un match et ses suites
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UN MATCH ET SES SUITES. 1 par le père FRANCIS FINN, S.J. Éditions Saint-Remi – 2013 – 1 Paru en américain vers 1893, sous le titre de That football game and what came of it. Le père Francis J. Finn SJ (né à Saint-Louis, Missouri, le 4 octobre 1859 et mort à Cincinnati, Ohio, le 2 novembre 1928) est un écrivain américain pour la jeunesse. Il est l'auteur de vingt sept romans, dont les plus célèbres sont Tom Playfair (1890), Harry Dee, Claude Lightfoot et Percy Wynn. Les ouvrages de Finn mettent en général en scène des collégiens du midwest traversant de multiples aventures. Enseignant jésuite, Finn a aussi voulu véhiculer la morale catholique par ses livres, ce qui leur donne un ton édifiant (punition, gratitude, sacrifice, rédemption etc.) Son œuvre a été traduite dans une dizaine de langues et a bénéficié d'une énorme popularité jusqu'il y a quelques décennies. Du même auteur aux éditions Saint-Remi : CE PETIT GARÇON DE BUREAU, 159 p., 14 € LE CUPIDON DE CAMPION COLLÈGE, 144 p., 13 € LUCKY BOB, 164 p., 14 € TOM PLAYFAIR, 207 p., 16 € PERCY WYNN, 199 p., 16 € HARRY DEE, 241 p., 18 € CLAUDE LIGHTFOOT, 188 p., 15 € UN MATCH ET SES SUITES, 165., 14 € Éditions Saint-Remi BP 80 – 33410 CADILLAC 05 56 76 73 38 www.saint-remi.fr 3 UN MATCH ET SES SUITES CHAPITRE I. UN PEU DE LITTÉRATURE, DAVANTAGE DE MATHÉMATIQUES ET BEAUCOUP DE BALLON. Père George Keenan, professeur de Rhétorique au Lcollège de Milwaukee, après avoir fait réciter les préceptes E de littérature, fixa la leçon du soir et indiqua le devoir pour le lendemain, puis il prit un paquet de copies sur le bureau. Un murmure léger parcourut la classe, signe que l’attention s’aiguisait. Le Père Keenan possédait le don d’allumer l’enthousiasme pour tout, mais spécialement pour la littérature : en conséquence, ses élèves attendaient avec une avidité empressée les remarques d’un si bon juge sur leurs essais en prose ou en vers. — J’ai, commença le professeur, examiné ces poésies avec beaucoup d’intérêt et de plaisir. Sur les dix-huit devoirs, douze sont presque acceptables. Pour les images, Claude Lightfoot est facilement premier. Pour le fini du vers, Dan Dockery l’emporte de beaucoup. Je lirai leurs meilleurs passages… aussi quelques lignes de trois ou quatre autres… Stein, Pearson, O’Rourke et Desmond. Mais… le devoir avant le plaisir. Voici une pièce… je la passerais sous silence si j’avais affaire à un troisième ou à un quatrième ; d’un humaniste j’attends mieux. Je veux autre chose que des mots et des rimes qui sont le squelette de la poésie, squelette desséché. Tout sujet proposé en devoir, à moins d’indication contraire, doit exprimer un sentiment avec couleur, doit contenir de la passion au sens littéraire du mot. Maintenant, écoutez : CHAPITRE II 5 ODE À LA NUIT. Le grand soleil a chevauché À l’ouest, en hâte il s’est couché : Voici que l’obscurité tombe. Comme on se tait dans une tombe L’oiseau se tait ; voici venir La lune. L’enfant va dormir Au perchoir aussi va la poule… — D’où nous pouvons conclure, intercala le Père, que les enfants aussi vont au perchoir. De sa chaîne on délie le bouledogue. Les astres s’enflammant Piquent partout le firmament Quoiqu’un brouillard plusieurs en cache ; Des messieurs tordant leur moustache Sortent au grand air pour fumer. Ici la lecture fut interrompue par un éclat de rire universel ; le Père, levant la main, arrêta la manifestation. — Vous avez compris vous-mêmes : cette pièce démontre lumineusement comment il ne faut pas écrire. L’auteur de ces lignes ne voit pas une seule minute la nuit. Il pense à la nuit en général, épinglant des traits bout à bout. D’où pas d’ordre, pas d’unité, pas de choix dans les détails. Est-ce une nuit de printemps, une nuit d’hiver ? Il ne le sait pas. L’imagination de l’écrivain était sèche comme une pierre ponce. Cet élève n’a jamais lu une page de bon style. En parcourant son essai, on devine qu’en composant il se figeait froid comme glace. À ce moment une main se leva, celle d’Harry Archer. — Eh bien ! Harry ! dit le Père Keenan répondant d’un sourire à la mine embarrassée de l’élève. — Je n’étais pas froid comme glace quand j’ai pondu ces vers. 6 UN MATCH ET SES SUITES — Mon pauvre ami, vous vous trahissez vous-même, dit le professeur, pendant que des dizaines d’yeux dévisageaient Harry avec une recrudescence d’intérêt. — Cela m’est égal : tout le monde me connaît, et les moqueries ne changent rien. Loin de geler, je m’arrachais presque les cheveux. Après le septième vers, celui-là je l’ai payé d’une heure d’énervement, une autre heure pour trouver une rime à poule. C’est alors que j’ai lâché le bouledogue. J’étais fou. Le professeur rit : — Harry, votre aveu montre qu’il vous reste autre chose que le désespoir. Appliquez cette ardeur à garnir vos vers plutôt qu’à dégarnir votre cuir chevelu, et… qui sait ?… nous découvrirons peut-être en vous l’étoffe d’un poète. Le Père Keenan prenait, pour la lire, la copie de Claude Lightfoot, quand la porte de la classe s’ouvrit, et le Père Hogan, préfet du collège, entra, suivi d’un jeune homme de seize ans. Le nouveau venu était attifé à la toute dernière mode : complet de la couleur la plus claire, culotte des plus bouffantes, cheveux taillés très longs, divisés par une raie pommadée et ne laissant découvert qu’un petit triangle du front. Du reste, formes élégantes, joues colorées, jolis traits, et, sans parler même de sa bague et des senteurs de son mouchoir, aspect fortement féminin. Ce jeune Adonis envoyait à tous les vents des sourires de connaissance. À la vue de Claude Lightfoot, son regard rayonna. — Mon Père, dit le préfet, je vous amène un nouvel élève, Willie Hordey, ces deux dernières années pensionnaire en notre Collège Sainte-Marie. — Soyez le bienvenu, dit le Père Keenan, prenant dans la sienne la main du nouveau. Willie Hordey avança le pied droit, recula le gauche et se courba si bas que le professeur put suivre le tracé de la raie jusqu’à la naissance de l’occiput où, pour de bonnes raisons, elle cessait. — Inutile de présenter Willie aux élèves de cette classe, continua le Père Préfet. Il a fait, m’a-t-il dit, sa quatrième avec plusieurs d’entre eux, Je pense qu’ils ne l’ont pas oublié. CHAPITRE II 7 — Pour ça non ! s’écria Lightfoot avec ce sourire ensoleillé dont il gardait le secret depuis sa première enfance. Et sur cette innocente remarque tous éclatèrent de rire. Le Père Keenan et son supérieur s’étonnèrent de ce bruyant accueil. Tous deux voyaient Willie pour la première fois et, heureusement pour ce radieux enfant, ne savaient rien de ses lumineux antécédents au collège de Milwaukee. Et comme Willie se joignit cordialement aux rieurs, ils ne pensèrent pas à s’enquérir sur les causes. Le Père Préfet se retira. Willie s’assit à côté de Claude Lightfoot, et le Père Keenan poursuivait le cours de sa classe quand la fin sonna. — Je rappelle, dit le professeur, que les membres de l’équipe de ballon de l’année dernière sont priés de se réunir tout à l’heure au gymnase. Puis il récita la prière comme de coutume et donna le coup de clochette de la sortie. Au moment où Willie passa devant lui, il lui fit signe de rester. Willie se rengorgea et sourit, pendant que les élèves s’écoulaient deux à deux par le corridor. Un autre humaniste restait également, Harry Archer, tout rouge et très ému. — Qu’y a-t-il, Harry ? demanda le professeur d’un ton paternel. — Je… viens… vous prier de me rayer de la liste du football pour cette année. Le Père Keenan, maître de lui d’ordinaire, laissait rarement lire ses pensées. Cette fois il demeura bouche bée. — Vous ! Harry ! s’exclama-t-il. Vous plaisantez : que feronsnous sans notre quart arrière ? — Oh ! vous ne manquez pas d’éléments pour me remplacer. Je regrette beaucoup car j’aime le jeu et voudrais tant voir notre collège damer le pion à tous les établissements de la ville, mais cette année je ne puis pas. — Un remplaçant ! vous en parlez à votre aise : où le prendre ? À supposer même que nous trouvions, voyons ! on ne quitte pas une équipe où l’on occupe une place si brillante. Avezvous bien réfléchi ? 8 UN MATCH ET SES SUITES — Oui, Père, j’y pense depuis le milieu d’août : depuis la rentrée de la semaine dernière je pèse ma décision cent fois par jour. Je cherche des raisons pour me persuader de rester… impossible. Mon devoir est de renoncer à l’équipe cette année. — Moi, je prendrai bien la place de quart, biaisa Willie, qui suivait la conversation sans déguiser l’intérêt qu’elle allumait en lui. — J’espère, continua le Père Keenan sans prêter attention aux propositions de Willie, j’espère que la lecture de votre devoir et les commentaires ajoutés par moi n’ont rien à voir avec votre résolution. — Oh ! Père, que vous me jugez mal ! s’écria Harry avec chaleur. Je sais que mes vers ne valent rien : les remarques faites me convainquent qu’il me faudrait lire ; mais mes devoirs me prennent tant d’heures qu’il ne m’en reste plus pour la lecture. — Combien de temps donnez-vous à vos devoirs ? — De trois à cinq heures, Père. Ici Willie, qui se trouvait derrière le Père Keenan, poussa le bout de sa langue dans sa joue et cligna de l’œil, politesse qu’Archer sembla ne pas saisir. Willie était convaincu qu’à son exemple Harry mentait : il exprimait sa persuasion en télégraphie familière, de la manière la plus amicale. — Trop ! poursuivit le Père Keenan, raccourcissez d’une heure le temps de l’étude et consacrez cette heure à lire. — Mais Père, et ce prix du concours de géométrie que je veux remporter… ces quatre-vingts dollars ! — Et après, cela ne complique guère votre tâche : en mathématiques, vous dépassez de beaucoup le niveau. Claude Lightfoot lui-même ne vous arrive pas à la cheville. — Parce que j’étudie trois ou quatre fois plus que lui : si je me ralentis, Claude m’écrase en quinze jours. — Quand même ; à l’heure actuelle vous donnez tant aux mathématiques et si peu à l’anglais que vous risquez d’abîmer vos talents. En égalisant vos efforts, vous vous assurez un développement intellectuel bien supérieur. Les sciences exactes et la littérature se complètent réciproquement. Trop de chiffres CHAPITRE II 9 rétrécit, trop de littérature mène au flou, à l’à peu près, au négligé. Ayez souci de l’équilibre. — D’accord, Père ; mais je me suis mis dans la tête de gagner ce prix de quatre-vingts dollars. D’ici-là, je devrai laisser de côté la littérature, du moins en dehors des devoirs indispensables. — Bon courage alors ! je jouirai autant que vous de votre succès, qui sera un honneur pour la classe et pour le collège. — Il y a bon nombre de concurrents. La victoire coûtera cher, car beaucoup ont pris des répétiteurs spéciaux. — Et vous ? personne pour vous aider ? — Non, Père, je travaille seul. Le Père Laurence, mon professeur de l’année dernière, m’a bien lancé, et il me semble que sous votre conduite je marche encore plus vite. À ce moment Willie parla. — Qu’est-ce que c’est que tout ça ? fit-il avec le zézaiement que nous connaissons. Qui a promis ces quatre-vingts dollars ? — Comment ? tu ne sais rien ? tu n’étais donc pas à Milwaukee pendant les vacances ? — Non, répliqua onctueusement le menteur, j’ai passé ces deux mois sur les bords d’un petit lac où rien ne troublait mon silence. Je consacrais sept heures par jour à lire nos grands classiques. Le Père Keenan qui ne savait rien du péché mignon de Willie, le regarda avec une surprise défiante. Archer s’étonnait aussi, pour d’autres raisons. En ce joli garçon, la puissance imaginative qui avait rendu célèbres ses jeunes années au collège de Milwaukee se développait donc avec les ans ! Il mentait mieux que jadis, avec plus d’aisance et de distinction. — Voici, fit le professeur. Le dix août dernier le Moniteur du Wisconsin offrit un prix de quatre-vingts dollars à celui, jeune homme ou jeune fille, âgé de moins de dix-huit ans, qui ferait la meilleure composition de géométrie dans les conditions suivantes : « Le concurrent se présentera à la salle des dépêches du Moniteur le 30 novembre à neuf heures précises du matin, avec, en guise de carte d’entrée, cent coupons pris dans les derniers 10 UN MATCH ET SES SUITES numéros du journal. Papier, plumes, encre seront fournis sur place aux candidats. On leur proposera un certain nombre de théorèmes et de problèmes. Les compositions seront corrigées par un jury présidé par le directeur du journal, lui-même mathématicien distingué, de plus homme d’honneur le plus intègre, ce qui assure au concours toute garantie de justice… Tiens ! continua le Père en se tournant vers le jeune géomètre, il me vient une idée qui pourrait vous procurer un répétiteur de première force et, qui plus est, sans bourse délier. Les yeux de Harry brillèrent. — Oh ! comme je vous serais reconnaissant ! dit-il. — Moi personnellement, je ne puis rien, et pour deux raisons. D’abord il me faut sauvegarder et mon travail de classe et l’organisation de l’équipe de football, cette raison, soit dit par parenthèse, était fondée. Deuxièmement, je ne vous servirais pas à grand chose, pauvre mathématicien que je suis ! En ajoutant cela le Père Keenan permettait à sa modestie d’outrepasser la vérité. Sans être spécialiste, le professeur, comme beaucoup de littérateurs intelligents, avait une éducation générale fort étendue. — Père, je n’accepterais pas votre aide, je vous sais trop surchargé. — Trop ? non, Harry. Tant qu’on aime sa tâche et qu’on peut l’accomplir, on n’a jamais trop. Le répétiteur à qui je pense est un Père du collège qui a poussé très loin les mathématiques. Voici plus de dix ans qu’il s’y spécialise. Il écrit maintenant un traité sur les surfaces courbes et m’offrait hier encore ses services. Je lui expliquerai votre cas et ne doute pas qu’il consente à vous recevoir deux ou trois fois la semaine. Je connais peu de mathématiciens qui lui arrivent à la cheville, et s’il vous trouve de l’aptitude, pas un étudiant de Milwaukee ne marchera comme vous. — Chic ! s’écria Archer ; quelle chance ! — À Sainte-Marie nous avions un professeur qui tous les matins avant son déjeuner, résolvait la quadrature du cercle. CHAPITRE II 11 Sans prendre garde à cette impertinence, le surveillant continuait : — Si j’obtiens du Père Trainer des répétitions pour vous, promettez-moi en échange, qu’après le concours, vous vous appliquerez avec énergie je sais que vous connaissez le sens du mot, avec énergie, à la littérature. — Promis de tout cœur ! Père Keenan, vraiment vous me comblez ! Je vous joue un tour pendable, car vous comptiez sur moi pour l’équipe et je vous plante là. Pour vous venger, vous vous mettez en quatre pour m’aider, comme si j’étais le plus dévoué de vos amis… Oh ! j’aimerais tellement être des onze. Je me sens bouleversé en disant non… il le faut. Le premier motif, je veux économiser mon temps pour l’étude… L’autre raison, je voudrais vous la dire : je dois la taire encore. J’espère vous la confier bientôt. — Parfait, Harry, je suis convaincu que vous agissez par devoir, et, quelque fâché que je sois de vous perdre, je préférerais disperser notre équipe plutôt que d’y compter un seul membre qui sacrifierait au jeu des intérêts plus importants. — Merci, Père, je vous revaudrai cette bonté, même sur le chapitre des sports, peut-être au printemps. Bonsoir, Père ! — Bonsoir, Harry, attention à ne pas vous tuer de travail, mon enfant, gardez vos forces et votre santé. Il n’y a que douze jours que nous sommes rentrés des vacances, et déjà votre teint s’altère. Vous êtes plus pâle que quand j’ai fait votre connaissance en août dernier : on voit une ligne noire sous vos yeux. — Des forces, j’en revendrais… pourtant je prendrai garde. Merci, Père. — Et vous, Willie ! dit le Père Keenan quand Harry eut disparu, qui sait si vous ne nous rendrez pas service : vous vous disiez tout à l’heure joueur de ballon. — Je suis effectivement passionné pour ce sport. — Vous étiez des onze de Sainte-Marie ? — Non, Père ! on m’y inscrivait cette année. J’aurais joué quart arrière ou arrêt. L’année dernière j’étais suppléant. 12 UN MATCH ET SES SUITES — Vraiment ! cela signifie quelque chose si ces fameux onze valent leur renommée. Comment n’êtes-vous pas resté pour partager la gloire de l’équipe ? — Je voulais pousser mes études dans une atmosphère plus calme. Le Père Keenan, sans doute peu convaincu, s’inclina. Il n’habitait le collège de Milwaukee que depuis deux mois ; il ignorait donc tout des anciens exploits de Willie Hordey : ceux de son jeune âge, quand, tout petit, il ornait la division des culottes courtes, ceux plus récents qui avaient suggéré au Père recteur de Sainte-Marie l’idée de prier les parents de Willie de le déplacer. — Allons ! conclut le professeur, on vous essaiera. La retraite d’Archer nous prive d’un valeureux combattant. On vous admettra peut-être, car les élèves pesant assez pour la ligne d’attaque ou bien sont déjà sur la liste ou bien ne savent pas jouer. — Je serai quart arrière, n’est-ce pas, Père ? — On verra. Ah ! voici la cloche qui nous convoque à la réunion du football. Et le Père ajouta, se parlant à lui-même : — Mer dangereuse ! nous essuierons une ou deux tempêtes avant d’aborder. X CHAPITRE II. OÙ LES ONZE COMMENCENT À SENTIR LA MAIN DE FER. vingtaine d’élèves s’alignaient sur les bancs qui Ugarnissaient les murs du gymnase : face à eux le Père NE Keenan, son carnet en main. — Mes chers amis, commença-t-il, de l’équipe de l’année dernière, six membres seulement restent : Harry Archer, quart arrière ; Claude Lightfoot, trois quart arrière ; Walter Collins, ailier gauche ; André O’Neil, ailier droite, John Drew, garde droite, et Ernest Snowden, demi droite. Une mauvaise nouvelle pour commencer : Harry Archer donne sa démission. On entendit sur les bancs comme un gémissement. — Autant tout lâcher ! s’écria O’Neil, maussade. — Autant tout garder, reprit le Père Keenan en riant. Dans l’éclatant dictionnaire du football, le mot lâcher n’existe pas. Pour remplacer les manquants, on m’a suggéré les noms qui suivent : Charlie Pierson, humaniste, centre avant ; Gérald O’Rourke, humaniste, arrêt droite ; Dan Dockery, même classe, demi gauche ; Frank Stein, troisième, garde gauche ; Maurice Desmond, humaniste, arrêt gauche. Vous voyez, il nous manque un quart arrière. A-t-on quelqu’un à proposer ? — Père, dit Gérald O’Rourke, je crois que Desmond formera un bon quart arrière. Il est rapide et pas assez lourd pour la ligne d’attaque1. Il court bien et faisait déjà quart arrière dans la division des moyens. 1 Pour comprendre ces pages, qu’on se rappelle que le football américain, très différent du rugby anglais, compte onze joueurs dans chaque camp, la disposition normale étant comme suit : 14 UN MATCH ET SES SUITES — Approuvé, fit Pierson. — Certainement, c’est le meilleur parti, ajouta un troisième. Les autres, sauf Desmond et Willie, se bornèrent à incliner la tête en signe d’assentiment. — Chose réglée, conclut le Père Keenan en inscrivant sur son carnet la modification proposée. Nous reculons pour mieux sauter ; il nous manque maintenant un arrêt gauche. Willie Hordey m’apprend que cette année il eût fait partie de la célèbre équipe Sainte-Marie où il était pensionnaire l’an dernier. Voyez, lui ne manquera pas de poids. On fixa Willie en faisant la moue. Après un silence embarrassé, Claude, toujours arrangeant, vint à la rescousse. — Pourquoi pas lui ? Willie peut faire un bon arrêt. Nous le connaissons depuis chez les petits ; il est bon coureur et vigoureux. Gagner, c’est porter le ballon jusqu’à l’extrémité du camp opposé sur la ligne du but. Cela s’appelle faire une touche. Ailier, Arrêt, Garde et Centre forment l’Avant : Quart, Demi et Trois quart se dénomment Arrière. D’ordinaire c’est un des arrières qui porte le ballon. Le rôle des avants est de bousculer et de trouer la ligne des adversaires afin que le porteur puisse passer. Comme pour cela les joueurs du camp du porteur n’ont pas le droit de se servir de leurs mains ni de leurs bras, ils font trouée surtout par leur masse. Cette règle montre l’importance du poids. CHAPITRE II 15 — On ne risque rien à l’essayer, fit O’Neil, d’autant qu’on n’a pas le choix. Cette année nous manquons d’avant stylés, quelques-uns s’entraînent chez les moyens… mais légers comme des plumes. Notre ligne d’attaque maintenant pèse au-dessous de cent quarante-cinq livres, jamais on n’a vu si peu à Milwaukee. — Je pèse cent quatre-vingt-quinze livres, interrompit Willie avec son candide sourire. — Oui ! avec deux haltères de dix kilos dans chaque poche, s’écria O’Rourke en riant. Tel que, tu atteins les cent cinquante, et, si tu n’as pas peur, ça marchera. Willie se leva indigné. — Peur ! un élève de Sainte-Marie n’a jamais peur ! s’exclama-t-il en jetant un coup d’œil de côté sur le Père Keenan, qui, nous le rappelons, avait dans sa jeunesse suivi les cours de ce collège1. Les auditeurs rirent, applaudirent : moitié ironie, moitié embarras, on enrôla Willie comme arrêt gauche. — Donc voilà notre équipe constituée, provisoirement du moins. Pourtant comme j’entends que nous marchions d’après une autre méthode que l’année dernière, je tiens à ce que chacun de vous sache exactement ce qu’il doit faire et ce qu’il doit éviter. D’abord, exercice régulier chaque soir, qu’il pleuve ou qu’il vente ; les lundis, mardis et vendredis après la classe pendant une demi-heure, les mercredis et samedis pendant une heure : parfois, au lieu de l’exercice, un jeu d’essai. Le jeudi, qui est votre jour de congé, chacun se présentera au collège à trois heures précises et travaillera une ou deux heures selon les besoins. — Je ne pourrai pas venir le jeudi, dit Snowden. — Vraiment ! je regrette ; réfléchissez et vous me donnerez votre dernière réponse demain. Il nous faut une équipe homogène, où par conséquent les joueurs travaillent ensemble tous les jours sauf le dimanche. L’année dernière, m’a-t-on dit, la bande n’était au complet qu’une fois sur cinq. Résultat : vous avez été lamentablement battus par les Centraux, dont l’équipe, 1 Du même auteur, lire Tom Playfair. 16 UN MATCH ET SES SUITES pourtant, ne dépassait en rien la nôtre, mais qui avait pour soi la discipline et la pratique. — Tout de même, peut-être que je trouverai le moyen de venir, fit Snowden maussade. — Y a-t-il quelqu’un d’autre qui ne puisse être présent ? continua le Père Keenan. L’élève qui prenait des leçons de piano deux fois par semaine, l’autre qui avait des répétitions d’allemand et qui par suite l’année précédente avait manqué tous les exercices, s’écrièrent qu’ils feraient l’impossible pour satisfaire leur professeur. Pourtant le violoniste Rob Collins hasarda une observation. — Ma leçon de musique est tout de suite après la classe. — Ah ! est-ce vous qui payez votre professeur ou lui qui vous paie ? — C’est moi qui paie ! — Alors il changera son heure si vous insistez. S’il refuse, vous en serez quitte pour être rayé de la liste du football. — Bien sûr qu’il changera l’heure si je l’exige. Les enfants se regardaient avec des kilomètres d’étonnement dans les yeux. Comment ! ce Père Keenan lâcherait sans sourcilier deux des meilleurs joueurs s’ils ne s’engageaient pas à un travail régulier ! L’avenir leur réservait d’autres surprises. — Autre chose : l’année dernière, je le sais, plusieurs des équipiers fumaient. — Personne des joueurs de Sainte-Marie ne fumait, intercala Willie. — Moi, je fume ! s’écria Snowden brusquement, et ça ne m’empêche pas de bien jouer. — Moi aussi, fit Drew. — Moi aussi, ajouta Collins. Tous trois relevaient la tête. — Encore d’autres ? interrogea le professeur avec calme. — Je brûle une cigarette de temps en temps, fit Pierson, mais si l’on y tient, je lâcherai. — Moi, je ne peux pas, dit Collins. CHAPITRE II 17 — Moi, je ne veux pas, murmura Snowden, murmure, oui, mais qui atteignit l’oreille qu’il visait. — Eh bien, messieurs, vous abandonnerez l’une des deux, la cigarette ou l’équipe. Les enfants fumeurs prétendent tous que cela ne fait point de mal : je suis sûr pourtant que la masse s’en trouve plus mal. Je regretterais beaucoup que le collège ne fût pas représenté aux sports publics ; je regretterais davantage de lancer une équipe sans discipline. Je regarde le football comme le premier des jeux, surtout à cause des leçons de saine contrainte qu’il impose pendant le jeu et pendant sa préparation. Sans discipline, pas d’effort, du moins aux exercices, aussi la moitié du bien que l’on en peut espérer périt : sans discipline encore, pas d’entraînement ; alors au lieu d’un jeu de raison nous avons un jeu de hasard ; au lieu d’un sport intelligent, une course de taureaux. Plutôt que d’autoriser semblable conduite, j’abandonnerai l’idée du ballon, ou je remplirai les rôles manquants par des élèves des classes inférieures. Ce dernier parti nous obligerait à renoncer cette année à la victoire, mais l’an prochain nous aurons une équipe digne du collège. Qu’en pensent messieurs les fumeurs ? — Zut pour le Scaferlati ! fit Collins gaiement. Drew et Snowden chuchotaient. — Et bien, Drew ? Ce dernier allait parler, quand Snowden lui mit la main sur le bras. — Avant de donner une réponse, dit-il, nous voulons réfléchir. Le ton de la phrase était arrogant. — Réfléchissez ! dit le Père Keenan ; mais je vous avertis : qui hésite se perd. Si vous refusez cet acte d’énergie, ou bien vous êtes des habitués du tabac, de ceux-là nous ne voulons point : ou bien vous vous moquez du bien commun au point de reculer devant un léger sacrifice. Là encore, nul besoin de vous. — J’y renoncerai, dit Drew. — Et moi pas ! gronda Snowden. 18 UN MATCH ET SES SUITES — Alors, mon cher Snowden, je vous dispense d’assister à notre réunion. Snowden mit les mains dans ses poches et s’en alla. Les élèves se regardèrent affolés. Snowden ! l’un des plus forts ! — Je regrette, mes amis, de commencer l’année par tant de désagréments : j’ai pris la résolution d’avoir une équipe ordonnée ou rien. Plusieurs maintenant me trouvent raide, ils comprendront plus tard que je ne vise que leur bien et l’honneur du collège. On m’a dit que l’année dernière, les grands étaient écœurés du désordre, même le jour du jeu public. Pendant que vos adversaires, dans l’intervalle des deux parties, prenaient des notes et dressaient leurs plans pour la seconde moitié, cinq ou six des vôtres se dérobaient dans les coins et derrière les haies pour aspirer une misérable cigarette. Les joueurs d’en face se respectaient, tout simplement parce que l’organisateur de leur équipe, un professionnel payé, ne voulait pas admettre semblable licence. Et pour cela ils lui donnaient quelque cent dollars par mois. Moi, je fais la même chose pour rien, je ne vous demande aucun traitement. — C’est vrai, commenta Dan Dockery, les petits eux-mêmes remarquent combien les autres équipes se sacrifient pour le jeu, alors que nous renâclons. — Et si nous prenions deux ou trois anciens élèves pour nous aider ? proposa Pierson. — Pour rien au monde ! s’écria le Père. L’équipe doit être du collège, je n’y admettrai aucun enfant qui ne soit élève actuel de Milwaukee. Première raison : cet aide n’assisterait pas aux exercices ; de plus, nous ne pourrions exiger de lui une soumission entière ; en troisième lieu, n’étant plus du collège, il risquerait d’introduire un style de jeu que nous n’approuverions pas. Enfin présenter une équipe du collège contenant des éléments étrangers, c’est mentir : nous ne mentirons point. De même, nous ne jouerons contre aucune association sportive qui ne s’offre pas elle-même sous la garantie d’une maison d’éducation. On peut se hasarder au base-ball contre les joueurs CHAPITRE II 19 de faubourg ; le ballon ne comporte que des joueurs de même classe sociale, autrement la mêlée devient une bataille de voyous, et la victoire, le lot de qui cogne le plus fort. Nous allons élire notre capitaine, pas de cérémonies. Dan Dockery vous passera les morceaux de papier que je lui ai remis, et vous écrirez dessus le nom du plus digne. — Voici le résultat, proclama Dan, quelques minutes plus tard : Claude Lightfoot, huit voix ; Dan Dockery, une ; Ernest Snowden, une. — Ainsi, ajouta le Père, Claude Lightfoot est capitaine. Le professeur se murmura une pensée, jugement téméraire sans doute ; le suffrage pour Snowden qui l’avait déposé ? Drew ? Peut-être. En fait c’était Willie Hordey. — Quelque chose à ajouter ? Claude se leva. — Père, je remercie mes condisciples de m’avoir choisi. Je ne me crois pas brillant capitaine, mais je ferai mon possible ; et bien que notre équipe soit moins pesante que l’année dernière, nous arriverons à mieux, si nous suivons vos conseils. On applaudit et Claude, auréolé de rougeur, s’assit. — Père Keenan, suivrons-nous un régime ? dit Dockery. Le professeur sourit. — Je pensais de fait vous indiquer quelques précautions, mais vous accueillez mes remarques avec tant de fraîcheur que je juge meilleur de me taire. — Nous sommes tous convertis. — Oui. — Parlez. Comme par miracle, les enfants passaient de la pluie au beau temps. Le Père Keenan, qui dans les dix premières minutes ne rencontrait que figures maussades et esprits prévenus, avait au départ de Snowden capté toute la confiance. — Le régime sera simple : prenez trois bons repas par jour, rien entre, évitez les glaces et les sucreries. Restez le soir chez vous, et couchez-vous avant dix heures. Chacun rayonna. 20 UN MATCH ET SES SUITES — Promettons-nous, amis ? demanda Claude. — Je jure, fit Willie. Chaque enfant s’engagea, sur l’exemple de Willie, et, sauf Willie, tous promettaient d’un cœur franc. Séance levée. X TABLE DES MATIÈRES CHAPITRE I. un peu de littérature, davantage de mathématiques et beaucoup de ballon............................................................................................................................ 4 CHAPITRE II. où les onze commencent à sentir la main de fer........................... 13 CHAPITRE III. où l’on montre que le jeu de football et sa sévère préparation présentent quelques bons côtés. ............................................................................. 21 CHAPITRE IV. CHAPITRE V. chez harry archer… ......................................................................... 29 loger le diable dans sa bourse est-il si mauvais ? ........................... 35 CHAPITRE VI. où les mathématiciens reçoivent leur compte. ............................. 42 CHAPITRE VII. où l’on démontre que le football est utile à la piété autant qu’à l’étude. ........................................................................................................................ 48 CHAPITRE VIII. CHAPITRE IX. CHAPITRE X. où les archer sont atteints par de nouveaux malheurs............. 53 où harry s’aperçoit qu’il n’y a plus d’huile..................................... 62 où claude et harry « gaspillent » leur temps.................................... 76 CHAPITRE XI. où, le matin du grand match, se révèlent des fissures dans la bonne entente. .......................................................................................................... 81 CHAPITRE XII. où le père keenan a maille à partir avec une mère indignée qui le paralyse.......................................................................................................................88 CHAPITRE XIII. en route pour le terrain. ................................................................ 97 CHAPITRE XIV. où maudette merry apprend le jeu.............................................102 CHAPITRE XV. où tout ne va pas sur des roulettes. ............................................113 CHAPITRE XVI. où snowden surprend tout le monde. .......................................132 CHAPITRE XVII. où harry apprend qu’il ne concourra pas. ...............................144 CHAPITRE XVIII. docteurs en médecine et docteurs en mathématiques.........149 CHAPITRE XIX. obstacles CHAPITRE XX. nouveaux et solutions nouvelles. ..............................155 où l’on se sépare, tout le monde heureux..................................159