LA TENTATION DU VIRTUEL 1 – Introduction Virtuel, le terme nous

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LA TENTATION DU VIRTUEL 1 – Introduction Virtuel, le terme nous
LA TENTATION DU VIRTUEL
Dr David METE, le 30 avril 2011
1 – Introduction
Virtuel, le terme nous renvoie étymologiquement à la vertu (du latin virtus) et pourtant
ces espaces virtuels sont loin d’être tous vertueux.
Je parlerai d’addiction au virtuel, plutôt que d’addiction aux jeux vidéo car le concept
est déjà caduc. D’une part parce qu’il ne s’agit plus seulement de réalisations qui se
limitent au son et à l’image ; d’autres sens étant concernés, d’autre part car certains
de ces espaces vont bien au-delà de la seule dimension ludique.
Entre les premiers jeux tels que Pong (1972), Space Invaders (1978) et les
réalisations actuelles, les progrès ont été fulgurants en quelques décades :
- sur le plan technologique
- sur le plan des moyens mis en œuvre (300 personnes, 20 millions d’euros
pour une réalisation comme Heavy Rain en 2010)
- sur le plan des bénéfices liés à ces productions (40 milliards)
Toute nouvelle technologie suscite peur et méfiance, on cite à ce sujet classiquement
la peur du chemin de fer au XIXe siècle lors de la révolution industrielle. On voudrait
pouvoir réduire ces espaces virtuels à quelque chose de bon ou de mauvais pour le
confort de l’esprit et le succès de médias populaires. La réalité est, comme toujours,
plus complexe, multidimensionnelle.
Et comme à chaque fois le risque ne dépend pas du produit mais de l’usage que l’on
en fait.
2 - Une tentation de plus en plus forte pour le virtuel, une frontière de plus en
plus floue avec le réel
Le virtuel exerce une attraction croissante car il offre à l’individu la possibilité de
« vivre » des expériences que son existence ne lui permettra pas : piloter un
vaisseau spatial, une voiture à très grande vitesse, se battre contre des créatures
fantastiques, etc. Il nous donne l’opportunité de transcender notre réalité, de mener
une forme d’existence extra voir supra-ordinaire.
Philip Rosedale, le concepteur de Second Life1 (un espace interactif de rencontre et
de socialisation : bon exemple de ce qu’on appelle le web3D), considère offrir à ses
clients « une simulation du monde réel dans laquelle beaucoup de choses peuvent
être accomplies plus facilement et plus rapidement. » : un espace qui a séduit déjà
plus de 20 millions d’internautes. Un espace où l’on peut même acheter du virtuel
avec de l’argent par contre bien réel.
Certains jeux (comme Heavy Rain) proposent des expériences narratives interactives
de plusieurs dizaines d’heures à comparer aux 2 heures en moyenne d’un film
visualisé de façon passive. Des réalisations qui seront étendues demain en durée,
en variété grâce aux possibilités de l’intelligence artificielle.
1
Second Life : Communauté virtuelle : http://secondlife.com
La réussite de ces créations ne dépend pas que des progrès technologiques. Leur
succès repose avant tout sur la créativité des scénaristes, des graphistes et
programmeurs.
Le potentiel immersif des espaces virtuels va poursuivre inexorablement son
évolution. L’industrie du jeu vidéo a depuis longtemps dépassé le cinéma en termes
de moyens financiers2 (depuis 2002). Ces espaces deviendront de plus en plus
réalistes au point de constituer de véritables leurres cognitifs pour notre cerveau :
vision 3D stéréoscopiques, sons réalistes, toucher et bientôt odorat. Un virtuel
potentiellement plus vrai que nature qui apportera des plaisirs de plus en plus
intenses et immédiat avec l’offre d’un univers idéal répondant aux désirs du visiteur.
Or l’intensité du plaisir tout comme sa rapidité sont des éléments importants dans la
genèse du trouble addictif. On sait que le jeu vidéo provoque, à l’instar des
substances addictives, une activation dopaminergique dans le système mésocortico-limbique par le plaisir procuré au joueur3.
Le retour au réel n’en sera que plus douloureux et amer pour des individus
confrontés à une réalité quotidienne difficile : échec scolaire, troubles psychiatriques,
difficultés familiales, solitude, monotonie de l’existence. La tentation d’échapper au
réel n’en sera que plus forte avec le risque d’un clivage, d’un vécu dissociatif voir
d’une forme de psychotisation (Jolivalt, 1997).
Aujourd’hui les addict au virtuel sont surtout des gens mal dans leur peau : ils sont
estimés à 1 joueur sur 10 dans le cas du jeu vidéo. Il est permis de craindre que le
potentiel attractif voir addictif de ces réalisations augmente avec l’évolution des
technologies. Une tentation croissante pour une immersion dans le virtuel toujours
plus profonde et le renoncement à un réel plus difficile, moins gratifiant : un piège
grandissant, même pour des adolescents à l’aise dans leur baskets ? Notre
psychisme aura-t-il la capacité de pouvoir continuer à faire la différence ?
Des espaces virtuels d’autant plus attirant que la réalité est plus complexe à
appréhender dans un monde en crise au sein duquel trouver sa place devient de
plus en plus difficile. On sait qu’être adolescent aujourd’hui n’est pas bien évident.
Le virtuel offre :
-
-
2
3
une reconnaissance et une satisfaction immédiate ou quasi-immédiate,
une lecture simplifiée binaire, manichéenne (donc bonne ou mauvaise) de
scénarios souvent caricaturaux.
Un espace maîtrisé, sous contrôle à l’opposé d’une réalité complexe, qui peut
sembler inaccessible voir inacceptable aux adolescents d’aujourd’hui.
Une manière de combler un vide face à l’ennui vécu dans une société où le
lien social s’est considérablement distendu, où la parentalité est elle aussi en
crise.
Une illusion de pouvoir et d’omnipotence dans un espace où le temps et
l’espace semblent pouvoir être transcendés
Reuters. Video-game sales overtaking music. Jun 26, 2007.
Koepp MJ, Gunn RN, Lawrence AD et al. Evidence for striatal release during a video game. Nature
1998 ; 393 : 266-269.
-
Une infinité d’univers virtuel contre une réalité unique4.
Un pouvoir grisant d’ubiquité
L’addiction aux jeux vidéo et par extension aux espaces virtuels n’est pas reconnue
par les classifications internationales. Le DSM 5 attendu pour 2013 ne l’intégrera pas
dans ses révisions contrairement au jeu pathologique, faute de données scientifiques
suffisantes à ce jour.
3 - L’expérience japonaise :
Le phénomène des Otaku5 et Hikikomori japonais doit être analysé.
Dans cette société ultra compétitive et en avance technologique, il est observé
depuis une vingtaine d’années un phénomène qui concerne surtout de jeunes
adultes de sexe masculin s’adonnant exclusivement à une passion : le jeu vidéo ou
le manga et qui vivent retranchés chez eux coupés de toutes relations sociales dans
une forme de repli autistique. Ce problème concerne aujourd’hui dans ce pays
plusieurs centaines de milliers d’individus.
L’Hikikimori désigne la forme la plus extrême quasi végétative de l’Otaku
caractérisée par un retrait autistique. Il semble proche du « NoLife » occidental,
terme péjoratif qui désigne le joueur addict aux jeux vidéo désocialisé. Il représente
la pire des insultes entre « Hardcore Gamer » (les passionnés non addict du jeu
vidéo : où la notion de temps ne suffit pas à caractériser l’addict)
L’ « Otakisme » s’exporte, on le rencontre peu à peu ailleurs, il préfigure un type de
pathologies que nous serons amenés à rencontrer de plus en plus et qui se
rapproche de la phobie sociale dans la nosologie psychiatrique.
4 - Le MMORPG6 : modèle actuel du jeu addictif
Ces espaces ludiques et de socialisation virtuels sont des mondes constants (ou
permanents) où se retrouvent plusieurs milliers de joueurs représentés chacun par
un avatar et organisés en guildes (= clans). Les concepteurs encouragent l’usage
prolongé du jeu par les règles instaurées : plus on y joue, plus on obtient
d’avantages. Les joueurs doivent s’acquitter d’un abonnement mensuel de 10 € en
moyenne. Word of Warcraft (WoW) édité par Blizzard©, le plus célèbre d’entre eux
actuellement, totalise plus de 12 millions d’inscrits.
Ils ont fait éclater les conceptions classiques du jeu7, certains sociologues et
anthropologues y voient une subversion du modèle canonique du jeu défini par des
auteurs tels que Roger Caillois : explosion de l’espace-temps : Il n’y a plus de limites
spatiales (des univers très vastes), de limites temporelles (mondes constants sans
fin) ;
Pour que le jeu demeure une simple fiction sans prétention à supplanter le réel, il
importe qu’il ait un début et une fin bien marquée (=la partie), une aire délimitée
4
Gaon T. Jeux vidéo : L’avenir d’une illusion. (en ligne : http://www.omnsh.org/spip.php?article15 )
Oliveri N. Génération virtuelle : Le phénomène japonais "otaku". Observatoire des mondes
numériques en sciences humaines. (on line : http://www.omnsh.org/article.php3?id_article=61 )
6
Massively Multiplayer Online Role Playing Games = Jeux de rôle en ligne massivement multijoueur
7
Schmoll P. Jeu sans fin et société ludique. In S. Craipeau, S. Genvo & B. Simonnot (eds), Les jeux
vidéo au croisement du social, de l’art et de la culture, Metz, Questions de communication, Série
Actes 8, p. 27-42.
5
(l’espace de jeu). Ces éléments seraient importants pour que le jeu demeure une
simple fiction dans une perspective anthropologique.
Le jeu devient une idée obsédante car l’aventure continue sans le joueur, ses
intérêts et acquis peuvent être mis à mal en son absence. Plus le joueur consacre de
temps au jeu, plus il acquiert de pouvoirs. Ils y passent généralement plus de 20
heures par semaine. Le jeu occupe l’essentiel de la vie de ces personnes : l’espace
virtuel est devenu plus important que la réalité.
Ce type de jeu est reconnu largement comme ayant le plus grand potentiel addictif :
un usage problématique concerne 10 à 20 % des joueurs.
5 - Quelles conséquences sur le plan cérébral ?
La pratique des jeux vidéo modifie la plasticité cérébrale. Elle entraîne une
augmentation de la libération de dopamine8 à l’instar des substances addictives. Le
modèle addictif de Goodman9 s’applique aux situations de dépendance aux espaces
virtuels.
Il est légitime de s’interroger sur les conséquences cérébrales à moyen et long terme
chez des sujets qui passent de nombreuses heures quotidiennes à la pratique de
jeux vidéo ou au sein d’espaces virtuels durant les phases essentielles de leur
développement (enfance – adolescence)10.
6 - Une chance et un progrès ?
Un outil :
- ludique,
- thérapeutique :
o douleurs11 (enfants en soins oncologiques par exemple)
o obésité (jeux type Wii)
o rééducation neurologique, stimulation cognitive
o troubles visuels (exemple de l’amblyopie)
o traitements par exposition en réalité virtuelle12 (TERV) (troubles
anxieux : étape intermédiaire entre l’exposition en imagination et
l’exposition in vivo)
o troubles attentionnels (TDAH)
- d’apprentissage (serious game, simulateurs)
- de socialisation (les MMORPG) développent les capacités de travail en
équipe.
Le virtuel peut exercer pour l’enfant et l’adolescent le rôle d’un processus et d’un
espace transitionnel au sens que lui donnait le psychanalyste anglais D.Winnicott. Le
virtuel comme passerelle vers le réel, de l’enfance à l’âge adulte, par l’intermédiaire
8
Koepp MJ, Gunn RN, Lawrence AD et al. Evidence for striatal release during a video game. Nature
1998 ; 393 : 266-269.
9
Goodman, A. Addiction, definition and Implication. British Journal of Addiction 1990 ; 85, 1403-1408.
10
Bavelier D, Green CS, Dye MWG. Children, wired : for better rand worse. Neuron 2010 ; 67 : 692701.
11
Mahrer, N.E., and Gold, J.I. The use of virtual reality for pain control: a review. Curr. Pain Headache
Rep. 2009 ; 13, 100–109.
12
Le concept de « réalité virtuelle » est un oxymore. L’expression aurait été créée par Antonin Arthaud
au sujet du théâtre.
d’un ou de plusieurs avatars choisis, à condition de ne pas y rester rivé (le « moyen »
ne devant pas devenir « fin en soi »). Une vie « en simulateur » avant d’affronter la
vraie vie.
Un moyen de se façonner une identité à coup d’essais erreurs en minimisant les
risques. L’échec n’y sera pas sanctionné d’une manière irrémédiable.
Pour beaucoup de jeunes, ces espaces virtuels sont le prolongement du réel où ils
retrouvent leurs amis. Il ne semble plus y avoir pour eux de frontière entre l’un et
l’autre.
Un espace où le fantasme peut s’exprimer sans grand danger, un moyen d’évasion,
d’extériorisation de l’agressivité de manière virtuelle (un exutoire).
Un apprentissage à la résolution de problèmes, un moyen d’apprendre à surmonter
les erreurs (« Essaye encore une fois ! »).
7 - En guise de conclusion :
Le virtuel n’est pas le réel quand bien même il lui ressemble à s’y méprendre. Il peut
être un moyen, il ne doit pas devenir une fin en soi.
Afin de savoir réellement ce que signifie ces espaces virtuels si attractifs aux yeux
des jeunes générations, il est indispensable de s’immerger soi-même afin de savoir
réellement de quoi il retourne.
Les intérêts commerciaux en jeu étant considérables, il faut être prudent sur la
tentation que pourrait avoir les éditeurs à produire sciemment des jeux toujours plus
addictifs à des fins commerciales. Certains spécialistes pensent que nous n’en
sommes sommes qu’à la préhistoire de ces créations (Will Wright, créateur des
Sim’s). Un avenir fascinant et terrifiant à la fois !
Il me semble important que les addictologues en France se positionnement
d’avantage sur cette question de la dépendance au virtuel, le sujet étant en France
surtout vu sous un angle psychanalytique (Stora13, Tisseron14).
Je vous propose de poursuivre les échanges dans l’atelier de cette après-midi
consacré aux nouvelles technologies (n°4).
Bibliographie :
-
-
13
14
Winicott D. Jeu et réalité
Roger Caillois. Les jeux et les hommes
Johan Huizinga, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, 1988
Lévy P., Qu’est ce que la réalité virtuelle ? 1998: La Découverte.
Stora M., Guérir par le Virtuel, une nouvelle approche thérapeutique. 2005, Paris : Presses de la
Renaissance.
Tisseron S., Missonier S., Stora M., L’enfant au risque du virtuel. 2006 : Dunod.
Virole B., Du bon usage des jeux vidéo et autres aventures virtuelles. 2003 : Hachette littérature.
Pull C. Illusion de présence et émotions : traitement des troubles anxieux par exposition en réalité virtuelle. In
Cottraux J. Thérapie cognitive et émotons : La troisième vagueCC : 3e vague (Masson, 2007)
Enjeux, Les Echos. Hors-Série n°3, décembre 2007 : http://www.lesechos.fr/enjeuxlesechosvirtuel/pdf/horsserie/hs03.pdf
Psychotropes 2009/1 (Vol. 15) ; Adolescence et mondes virtuels
Michael Stora. Addiction au virtuel : jeux vidéo. http://www.rap5.org/DossierVirtuel/p22.htm
Serge Tisseron. Jeux vidéo : la tiple rupture. http://www.rap5.org/DossierVirtuel/p2.htm
Références films :
-
Existenz (David Cronenberg, 1999)
Matrix (Andy et Larry Wachowski, 1999)
Série « Caprica » (2010)
Tron (1982)
Le monde sur le fil (1973) : un film précurseur.
Dessins animés / Mangas : Welcome to the N.H.K. (sur le phénomène de l’hikikomori)
Références littérature :
-
Philip Karl Dick : Le dieu venu du centaure.
William Gibson. Neuromancien
Sites Internet :
-
Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines : http://www.omnsh.org/
Sur les applications en thérapie : http://www.cybertherapy.info
Ce texte constitue la trame de l’intervention prononcée lors du Colloque sur Jeu Pathologique
et le Jeu excessif.
- Illustrations du texte à la suite, issues du diaporama présenté lors du Colloque -