EXTRAIT 8 Dix heures avaient sonné depuis un bon moment quand
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EXTRAIT 8 Dix heures avaient sonné depuis un bon moment quand
EXTRAIT 8 Dix heures avaient sonné depuis un bon moment quand il rentra. Si mince qu'il fût, il dégoulinait de sueur. Il avait le sentiment que ses jambes s'étaient tassées, ses bras distendus. Il était assoiffé. Il irait tout de suite boire à la pompe, derrière la cuisine. Il abandonna la brouette devant la remise à voitures. Il contourna le parterre de fleurs, traversa l'esplanade de sable, tout ouïe, le regard aux aguets : aucune trace de Cornelia. Et à nouveau, en surimpression, comme un second soleil, son visage franc, honnête, intelligent. Il fit le tour du poulailler et des clapiers accolés à l'arrière de l'office, arriva dans la courette herbeuse entre la cuisine et une haie vive où poussaient des framboisiers sauvages et au dos de laquelle s'étendaient le potager et un bout du verger. Il retroussa ses manches, se passa la figure et les bras sous le jet d'eau froide de la pompe. À peine finissait-il de se désaltérer qu'il perçut un pas sur l'herbe et se remit d'aplomb, les lèvres encore ruisselantes, la barbe tout emperlée : Cornelia approchait. Elle venait de franchir la trouée de la haie. Elle était sans chapeau, en galoches, ceinte d'un tablier ballonné dont elle tenait les pans retroussés contre son ventre. Après une hésitation, elle s'immobilisa à la hauteur de François et, écartant les poings, lui en montra le contenu : une laitue, des poireaux et des patates sur lesquels il se pencha, qui sentaient bon la terre. « Ça sent bon la terre », dit-il. Elle lui signifia son incompréhension, les sourcils levés, avançant une lippe embarrassée. Il continua en baissant le ton de sa voix, les prunelles vagues et illuminées, comme s'il était remué d'une idée merveilleuse : « Vous aussi, vous sentez bon. Pour parler comme Chapuis ou Maheux, vous embaumez l'air... Ce matin, une odeur de fleurs se dégageait de vos mains. La même odeur se dégage de votre cou et de vos poignets... » Et sans bouger davantage, la fixant, à la fois timide et audacieux : « Ah ! si je pouvais la respirer de plus près. J'en ai très envie, vous savez... » Elle haussa les paupières, écarquilla les yeux, désolée de ne pas le comprendre. Mais François ne parlait pas pour être entendu à la lettre, il jouait de sa voix comme d'un instrument, pour lui faire part de ce qu'il éprouvait au tréfonds de son être, et cela ne l'ennuyait nullement, au contraire, que ses inflexions fussent tendres et sensuelles. Cornelia traduisit d'instinct, empourprée d'une rougeur dont elle n'arrivait pas à se défendre : « Je l'émeus ! Ce sont des compliments qu'il me fait, des hommages respectueux et sincères. » Et malgré sa gêne, ses yeux pétillaient de gaieté, ne pouvaient retenir des éclairs de joie. Elle était jeune, resplendissante, ravissante. Le désir et l’amour sourdaient en elle et en lui. Elle regardait François et François la regardait dans une sorte d'éblouissement ; sans se poser de question, elle voyait sur lui, et lui sur elle, un rayonnement subtil et extraordinaire, comme la marque de l'invisible sur le visible. - « Ganz wie Sie wollen », dit-elle, soudain badine, une joue inclinée sur l'épaule. - « Quoi ? » Elle se balança, l'air de plus en plus mutin : - « Ganz wie Sie wollen ! Ganz wie Sie wollen ! » (« Tout à fait comme il vous plaira ! Tout à fait comme il vous plaira ! ») - « Quoi ?... Quoi ?... » Elle observait François avec une attention aiguë sous le masque de l'espièglerie. Qu'il était drôle, déconcerté ! Qu'elle s'amusait à le taquiner ! Mon Dieu, qu'elle se sentait d'humeur folâtre, elle qui ne l'avait pas été depuis deux ans ! Elle eut l'impression d'être sortie du froid d'un souterrain. Elle sourit de toutes ses dents, le visage renversé, inondé de lumière, et de très fines rides se dessinèrent avec ordre au coin de ses yeux, en éventail, ainsi que des plis minuscules sur les ailes de son nez, mais ces plis n'apparurent qu'alors, fugitivement, à l'instant où elle était la plus radieuse, et ils l'embellirent plus qu'ils ne la vieillirent. François eut un hochement de tête hésitant, passa une main à rebrousse-poil dans sa brosse mal taillée ; il sourit d'un sourire moins épanoui, un peu confus, laissant voir une dentition régulière et forte dont son teint fruité accentuait la blancheur. Il se détourna, lécha ses lèvres. Il s'en alla rechercher la brouette. À midi, Cornelia l'appela à la cuisine dès qu'il entra dans l'office. Elle éminçait des oignons, commençait à assaisonner une salade. Elle s'était changée, portait un chemisier blanc à plastron de dentelle et une jupe noire évasée. Oh ! la dentelle du plastron de son chemisier ! Le tissu en était si fin qu'il apercevait en transparence sa peau et le haut de son linge ! Cornelia frôla François du regard avec une sorte d'anxiété heureuse. Elle lâcha son couteau, se dressa sur ses pieds, ouvrit le fourneau et y jeta des bûches. Dessus elle posa une grosse poêle dans laquelle elle versa le contenu d'une assiette. Les yeux de François la frappaient par-derrière, la traversaient ; ils lui brûlaient la nuque. Elle avait noué en queue de cheval ses cheveux châtain flottants dont deux tortillons pendaient le long de ses oreilles. Ses hanches attiraient l'œil : elles étaient larges. François se souvint d'une réflexion de Trébois : « Il faut que les hanches d'une femme soient larges, qu'elles t'accueillent. » Et Cornelia avait troqué ses gros sabots terreux contre une paire de chaussures qu'il ne lui connaissait pas, des bottines grenat. Quelqu'un en elle, un être vivant dans les régions obscures de la pensée où naissent, grandissent et s'aiguisent les forces tragiques, n'avait cessé obstinément de lui résister, de lui réclamer une existence morne, stérile, absurde, la fidélité perpétuelle à un défunt, une vertu étrangère à son sang affamé de bonheur et de plaisir, à son insatiable appétit d'aimer ; ce quelqu'un en elle lui livrait un ultime combat ; il serait repoussé, chassé dans les oubliettes de son esprit, elle n'en doutait pas. François saurait le vaincre, il l'avait déjà aux trois quarts terrassé. C’était trop pour François, le grésillement et le parfum du lard cuit sur le fourneau. Il salivait. Le brun foncé de son regard s'éclaircit et se velouta lorsque Cornelia alla jusqu'à lui et l'invita à la suivre dans la salle à manger où flambait un feu dont l'odeur se mêlait à celle de l'encaustique des meubles et du parquet luisants. Le couvert était mis au milieu d'une longue table de chêne. Et quel couvert ! Une nappe et des serviettes immaculées, une carafe d'eau, un carafon de vin et des verres à pied, probablement en cristal, des assiettes plates et creuses de porcelaine, des couteaux, des fourchettes et des cuillères en argent. Cornelia et François déjeunèrent sans parler, face à face. Plus que la soupe, le lard, les œufs et la salade, plus que l'eau et le vin, ils savouraient l'expectative d'une intimité secrète et profonde, entouré d'un silence qui à certains moments devenait si épais que les battements de leur cœur leur apparaissaient comme les pulsations mêmes du manoir. Parfois ils prenaient une inspiration hâtive et soupiraient sans bruit. Parfois Cornelia évitait les yeux de François, se retranchait derrière il ne savait quelle barrière et ses paupières clignaient de plus en plus vite, comme si elle allait pleurer, ou elle couvrait son visage des mains. Alors François baissait la tête, ou il contemplait sur sa droite, entre les rideaux de la fenêtre de côté, le haut faisceau de rayons de soleil à travers lesquels dansaient des grains de poussière. Près du bord de la nappe, il y avait un gâteau à la crème. Dans une corbeille tressée, du pain blanc moelleux (où Cornelia se l'était-elle procuré ?) coupé en tranches et qui attendait de recevoir du beurre et de la confiture de fruits rouges, myrtilles et fraises des bois, disposée en quatre parts égales dans une assiette à dessert. Le gâteau à la crème et le pain blanc moelleux semblèrent à François des choses neuves, inconnues. Il les mastiqua lentement, attentif à leur saveur, comprenant et ne comprenant pas ce que leur goût éveillait en lui. Cornelia, qui ne faisait plus guère que grignoter, se délectait à voir François tout déguster, bouchée après bouchée, en se livrant à une espèce de méditation. Sortant de son mutisme, il dit avec un demi-sourire : « Gut ! Gut ! » Cornelia jouait sur sa tempe avec un tortillon de cheveux, l'enroulait machinalement autour de son index. Il y eut entre eux un moment de muette complicité. Puis Cornelia chercha un mot, sprechen, dans le dictionnaire posé près d'elle. - « Parler, parler franzais... Ja, du, parler franzais. » Lui, parler français ? Oui. Elle n’y mettait aucune malice. Il prit le temps de bien se persuader de ce qu’elle demandait. Elle riait : « Ja, ja. Parler franzais. » Parler français pour parler français ? Que lui dire ? Il récita La Cigale et la Fourmi qu'il connaissait par cœur tellement il l'avait récitée et entendu réciter à l'école : « La Cigale, ayant chanté tout l'été, se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue : pas un seul morceau de mouche ou de vermisseau. Elle alla crier famine chez la Fourmi sa voisine, la priant de lui prêter quelque grain pour subsister jusqu'à la saison nouvelle... » Il déclamait les vers avec une intonation juste et une conviction particulière, goûtant pour de bon leur grâce sémillante. Sa voix chaude et basse, puissante, bourdonnait aux oreilles de Cornelia. Elle aussi se laissait prendre par ce qu’il disait. Elle appréciait tout ensemble l'accent de la langue française, la diction de François et la musique fluide et spirituelle des mots qu'il prononçait. Lorsqu'il eut fini, elle rit. - « Noch, noch ! - « Nicht verstehend. » (« Pas comprendre. ») Elle reprit le dictionnaire. Comme elle paraissait aimer à le faire, elle vint le lui mettre sous le nez, à travers la table, avec ce mouvement de tout le corps qu'elle avait déjà eu ce matin. - « Noch !... Encore, encore ! » Elle le mangeait de ses yeux couleur de miel. François annonça : « Le Corbeau et le Renard. » Et à nouveau il déclama : « Maître Corbeau, sur un arbre perché, tenait en son bec un fromage. Maître Renard, par l'odeur alléché, lui tint à peu près ce langage : “ Hé ! bonjour, monsieur du Corbeau. Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau ! Sans mentir, si votre ramage se rapporte à votre plumage, vous êtes le... le... ” » François avait un trou de mémoire. - « Je ne sais plus. » - « Noch ! Noch ! » Cornelia simulait la déception, le caprice. - « Noch ! Noch ! » Mais le visage de François s'éclaira, la fin du vers lui revint : « “... vous êtes le phénix de ces bois ” », reprit-il. « À ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie ; et pour montrer sa belle voix, il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie. Le Renard s'en saisit, et dit : “ Mon bon monsieur, apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute : cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. ” » François se tut. - « Ja ! ja ! » Cornelia battait des mains. Quel bonheur de la voir l'applaudir, joueuse, joyeuse ! Il lui rendait son enjouement, sa joie, comme s'il voulait gagner tout son assentiment. Elle passa autour de la table, se mit à débarrasser. Il quitta sa chaise et l'arrêta : « Cornelia ! » Il l'avait appelée par son prénom ! Faisait-elle celle qui ne savait pas ce qui allait advenir ? Elle rejeta le buste en arrière, sans se presser, comme pour se donner du temps. Elle regardait de biais. Les reflets des flammes de la cheminée montaient et descendaient sur les murs blancs au-dessus des cimaises, dessinaient des ombres mouvantes au plafond. François s'approcha de Cornelia. Il mourait d'envie de la caresser. Il effleura la naissance de ses poignets. Au contact des doigts de François, Cornelia se statufia, sembla perdre l'usage de ses bras. Durant une ou deux secondes, elle eut la tête comme gonflée de fièvre, un bruit de cloches dans les oreilles, des coups sourds dans la poitrine. Un frémissement fit trembler sa bouche. Les doigts de François se déplièrent, se levèrent, devinrent une caresse sur ses joues. Elle fut sensible à la patience de son désir à lui, une maîtrise irréfléchie qui pourtant lui coûtait beaucoup. Il s'approcha encore d'elle, à la toucher, la dominant d'une tête. Il osa enlacer sa taille d'une main qui ne tremblait pas. Un parfum de femme et de chèvrefeuille se dégageait de sa toilette et de sa chevelure. Ils se dévisagèrent avec l'air de se méfier, comme s'ils allaient se disputer ou bien s'aimer sans délai, sauvagement. Elle le contint en glissant ses poings entre eux, mais ce n'était pas un mouvement pour le repousser, c'était la prolongation d'une ultime attente, comme un moment de recueillement avant de se rendre. Elle ne luttait plus avec elle-même, elle ne souffrait plus, une lumière de soulagement se répandait sur sa figure. Elle faisait confiance à François, elle croyait deviner à quel être elle avait affaire. Jamais chaleur aussi enivrante ne l'avait pénétrée, même la première fois que son époux l'avait prise dans ses bras, le soir de leur nuit de noces. L'étourdissement d'une sorte de vertige l'emporta. Ses pupilles se dilatèrent, ses lèvres s'entrouvrirent. Quelque chose sur son visage se défit, qui pouvait faire penser à la violence du chagrin ou de la honte. Puis elle ferma les yeux. François se colla à elle, s'inclina davantage. Il allait l'embrasser. Il l'embrassa.