L`anesthésie d`un chien subissant une chirurgie orthopédique pour

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L`anesthésie d`un chien subissant une chirurgie orthopédique pour
Le Monde Vétérinaire
Alexandru Tutunaru et Charlotte Sandersen
L’anesthésie d’un chien
subissant une chirurgie
orthopédique pour illustrer
l’analgésie multimodale
L’analgésie multimodale est connue en médecine humaine depuis les années
1990. Elle se définit comme étant une association de médicaments analgésiques
et de techniques ayant des sites d’action différents et complémentaires, à l’origine
d’interactions additives voire synergiques (Chauvin, 2015).
Introduction
Description du cas
L’analgésie multimodale se développe
également en médecine vétérinaire
suite aux connaissances croissantes
des mécanismes de la douleur
chez l’animal. La figure 1 illustre
les mécanismes de transduction,
transmission, modulation et perception
de la douleur. Celle-ci débute par la
stimulation d’un nocicepteur localisé sur
la terminaison d’un nerf périphérique.
Un signal mécanique, thermique ou
encore chimique est converti en signal
électrique. Le signal électrique, le
potentiel d’action, est ensuite transmis
le long du nerf jusqu'à la moelle épinière
où l’information est transmise du
neurone primaire au neurone secondaire
via la libération des neurotransmetteurs.
Le neurone secondaire transmet le
signal vers le cerveau, où l’information
est traitée dans les diverses régions
impliquées dans la perception et la
modulation de la douleur. En même
temps, plusieurs mécanismes de
modulation s’activent au niveau de
la moelle épinière. Comprendre ce
modèle nous aide à choisir une stratégie
analgésique pour nos patients et à
réaliser une analgésie multimodale.
Un beagle mâle, non castré, de 4 ans
et demi, pesant 15 kg, a été présenté
pour boiterie du membre postérieur
gauche depuis un mois. La boiterie
Figure 1
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s’est aggravée après qu’il ait couru
plusieurs heures dans une prairie. Un
premier traitement à base de meloxicam
n’a pas amélioré la boiterie. Le chien
est référé à la Clinique Vétérinaire
Universitaire pour réaliser des examens
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complémentaires, poser un diagnostic précis et envisager un
traitement. A la réception, un examen général est effectué et
révèle : un bon état général avec un score corporel de 6/9 ;
une fréquence cardiaque de 120 battements par minute, une
fréquence respiratoire de 24 respirations par minute. Les
muqueuses sont roses et le temps de remplissage capillaire
est inférieur à deux secondes. La température rectale est de
38.1°C. L’auscultation cardiaque et pulmonaire est normale.
Lors de l’examen orthopédique, le patient présente une
boiterie de grade 3/5 du membre postérieur gauche et un
faible gonflement médial du grasset. Les signes du tiroir
direct et indirect sont positifs. Une radiographie du grasset
gauche montre une compression du coussinet graisseux
infra-patellaire et un léger déplacement caudal du fascia caudal
du grasset. L’ensemble des résultats permettent d’établir le
diagnostic provisoire d’une rupture de ligament croisé antérieur
gauche. Une chirurgie d’avancement de la tubérosité tibiale
gauche est planifiée.
Protocole d’anesthésie générale
Le jour de l’intervention et après une période de jeûne de
16 heures, le chien présente un examen général dans les
normes. Après la mise en place d’un cathéter veineux, le
patient reçoit une prémédication de méthadone de 0,4 mg/kg
en intraveineux. Dix minutes après, du midazolam (0,2 mg/kg)
et du propofol (3 mg/kg) ont été administrés en intraveineux
pour induire l’anesthésie générale. La trachée est intubée
à l’aide d’un tube orotrachéal (diamètre interne 8 mm). Un
mélange d’isoflurane et d’oxygène est administré via un
circuit ré-inspiratoire pour maintenir l’anesthésie pendant la
chirurgie. Avant le début de la chirurgie, une administration de
carprofène (2 mg/kg) et de cefazoline (20 mg/kg) est réalisée
par voie intraveineuse.
Protocole d’anesthésie locale
Le nerf fémoral et le nerf sciatique procurent la sensibilité aux
membres postérieurs et assurent la motricité des muscles
quadriceps (nerf fémoral) et des fléchisseurs du métatarse
(nerf sciatique). Afin de réaliser l’analgésie locale, les deux
nerfs sont localisés par électrocoagulation (Campoy et
Mahler, 2013). La méthode de l’électrolocalisation est utilisée
pour injecter l’anesthésique local à proximité du nerf, tout
en évitant de l’injecter en intra-neuronale. L’aiguille utilisée
a une conception spéciale pour éviter de blesser le nerf. La
pointe de l’aiguille est plus émoussée comparée à une aiguille
hypodermique classique. L’aiguille est couverte d’une isolation
électrique à l’exception de la pointe, ce qui permet de passer
le courant électrique et de le concentrer uniquement autour de
la pointe. En commençant l’électrolocalisation, le stimulateur
du nerf TOF Watch-S envoie un stimulus électrique de 2 mA
(1 Hz) à l'extrémité de l'aiguille pour localiser le nerf. Quand
l’aiguille s’approche d’un nerf, le stimulus électrique produit
une dépolarisation du nerf, ce qui entraîne la contraction
des muscles effecteurs qui sont innervés par ce nerf. Plus la
pointe de l’aiguille est à proximité ? du nerf, moins l’intensité
du courant doit être importante pour provoquer la contraction.
L’avancement de l’aiguille est arrêté lorsqu'une stimulation
à 0,5 mA produit encore une contraction musculaire, mais la
contraction n’est plus visible à 0,4 mA. Cela signifie la distance
optimale entre l’aiguille et le nerf.
Bloc du nerf fémoral
Le patient est positionné en décubitus latéral droit avec
le membre postérieur gauche fixé en position 90 °
perpendiculaire par rapport à la table et légèrement tiré
caudalement. Le nerf fémoral se situe cranialement à l’artère
fémorale dans le triangle fémoral. Le nerf fémoral procure la
sensibilité des faces antérieure, médiale, et postérieure de la
région du grasset, les structures intra-articulaires, la peau de
la face dorso-médiale du tarse et du premier doigt. L’aiguille
a été insérée par voie transcutanée et dirigée attentivement
vers le nerf fémoral, tout en respectant les règles d’asepsie
(Fig. 2). Il convient de particulièrement faire attention à ne pas
ponctionner un vaisseau accidentellement.
Figure 2
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Bloc du nerf sciatique
Le patient est positionné en décubitus latéral droit avec le
membre à anesthésier en position physiologique. Le nerf
sciatique passe entre le muscle glutéal superficiel en latéral et
le muscle gémellaire et le muscle carré fémoral, en médial. Ce
nerf procure la sensibilité de la face caudo-latérale du grasset
(structures intra-articulaires et capsule articulaire incluses),
tibia, tarse, métatarses et les doigts. Ce nerf peut être abordé
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à mi-chemin entre le grand trochanter
du fémur et la tubérosité ischiatique.
Après préparation aseptique de la
région, l’aiguille est insérée mi-chemin
entre le grand trochanter et tubérosité
ischiatique et dirigée medio-crâniale
(Fig. 3).
Dès que l’aiguille est positionnée
de manière idéale grâce à
l’électrolocalisation (Fig. 4), une
injection de lidocaïne (1 mg/kg) et
de bupivacaïne (1 mg/kg) mélangées
dans la même seringue a été réalisée.
Nous avons choisi ce mélange pour
obtenir une anesthésie locorégionale
rapide induite par la lidocaïne, mais qui
se prolonge pendant 4-6 heures sous
l’effet de la bupivacaïne.
Procédure chirurgicale
L’avancement de la tubérosité tibiale a
été effectué en utilisant une adaptation
de la procédure chirurgicale de Maquet
à l’aide d’une cage et deux vis. Une
arthrotomie a mis en évidence une
lésion de la corne postérieure du
ménisque interne et une méniscectomie
de cette portion a aussi été réalisée.
En fin de chirurgie, une nouvelle
radiographie du grasset gauche a été
réalisée pour vérifier la bonne position
de la cage. Un bandage de type Robert
Jones a été placé.
Soins post-opératoires
Apres la chirurgie, le patient reste
hospitalisé pendant 24 heures. Le
protocole d'analgésie consiste en
l’administration de carprofène (2 mg/
kg) par voie intraveineuse toutes les
12 heures. Un score de douleur, selon
l’échelle modifiée de Glasgow (Holton
et al., 2001) est appliqué toutes les
deux heures pour évaluer le niveau de
la douleur. Quand le score de douleur
passe au-dessus de 6 sur une l’échelle
de 0 à 26, une injection de méthadone
(0,2 mg/kg) est réalisée par voie
intraveineuse. Le chien présentait des
scores de douleur entre 2 et 5 et une
injection de méthadone n’a pas été
nécessaire. Les consignes à la sortie
étaient les suivantes: Cephalexin 20 mg/
kg et carprofen 2 mg/kg par voie orale
Figure 3
à administrer par son propriétaire deux
fois par jour pendant 7 jours. Le chien
a été mis au repos pendant 6 semaines
post-opératoires. Il est demandé au
propriétaire de sortir le chien en laisse
courte pour lui permettre de faire ses
besoins et de l’empêcher de sauter,
courir, monter/descendre les escaliers et
de jouer avec d’autres chiens. Il lui est
conseillé de garder le bandage propre et
sec. Quinze jours plus tard le bandage a
été retiré et la plaie contrôlée.
Discussion
Ce cas illustre l’utilisation de l’analgésie
multimodale sur un chien par l’usage de
plusieurs techniques anesthésiques et
de plusieurs molécules analgésiques.
L’utilisation de la méthadone en
prémédication apporte à la fois
une sédation et de l’analgésie, plus
précisément de l’analgésie ‘préemptive’.
Le concept de l’analgésie préemptive
a été décrit par Woolf et Chong en
1993, en médecine humaine, et a
été récemment décrit en médecine
vétérinaire par Clark en 2014. Le
concept se base sur le fait que la
douleur post-opératoire est ressentie
de façon moins intense si le traitement
analgésique est mis en place avant le
stimulus douloureux. La méthadone
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est un opioïde et agit principalement
comme agoniste sur les récepteur µ,
mais la méthadone a également un effet
antagoniste sur les récepteurs n-méthyld-aspartate qui jouent un rôle dans la
plasticité de la douleur (Hewitt 2000).
Une stimulation douloureuse intense
et répétée peut induire un phénomène
connu sous le nom de sensibilisation
centrale. Celle-ci a lieu au niveau de
synapses entre les neurones primaires
et secondaires localisés dans la corne
dorsale de la moelle épinière. Donc,
la méthadone agit surtout au niveau
de la modulation et au niveau de la
perception.
En plus de la sensibilisation centrale,
une sensibilisation périphérique se
produit au site de la lésion tissulaire
induite par la libération des médiateurs
inflammatoires qui diminuent le
seuil de réponse des nocicepteurs.
Cliniquement, on observe une allodynie
ou une hyperalgésie, ce qui veut dire
qu’un stimulus non ou peu douloureux
devient très douloureux. L’utilisation
d’un anti-inflammatoire a pour but de
diminuer la libération de médiateurs
inflammatoires et de préserver un seuil
nociceptif physiologique au niveau
des nocicepteurs périphériques.
L’anti-inflammatoire non-stéroïdien
est donc surtout efficace au niveau
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persiste au-delà de l’effet du blocage neuronal suite à la
diminution de la sensibilisation centrale. Une telle injection
peut se faire également sous contrôle échographique, qui
permet la localisation du nerf, la vérification du positionnement
de l’aiguille et la visualisation du produit injecté sur l’image.
L’alternative à l’anesthésie des nerfs périphériques est
l’anesthésie épidurale. L’anesthésique local est alors injecté
dans l’espace épidural au niveau de l’espace intervertébral
entre la vertèbre L7 et la vertèbre S1. L’anesthésique
diffuse ainsi autour des nerfs de la région lombo-sacrée.
Cette technique a comme avantage de nécessiter moins
d’équipement car le site d’injection est choisi uniquement
sur des repères anatomiques. Par contre, la réduction de la
mobilité du patient en phase post-opératoire est souvent
considérée comme un inconvénient par les chirurgiens. En
outre, l’anesthésie épidurale peut induire de l’hypotension et
de la bradycardie suite au blocage du système sympathique
ainsi qu’une rétention urinaire dans la phase post-opératoire.
Conclusion
Ce cas illustre l’analgésie multimodale pour la prise en
charge de la douleur chez un chien qui subit une chirurgie
orthopédique. L’association d’un anti-inflammatoire non
stéroïdien, d’une technique d’anesthésie locorégionale et d’un
opioïde par voie systémique a permis de traiter et de prévenir
la douleur post-opératoire de façon optimale en agissant à la
fois sur la transduction, la transmission, la modulation et la
perception de la douleur. L’association de plusieurs méthodes
et de molécules analgésiques permet de réduire les doses
nécessaires des anesthésiques, ce qui rend l’anesthésie
générale plus sure.
Figure 4
de la transduction, même si des recherches plus récentes
ont démontré que les anti-inflammatoires non stéroïdiens
ont probablement aussi un effet au niveau du système
nerveux central. Pour le cas présenté ici, le carprofène a été
administré avant la chirurgie pour limiter l’inflammation et la
sensibilisation périphérique.
L’anesthésique local agit surtout au niveau de la
transduction et son utilisation en anesthésie locorégionale
répond également au concept de l’analgésie préemptive.
L’anesthésique local inhibe le flux sodique à travers des canaux
ioniques et empêche la dépolarisation du nerf. Le blocage
des neurones A et C avant une stimulation douloureuse réduit
également la sensibilisation centrale. Même si l’anesthésie
locale proprement dite n’agit que pendant 4-6 heures, l’effet
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Références
- Campoy L, Mahler S (2013) The Pelvic Limb. In: Small Animal Regional Anesthesia and Analgesia. Campoy L (ed.). Wiley-Blackwell, Oxford. pp. 199-225.
- Chauvin M. L’analgésie multimodale. In « Les essentiels ». 47e congrès
d’anesthésie et de réanimation. 2005. Elsevier SAS, Paris. pp 295-308.
- Clark L (2014) Pre-emptive or preventive analgesia - lessons from the human
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- Woolf CJ, Chong MS (1993) Preemptive analgesia-treating postoperative pain by
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- Holton L, Reid J, Scott EM, et al. (2001) Development of a behaviour-based scale
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- Hewitt DJ. The use of NMDA-receptor antagonists in the treatment of chronic
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