et dessinateurs d’origine européenne mis à contribution, tels que Riccardo Burchielli (DMZ) ou Alan Moore (Watchmen, V pour Vendetta, cf. article ci-contre), ne l’atténue pas, bien au contraire. Avec un point de vue reprenant des références américaines tout en les tenant à distance, cette plume peut permettre, au contraire, de déployer des dimensions latentes que les règles subtiles du conformisme brident en temps normal. La tension accumulée dans les esprits du fait de la puissance de feu des médias doit bien trouver un exutoire, mais ne peut le trouver que par le milieu auquel ces esprits sont connectés. Déjà, Obama n’avait pu retenir cette remarque étrange lors de sa campagne électorale, qui lui avait valu à la fois une volée de bois vert des tenants d’une Amérique invincible, exceptionnelle et sans faille, mais aussi peut-être, une part non négligeable de sa victoire acquise dans une période sidérante quant à la viabilité de tout un système. Il avait en effet évoqué le sentiment que lui inspirait son immersion dans le maelström des ressentiments exprimés par ses compatriotes, par ce terme ambigu : bitter. C’est aussi ce qui frappe le lecteur de DMZ : les médias de masse ne pouvant se faire l’écho d’une contestation qui les cible, mais ne pouvant pas non plus s’affranchir de la matière qui les alimente, ils deviennent les relais d’une psychologie sous tension, entre lassitude et écœurement. Éric Arrivé DMZ, de Ricardo Burchielli, Brian Wood, Éditions Vertigo, couleur, tomes I à VII. Publié en France chez Marvel Panini (tomes I à V). Dénonciation en images T ransposer un livre d’histoire en bande dessinée, voilà la gageure à laquelle se sont attelés Paul Buhle (scénario) et Mike Konopacki (graphisme), en tentant d’adapter la très célèbre Histoire populaire des États-Unis, d’Howard Zinn. Populaire, l’œuvre l’est au moins à deux titres. Elle s’est vendue, en six éditions (dont une jeunesse), à plus d’un million d’exemplaires outre-Atlantique et décline l’histoire des oubliés du rêve américain, des Amérindiens aux immigrés clandestins d’aujourd’hui, en passant par les esclaves, les communistes et les syndicalistes. Une fresque inédite, si immense (812 pages pour l’édition française parue chez Agone, en 2002) qu’il était impossible de l’adapter entièrement. Aussi, les auteurs ont pris le parti de se concentrer sur les interventions militaires extérieures américaines à partir de la fin de la conquête de l’Ouest. Chaque conflit est l’occasion d’un parallèle stupéfiant avec les guerres actuelles d’Irak et d’Afghanistan. On apprend, par exemple, que cacher des buts de guerre peu avouables avec des excuses humanitaires est une vieille habitude de l’impérialisme américain. Les droits des femmes furent ainsi brandis en 1898 pour justifier l’intervention contre l’Espagne et la conquête des Philippines (qui fit 200 000 morts civils). Pour rendre le propos plus intelligible, les auteurs ont mélangé le récit historique aux souvenirs d’Howard Zinn (tirés de son autobiographie, l’Impossible neutralité, parue en 2006, chez Agone) et de très nombreux (et édifiants) facsimilés de photos et de journaux d’époque. Les graphismes très comics en noir et blanc sont agréables et sans surcharges. Ils servent le propos sans l’étouffer. De petites bulles « InfoZinn » apparaissent au fil des pages pour rappeler des faits d’actualités (notamment sur la guerre en Irak) et les comparer avec l’histoire du siècle précédent. Cette articulation entre texte et case permet une lecture facile et fait d’Une histoire populaire de l’empire américain un ouvrage accessible à tous, de l’adolescent curieux au vieil érudit, offrant à chacun une excellente grille de lecture pour mieux décrypter la politique internationale. William Blanc Une histoire populaire de l’empire américain, d’Howard Zinn, Mike Konopacki et Paul Buhle. Traduction de l’anglais (États-Unis) par Barbara Helly. Vertige Graphic, 288 pages, 22 euros. Des capotes anglaises dans le sac L ’histoire racontée par Kris dans Coupures irlandaises est en partie autobiographique. Il est réellement parti un mois en voyage en Ulster, en 1987, pour un séjour d’échanges linguistiques avec Nicolas, son « meilleur ami ». Ils ont quatorze ans, sont inséparables. Manque de chance : leurs familles d’accueil à Belfast sont séparées par les checkpoints et les barbelés de l’armée britanniques, déployée depuis près de vingt ans. Ils se débrouilleront, têtus et un peu têtes brûlées, pour passer tout leur temps ensemble. Christophe traversera un jour Belfast, des quartiers riches et protestants jusqu’aux quartiers pauvres et catholiques, pour aller voir son ami, après qu’on lui aura dit que « les troubles » empêcheraient toute circulation à travers la ville pendant au moins une semaine. Un des jeunes héros remarque, au sujet de la ségrégation spa- LES LETTRES tiale à Belfast : « En venant du market pour la première fois, j’avais l’impression de passer de la Palestine à Los Angeles » ! À quatorze ans, ils ne sont plus vraiment des enfants. La proximité culturelle des Bretons avec les Irlandais et leurs sentiments adolescents de révolte face à l’injustice sociale les conduisent à sympathiser avec la cause des catholiques face aux riches protestants protégés des Britanniques. Quand un soldat s’amuse à tirer près de Christophe alors qu’il ramasse une balle de sport qui a atterri dans une rue, les deux amis se trouvent impliqués personnellement dans le conflit. Un baptême du feu pour ces gamins dont la seule réalité de la guerre était celle qu’on racontait à propos des exploits de l’un ou l’autre grand-père. Celui qui a failli être une victime collatérale d’un conflit, auquel il était presque étranger, tiendra F R A N Ç A I S E S . D É C E M B R E 2009 ( sa revanche contre l’occupant. Christophe aura alors son heure de gloire dans le quartier catholique, avant que l’album ne s’achève sur un drame terrifiant, qui laisse augurer un avenir très sombre. C’est avec le souvenir d’une promesse que commence l’histoire racontée par Kris : celle de témoigner sur la vie des habitants catholiques de l’Ulster, victimes de discriminations et d’humiliations quotidiennes de la part de l’armée. Elle se termine ainsi : « Aujourd’hui, je ne cherche plus d’illusoire objectivité. Au contraire. J’écris un bout de mon passé à l’imparfait du subjonctif. En souvenir d’une promesse d’enfant, brutalement devenu adulte. Car, dans la guerre, les enfants n’existent pas. » On lâche parfois des éclats de rire cathartiques en découvrant les mimiques et les remarques du duo. Le blond et le brun évoluent dans des pages S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U très colorées, peintes à l’aquarelle par Vincent Bailly. Elles traduisent la vigueur naïve de ces gamins avides de croquer la vie. À mesure que l’on avance dans l’album, les teintes un peu criardes, reflets des joies du départ et de la découverte, s’assombrissent et le gris devient omniprésent, afin de croquer le contexte de guerre civile larvée. Kris avait collaboré avec Étienne Davodeau pour l’album Un homme est mort, paru chez le même éditeur et dont les Lettres françaises ont déjà fait état. Il cosigne une bande dessinée très réussie où la dramatique histoire de peuples en lutte croise celle de deux ados devenant adultes. Robin Assous Coupures irlandaises. Un récit de Kris. Dessin et couleur de Vincent Bailly. Éditions Futuropolis, 64 pages et annexe, 16 euros. 5 D É C E M B R E 2009) . 5 BANDES DESSINÉES Panorama de la bande dessinée algérienne E première revue algérienne consacrée à la bande dessinée, M’Quidèch. Cette revue est le point de départ officiel du neuvième art en Algérie. Elle subsistera, bon an mal an, jusqu’en 1974. Il semble bien que cet illustré ait été l’école à laquelle se sont formés les auteurs et les dessinateurs algériens et, à ce titre, son importance est à l’image de celle d’un Pilote en France. En partant de zéro, tant au niveau du dessin que de la scénarisation, les auteurs de M’Quidèch ont réussi à créer une réelle culture de la bande dessinée en Algérie (la revue était tirée à 40 000 exemplaires), et ce malgré les différentes censures. Car le combat mené par ces auteurs est autant esthétique que politique. Il est assez exceptionnel de voir un héros comme Bouzid vivre en concubinage et parvenir néanmoins à devenir un héros populaire. On peut voir se profiler, à travers les pages de ce panorama, une critique sociale et politique de la société algérienne. À ce titre, les auteurs de bandes dessinées n’échapperont pas à la vague d’assassinats des années quatrevingt-dix, aux lourdes amendes ou aux peines de prison. Dans ces conditions, continuer à créer et à faire vivre des revues entremêle l’activité artistique à l’activité politique. Ce Panorama de la bande dessinée algérienne offre une chance de percevoir la bande dessinée étrangère autrement que par son aspect commercial. Même s’il est parfois difficile de s’y retrouver entre les différents événements, surtout si l’on ne possède pas entièrement l’histoire de l’Algérie, il n’en reste pas moins que cette initiative, véritable travail de recherche, dense et riche, est une opportunité à saisir pour les amoureux des arts graphiques. Le volume est abondamment illustré et enrichi d’un index exhaustif des bédéistes algériens et d’un certain nombre d’entretiens avec ceux qui ont construit la bande dessinée en Algérie. n 2008, s’est tenu le premier Festival international de la bande dessinée d’Alger (Fibda), festival qui marque le début d’une reconnaissance de la bande dessinée et du roman graphique dans le monde arabe. Depuis sa naissance, il y a un peu plus d’un siècle, la bande dessinée a longtemps été l’apanage de l’Occident, tant dans sa forme que dans les sujets abordés. On peut d’ailleurs suivre, en retraçant son histoire, ses démêlés avec la colonisation pour ce qui est de l’Europe (on se souviendra de Tintin au Congo) ou avec l’impérialisme en ce qui concerne les États-Unis. L’engouement pour le manga, apparu il y a quelques dizaines d’années, a permis un éclairage sur le roman graphique asiatique en général, dévoilant des systèmes narratifs originaux et un graphisme fortement imprégné du dessin traditionnel. Mais pour ce qui est du reste du monde, il semble bien que l’obscurité reste totale, à quelques exceptions près. Cette absence de visibilité n’indique pas une absence de création, bien au contraire, mais il est vrai que les différentes dictatures n’ont pas toujours laissé émerger facilement une bande dessinée de création dans certains pays. Dans ce contexte, la récente édition d’un Panorama de la bande dessinée algérienne (1), par Lazhari Labter, est une occasion rare et précieuse d’accéder à un art souvent étouffé, si ce n’est par les autorités locales, par les principaux éditeurs occidentaux. Ce panorama retrace quarante ans d’histoire de la bande dessinée algérienne, en l’inscrivant dans l’histoire de la bande dessinée mondiale, et européenne plus particulièrement. Car la bande dessinée algérienne s’inscrit dans le contexte politique général de l’Algérie et, à ce titre, elle n’a pas échappé à l’influence de la France. Cette histoire, dans son aspect esthétique, est donc intimement liée à celle de l’évolution du trait franco-belge, mais pour ce qui est de son contenu, le schéma est beaucoup plus complexe. Sans se couper du contexte mondial de la bande dessinée, la politique intérieure de l’Algérie a énormément joué dans la construction d’une identité graphique. Pour tenter de clarifier ce panorama dont les enjeux politiques, graphiques et sociaux sont parfois difficiles à identifier, Lazhari Labter s’est appuyé sur la création, il y a quarante ans, de la DR Sidonie Han Couverture de M’Quidèch n° 3, publié en 1969. (1) Panorama de la bande dessinée algérienne, de Lazhari Labter Éditions, 2009. Lazharilabtereditions.over-blog.com [email protected] De l’intime au politique : une vie sous Mao L a bande dessinée chinoise est plutôt rare quand elle n’adopte pas la forme prédominante en Asie, à savoir le manga. Mais ce qui est encore plus rare, c’est de croiser la route d’une bande dessinée ayant pour sujet la révolution culturelle en Chine, faite par un Chinois, et avec une sincérité et une simplicité désarmantes. Une vie chinoise (1), édité par Kana (une filiale de grande qualité de Dargaud), est cet objet improbable, apparu dans le monde du roman graphique en juin dernier. En deux tomes, ce roman, qui ne saurait mieux porter son titre, dépeint la vie de son auteur, Li Kunwu, aidé de P. Otié, dont l’adolescence s’est déroulée en pleine révolution culturelle. Ce qui est troublant, c’est d’assister à un portrait sans condescendance ni complaisance de cette Chine bouleversée. L’auteur le dit lui-même, cette période historique reste taboue, et de ce fait, il nous est difficile d’y avoir accès. Li Kunwu ose prendre son pinceau LES LETTRES pour retracer cette histoire, d’un point de vue subjectif, celui d’un garçon de dix-sept ans qui pense sincèrement aider sa patrie en participant activement à la révolution, et dont le rêve absolu est d’entrer au Parti communiste. L’auteur ne s’excuse pas, il ne s’enorgueillit pas non plus de son passé, il l’assume et en cela, aide à comprendre ce que fut la Chine, mais plus encore ce qu’elle est en train de devenir aujourd’hui. À travers cette peinture d’un mouvement de masse en faveur de la révolution, ou encore ce tableau du deuil national qui suivit la mort de Mao, semble se dessiner l’explication d’un revers si rapide vers une société capitaliste, exploitant les mêmes ressorts que ceux qui devaient servir la dictature prolétarienne. Le trait, en noir et blanc, mêle la tendresse à la violence avec une aisance remarquable, et ajoute à cette sensation troublante de malaise sous-jacent, mais jamais complètement affirmé. Loin du trait lisse qui domine le graphisme F R A N Ç A I S E S . D É C E M B R E 2009 ( aujourd’hui, on sent ici toutes les aspérités de la vie dans le tracé de l’encre de Chine. Le jeu d’échelle entre les personnages, et les mises en espace permettent de renforcer cette ambiance, où tout n’est jamais complètement désespéré, et où la foi dans un parti tout puissant ne s’érode pas si facilement. Une vie chinoise ne raconte en effet rien d’autre qu’une vie chinoise ; ce n’est franchement pas souvent le cas ! Malgré les fantasmes entretenus sur ce grand pays, il manquait indéniablement une pièce du puzzle pour le comprendre, celle de la vie de ses habitants. On ne peut alors que constater la vertu de la réappropriation de la parole. La Chine n’est pas simplement ce grand dragon, tantôt communiste, tantôt capitaliste selon ce qui nous arrange. Elle n’est pas non plus simplement une dictature à grande échelle, un peu abstraite, elle est avant tout composée d’un peuple, qui souffre, mais qui accepte sa condition, comme nous-mêmes l’avons souvent S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U acceptée, persuadés d’être dans le vrai. Une vie chinoise déconstruit le romantisme qui entoure la Chine, dans un sens comme dans l’autre, pour laisser place à la réalité, parfois dure à accepter, mais assez belle pour nous donner la force de continuer S. H. (1) Une vie chinoise, de P. Otié et Li Kunwu. Éditions Kana, noir et blanc, tome I (juin 2009), 240 pages, 19,95 euros, tome II (novembre 2009), 240 pages, 19,95 euros. À ÉCOUTER Ne ratez pas les Jeudis littéraires, de 10 heures à midi, sur Aligre FM 93.1. Une émission littéraire animée par Philippe Vannini. 5 D É C E M B R E 2009) . 6 LETTRES À l’occasion du centenaire de la naissance du grand poète grec Yannis Ritsos, deux poètes, Dominique Grandmont et Jean-Baptiste Para, lui rendent hommage. Signalons la parution, chez Ypsilon, jeune et courageuse maison d’édition, de trois ouvrages de Ritsos : Temps pierreux, Pierres, Répétitions, Grilles, et Journal de déportation. « Les empreintes de nos mains s’uniront » LES LETTRES F R A N Ç A I S E S . D considérés comme des terroristes ou des délinquants. La guerre civile allait s’ensuivre. En 1949, sur les monts Grammos et Vitsi, l’Armée démocratique du général Markos est écrasée au napalm. Cette même année, Ritsos est transféré au camp de concentration de Makronissos. Pour prendre la mesure de ce que fut cet homme, il n’est pas inutile de mettre en regard ses poèmes de ce temps-là, qu’il dissimulait dans des bouteilles vides enfouies dans le sable, et ce qu’il a fraternellement livré de cette expérience, bien des années plus tard, en 1987, lors d’une conversation à bâtons rompus avec des journalistes et des employés du quotidien Rizospastis. Commençons par le témoignage tardif, où il répond à un camarade qui lui demande pourquoi il est devenu communiste et, surtout, pourquoi il l’est resté : « M’éloigner du communisme, pour moi, c’eût été comme m’éloigner de ma patrie, comme m’éloigner de la vie, comme m’éloigner du monde. Comme si je n’étais plus rien. Vous dites que vous me devez tant, que je vous ai tant donné, que je suis l’un des organisateurs de la conscience sociale. Mais moi, je vous dois encore plus. Vos épreuves, vos expériences, votre camaraderie, dans les moments difficiles, aux camps de Makronissos, de Yaros, de Léros, tout cela m’a soutenu. Comme ils se comportaient, les camarades, si éprouvés, à Makronissos ! Là-bas, on voyait des vagues humaines entières fuir, fléchir sous le poids de terribles pressions. Des pressions psychologiques tion. Dans la poésie de Ritsos, cet amour prend la forme d’une attention extrême aux choses et aux êtres. L’attention véritable est une forme suprême de la tendresse humaine. Il s’agit chez Ritsos d’une tendresse laconique, sans effusion. C’est en somme toute la différence entre sensibilité et sensiblerie. « Même pleurer est viril, oui. Pas larmoyer. » L’attention de Ritsos se porte en particulier sur l’ordinaire des gestes et des objets qui deviennent sous son regard un terrain de perpétuelle découverte. Ce qui pouvait sembler banal, un simple verre d’eau, une chaise, un peigne, se révèle porteur de signes fabuleux. Comme si la chose la plus humble, la créature la plus modeste, trouvait en silence un point de tangence avec le sacré. Les personnages issus de la tragédie antique qu’il campe sur la scène du poème n’ont ni plus ni moins de dignité que l’écolier, l’ouvrier ou l’oiseau qui passe. Mais l’un des effets de leur présence, c’est qu’ils agrandissent notre perception du temps. « Je me réveille chaque matin en ayant l’âge total de la terre », disait Ritsos. En ce sens on peut dire que sa poésie, dans la fraîcheur native des paroles, avait le même âge que lui. Ritsos récusait fermement la notion de poésie engagée. « Pour moi, il n’y a pas de poésie dite engagée. La poésie existe ou elle n’existe pas. » Mais d’une certaine façon, on pourrait parler de poésie communiste, en dégageant ce terme de son écale partisane pour en saisir l’aromatique amande, puisque chez Ritsos aucun élément, aucune réalité, aucun être n’est voué à un statut subalterne. De surcroît son geste poétique même, comparable à certains égards à celui de Pénélope tissant et détissant le voile, nous suggère qu’il n’est sans doute pas de circonstance, de situation ou de moment où ne soient à défaire des liens de servitude. Aujourd’hui comme hier et comme demain. Même en n’évoquant que très rapidement la figure et l’œuvre de Ritsos, il faut faire un sort à la lumière. Quitte à ne pas dire le centième de ce qu’il y aurait à dire à ce sujet. Il y a par exemple ce vers qui se grave dans la mémoire : « Le plus grand poids dont nous sommes chargés est celui de la lumière que nous ne partageons pas avec les autres. » Et puis ces vers encore, dans un poème écrit au soir de sa vie, dans un recueil intitulé Tard, bien tard dans la nuit, traduit par Gérard Pierrat, au Temps des cerises : « Il a beau plonger sa main dans les ténèbres, / sa main ne noircit jamais. Sa main / est imperméable à la nuit. » Il est possible que la lumière qui émane des pages de Ritsos trouve en partie son foyer dans l’épreuve violente des camps et la peur de devenir aveugle sous les coups des tortionnaires. Dans un entretien avec le poète turc Özdemir Inge, Ritsos a déclaré qu’il avait surmonté toutes les peurs, mais que la peur de la cécité fut la plus tenace. « Puis un jour, alors que les coups déferlaient sur mon crâne, pendant un moment ma vue s’est obscurcie, et j’ai alors compris qu’on pouvait surmonter aussi la cécité. Il n’était au pouvoir de personne de m’empêcher de penser aux choses que j’avais vues, et ce que j’avais vu suffisait à combler ma vie. » À Makronissos, puis plus tard dans d’autres îles au temps de la dictature des colonels, Ritsos n’a pas cessé d’écrire, dans les toilettes, sous une couverture, sur son genou, même la nuit : « Une douce lune m’éclaire et j’écris. / J’ai un poteau télégraphique pour ami », note-t-il dans le Journal de déportation. Il n’a pas cessé de dessiner, au dos des paquets de cigarettes Karelia, sur des pierres. « Le seul matériau que nous avions en grande quantité, en exil, c’était la pierre », disait-il. On peut aller le plus simplement du monde à sa rencontre. Le lire, le relire. Il suffit par exemple de cette clé : « Derrière les choses simples je me cache pour que vous me trouviez : / si vous ne m’y trouvez pas vous trouverez les choses. / Vous toucherez celles qu’a touchées ma main, / les empreintes de nos mains s’uniront. » DR S e souvenir de Yannis Ritsos en cette année du centième anniversaire de sa naissance, ce n’est pas céder à la vogue des célébrations dans ce qu’elles peuvent avoir de formel, d’académique ou de compassé. Car nous vivons des temps étranges où la manie commémorative semble être l’envers d’une hémorragie de la mémoire. Ou peut-être faudrait-il parler d’un assèchement du temps proprement humain, de la tombée en cendres d’un riche feuilletage temporel dont l’une des composantes tenait à notre permanente relation affective et mentale avec la longue durée. Il n’y a pas si longtemps, les outils duraient plus longtemps que les hommes. De génération en génération, ils passaient de main en main. Ils n’étaient pas seulement des outils, ils étaient aussi des vecteurs du temps long. L’emprise technologique et financière, dont la temporalité propre n’admet que la vitesse, la contraction des délais ou le retour rapide sur investissement, a profondément altéré le temps humain tel que nous l’avons connu jusqu’à une époque récente. L’un des signes les plus inquiétants de la mutation radicale qui s’est opérée en l’espace d’un demi-siècle n’est autre que l’affaissement, chez l’homme d’Occident, de la conscience d’appartenir à une continuité dans l’ordre anthropologique et dans l’ordre de la civilisation. À la largeur du temps vient se substituer désormais un présent déraciné, pareil à une succession de clips éphémères. Un présent orphelin de toute mémoire et dont les formes s’engendrent par métastases et non en tant que fruits d’un désir bâtisseur. Nos aînés ont connu des tyrannies à l’état solide et les meilleurs d’entre eux les ont combattues. Nous sommes peut-être entrés dans l’âge des tyrannies à l’état gazeux, difficiles à percevoir à l’œil nu. Tout ce préambule pour en venir à Yannis Ritsos, un poète dont le nom était familier à un nombre significatif d’oreilles il y a vingt ou trente ans, et dont je me demande si le responsable actuel du rayon librairie de telle grande enseigne commerciale en a jamais entendu parler. Je me le demande, parce qu’ayant eu à m’enquérir récemment de la disponibilité d’un ouvrage de Roland Barthes, le vendeur prévenant a pensé que je faisais erreur sur le prénom. « Le prénom ? » « Oui, le prénom de Barthès, n’est-ce pas Fabien ? » Si le patronyme indûment accentué ne semblait éveiller dans l’esprit du jeune homme que l’image d’un footballeur, alors pour Ritsos, vous pensez ! La leçon de l’apologue, c’est que nous devons nous saisir d’un nouveau mot d’ordre: « Rouvrir le temps ! » Et c’est dans cette visée que l’on peut s’emparer sans faire la moue des dates anniversaires. L’œuvre de ce poète grec est immense. On peut y entrer par n’importe quelle porte ou par la première fenêtre ouverte. On se procurera, par exemple, le Mur dans le miroir (« Poésie » Gallimard) qui réunit plusieurs de ses livres et qui a en outre le mérite d’être encadré par une impeccable préface de Dominique Grandmont et par une substantielle chronologie de la vie de Ritsos. Parmi des parutions plus récentes, je recommanderai particulièrement Temps pierreux et Journal de déportation, tous deux traduits par Pascal Neveu et publiés par la jeune maison d’édition Ypsilon, dont l’ardeur, l’intelligence et le courage font plaisir à voir. Pascal Neveu s’est attaché à faire connaître en France quelques pans encore inédits de l’œuvre de Ritsos, en particulier les écrits datant de la période de déportation à Makronissos (1). Dans le numéro de novembre-décembre 2009 de la revue Europe, il a en outre constitué un passionnant et bouleversant dossier sur Ritsos et une douzaine d’autres poètes grecs déportés dans des conditions effroyables sur l’île de Makronissos pour des raisons politiques. On y lira, entre autres, un long poème de Yannis Ritsos, la Lettre à Joliot-Curie. Membre du Parti communiste grec depuis 1934, année qui fut également celle de la publication de son premier livre, Ritsos fut arrêté en juillet 1948. En 1936 déjà, sur ordre du dictateur Métaxas, son poème Epitaphios, inspiré par la répression sanglante d’une grève ouvrière, avait été brûlé à Athènes sous les colonnes de Zeus. À partir d’octobre 1944, la libération en Grèce se transformant en occupation britannique puis américaine, les résistants furent Yannis Ritsos et Dominique Grandmont. surtout, mais aussi physiques. On y rouait de coups, on y coupait des mains, des pieds, on y aveuglait, on y tuait. Les pressions psychologiques étaient inimaginables : ne pas savoir ce qui nous attend d’un moment à l’autre, entendre les ravins résonner des cris de ceux que l’on torture, et voir les tortionnaires eux-mêmes devenir fous. Beaucoup de nos gardes ont perdu la raison. Il y avait plus de fous chez les bourreaux que chez leurs victimes. Ce serait donc non pas vous abandonner, mais m’abandonner moimême. Cela ne peut être. Je ne peux m’imaginer loin de vous. Parce que je vous dois tant, camarades. Avec votre expérience, vos combats, avec vos larmes, votre amour, vous m’avez donné beaucoup. Souvent, vous ne m’aviez pas lu, ou vous ne me compreniez pas, mais simplement vous entendiez mon nom, Ritsos, et vous disiez : “Il est des nôtres” et cela vous suffisait. Je n’avais pas besoin de louanges, ni de médailles d’or, ni qu’on me rende hommage. Non : vous disiez : “Ritsos est des nôtres”. C’était pour moi la plus grande camaraderie, ce qui avait le plus de valeur. Le plus grand prix que j’ai reçu dans ma vie, c’était votre amour. L’amour du monde. » Cet amour du monde n’est pas une vaine formule. Il faut entendre ces mots dans l’extension maximale de leur significa- É C E M B R E 2009 ( S U P P L É M E N T À L Jean-Baptiste Para (1) Signalons également la traduction intégrale d’un livre majeur de Ritsos, Pierres, répétitions, grilles chez le même éditeur ’HUMANITÉ D U 5 D É C E M B R E 2009) . 7 LETTRES Yannis Ritsos, ou la hiérarchie du cœur LES LETTRES F R A N Ç A I S E S . D DR Pour Yannis, qu’Aragon venait saluer pour la première fois en personne, cela commence au lycée ou juste après, sur la terre battue d’un sanatorium où ses voisins de lit meurent l’un après l’autre. C’est pourtant avec eux et par eux qu’il retrouve l’honneur de sa famille, elle aussi ruinée par la tuberculose et la folie. Après avoir dilapidé sa fortune dans les casinos de province, son père en était à errer dans les rues à la recherche d’un mégot. J’ai compris cela quand, à l’issue de la veillée funèbre, mais ardente, dans la petite cathédrale de cette Malvoisie médiévale qui est sa ville natale, je me suis senti gentiment bousculé de l’épaule par des gaillards de trente ans bien décidés à ne pas laisser entre les mains de la garde du Parti, venue d’Athènes au cours de la nuit, le cercueil qui leur ramenait l’enfant du pays, Yannis Ritsos au centre. Camp de Makronissos. en même temps qu’il était le seigneur du lieu. La valeur ne tient pas qu’au mérite. Elle est plus directe, plus spontanée. Ritsos soutient que la poésie a toujours le premier mot. Le reste ne fait que suivre. Elle est par elle-même novation. Cela ne se fabrique pas. C’est pour cela que l’œil du poète donne vie aux objets. Il se fait objectif, tout en s’inscrivant dans la précarité de l’existence. L’homme sans liberté intériorise ce qui l’entoure. Il s’identifie à des murs qui peuvent être invisibles, qui finissent par s’ouvrir parce qu’ils sont à la fois dans le temps et hors du temps. Nombreux sont ses compatriotes qui ont, comme lui, retrouvé le chemin de l’unité sous la division. Il y a chez Ritsos, comme chez son épouse Falitsa, médecin de campagne à Samos, une superposition tranquille de leur engagement social et d’une croyance chrétienne séculaire. On m’a souvent interrogé là-dessus. La question est de savoir dans quel sens cela fonctionne, sur quel principe se construit le regard qu’on a. Certains jugeaient irrecevable le prosaïsme voulu, mais aussi la régularité de métronome, ou la minutie toute byzantine de l’écriture même du poète. Le grand désordre éditorial vient de cette nécessité pour l’auteur déporté de s’éditer lui-même par la calligraphie, avant d’enterrer ses poèmes dans des boîtes de biscuits. Ce n’est pas de l’autopublication, mais le réflexe vital de se rapprocher des caractères d’imprimerie, tout en appuyant son bloc de papier sur le genou, assis sur un rocher. Ritsos écrit comme il respire. Il fallait faire bref, et doubler la censure. L’intériorité laconique fait le reste. Ce que les milieux littéraires ont du mal à lui pardonner, c’est que sa légitimité ne vient pas d’eux. Elle ne vient pas non plus de ses choix politiques. Sa croyance, ou la convergence qu’il entend É C E M B R E 2009 ( S U P P L É M E N T À L DR Votre longue fréquentation de l’œuvre de Ritsos, vos rencontres avec lui, vos traductions de ses œuvres dont une partie a été recueillie sous le titre le Mur dans le miroir, dans la collection « Poésie Gallimard », voilà déjà quelques raisons de converser avec vous à propos de ce poète dont vous avez écrit qu’il entendait faire de la poésie « une entreprise tenace et méthodique de désaliénation ». Pourriez-vous pour commencer par éclairer quelques arrière-plans méconnus de la relation de Ritsos avec le monde au sein duquel il s’est formé ? Dominique Grandmont. Yannis Ritsos est à l’honneur. On célèbre le centième anniversaire de sa naissance. L’ancien ambassadeur que je suis, de Digraphe à Sparte, est à même de souligner, pour obéir à son directeur, Jean Ristat, que du côté maternel comme de celui du père, Ritsos est un Spartiate. De haute naissance avec attelages, chapeaux à rubans pour les femmes, etc. Plus exactement un Maniate. Les Maniates forment une population comparable à celle du sud du Finistère, vers la Cornouaille. Elle se compose des descendants directs de la Sparte antique, plus ou moins mélangés de naufragés de tous bords et d’esclaves en fuite. Dans le Magne, la liberté se conquiert avec son poignard. On n’imagine pas ce qu’il est possible de trouver sur les côtes de Grèce, à peu près tout ce qui est capable de flotter. Côté maquis, on est assez loin de la politique athénienne. Pas d’eau courante, on s’éclaire au pétrole. La crainte est surtout, pour les déportés dans une île, de ne pas retrouver ses narines ou son oreille au réveil, à cause des rats. Mais on ne va pas recommencer une guerre civile à l’envers. La famine a dû faire 300 000 morts dans la capitale, au milieu de l’Occupation, sans distinction de classe sociale. Certains d’entre nous étaient au berceau déjà. « Tu es plus maniate que moi », me dit Ritsos un jour où je maintenais contre lui un point de vue de traduction. Maniate, pas maniaque, même si l’on a pu voir l’origine du nom dans la mer furieuse qui entoure le cap Ténare et son « entrée des enfers », juste au-dessous des « cinq doigts » du mont Taygète, qui domine Sparte. Qu’on me permette d’insister sur ces pirates, retirés dans d’étroites cellules haut situées et basses de plafond, dont les croisés n’ont pu venir à bout et dont l’indépendance est reconnue par l’Empire ottoman dès le XVIIIe siècle. Comment comprendre autrement la poésie de Ritsos ? Frugalité, oui. C’est un paysage de pierre. Du silence, et une fierté naturelle qui n’est pas de l’orgueil. La vie se règle ici comme dans un monastère. Les Spartiates ne sont pas seulement les entêtés que l’on sait. Ils disposaient d’un passeport particulier pour Jérusalem, et entretenaient des rapports directs avec les citoyens du royaume de Juda, dont ils ont généralisé le nom. La rumeur soutient du reste qu’une colonie juive est installée depuis toujours sur les hauteurs du Taygète. Autant croire à cette légende. Je crois aussi à l’exactitude des mythes. Ils sont réputés les fondateurs de l’oracle consulté par Alexandre dans l’oasis de Siouah, à 600 kilomètres à l’intérieur du désert libyen, où l’on marche sur des huîtres fossiles craquantes, car le site est toujours visité, même s’il tend à devenir un centre de tourisme d’un genre privilégié tout à fait regrettable. Il y a entre Ritsos et son pays des liens d’une particulière intensité. Je dis « pays » pour abréger, mais on peut entendre sous ce mot d’autres mots, à commencer par celui de peuple, et sous celui de peuple, des épreuves et des combats partagés. Mais vous y entendrez peut-être d’autres mots encore ? Vous avez carte blanche… Dominique Grandmont. Ne croyez pas que je m’apprête, sous prétexte de « carte blanche », à raconter n’importe quoi. Témoigner pour l’écrivain qui ne tient pas à s’enfermer dans une neutralité prétendue consiste à valider par son expérience les notions qu’il a reçues, et c’est en partageant la grande épreuve de son peuple, au milieu du siècle, que Ritsos a découvert et mis en œuvre ce très vieux droit à la parole. Je me souviens d’Aragon qui venait d’arriver à Athènes pour lui rendre visite. À l’entrée du grand hôtel où l’attendaient, debout depuis des heures, plusieurs centaines d’invités, je le vois aller droit sur un jeune homme affalé dans un fauteuil, les jambes allongées, pour lui serrer la main en lui disant : « Merci. » Ne soyons pas surpris si les États, garants de l’unité des peuples, célèbrent peut-être les anniversaires pour éviter qu’on en décide à leur place, comme pour l’enterrement de Verlaine où plusieurs milliers de jeunes intellectuels ont fait acte de liberté en traversant Paris, de la Contrescarpe aux Batignolles. souligner, ne s’appuie pas sur un relativisme qui ne dit pas son nom, sous prétexte d’équivalence entre les opinions. Qui dit milieu dit centre, et désigne donc un pouvoir, mais la liberté ne se décrète pas. Elle ne se distribue pas comme des parts de marché. Pour interroger l’histoire, il en appelle à l’arbitrage du plus grand nombre, seul à même d’assumer une humanité contradictoire. Je me souviens avec quelle attention il regardait, tard dans la nuit, de très vieux films populaires sur une télévision locale. Sans arme ni bagage, il était passé du côté de ceux qui retrouvaient d’instinct cet art de désobéir à la loi lorsqu’elle était contraire à la justice. Les options de Ritsos ne furent pas sans conséquences. Mais, même dans les rudes épreuves de l’isolement, de la déportation, des séances de torture dont il redoutait qu’elles le rendent aveugle, sa parole est restée hospitalière à la clarté qu’elle semblait en mesure de puiser au cœur même de la nuit. Je me souviens, par exemple, de ces vers, dans le Retour d’Iphigénie : « Cette nuit, j’ai de nouveau entendu derrière le mur ce même mot : lumière, lumière, lumière… » Dans un entretien avec le poète turc Özdemir Inge, comme son interlocuteur s’étonnait qu’on ne rencontre pas dans ses poèmes le désespoir, Ritsos répondit : « Non, on ne le rencontre pas. Parce qu’il n’y a pas de place pour le désespoir dans la poésie. » Ce n’est pas qu’il se détourne de l’exploration de l’ombre, mais c’est sans doute qu’à la pointe de sa conscience, il considère que la politique d’un poète, c’est d’offrir et de partager la lumière. Dominique Grandmont. Il y a certes la conscience, mais aussi quelque chose d’autre qui dépasse les frontières ou les classes sociales. On connaît cela dans les guerres civiles et jusque dans les camps, puisqu’il y a eu des victimes sauvées par leur bourreau. On en a fait des romans, plus rarement une remise en question aussi méthodique dans ce qu’on appelle poésie, quand les choses se font sans slogan ni discours. Ses camarades étaient déjà très sensibles autrefois à l’urgence de ménager un accès à l’intégralité de l’espoir qu’on mettait en eux. Ils ressentaient cette nécessité d’obéir à une double hiérarchie, celle du devoir et celle du cœur. Ne suffisaient, pour « libérer aussi les étoiles », ni leur centralisme même éclairé ni un pluralisme méticuleux qui, sous couleur de juste répartition, revenait tout de même à diviser pour mieux régner. Il leur fallait consentir à la vie et à sa lumière, aussi énigmatique qu’écrasante. L’origine de cette lumière nous reste inconnue. C’est à partir de là que le poète nous invite à reconstruire l’histoire, à la recommencer, dit-il, de plus loin. Même les « couronnes de fer » qui roulaient des tonneaux sur un quai, les jours de tempête, leur rappelaient qu’on ne pouvait obéir à son pouvoir sans reconnaître celui de l’esprit. Jean Genet me disait un jour que la lumière en Grèce était, pour lui, sacrée comme une prison. Car la lumière aveugle celui qu’elle éclaire, il en va de même de la raison. C’est une discipline de plus, une servitude seconde que celle d’écrire, et dont l’écrivain n’est que l’auxiliaire. Il n’a pas à choisir pour nous. Ce serait « mordre le trait ». Les partisans connaissent ces lisières. À chacun de franchir sa ligne. Ritsos note quelque part qu’il nous a laissé ses clefs avant de quitter la maison. Elles sont là, sur une table ou suspendues à l’étagère, pour les prendre si nous le voulons. La lumière, la voix et le temps sont peut-être des phénomènes de même nature. Poète qui se plie à l’exercice d’une parole dont il ne sait pas d’où elle vient. Pour lui, rien n’est écrit d’avance, et si le « moi » diminue dans l’écriture, c’est qu’il se confronte à cette charge de réel que toute parole transporte et qui redonne vie à la vérité. La jeunesse le sait. Même si tout a été dit, subsiste une différence de potentiel capable de modifier le cours des choses, entre la parole de l’homme et ces lois non écrites qui font tenir debout le monde autour de lui. Le conservatisme écologique n’y peut rien, l’irréversibilité du temps est gravée dans la matière même. Corps brisé de l’amour, en combien partagé. Si le poète dénonce la trahison du désir, c’est pour mieux dévoiler les pièges du sens. L’image est ici la statue renversée d’une fidélité qui n’a plus de mot pour parler. Rien d’étonnant si, dans ce langage, sous la froideur uniforme, l’émotion se donne au lecteur. C’est un gisement d’énergie. D’y puiser reste la meilleure façon de remercier le poète grec Yannis Ritsos de l’avoir pour nous découvert avec une patience sans recul. ’HUMANITÉ Dominique Grandmont Propos recueillis par Jean-Baptiste Para D U 5 D É C E M B R E 2009) . 8 LETTRES Un Radeau de la Méduse du XXe siècle La republication du Journal d’un prisonnier politique permet de redécouvrir l’intellectuel, mais aussi et surtout l’écrivain Léon Moussinac Le Radeau de la Méduse, journal d’un prisonnier politique 1940-1941, de Léon Moussinac, préface de François Eychart. Éditions Aden, 2009, 312 pages, 20 euros. DR D ramaturge, poète et romancier, l’un des premiers spécialistes de cinéma, cofondateur en 1932 de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), lauréat en 1935 du prix Renaudot – qu’il refusa – pour son roman Manifestation interdite, président du CNE, directeur de l’Idhec puis de l’École nationale supérieure des arts décoratifs, c’est peu de dire que Léon Moussinac occupa une place déterminante dans la culture du XXe siècle, sans proportion avec le souvenir qui en demeure aujourd’hui. Deux motifs éclairent sans doute cette éclipse : ouvert à tous les domaines de la modernité, Moussinac s’est intéressé aussi bien à la littérature qu’aux arts décoratifs, à l’édition qu’au journalisme, quand cette diversité déborde les catégories qui peuvent garantir une concession tranquille dans la postérité. Il fut aussi, de 1924 à sa mort, membre du Parti communiste français, et lié comme tel à une histoire qu’il s’agit de réécrire, peut-être de reconquérir. Cette réédition y contribue. Il faudrait en effet revenir sans cesse sur la période, un rien oubliée, où la France au seuil de la guerre se fixait pour urgence une lutte anticommuniste qui culmina avec le décret Sérol, condamnant à mort les auteurs de « menées communistes » (9 avril 1940). C’est à ce titre que Léon Moussinac fut arrêté par la police le 20 avril, emprisonné à la Santé, puis transféré au camp de Gurs où il fut prisonnier du 24 juin au 28 octobre 1940, avant d’être remis en liberté provisoire et acquitté enfin le 5 mai 1941. Il Aragon et Léon Moussinac. faudrait revenir sur le camp de Gurs, où les Français étaient parqués à côté des Espagnols pour avoir, les uns comme les autres, défendu une idée de la nation qui n’était visiblement Cahiers du désespoir 1993, de Yun Sun Limet. Édition la Rue de Russie, 176 pages, 14 euros. www.laruederussie. com L ’héroïne du roman de Yun Sun Limet tient une sorte de journal intime par lequel elle tente de combler un peu le vide de son existence. Elle élève seule sa fille Lucie, alterne les petits boulots et les périodes de chômage, vit dans un appartement sordide dont elle risque à tout instant de se voir expulser, rend parfois visite à son père atteint par la maladie d’Alzheimer et évite de fréquenter les autres membres de sa famille qui la considèrent comme une sorte d’infirme sociale. « Je n’ai pas encore trouvé le sens de ma vie, écrit-elle. Je sais que cela n’a aucune importance. Ma voix ne compte pas. » Parfois, la pression est si forte qu’elle a des hallucinations et songe au suicide. Comme la femme penchée à la fenêtre de son immeuble, sur le poster de Hopper décorant le mur de sa chambre, elle attend. Quelque chose ou quelqu’un, mais ne saurait dire vraiment. C’est alors que sur l’écran de télévision d’un voisin, elle découvre l’image de Pierre Bérégovoy que Mitterrand vient de nommer premier ministre. Peut-être à cause de leur origine commune ukrainienne, ou bien du regard de l’ancien ajusteur, qu’elle trouve LES LETTRES Un jour comme un autre, de Bertil Scali. Anabet Éditions, 296 pages, 16 euros. Jean-Claude Hauc . D É C E M B R E Olivier Barbarant La chronique du moi émouvant, celle qui jusqu’à présent avait « un trou à la place du cœur » va s’ébrouer. Elle lit une biographie de l’homme, qu’une partie de la gauche considère pourtant comme l’instrument du ralliement des socialistes au libéralisme économique, et ne peut s’empêcher d’espérer. Quelqu’un va payer de sa personne pour faire reculer la misère. Quelqu’un qui vient du peuple et qui connaît sa détresse. Hélas, bientôt des bruits de corruption se font jour : l’affaire Traboulsi, le million offert par Pelat pour l’achat d’un appartement. L’échec des législatives de mars 1993 fragilise encore Bérégovoy en sonnant le renouveau de la droite. Noire ironie du sort, c’est lors d’un court séjour à Nevers, avec sa fille, que la narratrice va rencontrer le ministre, qui assiste à une course de kayaks sur la Loire au terme de laquelle il doit remettre les trophées. « Son regard se pose alors sur moi et Lucie. Vous aimez le kayak ? Je rougis. Je bégaye. » Le soir même de ce 1er mai 1993, Bérégovoy se suicidera, sur les berges du canal de la Jonction. Si le roman de Yun Sun Limet laisse un goût de désastre et d’abattement, il s’avère également salutaire dans la mesure où il nous rappelle que 1993 n’est pas si loin de 2009. La misère du peuple est toujours là et il faudrait autre chose qu’un homme providentiel socialiste pour parvenir à y mettre enfin un terme. F R A N Ç A I S E S plus celle de ce qui s’appelait encore République française. Dans sa troisième partie, le livre décrit à pointe sèche la vie du camp. On y trouve les éléments hélas bien connus du fonctionnement concentrationnaire, portés ici avec la force toute particulière de la notation diariste. Nul, après lecture, ne peut oublier la chasse aux poux, la conférence sur l’histoire de la langue française effectuée aux prisonniers affamés et émus, ou la figure de Mohammed, maigre et démente, évoquant « le Nègre qui agite au bout du bras le chiffon de l’espoir » qui donna son titre aux carnets, par rappel de Delacroix. La valeur historique de ce journal est donc considérable. Elle doit beaucoup à l’art de la notation et de la réflexion qui caractérise l’écrivain. On l’entend tout particulièrement dans la première partie, consacrée à La Santé. Ainsi remarque-t-il que l’époque désastreuse le conduit à la relecture des classiques ; ainsi élabore-t-il « un nouveau romantisme, celui de la joie ». Le carnet se fait alors poème d’une âme en lutte pour sa liberté, pour un amour du monde que rien ne lui ôtera. C’est l’observation de la lumière sur les murs et le sol de la cellule, la « fête des vitraux » au crépuscule passant par les fenêtres bleuies ; c’est, le 10 mai, ces quelques notes : « J’ai toujours aimé les arbres. Ça mange le ciel, ça mange la terre, ça dégage une bonne odeur de vie. Dans le jour, c’est plein d’oiseaux ; dans la nuit, c’est plein d’étoiles. Si on secoue l’arbre, tout s’envole : étoiles et oiseaux. » Moussinac offre ici sa pleine recherche de poète : une beauté – la plus proche, la plus humble, et ce faisant la plus solide – pour demeurer libre ; une attention à toutes les réalités, quelles que soient les conditions de l’esprit et de la prison, pour préserver « le beau diamant du cerveau ». 2009 ( U ne maison d’édition qui s’éteint, une femme qui s’en va… Et le monde s’effondre autour de soi. Voilà en termes lapidaires tout le propos de Bertil Scali dans son non moins sommaire roman Un jour comme un autre. Roman ? Vraiment ? La catégorie eut été plus justement choisie s’il s’agissait, au mieux, d’une autofiction. Hélas, il n’en est rien. En la personne sous-romanesque de Guido, Bertil Scali verse des larmes d’éléphant sur presque 300 pages molles et affectées, narrant tour à tour les circonstances de sa rupture sentimentale, concomitante avec la fermeture des Éditions Scali, son chérubin. Non, c’est bien un triste récit gonflé de toute l’amertume d’un ego meurtri que Scali donne à lire. Triste parce qu’il est, malgré tout, regrettable de voir disparaître un éditeur ; récit tout de même car Scali ne peut s’empêcher de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et ce n’en est que plus dommage. Rappel des faits. Les Éditions Scali décident de faire un coup en publiant le livre de la mère de Michel Houellebecq. Espérant atteindre les 20 000 exemplaires vendus, l’ouvrage ne s’écoule qu’à 3 000 unités. C’est la chute de la maison Scali: « Quelle aurait été notre vie si les ventes du livre de la mère de l’écrivain Thomas Michel ne s’étaient pas effondrées ? » Forcément, quand on fait un coup à la littérature, elle sait parfois vous le rendre. Au fait, Thomas Michel? Oui, Scali s’est complu S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U à maquiller les noms de tous les personnages que son double a croisés au cours de l’aventure éditoriale. Et Michel Houellebecq de devenir Thomas Michel (pourquoi pas Michael Wellbeck, après tout ! On donne bien parfois du « Séneck » au précepteur néronien…), et Richard Branson de se découvrir en Roger Baron. C’est tout dire du haut niveau de précautions prises par l’auteur, sans doute inquiet de possibles représailles de la part de ses bons (?) amis: si l’histoire est réelle, on oppose cependant à ses figurants le droit légitime de jouer à visage découvert. Même procédé à l’endroit des institutions évoquées : on donne du Paris Star à Paris Match et du Radio Luna à Radio Nova. Pire encore, Scali se remémore le bon vieux temps aux côtés d’un certain « Marca », disparu trop tôt, comme il se doit. Pour les intimes, « Marca » n’est autre que Marc-Alexandre Millanvoye, « un des grands animateurs et chroniqueurs de la culture contemporaine française », comme chacun sait… Ou plutôt comme si peu le savent ! Voilà le drame de Bertil Scali : son livre ne s’adresse qu’à une poignée de lecteurs potentiels, quelques happy few qu’il souhaiterait, au fond, voir tourner « sad » avec lui. En contrepoint, une rupture, un départ, une prise de distance nécessaire car il faut toujours faire le point, n’est-ce pas ? Deux enfants, la Californie chez maman et sœurette, quelques banales anecdotes relatives au commerce amoureux contemporain, tellement douloureusement universel… Peine perdue, le voyeurisme ne prend pas. Hep garçon ! La prochaine fois, servez-moi de la littérature, merci. Matthieu Lévy-Hardy 5 D É C E M B R E 2009) . 9 LETTRES Strindberg épistolier Correspondance, tome I : 1858-1885, d’August Strindberg (traduit du suédois par Elena Balzamo, Zulma), 430 pages, 22 euros. O n connaît l’abondance et la variété – romans, essais, théâtre – de l’œuvre de Strindberg. On soupçonnait mal, néanmoins, la masse énorme que représente sa correspondance, dont l’édition critique a débuté en 1948 pour ne s’achever qu’en 2001, 22 volumes plus tard. Seulement, à notre connaissance, les 26 volumes de celle de George Sand peuvent lui faire concurrence. On sait que Strindberg est le plus français des grands écrivains scandinaves : il a vécu longtemps en France, et écrit certains textes dans notre langue. Une traduction intégrale des 22 volumes de ses lettres n’aurait pourtant pas eu grand sens, et on sait gré à Elena Balzamo d’avoir su effectuer un choix. L’édition française comptera plus de 1 000 pages réparties en trois volumes, et représentera environ un dixième de l’ensemble : on gage qu’on pourra se faire de cette correspondance une idée assez fidèle. Le premier volume recouvre les années 1858 à 1885. Dans la première lettre traduite ici, August Strindberg a neuf ans, et raconte à ses parents qu’il a été cueillir des noisettes. Dans la dernière, il en a trente-six. Il vit à Grez, en Seine-et-Marne, et se plaint d’un voyage en mer, de sa mauvaise santé, et de l’inefficacité de son travail. Entre-temps, il est devenu un dramaturge connu, a publié un roman (la Chambre rouge), un pamphlet qui a fait scandale et l’a poussé à quitter la Suède (le Nouveau Royaume), et plusieurs recueils de nouvelles, dont Mariés, qui lui a valu un procès pour blasphème. Il a épousé Siri von Essen, qui a divorcé pour lui d’un officier suédois, est devenue actrice, et a renoncé à la scène pour le suivre dans son exil. Quand ils arrivent en France, ils ont deux petites filles. Après quelque temps dans une colonie d’artistes à Grez-sur-Loing, puis un passage à Paris, ils se sont installés en Suisse, ont visité l’Italie, et sont revenus en France. Voilà pour le cadre biographique de ce volume, intelligemment souligné par l’éditrice, qui fait précéder chaque série de lettres d’une courte notice sur la vie de Strindberg, ce qui est bien utile aux nonspécialistes, et leur permet de se frayer plus facilement un chemin. Toutes les lettres écrites par Strindberg enfant et adolescent, le plus souvent à son frère aîné, Oscar, qui étudie à Paris, évoquent la vie quotidienne dans une famille bourgeoise (le père de Strindberg était armateur) au milieu du XIXe siècle. Entre les rites de la vie à Stockholm (messe, collège, neige, sapins de Noël, goûter d’enfants et jeux au presbytère) et les vacances à la campagne, on navigue dans les eaux heureuses de Fanny et Alexandre (qui reste le meilleur film de Bergman) et de la Selma Lagerlöf de Nils Holgersson. Cette quiétude, ce bonheur, que l’on trouvera encore parfois dans les premières lettres écrites de l’université d’Uppsalla, disparaîtront ensuite totalement, et la correspondance de Strindberg devient la radiographie d’une âme inquiète, solitaire, insatisfaite, violente : « Je n’ai plus de forces, plus d’envie de vivre ! J’ai percé à jour la grande illusion, et je n’aspire qu’au repos ! Je fuis mes semblables ! Quand on se fait traîner longtemps dans la boue, on finit par se mépriser soi-même, alors la vie est foutue ! (…) Qu’on couvre ma tombe d’immondices, et qu’on oublie le cadavre ! » (11 avril 1885). Une âme passionnée, aussi : les lettres de Strindberg à Siri von Essen (qui avaient déjà bénéficié d’une édition séparée) constituent une très belle correspondance amoureuse, loin de l’enfer du couple que Strindberg disséquera plus tard. Le Strindberg de ce premier volume n’est pas encore l’imprécateur qu’il deviendra par la suite, et qu’on connaît par ses grands textes autobiographiques. Mais, déjà, on le sent toujours prêt à ruer dans les brancards. Lorsqu’il se trouve sur le continent, ses lettres à ses éditeurs suédois mêlent l’évocation de projets littéraires pharaoniques à de continuelles demandes d’argent – les uns justifiant évidemment les autres. Au lecteur français, on recommandera particulièrement les lettres écrites de Paris : « Paris est une auberge où les Européens viennent pour se saouler et pour baiser, et où les théâtres font l’office de marché aux putes » (29 février 1884) ; « Vivre à Paris est un vrai calvaire ! Ma femme est obligée de faire elle-même les courses, puis de faire cuire elle-même les aliments sur le feu d’une cheminée ou d’un poêle. Nous ne pouvons pas manger la nourriture infecte des Français sans tomber malades. » (19 octobre 1883) ; « Tous des enfoirés, pétris de préjugés à un point tel que je ne puis pas m’asseoir dehors avec Siri, pour boire une bière, sans qu’on se fasse insulter. Et de vrais cochons par-dessus le marché ! Ça ne se lave jamais, mais ça se parfume ! Bordel ! » (27 octobre 1883). On croirait lire Léon Bloy, un autre imprécateur, le presque contemporain de Strindberg, évoquant sa vie d’exilé au Danemark… Christophe Mercier Féroce Amérique Retour d’un livre original et fort dans lequel Vladimir Pozner fait le terrible inventaire de l’autre face d’un mythe Les États-Désunis, de Vladimir Pozner. Éditions Lux, 2009, 355 pages, 22 euros. C ’est un grand livre, inclassable, que Vladimir Pozner a ramené de sa visite aux États-Unis en 1936, alors que le pays était encore plongé dans la Grande Dépression. La forme de ce roman à part alterne entre le carnet de notes, le collage de documents d’époque et le reportage. Pozner peint la société américaine avec une lucidité féroce et, des faits matériels qu’il constate, il déduit une logique, un système. Le voyage commence par Harlem, et un sous-titre résume la condition dont les Noirs américains pensaient avoir été délivrés : « Les esclaves ». Pozner livre un long témoignage de cet enfer diffus où les Noirs meurent de faim à quelques rues de l’opulence la plus éclatante. Les Noirs qui doivent louer leur force – ou leur corps – pour subsister ne sont pas plus avancés qu’au moment de l’abolition de l’esclavage : enrôlés pour une bouchée de pain au cours d’embauches qui ressemblent fort à des marchés aux esclaves, ils ne craignent plus la corde, mais les balles des policiers. Une phrase revient comme un leitmotiv : « Ils tirent pour tuer. » « Il y a aussi quelques policiers noirs », ajoute un Harlémite. Mais parce qu’ils doivent davantage prouver qu’un policier blanc qu’ils ont rejoint le bon côté de l’Amérique, celui du manche, « ce sont les plus féroces ». Derrière l’agitation révolutionnaire qui se répand, Pozner voit déjà les erreurs qui seront commises plus tard : le nationalisme noir qui reproduit la concurrence entre les races, en se contentant d’inverser la hiérarchie. « Ce nationalisme farouche ne va pas sans danger. Il risque d’isoler encore davantage les Noirs d’Amérique. » Mais si Pozner suggère alors l’importance du rôle que doivent jouer les organisations syndicales, il ne fait pas référence aux centrales réformistes passées du côté de la loi et qui font dire à ce shérif : « Quel que soit l’objet de la grève, l’ordre doit être maintenu. J’ai foi en la démocratie et le syndicalisme. » Pozner pense aux révolutionnaires qui continuent à bercer le rêve d’un syndicat unitaire, aux mineurs bootleggers qui extraient eux-mêmes le charbon des mines que les trusts ont fermées parce que le pétrole rapporte davantage… Face à eux, l’immense armée des sociétés de sur- veillance, chargées de briser les grèves. Pozner dresse le portrait de la plus célèbre d’entre elles, Pinkerton, dont les gros bras assassinèrent le syndicaliste Frank Little, avant d’épingler ce message sur son cadavre : « Premier et dernier avertissement ». Chez Pozner, comme chez les grands auteurs du polar de ces années-là, les gangsters prennent leur essor aux côtés des industriels qui les ont engagés pour intimider les grévistes et les concurrents. Et les patrons qui les ont promus s’aperçoivent trop tard que leurs employés sont devenus assez forts pour leur disputer le contrôle d’une ville. À partir de la guerre des journaux à Chicago, qui donna naissance aux premiers gangs, Pozner analyse les racines du crime organisé. Et conclut : « Le succès du gangster, dans un régime économique fondé sur le profit et la concurrence, est dû à un petit nombre de raisons dont quelques-unes relèvent des conditions de développement historique des États-Unis, mais dont la cause déterminante est qu’en Amérique le capitalisme est parvenu à son apogée. » Le livre de Vladimir Pozner n’est pas un polar, mais l’un de ses chapitres pourrait être le synopsis d’un roman noir que personne n’a écrit: l’agonie des ouvriers de Gauley Bridge, morts d’avoir respiré trop de silice dans le tunnel qu’ils creusaient pour le compte de la Union Carbide. Tous de pauvres chômeurs, Noirs et Blancs, venus de loin pour trouver un travail et dont les corps iront fertiliser un champ sur lequel on plantera du maïs, une fois le tunnel creusé et la silice extraite. « Tout autour de Gauley Bridge, la terre a largement gagné en cadavres ce que les hommes avaient extrait en silice, et en fin de compte, les morts, eux aussi, n’ont été qu’un sous-produit des travaux de construction. » Pour finir, à Boston, là où « la révolution américaine a pris effet avant que la guerre ne commence », « dans le cœur et dans l’esprit du peuple » (John Adams), Pozner ne trouve que « le gouverneur qui envoya sur la chaise électrique un bon cordonnier et un pauvre crieur de poisson », Sacco et Vanzetti. À ces deux-là, et à quelques autres, Pozner réussit à conférer le statut de légende auquel ce même Vanzetti s’était résigné, peu avant de mourir pour un crime qu’il n’avait pas commis : « un homme vaincu, mais une ombre formidable ». Sébastien Banse Un auteur introuvable Tous les hommes sont menteurs, d’Alberto Manguel. éditions Actes Sud, 208 pages, 19 euros. C omme George Steiner ou Claudio Magris, qui sont devenus célèbres dans le monde entier pour leurs travaux d’érudition, Alberto Manguel, auteur de l’extraordinaire Histoire de la lecture, d’une biographie de Kipling et de Dans la forêt du miroir (tous publiés chez Actes Sud), a été tenté d’écrire des œuvres de fiction. Ancien lecteur de Jorge Luis Borges, universitaire et érudit impeccable, Manguel, maintenant qu’il n’a plus rien à prouver dans le domaine de la connaissance, veut goûter la joie de la création. LES LETTRES Cette fiction (on ne peut pas parler de roman à proprement parler, ou alors de roman introuvable) tourne autour d’un personnage qui a pris une tournure mystérieuse, sinon mythique, Alejandro Bevilacqua dont la réputation est due à un livre culte, l’Éloge du mensonge. À travers plusieurs récits, son existence, au lieu de devenir plus transparente, se révèle labyrinthique, de plus en plus opaque. Ces différents récits (à commencer par celui de l’auteur) en font un faussaire car on suppose qu’il n’est pas l’auteur de ce livre, mais qu’il l’aurait volé à un autre. Son histoire est intimement associée à celle de la féroce dictature militaire en Argentine et à la communauté des exilés latino-américains à Madrid. Elle se déroule en partie dans les geôles de la police secrète où des figures aussi fades F R A N Ç A I S E S . D É C E M B R E 2009 ( la création pour mener jusqu’au bout sa partie d’échecs de récit en récit. Tous les hommes sont menteurs demeure néanmoins un livre tout à fait plaisant et il dépasse de beaucoup la production romanesque dont on nous abreuve et qui n’est qu’un interminable plagiat de formes passées et dépassées. L’écrivain a su aussi évoquer avec force et intensité les exactions des colonels argentins et la fin du rêve républicain en Espagne. En sorte qu’on pourrait bien croire que ce Bevilacqua n’est pas un double à la fois séduisant et méprisable, mais l’auteur en personne qui se retrouve dans la peau d’un être qu’on peut considérer avec passion mais qu’on ne peut pas aimer sans restriction. qu’impavides apportent leur contribution au récit. Dans ce jeu subtil de visions croisées et contrastées, l’image de Bevilacqua disparaît et celle de l’écrivain se dissout peu à peu dans une sorte d’auto-ironie. Manguel fait ouvertement référence à l’écrivain espagnol Villa-Matas. Il fait aussi songer à Borges, même s’il tente de s’éloigner de ce modèle écrasant qui a tenu une place si déterminante dans sa formation. Je me suis laissé prendre à ce jeu mi-savant mi-critique, commun aux deux auteurs dont il s’inspire, qui veut que la littérature ne soit qu’un maniement savant de l’art de la tromperie. S’il n’y a pas de vérité en cette sphère, ni même de règle, j’ai tout de même eu l’impression gênante que l’auteur s’est laissé piégé par son propre jeu et qu’il a sacrifié S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U Gérard-Georges Lemaire 5 D É C E M B R E 2009) . 10 LETTRES LA CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HÀN Peut-on vivre à plein le présent ? N ous avons le passé, avec sa charge de mémoire, nous avons l’avenir, avec ses espoirs, ses craintes et nous savons qu’il s’achève dans la mort. En cela, et dans la faculté de l’exprimer, les humains se distinguent des autres espèces animales. Amina Saïd annonce : Toujours il nous manque un présent. C’est le titre de la première partie de l’Absence l’inachevé, et « le poème est ce qui comble le manque », mais n’est jamais achevé. Chaque poème de la deuxième partie, le Monde en sa lumière, se situe en un pays différent, la lumière éclaire le plus souvent de tristes scènes. Heidelberg présente un « théâtre à l’antique pour la liturgie hitlérienne ». L’Afrique occidentale, avec l’îlot de Gorée, rappelle les déportations de l’époque coloniale, le golfe de Lingayen, aux Philippines, les bombardements américains. Ou encore, en Colombie : « Ici la terre est à ceux qui l’accaparent / par le sang la terreur et les armes », ce qui fait dire aux habitants : « Merci de nous apporter un peu de lumière à nous / qui n’existons ni au présent ni au passé ni au futur. » Un vers revient tout au long de cette séquence : « Chaque terre est notre terre et une autre terre. » La troisième partie, éponyme, incite à parler commencements, à « être un avec le monde » à travers les mots, « dans une langue qui est toutes les langues ». La perte est le thème de la quatrième partie, l’Autre Nom de la séparation, quand il ne reste plus rien, « pas même une parole / pour dire ce rien ». Partage de la douleur : la cinquième et dernière partie est un poème unique de trois pages, Jusqu’aux lendemains de la vie, qui donne la parole aux mères en deuil : « Pourquoi avons-nous donné la vie / pour jusqu’à notre dernier souffle / la disputer à l’ombre. » Née à Tunis d’une mère française et d’un père tunisien, Amina Saïd est l’auteur de nombreux recueils de poésie et de contes. L’Absence l’inachevé dit notre condition au présent dans une écriture limpide : « Idiomes des paysages et des hommes / inscrits en signes éphémères. » Avec Cherchant ce que je sais déjà, Pascal Boulanger poursuit la recherche d’un « éternel maintenant », d’une présence dans le présent, tant par l’écriture de poèmes que par la réflexion sous forme d’essais où la lecture d’autres poètes tient une large place. Car il n’y a pas séparation pour lui entre poème et pensée, ce qui peut se dire : « Le poème est un corps endormi / qui sait de quel côté se tourner / pour ne pas effacer l’horizon / ni vider la mer. » La présence est un absolu, le présent est transitoire, comment les concilier ? L’amour au sens humain et un autre amour, orienté vers le christianisme, entretissent l’éloignement et le rapprochement, la perte et l’étreinte : « Exerce-toi à perdre / ce que tu étreins », enseigne Marie-Madeleine, à la fin d’une première séquence intitulée Noli me tangere (« Ne me touchez pas », paroles du Christ). La deuxième séquence, les Ruines de la ville, s’annonce « Retour parmi les crimes de l’époque, les saisons de mort », à quoi le poète oppose « la présence d’instants dans l’instant ». La troisième séquence porte le titre savant d’Anabiose, qui désigne le retour à la vie ou un état intermédiaire entre la vie et la mort. C’est la première signification qui se fait jour ici, avec « les fleurs secrètes de la pluie », « la terre gorgée de lumière », tout comme avec le corps sensible au froid, l’être en proie au doute. La quatrième séquence, l’Échappée belle, diffère dans sa forme des trois autres. Ce sont des proses sans ponctuation, riches en rimes intérieures. On peut y percevoir un écho biblique, mais c’est réduire la pensée de Pascal Boulanger que de la ramener à une seule source. Cette séquence emportée, enflammée, lucide pourtant grâce à l’ironie, est d’un beau travail d’écriture, toujours inachevé puisqu’elle fait l’objet d’une composition différente dans une publication séparée. L’édition originale de Chaussées chaussées a paru en 1963. L’auteur, Peter Huchel, voit dans son époque surtout les désastres de la guerre. Leur antagonisme avec la parole poétique est exposé dans un long poème métaphorique, où l’auteur se présente comme un peintre chinois désireux d’imiter les maîtres anciens « Qui peignaient les pierres comme des os de la terre / Et la brume légère comme la peau des montagnes », mais en place des paysages d’autrefois, il n’y a plus, « sur ces claies de la mort », que destructions et désolation, squelettes, crânes noircis par l’incendie. Le poème intitulé Chaussées montre des routes d’exode, bombardées, des populations en fuite. Dans le poème suivant, Le pasteur raconte la fin de sa paroisse, le Christ en flammes tombe de sa croix, sa tête est rongée par le feu. Dieu n’est pas plus épargné que les hommes. Après, vient le Convoi, avec un accouchement en bordure de route, l’enfant tué au moment de naître. Puis Décembre 1942 offre une vision tragique de Bethléem, et pour finir La chaussée se perd devant Stalingrad. Les détails réalistes se chevauchent avec le fantastique. Les tombes du Cimetière militaire se rendent en ville à la nuit tombée, vont aussi bien à la cathédrale que dans les bars, puis, à l’aube, se retrouvent au cimetière, strictement alignées. Des images insolites tentent de faire revivre « aux oreilles sourdes des générations » les pays dévastés : « Et la brume s’écoulait, / Lait blanc de la brebis, / Sur le rebord du toit » ou « Le poisson nage / Aux portes de l’écluse du ciel ». L’audace de ces images relie à l’universel les descriptions centrées sur un paysage. Celui-ci peut être tout ordinaire, c’est le regard porté sur lui qui donne son intensité à l’instant présent : « Te voilà devant le gué de midi. C’est là que se lave l’or / Et qu’on le verse sur les éclats de briques. » Erratum : dans la chronique de novembre 2009, au paragraphe Action poétique, il fallait lire « des langues kurdes » et non « des langues turques ». Nous espérons que nos lecteurs auront rectifié d’eux-mêmes et nous présentons nos excuses aux écrivains kurdes. L’Absence l’inachevé, d’Amina Saïd. La Différence, 2009. 90 pages, 13 euros. Cherchant ce que je sais déjà, de Pascal Boulanger. Éditions de l’Amandier, Paris, 2009. 84 pages, 12 euros. L’Échappée belle, de Pascal Boulanger. Wigwam, Rennes, 2009. 24 pages, 4,60 euros. Chaussées chaussées, de Peter Huchel, traduit de l’allemand par Maryse Jacob et Arnaud Villani, édition bilingue. Atelier La Feugraie, 2009. 150 pages, 16 euros. Enquête sur le Belomorkanal Les Eaux glacées du Belomorkanal, d’Anne Brunswic, Éditions Actes Sud. 285 pages, 22 euros. Finlande, alliée de l’Allemagne nazie, occupera la Carélie. Il en résultera, pour ceux qui ont vécu cette occupation, une stigmatisation supplémentaire, une vie plus dure. Les détails que rapporte Anne Brunswic sonnent vrais. Souvent, et c’est là un constat qui appelle réflexion, certains de ceux qui exposent comment ils ont été longtemps persécutés continuent à défendre la mémoire de Staline qui, dans la déglingue sociale et idéologique que connaît la Russie, reconquiert une image de grand patriote. Le régime actuel n’en prend nullement ombrage, au contraire. Il reste les hommes et les femmes qui nous sont présentés. Ils font face chaque jour à de lourdes difficultés qui vont du manque d’eau courante à la vétusté de tout, pendant que quelques margoulins s’enrichissent. On se demande comment ils font pour le supporter et ne pas partir sur les routes. Certains sont devenus croyants, d’autres restent communistes, d’autres encore se déclarent communistes et croyants tout à la fois. Quel serait le résultat de leur réflexion s’ils désiraient conceptualiser leur expérience des cinquante dernières années ? Mais voilà, ils vivent dans les faits plus que dans les systèmes, et cela leur est une grande aide qui permet à leur générosité (qu’on dit russe) et à leur intelligence de l’emporter sur toutes les entraves. Anne Brunswic n’aime pas la légèreté avec laquelle on juge trop souvent les crimes passés, parce que tout laxisme en ce domaine est le terrain qui en prépare d’autres. De ce point de vue, cette histoire du Belomorkanal est à méditer. On y passe de l’histoire d’un pays à celle des hommes. En espérant qu’ils finiront par prendre en main celle de leur pays. LES LETTRES DR L e canal de la mer Blanche, dont la réalisation a été entreprise en 1931-1932, à l’initiative de Staline, fait partie des grands travaux dont le régime soviétique se glorifia car ils marquaient l’entrée de l’URSS parmi les nations capables de prouesses technologiques et montraient la vitalité du socialisme soviétique. Il fit l’objet d’une campagne de grande envergure à laquelle participèrent une trentaine d’écrivains qui, sous l’égide de Gorki, lui consacrèrent un ouvrage, le Canal Staline, mer Blanche-mer Baltique, histoire de la construction. Il s’agissait de célébrer l’exploit que constituait cette réalisation et surtout de faire admettre que le régime soviétique avait, en même temps, réussi la transformation morale de nombreux détenus affectés à ce chantier. Les auteurs y exposaient le cas de voleurs, de prévaricateurs, de prostituées, qui, enflammés par l’œuvre à laquelle ils participaient, avaient changé de personnalité pour devenir désireux de se rendre utiles à la société. Cet aspect fut immédiatement mis en doute et la polémique commença en s’attachant d’abord à dénoncer le caractère génocidaire de l’entreprise. Dans l’Archipel du Goulag, Soljenitsyne revient sur cet épisode, chiffrant les victimes à trois cent mille. Anne Brunswic, qui connaît bien la Russie, s’attache aux détails de cette affaire. Elle mène une enquête dans les terres froides de la Carélie où est implanté le canal, pour autant qu’on puisse le faire dans la Russie de Poutine. Le canal apparaît vite comme un condensé de l’histoire soviétique Belomorkanal, port de Medviejegorsk. et de la façon dont elle se survit dans l’actuelle Russie. Certains chiffres ayant été avancés avec légèreté, Anne Brunswic rétablit d’abord la vérité, suivant en cela les conclusions des historiens : 125 000 personnes travaillèrent sur ce chantier et 25 000 environ y moururent. Elle rappelle que s’il s’agissait de l’Holocauste, un zéro de moins serait du négationnisme, un de plus, un chiffre insupportable, et elle s’interroge aussi sur le nombre de victimes de chantiers similaires : Panama, Suez, F R A N Ç A I S E S . D É C E M B R E 2009 ( etc. Mais surtout, son enquête lui fait rencontrer les descendants de ceux qui ont creusé le canal. On touche là ce qui reste de l’histoire réelle, quinze ans après la fin de l’URSS. Pour le lecteur, la première impression est terrible : à la paranoïa stalinienne qui fait déporter massivement des individus déclarés nuisibles, qui fait fusiller des centaines de milliers de communistes, qui purge les organes de répression par couches successives, succèdent tous les malheurs que la guerre apportera. La S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U François Eychart 5 D É C E M B R E 2009) . 11 SAVOIRS Marx sans fin Marx, le Capital, trois volumes avec un album sous coffret, le Temps des Cerises, 120 euros (chacun des trois volumes : 35 euros, album : 15 euros). Marx. Relire le Capital, coordonné par Franck Fischbach, PUF, 190 pages, 12 euros. Lire Marx, par Gérard Duménil, Michaël Löwy et Emmanuel Renault, PUF, 304 pages, 15 euros. Les 100 Mots du marxisme, PUF, « Que sais-je ? », 128 pages, 9 euros. «D e fait, il y a actuellement un retour sinon à Marx, du moins de Marx dans la théorie sociale et dans la philosophie politique, et au-delà, dans la société et les débats d’idées. » Ce constat dressé par Franck Fischbach traverse tel un fil rouge un ensemble de publications récentes dont le nombre et la qualité ne peuvent manquer de réjouir. Pour les auteurs de Relire le Capital, il ne s’agit pas tant de « revenir purement et simplement à Marx » que de montrer que « Marx ne peut être actuel qu’à la condition qu’on actualise le Capital », comme l’ont fait ceux qui ont marqué l’histoire (plurielle et diverse) des marxismes, pensant « avec Marx, mais toujours aussi en allant au-delà de Marx ». Fidèles à cette exigence ambitieuse, les six contributions rassemblées dans ce volume s’efforcent d’allier au nécessaire travail d’interprétation du texte une série de transformations, pour reprendre, après Jacques Bidet, la fameuse distinction qui conclut les Thèses sur Feuerbach. Encore fallait-il pour cela qu’une édition intégrale du Capital fût disponible. À la différence du livre I, les livres II et III publiés par Engels à partir des manuscrits de Marx étaient devenus difficiles à trouver en librairie depuis la disparition des Éditions sociales. L’initiative de Francis Combes et du Temps des Cerises doit donc être saluée et soutenue comme elle le mérite. S’il est permis de regretter que cette remise en circulation du Capital n’ait pas été l’occasion d’en refondre la traduction, il serait injuste d’en rendre l’éditeur responsable, tant il est vrai qu’une telle situation ne fait que refléter les difficultés que rencontrent tous ceux qui, aujourd’hui, luttent pour faire vivre la pensée critique. Les livres II et III reproduisent donc la traduction des Éditions sociales, tandis que le livre I est proposé dans la version « historique » de Joseph Roy, relue et amendée par Marx lui-même, qui, tout en s’excusant des « imperfections littéraires » du texte, en louait la « valeur scientifique indépendante de l’original », au point d’en recommander la consultation même aux « lecteurs familiers avec la langue allemande ». La situation n’est cependant plus exactement la même qu’en 1875, et il n’aurait pas été inutile de remettre en perspective certains des choix terminologiques de Roy. En attendant l’édition critique annoncée dans le cadre de la grande édition Marx-Engels, cette édition dédiée à la mémoire du regretté Georges Labica permettra au Capital L aura, Rosa, Clara. Trois femmes invoquées par Franz Mehring, à l’orée de son Karl Marx, contre « les intrépides et mâles champions du socialisme », les « pontifes » barbus du SPD, les « grands prêtres du marxisme » qui ont engagé dans la boucherie de la Première Guerre mondiale des millions de prolétaires allemands pour la plus grande gloire des Hohenzollern. Rosa Luxemburg, Clara Zetkin – avec Franz Mehring – furent à la tête de cette gauche du SPD qui, elle, refusa de céder au chauvinisme et au militarisme en août 1914. Laura, une des filles de Marx, mariée à Paul Lafargue, avait placé sa confiance en Mehring, l’encourageant et le soutenant dans son projet de biographie. Le livre de Franz Mehring est un livre de combat, car chez Marx « le militant a toujours pris le pas sur le penseur ». Sa réédition, après plus de vingt ans, était attendue. Mehring conçoit son livre comme un brûlot contre le SPD dirigé par celui que Lénine appelle le « renégat Kautsky », contre ceux « qui ont médité quarante ans sur la moindre virgule chez Marx » et n’ont su que coiffer le casque à pointe. Derrière le culte de Marx, s’abrite une captation d’héritage à seule fin d’assurer la domination d’une caste – la bureaucratie des fonctionnaires du parti – et la légitimation de leur crétinisme parlementaire. Mehring – et ce geste sera repris à chaque fois que l’ossification du marxisme menacera, par LES LETTRES exemple lorsque Lukács écrit son Hegel – veut montrer que Marx fut un philosophe et avant tout un révolutionnaire. Dans sa biographie, on trouve notamment des pages remarquables sur la thèse de 1841, consacrée à Démocrite et Épicure, qui font revivre la filiation hégélienne, la pulsion philosophique chez Marx, le tirant hors du bourbier positiviste du temps. Mehring, parce qu’au fond il est resté gouverné par l’esprit quarante-huitard, sait à merveille ressusciter cet esprit de lutte anti-autoritaire, anti-Badinguet et antiHohenzollern, dont le ton, plus d’une fois, fait penser à Hugo. C’est aussi à ce titre qu’il entreprend, contre l’orthodoxie du parti qui lui fera payer cher son audace, la réhabilitation de Lassalle ou la modération du rejet de Bakounine. En effet, à ses yeux, tous deux, comme Marx, étaient avant tout des révolutionnaires, des lutteurs acharnés, et non des momies corrompues. Certes, cette biographie de Marx, animée d’un zèle militant, se perd parfois dans des querelles « partitaires », certes elle souffre de lacunes. Mehring n’a pu disposer de textes décisifs qu’aujourd’hui nous connaissons, tels les Manuscrits de 1844. Encore moins a-t-il eu accès au riche matériau que la Marx-Forschung a mis au jour depuis presque un siècle (toutes les relations avec Bakounine doivent être reconsidérées) et dont on trouvera un remarquable écho dans la biographie de Richard Friedenthal (dont on se demande pourquoi elle n’a pas été traduite). Néanmoins, sa biographie a fait date, et sa réédition est bien venue. F R A N Ç A I S E S Jean-Loup Thébaud . D É C E M B R E 2009 ( Jacques-Olivier Bégot Que faire du sionisme ? Le Marx de Mehring : Épicure contre le SPD Karl Marx. Histoire de sa vie, de Franz Mehring, traduit par Jean Mortier, Bartillat, 630 pages, 14 euros. de continuer à jouer son rôle indispensable de critique radicale du capitalisme. Pour tous ceux qui éprouveraient le besoin d’un guide pour se repérer dans cette pensée qui ne cesse de se reprendre pour aller plus loin, les deux ouvrages composés par Gérard Duménil, Michaël Löwy et Emmanuel Renault seront assurément d’un précieux secours. Les auteurs de Lire Marx ont organisé leur introduction autour de trois axes qui correspondent à ce que Blanchot avait nommé les « trois paroles » de Marx. Tout au long de cette traversée qui emprunte successivement les chemins de la politique, de la philosophie et de l’économie, les auteurs se sont appuyés sur le commentaire d’un petit nombre de textes majeurs. À l’usage, ce choix de méthode se révèle des plus judicieux, car il permet, en évitant les écueils du « résumé » trop scolaire, d’entrer de plain-pied dans le détail et la richesse de l’écriture et de la pensée de Marx. À ce titre, il constitue sans doute la meilleure invitation à la lecture intégrale des textes. L’organisation de l’ensemble en trois parties distinctes présentait cependant le risque de faire perdre de vue l’unité des différents registres de pensée et d’écriture pratiqués par Marx, ce que Blanchot appelait « le disparate qui les maintient ensemble ». Pour y remédier, il suffit de se reporter au lexique en forme d’abécédaire publié parallèlement. D’« abstraction » à « utopie » en passant par « crise » et « révolution », les cent mots retenus présentent un concentré des débats qui ont marqué l’histoire des marxismes jusqu’à nos jours. Tout porte à croire que cette histoire, contrairement à ce que d’aucuns annonçaient prématurément, est loin d’être finie. L ’ouvrage d’Arno Mayer, De leurs socs, ils ont forgé des glaives, est avant tout le livre d’un regret, celui d’un fils de sioniste progressiste qui a vu une utopie se changer en cauchemar. C’est ce changement qu’il s’est attaché à décrire avec rigueur et sans complaisance. Car, aux origines, le fondateur historique du sionisme, Théodore Herzl, dans son livre le Nouveau Pays ancien (1902), voyait dans le futur État un phare de la démocratie sociale et coopérative, un exemple de modernité. Une modernité occidentale et impérialiste toutefois. Or, cette modernité n’était envisagée que sous sa forme occidentale et impérialiste, Herzl proposant dans un même mouvement de pensée que la nouvelle nation soit « pour l’Europe […] un élément du mur contre l’Asie ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie ». Cette contradiction interne du sionisme sert de fil conducteur à Arno Mayer. Selon lui, les politiciens israéliens, depuis Ben Gourion jusqu’à Netanyahou, en passant par Moshé Dayan ou même Yitzhak Rabin, ont tous choisi la seconde option, celle du rapport de forces et du rejet des Arabes derrière la « muraille d’acier » prôné par la droite sioniste depuis Vladimir Jabotinsky (1880-1940). Ce choix terrible, au lieu de l’intégration régionale et de la paix avec ses voisins, a changé Israël, selon l’auteur, en un « ghetto, avec une mentalité de siège enracinée dans un sentiment chronique de victimisation et de péril immanent » (p. 131) qui force ce pays à s’appuyer sur les courants les plus réactionnaires du judaïsme. Pire, l’option du « tout sécuritaire » l’oblige à être dépendant des États-Unis et à se ruiner en armement, entraînant un appauvrissement de la population – notamment de sa composante arabe –, qui vit pour 30 % en dessous du seuil de pauvreté. S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U Des sionistes critiques, comme Martin Buber, ont aperçu cette dérive et ont tenté de la conjurer dès 1949. Méditant sur le mythe de Néhémie qui décrit les Hébreux travaillant d’une main, et de l’autre tenant une arme, Buber rappelait qu’en agissant de la sorte « on peut construire une muraille mais pas une jolie maison ». Mais, plus tôt encore, un Ahad Ha’am refusait les propositions de Herzl et invitait à faire d’Israël, non un centre politique pour les juifs, mais avant tout un lieu de culture et d’éducation. Mayer voit dans ce débat entre « ultras » et « critiques » une forme de redite des controverses entre les deux courants internes au judaïsme. L’un prend en exemple Josué, successeur de Moïse et exterminateur des Cananéens, et l’autre, plus ouvert et adepte d’un prosélytisme démocratique baigné dans l’idéal des Lumières – voire du socialisme –, a longtemps espéré, à l’image d’Isaïe, construire une terre où chacun pourrait « marteler ses glaives en socs ». La comparaison est belle, bien à l’image de l’idéalisme déçu d’Arno Mayer établissant un constat sans concession. Cette déception, ce désenchantement expliquent peut-être que Mayer n’explore que peu de pistes progressistes pour l’avenir et ne réponde pas vraiment à la question : aujourd’hui, que faire du sionisme ? William Blanc De leurs socs, ils ont forgé des glaives. Histoire critique d’Israël, d’Arno Mayer. Éditions Fayard, 644 pages, 2009. Erratum : Dans l’article de Baptiste Eychart « Misère de l’histoire médiatique », publié dans les Lettres françaises n° 65 du 7 novembre une coquille a malencontreusement transformé Guy Môquet en Guy Mollet. 5 D É C E M B R E 2009) . 12 ARTS Istanbul, Constantinople… « De Byzance à Istanbul, un port pour deux continents », Grand Palais, jusqu’au 25 janvier 2010. Catalogue : RMN, 364 pages, 45 euros. DR L e problème se pose de savoir comment mettre en scène ce type d’exposition, qu’elle concerne une grande civilisation ou, comme c’est le cas ici, une ville qui a eu une longue histoire – pas moins de seize siècles en l’occurrence ! Qui ne connaît pas sur le bout des doigts la chronologie complexe de Byzance ou l’histoire de l’Empire ottoman a bien du mal à comprendre de quoi il s’agit vraiment. Sans le catalogue, qui devient un complément irremplaçable de la manifestation, car lui seul la rend compréhensible, il est presque impossible de se repérer entre les chapiteaux, les statues d’empereurs et les sarcophages. Il est question de la longue crise iconoclaste, qui a duré plus d’un siècle : rien ne vient éclairer la raison et le fond de cette querelle religieuse, mais aussi artistique, sociale et politique. En somme, on ressort presque aussi ignorant qu’on est arrivé ! Au premier étage, les choses sont plus évidentes, même si le visiteur se retrouve d’abord face à une collection d’objets superbes : une traduction d’Homère en turc (XIIIe siècle), des tapis, des tissus, des vêtements d’apparat, de la de Mehmet II le Conquérant, de Giovanni Bellini (fin du XVe siècle), on peut découvrir un artiste injustement méconnu, Jean-Baptiste Van Mour, qui a travaillé à l’ambassade de France au début du XVIIIe siècle, qui s’est spécialisé dans les cérémonies officielles et les scènes d’intérieur, puis Antoine de Favray, chevalier de l’ordre de Malte, qui a résidé un temps à Istanbul et qui a peint de délicieux groupes de femmes, enfin Antoine Ignace Melling et ses inestimables panoramas du Bosphore et de la Corne d’or. Des orientalistes tardifs, comme Fausto Zonaro, qui a été peintre officiel du sultan, ou Carlo Bossoli, nous montrent une ville en pleine métamorphose. Le dernier calife faute d’avoir pu vraiment monter sur le trône, Abdülmecid, s’est consacré à la peinture avec un certain talent, ne cessant jamais, même en exil, de représenter sa capitale perdue. Au fond, cette exposition, qui recèle tant de trésors et de merveilles, est surtout intéressante pour les livres merveilleux qui y sont montrés, pour les miniatures turques et les peintures occidentales et aussi pour les incunables choisis, qu’ils soient grecs ou ottomans. On regrette toutefois l’absence des arts figuratifs byzantins. Un mystère quand on pense au rôle des icônes dans la théologie de l’Empire latin d’Orient. Istambul. marqueterie, de la faïence, des armes et de l’orfèvrerie sublimes. Mais il y a surtout des plans, des gravures et des tableaux qui fournissent des représentations d’une grande richesse de la cité des Osmanli. En matière de peinture, après une copie du portrait Georges Férou L’énigmatique Giorgione Giorgione, d’Enrico Maria Dal Pozzolo, Actes Sud, 384 pages, 120 euros. I l serait né en 1477 à Castelfranco et serait mort à Venise pendant la peste en 1510. Sa carrière n’aurait donc duré que quinze ans. Peu d’œuvres de lui ont subsisté alors qu’on sait qu’il a travaillé pour un nombre non indifférent d’institutions religieuses et pour quelques palais. Et puis il y a eu des questions d’attribution car il ne signait jamais ses tableaux ou ses fresques. En somme, voilà un artiste énigmatique qui a laissé à la postérité quelques compositions qui ne le sont pas moins comme la célèbre Tempête, les Trois philosophes, sujets encore aujourd’hui de discussions sans fin, et l’Enfant à la sphère. On ne sait pas très bien comment il s’appelait : on l’a surnommé Zorzi ou dénommé Giorgio di Castelfranco. On croit connaître pourtant son visage : il aurait fait un autoportrait en David. On découvre un homme au visage, grave, tendu, concentré, le regard tourné vers l’intérieur. D’autres figures pourraient bien le représenter car elles se rapprochent de cet autoportrait supposé. On le sait bon musicien et excellent joueur de luth. Cet amour de la musique se traduit dans des compositions telles que la Leçon de musique (là encore, on voit trois hommes à trois moments de la vie). Et son Hommage à un poète ou Saturne en exil, bien qu’on ne soit pas sûr de l’interprétation qu’on peut donner à ce tableau où apparaît un joueur de luth, démontre qu’il a été un homme très cultivé et raffiné. Entouré de bien des mystères, Giorgione est un peintre fascinant et cette grande étude lui rend justice à bien des égards. L’auteur de ce magnifique ouvrage n’apporte pas de grandes nouveautés sur son existence et sur l’interprétation de son œuvre. Mais il fait une somme tout à fait passionnante de toutes les connaissances avérées qui le concernent. Il le replace avec minutie dans le contexte de la peinture de son temps. Il examine aussi comme sa légende s’est forgée post mortem par le truchement des écrits de Paolo Pino (Dialogue sur la peinture, 1548), de Giorgio Vasari (les Vies… 1550) et, de manière plus surprenante, de Baldassare Castiglione (le Parfait courtisan, 1528), qui le place sur le même plan que Léonard de Vinci et Raphaël. G. F. LA BIBLIOTHÈQUE D’UNE DILETTANTE Au cœur de l’histoire de l’art n ne boudera pas son plaisir en lisant les Kâma Sûtra, qui est en réalité un guide de conduite entre les époux (et pas uniquement dans l’amour) et aussi un formidable dictionnaire du langage du corps. Et que dire des extraordinaires miniatures qui les accompagnent. C’est un pur régal. O Les Kâma Sûtra, Seuil, 284 pages, 25 euros. I l existe bon nombre d’ouvrages de vulgarisation. Ce que Salvy nous propose ici va un peu au-delà : il invite le néophyte à apprendre à « lire » un tableau en s’appuyant sur de nombreux exemples, les uns célèbres (comme l’Atelier, de Courbet), d’autres moins (comme Vénus et Cupidon, de Bronzino). Avec ces cent œuvres judicieusement choisies anciennes ou modernes, le lecteur aura appris comment on peut aborder une toile et en dévoiler ses significations, ses détails et ce qu’elle apporte à l’histoire de l’art. C’est un ouvrage utile, bien fait et passionnant. Les Cent Énigmes de l’art, de Gérard-Julien Salvy, Hazan, 360 pages, 45 euros. M ax Beckmann n’est pas le plus grand artiste de l’expressionnisme, mais son plus grand héritier. Il fait ses premières armes quand s’affirment Die Brucke et Die Blaue Reiter. C’est la guerre qui forge son talent : il est révolté par ses horreurs (Résurrection en est la preuve). Le conflit achevé, il ne perd ni son mordant ni son style acéré. Il cultive le grotesque (Autoportrait en clown, 1921, Double Portrait carnaval, 1925) et joue sur des distorsions de toutes sortes (la Barque, 1926). Si ses toiles sont moins critiques ensuite, elles n’en sont pas moins étranges et tragiques. Son monde est noir, violent, acide et rageur. Jusqu’à la fin, il porte l’expressionnisme à son LES LETTRES F R A N Ç A I S E S . D comble et ne cesse jamais de l’enrichir (Beginning, 1946-1949). Cette excellente étude nous révèle une grande figure de l’art, telle qu’en elle-même… Beckmann, de Uwe M. Schneede, Hazan, 304 pages, 75 euros. E nfin on découvre l’œuvre d’André Blondel, ce juif né en Pologne, qui combat en France dans l’armée polonaise et meurt en 1949. On a pu voir à Sète une rétrospective où, après un passage par des expériences abstraites, il affirme une figuration originale. De Blondel à Blondel, d’Actes Sud-musée Paul-Valéry, 208 pages, 39 euros.) Au saint nom de l’art contemporain Pour qui ne connaît pas Andy Warhol sur lequel existe déjà une vaste littérature, la biographie de Mériam Korichi constitue une bonne introduction. On n’y apprend rien de neuf et le caractère radical de son art et de son univers est bien émoussé. Mais ce livre est un bon vademecum. Andy Warhol, de Mériam Korichi, « Biographies Folio », 336 pages, 7 euros.) P ierre et Marianne Nahon ont toujours eu un penchant prononcé pour l’autocélébration. L’histoire de leur galerie en est l’ultime démonstration. Écrite par Pierre Nahon en personne, on peut, au fil, des années, comprendre ce qu’elle fut : la monstration d’artistes déjà reconnus, ceux du nouveau réalisme et du pop art au début, puis des figures illustres, de Klossowski à Baselitz. Peu ou pas de découvertes. Et il faut voir comment les choses sont relatées : quand il parle de l’exposition É C E M B R E 2009 ( S U P P L É M E N T À L Beuys, qui a eu lieu en 1985, il oublie de dire comment l’affaire s’est terminée ! Enfin, je ne sais pas si ce livre servira l’histoire de l’art ni même l’hagiographie de notre couple de marchands de tableaux déjà chantée par Lamarche-Vadel ! L’Histoire de la galerie Beaubourg, de Pierre Nahon, La Différence, trois volumes sous coffret, 120 euros. Collections N ul se sera surpris de la richesse des collections privées en Suisse. Il suffit de se plonger dans le catalogue de l’exposition qui s’est tenue à l’Hermitage cet automne, à Lausanne. Tant de merveilles : le Couple, de Hodler, la Maison du coin, de Vallotton, le Paysage, de Giacometti, le Nº 15, de Rothko (1952), sans parler des Kiefer et des Twombly. Un pur régal Passions partagées, Fondation de l’Hermitage, « Bibliothèque des arts », 192 pages. 35 euros. V oici une déambulation très nostalgique dans les appartements d’Yves Saint Laurent et de Pierre Bergé rue de Babylone avant que l’extraordinaire collection qu’elle contenait ne soit dispersée. Une double tête de femme en bronze voisine avec un torse d’esthète romain, le Profil noir, de Léger avec un portrait de Gainsborough, un Brancusi avec un portrait d’Ingres, La Lune, de Burne Jones avec un Chirico ou un Mondrian, sans parler d’un mobilier hétéroclite mais toujours extraordinaire. Ce livre est un testament. La Collection Yves Saint Laurent-Pierre Bergé, Flammarion Christies, 288 pages, 85 euros.) ’HUMANITÉ Justine Lacoste D U 5 D É C E M B R E 2009) . 13 ARTS James Ensor dans le magasin de souvenirs d’Ostende Dame peinture toujours jeune, de James Ensor, préface de Colette Lambrichs, « Minos ». Éditions La Différence. 256 pages, 10 euros. Ensor, le carnaval de la vie, de Laurence Madeline. « Découvertes ». Éditions Gallimard. 8,40 euros. S i vous avez la chance, comme moi, de visiter le magasin de souvenirs de la rue de Flandres, à Ostende (aujourd’hui un musée), qui avait été celui de la tante d’Ensor et où il s’est installé en 1917, vous serez abasourdi. Ce magasin pittoresque, rempli d’objets hétéroclites, l’a fait rêver, d’autant plus qu’il avait passé son enfance dans un négoce du même genre tenu par sa mère. Il l’évoque ainsi dans ses mémoires : « Il me passionnait aussi, et plus encore le sombre et effrayant grenier plein de monstrueuses araignées, de curiosités, de coquillages, de plantes et d’animaux en provenance des mers lointaines, de délicates porcelaines, de vieux vêtements tachés de peinture et de rouille, de coraux rouge et blanc, de singes, de tortues, de sirènes séchées et de Chinois empaillés. » Dès qu’il peut dessiner – à treize ans, il fait déjà preuve de très belles dispositions –, ce sont souvent ces objets qu’il prend pour modèles. Et tout son univers plastique en sera saturé par la suite. Il étudie à l’Académie en scène les masques du carnaval (les Masques scandalisés, 1883) qui vont bientôt envahir ses compositions. Puis il a peint son chef-d’œuvre, l’Entrée du Christ à Bruxelles, qui s’inspire à la fois de la Mi-Carême et de l’Enterrement de la sardine, de Goya. Son univers devient grotesque, grinçant, ironique et insolite (comme Les squelettes se disputant un hareng, 1891) et ses natures mortes se remplissent de toutes les choses qui ont enchanté son enfance. Dans ses écrits et ses conférences, on retrouve un mélange d’invention poétique, de véhémence, de lyrisme et le sens du burlesque. Une réaction artistique au pays de la narquoiserie (1900) l’atteste : « Une morasse opaque en glace, quelques flamandophyles ou déroulédéens exaspérés. Peintres nationalistes pirouettant follement à la brise-quille. Réactionnaires combatifs irisés, désirisés ou jaunissants. (…) Impuissants vernisseurs de pointes glacées. Pantins gouailleurs sacripanés… » Les œuvres d’Ensor réalisent la fusion du traJames Ensor. Squelettes se disputant un hareng-saur. gique et du comique de ce bas monde changé en un monde onirique, avec des visions toujours drôles, d’Ostende, puis se rend à Bruxelles. L’enseignement qu’il y terribles et incisives de la pauvre humanité. Ce peintre marreçoit le déçoit. Il se lie avec Khnopff et fréquente le cercle ginal et gouailleur, parfois infantile par défi, est un immense éclairé du poète Théo Hannon. Mais il préfère rentrer en artiste qui n’a pas eu peur de renoncer à son savoir-faire et 1880 dans sa ville natale. Bien qu’il se soit insurgé contre les de se tourner sans cesse en dérision, comme il le fait dans vieilles barbes, il adopte un style naturaliste. Peu à peu, il son Autoportrait au chapeau fleuri (1883). change de manière et aussi de sujets. Il avait déjà fait entrer Giorgio Podestà DR « James Ensor », musée d’Orsay, jusqu’au 4 février 2010. Catalogue musée d’Orsay-RMN. 272 pages, 48 euros. Soulages l’homme en noir I l faut relire Roger Vailland et sa réponse à l’enquête de la revue Clarté en 1961, « Pour ou contre Pierre Soulages peintre abstrait » à laquelle il adresse une fin de non-recevoir. Il préfère faire le récit de ses visites à l’atelier du peintre, des conversations qu’il a pu avoir avec lui et de sa manière de travailler. Il le décrit avec simplicité, indexant sa curieuse propension à chronométrer la composition de ses tableaux. Aujourd’hui, personne n’oserait se demander si l’on est pour ou contre Soulages : il est devenu le peintre français par excellence, le seul d’ailleurs qui ait un poids à l’étranger parmi nos contemporains. Ces grandes expositions à Paris (Louvre et Centre Pompidou) et à Strasbourg (MAMC) ressortissent du genre de la célébration académique. La rétrospective parisienne est même une reconstruction fantasmée par l’artiste de son cheminement vers le noir absolu, qu’il nomme « l’outrenoir ». Sans doute a-t-elle été pensée avec intelligence, et des surprises y ontelles été ménagées avec discernement : on peut y voir des œuvres singulières, expérimentales, mais aussi ses premiers travaux sur verre des années cinquante. Sa vie d’artiste se divise en deux moments : celui où il partage les idéaux de l’École de Paris (dont il tient rétrospectivement à se démarquer) et celui où, à partir de la fin des années soixante-dix, il a la révélation du noir dans son absolu. Il a longuement prémédité ce passage à la monochromie. Mais ce n’est pas la monochromie en soi qui l’intéresse, mais le moment où le noir peut se révéler son contraire. Il change alors les ténèbres en lumière. Il ne fait aucun doute qu’il a trouvé les moyens techniques pour parvenir à ce paradoxe qui résout avec Soulages au cœur de son atelier de Sète et dans celui de Paris, en faisant découvrir ses méthodes de travail et ses rapports complexes avec ses aînés et avec ses contemporains. une question théologique médiévale. Cela est mis en scène de manière admirable dans une des salles où les tableaux capturent et renvoient une lueur dorée saisissante. Le catalogue constitue une excellente introduction aux différents aspects de sa démarche et de sa production plastique. Les essais d’Annie Claustres et d’Henry Cooper permettent de mieux suivre son cheminement, et celui d’Éric de Chassey introduit à sa plus belle réalisation, les vitraux de l’abbatiale de Conques. Dans son entretien avec le vieux maître, Gans Ulrich lui fait mettre l’accent sur la philosophie sousjacente de son art. Par exemple, il lui fait parler des Rose-Croix et de Robert Fludd, qui aurait fait le premier carré noir, en 1617, le monde naissant et finissant dans le noir. Dans le beau livre édité par Thalia, Michel Ragon a dialogué G. P. « Soulages », Centre Pompidou, jusqu’au 8 mars 2010. Catalogue : Éditions du Centre Pompidou, 352 pages, 44,90 euros. « Pierre Soulages au Louvre », musée du Louvre, jusqu’au 18 janvier 2010. « Soulages, le temps du papier », MAMC, Strasbourg, jusqu’au 3 janvier 2010. Coffret Soulages, Pierre Encrevé, Gallimard, 256 pages, 95 euros. L’Atelier de Pierre Soulages, Michel Ragon, photographies de Vincent Cunillière, Thalia Édition, 80 pages, 28 euros. LA BOÎTE À PIXELS Le surréalisme du photomontage au Photomaton (2) « La Subversion des images », Centre Pompidou, jusqu’au 11 janvier 2010. Catalogue Centre Pompidou, 480 pages, 44,90 euros. Clair de Terre, d’André Breton, d’Édith Breuil Éditions, Foliothèque, 224 pages, 9,60 euros. D ans son étude sur Clair de Terre, Édith Breuil a mis en évidence la fascination qu’André Breton éprouve pour l’opposition du noir et du blanc. On sait aussi que l’auteur de Nadja a beaucoup utilisé la photographie dans ses œuvres de fiction. La publication en fac-similé, avec les repentirs, d’Arcane 17, montre aussi que le poète a accompagné ses manuscrits de toutes sortes de collages, de coupures de presse, de photographies. LES LETTRES F R A N Ç A I S E S . D La superbe exposition du Centre Pompidou nous montre tout l’intérêt, non seulement de Breton, mais des surréalistes en général pour la photographie, en particulier les portraits de groupe. Dans le catalogue, aussi complet que passionnant, l’article de Clément Chéroux nous montre cet aspect clé de la démarche du groupe surréaliste : la mise en scène de ses membres constitue la mise en œuvre de leur propre mythologie. Ainsi, la couverture du premier numéro de la révolution surréaliste (1924) est composée de trois clichés de Man Ray qui montrent les membres du groupe réunis. Michel Poivert s’intéresse pour sa part à la théâtralité des images qui est une autre des caractéristiques de leur pratique : on retrouve ce trait dans les images de Paul Nougé, comme dans celles de Magritte (Dieu le huitième jour, 1947, l’Amour, 1928, par exemple), mais aussi dans les films É C E M B R E 2009 ( S U P P L É M E N T À L d’Hans Richter et de Stephan Themerson (les Aventures d’un bon citoyen, 1927). L’érotisme est également une dimension permanente de l’aventure surréaliste : les photomontages de Claude Cahun et Moore (1929-1930), la Bouche de Gerty, de Wols (1937), les dessins de Léo Mallert (Ne pas voir plus loin que son sexe, 1936) ou l’Automne, d’Aragon, Péret, Man Ray (1929, l’année du Con d’Irène), si elles sont désormais des pièces maîtresses de l’histoire de l’art, n’ont rien perdu de cette sensualité déstabilisante et brutale propre à l’esthétique surréaliste. Cet ouvrage est ainsi un véritable voyage dans l’univers bigarré du surréalisme : une somme d’une qualité rare, tant par son exhaustivité que par la qualité de ses analyses. ’HUMANITÉ Clémentine Hougue D U 5 D É C E M B R E 2009) . 14 CINÉMA / MUSIQUE CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP Journal du cinémateur U n petit vent coupant, descendu des hauts volcans, brosse à la faire reluire la vaste grand-place de Jaude qui, à la nuit tombante, semble, comme la plupart des forums restaurés de France, une place de Chirico chue au cœur de l’Auvergne, à Clermont-Ferrand. Je l’arpente en déserteur, après avoir abandonné à leur triste et glorieux sort mes collocateurs, savants chercheurs aux plis de synthèse impeccables. Je suis, moi, en quête de légèreté et de chiffonné. Les Herbes folles, d’Alain Resnais, sorti cet après-midi des fissures du bitume urbain, m’en promettent, d’autant que le film est adapté d’un roman de Christian Gailly (l’Incident) dont j’apprécie le souffle court, souffle de fumeur, qui s’y reprend à plusieurs fois pour s’exhaler, interrompu qu’il est par de légers toussotements. Et je me laisse aller aux délicieuses roueries de la narration, déployant, par sa triade de voix hors écran interposées, double subjectivité et fausse objectivité, et aux œillades bon enfant des garnements sexagénaires André Dussollier et Sabine Azéma, acteurs réapparaissant pour notre plus grand bonheur. Comme les personnages de la Comédie humaine, dirait un balzacien du colloque abandonné. Et pensant au premier et exigeant cinéma de Resnais, à Hiroshima, Marienbad, Muriel, cinéma d’expérimentation, adaptation d’auteurs réputés d’avant-garde (Duras, Robbe-Grillet, Cayrol), je me dis que cette aisance d’aujourd’hui dans le sentimental, l’opérette, le vaudeville s’appuie sur cette discipline initiale. Qui aurait dit alors que la catastrophe d’un de ses films serait amenée (comme chez Emmanuel Mouret) par une braguette coincée ? Les voies des seigneurs du cinéma sont imprévisibles. Guy Maddin, lui, continue sa période d’expérimentation dans My Winnipeg (Winnipeg mon amour), documentaire vibrant au comble de la subjectivité, usant de l’esthétique des vieilles images d’archives : un homme dort, dans un train qui fraie sa voie à travers un labyrinthe urbain, la traversée de la ville déclenche le chaos mental. L’homme, c’est le réalisateur, lui-même, la ville, c’est Winnipeg, sa ville natale, qu’il va quitter, les images sont celles d’un flux de mémoire ou de conscience – stream of consciousness, dirait le joycien du colloque quitté – rendu, péniblement parfois, par le ressassement du montage et de la voix du narrateur. « Dans Irène, Cavalier montre le corps de ses carnets, leur… carne. En fait, il a (presque) raison de vouloir les brûler : par le biais de l’image, ils entrent ainsi en nous. Ils s’incarnent. Les paroles écrites peuvent disparaître. Seule restera la mémoire », écrivait, dans Joseph Morder, en subtil cinéaste qu’il est. Appareillé de sa petite caméra numérique, qui ne le quitte jamais, Cavalier plonge dans l’indicible de sa mémoire – sa Recherche, dirait le proustien du colloque. Pour en remonter quoi ? De lourds secrets, des deuils irrésolus qui n’en finissent pas de contaminer la vie. Pas étonnant que ce novateur attire les jeunes gens en mal de chefs-d’œuvre. Ils étaient venus en rangs serrés à l’avant-première, lourds de mille et une questions à déballer. Mais pourquoi donc aucun n’a pensé à demander au maître pourquoi il omettait de mentionner qu’Irène (Tunc) était actrice. Une superbe actrice, solaire devant les caméras de Truffaut, de Melville, de Resnais ou de Cavalier. La vérité se constitue parfois à l’aide de demi-mensonges. Dans peu, sans doute, les mêmes jeunes gens, ou leurs pareils, avides d’expérimentations, se presseront-ils aux avant-premières du réalisateur Eugène Green, qui, dans A Religiosa Portuguesa, joue le rôle d’un réalisateur qui met en scène une adaptation des Lettres de la religieuse portugaise (1669) – attribuées à Guilleragues, dirait le dix-septiémiste du colloque. Et savez-vous que Mme de Sévigné écrit que cette lettre « tendre » était pleine d’une « folie, une passion que rien ne peut excuser que l’amour même » ? Un film intellectuel, décrète, dans le film, le garçon de l’hôtel lisboète, destinés dit-il à ne rencontrer d’audience qu’à Lisbonne, où les intellectuels sont légion ? Un film littéraire plutôt, à constater le découpage en scènes, inaugurées et closes par un long regard à la caméra de l’acteur qui survient ou s’en va, à suivre les dialogues tout de concetti grand siècle, à être surpris par les liaisons adventices concaténisant les mots en phrases, plus abondamment qu’à la Comédie-Française d’antan. Mais, surtout, ce film est un chant d’amour à Lisbonne qui se déploie dans de beaux panoramiques, un ong soupir d’admiration pour la saudade ou le fado, déchirants, qui scandent la réincarnation progressive de l’actrice en religieuse. Il y a aussi, chez Jean-Pierre Jeunet, expérimentation et création d’un véritable univers particulier aux couleurs de nostalgie, dont Micmac à tire-larigot n’est qu’un avatar, un je-ne-sais-quoi de touchant dans cette esthétique de bric-àbrac à la BibiFricotin, accumulation envahissante d’objets de récupération qui s’animent soudain, tandis que les humains s’agitent mécaniquement. Il serait absurde et injuste de le méconnaître, même s’il est permis d’en juger les effets pauvres et répétitifs. Expérimentation finale : Visage, de Tsai Ming-Liang. Le réalisateur taiwanais, de son propre aveu, dirige son film comme un peintre, et concentre tous ses efforts sur la façon dont il présente ses plans. Il compose des plans tableaux pseudo-suréalistes, qui, pour léchés qu’ils soient, sentent l’effort en effet, et peinent à se constituer en film. Il insiste en outre sur le rôle qui tient l’eau : « C’est quelque chose de tellement merveilleux », dit-il. Certes, mais il arrive qu’on se noie dedans. La Religieuse portugaise, d’Eugène Green, ou l’épiphanie du présent C ’est à Lisbonne, ville lumineusement cinématographique, qu’Eugène Green, cinéaste rare et précieux, s’est exilé pour tourner la Religieuse portugaise, son quatrième long métrage très librement inspiré du roman épistolaire, et donner vie à ce qui, à ce jour, est sans doute son film le plus enchanteur. Ce film plein de grâce, qui allie légèreté et intensité, nous persuade d’emblée de sa nécessité tout intérieure, met nos sens en éveil, nous place en position d’écoute et de regard, et nous amène à prendre en affection le monde, les êtres et le cinéma qui les filme. Aucune ficelle psycholo- gique, aucune facétie scénaristique cousue de fil blanc, seulement une affaire de croyance en des images qui osent nous regarder, nous parler et nous chanter dans les yeux, en nous tendant un miroir où l’épiphanie du présent et l’unicité du monde s’éprouvent dans un jeu intense de correspondances et de champs-contrechamps (ou chants-contre-chants) entre le spectacle sensuel de la ville et l’itinéraire spirituel du personnage, entre le visage qui absorbe et la voix du fado qui transporte, entre le désir du passé et la nostalgie du futur, entre l’ici et l’ailleurs, entre le visible et l’invisible, entre l’amour profane adaptation des Lettres portugaises. Au fil de ses déambulations lisboètes, d’un fado mélancolique à l’autre, elle rencontre un jeune orphelin qu’elle fera sien, des hommes à qui elle se donne, le spectre du légendaire roi dom Sebastiao à qui elle se promet, une religieuse portugaise en qui elle se reconnaît. Et trouve le sens de sa vie et de son destin. Elle repartira mère d’un enfant qu’elle n’a pas mis au monde et nous, heureux spectateurs, pleins d’un film enchanté qui nous redonne croyance en notre présence au monde et dans les salles de cinéma. et son double mystique, entre la comédienne et la religieuse. L’histoire, d’une simplicité biblique, est celle d’une naissance à soi, d’une révélation presque mystique qui emprunte les voies mystérieuses de la fusion avec la sacralité du monde, du don de soi aux autres, charnel ou spirituel, et du dédoublement. Julie de Hauranne, une jeune comédienne, française d’origine, portugaise par sa mère (radieusement incarnée par Leonor Badaque, découverte chez Manoel de Oliveira), débarque à Lisbonne pour y tourner les prises de vue d’une José Moure Le surréalisme et la musique L e travail de Sébastien Arfouilloux vient combler un vide que Dada à Paris, le livre déjà ancien de Michel Sanouillet, avait laissé. Sébastien Arfouilloux embrasse une bien plus vaste période puisqu’il va jusqu’aux années cinquante. Il présente toutes les pièces nécessaires à l’intelligence de chaque événement, de chaque prise de position, et fait pénétrer le lecteur, même celui qui n’est pas averti des affaires musicales, dans les problèmes de fond qui se posent lorsqu’il s’agit de mettre la poésie et la musique en relation. Ce qui n’est pas une mince gageure. C’est Tzara qui, le premier, a vu le parti qu’il pouvait tirer de la musique pour dada. Il a essayé d’associer à son mouvement les musiciens qui rejetaient l’académisme et, de fait, Satie et les musiciens du groupe des Six éprouvèrent une réelle attirance pour dada. En même temps, il faut reconnaître que la négativité de dada et la rage contre le réel qu’il développe ne pouvaient guère constituer un cadre dans lequel un musicien, si doué soitil, trouverait matière à l’épanouissement de son talent. Ce qui explique sans doute qu’aucun n’ait produit d’œuvre marquantes sous l’étiquette dada. Si l’on ajoute à cela le fait que la musique a besoin de moyens matériels et que la haute société a toujours su LES LETTRES F R A N Ç A I S E S . D jouer le rôle de mécène, et donc entretenir des relations étroites avec les musiciens, on comprend les déconvenues que Tzara a pu éprouver. D’autant que Cocteau, mondain confirmé, jouait dans ces affaires sa propre partition. Avec Breton tout part visiblement d’un rejet personnel pour la musique, rejet qui s’exprime fort bien par sa sentence : « Que la nuit continue donc à tomber sur l’orchestre et qu’on me laisse à ma contemplation silencieuse. » S’y sont ajoutées très vite d’autres considérations, plus tactiques si l’on peut dire : la concurrence avec Tzara, la crainte de dérives et de récupérations. Mais fondamentalement, malgré une sensibilité aux éléments d’origine auditive dans la poésie, Breton ne voit guère le parti qu’il pourrait tirer de la musique. Et de fait, les relations que certains poètes surréalistes entretinrent avec des musiciens n’ont pas suscité chez ces derniers des œuvres très marquantes. Au moins sont-elles exemptes de toute influence académique. La chanson populaire, dans ce qu’elle comporte de fraîcheur, voire de banalité, a pu, un temps, séduire les surréalistes, mais ne saurait constituer un domaine investi par leur esprit. C’est d’ailleurs tardivement que Breton a cru trouver dans les chansons de Léo É C E M B R E 2009 ( S U P P L É M E N T À L Ferré un apport de valeur mais son attrait pour ces chansons n’a pas résisté à la brouille qui est rapidement intervenue entre eux. Par ailleurs, le jazz, qui a été considéré comme un refus de la civilisation occidentale, comme un élément de sa mise en pièces débouchant sur une contre-culture, ne saurait être mis à l’actif du surréalisme. Au total, le bilan est contrasté, voire maigre. Sauf peut-être en ce qui concerne André Souris, un compositeur surréaliste bruxellois dont les œuvres expriment une dérision jubilatoire des formes admises. Lui au moins ne s’est pas laissé étouffer par le rejet de la musique propre à Breton. Il est dommage que ses partitions ne soient guère jouées. Par la masse des documents, des articles, des correspondances qui sont utilisés, le livre de Sébastien Arfouilloux représente une somme qui fait le point sur un aspect non négligeable de la vie littéraire du XXe siècle. Il sera considéré comme un incontournable outil de référence. François Eychart Que la nuit tombe sur l’orchestre (surréalisme et musique), de Sébastien Arfouilloux, Éditions Fayard, 542 pages, 24 euros. ’HUMANITÉ D U 5 D É C E M B R E 2009) . 15 MUSIQUE / THÉÂTRE Médiocrité de la musique sous l’Occupation D ivers ouvrages ont d’ores et déjà été consacrés à la musique en France sous l’Occupation allemande*. La nouvelle étude de Yannick Simon éclaire certes des aspects méconnus jusqu’ici, mais elle manque d’élan, de conviction pour traiter l’une des pages les plus sombres de l’histoire culturelle de la France. Selon les nazis, la musique est un opportun instrument de propagande ; sur ce terrain, l’Allemagne serait la mère des sons, et la France, son élève. Cependant, même si la bureaucratie de l’occupant est terriblement embrouillée pour gérer son disciple, elle dissimule mal certains complexes du vainqueur ! Durant la période qui nous concerne, les Allemands créeront à Paris Ariane à Naxos, de Richard Strauss, lequel ne se déplacera pas dans la capitale. Ce qui ne sera pas le cas de Hans Pfitzner, présentant son Palestrina, ni de Werner Egk avec son Peer Gynt. L’art lyrique a la meilleure part, tant pour l’Allemagne que pour la France ; Herbert von Karajan (déjà !) dirige Tristan et Isolde, et Hermann Abendroth, Fidelio. De création, point ! Y. Simon évoque une série de compositeurs allemands secondaires ayant choisi la France en espérant y dénicher un débouché. L’initiative nous renseigne, mais ces illustres oubliés ont totalement disparu. En revanche, l’auteur ne dit pas un mot, ou presque, sur ceux et celles qui ont été dans l’obligation de se taire ou de fuir ! Il n’est pas paradoxal que ce soit une petite foule de proscrits qui ait créé en exil Darius Milhaud, Bela Bartok, Arnold Schœnberg, Manuel de Falla, Hector Villa-Lobos, Benjamin Britten, Bohuslav Martinu, Witold Lutoslawski, Dimitri Chostakovitch, Serge Prokoviev, Igor Stravinsky, etc. Côté français Plusieurs compositeurs français sont morts au combat: Maurice Jaubert, Jehan Alain, Jean Vuillermoz. J. Alain appartient à une célèbre famille de musiciens, c’était un organiste de valeur en dépit de sa jeunesse, tout comme J. Vuillermoz, à ne pas confondre avec son homonyme. D’un talent inépuisable, M. Jaubert a illustré de nombreux films de Marcel Carné, Jean Grémillon, etc. François Truffaut lui a rendu de magnifiques hommages, par exemple dans l’Histoire d’Adèle H. Il y a eu aussi les prisonniers de guerre que Vichy tentait de récupérer. Le plus célèbre est évidemment Olivier Messiaen. Son Quatuor pour la fin du temps fut créé au Stalag avec d’autres KG (prisonniers de guerre). Messiaen, dont on a beaucoup parlé dans ces colonnes, est la grande révélation de ce temps : en 1943, il donnait, chez Denise Tual et Gallimard, les Visions de l’amen, un chef-d’œuvre ! Ne pas ignorer aussi des opéras franco-allemands, la Lépreuse, de Sylvio Lazzari (vérisme venu d’Italie ?), ou celui de Paul Le Flem – mort il y a peu, au-delà des cent ans – qui eut son heure de gloire avec le Rossignol de SaintMalo. Un passé révolu ! Mais, surtout, Pelléas et Mélisande, de Claude Debussy, sera redonné au palais Garnier sous la direction de Roger Désormière avec Irène Joachim et Jacques Jansen, parmi les meilleurs interprètes. Debussy contre Wagner, et réciproquement : leitmotiv d’un temps figé ! On citera ce qu’Y. Simon nomme très judicieusement « les trajectoires de la modernité », qui couvrent schématiquement le groupe « Collaboration », Florent Schmidt, Max d’Ollone, André Lavagne, etc. (cf. les sanctions de l’épuration mais aussi le voyage à Vienne, « Chez Mozart ») ; Arthur Honegger allant d’un côté, de l’autre ; et le développement du « Front national » (sans rapport avec celui d’aujourd’hui!) regroupant des artistes résistants – R. Desormière, Elsa Barraine, Louis Durey, Charles Koechlin, etc. Dans leur sillage, Francis Poulenc, le grand mélodiste, met en musique des poèmes de Paul Éluard, Figure humaine, et André Jolivet, autre acteur de la modernité, Aragon, Henri Dutilleux, Jean Cassou et ses Sonnets secrets. Y. Simon titre son chapitre « De l’ombre à la lumière ». La victoire des Alliés est en vue, ce qui met les pendules à l’heure ! La vieille France, conservatrice et collaborationniste (souvent antisémite), esthétiquement traditionaliste (même si l’esthétique est partout en débat), n’a plus guère de vitalité, si toutefois elle en eut jamais ! Cependant la musique n’est pas la littérature, ni les arts plastiques où l’affrontement est plus direct, plus simple, moins abstrait et plus ouvert, plus public. Trop indifférent, trop distant, comme évoquant une lointaine planète, Y. Simon aurait été plus inspiré de brasser la musique à l’intérieur de la vie culturelle d’autres arts. Radio Paris et Vichy ne pouvaient que produire un étouffoir qu’on devine sans cesse à l’œuvre. La médiocrité n’a jamais réveillé un pays, une nation ; la bonne documentation du livre d’Y. Simon le démontre une nouvelle fois ! Claude Glayman La Vie musicale sous Vichy, de Myriam Chimènes (sous la direction de). Éditions Complexe, 2001. Les Conflits de la musique française (1940-1965) de François Porcile, . Éditions Fayard, 2001. Composer sous Vichy de Yannick Simon. Éditions Symétrie, 2009, 424 pages, 40 euros. Spectacles à contre-courant LES LETTRES F R A N Ç A I S E S . D aux Amandiers de Nanterre. Il y a là une intelligence qui n’a pratiquement jamais cours sur nos plateaux. L’intelligence étant la chose la moins bien partagée dans le monde du théâtre – voir la célèbre remarque de Jean Genet s’en prenant à « la bêtise hautaine des comédiens et gens de théâtre » –, autant dire que ce Philoctète fait grincer des dents… Autre spectacle évoluant dans un tout autre registre que celui de Jourdheuil au Théâtre des Abbesses, Observer, de Bruno Meyssat, créé au Théâtre de Gennevilliers avant de partir fond de nous, faisant surgir de la profondeur des abysses les signes ou les objets témoins de quelque catastrophe comme ceux du Titanic par exemple qu’il nous avait proposés dans les Disparus. Tout son théâtre n’est qu’une plongée au plus loin de la mémoire, ses œuvres saisissant le spectateur dans un travail de lente imprégnation. De la simplicité de cette choselà (et il est bien question de choses, c’est-à-dire d’objets qui parsèment le plateau dans un apparent bric-à-brac, et que les acteurs manipulent avec une précision toute chrirugicale) naît une obscénité absolue, celle de la vie humaine. Observer : qu’a observé Bruno Meyssat qui a donné naissance à son spectacle portant ce titre ? Plus rien apparemment, puisque Meyssat est allé à Hiroshima, qui fut pulvérisée et dont il ne reste rien, la nouvelle ville ayant été reconstruite sur les ruines de la précédente. Une ville au-dessus d’une autre, invisible mais néanmoins présente. Entre le visible et l’invisible, entre le dicible et l’indicible, le spectacle de Bruno Meyssat ne cesse d’osciller entre ces extrêmes, posant de manière très radicale la question de la possibilité d’une représentation, de toute représentation de cet ordre. C’est cela Observer, à la fois récit et réflexion, prenant appui sur les écrits du philosophe autrichien Günther Anders (l’Homme sur le pont), mais tout aussi bien aussi sur des poèmes et essais de Japonais interrogeant sans relâche le monde de fantômes (qui est aussi celui du théâtre) dans lequel nous vivons désormais après le « saut dans le vide de l’humanité ». La matière textuelle, proférée ou non, travaille le spectacle de Bruno Meyssat. À Hiroshima, Bruno Meyssat n’a rien vu (hormis le musée de la Paix). Le rien qui est celui d’un réel qui pourrait bien être borgésien, retrouvant en soi ce qui avait été vécu et détruit. Observer est sans conteste l’un des spectacles les plus forts (il vous saisit littéralement à la gorge) de la saison. Comme toute grande œuvre il est éminemment réflexif, posant de manière radicale, je l’ai dit, la question de la représentation, soit de sa simple possibilité d’existence. DR C ertains spectacles, contrairement à ceux que nous dénoncions le mois dernier dans ces colonnes, parce qu’ils refusent précisément de caresser le public dans le sens du poil, connaissent, ça va de soi, un succès plutôt aléatoire. C’est pourtant de leur côté qu’il faut chercher la véritable novation et les véritables questions concernant l’art de la représentation. Les hasards de la programmation nous ont fait assister à deux spécimens de ce type, grande bouffée d’air dans un début de saison théâtrale lénifiant et convenu. Le premier de ces spécimens est le Philoctète, de Heiner Müller, traduit (avec Jean-Louis Besson) et mis en scène par Jean Jourdheuil, le meilleur spécialiste en la matière. Écrite entre 1958 et 1964, l’œuvre du dramaturge est-allemand est une véritable pièce et non pas une simple adaptation de l’œuvre de Sophocle, autour de laquelle Heiner Müller gravite depuis les années cinquante. Et, bien évidemment, à son habitude, allusion est faite à la situation (la sienne y compris) dans laquelle se trouvent les Allemands de l’Est. Par allusion, ça va de soi, et de manière abstraite : Müller ne chausse jamais les gros sabots d’un réalisme outrancier. Mais le débat – le dialogue quasi philosophique – qui s’instaure sur le plateau entre les trois seuls personnages (chœur, autres personnages et notamment Héraclès chargé de la parole des dieux, éliminés) renvoyant à trois conceptions politiques affirmées sur lesquelles plane l’ombre de Staline. Étonnamment, cependant, le texte (on pense enfin au théâtre, sans apprêt, et au fil d’un vrai déroulé dramaturgique) résonne d’une manière tout à fait contemporaine, d’autant que le travail scénique réalisé par Jean Jourdheuil et son scénographe-complice, Mark Lammert qui a construit une machine d’une efficace simplicité, met en valeur le langage jusque dans sa plus subtile articulation. Un langage porté par le phrasé de trois comédiens hors pair, Maurice Bénichou (Philoctète), Marc Berman (Ulysse) et Marc Barbé (Néoptolème), lesquels jouent sur le fil du rasoir, sans filet si j’ose dire. On pense à cette manière qu’a Jean Jourdheuil d’amener les comédiens vers un jeu définitivement dépsychologisé, dans des déplacements, sur ou autour de la machine théâtrale. Nous ne sommes pas loin ici de son travail sur Michel Foucault et plus encore d’une lointaine mise en scène de la Bataille d’Arminius, de Kleist, présentée Hiroshima. dans une mini-tournée : ce n’est certainement pas à ceux que l’on appelle les programmateurs de théâtres et d’institutions qu’il faut demander audace et courage. Eux apprécient, pas leurs publics, paraît-il : c’est toujours bien pratique de parler au nom de son public ! TF1 ne fait rien d’autre ! Observer, le titre du spectacle est on ne peut plus clair. Observer, c’est ce que Bruno Meyssat n’a cessé de faire tout au long de son parcours artistique, nous proposant, à chaque fois, des variations autour de cette thématique, passant patiemment son temps, tel un archéologue, à observer effectivement puis à révéler ce qu’il y a de plus profondément enfoui au É C E M B R E 2009 ( S U P P L É M E N T À L Jean-Pierre Han Observer, de Bruno Meyssat. Tournée à Lyon, Théâtre de la Croix-Rousse, du 2 au 5 décembre 2009 ; Chambéry, Théâtre Charles-Dullin, du 5 au 7 janvier 2010. ’HUMANITÉ D U 5 D É C E M B R E 2009) . 16