FISSION Une pièce de Olivier Treiner et Jacques Treiner SACD n

Transcription

FISSION Une pièce de Olivier Treiner et Jacques Treiner SACD n
FISSION
Une pièce de Olivier Treiner et Jacques Treiner
SACD n° 194419
AVANT-PROPOS
Au printemps 1945, à la faveur de la progression des
Alliés en Allemagne, et notamment des troupes françaises,
une mission dirigée par un physicien américain d’origine
néerlandaise, Samuel Goudsmit, fut chargée de rechercher
les principaux responsables scientifiques du projet de
bombe nucléaire allemand. Dix physiciens de tout premier
plan furent ainsi arrêtés, transférés dans un premier temps
en France, puis en Belgique, et finalement en Angleterre où
ils furent placés en résidence surveillée, et au secret, dans un
manoir situé près de Cambridge, à Farm Hall, depuis le 3
juillet 1945 jusqu’en décembre 1945.
Il y avait là Otto Hahn, codécouvreur de la fission en
décembre 1938 à Berlin, Eric Bagge, qui avait travaillé sur la
séparation isotopique, Kurt Diebner, physicien nucléaire au
Bureau des Armements de l’armée allemande, Walter
Gerlach, physicien renommé et responsable du projet
nucléaire de 1944 et 1945, Paul Harteck, qui avait travaillé
sur l’eau lourde et la conception des réacteurs, Werner
Heisenberg, prix Nobel, cofondateur de la mécanique
quantique en 1925 et autorité scientifique incontestée, Horst
Korsching, qui avait travaillé sur la séparation isotopique
sous l’autorité de Diebner et Heisenberg, Carl Friedrich von
Weizsäcker, brillant jeune physicien nucléaire, protégé de
Heisenberg, dont le père jouait un rôle de premier plan au
ministère des Affaires Etrangères allemand, et Karl Wirtz,
un autre spécialiste de l’eau lourde et de la séparation
isotopique. A ces neuf avait été ajouté Max von Laue, prix
Nobel de physique, qui n’avait pas travaillé sur le projet
nucléaire allemand, dont l’hostilité au régime Nazi était
connue, et dont la présence avait été jugée utile auprès de
ses collègues.
La singularité historique de cette détention tient ce que
Farm Hall, le lieu de détention, était géré depuis le début de
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la guerre par le service de renseignement britannique, et
qu’en prévision de l’arrivée des scientifiques allemands, les
pièces communes furent équipées de micros cachés qui
permirent d’enregistrer les principales conversations des
détenus. C’est ainsi qu’une à deux fois par semaine, une
équipe de traducteurs transcrivait ces conversations, les
transmettait aux autorités britanniques, qui les faisaient
suivre à leur tour jusqu’au général Groves, responsable
militaire du projet de bombe nucléaire américain, le projet
Manhattan.
Ces transcriptions demeurèrent classifiées jusqu’en 1992,
puis diverses éditions partielles furent publiées jusqu’à ce
qu’une excellente version, présentée et commentée de façon
très détaillée par Jeremy Bernstein, soit publiée en 2001 sous
le titre « Hitler’s Uranium Club ». Elle permet de suivre, jour
après jour, conversation après conversation, crise après
crise, la métamorphose psychologique fascinante à laquelle
se livrent l’ensemble des détenus. De quoi s’agit-il ?
Lorsqu’ils arrivent à Farm Hall, les détenus sont à la fois
vaincus - et sûrs de leur valeur. Vaincus en tant
qu’Allemands, sans doute, mais sûrs de leur valeur – et donc
s’imaginant en position de pouvoir négocier leur libération –
parce qu’ils pensent être en avance sur leurs homologues
américains quant à leurs connaissances en matière de
physique des réacteurs nucléaires. Mais un mois après leur
arrivée, le 6 août 1945, ils apprennent à la radio britannique
qu’une bombe particulièrement dévastatrice a été larguée sur
Hiroshima. L’événement déclenche alors chez eux des
réactions mêlant incrédulité, horreur - et honte. Incrédulité
de Heisenberg pour lequel il est inconcevable que des
Américains aient pu faire mieux que des Allemands, horreur
de Hahn se sentant responsable des morts japonais parce
qu’il a découvert la fission qui est à l’origine de la bombe,
honte de Gerlach d’être dorénavant vaincu en tant que
physicien après l’avoir été en tant qu’Allemand.
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Mais Carl Friedrich von Weizsäcker trouve l’issue : s’ils
n’ont pas construit la bombe, c’est qu’ils ne désiraient pas
vraiment la faire ! Ce que l’avenir retiendra, explique-t-il,
c’est qu’ils étaient, eux, du côté du Mal, mais ne lui ont pas
fourni l’arme terrible qui aurait pu le faire gagner, alors que
leurs collègues américains, qui étaient du côté du Bien, ont
construit l’arme nucléaire qui a servi à tuer massivement des
civils. Sur cette base, ils pourront retrouver une position
morale leur permettant de redresser la tête. Et son analyse se
trouve confirmée lorsqu’ils apprennent que le prix Nobel de
chimie de 1944, mis en réserve cette année-là, est attribué à
Otto Hahn en novembre 1945 – alors qu’ils sont tous
encore au secret à Farm Hall. Ils comprennent alors que la
géopolitique va changer dès que la guerre sera terminée, que
l’URSS va devenir le nouvel ennemi, qu’en conséquence
l’Allemagne va rentrer dans le giron des démocraties, et
qu’ils pourront faire figure de « non-nazis ». Cette posture,
tenue avec constance dans les années qui suivirent, sera
symbolisée en 1957 dans le Manifeste de Göttingen, où les
physiciens allemands se déclareront opposés à ce que leur
pays rejoigne les projets de construction de l’arsenal
nucléaire pendant cet épisode de Guerre Froide, tout en se
déclarant favorables au développement du nucléaire civil.
Les transcriptions des conversations permettent ainsi de
suivre l’élaboration d’une reconstruction mensongère d’un
passé devenu insupportable et dont il est urgent de se
débarrasser. Mensongère, car les conversations montrent
sans ambiguïté que les scientifiques allemands ont fait ce
qu’ils ont pu pour construire un réacteur nucléaire, première
étape devant conduire à une bombe, mais que par de
nombreux aspects, la légendaire efficacité allemande n’avait
pas fonctionné, tant du point de vue de la physique que du
point de vue de l’organisation d’un grand projet à caractère
industriel (la bombe américaine a mobilisé environ 100000
personnes).
Retour en arrière.
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C’est en décembre 1938 qu’à Berlin, Otto Hahn et Fritz
Strassman découvrent la fission nucléaire : un noyau
d’uranium, absorbant un neutron, se casse en deux
fragments dont l’un est identifié comme étant du baryum.
Mais cette découverte berlinoise est le résultat d’un long
processus qui implique au premier plan la physicienne Lise
Meitner. C’est elle qui a engagé le chimiste Hahn à se
joindre à elle pour mener des études systématiques de
capture de neutrons par les noyaux, études menées
parallèlement à Paris – par Irène et Frédéric Joliot - et à
Rome – par le groupe d’Enrico Fermi. Elle a besoin d’un
chimiste pour l’identification des produits de réaction, et
Otto Hahn, avec lequel elle a collaboré à plusieurs reprises
au cours de leurs trente années de présence commune à
Berlin, est un chimiste hors pair. Mais Lise Meitner est
d’origine juive, et la protection que lui procure sa nationalité
autrichienne s’effondre lorsque l’Allemagne annexe
l’Autriche le 12 mars 1938 : elle doit rapidement quitter le
pays. Elle trouve un point de chute en Suède, mais continue
de participer aux expériences conduites à Berlin à travers le
courrier dense qu’elle échange avec Hahn. C’est au point
qu’ils décident, pour faire le point, de se rencontrer le 13
novembre 1938 à Copenhague dans le laboratoire qui, sous
l’autorité de Niels Bohr, a constitué un centre pour la
physique européenne et mondiale. C’est au cours de cette
rencontre qu’ils mettent au point la série d’expériences qui
conduiront à la découverte du baryum comme produit de
réaction nucléaire. La nouvelle est envoyée à Lise Meitner,
encore à Copenhague, qui en parle avec son neveu Otto
Frisch, également exilé. Au cours d’une promenade dans la
neige, racontée plus tard par Frisch dans ses Mémoires, ils
esquissent la théorie qui permet de comprendre ce qui s’est
passé, et que Frisch propose de dénommer « fission » empruntant le terme utilisé en anglais pour désigner la
division cellulaire.
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Lise Meitner aurait dû par conséquent être associée au
prix Nobel attribué à Otto Hahn en novembre 1945 pour la
découverte de la fission. Malgré l’intervention de Niels
Bohr, le comité Nobel décide de ne pas l’y associer, et il
faudra attendre les années 1960 pour que ses mérites soient
officiellement reconnus par l’attribution conjointe du prix
Enrico Fermi – la plus haute distinction américaine de
physique – à Hahn, Strassman et Meitner.
*
* *
Avec la découverte de la fission, la physique nouvelle,
relativité et mécanique quantique, jusque là à l’abri des
conflits du monde, devient un formidable enjeu de la guerre
qui vient : car la possibilité de libérer l’énergie nucléaire de
façon explosive est immédiatement comprise par toute la
communauté des physiciens. La « fission » au sein des
physiciens européens induite par la venue au pouvoir des
Nazis, et qui conduit à l’émigration vers l’Angleterre et la
Etats-Unis ceux que leur origine juive menace, est
consommée avec la perspective que les Allemands soient les
premiers à fabriquer une bombe.
Mais le théâtre n’est pas fait de science, il est fait de
sentiments et d’émotions. L’Histoire – avec la majuscule –
s’incarne dans des êtres de chair. Si le regard fait trop le
point sur l’Histoire, les êtres sont relégués au rôle de
marionnettes tirées par des fils qui leur échappent. Mais par
un renversement tout naturel, si l’on s’intéresse aux êtres,
c’est l’Histoire qui devient un décor dans lequel les êtres
choisissent leur place, leur rôle.
La pièce « Fission » propose de suivre cette période
tumultueuse de la physique européenne à travers deux
couples de personnages : Lise Meitner et Otto Hahn d’une
part, Carl von Weizsäcker et Edward Teller de l’autre.
Teller, physicien hongrois d’origine juive, de la même
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génération que Weizsäcker qu’il rencontrera chez Niels
Bohr, émigra en 1935 aux Etats-Unis, participa au projet
Manhattan, et sera, après la guerre, l’un des principaux
artisans de la bombe à hydrogène.
*
**
Les paroles prononcées à Farm Hall entre les détenus sont
très proches des enregistrements originaux. Mais le choix de
limiter le nombre de personnages nous a conduit à faire dire
à certains ce que d’autres, non présents dans la pièce, ont dit
dans la réalité. La chanson chantée pour Hahn par ses
collègues à l’occasion de l’attribution du prix Nobel est une
adaptation fidèle de la vraie.
L’entrevue de Lise Meitner et Otto Hahn le 13 novembre
1938 à Copenhague est authentique – elle est consignée
dans le registre du laboratoire Niels Bohr. Ce qu’ils se disent
est inspiré des lettres qu’ils ont échangées à partir du départ
de Lise Meitner de Berlin, et que l’on trouve dans
l’excellente biographie de Ruth Levine.
En revanche, la rencontre de Weizsäcker et Teller ce
même jour est imaginée, de même qu’est imaginée leur
rencontre à Göttingen en 1957, à l’occasion de la
publication du Manifeste qui est, pour sa part, authentique.
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Personnages*
Carl Friedrich Von WEIZSACKER, physicien allemand, 33 ans
Otto HAHN, chimiste allemand, prix Nobel, co-découvreur de la
fission, 66 ans
Lise MEITNER, physicienne autrichienne, co-découvreur de la
fission, 66 ans
Edward TELLER, physicien hongrois, père de la bombe H, 37 ans
Werner HEISENBERG, physicien allemand, prix Nobel,
fondateur de la mécanique quantique, 44 ans
Walter GERLACH, physicien allemand, responsable du projet
nucléaire allemand, 55 ans
*Les âges des personnages sont donnés au moment des
évènements de Farm Hall, en 1945.
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1. Göttingen, 12 avril 1957
Weizsäcker, en smoking, est à une tribune et prononce un discours.
Quelques flashes crépitent.
Teller, dans l'ombre, également vêtu d'un smoking, observe Weizsäcker
avec intérêt.
WEIZSÄCKER - Faut-il que l'Allemagne se dote de
l'arme atomique ?
Dans cette période de guerre froide, les plans d'un
armement atomique de l'armée allemande préoccupent les
chercheurs en physique nucléaire. Nous, signataires du
Manifeste de Göttingen, souhaitons attirer l'attention sur
quelques faits qui ne semblent pas encore connus du public.
Les armes atomiques tactiques ont l'effet destructeur des
bombes atomiques normales, semblable à celui de la
première bombe atomique qui a détruit Hiroshima. On les
caractérise de "petites" par comparaison avec les bombes
"stratégiques" comme les bombes à hydrogène. On ne
connaît pas de limite naturelle au développement de l'effet
exterminateur des armes atomiques stratégiques. Il ne fait
aucun doute que l'on pourrait dès aujourd'hui exterminer la
population de la République Fédérale d'Allemagne en
propageant de la radioactivité.
Nous nous réclamons de la liberté que le monde
occidental représente face au communisme. Nous ne nions
pas que la peur réciproque des bombes à hydrogène
contribue à maintenir la paix dans le monde entier, et la
liberté dans une partie du monde. Mais nous sommes
responsables des suites possibles de notre activité
scientifique. Et nous considérons cette façon d'assurer la
paix et la liberté comme non fiable sur le long terme, et
constituant un danger mortel en cas d'échec.
En ce qui concerne un petit pays comme la République
Fédérale, nous croyons qu'il se protège le mieux possible en
renonçant à posséder des armes atomiques. Aucun des
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signataires ne serait prêt à contribuer à la fabrication, aux
essais ou à la mise en œuvre d'armes atomiques. Il est
toutefois capital de promouvoir l'utilisation pacifique de
l'énergie atomique, et nous voulons continuer à participer à
cette tâche.
On entend des applaudissements nourris.
Teller applaudit à contretemps et sourit de façon sarcastique.
Weizsäcker l'aperçoit en descendant de la tribune, et s'immobilise.
Noir.
1. Göttingen, 12 avril 1957
Les mêmes. Weizsäcker et Teller tiennent une coupe de champagne.
On entend un brouhaha derrière une large porte.
TELLER - Tu ne t'attendais pas à me voir ce soir.
WEIZSÄCKER - Je suis toujours surpris de te voir,
Teller. Ce qui fait que je te guette très souvent. Mais tu as la
désagréable habitude de surgir quand je m'y attends le
moins…
TELLER - … Comme une mauvaise conscience ?
WEIZSÄCKER - Comme une crise de foie.
TELLER - J'ai beaucoup apprécié ta déclaration. Bravo.
Cet élan commun des physiciens allemands pour refuser au
gouvernement une nouvelle entrée de l'Allemagne dans
l'effort d'armement atomique. Très beau, très responsable.
WEIZSÄCKER - Le Chancelier Adenauer soutient que
les armes atomiques ne constituent au fond qu'une
amélioration de l'artillerie. Comme si il n'y avait entre
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l'armement atomique et l'armement classique qu'une
différence de degré et non de nature. C’est monstrueux.
Nous nous sommes sentis moralement obligés de réagir.
TELLER - Moralement ? Ah ! Mais j'oubliais que tu
enseignes la philosophie à présent. Evidemment, puisqu'en
Amérique, nous assumons la confrontation avec les
communistes… Ça vous laisse le luxe de philosopher, en
Allemagne. Quel défilé de noms prestigieux, au bas de cette
déclaration ! Le vieux Club de l'Uranium de Hitler. La
crème de la physique atomique allemande. Vous continuez
de réécrire votre propre histoire, de croire un peu plus à vos
petits arrangements avec vous-mêmes ! Depuis 1945, c’est le
même conte : « La bombe ? Pas nous ! »
WEIZSÄCKER - Mais oui ! Et cette constance à travers
les années n’est-elle pas le signe de la vérité ?
TELLER - Weizsäcker, nous savons très bien toi et moi
que vous l’avez forgée de toutes pièces !
WEIZSÄCKER - Comment aurions-nous pu ? En 1945,
nous ne savions plus qui nous étions ! Nous avions été
enlevés, par les Américains qui ne craignaient qu’une chose,
c’est que les Russes nous mettent la main dessus. Nous
avions été trimballés à travers la France et la Belgique, et
mis en résidence surveillée à Farm Hall, près de Cambridge.
Coupés de tout, de nos familles, de nos amis, pendant six
mois ! En ignorant si nous n’allions pas être fusillés le jour
suivant !
TELLER, changeant de ton - Vous saviez très bien ce que
vous faisiez ! Il ne vous a pas fallu beaucoup de temps pour
vous adapter à votre état de doubles vaincus !
WEIZSÄCKER - Doubles ?
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TELLER - Comme Allemands d’abord, puis comme
scientifiques, tiens ! Puisque nous avions réussi là où vous
aviez échoué. Ça, c’était insupportable, n’est-ce pas ? Et
c’est là, dans ce joli manoir à la mode anglaise, que vous
avez concocté votre version des faits. Juste après
Hiroshima.
2. Farm Hall, environs de Cambridge, 6 août
1945, fin de journée
Une grande pièce dans un manoir anglais du 18e siècle, à la campagne.
Weizsäcker.
VOIX OFF à la radio
"Voici les nouvelles :
Elles sont dominées par une réalisation extraordinaire des
scientifiques alliés – la production d’une bombe atomique.
Une bombe de cette nature a déjà été larguée sur une base
militaire japonaise. Sa puissance explosive équivaut à deux
mille de nos grosses bombes de 10 tonnes. Le président
Truman a indiqué que ces bombes ont été fabriquées en
secret dans des usines américaines, et il a aussi anticipé
l’énorme potentiel que représente la domestication de
l’énergie atomique pour les temps de paix.
Le Maréchal Montgomery et le Général Eisenhower ont
annoncé au peuple allemand des mesures de libération au
cours de la seconde étape du gouvernement militaire et ont
lancé un appel à l’aide pour la reconstruction de leur pays.
Un Prince et cinq généraux ont témoigné pour la défense au
procès de Pétain.
Dans le pays, le Bank Holiday a été accompagné de soleil
et d’orages; une foule record a assisté au Lord’s Cricket
Ground à la victoire de l’Australie par 273 en 5 guichets.
Nous terminons les nouvelles par un reportage sonore de
Londres en vacances."
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Otto Hahn fait irruption dans la pièce.
HAHN - Nous sommes perdus…
WEIZSÄCKER - Perdus ? Dans la vieille Angleterre?
Impossible.
HAHN - Weizsäcker, soyez sérieux…
WEIZSÄCKER - Je le suis : si vous montez sur les toits
du manoir, vous pourrez presque apercevoir les clochers
fumeux de Cambridge. On ne peut pas se perdre dans la
plus grande institution qui forme l'élite d'un pays, Hahn :
c'est un lieu pour se trouver, pas pour se perdre.
HAHN - Vous êtes impossible ! Où sont les autres ?
Hahn sort rapidement.
WEIZSÄCKER - Dites-vous que nous sommes en
sécurité ici, à attendre la fin de la guerre. Je crois les Anglais
trop bien élevés pour nous fusiller.
Vous est-il déjà apparu que le Minotaure était peut-être un
pauvre diable autour duquel on avait construit un labyrinthe
pour le protéger de tous ces héros grecs qui rêvaient de lui
tailler des croupières ? Nous sommes le Minotaure. Un
Minotaure atomiste à dix têtes.
Hahn, rassurez-vous : il n'y a pas de sortie. Vous
m'excuserez de vous laisser. Je vous attends d'un instant à
l'autre par une autre porte.
Hahn entre par la porte opposée.
HAHN essoufflé - Je suis perdu…
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WEIZSÄCKER - Sur quel plan sémantique ? Je plaisante.
Hahn ressort.
Pour sortir d'un labyrinthe anglais, c'est très simple. Vous
avez des sentinelles dans toutes les directions. Chaque fois
que vous arrivez à une sentinelle, tournez à gauche, et vous
finirez par revenir sur vos pas. Vous constaterez alors qu'il
est impossible de sortir d'ici, parce qu'il n'y a aucune issue.
Les Anglais manquent de fair-play...
Il parle à la porte par laquelle Hahn est sorti, et en désigne une autre.
Ah, je crois que vous voilà.
Hahn entre à nouveau dans la pièce, exaspéré.
Vous avez fait le grand tour, cette fois, dites-moi ?
HAHN - Vous n'avez pas entendu le commandant ?
WEIZSÄCKER - Notre merveilleux hôte, ici ? Non,
pourquoi ?
HAHN - Weizsäcker, les Américains viennent de larguer
une bombe atomique sur le Japon !
WEIZSÄCKER brusquement sérieux – Atomique ?! Vous
êtes sûr ? Où ça ?
HAHN - Sur une ville du centre, Hiroshima, une base où
ils stockent du matériel militaire. Il paraît que la ville a tout
simplement disparu ! Il y a dû avoir beaucoup de civils
parmi leur… matériel militaire !
WEIZSÄCKER incrédule - Ils l’ont faite ?! Ils ont fait ça !...
Ont-ils indiqué la puissance ?
HAHN - L’équivalent de 20 000 tonnes d’explosif
classique. Gerlach est effondré, il se sent coupable. Il est
monté dans sa chambre, très agité. Je suis inquiet pour lui.
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WEIZSÄCKER - Où est Heisenberg ?
HAHN - Je ne sais pas. Il y a quarante chambres dans ce
manoir ! Ça fait plus d’un mois que les Anglais nous
retiennent ici, et je ne m’y retrouve pas encore dans tous ces
couloirs.
WEIZSÄCKER
Décidément, vous vous perdez partout.
Noir.
3. Farm Hall, 6 août 1945, un peu plus tard
Werner Heisenberg est pensif. Hahn est abattu.
Entre Weizsäcker.
HEISENBERG - Où sont les autres ?
WEIZSÄCKER - Gerlach est rivé au poste de radio. Les
autres sont partis se coucher.
Silence.
HEISENBERG - Je n’y crois pas.
HAHN - A quoi ?
HEISENBERG - Ont-ils parlé d’uranium à la radio ?
HAHN - Non.
HEISENBERG - Alors comment est-on sûr qu’il s’agit
d’une bombe nucléaire ?
HAHN - Que voulez-vous que ce soit ?
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HEISENBERG - Il peut s’agir d’une bombe chimique
particulièrement puissante. S’ils ont réussi à accroître la
vitesse de réaction, ça fait augmenter la puissance de
l’explosion, et un type qui n’y connaît rien a annoncé :
bombe atomique ! Je n'y crois pas.
WEIZSÄCKER - Moi non plus. Ça voudrait dire qu’ils
ont réussi à séparer l’uranium-235 de l’uranium-238.
Comment ont-ils pu faire ? Ou alors, ils ont fait fonctionner
un réacteur pour faire du plutonium, et ils ont fait une
bombe avec.
Entre Gerlach.
GERLACH - C’est confirmé à la radio : il s’agit bien d’une
bombe atomique !
HAHN - J’avais raison, après la découverte de la fission,
de proposer que tout l’uranium connu soit coulé au fond de
la mer.
S’ils l’ont faite, vous êtes battus à plate couture, Heisenberg.
Vous n’êtes tous que des physiciens de seconde zone !
HEISENBERG - Je suis bien d’accord.
HAHN - Ils ont cinquante ans d’avance sur moi, sur nous
tous.
HEISENBERG - Je suis tout de même dubitatif. Ils ont
peut-être réussi à enrichir l’uranium en isotope-235,
suffisamment pour un réacteur, mais pour une bombe !
Quelques dizaines de kilos, oui, quelques tonnes, sûrement
pas !
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HAHN - Mais puisque c'est confirmé ! Vous disiez qu’il
ne fallait pas plus de quelques kilos pour faire une bombe.
C’est ce que vous avez dit aux militaires, non ? Vous ne
savez même pas ce qu’il en est, des tonnes ou des kilos ??
Heisenberg, ce n’est pas sérieux !
HEISENBERG - S’ils l’ont faite avec de l’uranium-235
pur, ou presque, on devrait comprendre comment. Ça ne
dépend que de la quantité qu’ils ont utilisée - 50, 500 ou
5000 kilos - mais nous ne connaissons pas l’ordre de
grandeur.
HAHN - En tout cas, ça ne peut pas faire des tonnes :
c’est en avion qu’ils l’ont transportée, pas en bateau !
HEISENBERG - Ils ont peut-être réussi à beaucoup
enrichir l’uranium en isotope 235 par une méthode de
séparation isotopique que nous ignorons.
HAHN - Ils ont dit à la radio que toute l’entreprise avait
coûté 2 milliards de dollars. Ils ont mis plus de 100 000
personnes à travailler dessus. Vous avez été des amateurs !
HEISENBERG - Nous n'aurions jamais eu le courage
moral de recommander au gouvernement de mettre 100 000
personnes à travailler uniquement là-dessus. Si les militaires
avaient dépensé 10 milliards de marks sans que ça marche,
nous aurions tous eu la tête tranchée.
GERLACH - Ils ont dû construire un modèle de spectro
de masse assez bon marché, je ne sais pas, disons 100
dollars pièce. Avec 100 000 spectros, ça peut marcher.
Nous aurions dû mettre plus de gens sur les différentes
méthodes de séparation.
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WEIZSÄCKER - … Et avoir plus de coopération entre
les différents centres. Nous avions une organisation
complètement morcelée. Certaines études se faisaient à
Berlin, d’autres à Hambourg, à Heidelberg ou Leipzig, et
encore dans une demi-douzaine d'autres centres, avec des
petits chefs partout. Les gens se battaient pour l’argent,
pour le matériel, pour récupérer des jeunes gens doués et les
exempter d’armée.
Les Américains sont vraiment capables de monter des
coopérations à des échelles fantastiques. Cela aurait été
impossible en Allemagne. Chacun disait que l'autre était
minable.
GERLACH - Vous ne pouvez pas dire ça, pas pour le
groupe travaillant sur l'uranium ! On ne peut pas imaginer
une coopération et une confiance plus grandes que dans ce
groupe. Vous ne pouvez pas dire que les gens se traitaient
de minables.
WEIZSÄCKER - Pas officiellement, bien sûr.
GERLACH - Et officieusement non plus ! Cessez de me
contredire. On ne peut pas dire devant ces Anglais qu'on n'a
pas essayé assez sérieusement. Ce n'est pas la même chose
de dire qu'on n’avait pas assez de moyens.
Il y a des choses dont nous pouvons parler entre nous. Mais
qui nous dit une fois pour toute que cet endroit n'est pas
truffé de microphones ?
HEISENBERG - Ils ne sont pas assez malins pour ça.
GERLACH - Mais pour faire la bombe, oui ?
HEISENBERG - Je ne crois pas qu'ils pratiquent les
méthodes de la Gestapo. De ce point de vue, ils sont un peu
vieux jeu.
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HAHN - En tout cas, s'ils nous écoutent, ils doivent bien
rigoler.
WEIZSÄCKER - Ne le prenez pas personnellement,
Gerlach. On vous a donné la direction générale du projet
trop tard.
GERLACH - Il y a un an et demi, je ne pensais pas que
nous pouvions encore gagner la guerre. Mais ne rien faire
m’était insupportable. Il fallait bien essayer de limiter les
dégâts. Nous ne pouvions pas juste attendre d’être détruits,
comme ça.
Puisque Hahn avait fait cette découverte, c’était normal
que nous soyons les premiers à l’utiliser, non ? Un réacteur,
ça pouvait servir à tout, pour une bombe ou pour l’énergie,
ça pouvait servir pour la propulsion des sous-marins, ou
pour plus tard. Mais maintenant c’est fini, nous ne sommes
plus rien, nous avons tout perdu. Quelle honte !
WEIZSÄCKER - Est-ce que nous tenions tellement à
réussir ?
GERLACH offusqué - Comment pouvez-vous dire ça !
Nous avons fait ce que nous avons pu. En tout cas, dans
mon centre, à Berlin, c’était comme ça.
C'est absurde de dire que nous ne n'avons pas voulu que
ça réussisse. Vous devez être encore plus secoué que moi.
WEIZSÄCKER - Cessez d’arborer cette mine de général
vaincu. Personne ne vous accule au suicide.
HAHN - Est-ce que vous êtes en colère parce que nous
n’avons pas fait la bombe à uranium ? Ou bien êtes-vous
démoralisé parce que les Américains l’ont faite avant nous ?
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GERLACH le regarde fixement un instant - Pourquoi me
posez-vous cette question, Hahn ? Vous connaissez très
bien la réponse. Vous me la posez parce que vous étiez en
marge des vraies responsabilités, vous. Vous pouvez
confortablement prétendre vous être confiné à la science.
C’est moi qui étais en charge de l’opération, c’est à moi
qu’on demandait des comptes, c’est moi qui devais en
rendre. Si les Américains l’ont faite, c’est qu’ils ont mieux
résolu les questions à résoudre, c’est que leur organisation a
mieux fonctionné que la nôtre. Ils ont mieux travaillé, quoi !
Il n’y a pas de quoi être démoralisé ?!
HAHN - Vous n’êtes quand même pas pour l’existence
d’une arme aussi monstrueuse que la bombe à uranium ?
Pour ma part, je suis ravi que nous ne l’ayons pas faite !
GERLACH en colère, à Heisenberg - Comment pouvionsnous la faire ? Nous ne savions même pas quelle était la
masse critique nécessaire pour faire une bombe !
HEISENBERG - Il y a un an, le ministère des Affaires
Etrangères m’a dit que les Américains avaient menacé de
lâcher une bombe à uranium sur Dresde, si nous ne nous
rendions pas rapidement. On m’a demandé si je pensais cela
possible, et j’ai répondu, en toute bonne foi : "Non."
GERLACH - Si on avait commencé assez tôt, on aurait
abouti à quelque chose. S'ils ont pu y arriver à l'été 1945, on
aurait peut-être eu assez de chance pour finir à l'hiver
1944/45.
WEIZSÄCKER - Le résultat, c'est qu'on aurait anéanti
Londres, mais on n'aurait toujours pas conquis le reste du
monde, et ils nous les auraient lâchées dessus.
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GERLACH - En tout cas, quand nous rentrerons en
Allemagne, on nous fera passer un sale quart d’heure. Nous
allons être accusés d’avoir été des incapables; pire, d'avoir
tout saboté. Je ne donne pas cher de nos vies. Vous savez, il
ne faut pas rentrer tout de suite, il faudra attendre un an ou
deux avant de retrouver nos familles.
HAHN - Gerlach, plutôt que de m’inquiéter de notre sort
lorsque nous rentrerons, c’est le sort actuel de nos familles
qui me préoccupe.
GERLACH - Moi aussi, pour qui me prenez-vous ?
Ce qui me terrifie le plus, c’est le sort de nos compatriotes
dans les zones sous contrôle russe. Que se passe-t-il à Berlin
? Ils n'ont sans doute rien à manger, tout doit être
désorganisé.
WEIZSÄCKER - Russes ou Anglo-américains, vous
savez, une armée qui s’avance en pays conquis n’est jamais
très recommandable pour les populations civiles,
particulièrement féminines. Nous-mêmes n’avons pas été
irréprochables, n’est-ce pas ?
GERLACH - C’était la guerre ! Maintenant que
l’Allemagne s’est rendue sans condition, ils ne peuvent pas
nous faire la même chose.
HAHN - Ma femme est fragile, je ne sais comment elle va
tenir sans avoir de nouvelles. Pourquoi nous interdire
d'écrire à nos familles ! Les Anglais nous traitent bien, c’est
d’accord, mais cette mise au secret est insupportable ! J'ai
envie de reprendre notre parole de ne pas quitter la
propriété et d'aller prévenir nos collègues à Cambridge.
HEISENBERG - En sautant par-dessus la sentinelle à
l’entrée du domaine ?
21
WEIZSÄCKER - Ils ne savent pas quoi faire de nous. Il
faut attendre que la situation politique s’éclaircisse.
HEISENBERG - Si l’on apprenait que nous sommes ici,
un journaliste plus malin que les autres viendrait tôt ou tard
faire une enquête. Il serait refoulé, bien sûr, mais ça ne
l’empêcherait pas de nous épier, de nous voir jouer dans le
jardin ou prendre le soleil, et de publier un article à
sensation sur le thème : des savants allemands nazis profitent de la
vie en Angleterre ; bacon and eggs au petit déjeuner etc. C’est ça
qu’ils veulent éviter.
!
GERLACH - Nazis ?! Mais je n’ai jamais été au Parti, moi
HEISENBERG - Et vous croyez que ça empêcherait un
journaliste d’écrire ce qu’il voudrait ?
GERLACH troublé - J’ai eu un demi juif comme assistant
jusqu’à la fin de l’automne 44. Il n’y avait pas de portrait
d’Hitler dans mon institut. Ils venaient sans cesse, pour dire
que nous devions acheter un portrait d’Hitler. Je disais
toujours : "Non, j’en ai déjà un." J’avais un tout petit
portrait que j’avais payé 5 pfennigs. Les nazis me traitaient
mal. Ils ont réduit mon salaire, et m’ont retiré mes crédits.
C’est pour l’Allemagne que j’ai travaillé, que peut-on me
reprocher ?
WEIZSÄCKER - Sacré Gerlach ! Ils ne pouvaient rien
contre vous ! Vous connaissiez Goering personnellement, et
votre frère était dans la SS.
GERLACH - Je ne l'ai jamais approuvé ! Qu'est-ce que
vous cherchez à me faire endosser ?!
22
WEIZSÄCKER - Je ne dis pas que vous approuviez, mais
vous étiez protégé. Ça vous a toujours amusé de provoquer
les gens, mais ça n’était pas qu’une affaire de conviction.
HAHN - Arrêtez de l'asticoter, Weizsäcker.
Silence.
HEISENBERG rêveur - La guerre sera peut-être finie pour
nous demain.
HAHN - Et le lendemain, on rentrera à la maison.
GERLACH - On ne rentrera jamais.
WEIZSÄCKER - Soyons heureux d'être encore en vie.
Fêtons la soirée dans cet esprit-là. Si on avait travaillé sur
une échelle plus grande, les Services Secrets Alliés nous
auraient assassinés.
Silence.
Et le professeur Gerlach serait un Obergrupenführer, jugé
comme criminel de guerre…
GERLACH à voix basse - Cessez de faire des remarques
aussi agressives.
Noir.
4. Farm Hall, 6 août 1945
HAHN - Rentrer. Je rentrerai avec 100 000 morts dans
mes valises.
C’est moi qui ai découvert la fission, et c’est cette
découverte qui a tué 100 000 japonais ce matin. Ils sont
morts sans voir la mort venir, sans savoir qu’ils allaient
mourir. Ils sont morts sans même laisser de trace ! Il y a eu
23
un éclair qu’ils n’ont pas eu le temps de voir, une chaleur
qu’ils n’ont pas eu le temps de ressentir, et leurs corps ont
été vaporisés. Ils ont tout simplement disparu, plus rien.
Et c’est moi qui suis à l’origine de cela, comprenez-vous ?
Comment vais-je faire pour vivre maintenant ? Dites-moi
comment il faut que je fasse pour continuer à vivre ?
WEIZSÄCKER - Hahn, ce n’est pas vous qui avez largué
la bombe, ce n’est pas vous qui avez donné l’ordre de le
faire…
HAHN - C’est moi qui l’ai rendue possible …
WEIZSÄCKER - … Ce n’est pas vous qui l’avez
construite, nom de Dieu ! Il fallait une volonté pour cela. Ça
n’a pas été la vôtre. Vous n’êtes pas coupable.
HAHN - Sans mon travail, rien de tout cela n’aurait eu
lieu…
HEISENBERG - Hahn ! Quinze jours plus tard, et c'était
un autre qui faisait la découverte ! Les Joliot-Curie, Fermi,
tous, ils avaient la fission dans leur données. Ils n’ont pas su
la voir, mais ça n’aurait pas tardé, vous pouvez en être sûr !
HAHN - Alors la culpabilité reposerait sur leurs épaules,
pas sur les miennes.
WEIZSÄCKER - Ils ne seraient pas plus coupables que
vous ! Vous avez découvert la fission, ce sont nos collègues
américains qui ont inventé la bombe. Découvrir ou inventer,
ce n’est pas la même chose.
HAHN - 100 000 disparus, Carl-Friedrich, 100 000 !
Cessez vos finasseries !
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WEIZSÄCKER - Hahn, il ne s’agit pas de finasseries!
Croyez-vous qu'ils dorment, là-haut, tous les autres retenus
ici avec nous ? Ils tremblent, ils ont peur, et ils ont honte !
Mais ils se cachent ! On nous observe, ici. Que croyez-vous
qu'il se passera, si l'un de nous se laisse aller ? Quand nous
sortirons d'ici, quel visage allez-vous présenter au monde ?
Nous représentons la physique allemande, et je vous interdis
de déraper !
Ecoutez-moi. Vouloir découvrir les lois du monde ne
dissimule aucun projet de destruction. L’homme a l’intuition
qu’il y a un ordre sous-jacent à l’infinie variété des choses.
Etre un bon scientifique, c’est avoir cet instinct-là
hypertrophié ! Mais ce qu’on découvre est déjà là, on ne le
crée pas, on cherche seulement à le comprendre.
Comprendre, c’est imaginer ce qu’on voit. Comment une
culpabilité pourrait s’accrocher à cela ?
Une invention, c’est autre chose. On invente avec une
intention, avec un but. La responsabilité, et la culpabilité
éventuelle, se constituent en même temps que l’intention se
matérialise dans l’objet qu’on invente. Vous n’avez pas
découvert la bombe, Hahn, vous avez découvert la fission !
Et tout le monde s’est dit : avec ça, on peut faire des
bombes. Mais l’idée de la bombe, Hahn, ce n’est pas encore
la bombe.
HEISENBERG - Celui qui découvre la métallurgie n’est
pas coupable du crime qu’un autre commet avec une lame.
Personne ne pensait qu’on pouvait briser le noyau atomique
! Mais il a fallu que vous, le chimiste, vous montriez que le
noyau d’uranium se cassait bel et bien pour que les
physiciens fassent entrer cette possibilité dans leur réflexion,
et c’est devenu tout naturel ! Chacun s’est demandé
pourquoi on n’y avait pas pensé auparavant !
Noir.
25
5. Institut Niels Bohr, Copenhague, 7 ans plus
tôt, 13 novembre 1938
Une salle de l'Institut Niels Bohr.
Hahn, fébrile, écrit des formules à la craie sur un tableau, devant
Meitner.
HAHN énervé - Tu veux te concentrer ?
MEITNER - Je suis concentrée : est-ce que tu as pu
t’occuper du transfert de mon compte et de mon
déménagement ?
HAHN - Lise…
MEITNER - Il n’y a que toi qui puisses faire quelque
chose, je n’ai personne à qui parler…
HAHN - Lise, je te parle de nos derniers résultats, à
Berlin, nous avons retourné les choses dans tous les sens, je
n’y comprends rien, et tu…
MEITNER exaspérée - Tu ne me réponds pas !
HAHN - Comment peux-tu dire ça ?
MEITNER - Hahnchen, j’ai été chassée de l’université,
forcée à quitter l’Allemagne, j’ai dû m’exiler à Stockholm ! Je
voudrais retrouver mes livres, mes meubles, mes
vêtements…
HAHN se résout à venir sur son terrain - Ils ne te laisseront
rien, Lise ! Il n'y a plus rien qui sorte d'Allemagne ! Quand
des gens ont la chance de pouvoir encore s'exiler et
n'emportent même qu'une simple trousse de toilette, les
26
douaniers inventent une taxe sur les brosses à dents pour
leur arracher leurs derniers marks !
MEITNER - Tu ne devrais pas hurler comme ça,
Hahnchen. Les gens vont penser que les Nazis ont
débarqué au Danemark.
HAHN - Et ça ne me soulage même pas.
MEITNER - Tu vois.
HAHN - Qu’est-ce que tu attends de moi ?
MEITNER - Je veux t’entendre dire que je te manque.
HAHN - Bien sûr que tu me manques ! Pourquoi crois-tu
que j’ai fait le voyage depuis Berlin ? Que je t’ai demandé de
venir de Stockholm ? Nos résultats sont impossibles à
interpréter ! J’ai trouvé un élément qui devrait être du
radium, mais la méthode d’identification ne fonctionne
pas…
MEITNER, comme pour elle-même - Comment avons-nous
pu travailler ensemble pendant trente ans ?
HAHN - Il faut que tu m’aides, Lise ! Nous sommes
toujours une équipe, n’est-ce pas ? Même si tu es à
Stockholm, et moi à Berlin…
MEITNER - Tu ne m’as pas vu depuis des semaines, et tu
ne m’as pas encore demandé comment je vais.
HAHN - Comment vas-tu ?
MEITNER - Mal.
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HAHN - Tu es bien installée à Stockholm ?
MEITNER - Non.
HAHN - Le laboratoire ?
MEITNER - Il est très beau, mais il est très vide. Pas de
pompes, pas de rhéostats, pas de condensateurs, pas de
multimètres – rien pour faire des expériences, et une
structure de travail extrêmement hiérarchique. Je flotte dans
ce laboratoire trop grand pour moi et qui ne me considère
pas comme un de ses membres…
HAHN - Tu es amère.
MEITNER - Non, pas vraiment. C'est juste
qu'aujourd'hui je ne trouve aucun sens à ma vie, et que je
suis très seule.
Elle soupire.
Ce qui me fait le plus mal, c'est que les jeunes
collaborateurs de l'Institut, à Berlin, puissent perdre leur
confiance en moi. Ils doivent sûrement penser que j'ai fui
mes responsabilités et que je les ai abandonnés dans le
pétrin.
HAHN - Mais est-ce que tu as la moindre idée des
développements récents à l'Institut ? Tu t'imagines vraiment
qu'on puisse penser que tu as déserté ? Tu es un peu trop
optimiste sur notre situation à Berlin.
MEITNER véhémente - Si tu ne leur dis pas clairement qu'il
était impossible pour moi de rester, que le ministre, que le
directeur ont exigé ma démission…
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HAHN - Il y a des gens qui lorgnent sur ma place à la tête
du département de Chimie ! Je m'attends à être remplacé du
jour au lendemain ! Tu ne penses qu'à toi !
MEITNER - Tu n'as pas le droit ! Aucune journée ne
passe sans que je pense à toi et à Edith, à notre amitié, à
notre travail en commun et à l'Institut. Mais je n'en fais plus
partie…
Elle s'émeut.
Tout ce travail a été pour moi la plus belle part de ma vie,
et mes contributions sont systématiquement gommées en
Allemagne. Je n'ai plus de futur, est-ce que mon passé va
m'être volé aussi ? Je n'ai rien fait de mal, pourquoi devraisje être traitée soudainement comme une non personne ?
HAHN - Parler de tout cela n'a pas grand sens. Les faits
sont les faits, on ne peut pas les changer…
Soudain très ému.
… Ne fais pas attention. Ça m'arrive tout le temps. Je parle,
je parle, et tout d'un coup, en plein milieu d'une
conversation, vlouff ! Les vannes s'ouvrent toutes seules.
Il rit et pleure en même temps.
C'est totalement incontrôlable. Il n'y a rien à faire, il faut
juste attendre que ça s'arrête... C'est très embarrassant…
Oh ! Je suis tellement épuisé…!
Elle le prend dans ses bras.
Mon fils Hanno vient d'être mobilisé dans les Jeunesses
Hitlériennes…
MEITNER - Mon Dieu ! Edith a dû être bouleversée!
HAHN - Elle a fait une dépression nerveuse. Entre cette
nouvelle et toute l'agitation liée à ton départ… Elle est dans
un sanatorium depuis des semaines…
MEITNER - Tu ne m'as rien dit !
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HAHN - … J'ai appris que mon nom figurait sur une liste
dans une exposition antijuive… Je n'arrive pas à savoir si
c'est une erreur ou une menace.
MEITNER pleure - Calme-toi. Nous sommes à
Copenhague. En sécurité… Nous pouvons travailler, ici.
Ne nous fâchons pas, tu veux ? Nous voulons nous aider,
nous ne voulons pas rendre les choses plus difficiles l'un
pour l'autre qu'elles ne le sont déjà.
Silence. Elle renifle.
Ce radium, que tu ne trouves pas…
HAHN - Un noyau d’uranium qui a absorbé un neutron
devrait donner du radium après émission de deux alpha.
MEITNER - Hahnchen, c’est impossible, il n’a pas assez
d’énergie pour se débarrasser de deux alphas en cascade…
Tu as envisagé la possibilité que ce ne soit pas du radium ?
Silence.
HAHN - Répète ça ?
MEITNER - As-tu envisagé la possibilité que ce soit autre
chose que du radium ?
HAHN - Que veux-tu dire ? Ça n'a pas de sens…
MEITNER décidée - Il faut que tu recommences tout. A
Stockholm, je ne peux rien faire, je n'ai pas le matériel.
HAHN - Une nouvelle série d'expériences ?
MEITNER - Nous devons être sûrs des résultats. Ce n'est
pas la peine de se perdre en conjectures.
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Quand dois-tu rentrer à Berlin ?
HAHN - Ce soir.
Silence.
MEITNER - J'ai toujours la bague que tu m'as donnée
quand j'ai quitté l'Allemagne.
HAHN - Je te l'avais donnée pour que tu la vendes au
besoin.
MEITNER - J'aurais plutôt marché pieds nus.
HAHN - Elle me vient de ma mère.
MEITNER - Je peux te la rendre, à présent.
HAHN - Non. Garde-la.
MEITNER - Généralement, on offre une bague à une
femme pour la retenir, pas quand on sait qu'elle doit
s'enfuir. Qu'est-ce que Edith va penser ?
HAHN - Que la bague te va bien.
MEITNER - … Merci.
Noir.
6. Institut Niels Bohr, Copenhague, 13 novembre
1938
Un couloir de l'Institut, au même moment.
Weizsäcker et Teller.
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TELLER - Alors ils t'ont laissé sortir.
WEIZSÄCKER - Teller, je vais et je viens comme je veux
! L'Allemagne n'est pas une prison !
TELLER - Tout dépend du point de vue où l'on se place
par rapport à l'idée qu'on s'en fait, Weizsäcker. Ça doit aider
d'avoir un père aux Affaires Etrangères.
WEIZSÄCKER - J'ai appris que tu avais accepté un poste
à l'Université de Washington.
TELLER - L'Amérique est un pays libre.
WEIZSÄCKER - C'est loin de ta Hongrie natale, Teller.
TELLER - Tu te rappelles cette photo de 1933, dans la
salle de conférence ? Tu dois avoir à peine plus de vingt ans.
Au premier rang, Bohr et Heisenberg. Nous sommes juste
derrière, toi et moi, l'un à côté de l'autre.
WEIZSÄCKER - Est-ce que nous étions amis ?
TELLER - Oui. Bien sûr. Comment va ta femme,
Weizsäcker ?
WEIZSÄCKER - Bien, bien. Je te remercie… Elle est
enceinte. Nous venons de l'apprendre.
TELLER - Mazel Tov.
WEIZSÄCKER - Il hésite. Je cherche le professeur Hahn.
TELLER - Il est avec le professeur Meitner. Je
t'accompagne.
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WEIZSÄCKER - Je te remercie, je ne vais pas les
déranger. Ce n'est pas si urgent.
TELLER - Ils ont fini, je crois.
WEIZSÄCKER gêné - Vraiment, je t'assure, Teller.
TELLER - Ça lui fera plaisir de voir un de ses anciens
collaborateurs.
WEIZSÄCKER - N'insiste pas !
Teller acquiesce et s'apprête à sortir.
TELLER - Tu sais, Weizsäcker, c'est Copenhague, ici, pas
Berlin. Tu peux aller dire bonjour à Lise Meitner, si tu veux.
Aucun SS ne va regarder par-dessus ton épaule parce que tu
parles à une juive.
WEIZSÄCKER - Je n'ai jamais dit que j'avais un
problème avec ça.
TELLER - Tu n'as jamais dit le contraire.
WEIZSÄCKER - Tu ne comprends pas.
TELLER - Bien sûr que je ne comprends pas ! Mais je
suis sûr que tu l'évites pour de nobles raisons qui n'ont rien
à voir avec la pureté de la race !
WEIZSÄCKER - Elle a quitté l'Allemagne !
TELLER - Elle a sauvé sa vie ! Depuis la venue des Nazis
au pouvoir elle avait accepté toutes les humiliations pour
rester, pour continuer à faire de la physique. Et elle a été
chassée de l'Université !
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Ça ne vous fait rien de voir les départements pris d'assaut
par une bande de médiocres en chemise brune, qui
menacent des gens comme Hahn ou Von Laue ?
WEIZSÄCKER - Ils ont besoin de Hahn.
TELLER - Je te rassure, je ne me fais pas vraiment de
souci. J'apprécie particulièrement votre façon muette,
silencieuse et inaudible de critiquer le régime.
WEIZSÄCKER - Il n'y a rien à dire. Il faut accepter ou
partir.
TELLER - Alors partez !
WEIZSÄCKER - C'est facile à dire, pour toi ! Vous
n'avez jamais eu le choix !
TELLER - Vous… les juifs ? Depuis mon enfance, on m'a
fait comprendre que mon avenir n'est pas là où je suis. Mon
père lui-même m'a dit : "Pars ! Il n'y a pas d'avenir pour toi
ici !". Aujourd'hui, j'ai laissé le Vieux Continent derrière moi.
Je suis Américain.
WEIZSÄCKER - Je suis Allemand. C'est mon pays.
TELLER - Et Meitner, elle n'est pas autrichienne avant
d'être juive ? Attends, que je réfléchisse… Ah non, tiens,
l'Autriche n'existe plus. Vous avez anschlussé son pays. Une
victime collatérale du grand rêve pangermaniste ?
WEIZSÄCKER - Qui utilise le vous, maintenant ? Tu crois
que l'Anschluss me satisfait ?
TELLER - Oui.
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WEIZSÄCKER - Tu crois que je n'ai pas peur ?
TELLER - Non.
Silence.
WEIZSÄCKER - Nous avons une responsabilité morale.
C'est notre devoir de rester.
TELLER - Non. Vous avez le devoir de dénoncer ce qui
se passe en Allemagne.
WEIZSÄCKER - Nous devons sauver ce qui peut l'être.
Il nous reste la physique. La bonne science, c'est pour
toujours, et elle est universelle.
TELLER - Mais pas allemande. Tu restes pour participer
à la brillante élaboration de la science aryenne ?
WEIZSÄCKER - Tu caricatures.
TELLER - Heisenberg a été attaqué pour diffusion de la
relativité, une théorie ignoble inventée par un juif aux doigts
crochus ! Si les scientifiques allemands qui marchent au pas
de l'oie sont incapables de comprendre la relativité ou la
théorie des quanta, ils ne devraient pas ériger leur ignorance
crasse en instance de censure !
WEIZSÄCKER - Ils se ridiculisent.
TELLER - Nous avons passé le stade du ridicule depuis
longtemps ! Ce sont des gens dangereux !
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WEIZSÄCKER - Nous avons réagi. Nous avons réussi à
convaincre les autorités que l'avenir de l'Allemagne dépend
de l'indépendance de la recherche.
TELLER - Ça ne leur coûte pas grand-chose, il n’y a plus
un livre d'Einstein à brûler dans toute l'Allemagne. Et en
échange, vous avez entériné la disparition des libertés
publiques et la persécution des juifs ? C'est ça, l'avenir de
l'Allemagne ?
WEIZSÄCKER - Tout ça est provisoire.
TELLER - "Certain que la pureté du sang allemand est la
condition nécessaire pour assurer la vie du peuple allemand
et animé par la volonté inflexible d'assurer l'avenir de la
nation allemande…"
WEIZSÄCKER l'interrompt - Oh, si tu me balances les lois
de Nuremberg à la figure…
TELLER - Je ne les ai pas écrites !
WEIZSÄCKER - Moi non plus !
TELLER - Tout ça est provisoire ?
WEIZSÄCKER - … Oui.
TELLER - Jusqu'à la guerre. Et alors, quoi ?
WEIZSÄCKER - Alors nous allons devoir commencer à
travailler sans vous.
TELLER - Encore ce vous…? Avant-hier, les SA ont lancé
un assaut nocturne contre les juifs de Berlin. Des centaines
de personnes ont été tuées chez elles. Des milliers ont été
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arrêtées et envoyées on ne sait où. Personne n'a réagi. Il faut
dire que les SA ont fait les choses discrètement. Ils ont cassé
toutes les vitres des fenêtres des maisons, les devantures des
magasins, la vaisselle. Et les Berlinois ont ronflé pour
couvrir le bruit. Alors les SA se sont mis à tuer. Et les
Berlinois ont fermé les yeux très fort, pour ne pas entendre
les cris d'agonie de leurs voisins et de leurs amis.
Mais il faut croire que les oreilles n’ont pas de paupières.
Parce que le lendemain, les autorités ont condamné les
survivants à payer une amende pour tapage nocturne.
Tapage nocturne ! Alors qu'on les assassinait dans leurs lits !
Pourquoi tu ne rentrerais pas les protéger, ceux-là ?
Silence.
WEIZSÄCKER - Ce qui se passe en Allemagne ne
regarde pas le reste du monde.
Weizsäcker sort.
Noir.
7. Stockholm, 1er janvier 1939
Meitner est seule en scène.
Elle écrit une lettre.
MEITNER - 1er janvier 1939, Cher Otto, Je commence la
nouvelle année en t'écrivant cette lettre. Puisse-t-elle être
une bonne année pour nous tous.
Tes résultats sont fascinants. Il n'y qu'une seule
explication : l'uranium se casse en deux sous l'effet d'un
neutron pour donner du baryum. C'est lui dont tu as mesuré
la radioactivité. Nous avons trouvé le mécanisme. Il est
simple et superbe.
J'ai appris que tu avais envoyé ton papier avec vos
résultats expérimentaux à Natürwissenschaften, sans m'en
37
parler. Je sais que tu publieras sans moi, désormais. Je suis
une intouchable, suspendue entre un passé disparu et un
futur dont je ne sais rien et qui me terrifie. Mais, crois-moi,
même si je me trouve loin de toi, et les mains vides, je suis
heureuse de cette découverte magnifique.
Gamow avait décrit le noyau atomique comme une goutte
liquide. Je l'identifie aujourd'hui plutôt à une cellule. Elle
semble tout d'abord une et indivisible, mais la logique du
vivant veut qu'elle se sépare bientôt en deux entités
indépendantes… et irréconciliables. Nous avons demandé à
un biologiste le nom de cette division cellulaire : la fission.
Voilà. Le nom me paraît approprié.
Les fragments acquièrent lors de la fission une énergie
colossale, avec laquelle ils se repoussent violemment. Cette
énergie correspond à une perte de masse. La somme des
fragments est inférieure au noyau initial. Je sais que comme
moi, tu ne pourras t'empêcher d'apprécier l'ironie de la
chose. En d'autres termes, tu me manques.
Plus j'y pense, et plus ce phénomène s'impose comme une
image fragmentée où je vois notre reflet à toi et à moi et
celui du monde qui s'apprête à se déchirer chaque jour un
peu plus.
Cette énergie nucléaire si gigantesque ne correspond à rien
de connu jusqu'à présent. Si on peut la récupérer, on peut…
On peut tout imaginer. On peut illuminer des villes entières,
et les chauffer… On peut faire avancer des trains, des
bateaux… On peut… On peut faire des bombes.
Elle froisse la lettre et la jette.
Noir.
8. Farm Hall, 6 août 1945
Heisenberg, Weizsäcker et Hahn, pensifs.
38
HEISENBERG - Nous devions inventer la bombe.
Puisque j’avais décidé de rester, de ne pas accepter les offres
d’émigrer, autant valait prendre la direction du projet.
WEIZSÄCKER - Si ça ne menait à rien, nous n'étions pas
compromis, si le projet aboutissait, autant qu'il soit dans les
meilleures mains.
HEISENBERG - Partir ? Dès qu’Hitler est venu au
pouvoir, dès qu’ils ont commencé à renvoyer les juifs de
leur positions universitaires, certains collègues, à Leipzig,
ont proposé de démissionner de nos fonctions, de montrer
que nous n’étions pas d’accord, de dire que c’était mauvais
pour l’Allemagne, pas seulement pour son image extérieure,
mais parce que nous nous privions de bons scientifiques. Je
me suis dit qu’il fallait aller voir Max Planck, à Berlin, pour
savoir ce qu’il pensait de tout cela, pour recevoir le conseil
de celui qui était une figure de référence pour tous. Planck,
c’était l’enracinement dans la culture allemande, la
préoccupation du bien de l’Allemagne, la rigueur morale, la
modestie, l’honnêteté, la profondeur de vue.
Il venait d’avoir une entrevue avec Hitler, justement pour
tenter de lui faire comprendre que cette politique raciale
était néfaste. Hitler s'était mis à crier des phrases insensées
sur la décomposition de la vie spirituelle, à hurler qu’il fallait
que cela cesse. Planck revenait complètement découragé, en
pensant qu’on n’échapperait pas à une catastrophe. Je lui ai
dit : "A Leipzig, nous envisageons de démissionner." Il m’a
répondu que c’était trop tard, que ça soulagerait peut-être
nos consciences, mais qu’en réalité ça ne ferait que nous
déconsidérer, nous. Et en plus ça pouvait être dangereux.
Démissionner, ça voulait dire se couper du destin de
l’Allemagne. C’est lui qui m’a conseillé de rester, et de
former, comme il disait, des îlots de stabilité, de maintenir
pour les jeunes une tradition de bonne science. Ça serait
utile quand les choses se calmeraient. Les périodes de
39
mutations politiques radicales sont toujours excessives, mais
ça ne dure pas. Il avait raison, le vieux Planck ! Est-ce qu’on
quitte sa famille lorsque quelqu’un est malade ? Honte à
celui qui est capable d’une telle lâcheté ! On reste, et on
tente de soigner du mieux qu’on peut !
Entre temps, eh bien, oui, il faudrait saluer en levant la
main, apposer la formule Heil Hitler ! sur le courrier officiel.
Mais ça n’était qu’une formule, non ? Il suffirait de
l’interpréter comme quelque chose du genre : Va au diable
!… Heil Hitler ! Va au diable ! Etait-ce si grave ?
C’est ce que j’ai dit aussi à Fermi, quand je l’ai vu en juillet
39, aux Etats-Unis. C’était à Ann Harbor, pour la
conférence sur les rayons cosmiques. Fermi m’a proposé de
rester, comme lui ; on pourrait facilement me trouver un
poste. Je lui ai dit que cela faisait plusieurs années que j’avais
pris la décision d’assumer les catastrophes par lesquelles
passerait l’Allemagne, et que la question pour moi était
simplement de m'y tenir.
La victoire de l’Allemagne… Au début, je n’y croyais pas, la
supériorité matérielle des Alliés était tellement plus grande !
Mais il y avait chez Hitler une force que les vieux
conservateurs qui ne l’aimaient pas ne comprenaient pas.
Comme ton père, tiens. Il n’aimait pas Hitler, mais il ne
comprenait pas ce qui faisait vibrer les jeunes et leur faisait
faire des miracles. C’est vrai que nous y étions aussi
sensibles, à cette force, à cet appel à l’abnégation, à l’ivresse
de la discipline consentie, au projet collectif… Alors quand
l’occupation de la Pologne s’est avérée si facile, quand la
France s’est rendue après si peu de combats, je me suis dit
qu’après tout, nous étions peut-être sur la bonne voie.
N’était-il pas possible que l’Allemagne gagne cette guerre
rapidement, que la Russie se débarrasse des Soviets, qu’on
apprenne à tous ces peuples de l’Est à se gouverner, et
qu’on passe rapidement à la phase d’après ?
C’est pour cela que nous sommes allés, toi et moi, voir
Bohr, à Copenhague, en décembre 41, souviens-toi. Pour lui
40
dire que l’Allemagne allait gagner, c’était clair, non ? Et que
par conséquent il fallait dès à présent se situer dans le cadre
de la collaboration qui s’en suivrait. Quand il m’a parlé de la
violence de notre occupation de la Pologne, je lui ai fait
remarquer qu’en France, les choses s’étaient déjà mieux
passées… Mais bon, nous travaillions sur la bombe,
j’imaginais que les Américains y travaillaient aussi, avec
l’aide de tous les scientifiques de chez nous réfugiés là-bas,
et je voulais lui demander comment il voyait notre victoire
prochaine. Mais dès que je lui ai dit que je pensais qu’une
bombe était possible, il a coupé court à la conversation,
effrayé, et l’entrevue s’est arrêtée là.
C’était un échec, mais en partant, je me suis dit que nous
devions être plus avancés que les Américains, sinon
pourquoi Bohr aurait-il montré une telle frayeur ?
Mais ils ont largué la bombe. Que nous reste-t-il, à nous,
dorénavant ?
Hahn et Weizsäcker l'écoutent attentivement, silencieux et immobiles.
Hahn sort.
Noir.
10. Farm Hall, 6 août 1945, le soir
Hahn rentre dans la pièce, agité.
HAHN - Je viens de parler avec Gerlach. Il sanglote dans
sa chambre. Il menace de se tirer une balle dans la tête.
WEIZSÄCKER - Ça ne l’engage pas à grand-chose : nous
sommes prisonniers et sans armes…
HAHN - Il est vraiment au désespoir ; il faut faire
attention à son état mental. Pourquoi est-il si contrarié ? Je
ne comprends pas comment il réagit.
41
HEISENBERG - Il l’a dit. Je crois qu’il s’est rendu
compte des crimes commis par le régime, mais il ne pouvait
se sortir de l’idée qu’une défaite du régime serait avant tout
une défaite de l’Allemagne. C’est pour cela qu’il voulait
vraiment la victoire. J’y ai cru moi-même, pendant un
moment. Pas vous ?
HAHN - Pas depuis longtemps, en tout cas. Je travaillais
pour l’Allemagne comme lui, et c’est pour l’Allemagne que
j’essayais de m’habituer à l’idée de souhaiter notre défaite.
WEIZSÄCKER - C’était un souhait facile à exaucer,
n’est-ce pas ? Le mot était interdit, mais il était dans
beaucoup d’esprits. N’était-ce pas tout simplement une
façon de vous adapter à l’inéluctable ?
HAHN détournant la conversation - Heisenberg, les
Américains ne peuvent pas faire une bombe comme ça par
semaine ?
HEISENBERG - Non… En fait… Je ne sais pas, je n’ai
jamais fait le calcul de la masse nécessaire pour faire une
bombe. J’avais une vague estimation qui me donnait des
tonnes, je vous l’ai dit. Je n’ai jamais pensé qu’on pourrait
avoir de l’uranium-235 pur, alors pourquoi courir après les
détails ?
HAHN - C’est effrayant que les Américains aient fait
exploser cette bombe. C’est une folie de leur part.
HEISENBERG - On peut aussi bien dire que c’est la
façon la plus rapide de mettre fin à la guerre.
A Hahn. N’est-ce pas ce que vous vous êtes dit pour
l’utilisation des gaz de combat en 1914 ?
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WEIZSÄCKER répondant à la place de Hahn - Peut-être,
mais qui nous dit que cela n’ouvrira pas à l’avenir des
conflits bien plus meurtriers ? Rien n’est prévisible, dans ce
domaine.
Silence.
Mais nous n’avons pas réussi, et c’est une bénédiction !
Silence.
HEISENBERG - Explique–toi.
WEIZSÄCKER - Est-ce que nous tenions tellement à
réussir ? N'avons-nous pas été intellectuellement bridés par
le fait que nous ne désirions pas au fond de nous-mêmes la
victoire des nazis ? Au fond, cette bombe, nous ne l’avons
pas faite parce que nous n’y tenions pas vraiment. Si nous
avions vraiment voulu que l’Allemagne gagne, nous y
serions parvenus aussi.
HAHN - Vous vous accommodez de votre échec
scientifique à bon compte, Weizsäcker ! Le réacteur, c’était
bien pour fabriquer du plutonium, non ?
WEIZSÄCKER - Croyez-moi, c’est très bien que ça se
soit passé comme ça s’est passé. Messieurs, ce qui fait notre
force maintenant, c’est que nous pouvons être des non Nazis
!
Silence.
Il semble soudain qu'un poids énorme vient d'être enlevé de leurs
épaules.
HEISENBERG - Je crois que Weizsäcker a raison. Nous
n’avons pas réussi, et puisque l’Allemagne est vaincue, au
moins n’aura-t-elle pas cette tache sur elle. Et nous non
plus.
43
WEIZSÄCKER - Nous ne sommes plus en cause. Cette
bombe, construite contre nous, a été larguée sur les Japonais
pour avertir Staline ! Les Soviétiques ne doivent pas encore
l’avoir. Si les Américains et les Anglais étaient de bons
impérialistes, ils s’en serviraient pour attaquer Staline dès
demain. Mais ils ne vont pas le faire. Ils vont s’en servir
comme arme politique. Bien sûr, c’est une bonne chose,
mais la paix qui en résultera ne durera que jusqu’à ce que les
Russes l’aient. Et après ? Après, il y aura la guerre.
HEISENBERG - L’Allemagne sera de toute évidence
sous influence anglo-américaine. J'imagine qu'ils ne nous
considèrent plus comme de dangereux ennemis, d’ailleurs.
HAHN un peu déçu - Non, mais dès lors que nous cessons
d'être dangereux, nous cessons d'être intéressants.
HEISENBERG - On ne peut pas tout avoir, hélas.
Noir.
11. Farm Hall, 16 novembre 1945
Le jour se lève.
Weizsäcker et Heisenberg prennent leur petit déjeuner, avec des œufs
au bacon.
Gerlach entre, tout guilleret, en brandissant des journaux.
GERLACH - On vient de lui attribuer le prix Nobel de
chimie pour l’année 44 !
WEIZSÄCKER - A Hahn ? Pour la découverte de la
fission ?
HEISENBERG - C’est sûr ? C’est vraiment confirmé ?
44
GERLACH - Les journaux disent qu’il est attribué
seulement cette année parce qu’Hitler avait interdit à
quiconque en Allemagne de recevoir le Nobel. L’attribuer
cette année, c’est une façon de dire que la guerre est finie.
Il rit.
Mais ils disent aussi qu’ils ne savent pas où est Hahn !
HEISENBERG - Comment l’Académie des sciences
suédoise saurait-elle même s’il est vivant ?
Entre Hahn, radieux.
HAHN - Mais je veux bien aller leur dire, moi, que je suis
vivant. Alors vous connaissez la nouvelle ?
TOUS - Bravo … bravo !
La lumière s'éteint brutalement. Hahn reste seul.
La silhouette de Meitner apparaît de l’autre côté de la scène.
HAHN - Lise, tu n'es pas vraiment le fantôme type de ces
vieux manoirs anglais…
MEITNER - On n'y trouve que ceux qu'on amène avec
soi. Et il fallait bien que je sois là pour ton couronnement !
Qui mieux que moi peut témoigner de ce qu’a été ta vie
scientifique ?
Te souviens-tu de notre première rencontre ?
HAHN - Mais… Evidemment, Lise, c’était en… mille
neuf cent…
MEITNER - 1907. Nous avions tous les deux 28 ans.
HAHN - Oui, c’est ça, tu venais d’arriver à Berlin…
45
MEITNER - Tu sais, si Planck m’a prise comme
assistante, c’est bien à cause de nos premiers travaux. Ça
n’était pas si commun pour une femme. J’étais la première
en Prusse, la seconde dans toute l’Allemagne ! Et obtenir
cela de Planck, ça n’était pas mal, n’est-ce pas ? Il pensait
que la Nature avait dédié la femme à la maternité et aux
tâches d’intérieur.
Les Amazones ? Des espèces de monstres, y compris les
amazones intellectuelles, alors pas question de jouer avec les
lois naturelles en attirant les femmes vers l’Université. Mais
il disait aussi que lorsqu’un monstre se présentait, doué pour
la physique théorique, il était injuste de lui refuser par
principe de développer ses talents. J’ai été son monstre,
Otto. Un monstre vraiment monstrueux, puisqu’après
m’avoir prise comme assistante, il m’a chargée de constituer
un laboratoire de physique au sein de l’Institut de Chimie.
HAHN - Où veux-tu en venir, Lise ?
MEITNER - Sais-tu qu'en Suède, les journalistes ne me
considèrent pas plus que comme une de tes assistantes ?
HAHN - Lise, c’est le jury Nobel qui… Je n’y suis pour
rien, tu sais…
MEITNER - Je sais. Je suis une femme. Je suis un
monstre. Ce n'est pas ta faute, ni la mienne. Toutes mes
félicitations ! Je suis très heureuse pour toi !
HAHN - Tu sais ce que je crois ? Tu ne m'en veux pas de
recevoir le crédit de la découverte.
MEITNER - Non ?
HAHN - Non. Tu t'en veux à toi-même d'être partie si
tard d'Allemagne ! Je ne t'ai pas forcé la main ! Pourquoi estu restée ?
46
MEITNER - C'est moi-même qui t'ai invité à travailler sur
le noyau ! Je t'ai guidé, je t'ai soutenu ! C'est moi qui ai
interprété les résultats de la fission !
HAHN - Tu pouvais partir avant que les Universités
occidentales soient envahies par les réfugiés du nazisme, et
que tu n'obtiennes que des miettes ! Pourquoi es-tu restée ?
MEITNER - Parce que nous étions imbattables !
Le sort de Haber aurait dû m'alerter. Mais j'étais comme
atteinte d’une paralysie de l’esprit. Haber a été mal
récompensé, après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, tu ne
trouves pas ?
Fritz Haber, prix Nobel de chimie, sans lequel l’armée
allemande n’aurait pas tenu un an faute d’explosifs,
responsable des gaz de combat, dont la femme se suicide
parce qu’elle ne supporte pas que son mari aille en examiner
les effets sur les champs de bataille; Haber cherchant à
extraire l’or de l’eau de mer pour payer les réparations
exigées par les Alliés, juif qui se convertit, fait baptiser ses
enfants, à qui l’on demande de purger son Institut des
savants juifs, Haber qui s’entend dire par le Ministre de
l’Education qu’il faut placer une nouvelle génération
d’aryens dans les universités sous peine de perdre le futur,
Otto, perdre le futur…
Haber renvoyé purement et simplement en 33, et qui
meurt en Suisse, quelques mois plus tard, détruit, seul. Crise
cardiaque, fini.
Tu l'avais bien connu, pendant la Grande Guerre… Deux
patriotes effrénés au service de l'Allemagne.
HAHN - Je n’avais pas demandé à travailler sur les gaz de
combat, Lise. On m’avait affecté là. Presque tout le labo
s’était converti vers la recherche militaire.
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Nous avions l’espoir que cela terminerait la guerre plus
rapidement.
MEITNER - Comme la bombe aujourd'hui ?
HAHN - Les Français et les Anglais avaient déjà
commencé, alors personne n’a eu d’état d’âme, il fallait bien
se défendre !
MEITNER - La femme de Haber a eu des états d’âme,
elle. Elle n’a pas supporté.
HAHN agacé - Pourquoi remuer de si désagréables
souvenirs, Lise ?
MEITNER - C’est toi qui as pris la place de Haber à la
tête de l’Institut comme directeur intérimaire.
HAHN - Que pouvais-je faire d’autre que d’accepter ?
Planck me l’avait lui-même demandé. Au moins n’avionsnous pas un membre du Parti à la tête de l’Institut…
MEITNER - Otto, tout ce qu’on t'a laissé faire, c’est ce
qu’ils avaient demandé à Haber : purger l’Institut ! Après ils
ont nommé un membre du Parti !
HAHN - Mais nous avons pu continuer à travailler, à
choisir nos collaborateurs. C’était cela, ma ligne de conduite,
trouver les moyens de continuer à faire de la science.
Pendant que Meitner parle, la lumière qui éclaire Hahn s’éteint
progressivement.
MEITNER - Et de la bonne science, comme Joliot et
Curie en faisaient à Paris, et Fermi et son groupe à Rome. Il
n’y avait pas beaucoup de monstres féminins, dans les
48
réunions au sommet ! Irène Curie et moi, c’est tout. J’ai
conservé une photo du congrès de 1933 : je suis juste entre
de Broglie et Chadwick, Irène est entre Schrödinger et Bohr.
Ah, nous sommes bien entourées!
C’est ce qui m’a aveuglée: une partie de moi qui continuait
comme avant, le travail, la vie scientifique, les soirées
musicales chez Planck, notre vie comme toujours !
Et par delà cette partie de moi qui travaillait et enregistrait
les une après les autres les mesures discriminatoires sans
rien comprendre, une autre partie de moi, sourde, enfouie,
s’alarmait et m’empêchait de plus en plus souvent de
dormir. Je t'ai souvent dit alors, souviens-toi : tant que c’est
nous qui avons les insomnies et pas vous, les choses ne
s’arrangeront pas en Allemagne. Mais vous n’avez pas eu
d’insomnie, vous ne vouliez pas voir, c’était trop
inconfortable.
Vous avez tous travaillé pour l’Allemagne Nazie, et vous
n’avez pas même tenté de résistance passive. Je t'accorde
que, pour soulager vos consciences, vous avez aidé des
personnes opprimées ici ou là, mais des millions de gens ont
été assassinés sans aucune protestation.
Lorsque j’ai entendu à la radio le rapport des Alliés au
sujet de Belsen et Buchenwald, j’ai éclaté en sanglots, et j’ai
sangloté comme ça toute la nuit, ça coulait tout seul, je ne
pouvais pas m’arrêter. On devrait prendre un homme
comme Heisenberg et des millions comme lui, et les forcer à
regarder ces camps et ces gens martyrisés.
La lumière qui l’éclaire s’éteint.
Silence.
HAHN - Nous ne sommes plus rien, nous sommes
anéantis. Quelle dérision. Quel gâchis !
Silence.
Nous sommes vivants, il ne nous reste que d’être vivants.
Ma tête fonctionne, les images affluent dans mon cerveau,
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comme d’habitude, je sens battre mes tempes, je sens mes
mains prêtes à saisir, toute la machine de la vie bruit
sourdement en moi, ça circule, ça marche tout seul. Il se lève
brusquement. Alors ou j’arrête tout ça, une bonne fois, ou
nous recommençons quelque chose !
Silence. Il s’agite.
Un acte de renaissance, nous avons besoin d’un acte de
renaissance. La culpabilité ? L’aveu de culpabilité que
demande Lise peut-il être…? Il grince des dents. Mais on nous
la retournerait à chaque instant, cette culpabilité ! Ça nous
clouerait le bec à tout jamais !
Heisenberg, Weizsäcker et Gerlach sont entrés.
WEIZSÄCKER - Est-ce bien ce que nous demande la
communauté internationale, d’ailleurs ? Ils vous ont donné
le prix Nobel, après tout ! A vous, à vous seul !
HAHN hésitant - Et d’ailleurs, c’est quand Meitner a été
partie qu’on a fait la découverte. Eh oui ! Peut-être étionsnous influencés, subrepticement, sans nous en rendre
compte, par ce que la physique proclamait. Ces choses-là
sont subtiles, être capable de voir quelque chose auquel on
se s’attend pas, c’est très fragile, ça, un rien peut vous
bloquer, un rien peut détourner la bonne idée qui essaie de
se frayer un chemin jusqu’à votre conscience !
C’est vrai que tout le programme, nous l’avions préparé
ensemble, et même après son départ de Berlin. Mais le fait
est là, c’est en son absence qu’on a conclu.
HEISENBERG - Et puis ce prix, c’est aussi un message à
l’Allemagne ! Une façon de lui dire : "La guerre se termine,
nous oublierons d’une façon ou d’une autre cet épisode
monstrueux… Vois ! Nous sommes prêts à célébrer l’un des
tiens d’une des plus hautes distinctions qui soit, nous
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sommes prêts à t’accueillir, à ce que tu reviennes dans le
giron des démocraties."
HAHN - Et c’est à travers ma personne que ce message
est délivré au pays tout entier. Puis-je m’en détourner ? Ai-je
le droit de ne pas le prendre ? Nous sommes restés pour les
jeunes, pour que, des îlots que nous avons continué à
animer, surgisse une génération de scientifiques aptes à
relancer la science allemande. Faudrait-il renoncer au
moment où tout peut prendre le sens que nous voulions
donner ?
WEIZSÄCKER - Aucun renoncement, Hahn ! Ce n’est
plus l’heure du renoncement.
Nous avons fréquenté le diable, mais nous ne lui avons
pas procuré l’arme terrible qui aurait pu le rendre victorieux.
Nos collègues en Amérique étaient du côté du Bien, n’est-ce
pas, mais ils ont inventé et construit cette bombe, et ils l’ont
larguée délibérément sur des populations civiles !
Hahn, cette attribution du Nobel, c’est un flambeau qui
vous est tendu, saisissez-le !
Venez, nous vous avons préparé quelque chose. Comme
une célébration.
Ils chantent, sur l’air de Studio auf seiner Reis’… L’accompagnement
musical est particulièrement grinçant.
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Refrain
Nous sommes là depuis 6 mois,
A qui c’est qu’on doit ça ?
C’est à Otto qu’on le doit,
Le coupable est là !
Couplets
1.
La vraie raison, c’est tragique,
Est le noyau atomique,
Le noyau c’est pour la guerre
La victoire, c’est pour hier
Le noyau, c’est pour la guerre,
La victoire pour hier.
Refrain…
2.
Que de malheurs occasionne
La fission de l’uranium,
La course nous l’avons perdue,
Nous n’l’avons pas voulue
La course nous l’avons perdue,
Otto, pas voulue.
3.
Généraux, hommes politiques
Femmes du monde, journalistes
Voudraient retrouver sa piste,
Not’Nobel, le chimiste,
Voudraient retrouver sa piste
Not’Nobel chimiste.
4.
L’énergie est un trésor,
La Suède nous donne un peu d’or
52
Commençons à célébrer
Otto Hahn, ta pensée
Nous ne pourrons oublier
Jamais cette soirée.
5.
L’Académie a choisi
On n’peut être plus précis
Un Allemand obtient le prix
Otto Hahn, c’est bien lui
Un Allemand obtient le prix
Otto Hahn, c’est lui !
6.
Nous allons partir d’ici,
A qui dire un grand merci ?
Notre chance nous ressourit,
Otto Hahn, gloire à lui !
Notre chance nous ressourit,
Bravo et merci !
Noir.
53
12. Göttingen, 12 avril 1957
Une fine pluie de cendres tombe sur la scène.
Weizsäcker et Teller tiennent une coupe de champagne.
On entend un brouhaha derrière une large porte.
TELLER - Et vous avez tous signé cette déclaration
grotesque, comme un seul homme ! Il cite de mémoire. « A la
fin 1941, les recherches préliminaires montraient qu’il serait
possible d’utiliser l’énergie nucléaire pour fabriquer des
machines thermiques. En revanche, il n’apparaissait pas
possible de produire une bombe, blablabla… » Il rit. Et on
s’est mis à entendre parler de résistance passive et d’exil
intérieur ! Ce jour-là, ce sont les vaincus qui ont fait
l’histoire. Ce qui est inhabituel. Vous avez justifié à la fois
votre échec scientifique et votre collaboration avec les pires
ennemis de l’humanité ! Hahn a reçu le prix Nobel, et on
vous a libérés, réintégrés dans vos titres et vos labos. Solde
de tout compte. Et pourtant, vous revoilà à faire des
pirouettes avec votre conscience !
WEIZSÄCKER - L’histoire retiendra que le
développement pacifique d’un réacteur nucléaire a été
effectué sous le régime nazi, tandis que les Américains et les
Anglais développaient ce monstrueux engin de mort !
TELLER - L’histoire retiendra que vous avez essayé de
fabriquer cette bombe et que vous n’avez inventé qu’un
réacteur défectueux !
WEIZSÄCKER - Nous avons été enlevés par un
commando ! Encore quelques jours et le réacteur
fonctionnait !
TELLER - Encore quelques jours et il vous pétait à la
figure ! Vos calculs étaient faux !
WEIZSÄCKER - Je suis désolé. Je ne me sens pas
d'humeur à me justifier. Je ne chercherai pas à te convaincre
de ma bonne foi. Bonsoir.
TELLER - Weizsäcker, je ne mets pas en cause ta bonne
foi. Tu passes ta vie à t'excuser de ne pas avoir fait la
bombe. Je fais l'état de ta culpabilité, c'est tout.
WEIZSÄCKER - Comment se porte la tienne, Teller ?
TELLER - Je dors la nuit.
WEIZSÄCKER - Je n'ai jamais envoyé personne en camp
de concentration.
TELLER - Je n'ai jamais lancé de bombe. Est-ce que tu
vas me soutenir à ton tour que c'est une différence de degré
et non de nature ?
Silence.
La pluie de cendres s'épaissit.
WEIZSÄCKER - J'ai opté pour la survie. Ça ne veut pas
dire qu'aujourd'hui je ne suis pas sincère.
TELLER - Tu parles ! Tu n'en finis pas de te racheter une
conduite !
Weizsäcker, souffrant, pose son verre.
TELLER - Tu as vraiment mal au foie ?
55
WEIZSÄCKER agressif - Tu n'obtiendras jamais le prix
Nobel, tu sais ?
TELLER - Ah, on parle de moi, maintenant ?
WEIZSÄCKER - Nobel a fondé son prix pour s'excuser
d'avoir inventé la dynamite… Ils ne peuvent pas donner le
Nobel au père de la bombe H !
TELLER - Mais toi, tu mérites le Nobel de la paix pour ta
déclaration, n'est-ce pas ?
Je ne parviens pas très bien à comprendre comment je me
suis retrouvé dans la peau du méchant. Comme si j'étais le
diable en personne. J'ai parfois l'impression que les gens
regardent mon boitement comme sinistrement prophétique.
WEIZSÄCKER - Les gens se méfient de ton obsession
maladive et de ton succès à construire des armes nucléaires.
TELLER - L'histoire distribue les rôles. J'ai choisi le mien.
A l'été 1945, des pétitions circulaient dans tous les labos de
Los Alamos. J'ai choisi d'assumer le lancement de la bombe,
comme tu as choisi de rester en Allemagne au début de la
guerre. Je suis devenu le savant paranoïaque et irradié que
tout le monde évite. Mais contrairement à toi, je n'éprouve
pas le besoin de m'excuser pour quoi que ce soit. Je ne
cherche pas à clarifier ma conscience.
WEIZSÄCKER - Comment fais-tu ça ? Comment peuxtu à la fois construire la bombe et réussir à te poser en
victime ?
TELLER - Je ne me pose pas en victime !
WEIZSÄCKER - Non, mais c'est un sale boulot, et il faut
bien que quelqu'un le fasse ?! Hein ? C'est ça ?
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TELLER - Weizsäcker, le hasard de l’histoire nous avait
mis en position de faire cette bombe, mais ça ne nous
donnait aucune responsabilité particulière quant à son
utilisation.
La bombe A avait coûté deux milliards de dollars. Il faut
montrer au contribuable à quoi sert son argent.
WEIZSÄCKER - Qui est le plus hypocrite de nous deux ?
Tu aimes ce rôle ! Tu t'es même donné beaucoup de mal
pour te débarrasser d'Oppenheimer et devenir le patron du
nucléaire américain !
TELLER hausse les épaules - Oppenheimer ne voulait pas
explorer la fusion. Vouloir tellement balancer la bombe A
sur Hiroshima et s’opposer aux recherches sur la bombe H !
Ça a fait ressortir son passé de sympathisant communiste.
?
WEIZSÄCKER - Toujours la même vieille rengaine, hein
TELLER - Oui, toujours. Ce qu’un idiot américain est
capable de faire ici, un idiot russe est capable de le faire
ailleurs. La stabilité et la sécurité du monde ne peuvent pas
sortir du désir de ne pas savoir ce que la technique permet.
On ne peut pas ouvrir la boîte de Pandore et puis tirer par
la manche les monstres qui s’en échappent en leur
demandant poliment de rentrer. C'est idiot. Il faut expliquer
aux politiques de quoi il s’agit.
WEIZSÄCKER - Pour rendre le monde moins
dangereux. Pas pour assurer la suprématie militaire d’un des
deux camps !
TELLER - Weizsäcker, la nouvelle physique a contribué à
faire des armes nouvelles. Evidemment, quand nous nous
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sommes lancés dans la physique quantique et la relativité,
nous n’y allions pas pour ça. Nous y allions pour le meilleur.
Avec le noyau, nous étions persuadés de toucher aux
briques ultimes. Nous devenions de la matière vivante en
train de réfléchir à son passé inerte.
WEIZSÄCKER - Et cette structure ultime, d’où semblait
pouvoir sortir une énergie colossale, s’était d’abord
manifestée par des signes de fragilité : ces rayonnements
qu’elle émettait, alpha, bêta, gamma, c’était le signe par
lequel un noyau se transformait, le signe d’un changement
d’identité, d’une petite mort. Une mort aléatoire, non
programmée, une mort sans vieillissement. Nous avons
commencé par être les témoins attentifs et comptables de
ces petites morts, qui témoignaient qu’un monde foisonnant
se trouvait là.
TELLER - Puis le noyau lui-même est devenu un petit
laboratoire dans lequel nous avons réussi à pénétrer. Nous
cessions d’êtres les témoins passifs de processus naturels,
nous nous sommes mis à jouer les créateurs, à fabriquer des
noyaux inexistants dans la nature.
WEIZSÄCKER - Et du coup, c’est la genèse de la matière
elle-même qui devenait accessible à la raison. Le noyau nous
a projetés dans les étoiles, car c’est là qu’on pouvait trouver
les conditions physiques propices à la formation des
éléments. Le noyau nous donnait la clef de l’énergie des
étoiles, il faisait la lumière sur la lumière. A terme, le cerveau
finirait par se comprendre lui-même.
TELLER - Nous avancions sans percevoir aucune limite.
Alors quand le pire s’est présenté, les problèmes moraux
ont surgi, parce que les armes, c’est fait pour tuer les gens.
Mais c’était juste le signe que la nouvelle physique rentrait
dans le rang. Comme la science du 19e, comme pour la
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dynamite de Nobel. Et pour les explosifs largués sur
Dresde.
Et la biologie rentrera dans le rang, elle aussi. Quelle est la
prochaine étape ? La possibilité de soigner le cancer et la
guerre bactériologique.
WEIZSÄCKER - Je sais.
Silence.
WEIZSÄCKER - Que se passera-t-il quand le dernier
d’entre nous aura disparu ? Le dernier témoin ?
TELLER - Tu espères être celui-là ? Le dernier témoin ?
Parce que tu l’auras racontée en dernier, c’est ta version
qu’on retiendra ? Je crois qu’à ce moment-là, ça n’aura plus
d’importance. Le témoignage fera place à l’histoire, et
l’histoire au mythe. Le temps deviendra immobile. Les gens
se souviendront que nous leur avons donné le feu nucléaire,
et ils oublieront nos crises de foie.
On entend des voix et des applaudissements dans la pièce à côté.
TELLER - Je crois qu'ils vont porter des toasts.
WEIZSÄCKER - Ton verre est vide.
TELLER - Après toi.
WEIZSÄCKER - Après toi.
La pluie de cendres se fait plus dense, presque opaque. Une pluie noire.
RIDEAU
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