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Yannis Ritsos par Dominique Grandmont et Jean-Baptiste Para
Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968).
Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.
Les combats de la bande dessinée
Carlos Nine et les rêveurs
Éric Arrivé, Robin Assous, Sébastien Banse, William Blanc,
Gautier Ducatez et Sidonie Han
Carlos Nine, Saubon le petit canard.
BANDES DESSINÉES
ÉDITO
SOMMAIRE
De l’usage
du concept de totalitarisme (II)
Carlos Nine : Saubon le petit canard. Page I
Jean Ristat : De l’usage du concept de totalitarisme (2). Page II
DOSSIER BANDE DESSINÉE
Sidonie Han : A travers les méandres de la bande dessinée.
Page III
Sidonie Han : Des Requins marteaux aux Rêveurs. Page III
Gauthier Ducatez : La bande dessinée par le Menu. Page IV
Sébastien Banse : Quis custodiet ipsos custodes ? Page IV
Eric Arrivé : Vertiges. Page V
William Blanc : Dénonciation en images. Page V
Robin Assous : Des capotes anglaises dans le sac. Page V
Sidonie Han : Panorama de la bande dessinée algérienne. Page VI
Sidonie Han : Une vie sous Mao : de l’intime au politique.
Page VI
Jean-Baptiste Para : « Les empreintes de nos mains s’uniront
». Page VII
Dominique Grandmont : Yannis Ritsos ou la hiérarchie du
coeur. Page VIII
Olivier Barbarant : Un Radeau de la Méduse du XXe siècle.
Page IX
Jean-Claude Hauc : Cahiers du désespoir. Page IX
Matthieu Lévy-Hardy : La chronique du moi. Page IX
Christophe Mercier : Strindberg épistolier. Page X
Sébastien Banse : Féroce Amérique. Page X
Gérard-Georges Lemaire : Un auteur introuvable. Page X
Françoise Han : Peut-on vivre à plein le présent ? (chronique).
Page XI
François Eychart : Enquête sur le belomorkanal. Page XI
Jacques-Olivier Bégot : Marx sans fin. Page XII
Jean-Loup Thébaud : le Marx de Mehring : Epicure contre le
SPD. Page XII
William Blanc : Que faire du sionisme ? Page XII
Georges Férou : Istanbul, Constantinople... Page XIII
Georges Férou : L’énigmatique Giorgione. Page XIII
Justine Lacoste : Au cœur de l’histoire de l’art. Page XIII
Giorgio Podestà : James Ensor dans le magasin de souvenirs
d’Ostende. Page XIV
Giorgio Podestà : Soulages l’homme en noir. Page XIV
Clémentine Hougue : Le surréalisme : du photomontage au
photomaton (2) (chronique). Page XIV
Claude Schopp : Journal du cinémateur. (chronique) Page XV
José Moure : La religieuse portugaise d’Eugène Green, ou
l’épiphanie du présent. Page XV
François Eychart : Le surréalisme et la musique. Page XV
Claude Glayman : Médiocrité de la musique sous l’Occupation. Page XVI
Jean-Pierre Han : Spectacles à contre-courant. Page XVI
Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI
dans l’Humanité du 5 décembre 2009.
Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.
Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.
Directeur : Jean Ristat.
Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.
Secrétaire de rédaction : François Eychart.
Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts),
Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres),
Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles),
Jacques-Olivier Bégot et Baptiste Eychart (savoirs).
Conception graphique : Mustapha Boutadjine.
Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas),
Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille),
Marc Sagaert (Mexique), Marco Filoni (Italie),
Gavin Bowd (Écosse),
Correcteurs et photograveurs : SGP.
par Jean Ristat
L
a période historique sur laquelle travaille Michael Christofferson (1968-1981) peut sembler bien lointaine. L’URSS
était alors considérée comme la deuxième puissance
mondiale. On parlait des pays du « socialisme réel », de la lutte
anti-impérialiste, et le Parti socialiste français ne s’était pas encore
rallié à l’économie de marché. Certes. Cependant la lecture du
livre de Michael Christofferson me paraît fort utile si l’on veut
comprendre comment s’est peu à peu formée la configuration
idéologique de notre époque dite postmoderne et libérale démocrate, celle de la mondialisation capitaliste. Tout comme
la lecture, je le dis pour mémoire, de l’ouvrage de Zizek, Vous
avez dit totalitarisme, dans lequel il montre que, « loin d’être un
concept théorique pertinent, la notion de totalitarisme (…) au
lieu de nous donner les moyens de réfléchir, de nous contraindre
à appréhender sous un jour nouveau la réalité historique qu’elle
désigne (…) nous dispense du devoir de penser et nous empêche
même positivement de le faire ». Ainsi, ces dernières semaines,
à l’occasion du 20e anniversaire de la chute du mur de Berlin,
a-t-on pu assister, en France, à une offensive idéologique d’une
rare ampleur. La quasi-totalité des médias a célébré la fin du
communisme et celle du totalitarisme, le triomphe de la démocratie et de la liberté, et le règne sans partage du capitalisme. La
société du spectacle a dépensé sans compter, à Paris comme à
Berlin, pour offrir aux peuples enfin libérés un divertissement
dont la médiocrité n’était pas sans évoquer celle du défilé conçu
par Jean-Paul Goude pour le bicentenaire de la Révolution française. Quelques intellectuels, qui comptèrent parmi les acteurs
les plus virulents de la campagne antitotalitaire en France de
1974 à 1981, y sont allés de leur prêche bien-pensant : André
Glucksmann, bien sûr… D’autres, plus prudents, se sont tus.
Je me demande, après avoir pris connaissance des discours,
entretiens et analyses dont nous venons d’être « assommés », si
tout cela ne manifeste pas « une défaite théorique de la gauche,
c’est-à-dire l’acceptation par la gauche des données fondamentales
de la démocratie libérale (la “démocratie” se définissant ainsi par
opposition au “totalitarisme”) et sa tentative actuelle de redéfinir
sa position (son opposition) à l’intérieur de cet espace » (Zizek).
Encore faudrait-il savoir ce qu’on entend par gauche…
Lorsque Christofferson parle des « intellectuels de gauche », il
est clair qu’il s’agit des intellectuels de gauche non communistes.
Ce sont eux qui ont mené le combat antitotalitaire à travers la
presse (Libération, par exemple), et surtout les revues: Esprit (JeanMarie Domenach et Paul Thibaud), les Temps modernes (JeanPaul Sartre), Faire (Patrick Viveret et Pierre Rosanvallon), Libre
(Claude Lefort, Cornélius Castoriadis et Pierre Clastres), pour ne
citer qu’elles. Sans oublier Tel quel (Philippe Sollers, Julia Kristeva et Marcelin Pleynet). C’est sans aucun doute l’un des centres
d’intérêt important du travail de Christofferson que d’avoir su
mettre en lumière le rôle politique de ces revues durant les décennies 1970-1980. Il ne fait pas l’impasse sur les débats internes qui
les ont traversées, parfois opposées : pour ou contre la démocratie
directe, l’autogestion. Mais il est évident que leur point commun
fut l’anticommunisme et la peur de voir le PCF prendre le contrôle
idéologique de l’Union de la gauche en dépit des succès électoraux
du Parti socialiste.
Copyright les Lettres françaises, tous droits réservés.
La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits
qui lui sont envoyés.
F R A N Ç A I S E S
. D
(À suivre.)
Les Intellectuels contre la gauche, de Michael Christofferson,
Agone Éditeur. 445 pages, 25 euros.
Vous avez dit totalitarisme, de Slavoj Zizek, Amsterdam Éditeur.
270 pages, 9,80 euros.
Je soutiens l’association Les Amis des Lettres françaises
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Retrouvez les Lettres françaises le premier samedi
de chaque mois. Exceptionnellement le prochain
numéro paraîtra le 9 janvier 2010.
LES LETTRES
J. R.
Appel pour les Lettres françaises
Je verse :
164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis CEDEX.
Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51.
E-mail : [email protected].
On les voit cependant évoluer au gré des circonstances: l’affrontement PC-PS en 1974 et l’inflexion de la révolution portugaise en
1975, année au cours de laquelle la revue Esprit va prendre l’initiative d’un colloque sur la question du totalitarisme (novembre).
Paul Thibaud va y jouer un rôle fondamental. « Comment, écrit-il,
et pourquoi la lutte anticapitaliste produit et reproduit-elle (…)
les conditions du totalitarisme ? » Il dénonce par ailleurs « une
vulgate idéologique dont le PC est le gérant et le garant intéressé ».
Vouloir en finir avec la lutte des classes a-t-il encore un sens ? etc.
Peu à peu, « les intellectuels de gauche » vont « circonscrire
les origines du totalitarisme à la sphère des idées ». Edgar Morin
et quelques autres vont en faire un produit de l’idéologie révolutionnaire, et Glucksmann, celui de « l’évolution de la raison
occidentale depuis Platon ». Bref, maintenant que Soljenitsyne
leur a ouvert les yeux, ils vont, au nom de l’antitotalitarisme,
défendre la démocratie et les droits de l’homme. Une politique
de la dissidence se met en place au cours de l’année 1977, d’abord
pour soutenir les écrivains ou les intellectuels derrière le rideau de
fer, puis en France même. Bernard-Henri Lévy publie la Barbarie
à visage humain et André Glucksmann, les Maîtres penseurs. Ces
« nouveaux philosophes » se présentent comme « des dissidents,
et vice versa ». Lors d’une conférence de Julia Kristeva au centre
Beaubourg, « Un nouveau type d’intellectuel : le dissident », en
mai 1977, des auditeurs protestent lorsqu’elle ramène « la situation
française à celle des régimes communistes ». Glucksmann s’écrie :
« Le goulag a déjà commencé ! »
Je laisse au lecteur le soin de suivre l’analyse rigoureuse (chapitre V) de Christofferson: il montre avec une précision implacable
comment la « nouvelle philosophie » est promue dans les médias
et surtout comment, malgré sa médiocrité, ses outrances et ses
simplismes théoriques, elle connaît un succès sans précédent, et
surtout une légitimité grâce à l’appui des « grands intellectuels ».
Roland Barthes est « enchanté » par l’écriture de BHL et Michel Foucault « approuve sans réserve les Maîtres penseurs de
Glucksmann dans un vibrant éloge publié par le Nouvel Observateur ». Position énigmatique si l’on considère que les positions
de Glucksmann sur le pouvoir et la raison n’ont guère à voir
avec celles de Foucault. Christofferson partage l’opinion de
Didier Éribon selon laquelle le soutien de Foucault aux Maîtres
penseurs était « dicté par des considérations plus politiques que
philosophiques ». En un mot, Foucault est un anticommuniste
virulent et lorsqu’il « explique que la philosophie est une sorte
de journalisme radical (…) il n’opère pas toujours une distinction claire entre ses interventions philosophiques, politiques et
médiatiques ». Et Glucksmann ne sera pas en reste : « Foucault
est le premier, depuis Marx, à interroger systématiquement les
origines les plus immédiates du monde moderne. »
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Chèque à libeller à l’ordre de l’association Les Amis des Lettres françaises et à envoyer aux Lettres françaises
164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis Cedex
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2009 (
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D É C E M B R E
2009) . 2
BANDES DESSINÉES
À travers les méandres de la bande dessinée
L
a situation de la bande dessinée en France, à l’heure
actuelle, demeure ambivalente. Son image est certes
omniprésente et banalisée, elle n’a pas pour autant gagné ses lettres de noblesse. On a beau l’affubler du qualificatif
de neuvième art, elle demeure, dans l’imaginaire collectif, ce
bâtard, rejeton illégitime de la littérature et du dessin, amusant
et inoffensif dans le meilleur des cas. Dans la masse de livres
édités chaque année, il est difficile de distinguer les genres et
les formes. Il existe pourtant, dans le flot incessant d’images
produites, des chefs-d’œuvre qui n’ont rien à envier aux autres
arts, car ils représentent de manière tout à fait pertinente ce
qui fait la spécificité de la bande dessinée ; la mise en espace
d’une parole par le biais d’outils graphiques.
Si la narration linéaire d’une fiction a été pendant longtemps le genre d’écriture prédominant de la bande dessinée,
on a vu apparaître ces dix dernières années beaucoup d’autres
tentatives, allant de l’essai à l’écriture purement visuelle. Le
format conventionnel cartonné de 48 pages a depuis longtemps
explosé, tout comme la mise en scène des images. On parle de
plus en plus de roman graphique et l’écriture n’est plus cantonnée à un phylactère au-dessus de la tête des personnages.
Cette évolution n’a cependant pas tout résolu. Si une partie
de la bande dessinée tente bien d’avancer, dans le même temps
la prédominance de techniques de colorisation numérique, les
séries sans fin ou l’uniformisation du trait dans certains cadres
donnent exactement l’impression inverse.
Il ne pouvait être question ici d’exhaustivité, il nous a semblé plus pertinent d’essayer de mettre en lumière quelques
initiatives marquantes, en toute subjectivité, dans le cheminement d’un art qui se cherche encore. Car la bande dessinée
n’échappe pas à son temps, submergée par la dépolitisation et
la transformation des objets culturels en produits de consommation. Les modes de production ont fait passer le graphisme
de l’artisanat à l’industrie et cela n’est pas sans influence sur
la qualité et la diversité des objets proposés. Il en résulte que
la reconnaissance que croit avoir acquise la bande dessinée
est beaucoup plus commerciale qu’artistique. La question à
se poser est donc de savoir comment arriver à faire entendre
la voix d’une autre conception de cet art, quand les moyens
de l’industrie éditoriale sont si importants. Sans doute faut-il
chercher à se battre sur un autre terrain : en construisant l’utopie au jour le jour, en défendant une bande dessinée résolument
politique, élargie, et qui continue à se poser des questions sur
sa propre existence…
Sidonie Han
Des Requins Marteaux aux Rêveurs
DR
Deux éditeurs indépendants
Prières, de L. L. de Mars, édité chez les Réveurs.
L
’édition en bande dessinée n’a jamais
été aussi florissante. L’année 2008 a vu
sortir environ 3 600 nouveautés. Paradoxalement, cette explosion de l’édition
ne s’accompagne ni d’une reconnaissance
totale de ses aînées (principalement la littérature) pourtant convoitée depuis des années, ni
d’une qualité qu’il faut aller chercher dans la
multitude de titres proposés, un peu comme
dans une friperie. En France, l’édition tourne
principalement autour des grandes maisons
historiques (Dargaud, Delcourt, Dupuis, etc.),
divisées en labels plus ou moins nombreux.
Parmi ces labels, certains se sont fait connaître
pour la qualité de leurs lignes éditoriales, c’est
le cas de « Poisson Pilote » par exemple, qui
appartient à Dargaud.
Au-delà des grandes maisons, il existe aussi
des éditions indépendantes, qui évoluent en
marge du marché dominant de la bande dessinée et qui, contre toute attente, survivent
depuis assez longtemps pour qu’une culture de
la bande dessinée indépendante ait pu se mettre
en place. En 1990 est née l’Association, créée
par quatre auteurs cherchant à sortir des sentiers battus. Elle a, depuis, focalisé l’attention
des médias non spécialisés en ce qui concerne
l’édition alternative. Il existe pourtant d’autres
initiatives, notamment celles des « Requins
Marteaux », nés en 1991 et « les Rêveurs » en
LES LETTRES
1997. Ces deux éditions présentent un double
intérêt ; tout d’abord leur parcours atypique et
spécifique, et ensuite leur longévité, qui permet
un recul sur leur pratique.
Les Requins Marteaux se sont formés autour d’un groupe de jeunes artistes à Albi, sans
être, dans un premier temps, spécifiquement
dédiés à la bande dessinée. C’est donc une
association qui voit le jour, et qui bénéficiera,
sans le vouloir, de la vague lancée par l’Association un an auparavant, autour de la bande
dessinée indépendante. Les Rêveurs sont aussi
constitués en association et se sont créés autour
de la rencontre de Nicolas Lebedel et Manu
Larcenet. Dans un cas comme dans l’autre,
il ne s’agit pas, au départ, de se lancer dans
l’aventure titanesque de l’édition, mais bien de
se faire plaisir et de maîtriser un processus de
création de bout en bout. On retrouve, chez les
deux éditeurs, ce soin apporté au graphisme,
au format ou encore à la qualité du papier
utilisé. Le premier livre édité par les Rêveurs,
Dallas Cowboy, de Manu Larcenet, est en
format à l’italienne, format que l’on retrouvera fréquemment chez eux, bien qu’il soit
relativement atypique en France et, de ce fait,
difficilement commercialisable. Aujourd’hui,
on trouve divers formats chez les Rêveurs, en
fonction de l’exigence des projets. Du côté
des Requins, on trouve un catalogue bigarré,
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É C E M B R E
2009 (
un peu « foutraque » comme le décrit Marc
Pichelin, où chaque livre est un objet pensé
dans son entier et donc nécessitant son propre
format et sa propre mise en pages. Cette passion de l’objet bande dessinée, la maîtrise et
l’appropriation du processus de création et de
fabrication par les auteurs sont particulièrement importantes car elles vont à l’encontre
d’une certaine forme d’industrialisation de
l’art et de la culture.
Ces projets un peu particuliers, à la marge
des grandes maisons d’édition, existent aujourd’hui parce qu’ils se tiennent à l’écart
de la concurrence économique acharnée du
marché du livre. Les Rêveurs fonctionnent
principalement sur le bénévolat de Nicolas
Lebedel et de Manu Larcenet, et sur le succès commercial des livres de ce dernier. Cela
leur permet à la fois d’avoir une autonomie
financière, et de ne pas être contraints par la
pression économique. En d’autres termes, les
Rêveurs peuvent se permettre de vrais choix
d’éditeurs, et non pas des choix indexés sur
le capital commercial d’une œuvre. Les Requins Marteaux, quant à eux, ont aujourd’hui
quatre salariés et fonctionnent beaucoup plus
comme une structure culturelle, avec des aides
publiques, que comme une structure commerciale. Leur démarche ne s’arrête d’ailleurs
pas à la bande dessinée, puisqu’ils mettent
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À
L
’HUMANITÉ
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en place également des expositions, des films,
un festival, etc. Il s’agit ici de défendre une
pratique artistique et culturelle, et non pas de
mettre en place un projet commercial. Dans
les deux cas, il ne s’agit nullement de créer
des structures, faute de pouvoir intégrer celles
existantes, mais bien d’un vrai choix, issu
d’une réflexion sur les pratiques artistiques
en bande dessinée.
Même si ces deux éditeurs font des choix
éditoriaux assez différents – les Rêveurs se
tournent aujourd’hui aussi vers l’histoire
de la bande dessinée, alors que les Requins
ne font que de la nouveauté – et que leur
production reste marginale – 15 à 20 titres
par an pour les Requins, environ 5 pour les
Rêveurs –, leur contribution au développement de la bande dessinée comme recherche
artistique, avant toute activité commerciale,
semble indispensable au développement du
neuvième art. Ces éditeurs ont aussi ouvert
la voie à une nouvelle génération (j’avais déjà
parlé ici de The Hoochie Coochie), dont on
espère qu’ils nous aideront à tracer une route
à travers la jungle du consumérisme culturel.
S. H.
Les Rêveurs : www.editionslesreveurs.com/
Les Requins Marteaux :
http://www.lesrequinsmarteaux.org/
5
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2009) . 3
BANDES DESSINÉES
La bande dessinée par le Menu
J
anvier 2005, en plein ronflant Festival d’Angoulême, un petit
événement éditorial eut lieu, loin des remises de prix en tout
genre : Jean-Christophe Menu, auteur, éditeur et co-fondateur
de L’Association venait de lâcher un petit brûlot intitulé PlatesBandes (et sous-titré « Pamphlet »). Plus qu’un simple coup médiatique, on s’aperçoit rétrospectivement que la publication de ce
livre se rapprocherait plutôt d’une révolution copernicienne dans
la pratique de la bande dessinée.
Figure incontournable du renouveau du medium dans les années
1990, Menu est l’un des propagateurs de la forme souple de bien
des bandes dessinées actuelles (plus proche des livres non illustrés),
et de la réorientation de ses centres d’intérêts, de l’aventure vers
des thèmes plus intellectuels et intimistes. Ce fort changement
de paradigme avait été jusque-là accompagné de textes courts et
radicaux, mais jamais encore la pratique n’avait cédé à proprement
parler le pas à la théorie. Lorsque ce genre de bande dessinée commença à rencontrer un réel succès au début des années 2000, les
éditeurs « traditionnels » de 48cc (Casterman, Delcourt, etc.) se
positionnèrent en copiant la forme – sans se soucier du fond – de
ces jeunes maisons d’édition. De sorte, le Rubicond fût franchi : ils
empiétaient sur les plates-bandes de la bande dessinée alternative.
L’après Plates-Bandes fît donc tomber les masques, ne laissant
à bien des auteurs le choix qu’entre le radicalisme et la compromis-
sion. Les éditeurs incriminés accueillirent le livre avec une certaine
circonspection. Quant à la plupart des journalistes ès bande dessinée,
dont l’indigence était également épinglée par Menu, ils tirèrent
à boulets rouges sur le livre. Jamais ouvrage d’auteur de bande
dessinée n’avait attiré autant de mauvaises critiques, et si l’on met
ce fait en exergue, on comprend déjà combien Menu avait réussi
son pari. En effet, la pratique est encore tenace, mais nombre de
soi-disant critiques d’albums ne sont que des chroniques, tirant
tant que possible à la ligne l’argumentaire commercial fourni par
l’éditeur. Impossible dès lors pour les journalistes d’appliquer cette
méthode à un livre qui en pointait les limites.
Cependant, l’aspect polémique qui suivit la publication de
Plates-Bandes, ne doit en rien cacher son action fondamentale : il
pouvait être également lu comme le premier recueil de lois-canons
pour une bande dessinée exigeante et radicale. Mais ce livre inaugurait un chantier plus vaste encore : la collection « Éprouvette » de
L’Association, c’est dans le corpus même de cette collection, que se
trouve la vraie innovation. Si l’on excepte quelques travaux éparses
et majoritairement techniques (Will Eisner, Scott McCloud, etc.),
il y est donné de voir pour la première fois des auteurs de bande
dessinée traduire leur médium et leurs intentions artistiques en
termes critiques, philosophiques et épistémologiques. La collection
« Éprouvette » démontre une chose essentielle : l’essai est un genre
adaptable en bande dessinée. Il faut croire que les livres qui la
composent, finiront par avoir autant d’importance pour la bande
dessinée, que Point et ligne sur plan de Vassily Kandinsky et Vers
une architecture de Le Corbusier en ont eu respectivement pour
la peinture et l’architecture .
Enfin, Éprouvette fut aussi (de janvier 2006 à janvier 2007) la
revue critique de L’Association. Son sabordage programmé mit
notamment en lumière une autre revue critique, antérieure par sa
création mais collectant jusque-là moins d’audience : Comix Club
publié par Groinge. Cette revue – dont l’ultime et onzième numéro
paraîtra en janvier 2010 –, avec un angle moins polémique et publiée
par un éditeur moins hégémonique que L’Association, articulait
en son sein d’autres voix qui brisaient finalement le consensus «
Éprouvette » émanant d’un contexte éditorial précis (celui des
éditeurs indépendants des années 1990). Les textes du Comix Club
devraient bien vite faire défaut, car suite à l’apport inestimable de
cette génération d’éditeurs susmentionnée, il est salutaire pour
la bande dessinée que les jeunes générations s’approprient à leur
tour cet appareil critique, s’affirment et sortent de l’ombre de
leurs glorieux aînés, sans quoi le risque d’une nouvelle sclérose
de la bande dessinée est bien réel, et quel serait l’intérêt, alors, à
la poursuite d’un art dont le cerveau ne précèderait pas la main ?
Gautier Ducatez
Quis custodiet ipsos custodes ?
LES LETTRES
F R A N Ç A I S E S
. D
chapitre se clôt sur cette citation d’Einstein :
« La découverte de l’atome a tout changé,
sauf notre manière de penser. La solution à ce
problème réside dans le cœur de l’humanité.
Si j’avais su, je serais devenu horloger… » Et
Alan Moore lui-même dit à propos de son
livre, conçu comme un compte à rebours
vers une catastrophe programmée : « J’aime
la convolution de Watchmen – c’est un joli
mouvement d’horlogerie suisse, n’est-ce pas ? »
Tous les rouages du récit s’emboîtent les uns
aux autres, pour enrichir sans cesse le sens. Jeu
de miroirs : la dernière image renvoie à celle
qui ouvre l’ouvrage. Jeu de tiroirs : une BD
dans la BD, qui reflète et commente l’action,
et dont Moore s’amuse à écrire une fausse
biographie de l’auteur, qui joue lui-même un
rôle dans l’intrigue. Pendant ce temps, une
bande d’anciens vigilantes, des justiciers masqués, jadis employés par le gouvernement et
qu’une loi a proscrits depuis, reprennent du
service pour élucider la mort de l’un d’entre
eux. Parmi eux, Rorschach, inoubliable personnage, rendu fou de révolte par ce monde sans
morale, accroché à la dérisoire vertu qui est sa
seule fierté. Politiquement douteux, croyant
trouver un remède à l’immoralité de ce monde
dans l’autoritarisme, il reste néanmoins d’une
glaçante lucidité. Il est le seul qui refusera le
compromis auquel se résoudront tous les protagonistes confrontés au dilemme final entre
la paix et la vérité. Pourchassé, arrêté, il lance
aux détenus qui l’encerclent : « Aucun de vous ne comprend.
Ce n’est pas moi qui suis enfermé ici avec vous. C’est vous
qui êtes enfermés ici avec moi. » Seul, désespérément.
L’impact de cette œuvre fut énorme. Will Eisner, pour
lequel Alan Moore revendique une grande admiration, ainsi
que ses continuateurs, avaient déjà emmené la BD américaine
vers des thématiques plus adultes, expérimenté des techniques de narration moins linéaires, mais sans jamais rien
laisser entrevoir de la complexité de Watchmen, tant dans
le discours politique que dans la complexité du récit. Et cet
album demeure en même temps une belle réflexion sur les
comics, sur leur potentiel et leur signification. « Je ne pensais
pas à Watchmen en me disant : “Voici l’avenir des comics”.
Je croyais que c’était une façon très intéressante de faire une
BD de superhéros. J’espérais que d’autres gens allaient venir
avec d’autres idées aussi intéressantes, mais pas semblables,
mais ça ne s’est pas passé comme ça », regretta Moore, qui
abandonna ses imitateurs à leur copie pour écrire un autre
chapitre de l’histoire de son art.
DR
D
ans la riche bibliographie d’Alan
Moore, qui a révolutionné le monde
des comics plus d’une fois, deux
œuvres se détachent des autres, deux volumes
fort différents mais qui partagent certaines
préoccupations politiques. En 1982, Moore
crée, avec le dessinateur David Lloyd, V pour
vendetta, analyse du totalitarisme et plaidoyer
anarchiste.
L’histoire se situe en 1998, en Angleterre,
où la menace nucléaire a permis aux fascistes
d’arriver au pouvoir. La terreur règne sur le
pays, entièrement contrôlé par le Système,
constitué à la manière d’un organisme humain :
le commandement est la Tête, le renseignement
les Yeux, la propagande la Voix, et la police
la Main. Pour s’attaquer à cette entité, un
homme revêt le masque de Guy Fawkes, un
rebelle catholique qui essaya de faire sauter
le Parlement au XVIIe siècle. Réchappé des
camps où ont été déportés les opposants et
les immigrés, cet homme lance une vendetta
contre ses anciens tortionnaires. Mais son
ambition est plus large : réveiller un peuple
engourdi par la domination et la peur, et lui
rendre le droit à la parole. « Le bruit est proportionnel au silence qui l’a précédé. Plus le
calme était absolu, plus le coup de tonnerre
choquera. Nos maîtres n’ont pas entendu la
voix du peuple depuis des générations, et elle
est bien plus puissante qu’ils ne veulent se le
rappeler. »
Le combat qu’il mène n’est pas destiné à prendre le pouvoir, mais bien à le rendre au peuple, et son aboutissement
n’est pas une victoire personnelle, car le lecteur ne verra
jamais son visage. Au policier qui croit l’abattre, il lance : « Tu
pensais me tuer ? Il n’y a pas de chair ou de sang sous cette
cape. Il n’y a qu’une idée. Une idée immortelle. » Cette idée
lui survivra puisque cette histoire est celle de l’initiation à la
liberté d’une jeune femme recueillie par le rebelle. Initiation
cruelle et terrible, mais nécessaire : il faut faire l’expérience
de la privation pour savoir le prix de ce que l’on a un jour
possédé. Malheureusement, le magazine qui publie V pour
Vendetta cesse de paraître et il faudra attendre 1989 pour que
Moore puisse finir le récit. Entre-temps, en 1986, il aura publié
son chef-d’œuvre, Watchmen, dessiné par Dave Gibbons.
Au départ de ce récit, un chercheur en physique nucléaire
est accidentellement désintégré lors d’une expérience, avant
de se réincarner en une créature toute-puissante. Baptisé
Dr Manhattan et intégré à la stratégie de la défense américaine, il est une métaphore de la technologie atomique.
En posant ce postulat de départ : et si un superhéros avait
Alan Moore par Bunk.
véritablement existé dans l’Amérique des années 1980, Moore
crée une uchronie où les Américains ont pris un avantage
militaire significatif, un avantage nucléaire, qui leur permet
de gagner la guerre du Vietnam et leur donne suffisamment
confiance pour défier directement l’URSS.
Mais ce surhomme n’est qu’un instrument. On le sait
capable de deviner l’avenir et on le croit donc capable de
le modifier, mais il ne fait que le subir, comme un passé qui
reste à arriver, écrit par des forces bien supérieures, humaines
celles-ci, qui en disposent sans se l’avouer. « Il n’y a pas de
futur. Il n’y a pas de passé. Le temps est simultané, un joyau
à la structure complexe dont les humains se contentent de
regarder un côté à la fois, alors que l’ensemble du motif est
visible dans chaque facette. » Le livre est entièrement construit
sur ce principe : chaque élément renvoie à tous les autres.
Le physicien s’apprêtait à devenir horloger jusqu’à ce que
la bombe atomique, symbolisée par la photo d’une montre
arrêtée à jamais à l’heure de l’explosion, ne décide son père
à lui imposer une autre carrière ; c’est une autre montre,
oubliée dans un laboratoire, qui le conduit à l’accident ; le
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2009 (
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À
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Sébastien Banse
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BANDES DESSINÉES
Vertiges
DR
L
a sortie récente du septième album de DMZ est l’occasion
de s’interroger sur un phénomène paradoxal de la bande
dessinée américaine. Cette œuvre, comme tant d’autres
politiquement aussi acerbes au sujet des orientations majeures
de la société américaine, est publiée par une des principales entreprises éditoriales participant à la culture de masse aujourd’hui
globalisée. Bien sûr, on peut arguer du fait que la marchandise
ne se soucie pas des messages incohérents qu’elle diffuse, tant
qu’elle peut continuer à circuler avec ses propres mécanismes.
On peut aussi penser que des démarches plus pertinentes sont
engagées dans le domaine de la bande dessinée alternative en
termes de critiques radicales. Mais ces arguments, aussi justifiés
soient-ils, font l’impasse sur une caractéristique énoncée dans
ce simple adjectif : acerbe.
DMZ présente un univers de fiction dans un futur proche,
où les tensions accumulées en interne du fait des politiques
d’engagement militaire massif à travers le monde conduisent
à une seconde guerre civile aux États-Unis. Manhattan devient
une zone tampon sur le front entre l’armée américaine rapatriée
dans l’urgence, d’une part, et des milices informelles, constituées
au cœur de l’hinterland, qui s’agrègent dans une autoproclamée
armée des États libres, d’autre part. Un journaliste se trouve
débarqué sur ce terrain hostile et entame la description, au jour le
jour, de la vie des civils piégés dans l’île à l’issue d’une évacuation
chaotique. Les situations vécues par cette population offrent
de multiples occasions de fustiger aussi bien les valeurs que les
comportements de différentes parties du conflit, dans lesquelles
on reconnaît certaines figures et institutions contemporaines.
Vertigo, éditeur de cette plongée dans les tourments d’un
conflit typique de notre époque, nonobstant sa localisation, est
une filiale spécialisée dans le roman graphique destiné à un public
plus adulte, au sein de DC Comics, l’un des deux groupes majeurs
de la publication de bandes dessinées aux États-Unis. Celui-ci
fait lui-même partie du conglomérat Time Warner, autant dire
qu’il s’agit du cœur de ce que le système médiatique produit à
échelle mondiale, aussi bien en termes d’images à consommer
Mr Ferraille, Winshluss, édité chez les Requins marteaux.
que d’industries pour en appuyer le déferlement. Sous bien des
aspects, la nébuleuse à laquelle appartient Vertigo pourrait être
identifiée au groupe fictif Liberty News qui constitue un des
acteurs troubles intervenant dans l’univers de DMZ.
Cette conjonction est particulièrement mise en avant dans
les productions de l’industrie éditoriale américaine. Les publications européennes et asiatiques n’offrent pas la même
combinaison de thèses explicitement polémiques, de diffusion
à grande échelle et d’ambition dans l’ampleur de l’œuvre. Surtout, elles ne sont pas empreintes de cette amertume rageuse
qui donne le ton dans de nombreuses productions récentes de
cette industrie. La plume des auteurs et dessinateurs d’origine
européenne mis à contribution, tels que Riccardo Burchielli
(DMZ) ou Alan Moore (Watchmen, V pour Vendetta, cf.
article ci-contre), ne l’atténue pas, bien au contraire. Avec un
point de vue reprenant des références américaines tout en les
tenant à distance, cette plume peut permettre, au contraire,
de déployer des dimensions latentes que les règles subtiles du
conformisme brident en temps normal. La tension accumulée
dans les esprits du fait de la puissance de feu des médias doit
bien trouver un exutoire, mais ne peut le trouver que par le
milieu auquel ces esprits sont connectés. Déjà, Obama n’avait
pu retenir cette remarque étrange lors de sa campagne électorale, qui lui avait valu à la fois une volée de bois vert des
tenants d’une Amérique invincible, exceptionnelle et sans faille,
mais aussi peut-être, une part non négligeable de sa victoire
acquise dans une période sidérante quant à la viabilité de
tout un système. Il avait en effet évoqué le sentiment que lui
inspirait son immersion dans le maelström des ressentiments
exprimés par ses compatriotes, par ce terme ambigu : bitter.
C’est aussi ce qui frappe le lecteur de DMZ : les médias de
masse ne pouvant se faire l’écho d’une contestation qui les
cible, mais ne pouvant pas non plus s’affranchir de la matière
qui les alimente, ils deviennent les relais d’une psychologie
sous tension, entre lassitude et écœurement.
Éric Arrivé
DMZ, de Ricardo Burchielli, Brian Wood,
Éditions Vertigo, couleur, tomes I à VII. Publié en France
chez Marvel Panini (tomes I à V).
Dénonciation en images
T
ransposer un livre d’histoire en bande
dessinée, voilà la gageure à laquelle se sont
attelés Paul Buhle (scénario) et Mike Konopacki (graphisme), en tentant d’adapter la très
célèbre Histoire populaire des États-Unis, d’Howard Zinn. Populaire, l’œuvre l’est au moins à
deux titres. Elle s’est vendue, en six éditions (dont
une jeunesse), à plus d’un million d’exemplaires
outre-Atlantique et décline l’histoire des oubliés
du rêve américain, des Amérindiens aux immigrés clandestins d’aujourd’hui, en passant par
les esclaves, les communistes et les syndicalistes.
Une fresque inédite, si immense (812 pages pour
l’édition française parue chez Agone, en 2002)
qu’il était impossible de l’adapter entièrement.
Aussi, les auteurs ont pris le parti de se concentrer
sur les interventions militaires extérieures américaines à partir de la fin de la conquête de l’Ouest.
Chaque conflit est l’occasion d’un parallèle
stupéfiant avec les guerres actuelles d’Irak et
d’Afghanistan. On apprend, par exemple, que
cacher des buts de guerre peu avouables avec des
excuses humanitaires est une vieille habitude de
l’impérialisme américain. Les droits des femmes
furent ainsi brandis en 1898 pour justifier l’intervention contre l’Espagne et la conquête des
Philippines (qui fit 200 000 morts civils). Pour
rendre le propos plus intelligible, les auteurs
ont mélangé le récit historique aux souvenirs
d’Howard Zinn (tirés de son autobiographie,
l’Impossible neutralité, parue en 2006, chez
Agone) et de très nombreux (et édifiants) facsimilés de photos et de journaux d’époque.
Les graphismes très comics en noir et blanc
sont agréables et sans surcharges. Ils servent le
propos sans l’étouffer. De petites bulles « InfoZinn » apparaissent au fil des pages pour
rappeler des faits d’actualités (notamment sur
la guerre en Irak) et les comparer avec l’histoire
du siècle précédent. Cette articulation entre
texte et case permet une lecture facile et fait
d’Une histoire populaire de l’empire américain
un ouvrage accessible à tous, de l’adolescent
curieux au vieil érudit, offrant à chacun une
excellente grille de lecture pour mieux décrypter
la politique internationale.
William Blanc
Une histoire populaire de l’empire américain,
d’Howard Zinn, Mike Konopacki et Paul Buhle.
Traduction de l’anglais (États-Unis) par Barbara
Helly. Vertige Graphic, 288 pages, 22 euros.
Des capotes anglaises dans le sac
L
’histoire racontée par Kris dans Coupures
irlandaises est en partie autobiographique.
Il est réellement parti un mois en voyage
en Ulster, en 1987, pour un séjour d’échanges
linguistiques avec Nicolas, son « meilleur ami ».
Ils ont quatorze ans, sont inséparables. Manque
de chance : leurs familles d’accueil à Belfast sont
séparées par les checkpoints et les barbelés de
l’armée britanniques, déployée depuis près de
vingt ans. Ils se débrouilleront, têtus et un peu
têtes brûlées, pour passer tout leur temps ensemble. Christophe traversera un jour Belfast, des
quartiers riches et protestants jusqu’aux quartiers pauvres et catholiques, pour aller voir son
ami, après qu’on lui aura dit que « les troubles »
empêcheraient toute circulation à travers la ville
pendant au moins une semaine. Un des jeunes
héros remarque, au sujet de la ségrégation spa-
LES LETTRES
tiale à Belfast : « En venant du market pour la
première fois, j’avais l’impression de passer de
la Palestine à Los Angeles » !
À quatorze ans, ils ne sont plus vraiment des
enfants. La proximité culturelle des Bretons avec
les Irlandais et leurs sentiments adolescents de
révolte face à l’injustice sociale les conduisent à
sympathiser avec la cause des catholiques face
aux riches protestants protégés des Britanniques.
Quand un soldat s’amuse à tirer près de Christophe alors qu’il ramasse une balle de sport qui
a atterri dans une rue, les deux amis se trouvent
impliqués personnellement dans le conflit. Un
baptême du feu pour ces gamins dont la seule
réalité de la guerre était celle qu’on racontait à
propos des exploits de l’un ou l’autre grand-père.
Celui qui a failli être une victime collatérale d’un
conflit, auquel il était presque étranger, tiendra
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2009 (
sa revanche contre l’occupant. Christophe aura
alors son heure de gloire dans le quartier catholique, avant que l’album ne s’achève sur un
drame terrifiant, qui laisse augurer un avenir très
sombre. C’est avec le souvenir d’une promesse
que commence l’histoire racontée par Kris : celle
de témoigner sur la vie des habitants catholiques
de l’Ulster, victimes de discriminations et d’humiliations quotidiennes de la part de l’armée. Elle se
termine ainsi : « Aujourd’hui, je ne cherche plus
d’illusoire objectivité. Au contraire. J’écris un
bout de mon passé à l’imparfait du subjonctif. En
souvenir d’une promesse d’enfant, brutalement
devenu adulte. Car, dans la guerre, les enfants
n’existent pas. »
On lâche parfois des éclats de rire cathartiques
en découvrant les mimiques et les remarques du
duo. Le blond et le brun évoluent dans des pages
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très colorées, peintes à l’aquarelle par Vincent
Bailly. Elles traduisent la vigueur naïve de ces gamins avides de croquer la vie. À mesure que l’on
avance dans l’album, les teintes un peu criardes,
reflets des joies du départ et de la découverte,
s’assombrissent et le gris devient omniprésent,
afin de croquer le contexte de guerre civile larvée.
Kris avait collaboré avec Étienne Davodeau
pour l’album Un homme est mort, paru chez le
même éditeur et dont les Lettres françaises ont
déjà fait état. Il cosigne une bande dessinée très
réussie où la dramatique histoire de peuples en
lutte croise celle de deux ados devenant adultes.
Robin Assous
Coupures irlandaises. Un récit de Kris. Dessin
et couleur de Vincent Bailly. Éditions Futuropolis,
64 pages et annexe, 16 euros.
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BANDES DESSINÉES
Panorama de la bande dessinée algérienne
E
première revue algérienne consacrée à
la bande dessinée, M’Quidèch. Cette
revue est le point de départ officiel du
neuvième art en Algérie. Elle subsistera, bon an mal an, jusqu’en 1974. Il
semble bien que cet illustré ait été l’école
à laquelle se sont formés les auteurs et
les dessinateurs algériens et, à ce titre,
son importance est à l’image de celle
d’un Pilote en France. En partant de
zéro, tant au niveau du dessin que de
la scénarisation, les auteurs de M’Quidèch ont réussi à créer une réelle culture
de la bande dessinée en Algérie (la revue était tirée à 40 000 exemplaires),
et ce malgré les différentes censures.
Car le combat mené par ces auteurs
est autant esthétique que politique. Il
est assez exceptionnel de voir un héros
comme Bouzid vivre en concubinage et
parvenir néanmoins à devenir un héros
populaire. On peut voir se profiler, à
travers les pages de ce panorama, une
critique sociale et politique de la société algérienne. À ce titre, les auteurs de
bandes dessinées n’échapperont pas à la
vague d’assassinats des années quatrevingt-dix, aux lourdes amendes ou aux
peines de prison. Dans ces conditions,
continuer à créer et à faire vivre des
revues entremêle l’activité artistique à
l’activité politique.
Ce Panorama de la bande dessinée
algérienne offre une chance de percevoir
la bande dessinée étrangère autrement
que par son aspect commercial. Même
s’il est parfois difficile de s’y retrouver
entre les différents événements, surtout
si l’on ne possède pas entièrement l’histoire de l’Algérie, il n’en reste pas moins
que cette initiative, véritable travail de
recherche, dense et riche, est une opportunité à saisir pour les amoureux
des arts graphiques. Le volume est
abondamment illustré et enrichi d’un
index exhaustif des bédéistes algériens
et d’un certain nombre d’entretiens avec
ceux qui ont construit la bande dessinée
en Algérie.
n 2008, s’est tenu le premier Festival
international de la bande dessinée
d’Alger (Fibda), festival qui marque
le début d’une reconnaissance de la bande
dessinée et du roman graphique dans le
monde arabe. Depuis sa naissance, il y a
un peu plus d’un siècle, la bande dessinée
a longtemps été l’apanage de l’Occident,
tant dans sa forme que dans les sujets
abordés. On peut d’ailleurs suivre, en retraçant son histoire, ses démêlés avec la
colonisation pour ce qui est de l’Europe
(on se souviendra de Tintin au Congo) ou
avec l’impérialisme en ce qui concerne les
États-Unis. L’engouement pour le manga,
apparu il y a quelques dizaines d’années, a
permis un éclairage sur le roman graphique
asiatique en général, dévoilant des systèmes
narratifs originaux et un graphisme fortement imprégné du dessin traditionnel.
Mais pour ce qui est du reste du monde,
il semble bien que l’obscurité reste totale,
à quelques exceptions près. Cette absence
de visibilité n’indique pas une absence de
création, bien au contraire, mais il est vrai
que les différentes dictatures n’ont pas toujours laissé émerger facilement une bande
dessinée de création dans certains pays.
Dans ce contexte, la récente édition d’un
Panorama de la bande dessinée algérienne
(1), par Lazhari Labter, est une occasion
rare et précieuse d’accéder à un art souvent
étouffé, si ce n’est par les autorités locales,
par les principaux éditeurs occidentaux.
Ce panorama retrace quarante ans d’histoire de la bande dessinée algérienne, en
l’inscrivant dans l’histoire de la bande
dessinée mondiale, et européenne plus
particulièrement. Car la bande dessinée
algérienne s’inscrit dans le contexte politique général de l’Algérie et, à ce titre, elle
n’a pas échappé à l’influence de la France.
Cette histoire, dans son aspect esthétique,
est donc intimement liée à celle de l’évolution du trait franco-belge, mais pour
ce qui est de son contenu, le schéma est
beaucoup plus complexe. Sans se couper
du contexte mondial de la bande dessinée,
la politique intérieure de l’Algérie a énormément joué dans la construction d’une
identité graphique. Pour tenter de clarifier
ce panorama dont les enjeux politiques,
graphiques et sociaux sont parfois difficiles
à identifier, Lazhari Labter s’est appuyé
sur la création, il y a quarante ans, de la
DR
Sidonie Han
Couverture de M’Quidèch n° 3, publié en 1969.
(1) Panorama de la bande dessinée algérienne, de Lazhari Labter Éditions, 2009.
Lazharilabtereditions.over-blog.com
[email protected]
De l’intime au politique : une vie sous Mao
L
a bande dessinée chinoise est plutôt rare
quand elle n’adopte pas la forme prédominante en Asie, à savoir le manga.
Mais ce qui est encore plus rare, c’est de croiser
la route d’une bande dessinée ayant pour sujet
la révolution culturelle en Chine, faite par un
Chinois, et avec une sincérité et une simplicité
désarmantes.
Une vie chinoise (1), édité par Kana (une
filiale de grande qualité de Dargaud), est cet objet
improbable, apparu dans le monde du roman
graphique en juin dernier. En deux tomes, ce
roman, qui ne saurait mieux porter son titre,
dépeint la vie de son auteur, Li Kunwu, aidé de
P. Otié, dont l’adolescence s’est déroulée en pleine
révolution culturelle. Ce qui est troublant, c’est
d’assister à un portrait sans condescendance
ni complaisance de cette Chine bouleversée.
L’auteur le dit lui-même, cette période historique
reste taboue, et de ce fait, il nous est difficile d’y
avoir accès. Li Kunwu ose prendre son pinceau
LES LETTRES
pour retracer cette histoire, d’un point de vue
subjectif, celui d’un garçon de dix-sept ans qui
pense sincèrement aider sa patrie en participant
activement à la révolution, et dont le rêve absolu
est d’entrer au Parti communiste. L’auteur ne
s’excuse pas, il ne s’enorgueillit pas non plus
de son passé, il l’assume et en cela, aide à comprendre ce que fut la Chine, mais plus encore
ce qu’elle est en train de devenir aujourd’hui.
À travers cette peinture d’un mouvement de
masse en faveur de la révolution, ou encore ce
tableau du deuil national qui suivit la mort de
Mao, semble se dessiner l’explication d’un revers
si rapide vers une société capitaliste, exploitant
les mêmes ressorts que ceux qui devaient servir
la dictature prolétarienne.
Le trait, en noir et blanc, mêle la tendresse
à la violence avec une aisance remarquable, et
ajoute à cette sensation troublante de malaise
sous-jacent, mais jamais complètement affirmé. Loin du trait lisse qui domine le graphisme
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2009 (
aujourd’hui, on sent ici toutes les aspérités de
la vie dans le tracé de l’encre de Chine. Le jeu
d’échelle entre les personnages, et les mises en
espace permettent de renforcer cette ambiance,
où tout n’est jamais complètement désespéré, et
où la foi dans un parti tout puissant ne s’érode
pas si facilement.
Une vie chinoise ne raconte en effet rien
d’autre qu’une vie chinoise ; ce n’est franchement pas souvent le cas ! Malgré les fantasmes
entretenus sur ce grand pays, il manquait indéniablement une pièce du puzzle pour le comprendre,
celle de la vie de ses habitants. On ne peut alors
que constater la vertu de la réappropriation de la
parole. La Chine n’est pas simplement ce grand
dragon, tantôt communiste, tantôt capitaliste
selon ce qui nous arrange. Elle n’est pas non
plus simplement une dictature à grande échelle,
un peu abstraite, elle est avant tout composée
d’un peuple, qui souffre, mais qui accepte sa
condition, comme nous-mêmes l’avons souvent
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’HUMANITÉ
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acceptée, persuadés d’être dans le vrai. Une vie
chinoise déconstruit le romantisme qui entoure
la Chine, dans un sens comme dans l’autre, pour
laisser place à la réalité, parfois dure à accepter,
mais assez belle pour nous donner la force de
continuer
S. H.
(1) Une vie chinoise, de P. Otié et Li Kunwu.
Éditions Kana, noir et blanc, tome I (juin 2009),
240 pages, 19,95 euros, tome II (novembre 2009),
240 pages, 19,95 euros.
À ÉCOUTER
Ne ratez pas les Jeudis littéraires,
de 10 heures à midi, sur Aligre FM 93.1.
Une émission littéraire animée
par Philippe Vannini.
5
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LETTRES
À l’occasion du centenaire de la naissance du grand poète grec Yannis Ritsos, deux poètes,
Dominique Grandmont et Jean-Baptiste Para, lui rendent hommage.
Signalons la parution, chez Ypsilon, jeune et courageuse maison d’édition, de trois ouvrages de Ritsos :
Temps pierreux, Pierres, Répétitions, Grilles, et Journal de déportation.
« Les empreintes de nos mains s’uniront »
LES LETTRES
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considérés comme des terroristes ou des délinquants. La guerre
civile allait s’ensuivre. En 1949, sur les monts Grammos et Vitsi,
l’Armée démocratique du général Markos est écrasée au napalm.
Cette même année, Ritsos est transféré au camp de concentration
de Makronissos.
Pour prendre la mesure de ce que fut cet homme, il n’est
pas inutile de mettre en regard ses poèmes de ce temps-là, qu’il
dissimulait dans des bouteilles vides enfouies dans le sable, et ce
qu’il a fraternellement livré de cette expérience, bien des années
plus tard, en 1987, lors d’une conversation à bâtons rompus avec
des journalistes et des employés du quotidien Rizospastis. Commençons par le témoignage tardif, où il répond à un camarade
qui lui demande pourquoi il est devenu communiste et, surtout,
pourquoi il l’est resté : « M’éloigner du communisme, pour moi,
c’eût été comme m’éloigner de ma patrie, comme m’éloigner de
la vie, comme m’éloigner du monde. Comme si je n’étais plus
rien. Vous dites que vous me devez tant, que je vous ai tant donné,
que je suis l’un des organisateurs de la conscience sociale. Mais
moi, je vous dois encore plus. Vos épreuves, vos expériences,
votre camaraderie, dans les moments difficiles, aux camps de
Makronissos, de Yaros, de Léros, tout cela m’a soutenu. Comme
ils se comportaient, les camarades, si éprouvés, à Makronissos !
Là-bas, on voyait des vagues humaines entières fuir, fléchir sous
le poids de terribles pressions. Des pressions psychologiques
tion. Dans la poésie de Ritsos, cet amour prend la forme d’une
attention extrême aux choses et aux êtres. L’attention véritable est
une forme suprême de la tendresse humaine. Il s’agit chez Ritsos
d’une tendresse laconique, sans effusion. C’est en somme toute la
différence entre sensibilité et sensiblerie. « Même pleurer est viril,
oui. Pas larmoyer. » L’attention de Ritsos se porte en particulier
sur l’ordinaire des gestes et des objets qui deviennent sous son
regard un terrain de perpétuelle découverte. Ce qui pouvait sembler banal, un simple verre d’eau, une chaise, un peigne, se révèle
porteur de signes fabuleux. Comme si la chose la plus humble, la
créature la plus modeste, trouvait en silence un point de tangence
avec le sacré. Les personnages issus de la tragédie antique qu’il
campe sur la scène du poème n’ont ni plus ni moins de dignité
que l’écolier, l’ouvrier ou l’oiseau qui passe. Mais l’un des effets
de leur présence, c’est qu’ils agrandissent notre perception du
temps. « Je me réveille chaque matin en ayant l’âge total de la
terre », disait Ritsos. En ce sens on peut dire que sa poésie, dans
la fraîcheur native des paroles, avait le même âge que lui. Ritsos
récusait fermement la notion de poésie engagée. « Pour moi, il
n’y a pas de poésie dite engagée. La poésie existe ou elle n’existe
pas. » Mais d’une certaine façon, on pourrait parler de poésie
communiste, en dégageant ce terme de son écale partisane pour en
saisir l’aromatique amande, puisque chez Ritsos aucun élément,
aucune réalité, aucun être n’est voué à un statut subalterne. De
surcroît son geste poétique même, comparable
à certains égards à celui de Pénélope tissant et
détissant le voile, nous suggère qu’il n’est sans
doute pas de circonstance, de situation ou de moment où ne soient à défaire des liens de servitude.
Aujourd’hui comme hier et comme demain.
Même en n’évoquant que très rapidement la
figure et l’œuvre de Ritsos, il faut faire un sort à
la lumière. Quitte à ne pas dire le centième de ce
qu’il y aurait à dire à ce sujet. Il y a par exemple
ce vers qui se grave dans la mémoire : « Le plus
grand poids dont nous sommes chargés est celui de la lumière que nous ne partageons pas
avec les autres. » Et puis ces vers encore, dans
un poème écrit au soir de sa vie, dans un recueil
intitulé Tard, bien tard dans la nuit, traduit par
Gérard Pierrat, au Temps des cerises : « Il a beau
plonger sa main dans les ténèbres, / sa main ne
noircit jamais. Sa main / est imperméable à la
nuit. » Il est possible que la lumière qui émane des
pages de Ritsos trouve en partie son foyer dans
l’épreuve violente des camps et la peur de devenir
aveugle sous les coups des tortionnaires. Dans un
entretien avec le poète turc Özdemir Inge, Ritsos
a déclaré qu’il avait surmonté toutes les peurs,
mais que la peur de la cécité fut la plus tenace.
« Puis un jour, alors que les coups déferlaient sur
mon crâne, pendant un moment ma vue s’est
obscurcie, et j’ai alors compris qu’on pouvait
surmonter aussi la cécité. Il n’était au pouvoir de personne de
m’empêcher de penser aux choses que j’avais vues, et ce que
j’avais vu suffisait à combler ma vie. »
À Makronissos, puis plus tard dans d’autres îles au temps de
la dictature des colonels, Ritsos n’a pas cessé d’écrire, dans les
toilettes, sous une couverture, sur son genou, même la nuit : « Une
douce lune m’éclaire et j’écris. / J’ai un poteau télégraphique pour
ami », note-t-il dans le Journal de déportation. Il n’a pas cessé de
dessiner, au dos des paquets de cigarettes Karelia, sur des pierres.
« Le seul matériau que nous avions en grande quantité, en exil,
c’était la pierre », disait-il.
On peut aller le plus simplement du monde à sa rencontre. Le
lire, le relire. Il suffit par exemple de cette clé : « Derrière les choses
simples je me cache pour que vous me trouviez : / si vous ne m’y
trouvez pas vous trouverez les choses. / Vous toucherez celles
qu’a touchées ma main, / les empreintes de nos mains s’uniront. »
DR
S
e souvenir de Yannis Ritsos en cette année du centième
anniversaire de sa naissance, ce n’est pas céder à la vogue
des célébrations dans ce qu’elles peuvent avoir de formel,
d’académique ou de compassé. Car nous vivons des temps étranges
où la manie commémorative semble être l’envers d’une hémorragie
de la mémoire. Ou peut-être faudrait-il parler d’un assèchement
du temps proprement humain, de la tombée en cendres d’un riche
feuilletage temporel dont l’une des composantes tenait à notre
permanente relation affective et mentale avec la longue durée. Il
n’y a pas si longtemps, les outils duraient plus longtemps que les
hommes. De génération en génération, ils passaient de main en
main. Ils n’étaient pas seulement des outils, ils étaient aussi des
vecteurs du temps long. L’emprise technologique et financière,
dont la temporalité propre n’admet que la vitesse, la contraction
des délais ou le retour rapide sur investissement, a profondément
altéré le temps humain tel que nous l’avons connu jusqu’à une
époque récente. L’un des signes les plus inquiétants de la mutation
radicale qui s’est opérée en l’espace d’un demi-siècle n’est autre
que l’affaissement, chez l’homme d’Occident, de la conscience
d’appartenir à une continuité dans l’ordre anthropologique et
dans l’ordre de la civilisation. À la largeur du temps vient se
substituer désormais un présent déraciné, pareil à une succession
de clips éphémères. Un présent orphelin de toute mémoire et
dont les formes s’engendrent par métastases et non en tant que
fruits d’un désir bâtisseur. Nos aînés ont connu des
tyrannies à l’état solide et les meilleurs d’entre eux
les ont combattues. Nous sommes peut-être entrés
dans l’âge des tyrannies à l’état gazeux, difficiles
à percevoir à l’œil nu. Tout ce préambule pour
en venir à Yannis Ritsos, un poète dont le nom
était familier à un nombre significatif d’oreilles
il y a vingt ou trente ans, et dont je me demande
si le responsable actuel du rayon librairie de telle
grande enseigne commerciale en a jamais entendu
parler. Je me le demande, parce qu’ayant eu à
m’enquérir récemment de la disponibilité d’un
ouvrage de Roland Barthes, le vendeur prévenant
a pensé que je faisais erreur sur le prénom. « Le
prénom ? » « Oui, le prénom de Barthès, n’est-ce
pas Fabien ? » Si le patronyme indûment accentué
ne semblait éveiller dans l’esprit du jeune homme
que l’image d’un footballeur, alors pour Ritsos,
vous pensez ! La leçon de l’apologue, c’est que
nous devons nous saisir d’un nouveau mot d’ordre:
« Rouvrir le temps ! » Et c’est dans cette visée que
l’on peut s’emparer sans faire la moue des dates
anniversaires.
L’œuvre de ce poète grec est immense. On
peut y entrer par n’importe quelle porte ou par
la première fenêtre ouverte. On se procurera, par
exemple, le Mur dans le miroir (« Poésie » Gallimard) qui réunit plusieurs de ses livres et qui a en
outre le mérite d’être encadré par une impeccable
préface de Dominique Grandmont et par une substantielle chronologie de la vie de Ritsos. Parmi des parutions plus récentes, je
recommanderai particulièrement Temps pierreux et Journal de
déportation, tous deux traduits par Pascal Neveu et publiés par
la jeune maison d’édition Ypsilon, dont l’ardeur, l’intelligence
et le courage font plaisir à voir. Pascal Neveu s’est attaché à faire
connaître en France quelques pans encore inédits de l’œuvre de
Ritsos, en particulier les écrits datant de la période de déportation
à Makronissos (1). Dans le numéro de novembre-décembre 2009
de la revue Europe, il a en outre constitué un passionnant et bouleversant dossier sur Ritsos et une douzaine d’autres poètes grecs
déportés dans des conditions effroyables sur l’île de Makronissos
pour des raisons politiques. On y lira, entre autres, un long poème
de Yannis Ritsos, la Lettre à Joliot-Curie.
Membre du Parti communiste grec depuis 1934, année qui fut
également celle de la publication de son premier livre, Ritsos fut
arrêté en juillet 1948. En 1936 déjà, sur ordre du dictateur Métaxas,
son poème Epitaphios, inspiré par la répression sanglante d’une
grève ouvrière, avait été brûlé à Athènes sous les colonnes de Zeus.
À partir d’octobre 1944, la libération en Grèce se transformant
en occupation britannique puis américaine, les résistants furent
Yannis Ritsos et Dominique Grandmont.
surtout, mais aussi physiques. On y rouait de coups, on y coupait
des mains, des pieds, on y aveuglait, on y tuait. Les pressions
psychologiques étaient inimaginables : ne pas savoir ce qui nous
attend d’un moment à l’autre, entendre les ravins résonner des
cris de ceux que l’on torture, et voir les tortionnaires eux-mêmes
devenir fous. Beaucoup de nos gardes ont perdu la raison. Il y
avait plus de fous chez les bourreaux que chez leurs victimes. Ce
serait donc non pas vous abandonner, mais m’abandonner moimême. Cela ne peut être. Je ne peux m’imaginer loin de vous.
Parce que je vous dois tant, camarades. Avec votre expérience,
vos combats, avec vos larmes, votre amour, vous m’avez donné
beaucoup. Souvent, vous ne m’aviez pas lu, ou vous ne me compreniez pas, mais simplement vous entendiez mon nom, Ritsos,
et vous disiez : “Il est des nôtres” et cela vous suffisait. Je n’avais
pas besoin de louanges, ni de médailles d’or, ni qu’on me rende
hommage. Non : vous disiez : “Ritsos est des nôtres”. C’était pour
moi la plus grande camaraderie, ce qui avait le plus de valeur. Le
plus grand prix que j’ai reçu dans ma vie, c’était votre amour.
L’amour du monde. »
Cet amour du monde n’est pas une vaine formule. Il faut
entendre ces mots dans l’extension maximale de leur significa-
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2009 (
S U P P L É M E N T
À
L
Jean-Baptiste Para
(1) Signalons également la traduction intégrale
d’un livre majeur de Ritsos, Pierres, répétitions, grilles
chez le même éditeur
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LETTRES
Yannis Ritsos,
ou la hiérarchie du cœur
LES LETTRES
F R A N Ç A I S E S
. D
DR
Pour Yannis, qu’Aragon venait saluer pour la première
fois en personne, cela commence au lycée ou juste après, sur la
terre battue d’un sanatorium où ses voisins de lit meurent l’un
après l’autre. C’est pourtant avec eux et par eux qu’il retrouve
l’honneur de sa famille, elle aussi ruinée par la tuberculose et la
folie. Après avoir dilapidé sa fortune dans les casinos de province,
son père en était à errer dans les rues à la recherche d’un mégot.
J’ai compris cela quand, à l’issue de la veillée funèbre, mais
ardente, dans la petite cathédrale de cette Malvoisie médiévale
qui est sa ville natale, je me suis senti gentiment bousculé de
l’épaule par des gaillards de trente ans bien décidés à ne pas
laisser entre les mains de la garde du Parti, venue d’Athènes au
cours de la nuit, le cercueil qui leur ramenait l’enfant du pays,
Yannis Ritsos au centre. Camp de Makronissos.
en même temps qu’il était le seigneur du lieu.
La valeur ne tient pas qu’au mérite. Elle est plus directe, plus
spontanée. Ritsos soutient que la poésie a toujours le premier mot.
Le reste ne fait que suivre. Elle est par elle-même novation. Cela
ne se fabrique pas. C’est pour cela que l’œil du poète donne vie
aux objets. Il se fait objectif, tout en s’inscrivant dans la précarité
de l’existence.
L’homme sans liberté intériorise ce qui l’entoure. Il s’identifie à
des murs qui peuvent être invisibles, qui finissent par s’ouvrir parce
qu’ils sont à la fois dans le temps et hors du temps. Nombreux
sont ses compatriotes qui ont, comme lui, retrouvé le chemin de
l’unité sous la division.
Il y a chez Ritsos, comme chez son épouse Falitsa, médecin de
campagne à Samos, une superposition tranquille de leur engagement social et d’une croyance chrétienne séculaire. On m’a souvent
interrogé là-dessus. La question est de savoir dans quel sens cela
fonctionne, sur quel principe se construit le regard qu’on a.
Certains jugeaient irrecevable le prosaïsme voulu, mais aussi
la régularité de métronome, ou la minutie toute byzantine de
l’écriture même du poète. Le grand désordre éditorial vient de
cette nécessité pour l’auteur déporté de s’éditer lui-même par
la calligraphie, avant d’enterrer ses poèmes dans des boîtes de
biscuits.
Ce n’est pas de l’autopublication, mais le réflexe vital de se
rapprocher des caractères d’imprimerie, tout en appuyant son
bloc de papier sur le genou, assis sur un rocher. Ritsos écrit comme
il respire. Il fallait faire bref, et doubler la censure. L’intériorité
laconique fait le reste.
Ce que les milieux littéraires ont du mal à lui pardonner, c’est
que sa légitimité ne vient pas d’eux. Elle ne vient pas non plus de
ses choix politiques. Sa croyance, ou la convergence qu’il entend
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Votre longue fréquentation de l’œuvre de Ritsos, vos rencontres avec lui, vos traductions de ses œuvres dont une partie a
été recueillie sous le titre le Mur dans le miroir, dans la collection
« Poésie Gallimard », voilà déjà quelques raisons de converser
avec vous à propos de ce poète dont vous avez écrit qu’il entendait faire de la poésie « une entreprise tenace et méthodique de
désaliénation ». Pourriez-vous pour commencer par éclairer
quelques arrière-plans méconnus de la relation de Ritsos avec le
monde au sein duquel il s’est formé ?
Dominique Grandmont. Yannis Ritsos est à l’honneur. On
célèbre le centième anniversaire de sa naissance. L’ancien ambassadeur que je suis, de Digraphe à Sparte, est à même de souligner,
pour obéir à son directeur, Jean Ristat, que du côté maternel
comme de celui du père, Ritsos est un Spartiate. De haute naissance avec attelages, chapeaux à rubans pour les femmes, etc.
Plus exactement un Maniate. Les Maniates forment une population comparable à celle du sud du Finistère, vers la Cornouaille.
Elle se compose des descendants directs de la Sparte antique, plus
ou moins mélangés de naufragés de tous bords et d’esclaves en
fuite. Dans le Magne, la liberté se conquiert avec son poignard.
On n’imagine pas ce qu’il est possible de trouver sur les
côtes de Grèce, à peu près tout ce qui est capable de flotter.
Côté maquis, on est assez loin de la politique athénienne. Pas
d’eau courante, on s’éclaire au pétrole. La crainte est surtout,
pour les déportés dans une île, de ne pas retrouver ses narines
ou son oreille au réveil, à cause des rats.
Mais on ne va pas recommencer une guerre civile à l’envers.
La famine a dû faire 300 000 morts dans la capitale, au milieu de
l’Occupation, sans distinction de classe sociale. Certains d’entre
nous étaient au berceau déjà. « Tu es plus maniate que moi »,
me dit Ritsos un jour où je maintenais contre lui un point de
vue de traduction.
Maniate, pas maniaque, même si l’on a pu voir l’origine
du nom dans la mer furieuse qui entoure le cap Ténare et son
« entrée des enfers », juste au-dessous des « cinq doigts » du
mont Taygète, qui domine Sparte.
Qu’on me permette d’insister sur ces pirates, retirés dans
d’étroites cellules haut situées et basses de plafond, dont les
croisés n’ont pu venir à bout et dont l’indépendance est reconnue par l’Empire ottoman dès le XVIIIe siècle. Comment
comprendre autrement la poésie de Ritsos ? Frugalité, oui. C’est
un paysage de pierre. Du silence, et une fierté naturelle qui n’est
pas de l’orgueil. La vie se règle ici comme dans un monastère.
Les Spartiates ne sont pas seulement les entêtés que l’on sait.
Ils disposaient d’un passeport particulier pour Jérusalem, et
entretenaient des rapports directs avec les citoyens du royaume
de Juda, dont ils ont généralisé le nom. La rumeur soutient du
reste qu’une colonie juive est installée depuis toujours sur les
hauteurs du Taygète. Autant croire à cette légende.
Je crois aussi à l’exactitude des mythes. Ils sont réputés les
fondateurs de l’oracle consulté par Alexandre dans l’oasis de
Siouah, à 600 kilomètres à l’intérieur du désert libyen, où l’on
marche sur des huîtres fossiles craquantes, car le site est toujours
visité, même s’il tend à devenir un centre de tourisme d’un genre
privilégié tout à fait regrettable.
Il y a entre Ritsos et son pays des liens d’une particulière
intensité. Je dis « pays » pour abréger, mais on peut entendre
sous ce mot d’autres mots, à commencer par celui de peuple,
et sous celui de peuple, des épreuves et des combats partagés.
Mais vous y entendrez peut-être d’autres mots encore ? Vous
avez carte blanche…
Dominique Grandmont. Ne croyez pas que je m’apprête,
sous prétexte de « carte blanche », à raconter n’importe quoi.
Témoigner pour l’écrivain qui ne tient pas à s’enfermer dans
une neutralité prétendue consiste à valider par son expérience les
notions qu’il a reçues, et c’est en partageant la grande épreuve
de son peuple, au milieu du siècle, que Ritsos a découvert et mis
en œuvre ce très vieux droit à la parole.
Je me souviens d’Aragon qui venait d’arriver à Athènes
pour lui rendre visite. À l’entrée du grand hôtel où l’attendaient,
debout depuis des heures, plusieurs centaines d’invités, je le
vois aller droit sur un jeune homme affalé dans un fauteuil, les
jambes allongées, pour lui serrer la main en lui disant : « Merci. »
Ne soyons pas surpris si les États, garants de l’unité des
peuples, célèbrent peut-être les anniversaires pour éviter qu’on
en décide à leur place, comme pour l’enterrement de Verlaine où
plusieurs milliers de jeunes intellectuels ont fait acte de liberté
en traversant Paris, de la Contrescarpe aux Batignolles.
souligner, ne s’appuie pas sur un relativisme qui ne dit pas son
nom, sous prétexte d’équivalence entre les opinions. Qui dit
milieu dit centre, et désigne donc un pouvoir, mais la liberté ne se
décrète pas. Elle ne se distribue pas comme des parts de marché.
Pour interroger l’histoire, il en appelle à l’arbitrage du plus
grand nombre, seul à même d’assumer une humanité contradictoire. Je me souviens avec quelle attention il regardait, tard
dans la nuit, de très vieux films populaires sur une télévision
locale. Sans arme ni bagage, il était passé du côté de ceux qui
retrouvaient d’instinct cet art de désobéir à la loi lorsqu’elle était
contraire à la justice.
Les options de Ritsos ne furent pas sans conséquences. Mais,
même dans les rudes épreuves de l’isolement, de la déportation,
des séances de torture dont il redoutait qu’elles le rendent aveugle,
sa parole est restée hospitalière à la clarté qu’elle semblait en
mesure de puiser au cœur même de la nuit. Je me souviens, par
exemple, de ces vers, dans le Retour d’Iphigénie : « Cette nuit,
j’ai de nouveau entendu derrière le mur ce même mot : lumière,
lumière, lumière… » Dans un entretien avec le poète turc Özdemir
Inge, comme son interlocuteur s’étonnait qu’on ne rencontre
pas dans ses poèmes le désespoir, Ritsos répondit : « Non, on ne
le rencontre pas. Parce qu’il n’y a pas de place pour le désespoir
dans la poésie. » Ce n’est pas qu’il se détourne de l’exploration de
l’ombre, mais c’est sans doute qu’à la pointe de sa conscience, il
considère que la politique d’un poète, c’est d’offrir et de partager
la lumière.
Dominique Grandmont. Il y a certes la conscience, mais aussi
quelque chose d’autre qui dépasse les frontières ou les classes
sociales. On connaît cela dans les guerres civiles et jusque dans
les camps, puisqu’il y a eu des victimes sauvées par leur bourreau.
On en a fait des romans, plus rarement une remise en question
aussi méthodique dans ce qu’on appelle poésie, quand les choses
se font sans slogan ni discours.
Ses camarades étaient déjà très sensibles autrefois à l’urgence
de ménager un accès à l’intégralité de l’espoir qu’on mettait en
eux. Ils ressentaient cette nécessité d’obéir à une double hiérarchie,
celle du devoir et celle du cœur. Ne suffisaient, pour « libérer aussi
les étoiles », ni leur centralisme même éclairé ni un pluralisme
méticuleux qui, sous couleur de juste répartition, revenait tout
de même à diviser pour mieux régner.
Il leur fallait consentir à la vie et à sa lumière, aussi énigmatique
qu’écrasante. L’origine de cette lumière nous reste inconnue. C’est
à partir de là que le poète nous invite à reconstruire l’histoire, à la
recommencer, dit-il, de plus loin. Même les « couronnes de fer »
qui roulaient des tonneaux sur un quai, les jours de tempête, leur
rappelaient qu’on ne pouvait obéir à son pouvoir sans reconnaître
celui de l’esprit.
Jean Genet me disait un jour que la lumière en Grèce était,
pour lui, sacrée comme une prison. Car la lumière aveugle celui
qu’elle éclaire, il en va de même de la raison. C’est une discipline
de plus, une servitude seconde que celle d’écrire, et dont l’écrivain
n’est que l’auxiliaire. Il n’a pas à choisir pour nous. Ce serait
« mordre le trait ». Les partisans connaissent ces lisières. À chacun
de franchir sa ligne.
Ritsos note quelque part qu’il nous a laissé ses clefs avant de
quitter la maison. Elles sont là, sur une table ou suspendues à
l’étagère, pour les prendre si nous le voulons. La lumière, la voix
et le temps sont peut-être des phénomènes de même nature. Poète
qui se plie à l’exercice d’une parole dont il ne sait pas d’où elle
vient. Pour lui, rien n’est écrit d’avance, et si le « moi » diminue
dans l’écriture, c’est qu’il se confronte à cette charge de réel que
toute parole transporte et qui redonne vie à la vérité.
La jeunesse le sait. Même si tout a été dit, subsiste une
différence de potentiel capable de modifier le cours des choses,
entre la parole de l’homme et ces lois non écrites qui font tenir
debout le monde autour de lui. Le conservatisme écologique
n’y peut rien, l’irréversibilité du temps est gravée dans la
matière même.
Corps brisé de l’amour, en combien partagé. Si le poète dénonce la trahison du désir, c’est pour mieux dévoiler les pièges du
sens. L’image est ici la statue renversée d’une fidélité qui n’a plus
de mot pour parler. Rien d’étonnant si, dans ce langage, sous la
froideur uniforme, l’émotion se donne au lecteur. C’est un gisement d’énergie. D’y puiser reste la meilleure façon de remercier
le poète grec Yannis Ritsos de l’avoir pour nous découvert avec
une patience sans recul.
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Dominique Grandmont
Propos recueillis par Jean-Baptiste Para
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LETTRES
Un Radeau de la Méduse du XXe siècle
La republication du Journal d’un prisonnier politique permet de redécouvrir l’intellectuel,
mais aussi et surtout l’écrivain Léon Moussinac
Le Radeau de la Méduse,
journal d’un prisonnier politique 1940-1941,
de Léon Moussinac, préface de François Eychart.
Éditions Aden, 2009, 312 pages, 20 euros.
DR
D
ramaturge, poète et romancier, l’un des premiers
spécialistes de cinéma, cofondateur en 1932 de
l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), lauréat en 1935 du prix Renaudot
– qu’il refusa – pour son roman Manifestation interdite,
président du CNE, directeur de l’Idhec puis de l’École
nationale supérieure des arts décoratifs, c’est peu de dire
que Léon Moussinac occupa une place déterminante
dans la culture du XXe siècle, sans proportion avec le
souvenir qui en demeure aujourd’hui. Deux motifs éclairent sans doute cette éclipse : ouvert à tous les domaines
de la modernité, Moussinac s’est intéressé aussi bien à
la littérature qu’aux arts décoratifs, à l’édition qu’au
journalisme, quand cette diversité déborde les catégories
qui peuvent garantir une concession tranquille dans la
postérité. Il fut aussi, de 1924 à sa mort, membre du Parti
communiste français, et lié comme tel à une histoire
qu’il s’agit de réécrire, peut-être de reconquérir. Cette
réédition y contribue.
Il faudrait en effet revenir sans cesse sur la période, un
rien oubliée, où la France au seuil de la guerre se fixait
pour urgence une lutte anticommuniste qui culmina
avec le décret Sérol, condamnant à mort les auteurs de
« menées communistes » (9 avril 1940). C’est à ce titre
que Léon Moussinac fut arrêté par la police le 20 avril,
emprisonné à la Santé, puis transféré au camp de Gurs où
il fut prisonnier du 24 juin au 28 octobre 1940, avant d’être
remis en liberté provisoire et acquitté enfin le 5 mai 1941. Il
Aragon et Léon Moussinac.
faudrait revenir sur le camp de Gurs, où les Français étaient
parqués à côté des Espagnols pour avoir, les uns comme les
autres, défendu une idée de la nation qui n’était visiblement
Cahiers
du désespoir
1993,
de Yun Sun Limet. Édition la Rue de Russie,
176 pages, 14 euros. www.laruederussie.
com
L
’héroïne du roman de Yun Sun Limet
tient une sorte de journal intime par
lequel elle tente de combler un peu
le vide de son existence. Elle élève seule sa
fille Lucie, alterne les petits boulots et les
périodes de chômage, vit dans un appartement sordide dont elle risque à tout instant
de se voir expulser, rend parfois visite à son
père atteint par la maladie d’Alzheimer et
évite de fréquenter les autres membres de sa
famille qui la considèrent comme une sorte
d’infirme sociale. « Je n’ai pas encore trouvé
le sens de ma vie, écrit-elle. Je sais que cela n’a
aucune importance. Ma voix ne compte pas. »
Parfois, la pression est si forte qu’elle a des
hallucinations et songe au suicide. Comme la
femme penchée à la fenêtre de son immeuble,
sur le poster de Hopper décorant le mur de
sa chambre, elle attend. Quelque chose ou
quelqu’un, mais ne saurait dire vraiment.
C’est alors que sur l’écran de télévision d’un
voisin, elle découvre l’image de Pierre Bérégovoy que Mitterrand vient de nommer
premier ministre. Peut-être à cause de leur
origine commune ukrainienne, ou bien du
regard de l’ancien ajusteur, qu’elle trouve
LES LETTRES
Un jour comme un autre,
de Bertil Scali. Anabet Éditions, 296 pages,
16 euros.
Jean-Claude Hauc
. D
É C E M B R E
Olivier Barbarant
La chronique du moi
émouvant, celle qui jusqu’à présent avait
« un trou à la place du cœur » va s’ébrouer.
Elle lit une biographie de l’homme, qu’une
partie de la gauche considère pourtant comme
l’instrument du ralliement des socialistes au libéralisme économique, et ne peut s’empêcher
d’espérer. Quelqu’un va payer de sa personne
pour faire reculer la misère. Quelqu’un qui
vient du peuple et qui connaît sa détresse.
Hélas, bientôt des bruits de corruption se font
jour : l’affaire Traboulsi, le million offert par
Pelat pour l’achat d’un appartement. L’échec
des législatives de mars 1993 fragilise encore
Bérégovoy en sonnant le renouveau de la
droite. Noire ironie du sort, c’est lors d’un
court séjour à Nevers, avec sa fille, que la
narratrice va rencontrer le ministre, qui assiste
à une course de kayaks sur la Loire au terme
de laquelle il doit remettre les trophées. « Son
regard se pose alors sur moi et Lucie. Vous
aimez le kayak ? Je rougis. Je bégaye. » Le soir
même de ce 1er mai 1993, Bérégovoy se suicidera, sur les berges du canal de la Jonction. Si
le roman de Yun Sun Limet laisse un goût de
désastre et d’abattement, il s’avère également
salutaire dans la mesure où il nous rappelle
que 1993 n’est pas si loin de 2009. La misère
du peuple est toujours là et il faudrait autre
chose qu’un homme providentiel socialiste
pour parvenir à y mettre enfin un terme.
F R A N Ç A I S E S
plus celle de ce qui s’appelait encore République française. Dans sa troisième partie, le livre décrit à pointe
sèche la vie du camp. On y trouve les éléments hélas
bien connus du fonctionnement concentrationnaire,
portés ici avec la force toute particulière de la notation
diariste. Nul, après lecture, ne peut oublier la chasse aux
poux, la conférence sur l’histoire de la langue française
effectuée aux prisonniers affamés et émus, ou la figure de
Mohammed, maigre et démente, évoquant « le Nègre qui
agite au bout du bras le chiffon de l’espoir » qui donna
son titre aux carnets, par rappel de Delacroix.
La valeur historique de ce journal est donc considérable. Elle doit beaucoup à l’art de la notation et de
la réflexion qui caractérise l’écrivain. On l’entend tout
particulièrement dans la première partie, consacrée à
La Santé. Ainsi remarque-t-il que l’époque désastreuse
le conduit à la relecture des classiques ; ainsi élabore-t-il
« un nouveau romantisme, celui de la joie ». Le carnet
se fait alors poème d’une âme en lutte pour sa liberté,
pour un amour du monde que rien ne lui ôtera. C’est
l’observation de la lumière sur les murs et le sol de la
cellule, la « fête des vitraux » au crépuscule passant par
les fenêtres bleuies ; c’est, le 10 mai, ces quelques notes :
« J’ai toujours aimé les arbres. Ça mange le ciel, ça mange
la terre, ça dégage une bonne odeur de vie. Dans le jour,
c’est plein d’oiseaux ; dans la nuit, c’est plein d’étoiles.
Si on secoue l’arbre, tout s’envole : étoiles et oiseaux. »
Moussinac offre ici sa pleine recherche de poète : une
beauté – la plus proche, la plus humble, et ce faisant la
plus solide – pour demeurer libre ; une attention à toutes
les réalités, quelles que soient les conditions de l’esprit et de la
prison, pour préserver « le beau diamant du cerveau ».
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ne maison d’édition qui s’éteint, une
femme qui s’en va… Et le monde s’effondre autour de soi. Voilà en termes lapidaires tout le propos de Bertil Scali dans son non
moins sommaire roman Un jour comme un autre.
Roman ? Vraiment ? La catégorie eut été plus
justement choisie s’il s’agissait, au mieux, d’une
autofiction. Hélas, il n’en est rien. En la personne
sous-romanesque de Guido, Bertil Scali verse des
larmes d’éléphant sur presque 300 pages molles
et affectées, narrant tour à tour les circonstances
de sa rupture sentimentale, concomitante avec la
fermeture des Éditions Scali, son chérubin. Non,
c’est bien un triste récit gonflé de toute l’amertume
d’un ego meurtri que Scali donne à lire. Triste
parce qu’il est, malgré tout, regrettable de voir
disparaître un éditeur ; récit tout de même car
Scali ne peut s’empêcher de dire la vérité, toute
la vérité, rien que la vérité, et ce n’en est que plus
dommage.
Rappel des faits. Les Éditions Scali décident
de faire un coup en publiant le livre de la mère
de Michel Houellebecq. Espérant atteindre les
20 000 exemplaires vendus, l’ouvrage ne s’écoule
qu’à 3 000 unités. C’est la chute de la maison Scali:
« Quelle aurait été notre vie si les ventes du livre de
la mère de l’écrivain Thomas Michel ne s’étaient
pas effondrées ? » Forcément, quand on fait un
coup à la littérature, elle sait parfois vous le rendre.
Au fait, Thomas Michel? Oui, Scali s’est complu
S U P P L É M E N T
À
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à maquiller les noms de tous les personnages que
son double a croisés au cours de l’aventure éditoriale. Et Michel Houellebecq de devenir Thomas
Michel (pourquoi pas Michael Wellbeck, après
tout ! On donne bien parfois du « Séneck » au
précepteur néronien…), et Richard Branson de se
découvrir en Roger Baron. C’est tout dire du haut
niveau de précautions prises par l’auteur, sans
doute inquiet de possibles représailles de la part de
ses bons (?) amis: si l’histoire est réelle, on oppose
cependant à ses figurants le droit légitime de jouer
à visage découvert. Même procédé à l’endroit des
institutions évoquées : on donne du Paris Star à
Paris Match et du Radio Luna à Radio Nova. Pire
encore, Scali se remémore le bon vieux temps aux
côtés d’un certain « Marca », disparu trop tôt,
comme il se doit. Pour les intimes, « Marca » n’est
autre que Marc-Alexandre Millanvoye, « un des
grands animateurs et chroniqueurs de la culture
contemporaine française », comme chacun sait…
Ou plutôt comme si peu le savent !
Voilà le drame de Bertil Scali : son livre ne
s’adresse qu’à une poignée de lecteurs potentiels,
quelques happy few qu’il souhaiterait, au fond,
voir tourner « sad » avec lui. En contrepoint, une
rupture, un départ, une prise de distance nécessaire car il faut toujours faire le point, n’est-ce
pas ? Deux enfants, la Californie chez maman et
sœurette, quelques banales anecdotes relatives au
commerce amoureux contemporain, tellement
douloureusement universel… Peine perdue, le
voyeurisme ne prend pas. Hep garçon ! La prochaine fois, servez-moi de la littérature, merci.
Matthieu Lévy-Hardy
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LETTRES
Strindberg épistolier
Correspondance, tome I : 1858-1885,
d’August Strindberg (traduit du suédois par Elena Balzamo,
Zulma), 430 pages, 22 euros.
O
n connaît l’abondance et la variété – romans, essais, théâtre –
de l’œuvre de Strindberg. On soupçonnait mal, néanmoins,
la masse énorme que représente sa correspondance, dont
l’édition critique a débuté en 1948 pour ne s’achever qu’en 2001,
22 volumes plus tard. Seulement, à notre connaissance, les 26 volumes de celle de George Sand peuvent lui faire concurrence.
On sait que Strindberg est le plus français des grands écrivains
scandinaves : il a vécu longtemps en France, et écrit certains textes
dans notre langue. Une traduction intégrale des 22 volumes de ses
lettres n’aurait pourtant pas eu grand sens, et on sait gré à Elena
Balzamo d’avoir su effectuer un choix. L’édition française comptera plus de 1 000 pages réparties en trois volumes, et représentera
environ un dixième de l’ensemble : on gage qu’on pourra se faire
de cette correspondance une idée assez fidèle.
Le premier volume recouvre les années 1858 à 1885. Dans la
première lettre traduite ici, August Strindberg a neuf ans, et raconte
à ses parents qu’il a été cueillir des noisettes. Dans la dernière, il
en a trente-six. Il vit à Grez, en Seine-et-Marne, et se plaint d’un
voyage en mer, de sa mauvaise santé, et de l’inefficacité de son
travail. Entre-temps, il est devenu un dramaturge connu, a publié
un roman (la Chambre rouge), un pamphlet qui a fait scandale et
l’a poussé à quitter la Suède (le Nouveau Royaume), et plusieurs
recueils de nouvelles, dont Mariés, qui lui a valu un procès pour
blasphème. Il a épousé Siri von Essen, qui a divorcé pour lui d’un
officier suédois, est devenue actrice, et a renoncé à la scène pour
le suivre dans son exil. Quand ils arrivent en France, ils ont deux
petites filles. Après quelque temps dans une colonie d’artistes à
Grez-sur-Loing, puis un passage à Paris, ils se sont installés en
Suisse, ont visité l’Italie, et sont revenus en France.
Voilà pour le cadre biographique de ce volume, intelligemment
souligné par l’éditrice, qui fait précéder chaque série de lettres d’une
courte notice sur la vie de Strindberg, ce qui est bien utile aux nonspécialistes, et leur permet de se frayer plus facilement un chemin.
Toutes les lettres écrites par Strindberg enfant et adolescent, le
plus souvent à son frère aîné, Oscar, qui étudie à Paris, évoquent la
vie quotidienne dans une famille bourgeoise (le père de Strindberg
était armateur) au milieu du XIXe siècle. Entre les rites de la vie à
Stockholm (messe, collège, neige, sapins de Noël, goûter d’enfants et
jeux au presbytère) et les vacances à la campagne, on navigue dans
les eaux heureuses de Fanny et Alexandre (qui reste le meilleur film
de Bergman) et de la Selma Lagerlöf de Nils Holgersson.
Cette quiétude, ce bonheur, que l’on trouvera encore parfois
dans les premières lettres écrites de l’université d’Uppsalla, disparaîtront ensuite totalement, et la correspondance de Strindberg
devient la radiographie d’une âme inquiète, solitaire, insatisfaite,
violente : « Je n’ai plus de forces, plus d’envie de vivre ! J’ai percé
à jour la grande illusion, et je n’aspire qu’au repos ! Je fuis mes
semblables ! Quand on se fait traîner longtemps dans la boue, on
finit par se mépriser soi-même, alors la vie est foutue ! (…) Qu’on
couvre ma tombe d’immondices, et qu’on oublie le cadavre ! »
(11 avril 1885). Une âme passionnée, aussi : les lettres de Strindberg à Siri von Essen (qui avaient déjà bénéficié d’une édition
séparée) constituent une très belle correspondance amoureuse,
loin de l’enfer du couple que Strindberg disséquera plus tard.
Le Strindberg de ce premier volume n’est pas encore l’imprécateur qu’il deviendra par la suite, et qu’on connaît par ses
grands textes autobiographiques. Mais, déjà, on le sent toujours
prêt à ruer dans les brancards. Lorsqu’il se trouve sur le continent,
ses lettres à ses éditeurs suédois mêlent l’évocation de projets
littéraires pharaoniques à de continuelles demandes d’argent
– les uns justifiant évidemment les autres.
Au lecteur français, on recommandera particulièrement les
lettres écrites de Paris : « Paris est une auberge où les Européens
viennent pour se saouler et pour baiser, et où les théâtres font
l’office de marché aux putes » (29 février 1884) ; « Vivre à Paris
est un vrai calvaire ! Ma femme est obligée de faire elle-même
les courses, puis de faire cuire elle-même les aliments sur le feu
d’une cheminée ou d’un poêle. Nous ne pouvons pas manger la
nourriture infecte des Français sans tomber malades. » (19 octobre 1883) ; « Tous des enfoirés, pétris de préjugés à un point
tel que je ne puis pas m’asseoir dehors avec Siri, pour boire une
bière, sans qu’on se fasse insulter. Et de vrais cochons par-dessus
le marché ! Ça ne se lave jamais, mais ça se parfume ! Bordel ! »
(27 octobre 1883). On croirait lire Léon Bloy, un autre imprécateur,
le presque contemporain de Strindberg, évoquant sa vie d’exilé
au Danemark…
Christophe Mercier
Féroce Amérique
Retour d’un livre original et fort dans lequel Vladimir Pozner fait le terrible inventaire
de l’autre face d’un mythe
Les États-Désunis,
de Vladimir Pozner. Éditions Lux, 2009,
355 pages, 22 euros.
C
’est un grand livre, inclassable, que
Vladimir Pozner a ramené de sa visite
aux États-Unis en 1936, alors que le
pays était encore plongé dans la Grande Dépression. La forme de ce roman à part alterne
entre le carnet de notes, le collage de documents
d’époque et le reportage. Pozner peint la société
américaine avec une lucidité féroce et, des faits
matériels qu’il constate, il déduit une logique,
un système.
Le voyage commence par Harlem, et un
sous-titre résume la condition dont les Noirs
américains pensaient avoir été délivrés : « Les
esclaves ». Pozner livre un long témoignage de
cet enfer diffus où les Noirs meurent de faim à
quelques rues de l’opulence la plus éclatante.
Les Noirs qui doivent louer leur force – ou leur
corps – pour subsister ne sont pas plus avancés
qu’au moment de l’abolition de l’esclavage :
enrôlés pour une bouchée de pain au cours
d’embauches qui ressemblent fort à des marchés aux esclaves, ils ne craignent plus la corde,
mais les balles des policiers. Une phrase revient
comme un leitmotiv : « Ils tirent pour tuer. » « Il
y a aussi quelques policiers noirs », ajoute un
Harlémite. Mais parce qu’ils doivent davantage
prouver qu’un policier blanc qu’ils ont rejoint
le bon côté de l’Amérique, celui du manche,
« ce sont les plus féroces ». Derrière l’agitation
révolutionnaire qui se répand, Pozner voit déjà
les erreurs qui seront commises plus tard : le
nationalisme noir qui reproduit la concurrence
entre les races, en se contentant d’inverser la
hiérarchie. « Ce nationalisme farouche ne va pas
sans danger. Il risque d’isoler encore davantage
les Noirs d’Amérique. » Mais si Pozner suggère
alors l’importance du rôle que doivent jouer les
organisations syndicales, il ne fait pas référence
aux centrales réformistes passées du côté de la
loi et qui font dire à ce shérif : « Quel que soit
l’objet de la grève, l’ordre doit être maintenu. J’ai
foi en la démocratie et le syndicalisme. » Pozner
pense aux révolutionnaires qui continuent à
bercer le rêve d’un syndicat unitaire, aux mineurs bootleggers qui extraient eux-mêmes le
charbon des mines que les trusts ont fermées
parce que le pétrole rapporte davantage… Face
à eux, l’immense armée des sociétés de sur-
veillance, chargées de briser les grèves. Pozner
dresse le portrait de la plus célèbre d’entre elles,
Pinkerton, dont les gros bras assassinèrent le
syndicaliste Frank Little, avant d’épingler ce
message sur son cadavre : « Premier et dernier
avertissement ».
Chez Pozner, comme chez les grands auteurs
du polar de ces années-là, les gangsters prennent leur essor aux côtés des industriels qui les
ont engagés pour intimider les grévistes et les
concurrents. Et les patrons qui les ont promus
s’aperçoivent trop tard que leurs employés
sont devenus assez forts pour leur disputer
le contrôle d’une ville. À partir de la guerre
des journaux à Chicago, qui donna naissance
aux premiers gangs, Pozner analyse les racines
du crime organisé. Et conclut : « Le succès du
gangster, dans un régime économique fondé
sur le profit et la concurrence, est dû à un petit
nombre de raisons dont quelques-unes relèvent
des conditions de développement historique des
États-Unis, mais dont la cause déterminante
est qu’en Amérique le capitalisme est parvenu
à son apogée. »
Le livre de Vladimir Pozner n’est pas un
polar, mais l’un de ses chapitres pourrait être le
synopsis d’un roman noir que personne n’a écrit:
l’agonie des ouvriers de Gauley Bridge, morts
d’avoir respiré trop de silice dans le tunnel qu’ils
creusaient pour le compte de la Union Carbide.
Tous de pauvres chômeurs, Noirs et Blancs,
venus de loin pour trouver un travail et dont
les corps iront fertiliser un champ sur lequel on
plantera du maïs, une fois le tunnel creusé et la
silice extraite. « Tout autour de Gauley Bridge,
la terre a largement gagné en cadavres ce que
les hommes avaient extrait en silice, et en fin de
compte, les morts, eux aussi, n’ont été qu’un
sous-produit des travaux de construction. »
Pour finir, à Boston, là où « la révolution
américaine a pris effet avant que la guerre ne
commence », « dans le cœur et dans l’esprit
du peuple » (John Adams), Pozner ne trouve
que « le gouverneur qui envoya sur la chaise
électrique un bon cordonnier et un pauvre
crieur de poisson », Sacco et Vanzetti. À ces
deux-là, et à quelques autres, Pozner réussit à
conférer le statut de légende auquel ce même
Vanzetti s’était résigné, peu avant de mourir
pour un crime qu’il n’avait pas commis : « un
homme vaincu, mais une ombre formidable ».
Sébastien Banse
Un auteur introuvable
Tous les hommes sont menteurs,
d’Alberto Manguel. éditions Actes Sud,
208 pages, 19 euros.
C
omme George Steiner ou Claudio Magris, qui sont devenus célèbres dans
le monde entier pour leurs travaux
d’érudition, Alberto Manguel, auteur de
l’extraordinaire Histoire de la lecture, d’une
biographie de Kipling et de Dans la forêt du
miroir (tous publiés chez Actes Sud), a été
tenté d’écrire des œuvres de fiction. Ancien
lecteur de Jorge Luis Borges, universitaire
et érudit impeccable, Manguel, maintenant
qu’il n’a plus rien à prouver dans le domaine
de la connaissance, veut goûter la joie de la
création.
LES LETTRES
Cette fiction (on ne peut pas parler de roman
à proprement parler, ou alors de roman introuvable) tourne autour d’un personnage qui a
pris une tournure mystérieuse, sinon mythique,
Alejandro Bevilacqua dont la réputation est due
à un livre culte, l’Éloge du mensonge. À travers
plusieurs récits, son existence, au lieu de devenir plus transparente, se révèle labyrinthique,
de plus en plus opaque. Ces différents récits (à
commencer par celui de l’auteur) en font un
faussaire car on suppose qu’il n’est pas l’auteur
de ce livre, mais qu’il l’aurait volé à un autre.
Son histoire est intimement associée à celle de
la féroce dictature militaire en Argentine et à
la communauté des exilés latino-américains à
Madrid. Elle se déroule en partie dans les geôles
de la police secrète où des figures aussi fades
F R A N Ç A I S E S
. D
É C E M B R E
2009 (
la création pour mener jusqu’au bout sa partie
d’échecs de récit en récit.
Tous les hommes sont menteurs demeure
néanmoins un livre tout à fait plaisant et il dépasse de beaucoup la production romanesque
dont on nous abreuve et qui n’est qu’un interminable plagiat de formes passées et dépassées. L’écrivain a su aussi évoquer avec force
et intensité les exactions des colonels argentins
et la fin du rêve républicain en Espagne. En
sorte qu’on pourrait bien croire que ce Bevilacqua n’est pas un double à la fois séduisant
et méprisable, mais l’auteur en personne qui
se retrouve dans la peau d’un être qu’on peut
considérer avec passion mais qu’on ne peut pas
aimer sans restriction.
qu’impavides apportent leur contribution au
récit. Dans ce jeu subtil de visions croisées et
contrastées, l’image de Bevilacqua disparaît et
celle de l’écrivain se dissout peu à peu dans une
sorte d’auto-ironie.
Manguel fait ouvertement référence à l’écrivain espagnol Villa-Matas. Il fait aussi songer
à Borges, même s’il tente de s’éloigner de ce
modèle écrasant qui a tenu une place si déterminante dans sa formation. Je me suis laissé
prendre à ce jeu mi-savant mi-critique, commun
aux deux auteurs dont il s’inspire, qui veut que
la littérature ne soit qu’un maniement savant
de l’art de la tromperie. S’il n’y a pas de vérité
en cette sphère, ni même de règle, j’ai tout de
même eu l’impression gênante que l’auteur s’est
laissé piégé par son propre jeu et qu’il a sacrifié
S U P P L É M E N T
À
L
’HUMANITÉ
D U
Gérard-Georges Lemaire
5
D É C E M B R E
2009) . 10
LETTRES
LA CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HÀN
Peut-on vivre à plein le présent ?
N
ous avons le passé, avec sa charge de mémoire, nous
avons l’avenir, avec ses espoirs, ses craintes et nous
savons qu’il s’achève dans la mort. En cela, et dans
la faculté de l’exprimer, les humains se distinguent des autres
espèces animales.
Amina Saïd annonce : Toujours il nous manque un présent.
C’est le titre de la première partie de l’Absence l’inachevé, et « le
poème est ce qui comble le manque », mais n’est jamais achevé.
Chaque poème de la deuxième partie, le Monde en sa lumière,
se situe en un pays différent, la lumière éclaire le plus souvent
de tristes scènes. Heidelberg présente un « théâtre à l’antique
pour la liturgie hitlérienne ». L’Afrique occidentale, avec l’îlot de
Gorée, rappelle les déportations de l’époque coloniale, le golfe
de Lingayen, aux Philippines, les bombardements américains.
Ou encore, en Colombie : « Ici la terre est à ceux qui l’accaparent / par le sang la terreur et les armes », ce qui fait dire aux
habitants : « Merci de nous apporter un peu de lumière à nous
/ qui n’existons ni au présent ni au passé ni au futur. » Un vers
revient tout au long de cette séquence : « Chaque terre est notre
terre et une autre terre. »
La troisième partie, éponyme, incite à parler commencements,
à « être un avec le monde » à travers les mots, « dans une langue
qui est toutes les langues ». La perte est le thème de la quatrième
partie, l’Autre Nom de la séparation, quand il ne reste plus
rien, « pas même une parole / pour dire ce rien ». Partage de la
douleur : la cinquième et dernière partie est un poème unique
de trois pages, Jusqu’aux lendemains de la vie, qui donne la
parole aux mères en deuil : « Pourquoi avons-nous donné la
vie / pour jusqu’à notre dernier souffle / la disputer à l’ombre. »
Née à Tunis d’une mère française et d’un père tunisien,
Amina Saïd est l’auteur de nombreux recueils de poésie et de
contes. L’Absence l’inachevé dit notre condition au présent dans
une écriture limpide : « Idiomes des paysages et des hommes /
inscrits en signes éphémères. »
Avec Cherchant ce que je sais déjà, Pascal Boulanger poursuit
la recherche d’un « éternel maintenant », d’une présence dans le
présent, tant par l’écriture de poèmes que par la réflexion sous
forme d’essais où la lecture d’autres poètes tient une large place.
Car il n’y a pas séparation pour lui entre poème et pensée, ce qui
peut se dire : « Le poème est un corps endormi / qui sait de quel
côté se tourner / pour ne pas effacer l’horizon / ni vider la mer. »
La présence est un absolu, le présent est transitoire, comment
les concilier ? L’amour au sens humain et un autre amour,
orienté vers le christianisme, entretissent l’éloignement et le
rapprochement, la perte et l’étreinte : « Exerce-toi à perdre /
ce que tu étreins », enseigne Marie-Madeleine, à la fin d’une
première séquence intitulée Noli me tangere (« Ne me touchez
pas », paroles du Christ). La deuxième séquence, les Ruines de
la ville, s’annonce « Retour parmi les crimes de l’époque, les
saisons de mort », à quoi le poète oppose « la présence d’instants
dans l’instant ». La troisième séquence porte le titre savant
d’Anabiose, qui désigne le retour à la vie ou un état intermédiaire
entre la vie et la mort. C’est la première signification qui se fait
jour ici, avec « les fleurs secrètes de la pluie », « la terre gorgée
de lumière », tout comme avec le corps sensible au froid, l’être
en proie au doute.
La quatrième séquence, l’Échappée belle, diffère dans sa
forme des trois autres. Ce sont des proses sans ponctuation, riches
en rimes intérieures. On peut y percevoir un écho biblique, mais
c’est réduire la pensée de Pascal Boulanger que de la ramener à
une seule source. Cette séquence emportée, enflammée, lucide
pourtant grâce à l’ironie, est d’un beau travail d’écriture, toujours
inachevé puisqu’elle fait l’objet d’une composition différente
dans une publication séparée.
L’édition originale de Chaussées chaussées a paru en 1963.
L’auteur, Peter Huchel, voit dans son époque surtout les désastres de la guerre. Leur antagonisme avec la parole poétique
est exposé dans un long poème métaphorique, où l’auteur se
présente comme un peintre chinois désireux d’imiter les maîtres
anciens « Qui peignaient les pierres comme des os de la terre
/ Et la brume légère comme la peau des montagnes », mais en
place des paysages d’autrefois, il n’y a plus, « sur ces claies de
la mort », que destructions et désolation, squelettes, crânes
noircis par l’incendie.
Le poème intitulé Chaussées montre des routes d’exode,
bombardées, des populations en fuite. Dans le poème suivant,
Le pasteur raconte la fin de sa paroisse, le Christ en flammes
tombe de sa croix, sa tête est rongée par le feu. Dieu n’est pas
plus épargné que les hommes. Après, vient le Convoi, avec un
accouchement en bordure de route, l’enfant tué au moment
de naître. Puis Décembre 1942 offre une vision tragique de
Bethléem, et pour finir La chaussée se perd devant Stalingrad.
Les détails réalistes se chevauchent avec le fantastique.
Les tombes du Cimetière militaire se rendent en ville à la nuit
tombée, vont aussi bien à la cathédrale que dans les bars, puis,
à l’aube, se retrouvent au cimetière, strictement alignées. Des
images insolites tentent de faire revivre « aux oreilles sourdes
des générations » les pays dévastés : « Et la brume s’écoulait, /
Lait blanc de la brebis, / Sur le rebord du toit » ou « Le poisson
nage / Aux portes de l’écluse du ciel ». L’audace de ces images
relie à l’universel les descriptions centrées sur un paysage.
Celui-ci peut être tout ordinaire, c’est le regard porté sur lui
qui donne son intensité à l’instant présent : « Te voilà devant
le gué de midi. C’est là que se lave l’or / Et qu’on le verse sur
les éclats de briques. »
Erratum : dans la chronique de novembre 2009, au paragraphe
Action poétique, il fallait lire « des langues kurdes » et non « des
langues turques ». Nous espérons que nos lecteurs auront rectifié
d’eux-mêmes et nous présentons nos excuses aux écrivains kurdes.
L’Absence l’inachevé,
d’Amina Saïd. La Différence, 2009. 90 pages, 13 euros.
Cherchant ce que je sais déjà,
de Pascal Boulanger. Éditions de l’Amandier, Paris, 2009. 84 pages,
12 euros.
L’Échappée belle,
de Pascal Boulanger. Wigwam, Rennes, 2009. 24 pages, 4,60 euros.
Chaussées chaussées,
de Peter Huchel, traduit de l’allemand par Maryse Jacob et Arnaud
Villani, édition bilingue. Atelier La Feugraie, 2009. 150 pages, 16 euros.
Enquête sur le Belomorkanal
Les Eaux glacées du Belomorkanal,
d’Anne Brunswic, Éditions Actes Sud.
285 pages, 22 euros.
Finlande, alliée de l’Allemagne nazie, occupera la
Carélie. Il en résultera, pour ceux qui ont vécu cette
occupation, une stigmatisation supplémentaire,
une vie plus dure. Les détails que rapporte Anne
Brunswic sonnent vrais. Souvent, et c’est là un
constat qui appelle réflexion, certains de ceux qui
exposent comment ils ont été longtemps persécutés continuent à défendre la mémoire de Staline
qui, dans la déglingue sociale et idéologique que
connaît la Russie, reconquiert une image de grand
patriote. Le régime actuel n’en prend nullement
ombrage, au contraire.
Il reste les hommes et les femmes qui nous
sont présentés. Ils font face chaque jour à de
lourdes difficultés qui vont du manque d’eau
courante à la vétusté de tout, pendant que
quelques margoulins s’enrichissent. On se
demande comment ils font pour le supporter
et ne pas partir sur les routes. Certains sont
devenus croyants, d’autres restent communistes, d’autres encore se déclarent communistes et croyants tout à la fois. Quel serait
le résultat de leur réflexion s’ils désiraient
conceptualiser leur expérience des cinquante
dernières années ? Mais voilà, ils vivent dans
les faits plus que dans les systèmes, et cela
leur est une grande aide qui permet à leur
générosité (qu’on dit russe) et à leur intelligence de l’emporter sur toutes les entraves.
Anne Brunswic n’aime pas la légèreté avec
laquelle on juge trop souvent les crimes passés, parce que tout laxisme en ce domaine est
le terrain qui en prépare d’autres. De ce point
de vue, cette histoire du Belomorkanal est à
méditer. On y passe de l’histoire d’un pays à
celle des hommes. En espérant qu’ils finiront
par prendre en main celle de leur pays.
LES LETTRES
DR
L
e canal de la mer Blanche, dont la réalisation a été entreprise en 1931-1932,
à l’initiative de Staline, fait partie des
grands travaux dont le régime soviétique se
glorifia car ils marquaient l’entrée de l’URSS
parmi les nations capables de prouesses technologiques et montraient la vitalité du socialisme soviétique. Il fit l’objet d’une campagne
de grande envergure à laquelle participèrent
une trentaine d’écrivains qui, sous l’égide de
Gorki, lui consacrèrent un ouvrage, le Canal
Staline, mer Blanche-mer Baltique, histoire de
la construction. Il s’agissait de célébrer l’exploit
que constituait cette réalisation et surtout de
faire admettre que le régime soviétique avait, en
même temps, réussi la transformation morale
de nombreux détenus affectés à ce chantier.
Les auteurs y exposaient le cas de voleurs, de
prévaricateurs, de prostituées, qui, enflammés
par l’œuvre à laquelle ils participaient, avaient
changé de personnalité pour devenir désireux
de se rendre utiles à la société. Cet aspect fut
immédiatement mis en doute et la polémique
commença en s’attachant d’abord à dénoncer
le caractère génocidaire de l’entreprise. Dans
l’Archipel du Goulag, Soljenitsyne revient sur
cet épisode, chiffrant les victimes à trois cent
mille.
Anne Brunswic, qui connaît bien la Russie,
s’attache aux détails de cette affaire. Elle mène
une enquête dans les terres froides de la Carélie où
est implanté le canal, pour autant qu’on puisse le
faire dans la Russie de Poutine. Le canal apparaît
vite comme un condensé de l’histoire soviétique
Belomorkanal, port de Medviejegorsk.
et de la façon dont elle se survit dans l’actuelle
Russie. Certains chiffres ayant été avancés avec
légèreté, Anne Brunswic rétablit d’abord la vérité,
suivant en cela les conclusions des historiens :
125 000 personnes travaillèrent sur ce chantier et
25 000 environ y moururent. Elle rappelle que s’il
s’agissait de l’Holocauste, un zéro de moins serait
du négationnisme, un de plus, un chiffre insupportable, et elle s’interroge aussi sur le nombre de
victimes de chantiers similaires : Panama, Suez,
F R A N Ç A I S E S
. D
É C E M B R E
2009 (
etc. Mais surtout, son enquête lui fait rencontrer
les descendants de ceux qui ont creusé le canal. On
touche là ce qui reste de l’histoire réelle, quinze ans
après la fin de l’URSS. Pour le lecteur, la première
impression est terrible : à la paranoïa stalinienne
qui fait déporter massivement des individus déclarés nuisibles, qui fait fusiller des centaines de
milliers de communistes, qui purge les organes
de répression par couches successives, succèdent
tous les malheurs que la guerre apportera. La
S U P P L É M E N T
À
L
’HUMANITÉ
D U
François Eychart
5
D É C E M B R E
2009) . 11
SAVOIRS
Marx sans fin
Marx, le Capital,
trois volumes avec un album sous coffret,
le Temps des Cerises, 120 euros
(chacun des trois volumes : 35 euros, album : 15 euros).
Marx. Relire le Capital, coordonné par Franck Fischbach, PUF, 190 pages, 12 euros.
Lire Marx,
par Gérard Duménil, Michaël Löwy et Emmanuel Renault,
PUF, 304 pages, 15 euros.
Les 100 Mots du marxisme,
PUF, « Que sais-je ? », 128 pages, 9 euros.
«D
e fait, il y a actuellement un retour sinon à
Marx, du moins de Marx dans la théorie sociale
et dans la philosophie politique, et au-delà,
dans la société et les débats d’idées. » Ce constat dressé
par Franck Fischbach traverse tel un fil rouge un ensemble
de publications récentes dont le nombre et la qualité ne
peuvent manquer de réjouir. Pour les auteurs de Relire
le Capital, il ne s’agit pas tant de « revenir purement et
simplement à Marx » que de montrer que « Marx ne peut
être actuel qu’à la condition qu’on actualise le Capital »,
comme l’ont fait ceux qui ont marqué l’histoire (plurielle
et diverse) des marxismes, pensant « avec Marx, mais
toujours aussi en allant au-delà de Marx ». Fidèles à cette
exigence ambitieuse, les six contributions rassemblées dans
ce volume s’efforcent d’allier au nécessaire travail d’interprétation du texte une série de transformations, pour
reprendre, après Jacques Bidet, la fameuse distinction qui
conclut les Thèses sur Feuerbach.
Encore fallait-il pour cela qu’une édition intégrale
du Capital fût disponible. À la différence du livre I, les
livres II et III publiés par Engels à partir des manuscrits
de Marx étaient devenus difficiles à trouver en librairie
depuis la disparition des Éditions sociales. L’initiative de
Francis Combes et du Temps des Cerises doit donc être
saluée et soutenue comme elle le mérite. S’il est permis de
regretter que cette remise en circulation du Capital n’ait
pas été l’occasion d’en refondre la traduction, il serait
injuste d’en rendre l’éditeur responsable, tant il est vrai
qu’une telle situation ne fait que refléter les difficultés
que rencontrent tous ceux qui, aujourd’hui, luttent pour
faire vivre la pensée critique. Les livres II et III reproduisent donc la traduction des Éditions sociales, tandis
que le livre I est proposé dans la version « historique » de
Joseph Roy, relue et amendée par Marx lui-même, qui,
tout en s’excusant des « imperfections littéraires » du
texte, en louait la « valeur scientifique indépendante de
l’original », au point d’en recommander la consultation
même aux « lecteurs familiers avec la langue allemande ».
La situation n’est cependant plus exactement la même
qu’en 1875, et il n’aurait pas été inutile de remettre en
perspective certains des choix terminologiques de Roy.
En attendant l’édition critique annoncée dans le cadre de
la grande édition Marx-Engels, cette édition dédiée à la
mémoire du regretté Georges Labica permettra au Capital
L
aura, Rosa, Clara. Trois femmes invoquées par Franz Mehring, à l’orée
de son Karl Marx, contre « les intrépides et mâles champions du socialisme »,
les « pontifes » barbus du SPD, les « grands
prêtres du marxisme » qui ont engagé dans
la boucherie de la Première Guerre mondiale des millions de prolétaires allemands
pour la plus grande gloire des Hohenzollern. Rosa Luxemburg, Clara Zetkin – avec
Franz Mehring – furent à la tête de cette
gauche du SPD qui, elle, refusa de céder au
chauvinisme et au militarisme en août 1914.
Laura, une des filles de Marx, mariée à
Paul Lafargue, avait placé sa confiance en
Mehring, l’encourageant et le soutenant
dans son projet de biographie.
Le livre de Franz Mehring est un livre
de combat, car chez Marx « le militant a
toujours pris le pas sur le penseur ». Sa
réédition, après plus de vingt ans, était attendue. Mehring conçoit son livre comme
un brûlot contre le SPD dirigé par celui
que Lénine appelle le « renégat Kautsky »,
contre ceux « qui ont médité quarante ans
sur la moindre virgule chez Marx » et n’ont
su que coiffer le casque à pointe. Derrière
le culte de Marx, s’abrite une captation
d’héritage à seule fin d’assurer la domination d’une caste – la bureaucratie des
fonctionnaires du parti – et la légitimation
de leur crétinisme parlementaire. Mehring
– et ce geste sera repris à chaque fois que
l’ossification du marxisme menacera, par
LES LETTRES
exemple lorsque Lukács écrit son Hegel –
veut montrer que Marx fut un philosophe
et avant tout un révolutionnaire. Dans
sa biographie, on trouve notamment des
pages remarquables sur la thèse de 1841,
consacrée à Démocrite et Épicure, qui font
revivre la filiation hégélienne, la pulsion
philosophique chez Marx, le tirant hors
du bourbier positiviste du temps.
Mehring, parce qu’au fond il est resté
gouverné par l’esprit quarante-huitard, sait
à merveille ressusciter cet esprit de lutte
anti-autoritaire, anti-Badinguet et antiHohenzollern, dont le ton, plus d’une fois,
fait penser à Hugo. C’est aussi à ce titre
qu’il entreprend, contre l’orthodoxie du
parti qui lui fera payer cher son audace, la
réhabilitation de Lassalle ou la modération
du rejet de Bakounine. En effet, à ses yeux,
tous deux, comme Marx, étaient avant tout
des révolutionnaires, des lutteurs acharnés,
et non des momies corrompues.
Certes, cette biographie de Marx, animée
d’un zèle militant, se perd parfois dans des
querelles « partitaires », certes elle souffre
de lacunes. Mehring n’a pu disposer de
textes décisifs qu’aujourd’hui nous connaissons, tels les Manuscrits de 1844. Encore
moins a-t-il eu accès au riche matériau que
la Marx-Forschung a mis au jour depuis
presque un siècle (toutes les relations avec
Bakounine doivent être reconsidérées) et
dont on trouvera un remarquable écho
dans la biographie de Richard Friedenthal
(dont on se demande pourquoi elle n’a pas
été traduite). Néanmoins, sa biographie a
fait date, et sa réédition est bien venue.
F R A N Ç A I S E S
Jean-Loup Thébaud
. D
É C E M B R E
2009 (
Jacques-Olivier Bégot
Que faire du sionisme ?
Le Marx de Mehring :
Épicure contre le SPD
Karl Marx. Histoire de sa vie,
de Franz Mehring, traduit par Jean Mortier, Bartillat, 630 pages, 14 euros.
de continuer à jouer son rôle indispensable de critique
radicale du capitalisme.
Pour tous ceux qui éprouveraient le besoin d’un guide pour
se repérer dans cette pensée qui ne cesse de se reprendre pour
aller plus loin, les deux ouvrages composés par Gérard Duménil, Michaël Löwy et Emmanuel Renault seront assurément
d’un précieux secours. Les auteurs de Lire Marx ont organisé
leur introduction autour de trois axes qui correspondent à ce
que Blanchot avait nommé les « trois paroles » de Marx. Tout
au long de cette traversée qui emprunte successivement les
chemins de la politique, de la philosophie et de l’économie,
les auteurs se sont appuyés sur le commentaire d’un petit
nombre de textes majeurs. À l’usage, ce choix de méthode se
révèle des plus judicieux, car il permet, en évitant les écueils
du « résumé » trop scolaire, d’entrer de plain-pied dans le
détail et la richesse de l’écriture et de la pensée de Marx. À
ce titre, il constitue sans doute la meilleure invitation à la
lecture intégrale des textes. L’organisation de l’ensemble
en trois parties distinctes présentait cependant le risque de
faire perdre de vue l’unité des différents registres de pensée
et d’écriture pratiqués par Marx, ce que Blanchot appelait
« le disparate qui les maintient ensemble ». Pour y remédier, il
suffit de se reporter au lexique en forme d’abécédaire publié
parallèlement. D’« abstraction » à « utopie » en passant par
« crise » et « révolution », les cent mots retenus présentent un
concentré des débats qui ont marqué l’histoire des marxismes
jusqu’à nos jours. Tout porte à croire que cette histoire,
contrairement à ce que d’aucuns annonçaient prématurément,
est loin d’être finie.
L
’ouvrage d’Arno Mayer, De leurs socs,
ils ont forgé des glaives, est avant tout
le livre d’un regret, celui d’un fils de
sioniste progressiste qui a vu une utopie se
changer en cauchemar. C’est ce changement
qu’il s’est attaché à décrire avec rigueur et sans
complaisance. Car, aux origines, le fondateur
historique du sionisme, Théodore Herzl, dans
son livre le Nouveau Pays ancien (1902), voyait
dans le futur État un phare de la démocratie
sociale et coopérative, un exemple de modernité. Une modernité occidentale et impérialiste
toutefois. Or, cette modernité n’était envisagée
que sous sa forme occidentale et impérialiste,
Herzl proposant dans un même mouvement
de pensée que la nouvelle nation soit « pour
l’Europe […] un élément du mur contre l’Asie
ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre
la barbarie ».
Cette contradiction interne du sionisme
sert de fil conducteur à Arno Mayer. Selon lui,
les politiciens israéliens, depuis Ben Gourion
jusqu’à Netanyahou, en passant par Moshé
Dayan ou même Yitzhak Rabin, ont tous choisi
la seconde option, celle du rapport de forces
et du rejet des Arabes derrière la « muraille
d’acier » prôné par la droite sioniste depuis
Vladimir Jabotinsky (1880-1940). Ce choix
terrible, au lieu de l’intégration régionale et de
la paix avec ses voisins, a changé Israël, selon
l’auteur, en un « ghetto, avec une mentalité
de siège enracinée dans un sentiment chronique de victimisation et de péril immanent »
(p. 131) qui force ce pays à s’appuyer sur les
courants les plus réactionnaires du judaïsme.
Pire, l’option du « tout sécuritaire » l’oblige à
être dépendant des États-Unis et à se ruiner en
armement, entraînant un appauvrissement de
la population – notamment de sa composante
arabe –, qui vit pour 30 % en dessous du seuil
de pauvreté.
S U P P L É M E N T
À
L
’HUMANITÉ
D U
Des sionistes critiques, comme Martin Buber, ont aperçu cette dérive et ont tenté de la
conjurer dès 1949. Méditant sur le mythe de
Néhémie qui décrit les Hébreux travaillant
d’une main, et de l’autre tenant une arme, Buber
rappelait qu’en agissant de la sorte « on peut
construire une muraille mais pas une jolie maison ». Mais, plus tôt encore, un Ahad Ha’am
refusait les propositions de Herzl et invitait
à faire d’Israël, non un centre politique pour
les juifs, mais avant tout un lieu de culture et
d’éducation. Mayer voit dans ce débat entre
« ultras » et « critiques » une forme de redite
des controverses entre les deux courants internes au judaïsme. L’un prend en exemple
Josué, successeur de Moïse et exterminateur
des Cananéens, et l’autre, plus ouvert et adepte
d’un prosélytisme démocratique baigné dans
l’idéal des Lumières – voire du socialisme –, a
longtemps espéré, à l’image d’Isaïe, construire
une terre où chacun pourrait « marteler ses
glaives en socs ».
La comparaison est belle, bien à l’image
de l’idéalisme déçu d’Arno Mayer établissant
un constat sans concession. Cette déception,
ce désenchantement expliquent peut-être que
Mayer n’explore que peu de pistes progressistes
pour l’avenir et ne réponde pas vraiment à la
question : aujourd’hui, que faire du sionisme ?
William Blanc
De leurs socs, ils ont forgé des glaives. Histoire
critique d’Israël, d’Arno Mayer. Éditions Fayard,
644 pages, 2009.
Erratum :
Dans l’article de Baptiste Eychart « Misère de
l’histoire médiatique », publié dans les Lettres
françaises n° 65 du 7 novembre une coquille a
malencontreusement transformé Guy Môquet
en Guy Mollet.
5
D É C E M B R E
2009) . 12
ARTS
Istanbul, Constantinople…
« De Byzance à Istanbul, un port pour deux continents »,
Grand Palais, jusqu’au 25 janvier 2010. Catalogue :
RMN, 364 pages, 45 euros.
DR
L
e problème se pose de savoir comment mettre en
scène ce type d’exposition, qu’elle concerne une
grande civilisation ou, comme c’est le cas ici, une
ville qui a eu une longue histoire – pas moins de seize
siècles en l’occurrence ! Qui ne connaît pas sur le bout des
doigts la chronologie complexe de Byzance ou l’histoire
de l’Empire ottoman a bien du mal à comprendre de
quoi il s’agit vraiment. Sans le catalogue, qui devient un
complément irremplaçable de la manifestation, car lui seul
la rend compréhensible, il est presque impossible de se
repérer entre les chapiteaux, les statues d’empereurs et les
sarcophages. Il est question de la longue crise iconoclaste,
qui a duré plus d’un siècle : rien ne vient éclairer la raison
et le fond de cette querelle religieuse, mais aussi artistique,
sociale et politique. En somme, on ressort presque aussi
ignorant qu’on est arrivé ! Au premier étage, les choses sont plus
évidentes, même si le visiteur se retrouve d’abord face à une
collection d’objets superbes : une traduction d’Homère en turc
(XIIIe siècle), des tapis, des tissus, des vêtements d’apparat, de la
de Mehmet II le Conquérant, de Giovanni Bellini (fin du
XVe siècle), on peut découvrir un artiste injustement méconnu, Jean-Baptiste Van Mour, qui a travaillé à l’ambassade
de France au début du XVIIIe siècle, qui s’est spécialisé
dans les cérémonies officielles et les scènes d’intérieur,
puis Antoine de Favray, chevalier de l’ordre de Malte,
qui a résidé un temps à Istanbul et qui a peint de délicieux
groupes de femmes, enfin Antoine Ignace Melling et ses
inestimables panoramas du Bosphore et de la Corne d’or.
Des orientalistes tardifs, comme Fausto Zonaro, qui a été
peintre officiel du sultan, ou Carlo Bossoli, nous montrent
une ville en pleine métamorphose. Le dernier calife faute
d’avoir pu vraiment monter sur le trône, Abdülmecid, s’est
consacré à la peinture avec un certain talent, ne cessant
jamais, même en exil, de représenter sa capitale perdue.
Au fond, cette exposition, qui recèle tant de trésors et
de merveilles, est surtout intéressante pour les livres merveilleux qui y sont montrés, pour les miniatures turques
et les peintures occidentales et aussi pour les incunables
choisis, qu’ils soient grecs ou ottomans. On regrette toutefois l’absence des arts figuratifs byzantins. Un mystère quand
on pense au rôle des icônes dans la théologie de l’Empire latin
d’Orient.
Istambul.
marqueterie, de la faïence, des armes et de l’orfèvrerie sublimes.
Mais il y a surtout des plans, des gravures et des tableaux qui
fournissent des représentations d’une grande richesse de la cité
des Osmanli. En matière de peinture, après une copie du portrait
Georges Férou
L’énigmatique Giorgione
Giorgione,
d’Enrico Maria Dal Pozzolo, Actes Sud, 384
pages, 120 euros.
I
l serait né en 1477 à Castelfranco et serait
mort à Venise pendant la peste en 1510. Sa
carrière n’aurait donc duré que quinze ans.
Peu d’œuvres de lui ont subsisté alors qu’on sait
qu’il a travaillé pour un nombre non indifférent
d’institutions religieuses et pour quelques palais.
Et puis il y a eu des questions d’attribution car il
ne signait jamais ses tableaux ou ses fresques. En
somme, voilà un artiste énigmatique qui a laissé
à la postérité quelques compositions qui ne le
sont pas moins comme la célèbre Tempête, les
Trois philosophes, sujets encore aujourd’hui
de discussions sans fin, et l’Enfant à la sphère.
On ne sait pas très bien comment il s’appelait :
on l’a surnommé Zorzi ou dénommé Giorgio
di Castelfranco. On croit connaître pourtant
son visage : il aurait fait un autoportrait en
David. On découvre un homme au visage,
grave, tendu, concentré, le regard tourné vers
l’intérieur. D’autres figures pourraient bien
le représenter car elles se rapprochent de cet
autoportrait supposé.
On le sait bon musicien et excellent joueur
de luth. Cet amour de la musique se traduit
dans des compositions telles que la Leçon de
musique (là encore, on voit trois hommes à
trois moments de la vie). Et son Hommage
à un poète ou Saturne en exil, bien qu’on ne
soit pas sûr de l’interprétation qu’on peut
donner à ce tableau où apparaît un joueur
de luth, démontre qu’il a été un homme très
cultivé et raffiné. Entouré de bien des mystères,
Giorgione est un peintre fascinant et cette
grande étude lui rend justice à bien des égards.
L’auteur de ce magnifique ouvrage n’apporte
pas de grandes nouveautés sur son existence et
sur l’interprétation de son œuvre. Mais il fait
une somme tout à fait passionnante de toutes
les connaissances avérées qui le concernent. Il le replace avec minutie dans le contexte de la peinture
de son temps. Il examine aussi comme sa légende
s’est forgée post mortem par le truchement des
écrits de Paolo Pino (Dialogue sur la peinture,
1548), de Giorgio Vasari (les Vies… 1550) et, de
manière plus surprenante, de Baldassare Castiglione (le Parfait courtisan, 1528), qui le place sur
le même plan que Léonard de Vinci et Raphaël.
G. F.
LA BIBLIOTHÈQUE D’UNE DILETTANTE
Au cœur de l’histoire de l’art
n ne boudera pas son plaisir en lisant les Kâma Sûtra,
qui est en réalité un guide de conduite entre les époux
(et pas uniquement dans l’amour) et aussi un formidable
dictionnaire du langage du corps. Et que dire des extraordinaires miniatures qui les accompagnent. C’est un pur régal.
O
Les Kâma Sûtra, Seuil, 284 pages, 25 euros.
I
l existe bon nombre d’ouvrages de vulgarisation. Ce que Salvy
nous propose ici va un peu au-delà : il invite le néophyte à
apprendre à « lire » un tableau en s’appuyant sur de nombreux
exemples, les uns célèbres (comme l’Atelier, de Courbet), d’autres
moins (comme Vénus et Cupidon, de Bronzino). Avec ces cent
œuvres judicieusement choisies anciennes ou modernes, le lecteur
aura appris comment on peut aborder une toile et en dévoiler
ses significations, ses détails et ce qu’elle apporte à l’histoire de
l’art. C’est un ouvrage utile, bien fait et passionnant.
Les Cent Énigmes de l’art, de Gérard-Julien Salvy, Hazan, 360 pages,
45 euros.
M
ax Beckmann n’est pas le plus grand artiste de l’expressionnisme, mais son plus grand héritier. Il fait ses
premières armes quand s’affirment Die Brucke et Die Blaue
Reiter. C’est la guerre qui forge son talent : il est révolté par
ses horreurs (Résurrection en est la preuve). Le conflit achevé,
il ne perd ni son mordant ni son style acéré. Il cultive le grotesque (Autoportrait en clown, 1921, Double Portrait carnaval,
1925) et joue sur des distorsions de toutes sortes (la Barque,
1926). Si ses toiles sont moins critiques ensuite, elles n’en sont
pas moins étranges et tragiques. Son monde est noir, violent,
acide et rageur. Jusqu’à la fin, il porte l’expressionnisme à son
LES LETTRES
F R A N Ç A I S E S
. D
comble et ne cesse jamais de l’enrichir (Beginning, 1946-1949).
Cette excellente étude nous révèle une grande figure de l’art,
telle qu’en elle-même…
Beckmann, de Uwe M. Schneede, Hazan, 304 pages, 75 euros.
E
nfin on découvre l’œuvre d’André Blondel, ce juif né en
Pologne, qui combat en France dans l’armée polonaise
et meurt en 1949. On a pu voir à Sète une rétrospective où,
après un passage par des expériences abstraites, il affirme une
figuration originale.
De Blondel à Blondel, d’Actes Sud-musée Paul-Valéry,
208 pages, 39 euros.)
Au saint nom de l’art contemporain
Pour qui ne connaît pas Andy Warhol sur lequel existe
déjà une vaste littérature, la biographie de Mériam Korichi
constitue une bonne introduction. On n’y apprend rien de
neuf et le caractère radical de son art et de son univers est
bien émoussé. Mais ce livre est un bon vademecum.
Andy Warhol, de Mériam Korichi, « Biographies Folio », 336 pages,
7 euros.)
P
ierre et Marianne Nahon ont toujours eu un penchant
prononcé pour l’autocélébration. L’histoire de leur galerie
en est l’ultime démonstration. Écrite par Pierre Nahon en
personne, on peut, au fil, des années, comprendre ce qu’elle
fut : la monstration d’artistes déjà reconnus, ceux du nouveau
réalisme et du pop art au début, puis des figures illustres, de
Klossowski à Baselitz. Peu ou pas de découvertes. Et il faut voir
comment les choses sont relatées : quand il parle de l’exposition
É C E M B R E
2009 (
S U P P L É M E N T
À
L
Beuys, qui a eu lieu en 1985, il oublie de dire comment l’affaire
s’est terminée ! Enfin, je ne sais pas si ce livre servira l’histoire
de l’art ni même l’hagiographie de notre couple de marchands
de tableaux déjà chantée par Lamarche-Vadel !
L’Histoire de la galerie Beaubourg, de Pierre Nahon, La Différence,
trois volumes sous coffret, 120 euros.
Collections
N
ul se sera surpris de la richesse des collections privées en
Suisse. Il suffit de se plonger dans le catalogue de l’exposition qui s’est tenue à l’Hermitage cet automne, à Lausanne.
Tant de merveilles : le Couple, de Hodler, la Maison du coin,
de Vallotton, le Paysage, de Giacometti, le Nº 15, de Rothko
(1952), sans parler des Kiefer et des Twombly. Un pur régal
Passions partagées, Fondation de l’Hermitage, « Bibliothèque des
arts », 192 pages. 35 euros.
V
oici une déambulation très nostalgique dans les appartements d’Yves Saint Laurent et de Pierre Bergé rue de
Babylone avant que l’extraordinaire collection qu’elle contenait
ne soit dispersée. Une double tête de femme en bronze voisine
avec un torse d’esthète romain, le Profil noir, de Léger avec
un portrait de Gainsborough, un Brancusi avec un portrait
d’Ingres, La Lune, de Burne Jones avec un Chirico ou un
Mondrian, sans parler d’un mobilier hétéroclite mais toujours
extraordinaire. Ce livre est un testament.
La Collection Yves Saint Laurent-Pierre Bergé,
Flammarion Christies, 288 pages, 85 euros.)
’HUMANITÉ
Justine Lacoste
D U
5
D É C E M B R E
2009) . 13
ARTS
James Ensor
dans le magasin de souvenirs d’Ostende
Dame peinture toujours jeune,
de James Ensor, préface de Colette Lambrichs, « Minos ».
Éditions La Différence. 256 pages, 10 euros.
Ensor, le carnaval de la vie,
de Laurence Madeline. « Découvertes ».
Éditions Gallimard. 8,40 euros.
S
i vous avez la chance, comme moi, de visiter le magasin de souvenirs de la rue de Flandres, à Ostende
(aujourd’hui un musée), qui avait été celui de la tante
d’Ensor et où il s’est installé en 1917, vous serez abasourdi.
Ce magasin pittoresque, rempli d’objets hétéroclites, l’a fait
rêver, d’autant plus qu’il avait passé son enfance dans un
négoce du même genre tenu par sa mère. Il l’évoque ainsi
dans ses mémoires : « Il me passionnait aussi, et plus encore
le sombre et effrayant grenier plein de monstrueuses araignées, de curiosités, de coquillages, de plantes et d’animaux
en provenance des mers lointaines, de délicates porcelaines,
de vieux vêtements tachés de peinture et de rouille, de coraux
rouge et blanc, de singes, de tortues, de sirènes séchées et de
Chinois empaillés. » Dès qu’il peut dessiner – à treize ans, il
fait déjà preuve de très belles dispositions –, ce sont souvent
ces objets qu’il prend pour modèles. Et tout son univers
plastique en sera saturé par la suite. Il étudie à l’Académie
en scène les masques du carnaval (les Masques
scandalisés, 1883) qui vont bientôt envahir ses
compositions. Puis il a peint son chef-d’œuvre,
l’Entrée du Christ à Bruxelles, qui s’inspire à la
fois de la Mi-Carême et de l’Enterrement de la
sardine, de Goya.
Son univers devient grotesque, grinçant, ironique
et insolite (comme Les squelettes se disputant un
hareng, 1891) et ses natures mortes se remplissent
de toutes les choses qui ont enchanté son enfance.
Dans ses écrits et ses conférences, on retrouve un
mélange d’invention poétique, de véhémence, de lyrisme et le sens du burlesque. Une réaction artistique
au pays de la narquoiserie (1900) l’atteste : « Une
morasse opaque en glace, quelques flamandophyles
ou déroulédéens exaspérés. Peintres nationalistes
pirouettant follement à la brise-quille. Réactionnaires combatifs irisés, désirisés ou jaunissants. (…)
Impuissants vernisseurs de pointes glacées. Pantins
gouailleurs sacripanés… »
Les œuvres d’Ensor réalisent la fusion du traJames Ensor. Squelettes se disputant un hareng-saur.
gique et du comique de ce bas monde changé en
un monde onirique, avec des visions toujours drôles,
d’Ostende, puis se rend à Bruxelles. L’enseignement qu’il y terribles et incisives de la pauvre humanité. Ce peintre marreçoit le déçoit. Il se lie avec Khnopff et fréquente le cercle ginal et gouailleur, parfois infantile par défi, est un immense
éclairé du poète Théo Hannon. Mais il préfère rentrer en artiste qui n’a pas eu peur de renoncer à son savoir-faire et
1880 dans sa ville natale. Bien qu’il se soit insurgé contre les de se tourner sans cesse en dérision, comme il le fait dans
vieilles barbes, il adopte un style naturaliste. Peu à peu, il son Autoportrait au chapeau fleuri (1883).
change de manière et aussi de sujets. Il avait déjà fait entrer
Giorgio Podestà
DR
« James Ensor »,
musée d’Orsay, jusqu’au 4 février 2010. Catalogue musée
d’Orsay-RMN. 272 pages, 48 euros.
Soulages l’homme en noir
I
l faut relire Roger Vailland et sa réponse à
l’enquête de la revue Clarté en 1961, « Pour
ou contre Pierre Soulages peintre abstrait »
à laquelle il adresse une fin de non-recevoir. Il
préfère faire le récit de ses visites à l’atelier du
peintre, des conversations qu’il a pu avoir avec
lui et de sa manière de travailler. Il le décrit avec
simplicité, indexant sa curieuse propension à
chronométrer la composition de ses tableaux.
Aujourd’hui, personne n’oserait se demander
si l’on est pour ou contre Soulages : il est devenu le peintre français par excellence, le seul
d’ailleurs qui ait un poids à l’étranger parmi nos
contemporains. Ces grandes expositions à Paris
(Louvre et Centre Pompidou) et à Strasbourg
(MAMC) ressortissent du genre de la célébration académique. La rétrospective parisienne est
même une reconstruction fantasmée par l’artiste
de son cheminement vers le noir absolu, qu’il
nomme « l’outrenoir ». Sans doute a-t-elle été
pensée avec intelligence, et des surprises y ontelles été ménagées avec discernement : on peut
y voir des œuvres singulières, expérimentales,
mais aussi ses premiers travaux sur verre des
années cinquante. Sa vie d’artiste se divise en
deux moments : celui où il partage les idéaux de
l’École de Paris (dont il tient rétrospectivement
à se démarquer) et celui où, à partir de la fin des
années soixante-dix, il a la révélation du noir
dans son absolu. Il a longuement prémédité ce
passage à la monochromie. Mais ce n’est pas
la monochromie en soi qui l’intéresse, mais le
moment où le noir peut se révéler son contraire.
Il change alors les ténèbres en lumière. Il ne fait
aucun doute qu’il a trouvé les moyens techniques pour parvenir à ce paradoxe qui résout
avec Soulages au cœur de son atelier de Sète
et dans celui de Paris, en faisant découvrir ses
méthodes de travail et ses rapports complexes
avec ses aînés et avec ses contemporains.
une question théologique médiévale. Cela est
mis en scène de manière admirable dans une
des salles où les tableaux capturent et renvoient
une lueur dorée saisissante.
Le catalogue constitue une excellente introduction aux différents aspects de sa démarche et
de sa production plastique. Les essais d’Annie
Claustres et d’Henry Cooper permettent de
mieux suivre son cheminement, et celui d’Éric
de Chassey introduit à sa plus belle réalisation,
les vitraux de l’abbatiale de Conques. Dans son
entretien avec le vieux maître, Gans Ulrich lui
fait mettre l’accent sur la philosophie sousjacente de son art. Par exemple, il lui fait parler
des Rose-Croix et de Robert Fludd, qui aurait
fait le premier carré noir, en 1617, le monde
naissant et finissant dans le noir. Dans le beau
livre édité par Thalia, Michel Ragon a dialogué
G. P.
« Soulages », Centre Pompidou, jusqu’au 8 mars
2010. Catalogue : Éditions du Centre Pompidou,
352 pages, 44,90 euros.
« Pierre Soulages au Louvre », musée du Louvre,
jusqu’au 18 janvier 2010.
« Soulages, le temps du papier », MAMC,
Strasbourg, jusqu’au 3 janvier 2010.
Coffret Soulages, Pierre Encrevé,
Gallimard, 256 pages, 95 euros.
L’Atelier de Pierre Soulages, Michel Ragon,
photographies de Vincent Cunillière,
Thalia Édition, 80 pages, 28 euros.
LA BOÎTE À PIXELS
Le surréalisme du photomontage au Photomaton (2)
« La Subversion des images »,
Centre Pompidou, jusqu’au 11 janvier 2010. Catalogue
Centre Pompidou, 480 pages, 44,90 euros.
Clair de Terre, d’André Breton,
d’Édith Breuil Éditions, Foliothèque, 224 pages, 9,60 euros.
D
ans son étude sur Clair de Terre, Édith Breuil a mis en
évidence la fascination qu’André Breton éprouve pour
l’opposition du noir et du blanc. On sait aussi que l’auteur
de Nadja a beaucoup utilisé la photographie dans ses œuvres de
fiction. La publication en fac-similé, avec les repentirs, d’Arcane
17, montre aussi que le poète a accompagné ses manuscrits de
toutes sortes de collages, de coupures de presse, de photographies.
LES LETTRES
F R A N Ç A I S E S
. D
La superbe exposition du Centre Pompidou nous montre
tout l’intérêt, non seulement de Breton, mais des surréalistes
en général pour la photographie, en particulier les portraits
de groupe. Dans le catalogue, aussi complet que passionnant,
l’article de Clément Chéroux nous montre cet aspect clé de la
démarche du groupe surréaliste : la mise en scène de ses membres
constitue la mise en œuvre de leur propre mythologie. Ainsi,
la couverture du premier numéro de la révolution surréaliste
(1924) est composée de trois clichés de Man Ray qui montrent
les membres du groupe réunis. Michel Poivert s’intéresse pour
sa part à la théâtralité des images qui est une autre des caractéristiques de leur pratique : on retrouve ce trait dans les images de
Paul Nougé, comme dans celles de Magritte (Dieu le huitième
jour, 1947, l’Amour, 1928, par exemple), mais aussi dans les films
É C E M B R E
2009 (
S U P P L É M E N T
À
L
d’Hans Richter et de Stephan Themerson (les Aventures d’un
bon citoyen, 1927).
L’érotisme est également une dimension permanente de
l’aventure surréaliste : les photomontages de Claude Cahun
et Moore (1929-1930), la Bouche de Gerty, de Wols (1937), les
dessins de Léo Mallert (Ne pas voir plus loin que son sexe, 1936)
ou l’Automne, d’Aragon, Péret, Man Ray (1929, l’année du
Con d’Irène), si elles sont désormais des pièces maîtresses de
l’histoire de l’art, n’ont rien perdu de cette sensualité déstabilisante et brutale propre à l’esthétique surréaliste.
Cet ouvrage est ainsi un véritable voyage dans l’univers
bigarré du surréalisme : une somme d’une qualité rare, tant par
son exhaustivité que par la qualité de ses analyses.
’HUMANITÉ
Clémentine Hougue
D U
5
D É C E M B R E
2009) . 14
CINÉMA / MUSIQUE
CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP
Journal du cinémateur
U
n petit vent coupant, descendu des hauts volcans,
brosse à la faire reluire la vaste grand-place de Jaude
qui, à la nuit tombante, semble, comme la plupart
des forums restaurés de France, une place de Chirico chue
au cœur de l’Auvergne, à Clermont-Ferrand. Je l’arpente en
déserteur, après avoir abandonné à leur triste et glorieux sort
mes collocateurs, savants chercheurs aux plis de synthèse
impeccables. Je suis, moi, en quête de légèreté et de chiffonné.
Les Herbes folles, d’Alain Resnais, sorti cet après-midi des
fissures du bitume urbain, m’en promettent, d’autant que le
film est adapté d’un roman de Christian Gailly (l’Incident)
dont j’apprécie le souffle court, souffle de fumeur, qui s’y
reprend à plusieurs fois pour s’exhaler, interrompu qu’il est
par de légers toussotements. Et je me laisse aller aux délicieuses
roueries de la narration, déployant, par sa triade de voix hors
écran interposées, double subjectivité et fausse objectivité, et
aux œillades bon enfant des garnements sexagénaires André
Dussollier et Sabine Azéma, acteurs réapparaissant pour notre
plus grand bonheur. Comme les personnages de la Comédie
humaine, dirait un balzacien du colloque abandonné. Et pensant au premier et exigeant cinéma de Resnais, à Hiroshima,
Marienbad, Muriel, cinéma d’expérimentation, adaptation
d’auteurs réputés d’avant-garde (Duras, Robbe-Grillet, Cayrol),
je me dis que cette aisance d’aujourd’hui dans le sentimental,
l’opérette, le vaudeville s’appuie sur cette discipline initiale.
Qui aurait dit alors que la catastrophe d’un de ses films serait
amenée (comme chez Emmanuel Mouret) par une braguette
coincée ? Les voies des seigneurs du cinéma sont imprévisibles.
Guy Maddin, lui, continue sa période d’expérimentation
dans My Winnipeg (Winnipeg mon amour), documentaire
vibrant au comble de la subjectivité, usant de l’esthétique des
vieilles images d’archives : un homme dort, dans un train qui
fraie sa voie à travers un labyrinthe urbain, la traversée de la
ville déclenche le chaos mental. L’homme, c’est le réalisateur,
lui-même, la ville, c’est Winnipeg, sa ville natale, qu’il va quitter,
les images sont celles d’un flux de mémoire ou de conscience
– stream of consciousness, dirait le joycien du colloque quitté –
rendu, péniblement parfois, par le ressassement du montage
et de la voix du narrateur.
« Dans Irène, Cavalier montre le corps de ses carnets,
leur… carne. En fait, il a (presque) raison de vouloir les
brûler : par le biais de l’image, ils entrent ainsi en nous. Ils
s’incarnent. Les paroles écrites peuvent disparaître. Seule
restera la mémoire », écrivait, dans Joseph Morder, en subtil
cinéaste qu’il est. Appareillé de sa petite caméra numérique,
qui ne le quitte jamais, Cavalier plonge dans l’indicible de
sa mémoire – sa Recherche, dirait le proustien du colloque.
Pour en remonter quoi ? De lourds secrets, des deuils irrésolus
qui n’en finissent pas de contaminer la vie. Pas étonnant que
ce novateur attire les jeunes gens en mal de chefs-d’œuvre.
Ils étaient venus en rangs serrés à l’avant-première, lourds
de mille et une questions à déballer. Mais pourquoi donc
aucun n’a pensé à demander au maître pourquoi il omettait
de mentionner qu’Irène (Tunc) était actrice. Une superbe
actrice, solaire devant les caméras de Truffaut, de Melville,
de Resnais ou de Cavalier. La vérité se constitue parfois à
l’aide de demi-mensonges.
Dans peu, sans doute, les mêmes jeunes gens, ou leurs
pareils, avides d’expérimentations, se presseront-ils aux
avant-premières du réalisateur Eugène Green, qui, dans A
Religiosa Portuguesa, joue le rôle d’un réalisateur qui met en
scène une adaptation des Lettres de la religieuse portugaise
(1669) – attribuées à Guilleragues, dirait le dix-septiémiste
du colloque. Et savez-vous que Mme de Sévigné écrit que
cette lettre « tendre » était pleine d’une « folie, une passion
que rien ne peut excuser que l’amour même » ? Un film intellectuel, décrète, dans le film, le garçon de l’hôtel lisboète,
destinés dit-il à ne rencontrer d’audience qu’à Lisbonne,
où les intellectuels sont légion ? Un film littéraire plutôt, à
constater le découpage en scènes, inaugurées et closes par
un long regard à la caméra de l’acteur qui survient ou s’en
va, à suivre les dialogues tout de concetti grand siècle, à être
surpris par les liaisons adventices concaténisant les mots en
phrases, plus abondamment qu’à la Comédie-Française d’antan. Mais, surtout, ce film est un chant d’amour à Lisbonne
qui se déploie dans de beaux panoramiques, un ong soupir
d’admiration pour la saudade ou le fado, déchirants, qui
scandent la réincarnation progressive de l’actrice en religieuse.
Il y a aussi, chez Jean-Pierre Jeunet, expérimentation et
création d’un véritable univers particulier aux couleurs de
nostalgie, dont Micmac à tire-larigot n’est qu’un avatar, un
je-ne-sais-quoi de touchant dans cette esthétique de bric-àbrac à la BibiFricotin, accumulation envahissante d’objets
de récupération qui s’animent soudain, tandis que les humains s’agitent mécaniquement. Il serait absurde et injuste
de le méconnaître, même s’il est permis d’en juger les effets
pauvres et répétitifs.
Expérimentation finale : Visage, de Tsai Ming-Liang. Le
réalisateur taiwanais, de son propre aveu, dirige son film
comme un peintre, et concentre tous ses efforts sur la façon
dont il présente ses plans. Il compose des plans tableaux
pseudo-suréalistes, qui, pour léchés qu’ils soient, sentent
l’effort en effet, et peinent à se constituer en film. Il insiste
en outre sur le rôle qui tient l’eau : « C’est quelque chose de
tellement merveilleux », dit-il. Certes, mais il arrive qu’on
se noie dedans.
La Religieuse portugaise,
d’Eugène Green, ou l’épiphanie du présent
C
’est à Lisbonne, ville lumineusement
cinématographique, qu’Eugène Green,
cinéaste rare et précieux, s’est exilé pour
tourner la Religieuse portugaise, son quatrième
long métrage très librement inspiré du roman
épistolaire, et donner vie à ce qui, à ce jour, est
sans doute son film le plus enchanteur.
Ce film plein de grâce, qui allie légèreté et
intensité, nous persuade d’emblée de sa nécessité
tout intérieure, met nos sens en éveil, nous place
en position d’écoute et de regard, et nous amène
à prendre en affection le monde, les êtres et le
cinéma qui les filme. Aucune ficelle psycholo-
gique, aucune facétie scénaristique cousue de
fil blanc, seulement une affaire de croyance en
des images qui osent nous regarder, nous parler
et nous chanter dans les yeux, en nous tendant
un miroir où l’épiphanie du présent et l’unicité
du monde s’éprouvent dans un jeu intense de
correspondances et de champs-contrechamps
(ou chants-contre-chants) entre le spectacle
sensuel de la ville et l’itinéraire spirituel du personnage, entre le visage qui absorbe et la voix du
fado qui transporte, entre le désir du passé et la
nostalgie du futur, entre l’ici et l’ailleurs, entre
le visible et l’invisible, entre l’amour profane
adaptation des Lettres portugaises. Au fil de
ses déambulations lisboètes, d’un fado mélancolique à l’autre, elle rencontre un jeune
orphelin qu’elle fera sien, des hommes à qui
elle se donne, le spectre du légendaire roi dom
Sebastiao à qui elle se promet, une religieuse
portugaise en qui elle se reconnaît. Et trouve
le sens de sa vie et de son destin. Elle repartira
mère d’un enfant qu’elle n’a pas mis au monde
et nous, heureux spectateurs, pleins d’un film
enchanté qui nous redonne croyance en notre
présence au monde et dans les salles de cinéma.
et son double mystique, entre la comédienne
et la religieuse.
L’histoire, d’une simplicité biblique, est
celle d’une naissance à soi, d’une révélation
presque mystique qui emprunte les voies
mystérieuses de la fusion avec la sacralité du
monde, du don de soi aux autres, charnel ou
spirituel, et du dédoublement. Julie de Hauranne, une jeune comédienne, française d’origine, portugaise par sa mère (radieusement
incarnée par Leonor Badaque, découverte
chez Manoel de Oliveira), débarque à Lisbonne pour y tourner les prises de vue d’une
José Moure
Le surréalisme et la musique
L
e travail de Sébastien Arfouilloux vient combler un vide
que Dada à Paris, le livre déjà ancien de Michel Sanouillet,
avait laissé. Sébastien Arfouilloux embrasse une bien plus
vaste période puisqu’il va jusqu’aux années cinquante. Il présente
toutes les pièces nécessaires à l’intelligence de chaque événement,
de chaque prise de position, et fait pénétrer le lecteur, même celui
qui n’est pas averti des affaires musicales, dans les problèmes de
fond qui se posent lorsqu’il s’agit de mettre la poésie et la musique
en relation. Ce qui n’est pas une mince gageure.
C’est Tzara qui, le premier, a vu le parti qu’il pouvait tirer de
la musique pour dada. Il a essayé d’associer à son mouvement
les musiciens qui rejetaient l’académisme et, de fait, Satie et les
musiciens du groupe des Six éprouvèrent une réelle attirance
pour dada. En même temps, il faut reconnaître que la négativité
de dada et la rage contre le réel qu’il développe ne pouvaient
guère constituer un cadre dans lequel un musicien, si doué soitil, trouverait matière à l’épanouissement de son talent. Ce qui
explique sans doute qu’aucun n’ait produit d’œuvre marquantes
sous l’étiquette dada. Si l’on ajoute à cela le fait que la musique a
besoin de moyens matériels et que la haute société a toujours su
LES LETTRES
F R A N Ç A I S E S
. D
jouer le rôle de mécène, et donc entretenir des relations étroites
avec les musiciens, on comprend les déconvenues que Tzara a
pu éprouver. D’autant que Cocteau, mondain confirmé, jouait
dans ces affaires sa propre partition.
Avec Breton tout part visiblement d’un rejet personnel pour
la musique, rejet qui s’exprime fort bien par sa sentence : « Que la
nuit continue donc à tomber sur l’orchestre et qu’on me laisse à
ma contemplation silencieuse. » S’y sont ajoutées très vite d’autres
considérations, plus tactiques si l’on peut dire : la concurrence avec
Tzara, la crainte de dérives et de récupérations. Mais fondamentalement, malgré une sensibilité aux éléments d’origine auditive
dans la poésie, Breton ne voit guère le parti qu’il pourrait tirer de
la musique. Et de fait, les relations que certains poètes surréalistes
entretinrent avec des musiciens n’ont pas suscité chez ces derniers
des œuvres très marquantes. Au moins sont-elles exemptes de toute
influence académique.
La chanson populaire, dans ce qu’elle comporte de fraîcheur,
voire de banalité, a pu, un temps, séduire les surréalistes, mais ne
saurait constituer un domaine investi par leur esprit. C’est d’ailleurs
tardivement que Breton a cru trouver dans les chansons de Léo
É C E M B R E
2009 (
S U P P L É M E N T
À
L
Ferré un apport de valeur mais son attrait pour ces chansons n’a
pas résisté à la brouille qui est rapidement intervenue entre eux.
Par ailleurs, le jazz, qui a été considéré comme un refus de la
civilisation occidentale, comme un élément de sa mise en pièces
débouchant sur une contre-culture, ne saurait être mis à l’actif
du surréalisme. Au total, le bilan est contrasté, voire maigre.
Sauf peut-être en ce qui concerne André Souris, un compositeur
surréaliste bruxellois dont les œuvres expriment une dérision
jubilatoire des formes admises. Lui au moins ne s’est pas laissé
étouffer par le rejet de la musique propre à Breton. Il est dommage
que ses partitions ne soient guère jouées.
Par la masse des documents, des articles, des correspondances
qui sont utilisés, le livre de Sébastien Arfouilloux représente une
somme qui fait le point sur un aspect non négligeable de la vie
littéraire du XXe siècle. Il sera considéré comme un incontournable outil de référence.
François Eychart
Que la nuit tombe sur l’orchestre (surréalisme et musique),
de Sébastien Arfouilloux, Éditions Fayard, 542 pages, 24 euros.
’HUMANITÉ
D U
5
D É C E M B R E
2009) . 15
MUSIQUE / THÉÂTRE
Médiocrité de la musique
sous l’Occupation
D
ivers ouvrages ont d’ores et déjà été consacrés à la
musique en France sous l’Occupation allemande*.
La nouvelle étude de Yannick Simon éclaire certes
des aspects méconnus jusqu’ici, mais elle manque d’élan, de
conviction pour traiter l’une des pages les plus sombres de
l’histoire culturelle de la France. Selon les nazis, la musique
est un opportun instrument de propagande ; sur ce terrain,
l’Allemagne serait la mère des sons, et la France, son élève.
Cependant, même si la bureaucratie de l’occupant est terriblement embrouillée pour gérer son disciple, elle dissimule mal
certains complexes du vainqueur !
Durant la période qui nous concerne, les Allemands créeront à
Paris Ariane à Naxos, de Richard Strauss, lequel ne se déplacera
pas dans la capitale. Ce qui ne sera pas le cas de Hans Pfitzner,
présentant son Palestrina, ni de Werner Egk avec son Peer
Gynt. L’art lyrique a la meilleure part, tant pour l’Allemagne
que pour la France ; Herbert von Karajan (déjà !) dirige Tristan
et Isolde, et Hermann Abendroth, Fidelio. De création, point !
Y. Simon évoque une série de compositeurs allemands secondaires ayant choisi la France en espérant y dénicher un
débouché. L’initiative nous renseigne, mais ces illustres oubliés
ont totalement disparu. En revanche, l’auteur ne dit pas un mot,
ou presque, sur ceux et celles qui ont été dans l’obligation de
se taire ou de fuir !
Il n’est pas paradoxal que ce soit une petite foule de proscrits
qui ait créé en exil Darius Milhaud, Bela Bartok, Arnold Schœnberg, Manuel de Falla, Hector Villa-Lobos, Benjamin Britten,
Bohuslav Martinu, Witold Lutoslawski, Dimitri Chostakovitch,
Serge Prokoviev, Igor Stravinsky, etc.
Côté français
Plusieurs compositeurs français sont morts au combat: Maurice
Jaubert, Jehan Alain, Jean Vuillermoz. J. Alain appartient à une
célèbre famille de musiciens, c’était un organiste de valeur en dépit
de sa jeunesse, tout comme J. Vuillermoz, à ne pas confondre avec
son homonyme. D’un talent inépuisable, M. Jaubert a illustré de
nombreux films de Marcel Carné, Jean Grémillon, etc. François
Truffaut lui a rendu de magnifiques hommages, par exemple dans
l’Histoire d’Adèle H. Il y a eu aussi les prisonniers de guerre que
Vichy tentait de récupérer. Le plus célèbre est évidemment Olivier
Messiaen. Son Quatuor pour la fin du temps fut créé au Stalag
avec d’autres KG (prisonniers de guerre). Messiaen, dont on a
beaucoup parlé dans ces colonnes, est la grande révélation de ce
temps : en 1943, il donnait, chez Denise Tual et Gallimard, les Visions de l’amen, un chef-d’œuvre ! Ne pas ignorer aussi des opéras
franco-allemands, la Lépreuse, de Sylvio Lazzari (vérisme venu
d’Italie ?), ou celui de Paul Le Flem – mort il y a peu, au-delà des
cent ans – qui eut son heure de gloire avec le Rossignol de SaintMalo. Un passé révolu ! Mais, surtout, Pelléas et Mélisande, de
Claude Debussy, sera redonné au palais Garnier sous la direction
de Roger Désormière avec Irène Joachim et Jacques Jansen, parmi
les meilleurs interprètes.
Debussy contre Wagner, et réciproquement : leitmotiv d’un
temps figé !
On citera ce qu’Y. Simon nomme très judicieusement « les trajectoires de la modernité », qui couvrent schématiquement le groupe
« Collaboration », Florent Schmidt, Max d’Ollone, André Lavagne,
etc. (cf. les sanctions de l’épuration mais aussi le voyage à Vienne,
« Chez Mozart ») ; Arthur Honegger allant d’un côté, de l’autre ;
et le développement du « Front national » (sans rapport avec celui
d’aujourd’hui!) regroupant des artistes résistants – R. Desormière,
Elsa Barraine, Louis Durey, Charles Koechlin, etc. Dans leur sillage,
Francis Poulenc, le grand mélodiste, met en musique des poèmes de
Paul Éluard, Figure humaine, et André Jolivet, autre acteur de la modernité, Aragon, Henri Dutilleux, Jean Cassou et ses Sonnets secrets.
Y. Simon titre son chapitre « De l’ombre à la lumière ». La
victoire des Alliés est en vue, ce qui met les pendules à l’heure !
La vieille France, conservatrice et collaborationniste (souvent
antisémite), esthétiquement traditionaliste (même si l’esthétique
est partout en débat), n’a plus guère de vitalité, si toutefois elle en
eut jamais ! Cependant la musique n’est pas la littérature, ni les
arts plastiques où l’affrontement est plus direct, plus simple, moins
abstrait et plus ouvert, plus public.
Trop indifférent, trop distant, comme évoquant une lointaine
planète, Y. Simon aurait été plus inspiré de brasser la musique à
l’intérieur de la vie culturelle d’autres arts. Radio Paris et Vichy
ne pouvaient que produire un étouffoir qu’on devine sans cesse
à l’œuvre.
La médiocrité n’a jamais réveillé un pays, une nation ; la bonne
documentation du livre d’Y. Simon le démontre une nouvelle fois !
Claude Glayman
La Vie musicale sous Vichy,
de Myriam Chimènes (sous la direction de). Éditions Complexe, 2001.
Les Conflits de la musique française (1940-1965)
de François Porcile, . Éditions Fayard, 2001.
Composer sous Vichy
de Yannick Simon. Éditions Symétrie, 2009, 424 pages, 40 euros.
Spectacles à contre-courant
LES LETTRES
F R A N Ç A I S E S
. D
aux Amandiers de Nanterre. Il y a là une intelligence qui n’a
pratiquement jamais cours sur nos plateaux. L’intelligence
étant la chose la moins bien partagée dans le monde du théâtre
– voir la célèbre remarque de Jean Genet s’en prenant à « la
bêtise hautaine des comédiens et gens de théâtre » –, autant
dire que ce Philoctète fait grincer des dents…
Autre spectacle évoluant dans un tout autre registre que
celui de Jourdheuil au Théâtre des Abbesses, Observer, de
Bruno Meyssat, créé au Théâtre de Gennevilliers avant de partir
fond de nous, faisant surgir de la profondeur des abysses les
signes ou les objets témoins de quelque catastrophe comme
ceux du Titanic par exemple qu’il nous avait proposés dans
les Disparus. Tout son théâtre n’est qu’une plongée au plus
loin de la mémoire, ses œuvres saisissant le spectateur dans un
travail de lente imprégnation. De la simplicité de cette choselà (et il est bien question de choses, c’est-à-dire d’objets qui
parsèment le plateau dans un apparent bric-à-brac, et que les
acteurs manipulent avec une précision toute chrirugicale) naît
une obscénité absolue, celle de la vie humaine.
Observer : qu’a observé Bruno Meyssat qui a donné
naissance à son spectacle portant ce titre ? Plus rien apparemment, puisque Meyssat est allé à Hiroshima, qui fut
pulvérisée et dont il ne reste rien, la nouvelle ville ayant
été reconstruite sur les ruines de la précédente. Une ville
au-dessus d’une autre, invisible mais néanmoins présente.
Entre le visible et l’invisible, entre le dicible et l’indicible,
le spectacle de Bruno Meyssat ne cesse d’osciller entre
ces extrêmes, posant de manière très radicale la question
de la possibilité d’une représentation, de toute représentation de cet ordre. C’est cela Observer, à la fois récit
et réflexion, prenant appui sur les écrits du philosophe
autrichien Günther Anders (l’Homme sur le pont), mais
tout aussi bien aussi sur des poèmes et essais de Japonais
interrogeant sans relâche le monde de fantômes (qui est
aussi celui du théâtre) dans lequel nous vivons désormais
après le « saut dans le vide de l’humanité ». La matière
textuelle, proférée ou non, travaille le spectacle de Bruno
Meyssat. À Hiroshima, Bruno Meyssat n’a rien vu (hormis le musée de la Paix). Le rien qui est celui d’un réel
qui pourrait bien être borgésien, retrouvant en soi ce qui
avait été vécu et détruit.
Observer est sans conteste l’un des spectacles les plus forts (il
vous saisit littéralement à la gorge) de la saison. Comme toute
grande œuvre il est éminemment réflexif, posant de manière
radicale, je l’ai dit, la question de la représentation, soit de sa
simple possibilité d’existence.
DR
C
ertains spectacles, contrairement à ceux que nous dénoncions le mois dernier dans ces colonnes, parce qu’ils
refusent précisément de caresser le public dans le sens du
poil, connaissent, ça va de soi, un succès plutôt aléatoire. C’est
pourtant de leur côté qu’il faut chercher la véritable novation
et les véritables questions concernant l’art de la représentation.
Les hasards de la programmation nous ont fait assister à deux
spécimens de ce type, grande bouffée d’air dans un début de
saison théâtrale lénifiant et convenu.
Le premier de ces spécimens est le Philoctète, de
Heiner Müller, traduit (avec Jean-Louis Besson) et
mis en scène par Jean Jourdheuil, le meilleur spécialiste en la matière. Écrite entre 1958 et 1964, l’œuvre
du dramaturge est-allemand est une véritable pièce et
non pas une simple adaptation de l’œuvre de Sophocle,
autour de laquelle Heiner Müller gravite depuis les
années cinquante. Et, bien évidemment, à son habitude,
allusion est faite à la situation (la sienne y compris)
dans laquelle se trouvent les Allemands de l’Est. Par
allusion, ça va de soi, et de manière abstraite : Müller ne
chausse jamais les gros sabots d’un réalisme outrancier.
Mais le débat – le dialogue quasi philosophique – qui
s’instaure sur le plateau entre les trois seuls personnages
(chœur, autres personnages et notamment Héraclès
chargé de la parole des dieux, éliminés) renvoyant à
trois conceptions politiques affirmées sur lesquelles
plane l’ombre de Staline. Étonnamment, cependant,
le texte (on pense enfin au théâtre, sans apprêt, et au
fil d’un vrai déroulé dramaturgique) résonne d’une
manière tout à fait contemporaine, d’autant que le
travail scénique réalisé par Jean Jourdheuil et son scénographe-complice, Mark Lammert qui a construit une machine
d’une efficace simplicité, met en valeur le langage jusque dans
sa plus subtile articulation. Un langage porté par le phrasé de
trois comédiens hors pair, Maurice Bénichou (Philoctète), Marc
Berman (Ulysse) et Marc Barbé (Néoptolème), lesquels jouent
sur le fil du rasoir, sans filet si j’ose dire. On pense à cette manière qu’a Jean Jourdheuil d’amener les comédiens vers un jeu
définitivement dépsychologisé, dans des déplacements, sur ou
autour de la machine théâtrale. Nous ne sommes pas loin ici de
son travail sur Michel Foucault et plus encore d’une lointaine
mise en scène de la Bataille d’Arminius, de Kleist, présentée
Hiroshima.
dans une mini-tournée : ce n’est certainement pas à ceux que
l’on appelle les programmateurs de théâtres et d’institutions
qu’il faut demander audace et courage. Eux apprécient, pas
leurs publics, paraît-il : c’est toujours bien pratique de parler
au nom de son public ! TF1 ne fait rien d’autre !
Observer, le titre du spectacle est on ne peut plus clair.
Observer, c’est ce que Bruno Meyssat n’a cessé de faire tout
au long de son parcours artistique, nous proposant, à chaque
fois, des variations autour de cette thématique, passant patiemment son temps, tel un archéologue, à observer effectivement
puis à révéler ce qu’il y a de plus profondément enfoui au
É C E M B R E
2009 (
S U P P L É M E N T
À
L
Jean-Pierre Han
Observer, de Bruno Meyssat. Tournée à Lyon, Théâtre
de la Croix-Rousse, du 2 au 5 décembre 2009 ; Chambéry,
Théâtre Charles-Dullin, du 5 au 7 janvier 2010.
’HUMANITÉ
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