Le Laboureur de Bohême

Transcription

Le Laboureur de Bohême
Le Laboureur de Bohême Dialogue avec la mort
de Johannes von Tepl
mise en scène Simone Audemars
Dossier pédagogique
10-29.03.2015
Comédie de Genève
www.comedie.ch
Tatiana Lista
T. +41 22 328 18 12
[email protected]
Comédie de Genève
www.comedie.ch
mardi, mercredi,
jeudi, samedi 19h,
vendredi 2Oh.
Les représentations des 17,
18, 19 et 20 mars débutent à
21h.
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Le Laboureur de Bohême
Présentation
Un homme perd sa bien-aimée dans des circonstances tragiques. Révolté, inconsolable, incapable de supporter ce qu’il considère comme une injustice, il s’engage
dans un duel verbal contre la Mort. C’est une joute inouïe, un face-à-face d’une
fabuleuse intensité. Dieu seul saura y mettre un terme.
Pourquoi la mort emporte-t-elle les êtres aimés ? Comment admettre ce qui s’oppose
tant à la vie, à l’harmonie de la création, à l’acceptable ? Comment vivre avec cette
idée ? Telles sont les questions posées par ce texte essentiel de Johannes von
Tepl. Traversant les siècles – il a été écrit en 1401 –, il nous rappelle les risques
encourus par une société qui relègue la mort au rang de tabou. La metteure en scène
Simone Audemars, a choisi de la remettre au centre de l’espace théâtral, au centre
de la vie. Mais que l’on n’ait nulle crainte de venir à la rencontre de cette mort-là :
certes cruelle, elle est aussi drôle, caustique. Sa parole est acérée, son esprit vif.
Et si l’on vous dit que Dieu sera dans le public...
A travers le dossier pédagogique, nous aborderons :
• les thématiques soulevées par le texte de Johannes von Tepl dans les pistes
d’anlayse ;
• le projet artistique autour du thème central de la mort ;
• les intentions de mise en scène avec un texte de Simone Audemars.
En fin de dossier vous retouverez les biographies de l’auteur et la metteur en scène
ainsi qu’un extrait du texte.
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Le Laboureur de Bohême
Sommaire
Distribution.............................................................................................................page 4
Pistes d’analyse.......................................................................................................page 5
Le projet par Simone Audemars...............................................................................page 12
Intentions de mise en scène par Simone Audemars..............................................page 15
Biographies..............................................................................................................page 18
Extraits....................................................................................................................page 19
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Le Laboureur de Bohême
Distribution
texte : Johannes von Tepl
traduction : Florence Bayard
avec :
Hélène Firla
Michel Voïta
mise en scène : Simone Audemars
dramaturgie : Eva Faerber
scénographie et costumes :
Roland Deville
lumière et vidéo : Yann Becker
son : Michel Zürcher
réalisation costumes : Coralie Chauvin
régie générale : Dorian Nahoun
maquillage et coiffure : Katrin Zingg
construction : Yann Becker et Dorian Nahoun
auditrice : Zoé Lemonnier
production :
Cie L’Organon
coproduction :
Cie FOR, Théâtre La Grange de Dorigny,
Lausanne, Oriental-Vevey
avec le soutien de :
Fondation MPAP61, Loterie Romande, Corodis,
Ville de Ferney-Voltaire
administration :
Nathalie Hellen, Johanna Etchecopar
Le laboureur de Bohême - Dialogue avec la
mort de Johannes von Tepl, édtition critique et traduction de Florence Bayard,
Paris, Presse de l’Université ParisSorbonne 2013
4
Le Laboureur de Bohême
Pistes d’analyses
1
1 informations tirées du Commentaire de Florence Bayard, Le Laboureur de Bohème, Dialogue avec la Mort, Presses
de l’Université Paris-Sorbonne, 2013
SITUATION DE DÉPART
Année 1400, dans une petite ville prospère de Bohême. Juillet touche à sa fin. Il fait
beau. Johannes et Margaretha ont toutes les raisons de se réjouir : ils auront bientôt
un nouvel enfant à chérir. Cet enfant inattendu, cette divine surprise, Margaretha ne
pensait pas que cela puisse encore lui arriver à l’aube de ses quarante ans. Elle est
d’ailleurs inquiète, tout comme son époux ; certes elle a déjà donné le jour à cinq
beaux enfants, mais enfanter de nouveau, si tard dans la vie d’une femme… Le 31 au
soir, elle ressent les premières douleurs, signe de sa prochaine délivrance.
Margaretha est encore jeune, belle, en bonne santé ; tout devrait bien se passer.
Et pourtant… Pourtant, le lendemain, premier jour du mois d’août, elle va quitter
ce monde et l’enfançon avec elle. Johannes et ses enfants, presque adultes mais si
jeunes encore, seront terrassés par le chagrin et la douleur.
ARGUMENT
Ce « fait divers » a ceci de particulier qu’il nous est relaté, en filigrane, par le mari,
cet homme que la perte de son épouse aimée révolte et qui va se rebeller contre ce
qu’il vit comme une injustice. Il s’apprête à livrer un combat : il va affronter la mort
dans une dispute que seule l’intervention de Dieu interrompra.
INDIVIDUEL | UNIVERSEL
Ce qui contribue au succès de ce livret, c’est le fait qu’une expérience individuelle
et universelle est placée au coeur de l’oeuvre : la perte d’un être aimé. L’individu,
encouragé par le chagrin, ose soudain élever la voix et affirmer qu’il a une valeur,
une particularité, sans pour autant renoncer à son appartenance et sa participation
au cosmos. L’ordre divin n’est pas ébranlé par cette nouvelle conscience de soi mais
éclairé sous un jour nouveau. L’homme acquiert une nouvelle place, une nouvelle
importance. A sa manière, ce texte marquerait le passage du Moyen Age à l’époque
moderne.
CONTEXTES
Historique
L’accession de Charles IV au pouvoir en 1346 place le royaume de Bohême au coeur
de l’empire et favorise une période de paix pendant laquelle l’université de Prague
est fondée en 1348, ce qui fait de cette ville un lieu majeur de l’érudition et donne
au pays un essor économique important. Mais ce qui peut être considéré comme une
période dorée pour la Bohême ne survivra pas longtemps à l’empereur qui meurt en
1378 : son successeur, Wenceslas IV, ne parviendra pas à contenir l’ambition des
princes électeurs et ne saura pas faire face aux agitations consécutives au schisme
de l’Eglise. La période à laquelle écrit Johannes von Tepl est donc une période de
crise que bouleversent des événements de portée européenne.
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Le Laboureur de Bohême
Pistes d’analyses (suite)
Littéraire
Parallèlement aux événements politiques, la vie culturelle se laïcise : au milieu du
XIVe siècle sont jouées sur les planches des scènes tirées de la vie quotidienne des
villes. Un des genres le plus prisés en littérature narrative est le Streitgechicht,
un dialogue sous la forme de disputatio qui permet d’exposer différents problèmes.
Ainsi, deux êtres ou deux entités s’entretiennent à propos d’un sujet et avancent
chacun son tour des arguments. Dans le cas du Laboureur de Bohême nous avons à faire
à un échange entre une personne (un laboureur) et une entité (la mort) autour du
thème de la mort.
Religieux
Corrélativement à cette laïcisation des thèmes littéraires, l’attitude religieuse
connaît elle aussi un renouvellement, et de nouvelles formes de piété apparaissent.
Désormais il s’agit de s’adonner à une piété qui ne cherche plus à percer les mystères de Dieu mais qui consiste à trouver en soi-même le Christ fait homme. Nous
retrouvons un écho de cette nouvelle religiosité dans Le Laboureur de Bohême. Ainsi
se trouve esquissée la toile de fond sur laquelle se joue l’affrontement qui oppose
le laboureur et la mort.
JOHANNES VON TEPL
Origine de son patronyme
Il a longtemps vécu à Saaz, ville prospère de Bohême. Aussi est-il également nommé
Johannes von Saaz, parfois même von Schüttwa ou von Sitbor : il serait né entre 1347
et 1350 dans le petit village de Schüttwa (dit aussi Sitbor). Le nom de Tepl est
celui d’une ville dont il a fréquenté l’école de 1358 à 1368 ; c’est ce nom qui lui
est donné le plus souvent.
Inscription professionnelle
Johannes von Tepl étudiera par la suite à l’université de Prague. C’est là qu’il
obtiendra le titre de magister artium, maître ès arts. En tant que magister artium,
il travaille quelque temps à la chancellerie impériale où il a l’occasion de parfaire
son style rhétorique. Vers 1377, il devient notarius civitatis à Saaz, c’est-à-dire
qu’il dirige l’administration de la ville, puis rector scholarum en 1383 dans cette
même ville où il exerce ces deux fonctions jusqu’en 1414, année au cours de laquelle
il démissionne de ses fonctions pour se rendre à Prague et y devenir protonotaire.
C’est là qu’il mourra en 1414.
UN TEXTE AUTOBIOGRAPHIQUE
Un homme inscrit dans son temps
Johannes von Tepl fait donc partie de la classe aisée de patriciens, mais sans doute
n’a-t-il pas vécu sans avoir conscience de vivre à une époque bouleversée qui est
celle de la fin du Moyen Âge et sans ignorer la misère qui touche un peuple accablé
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Le Laboureur de Bohême
Pistes d’analyses (suite)
de toutes sortes de maux.
Eléments autobiographiques
Quelques passages du livret semblent faire écho à des données vérifiables de la biographie de Johannes von Tepl et laissent à penser qu’il insère véritablement au sein
de son oeuvre des données autobiographiques.
• Il nous parle tout d’abord de lui à travers son personnage présenté comme suit
dans le chapitre 3 : « On me nomme laboureur, la plume est ma charrue », périphrase
traditionnelle pour présenter l’homme de plume exerçant un métier ou une activité en étroite relation avec l’écriture.
• D’autres éléments précisent son lieu d’habitation (chapitres 3 et 4 : « J’habite
en pays de Bohême, dans une jolie ville fortifiée et sise en position de défense
sur une montagne. Quatre lettres de l’alphabet – la dix-huitième, la première, la
troisième et la vingt-troisième – composent son nom. » [= Sacz]
• Il est marié à une femme se prénommant Margaretha : « Vous m’avez arraché avec
grande cruauté la douzième lettre de l’alphabet » (chapitre 4) ; l’alphabet allemand médiéval associe le « i » et le « j » en une même lettre : le « m » se trouve
donc bien à la douzième place. Il s’agit de l’initiale du prénom de la défunte :
Margaretha. Le laboureur nomme ici son épouse de façon codée.
• Margaretha et Johannes auront une fille et 4 fils entre 1378 et 1382. Entre la
venue au monde du dernier né en 1382 et l’évocation d’un nouvel accouchement
en 1400, nous n’avons aucune indication laissant supposer que le couple aurait
eu d’autres enfants qui n’auraient pas survécu. Quoi qu’il en soit, alors qu’elle a
entre 39 et 44 ans, elle est de nouveau enceinte. Si, de nos jours, on sait qu’une
grossesse tardive reste risquée et doit être suivie, on peut imaginer ce qu’il en
était au tout début du XVe siècle. Aussi apprend-on au chapitre 14 qu’elle mourra
en couches le 1er août 1400.
PROBLÉMATIQUES SOULEVÉES
Nous savons donc que Johannes von Tepl a dû mener une vie plutôt confortable, mais
il n’en est pas moins touché par le malheur. C’est la mort d’une mère et d’une épouse
qui sert de point de départ à l’auteur ; c’est-à-dire que la mort d’un être aimé, la
plus grande des injustices, l’insupportable, pousse un individu à s’élever contre
l’ordre du monde, contre la loi de la nature, contre la société puis presque contre
l’ordre divin.
Nous sommes là au coeur du problème développé par le livret ; comment peut-on
accepter ce qui s’oppose tant à la vie, à l’individu, à l’humanité, à l’acceptable ?
Comment vivre avec cette idée ? Telle est bien une question essentielle de l’existence, et particulièrement du Moyen Âge où les sensibilités se cristallisent sur le
moment du trépas, où le macabre s’épanouit, où la mort et le diable rôdent partout,
triomphants : pourquoi la mort ? Comment en supporter ne serait-ce que l’idée ?
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Le Laboureur de Bohême
Pistes d’analyses (suite)
LE LABOUREUR
Un représentant de l’humanité
Pourquoi opposer à la mort triomphante et toute-puissante un personnage à priori
si modeste ?
Selon la Genèse, l’homme (Adam) aurait été chassé du paradis à cause du péché originel et aurait été contraint de travailler la terre pour subvenir à ses besoins, c’està-dire que le premier homme, le père de l’humanité, était un laboureur.
Il semble y avoir un parallèle entre les termes adamah (terre) et adam (l’être humain), de même qu’en latin les termes humus et homo sont proches. La terre apparaît
alors comme la Tellus mater
et son rôle consiste à donner la vie, mais aussi à la
reprendre pour pouvoir à nouveau engendrer.
Notons que dans de nombreuses croyances il existe une terre promise, but d’une quête
sans fin. Cette quête évoque un retour vers une terre originelle, celle d’où est issu
l’être humain. Il s’agirait d’un retour aux origines, à l’état premier d’Adam, avant
qu’il ne refuse de dépendre du créateur et qu’il ne devienne ainsi mortel.
Ainsi, la mort deviendrait une sorte d’introductrice, un moyen de retrouver l’état
premier ; elle serait une sorte d’ultime expiation avant le pardon de la faute. Lorsque
Johannes von Tepl, qui utilise la première personne du singulier, s’annonce sous la
figure du laboureur, il semble donc que, d’une certaine manière, il évoque cet Adam
représentant l’humanité.
MARGARETHA
Une initiatrice
La défunte s’appelle Margaretha, un prénom qui signifie « perle » et se trouve en relation avec la lune et l’eau. Ce thème de la perle est très riche. Dans la perspective
chrétienne il est dit de la Vierge qu’elle est la « perle du cosmos ».
Dans les actes de Saint Thomas, la quête de la perle illustre la chute puis le salut de
l’homme et la révélation de Dieu dans le cosmos. Nous lisons au chapitre 11 de notre
livret : « Et Il était bon et bienveillant envers moi grâce à elle » c’est-à-dire que
la femme est la voie qui mène à Dieu. Par ailleurs, la perle « joue le rôle de centre
mystique ». Elle représente le royaume céleste. Cela nous aide à saisir une autre
signification de l’épouse aimée : initiatrice. C’est elle qui lui montrait le chemin et
lui donnait accès à Dieu, mais elle ne devait cependant pas tout faire pour lui ; privé
de cette auxiliaire, le veuf doit s’efforcer de trouver la vérité en lui-même et sans
intermédiaire. La foi est donc un combat, une lutte d’autant plus difficile à livrer
que l’homme doit le mener seul et que la mort ébranle la confiance qu’il a en Dieu,
affaiblit sa capacité à comprendre et compromet ses desseins.
LE TEXTE
C’est donc la perte de sa femme qui est le point de départ du livret et qui pousse
le laboureur à se lancer dans une dispute avec la mort. Comme lors d’un procès, il va
porter plainte contre la mort qui lui a pris son épouse et il va qualifier cet adver8
Le Laboureur de Bohême
Pistes d’analyses (suite)
saire de « destructeur » ou de « meurtrier ». Il demandera justice sous la forme d’un
retour ou d’une compensation et voudra tirer vengeance de cette attaque. Mais la
mort va réfuter ses accusations et reproches et ne répondra que par des questions,
opposant en cela sa raison au veuf dominé par ses sentiments.
Structure
Le texte comporte deux grandes parties bien distinctes :
Du chapitre 1 au chapitre 18 que nous pourrions nommer « Le procès », le laboureur
accuse la mort, la contraint à s’expliquer, et demande réparation ; suivent les chapitres 19 à 32, que nous pourrions regrouper sous le terme de « La dispute » et qui
composent la partie dans laquelle les sentiments cèdent le pas à la raison.
Le procès
Dans un premier temps, la dispute qui oppose le laboureur à la mort évoque le déroulement d’un procès. Le livret s’ouvre sur une accusation criée publiquement. Le
laboureur accuse donc la mort de meurtre.
L’accusée choisit de ne répondre d’abord que par l’ironie et l’étonnement, ce qui
agace au plus haut point le plaignant qui s’emporte avant de se calmer progressivement et de poser des questions. On voit sa colère s’apaiser petit à petit, comme si un
processus semblable à une forme de travail de deuil se faisait en lui. La justification
de sa plainte par le laboureur repose par ailleurs sur la diabolisation de la mort : le
voleur et meurtrier se fait diable. Nous assistons bien à la transformation non pas
de la mort elle-même mais de la représentation que le laboureur se fait d’elle. Et
cette diabolisation de la mort lui permet en partie de trouver le courage de mener sa
lutte car, dans ce combat, il peut être assuré d’un soutien de taille : celui de Dieu.
Une première partie du livret suit donc d’une certaine manière une forme de procès
contre la mort qui devient l’ennemie diabolique de l’humanité et de Dieu mais qui
semble ne pas en être perturbée et répond à ces attaques par le mépris.
La dispute
A la fin de la première partie, l’homme guidé par ses sentiments et sa colère semble
s’être apaisé et, à la fin de la première partie, sa révolte et son énervement passent
à l’arrière-plan pour faire place à la raison, à un dialogue plus objectif : au procès
succède la dispute avec échange d’arguments. Alors le laboureur demande conseil
et veut être « instruit ». Sa façon de concevoir la mort a changé et il semble qu’il
perçoive un sens à tout cela. Une dispute suivant le modèle de celle qui oppose le
maître à son élève va avoir lieu, exactement comme cela était le cas dans les universités ; il s’agit de la disputatio
dans laquelle chacun avance un argument que
l’interlocuteur doit contredire.
La sentence
La mort/le maître et le laboureur/le disciple sont finalement prêts à se soumettre
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Le Laboureur de Bohême
Pistes d’analyses (suite)
à l’arbitrage de Dieu qui, dans le chapitre 33, exprime sa sentence ; au laboureur
revient l’honneur, à la mort la victoire. En effet, l’homme est redevable de sa vie à
la mort, de son corps à la terre et de son âme à Dieu. Le laboureur accepte cette sentence et le livret s’achève sur sa prière d’intercession en faveur de son épouse. Mais
avant d’atteindre cette sorte de sérénité de l’âme, 32 chapitres ont été nécessaires,
chapitres au cours desquels il a été âprement débattu.
ENJEUX PORTÉS PAR LE TEXTE
Deux conceptions de la mort : celles de l’auteur lui-même
Il ressort que l’auteur lui-même, Johannes von Tepl, balance entre deux conceptions de la mort et, ce qui est lié, de la vie, et que chacun de ses personnages en
représente une. Le personnage semblant le plus évoluer au cours de la dispute est
le laboureur, l’élève donc, ce qui n’étonnera pas puisque, même si le maître peut
apprendre de son disciple, on s’attend d’abord à ce que ce soit le disciple qui gagne
en connaissance. Et il semble qu’il apprenne d’une part à mieux appréhender la mort,
à l’accepter, mais aussi à envisager la vie et sa propre humanité (son individualité
même) sous un nouvel aspect, ou au moins à en prendre conscience et à formuler cette
prise de conscience.
Une acceptation : la mort est nécessaire
Le comportement du laboureur, ainsi que le contenu et le ton de ses propos subissent
en effet une transformation : de la rébellion sans borne du premier chapitre et du
refus de ce qu’il considère comme une injustice, il parvient à une sorte d’acceptation
sans que cela soit résignation. Il reconnaît qu’il faut mourir, que c’est une étape
inévitable de la vie, mais à cette contrainte il associe une espérance, celle d’un
devenir, celui de l’âme après la mort. Ainsi, si la mort détruit les choses terrestres
et temporelles, elle ne peut rien contre la vie éternelle sur la voie de laquelle elle
n’est qu’une étape.
Une nouvelle vision de l’immortalité : les créations issues de l’esprit humain
C’est une morale très chrétienne, qui en cache cependant peut-être une autre, plus
nouvelle. L’auteur reste très marqué par ce qu’on lui a enseigné tout au long de la
vie et ne semble pas remettre en question frontalement le dogme de l’Eglise, mais
une nouvelle sensibilité se fait jour dans son oeuvre, une volonté d’affirmer contre
la mort la grandeur de l’homme doué de raison, capable de créer et d’inventer des
oeuvres et des concepts, ce dont la mort est incapable, une nouvelle vision de l’immortalité portée par toutes ces choses issues de l’esprit humain.
APPRIVOISER LA MORT
Vaincre la peur de la mort
La mort est au-delà de la raison, ce qui contribue à sa toute-puissance. Etant donné
que l’homme, devant la mort, soit prend peur, comme la plupart, soit se met en colère
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Le Laboureur de Bohême
Pistes d’analyses (fin)
et se révolte, comme le laboureur, il ne comprend pas ; dans les deux cas, il perd ses
moyens.
Cette peur qui tenaille le fidèle, ce fut d’abord la peur pour son salut, la peur du
Jugement dernier. Mais, au début du XVe siècle, le purgatoire est bien en place et
l’on a davantage peur de mourir en état de péché. La peur de l’au-delà et du devenir
post mortem est essentielle, et avec elle la question des derniers instants. L’auteur et son personnage semblent chercher du sens dans la mort tout en refusant de
l’accepter. L’homme qui a découvert en lui l’étincelle divine et qui a une nouvelle
conception de lui-même, qui est davantage conscient de son individualité, refuse de
renoncer à cela, refuse que cela puisse être anéanti. Pour lui, il ne s’agit plus seulement de vaincre la mort, mais plutôt d’oser lui faire front, de s’élever au-dessus
d’elle. C’est pourquoi la victoire de la mort n’est qu’apparente, superficielle certes,
elle l’emporte sur le corps, mais elle n’a aucune prise sur l’intériorité de l’homme
auquel revient l’honneur à la fin du livret.
Un travail de deuil
Il est étonnant de constater avec quelle précision Johannes von Tepl rend compte
des sentiments qui habitent un homme endeuillé par la perte d’un être cher. Si son
témoignage est celui d’un homme du XVe siècle et si les conditions sociales ont
changé depuis, le deuil étant aussi un événement social, la notion de psychologie
qui s’y attache (ce qui touche aux sentiments les plus intimes, et peut-être les
plus universels) contribue sans nul doute à faire de son texte une oeuvre actuelle,
et même intemporelle.
Il est frappant de constater à quel point le personnage du veuf évolue tout au long
de la dispute sans pour autant se transformer fondamentalement. Nous l’avons déjà
noté, sa vive colère s’apaise progressivement, comme si un processus semblable à une
forme de travail de deuil se faisait en lui.
Le laboureur sait que le temps fait son oeuvre et que les chers défunts ne nous
quittent jamais complètement tant que l’on se souvient d’eux, et il reconnaît qu’il
ne peut faire revenir celle qu’il chérissait et qu’il doit apprendre à vivre avec son
absence physique.
Rebelle jusqu’à la fin
Certes le laboureur admet que l’homme ne peut rien, quelle que soit la force son
amour, et que la mort a le dernier mot. Mais puisqu’il faut vivre, il n’est pas question de le faire dans la soumission et la résignation. Il ne se soumettra et ne pliera
que devant Dieu, l’époque ne lui laissant de toutes façons pas d’autre option. Comme
le dit l’écuyer dans Le Septième Sceau : « Je me tais, mais je proteste ! 1»
1 Ingrid Bergman, Le septième Sceau, 1957
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Le Laboureur de Bohême
Le projet par Simone Audemars
ACTUALITÉ DU PROPOS
Appréhension de la mort au Moyen Âge
Si la peste dévastait la population au Moyen Âge, si la mort fauchait sans distinction, aujourd’hui ce sont les cataclysmes naturels qui sont cause de grandes dévastations avec leur cortège d’incompréhension.
L’homme du Moyen Âge ne comprenait sans doute pas les raisons qui le privaient de
ses bien aimés, mais sa pratique de la religion chrétienne donnait un sens à ces
disparitions. Sa foi reposait sur les notions du péché originel, de la rédemption,
et de la réalité post mortem, celle du purgatoire, de l’enfer ou de la vie éternelle.
Il s’agissait surtout de bien mourir, ce qui n’est pas le cas de Margaretha dans Le Laboureur de Bohême, morte en couches avec l’enfant qu’elle portait. « Bien mourir c’est
partir sans précipitation, en ayant eu le temps de « planifier » sa vie dans l’au-delà
et d’achever son existence selon les règles de la société à laquelle on appartient.1 »
Ainsi, assurer un bon passage pour le trépassé est également l’affaire de la communauté. C’est elle qui participe aux obsèques, à l’accomplissement des rites. Elle est
donc concernée par le statut post mortem du disparu.
Appréhension de la mort aujourd’hui
Cachée, honnie, la mort ne se voit plus, ne se sent plus, ne se réfléchit plus. Voici
ce qu’en dit Alix Noble Burnand, thanatologue : « Depuis les années 1950, on constate
que la mort devient progressivement un tabou. D’abord on ne la voit plus. Retirée des
lieux de vie, elle quitte la maison pour aller se cacher au fond des buanderies des
hôpitaux. […]
Les rites traditionnels sont tombés en désuétude, mal servis par des pratiques religieuses sclérosées, peu soutenus par une prêtrise qui n’en comprenait pas les enjeux.
Le mourir est devenu progressivement affaire de spécialistes qui déchargent les
familles de tout tracas, du choix des cercueils au faire-part mortuaire, en passant
par la cérémonie.
Il quitte aussi le cercle social. Les morts se taisent, ils ne laissent même plus de
trace : on les enterre dans l’intimité ou on disperse leurs cendres, sans que le tissu
social en soit averti. On meurt sans bruit, à l’insu des vivants.
Quant aux endeuillés, non reconnus, ils ne peuvent être identifiés comme tels ; ils
camouflent leur chagrin et ne bénéficient souvent d’aucune aide spécifique. Ils ne la
demandent d’ailleurs pas. […] Une société qui relègue la mort au rang de tabou se
prépare de difficiles lendemains : à vouloir taire la mort, on risque bien de tuer la
vie.2 »
Les soins palliatifs : dénoncer un déni de mort
Ce qui reste pérenne tant au Moyen Age qu’à notre époque, c’est qu’une des plus
grandes angoisses de l’homme face à la mort, ce n’est pas le fait de mourir mais le
1 Florence Bayard, Pourquoi les morts reviennent-ils ? in Les Vivants et les Morts, Littérature de l’entre-deuxmondes, p.26
2 Alix Noble Burnand, La Mort tout conte fait - Des Mots pour dire la mort, pp 7-9
12
Le Laboureur de Bohême
Le projet par Simone Audemars (suite)
fait de mourir seul. Cette solitude est très présente dans nos sociétés économiquement développées. Si la peste ne nous tue plus, c’est le cancer, la démence, les
pathologies cardiovasculaires et respiratoires qui frappent en masse. Il y a de cela
10 ans, en pionnier, le Canton de Vaud a mis sur pied des unités de soins palliatifs.
« Ces derniers sont nés d’une dénonciation du déni de la mort et de l’abandon des
mourants, dans le but de remettre la mort au coeur de la vie tout en soulageant les
patients.3 »
Choisir le jour de sa mort : le suicide assisté
Parallèlement aux soins palliatifs, un autre modèle est aujourd’hui proposé aux
personnes incurables, celui de choisir, en toute maîtrise, le jour et l’heure de leur
départ. Si cette solution soulage les souffrants, elle n’épargne pas les proches qui
sont contraints à adopter un comportement qui ne correspond pas toujours à leurs
convictions.
« La souffrance spécifique des proches, liée à la perspective de la mort et à leur
participation à la préparation du suicide a de la peine à être exprimée. […] Leur
loyauté, épanouie ou contrainte, dure bien au-delà de la mort et empêche l’élaboration d’un discours sur leur propre vécu.
L’extrême particularité de la participation au suicide assisté nécessite de grandes
précautions et manoeuvres de protection pour éviter un remord impossible à vivre.
[…] Certains proches ont choisi de cacher le suicide assisté à leur entourage, mais
ont aidé à la réalisation de ce dernier. Ils vivent deux réalités, celle de leur deuil
personnel et celle de l’histoire qu’ils racontent à leurs enfants ou à leurs amis. 4»
Une mort sans corps
Les catastrophes naturelles privent les proches des corps de leurs enfants, parents,
amis. Enfouis à jamais, emportés par les eaux, ces corps n’auront jamais de sépultures. Pour les proches, le processus de deuil sera compromis, voire difficile. Via
le petit écran, nous assistons, impuissants, à la colère et au chagrin de ceux qui
ont tout perdu. Cette mort, réduite à deux dimensions ne nous touche que par média
interposé. Que comprenons-nous réellement de la douleur et de l’incompréhension de
ces endeuillés ?
Le Laboureur de Bohême, à sa façon, remet la mort au coeur de la vie dans la réalité du
théâtre. Mettre ce texte en scène, c’est inviter la communauté des hommes à s’interroger sensiblement sur la place qu’a la mort dans chacune de nos existences.
UNE ICONOGRAPHIE DE LA MORT
Du temps de Johannes von Tepl
Le texte du Laboureur de Bohême a été édité, additionné d’une très riche iconographie.
L’édition de ces nombreuses gravures ne faisait que renforcer les propos de Johannes
von Tepl, permettant à ses contemporains d’en mieux saisir le contenu et les enjeux.
3 S. Gabioud, M. Pott, C. Mazzocato, Le point sur
12.11.2013
4 Claudia Gamondi, Parcours de fin de vie, pp 107-110
les soins palliatifs,
émission CQFD, RTS 1ère,
13
Le Laboureur de Bohême
Le projet par Simone Audemars (fin)
Aujourd’hui
Le travail d’Andres Serrano, photographe américain né en 1950, nous confronte aussi
à la mort. A sa manière, il la saisit à travers son appareil photographique et nous
oblige à la regarder. « La société occidentale se caractérise par une peur et un
désarroi face à la mort. Andres Serrano réussit à s’introduire et à travailler au sein
d’une morgue newyorkaise afin de réaliser la série photographique The Morgue, en
1991. Il décide alors de montrer la mort au plus près, au travers d’une somptueuse
série de portraits de défunts, rendant esthétique un sujet qui ne l’est à priori pas.
[…]
Jeux de lumière, clair-obscur, gros plans, travail des couleurs et des matières,
Serrano parvient à mettre en scène les cadavres. L’artiste tire principalement ses
inspirations de l’iconologie chrétienne de la représentation et de la peinture du
memento mori baroque, construisant ainsi ses images comme de véritables toiles5. »
Le travail de Serrano résonne comme une réponse artistique au déni de la mort. Il
en fait le sujet de sa création comme Johannes von Tepl le fait avec son livret,
tous deux convaincus que l’oeuvre d’art est une réponse immortelle de l’homme face
à la mort. « Si provocation il y a chez Serrano, c’est qu’il exige de nous que nous
regardions, droit dans les yeux, ce qu’on a aujourd’hui tendance, de plus en plus, à
écarter, à ne pas vouloir savoir, à ne pas envisager.
Dans la culture médiatique et glamour, on ne meurt plus ; les images du corps nous
assomment avec leurs modèles de jeunesse immuable et de beauté luxueuse et aseptisée – et, pendant ce temps, l’inventeur de l’utopie américaine, Disneyland, le grand
Walt, attend, cryogéné, son retour à la vie. Dans cette série, Serrano a fait le choix
d’envisager la mort et de redonner un visage aux morts. L’art photographique nous
met devant les yeux, au plus près, les aspects divers du corps mort, dans sa chair
physique, là6. »
Cette inscription immortelle des peintres et des écrivains dans le champ de l’art ne
correspond pas à celle du théâtre, à tout jamais inscrite dans l’éphémère.
5 Delphine Dussaut, http://www.boumbang.com/andres-serrano, 16.10.2012
6 Daniel Arasse, Les Transis in Anachroniques, p.33, lettre à Yvon Lambert suite à l’exposition The Morgue de
Andres Serrano
14
Le Laboureur de Bohême
Intentions de mise en scène par Simone Audemars
Origine
Je côtoie Le Laboureur de Bohême depuis plus de cinq ans. À la suite de la création de
La Mastication des morts de Patrick Kermann à la Grange de Dorigny, Michel Voïta m’a
invitée à prendre connaissance de ce texte. Je l’ai lu dans la version de Dieter Welke
et de Christian Schiaretti. Si la thématique m’a profondément intéressée, la traduction proposée m’a laissée sur ma faim. Très vite je suis arrivée à la conclusion qu’un
travail approfondi devait être mené sur et autour du texte et qu’il était nécessaire
d’en proposer une nouvelle version. J’ai confié cette tâche à Eva Faerber, une amie
historienne et grande connaisseuse de la littérature allemande. Elle a donc saisi son
bâton de pèlerin et est partie sur les traces de Johannes von Tepl. Sa réflexion, son
érudition, les échanges que nous avons eus m’ont progressivement sensibilisée aux
problématiques traitées dans Le Laboureur de Bohême et n’ont fait que renforcer mon
désir de porter ce texte à la scène. La découverte au printemps 2O13 de l’excellente
traduction de Florence Bayard me permet de réaliser enfin mon projet.
Le Laboureur de Bohême fait partie d’un triptyque autour de la mort : débuté par La
Maladie de Sachs de Martin Winckler en 2OO6, il s’est poursuivi en 2OO8 avec La Mastication des morts de Patrick Kermann.
La première année de mon existence m’a conduite à fréquenter à de multiples reprises
la clinique infantile de Lausanne pour des séjours prolongés. Dans les années qui
ont suivi, des contrôles et soins fréquents ont marqué les premiers temps de ma vie.
Mon corps et mon esprit se souviennent de moments d’extrême fragilité. Une inquiétude et une fébrilité persistantes ont progressivement trouvé leur apaisement dans
la pratique théâtrale ; l’isolement temporaire au sein de l’espace-temps, la fréquentation des fantômes ont su calmer mon esprit.
Je garde également encore en mémoire, les longues stations debout devant les portes
des abattoirs de ma commune. Sur le chemin de l’école, nous nous arrêtions fascinés,
assistions au débarquement des bêtes, à leur enfermement derrière de lourdes portes
en bois. Nous entendions le coup de feu qui signifiait la mise à mort cachée de l’animal. Une fois les portes rouvertes, une fumée se dégageait et la bête était équarrie
sur des crochets. Je me souviens duboucher qui nous lança aux pieds un œil de bœuf
pour nous faire déguerpir.
La Maladie de Sachs traitait du rapport du médecin à son patient dans un excès d’empathie, La Mastication des morts parlait du passage de la vie à la mort. Le Laboureur de
Bohême, quant à lui, aborde la douleur des survivants, associée à une interrogation
philosophique autour de la mort. J’ai abordé ces deux premiers textes en plaçant la
question de la théâtralité au cœur du dispositif interprétatif et scénographique.
Le Laboureur de Bohême ne fera pas exception à la règle. « Dans un monde – le nôtre
– qui exclut la mort comme une anomalie de mauvais aloi au profit d’une vie définie
mensongèrement comme devant être saine et consacrée au profit, à l’actif, au résultat,
à la rentabilité, au rationnel, il est primordial de montrer un rituel où la vie est
rééquilibrée par la juste place rendue à la mort dans la vie elle-même1. »
1 Claude Régy, L’Ordre des Morts, p. 88
15
Le Laboureur de Bohême
Intentions de mise en scène par Simone Audemars
(suite)
Fable
Noir. Coup de tonnerre. Cris, peut-être. De derrière un rideau, d’une coulisse, un
homme sort, entre en scène, portant une bougie. Il traverse la salle, le plateau, la
flamme vacille. Il ne sait où il va, il erre. La fête aurait dû être belle. Tout a été
préparé pour l’accueil de l’enfant à venir. Et puis, c’est l’accident. L’arrivée de
l’enfant entraîne la mort de sa mère et la sienne. Perdu, l’homme avance dans une
semi-obscurité jusqu’à ce qu’il butte sur la Mort. Cette dernière, trône, assurée de
son pouvoir. Elle est installée sur un petit tréteau qui la détache du sol. La colère
du Laboureur est à son comble. [...]
Les conditions de la représentation
La communauté est là, assemblée autour du veuf, elle forme un cercle autour de lui et
l’accompagne dans son deuil. Elle assiste à sa douleur, à son combat contre la Mort.
La prise en compte de la disparue doit être traitée : cette présence de l’absente, quel
que soit son traitement, explicitera la prise de parole du Laboureur. Il convoque la
Mort parce que désormais la solitude est sa seule compagne.
La mise en jeu d’un rituel
« Le rite a pour fonction principale d’ancrer le défunt dans sa société, de garantir
son souvenir et son nom et de lui offrir un “ logement ” adapté à sa nouvelle situation. Même mort, il continue ainsi d’appartenir à sa communauté. Il a aussi pour effet
d’organiser la culpabilité du groupe et de la structurer en gestes pour permettre
aux survivants de s’affranchir du défunt, de retrouver la permission de vivre, voire
de se remarier. Une fois le seuil de la mort franchi, et les rites respectés, la porte
se referme, le temps peut se remettre en route et la vie reprendre son cours. » Je
n’imagine pas l’échange entre le Laboureur et la Mort comme une vulgaire partie de
ping-pong. Pendant son long échange avec la Mort, le Laboureur accomplira certains
gestes rituels en complicité ou non avec le public. Ce rite funéraire laïc, à inventer,
ponctuera cette veillée funèbre.
La sensibilité du public
Le chemin sensible que va suivre le Laboureur, c’est également celui que va suivre
le public. Entraîné passivement dans cette bataille verbale, il va naturellement
apprécier les arguments des deux protagonistes et chercher à se situer. À la fois
spectateur et acteur, je souhaite que le temps d’une représentation, son empathie
s’affine et que son appréhension de la mort se transforme.
L’adresse
Le livret s’ouvre sur une adresse : celle du Laboureur à la Mort. Cette situation de
départ conditionne la représentation. Sensible au moindre mot, chacun puisera en
lui les forces nécessaires pour mener à bien cette joute oratoire. Très près des
interprètes, le public appréciera la prise de risque que suppose ce type de jeu : une
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Le Laboureur de Bohême
Intentions de mise en scène par Simone Audemars (fin)
tension du corps et de l’esprit totalement mobilisés pour faire sensiblement plier
l’autre à ses arguments. Rien ne pourra être anticipé par le comédien, tout sera à
inventer dans le présent de la représentation.
L’adresse se hasardera également en direction de la salle. Le public, l’assemblée, est
à prendre en considération. Un des leurs est en situation de faiblesse et à travers
le drame personnel du Laboureur, c’est l’universalité de la condition mortelle de
l’homme qui est en jeu.
Le jeu
« Je crois qu’un spectacle doit autant abolir sa matière que la créer. Elle est intéressante si elle est créée dans l’idée de sa propre destruction. D’ailleurs le théâtre
c’est une vie qui se crée d’instant en instant. Chaque instant porte sa fin et porte
en même temps la naissance de l’instant suivant. Ce n’est qu’une série de créations
et de destructions. »
Un jeu composé de silences, de sons singuliers. Une partition d’une extrême musicalité. Créée par les comédiens dans l’instant de la représentation, elle sera l’expression de leur perméabilité à l’autre et au sujet traité. Écrite pour disparaître à peine
proférée, elle témoignera elle aussi de la réalité de la mort.
17
Le Laboureur de Bohême
Biographies
Johannes von Tepl a longtemps vécu à Saaz, ville prospère de Bohême. Aussi est-il
également nommé Johannes von Saaz, parfois même von Schüttwa ou von Sitbor : il
serait né entre 1347 et 135O dans le petit village de Schüttwa (dit aussi Sitbor).
Le nom de Tepl est celui d’une ville dont il a fréquenté l’école de 1358 à 1368 ;
c’est ce nom qui lui est donné le plus souvent. Johannes von Tepl étudie par la suite
à l’université de Prague. C’est là qu’il obtient le titre de magister artium, maître
ès arts. En tant que magister artium, il travaille quelque temps à la chancellerie
impériale où il a l’occasion de parfaire son style rhétorique. Vers 1377, il devient
notarius civitatis à Saaz, c’est-à-dire qu’il dirige l’administration de la ville,
puis rector scholarum en 1383 dans cette même ville où il exerce ces deux fonctions
jusqu’en 1414, année au cours de laquelle il démissionne de ses fonctions pour se
rendre à Prague et y devenir protonotaire. Il y meurt en 1414. Johannes von Tepl
fait partie de la classe aisée de patriciens, mais sans doute n’a-t-il pas vécu sans
avoir conscience de vivre à une époque bouleversée, celle de la fin du Moyen Âge, et
sans ignorer la misère qui touche un peuple accablé de maux. Son Laboureur de Bohême
est considéré comme l’œuvre qui a marqué le passage de la littérature allemande du
Moyen Âge à l’époque moderne.
Diplômée du Conservatoire d’art dramatique de Lausanne en 1985, Simone Audemars se
tourne très vite vers la mise en scène. Elle a enseigné l’art dramatique au Conservatoire de Lausanne (SPAD) de 1991 à 2004, y était membre du bureau des professeurs (responsable de la deuxième année professionnelle) et y a animé de nombreux
stages. Cofondatrice de la Cie L’Organon, actuelle directrice artistique de la Cie
FOR, elle a été nommée en 2011 à la tête du Théâtre Le Châtelard (Ferney-Voltaire).
Elle a signée une cinquantaine de mises en scène, parmi lesquelles : Dunant de Michel
Beretti (2003), Horace de Corneille (2004), La Femme dans le coffre de Daniel Arasse
(2010), Jeanmaire-Une Fable suisse d’Urs Widmer (2010), Comprendre un peu est chose
nécessaire de Griselda Gambaro (2011), Le Rêve de d’Alembert de Denis Diderot & Pygmalion de Jean-Jacques Rousseau (2012), Madame de la Pommeraye de Denis Diderot
suivi du Droit du Seigneur de Voltaire (2013).
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Le Laboureur de Bohême
Extrait
Chapitre 1er :
Terrible destructeur de toute contrée, nuisible proscripteur de tout être, cruel
meurtrier de toute personne, vous, Mort, soyez maudit ! Que Dieu, votre créateur, vous
haïsse, qu’un malheur toujours plus grand réside à vos côtés, que l’infortune hante
avec force votre demeure, que toujours vous soyez couvert d’opprobre ! Que l’angoisse,
la détresse et l’affliction ne vous quittent pas, où que vous cheminiez ; que la souffrance, la désolation et la peine vous tourmentent vivement en tous lieux ! Que le
ciel, la terre, le soleil, la lune, les astres, la met, les flots, les montagnes, les
champs, les vallées, les prairies, les profondeurs de l’enfer, et aussi tout ce qui vit
et existe, vous soient hostiles, s’opposent à vous et vous maudissent à jamais ! Soyez
englouti par le mal, disparaissez dans un misérable exil et demeurez pour toujours
et à jamais dans le plus amer et inflexible bannissement de Dieu, de tous les hommes
et de toutes les créatures ! Scélérat sans vergogne, qu’on se souvienne de vous en
mauvais part et que cette mémoire n’ait pas de fin. Que la terreur et l’angoisse ne
vous quittent pas, où que vous soyez ! Que chacun, gravement et les mains tordues,
crie avec moi haro sur vous !
Chapitre 2 : Réponse de la mort
Oyez, oyez, oyez, ces nouvelles merveilles ! Des accusations terribles et inouïes sont
dirigées contre Nous ! De qui viennent-elles ? Nous l’ignorons totalement. Pourtant,
jusqu’à présent, Nous Nous sommes bien remis des anathèmes, invectives, mains tordues et autres attaques. Aussi, mon fils, qui que tu sois, présente-toi et dis Nous
quel tort Nous t’avons fait en raison duquel tu Nous traites de façon si inconvenante
ce qui, de tout temps, Nous est inhabituel, bien que Nous Nous soyons autorisés
de sévères attaques contre maintes personnes érudites, nobles, belles, puissantes,
fortes, ce qui a causé beaucoup de peine à des veuves et à des orphelins, à des pays
et é des peuples. Tu agis comme si cela te tenait à cœur et comme si tu étais durement frappé par la douleur. Ta plainte n’a ni mélodie, ni rime, ce dont Nous déduisons
que ut ne veux pas t’éloigner de ton propos pour l’amour de la mélodie et de la rime.
Mais si tu es furieux, en rage, troublé ou pour tout dire hors de raison, alors arrête,
renonce et ne sois pas trop prompt à maudire avec tant de véhémence. Prends garde en
effet à ne pas être tourmenté par des remords tardifs. Ne t’imagine pas que tu pourras
jamais affaiblir Notre magnifique et grand pouvoir. Cependant, nomme-toi et ne tais
point quelles sortes de choses t’auraient été infligées par Nous avec une si grande
violence. Nous voulons être disculpé, Notre tâche est légitime. Nous ne savons pas
de quoi tu Nous accuses avec tant d’audace.
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