L`AFRlQUE A BESOlN D`UNE lNDUSTRlE FlNANClèRE MATURE

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L`AFRlQUE A BESOlN D`UNE lNDUSTRlE FlNANClèRE MATURE
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décideurs
African Banker
AVRIL - MAI - JUIN 2013
Décideurs
African Banker
AVRIL - MAI - JUIN 2013
Luc Rigouzzo
Président d’Amethis Finance
L’Afrique a besoin
d’une industrie
financière mature
Amethis Finance est un nouveau fonds d’investissement qui a levé
300 millions de dollars pour les investir dans les futurs besoins
de l’Afrique en matière de croissance et de consommation. Luc
Rigouzzo, ancien directeur général de Proparco, explique les raisons
de cet engagement et les critères de sélectivité justifiant l’implication
dans tel ou tel projet. Entretien. Propos recueillis par Hichem Ben Yaïche
Quelles sont les raisons qui vous ont amené à lancer
Amethis Finance ?
Amethis Finance est née de l’expérience tirée de plus
de vingt ans d’investissement responsable à long terme sur
le continent. L’Afrique est aujourd’hui un continent en
pleine mutation. Nous assistons à un tournant historique :
le continent est porté par des réformes structurelles
entamées à la fin des années 1990 et par des mutations
démographiques majeures. D’un espace « vide et rural »,
il y a trente ans, l’Afrique est en train de devenir un continent urbain et dense qui, d’ici à 2040, abritera 20% de la
population mondiale. Sa classe moyenne, estimée à de plus
de 250 millions de personnes, représentera, à elle seule,
un marché de 2 000 milliards de dollars. Ces mutations
démographiques, urbaines et économiques offrent de
considérables opportunités d’investissement.
Depuis dix ans, le continent africain est devenu l’une
des zones de croissance économique les plus dynamiques
au monde (6,5% par an hors Afrique du Sud).
Nous avons créé Amethis Finance avec Laurent
Demey, en partenariat avec la Compagnie Benjamin de
Rothschild, afin de prendre part à cette dynamique et
de contribuer, à notre modeste niveau, à l’émergence de
l’Afrique. Aujourd’hui, le continent africain montre des
retours sur investissement élevés dans toutes les classes
d’actifs (Investissement direct étranger, private equity).
Les meilleures perspectives de rentabilité ne sont pas dans
les industries extractives, comme on le croit encore parfois
en Europe et aux Etats-Unis, mais dans tous les secteurs
délivrant des biens et services aux Africains eux-mêmes.
La croissance africaine est endogène et, portée par sa
démographie, l’Afrique est devenue une des dernières
frontières de la croissance mondiale.
Quel montant de capitaux souhaitez-vous lever et
quelle est votre stratégie d’investissement ?
Nous venons de réaliser une première levée de
capitaux de 120 millions d’euros en fonds propres et
avons obtenu l’accord du conseil d’administration de
l’OPIC américain pour une ligne de crédit de plus de 150
millions de dollars. Amethis démarre donc son existence
avec une capacité d’investissement en equity et en dette
de plus de 300 millions de dollars sur le continent. Nous
allons poursuivre nos efforts de mobilisation de capitaux
en 2013 pour doubler ces montants. Amethis est un
modèle conservateur, nous levons des capitaux pour
réaliser des investissements en equity et empruntons de
façon limitée pour prêter. Amethis vise un niveau de
diversification élevé tant géographique que sectorielle qui
nous paraît indispensable dans un continent ou certains
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pays et secteurs font encore face à une forte volatilité.
Notre stratégie est de nous associer sur le long terme à des
entreprises africaines en forte croissance, ayant fait leurs
preuves, et confrontées à des besoins de capitaux longs.
Nous les accompagnons dans une nouvelle phase de leur
histoire en les aidant à se développer dans leur espace
national, puis régional.
La sélectivité est au cœur de notre métier et nous
procédons à un choix rigoureux des entreprises dans
lesquelles nous investissons. Notre stratégie se traduit par
des prises de participation minoritaire dans des entreprises qui demain, nous l’espérons, seront des champions
régionaux ou continentaux. Avant de réaliser nos investissements, nous réalisons des due diligences rigoureuses, sur
le plan financier, éthique, social et environnemental.
Quel est votre mode opératoire en entrant dans le
capital de telle ou telle entreprise africaine et quels
sont vos objectifs?
Au-delà de l’apport en capital, nous les appuyons dans
la définition de leur stratégie et les aidons à construire des
partenariats stratégiques et financiers, créant ainsi de la
valeur pour nos partenaires et nos investisseurs. Lorsque
nous entrons dans le capital d’une entreprise, nous
devenons un investisseur actif qui aide la société à croître.
Le savoir-faire et le réseau de notre équipe facilitent
l’ouverture à de nouveaux marchés et à de nouveaux
partenaires. À terme, nous espérons aussi avoir un
portefeuille de participations cohérent qui nous permette
également de créer des synergies entre certaines de nos
entreprises partenaires.
L’horizon sur le long terme est en accord avec les
besoins des entreprises africaines. Nous évaluons par
ailleurs les impacts des projets financés. Notre expérience
nous a montré qu’un niveau d’exigence élevé en matière
de responsabilité sociale et environnementale est une
condition de la création de valeur à long terme, en Afrique
comme ailleurs. Cela correspond aussi tout simplement à
nos valeurs.
Il n’y a pas une seule, mais des Afrique(s), avec des
pays très différenciés, notamment sur le plan des
ressources naturelles. Quels sont les pays ou les zones
que vous privilégiez, et les secteurs d’activités qui
vous intéressent?
Effectivement, les 54 économies africaines sont encore
confrontées à des réalités très différentes. Amethis Finance
est un fonds panafricain mais nous nous concentrerons
sur un nombre limité de pays, dont les économies sont
diversifiées et qui ne sont pas exclusivement dépendants
d’une matière première. Tous ces pays possèdent un tissu
économique et industriel conséquent et ont des croissances supérieures à 7%. Notre prospection y sera globale,
et nous y aurons une forte présence.
Le deuxième groupe rassemble des pays à bon
potentiel et en voie de diversification. Notre approche
y sera plus opportuniste et plus sectorisée. Enfin, pour
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(à gauche) et
laurent demey
le dernier groupe, nous aurons recours à une approche
« Opération par opération » en appui avec des clients et
partenaires connus.
Sur le plan sectoriel, nous privilégions les secteurs en
forte croissance qui serviront les consommateurs de la
classe moyenne. C’est ainsi que nous aurons trois secteurs
prioritaires qui aujourd’hui représentent des obstacles
majeurs au développement de l’Afrique : les services
financiers, les services aux personnes (santé, pharmacie,
éducation), les agro-industries, la distribution, la fourniture d’énergie. À terme, ces secteurs représenteront 80%
du portefeuille d’Amethis Finance.
Un milliard d’Africains aujourd’hui, 2 milliards en
2050. Au regard des indicateurs macro-économiques,
quels sont les pays qui vont compter en termes de
croissance ?
La population africaine va doubler d’ici à quarante ans.
La croissance du continent a démarré en 2000, lorsque
l’Afrique a commencé à bénéficier du même dividende
démographique que la Chine il y a trente ans (un ratio
élevé de population active par rapport aux populations
« dépendantes » représentées par les jeunes et les seniors).
Cependant, cela ne se fera pas à la même vitesse pour
tous les pays. D’un point de vue macro-économique, les
pays à économie diversifiée seront les premiers à compter
en termes de croissance. Parmi ces pays, on trouve des
économies telles que la Côte d’Ivoire, le Kenya, le Nigeria
ou la Zambie. On y retrouvera aussi des pays producteurs
de pétrole comme l’Angola ou le Gabon, qui sauront
diversifier leurs économies. Puis les pays en transition
(Sénégal, Mozambique, Cameroun), parmi lesquels
certains, comme le Ghana, font partie des dix économies
mondiales à plus forte croissance. Ensuite, les pays en
phase de pré-transition tels que l’Éthiopie suivront le
mouvement de croissance généralisée du continent.
L’émergence d’une classe moyenne de plus en plus
importante va-t-elle permettre aux entreprises de
changer de taille et de stratégie pour satisfaire la
demande des consommateurs ?
C’est déjà le cas. La plupart des grandes fortunes
africaines privées de ces dernières années ont été bâties
sur des secteurs dédiés aux consommateurs (télécom-
munications, boissons, ciment, alimentation, banque,
assurance, etc.). Pour satisfaire à la demande croissante de
leurs consommateurs, les entreprises africaines en pointe
dans leurs espaces nationaux seront obligées d’avoir
une vision régionale et panafricaine. Aujourd’hui, un
cimentier ougandais, un producteur d’oléagineux kenyan
ou un banquier tanzanien construisent leur stratégie à
long terme sur l’ensemble du marché de l’Afrique de l’Est.
La tendance actuelle est à la segmentation économique
du continent en cinq zones (Afrique du Nord, de l’Ouest,
de l’Est, centrale et australe). Ces zones permettront aux
entreprises y opérant d’atteindre une taille critique avant
leur conquête des autres marchés africains et mondiaux. Il
reste bien entendu des défis à surmonter dans ces espaces
régionaux tels que la création d’un réseau d’infrastructures performant, l’harmonisation des cadres juridiques
et légaux, et l’instauration de la libre circulation des
personnes et des biens.
L’un des facteurs qui pénalisent les pays africains est
l’absence d’industrie locale. Cela va-t-il changer ? Et
en quoi y contribuerez-vous ?
L’Afrique a été pendant longtemps un continent dont
le marché intérieur était trop faible pour permettre une
émergence industrielle. Il y a trente ans, l’Afrique subsaharienne représentait moins de 300 millions de personnes
parmi lesquelles moins de 100 millions d’urbains dont
un tiers seulement disposait d’un pouvoir d’achat
significatif, soit moins de 30 millions de consommateurs
importants de Dakar jusqu’au Cap ! Dans ce contexte,
l’activité économique du continent était essentiellement
dépendante de l’extérieur. L’Afrique exportait des
matières premières et importait des produits finis. Cette
économie de « comptoir » est heureusement aujourd’hui
en voie de disparition, et l’émergence d’une classe urbaine
moyenne change radicalement la donne. Dans des pays
dont le taux de croissance est établi pour certains à plus
de 8%, les secteurs les plus dynamiques dépassent 10%.
Il est devenu beaucoup plus intéressant et rentable de se
consacrer aux consommateurs africains qu’à l’export. Les
handicaps logistiques du continent qui étaient des facteurs
de non-compétitivité à l’export offrent une protection
naturelle en import-substitution pour un industriel local
servant les consommateurs urbains.
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De plus, malgré les défis du système éducatif, de
nombreux pays d’Afrique offrent une main-d’œuvre
qualifiée et compétitive. L’industrialisation du continent
est en marche, dans tous les domaines, de façon accélérée.
Il existe des difficultés structurelles : accès insuffisant à
l’énergie, perception excessive du risque par le système
financier qui réduit l’offre de capitaux à long terme,
coûts élevés notamment dans le domaine logistique… Le
paradoxe est que ces secteurs qui freinent ces économies
sont également ceux desquels un investisseur retirera les
rendements les plus élevés. La rareté a un prix ! Les investisseurs à long terme comme Amethis qui contribuent à
améliorer l’offre de capitaux longs peuvent donc attendre
des rentabilités relativement élevées.
L’offre de services financiers se multiplie : capital
développement, fonds d’investissement, introduction
en bourse par les banques d’affaires… En quoi ces
outils servent-ils le financement des entreprises ?
Les services financiers sont une industrie comme une
autre s’ils conservent justement leur rôle « industriel » qui
est de fournir des capitaux aux secteurs et aux entreprises
dynamiques des économies. La crise de la dette souveraine
des années 1980, la restructuration des secteurs bancaires
qui a suivi celle-ci, ont conduit à une industrie financière
fragmentée et peu développée qui est un frein réel à la
croissance du continent.
Dans le contexte actuel de forte croissance, les
entreprises ont besoin de capitaux longs, et les banques de
détails africaines comme les marchés boursiers naissants
ne suffisent pas à assurer ces besoins. Comme tous les
autres continents, l’Afrique a besoin d’une industrie financière mature et diversifiée qui réponde à ses différents
besoins en capitaux. Le private equity, qui est encore une
industrie jeune sur le continent à l’exception de l’Afrique
du Sud, a une triple utilité. D’abord il permet, grâce à des
équipes expérimentées, de mobiliser l’épargne longue
disponible (dans les économies développées comme sur
le continent) et de l’investir dans des projets de qualité.
Les acteurs financiers ont longtemps, à tort, surestimé le
risque africain. Ensuite, il est indispensable pour fournir
les fonds propres dont ont besoin des entreprises en forte
croissance. Enfin, au-delà des apports financiers, il permet
de réduire l’écart entre les industriels des pays développés
et ceux des pays émergent en apportant son expertise et
ses réseaux industriels à chacune des parties. C’est tout
le sens de l’activité d’Amethis Finance : permettre des
convergences entre ces différents univers qui sont encore
trop cloisonnés. Permettre à la « vieille » Europe d’investir
dans la « jeune » Afrique et de bénéficier de son dynamisme
pour les prochaines décennies. Permettre aux entreprises
africaines d’accéder aux marchés de capitaux longs, mais
aussi à des partenaires financiers et industriels. Créer de
la valeur à long terme pour nos investisseurs comme pour
nos partenaires africains. Tout cela est de plus indispensable sur un continent qui doit accueillir plus d’un nouveau
milliard d’habitants dans les prochaines décennies. n
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