FISSION Une pièce de Olivier Treiner et Jacques Treiner SACD n
Transcription
FISSION Une pièce de Olivier Treiner et Jacques Treiner SACD n
FISSION Une pièce de Olivier Treiner et Jacques Treiner SACD n° 194419 AVANT-PROPOS Au printemps 1945, à la faveur de la progression des Alliés en Allemagne, et notamment des troupes françaises, une mission dirigée par un physicien américain d’origine néerlandaise, Samuel Goudsmit, fut chargée de rechercher les principaux responsables scientifiques du projet de bombe nucléaire allemand. Dix physiciens de tout premier plan furent ainsi arrêtés, transférés dans un premier temps en France, puis en Belgique, et finalement en Angleterre où ils furent placés en résidence surveillée, et au secret, dans un manoir situé près de Cambridge, à Farm Hall, depuis le 3 juillet 1945 jusqu’en décembre 1945. Il y avait là Otto Hahn, codécouvreur de la fission en décembre 1938 à Berlin, Eric Bagge, qui avait travaillé sur la séparation isotopique, Kurt Diebner, physicien nucléaire au Bureau des Armements de l’armée allemande, Walter Gerlach, physicien renommé et responsable du projet nucléaire de 1944 et 1945, Paul Harteck, qui avait travaillé sur l’eau lourde et la conception des réacteurs, Werner Heisenberg, prix Nobel, cofondateur de la mécanique quantique en 1925 et autorité scientifique incontestée, Horst Korsching, qui avait travaillé sur la séparation isotopique sous l’autorité de Diebner et Heisenberg, Carl Friedrich von Weizsäcker, brillant jeune physicien nucléaire, protégé de Heisenberg, dont le père jouait un rôle de premier plan au ministère des Affaires Etrangères allemand, et Karl Wirtz, un autre spécialiste de l’eau lourde et de la séparation isotopique. A ces neuf avait été ajouté Max von Laue, prix Nobel de physique, qui n’avait pas travaillé sur le projet nucléaire allemand, dont l’hostilité au régime Nazi était connue, et dont la présence avait été jugée utile auprès de ses collègues. La singularité historique de cette détention tient ce que Farm Hall, le lieu de détention, était géré depuis le début de 2 la guerre par le service de renseignement britannique, et qu’en prévision de l’arrivée des scientifiques allemands, les pièces communes furent équipées de micros cachés qui permirent d’enregistrer les principales conversations des détenus. C’est ainsi qu’une à deux fois par semaine, une équipe de traducteurs transcrivait ces conversations, les transmettait aux autorités britanniques, qui les faisaient suivre à leur tour jusqu’au général Groves, responsable militaire du projet de bombe nucléaire américain, le projet Manhattan. Ces transcriptions demeurèrent classifiées jusqu’en 1992, puis diverses éditions partielles furent publiées jusqu’à ce qu’une excellente version, présentée et commentée de façon très détaillée par Jeremy Bernstein, soit publiée en 2001 sous le titre « Hitler’s Uranium Club ». Elle permet de suivre, jour après jour, conversation après conversation, crise après crise, la métamorphose psychologique fascinante à laquelle se livrent l’ensemble des détenus. De quoi s’agit-il ? Lorsqu’ils arrivent à Farm Hall, les détenus sont à la fois vaincus - et sûrs de leur valeur. Vaincus en tant qu’Allemands, sans doute, mais sûrs de leur valeur – et donc s’imaginant en position de pouvoir négocier leur libération – parce qu’ils pensent être en avance sur leurs homologues américains quant à leurs connaissances en matière de physique des réacteurs nucléaires. Mais un mois après leur arrivée, le 6 août 1945, ils apprennent à la radio britannique qu’une bombe particulièrement dévastatrice a été larguée sur Hiroshima. L’événement déclenche alors chez eux des réactions mêlant incrédulité, horreur - et honte. Incrédulité de Heisenberg pour lequel il est inconcevable que des Américains aient pu faire mieux que des Allemands, horreur de Hahn se sentant responsable des morts japonais parce qu’il a découvert la fission qui est à l’origine de la bombe, honte de Gerlach d’être dorénavant vaincu en tant que physicien après l’avoir été en tant qu’Allemand. 3 Mais Carl Friedrich von Weizsäcker trouve l’issue : s’ils n’ont pas construit la bombe, c’est qu’ils ne désiraient pas vraiment la faire ! Ce que l’avenir retiendra, explique-t-il, c’est qu’ils étaient, eux, du côté du Mal, mais ne lui ont pas fourni l’arme terrible qui aurait pu le faire gagner, alors que leurs collègues américains, qui étaient du côté du Bien, ont construit l’arme nucléaire qui a servi à tuer massivement des civils. Sur cette base, ils pourront retrouver une position morale leur permettant de redresser la tête. Et son analyse se trouve confirmée lorsqu’ils apprennent que le prix Nobel de chimie de 1944, mis en réserve cette année-là, est attribué à Otto Hahn en novembre 1945 – alors qu’ils sont tous encore au secret à Farm Hall. Ils comprennent alors que la géopolitique va changer dès que la guerre sera terminée, que l’URSS va devenir le nouvel ennemi, qu’en conséquence l’Allemagne va rentrer dans le giron des démocraties, et qu’ils pourront faire figure de « non-nazis ». Cette posture, tenue avec constance dans les années qui suivirent, sera symbolisée en 1957 dans le Manifeste de Göttingen, où les physiciens allemands se déclareront opposés à ce que leur pays rejoigne les projets de construction de l’arsenal nucléaire pendant cet épisode de Guerre Froide, tout en se déclarant favorables au développement du nucléaire civil. Les transcriptions des conversations permettent ainsi de suivre l’élaboration d’une reconstruction mensongère d’un passé devenu insupportable et dont il est urgent de se débarrasser. Mensongère, car les conversations montrent sans ambiguïté que les scientifiques allemands ont fait ce qu’ils ont pu pour construire un réacteur nucléaire, première étape devant conduire à une bombe, mais que par de nombreux aspects, la légendaire efficacité allemande n’avait pas fonctionné, tant du point de vue de la physique que du point de vue de l’organisation d’un grand projet à caractère industriel (la bombe américaine a mobilisé environ 100000 personnes). Retour en arrière. 4 C’est en décembre 1938 qu’à Berlin, Otto Hahn et Fritz Strassman découvrent la fission nucléaire : un noyau d’uranium, absorbant un neutron, se casse en deux fragments dont l’un est identifié comme étant du baryum. Mais cette découverte berlinoise est le résultat d’un long processus qui implique au premier plan la physicienne Lise Meitner. C’est elle qui a engagé le chimiste Hahn à se joindre à elle pour mener des études systématiques de capture de neutrons par les noyaux, études menées parallèlement à Paris – par Irène et Frédéric Joliot - et à Rome – par le groupe d’Enrico Fermi. Elle a besoin d’un chimiste pour l’identification des produits de réaction, et Otto Hahn, avec lequel elle a collaboré à plusieurs reprises au cours de leurs trente années de présence commune à Berlin, est un chimiste hors pair. Mais Lise Meitner est d’origine juive, et la protection que lui procure sa nationalité autrichienne s’effondre lorsque l’Allemagne annexe l’Autriche le 12 mars 1938 : elle doit rapidement quitter le pays. Elle trouve un point de chute en Suède, mais continue de participer aux expériences conduites à Berlin à travers le courrier dense qu’elle échange avec Hahn. C’est au point qu’ils décident, pour faire le point, de se rencontrer le 13 novembre 1938 à Copenhague dans le laboratoire qui, sous l’autorité de Niels Bohr, a constitué un centre pour la physique européenne et mondiale. C’est au cours de cette rencontre qu’ils mettent au point la série d’expériences qui conduiront à la découverte du baryum comme produit de réaction nucléaire. La nouvelle est envoyée à Lise Meitner, encore à Copenhague, qui en parle avec son neveu Otto Frisch, également exilé. Au cours d’une promenade dans la neige, racontée plus tard par Frisch dans ses Mémoires, ils esquissent la théorie qui permet de comprendre ce qui s’est passé, et que Frisch propose de dénommer « fission » empruntant le terme utilisé en anglais pour désigner la division cellulaire. 5 Lise Meitner aurait dû par conséquent être associée au prix Nobel attribué à Otto Hahn en novembre 1945 pour la découverte de la fission. Malgré l’intervention de Niels Bohr, le comité Nobel décide de ne pas l’y associer, et il faudra attendre les années 1960 pour que ses mérites soient officiellement reconnus par l’attribution conjointe du prix Enrico Fermi – la plus haute distinction américaine de physique – à Hahn, Strassman et Meitner. * * * Avec la découverte de la fission, la physique nouvelle, relativité et mécanique quantique, jusque là à l’abri des conflits du monde, devient un formidable enjeu de la guerre qui vient : car la possibilité de libérer l’énergie nucléaire de façon explosive est immédiatement comprise par toute la communauté des physiciens. La « fission » au sein des physiciens européens induite par la venue au pouvoir des Nazis, et qui conduit à l’émigration vers l’Angleterre et la Etats-Unis ceux que leur origine juive menace, est consommée avec la perspective que les Allemands soient les premiers à fabriquer une bombe. Mais le théâtre n’est pas fait de science, il est fait de sentiments et d’émotions. L’Histoire – avec la majuscule – s’incarne dans des êtres de chair. Si le regard fait trop le point sur l’Histoire, les êtres sont relégués au rôle de marionnettes tirées par des fils qui leur échappent. Mais par un renversement tout naturel, si l’on s’intéresse aux êtres, c’est l’Histoire qui devient un décor dans lequel les êtres choisissent leur place, leur rôle. La pièce « Fission » propose de suivre cette période tumultueuse de la physique européenne à travers deux couples de personnages : Lise Meitner et Otto Hahn d’une part, Carl von Weizsäcker et Edward Teller de l’autre. Teller, physicien hongrois d’origine juive, de la même 6 génération que Weizsäcker qu’il rencontrera chez Niels Bohr, émigra en 1935 aux Etats-Unis, participa au projet Manhattan, et sera, après la guerre, l’un des principaux artisans de la bombe à hydrogène. * ** Les paroles prononcées à Farm Hall entre les détenus sont très proches des enregistrements originaux. Mais le choix de limiter le nombre de personnages nous a conduit à faire dire à certains ce que d’autres, non présents dans la pièce, ont dit dans la réalité. La chanson chantée pour Hahn par ses collègues à l’occasion de l’attribution du prix Nobel est une adaptation fidèle de la vraie. L’entrevue de Lise Meitner et Otto Hahn le 13 novembre 1938 à Copenhague est authentique – elle est consignée dans le registre du laboratoire Niels Bohr. Ce qu’ils se disent est inspiré des lettres qu’ils ont échangées à partir du départ de Lise Meitner de Berlin, et que l’on trouve dans l’excellente biographie de Ruth Levine. En revanche, la rencontre de Weizsäcker et Teller ce même jour est imaginée, de même qu’est imaginée leur rencontre à Göttingen en 1957, à l’occasion de la publication du Manifeste qui est, pour sa part, authentique. 7 Personnages* Carl Friedrich Von WEIZSACKER, physicien allemand, 33 ans Otto HAHN, chimiste allemand, prix Nobel, co-découvreur de la fission, 66 ans Lise MEITNER, physicienne autrichienne, co-découvreur de la fission, 66 ans Edward TELLER, physicien hongrois, père de la bombe H, 37 ans Werner HEISENBERG, physicien allemand, prix Nobel, fondateur de la mécanique quantique, 44 ans Walter GERLACH, physicien allemand, responsable du projet nucléaire allemand, 55 ans *Les âges des personnages sont donnés au moment des évènements de Farm Hall, en 1945. 8 1. Göttingen, 12 avril 1957 Weizsäcker, en smoking, est à une tribune et prononce un discours. Quelques flashes crépitent. Teller, dans l'ombre, également vêtu d'un smoking, observe Weizsäcker avec intérêt. WEIZSÄCKER - Faut-il que l'Allemagne se dote de l'arme atomique ? Dans cette période de guerre froide, les plans d'un armement atomique de l'armée allemande préoccupent les chercheurs en physique nucléaire. Nous, signataires du Manifeste de Göttingen, souhaitons attirer l'attention sur quelques faits qui ne semblent pas encore connus du public. Les armes atomiques tactiques ont l'effet destructeur des bombes atomiques normales, semblable à celui de la première bombe atomique qui a détruit Hiroshima. On les caractérise de "petites" par comparaison avec les bombes "stratégiques" comme les bombes à hydrogène. On ne connaît pas de limite naturelle au développement de l'effet exterminateur des armes atomiques stratégiques. Il ne fait aucun doute que l'on pourrait dès aujourd'hui exterminer la population de la République Fédérale d'Allemagne en propageant de la radioactivité. Nous nous réclamons de la liberté que le monde occidental représente face au communisme. Nous ne nions pas que la peur réciproque des bombes à hydrogène contribue à maintenir la paix dans le monde entier, et la liberté dans une partie du monde. Mais nous sommes responsables des suites possibles de notre activité scientifique. Et nous considérons cette façon d'assurer la paix et la liberté comme non fiable sur le long terme, et constituant un danger mortel en cas d'échec. En ce qui concerne un petit pays comme la République Fédérale, nous croyons qu'il se protège le mieux possible en renonçant à posséder des armes atomiques. Aucun des 9 signataires ne serait prêt à contribuer à la fabrication, aux essais ou à la mise en œuvre d'armes atomiques. Il est toutefois capital de promouvoir l'utilisation pacifique de l'énergie atomique, et nous voulons continuer à participer à cette tâche. On entend des applaudissements nourris. Teller applaudit à contretemps et sourit de façon sarcastique. Weizsäcker l'aperçoit en descendant de la tribune, et s'immobilise. Noir. 1. Göttingen, 12 avril 1957 Les mêmes. Weizsäcker et Teller tiennent une coupe de champagne. On entend un brouhaha derrière une large porte. TELLER - Tu ne t'attendais pas à me voir ce soir. WEIZSÄCKER - Je suis toujours surpris de te voir, Teller. Ce qui fait que je te guette très souvent. Mais tu as la désagréable habitude de surgir quand je m'y attends le moins… TELLER - … Comme une mauvaise conscience ? WEIZSÄCKER - Comme une crise de foie. TELLER - J'ai beaucoup apprécié ta déclaration. Bravo. Cet élan commun des physiciens allemands pour refuser au gouvernement une nouvelle entrée de l'Allemagne dans l'effort d'armement atomique. Très beau, très responsable. WEIZSÄCKER - Le Chancelier Adenauer soutient que les armes atomiques ne constituent au fond qu'une amélioration de l'artillerie. Comme si il n'y avait entre 10 l'armement atomique et l'armement classique qu'une différence de degré et non de nature. C’est monstrueux. Nous nous sommes sentis moralement obligés de réagir. TELLER - Moralement ? Ah ! Mais j'oubliais que tu enseignes la philosophie à présent. Evidemment, puisqu'en Amérique, nous assumons la confrontation avec les communistes… Ça vous laisse le luxe de philosopher, en Allemagne. Quel défilé de noms prestigieux, au bas de cette déclaration ! Le vieux Club de l'Uranium de Hitler. La crème de la physique atomique allemande. Vous continuez de réécrire votre propre histoire, de croire un peu plus à vos petits arrangements avec vous-mêmes ! Depuis 1945, c’est le même conte : « La bombe ? Pas nous ! » WEIZSÄCKER - Mais oui ! Et cette constance à travers les années n’est-elle pas le signe de la vérité ? TELLER - Weizsäcker, nous savons très bien toi et moi que vous l’avez forgée de toutes pièces ! WEIZSÄCKER - Comment aurions-nous pu ? En 1945, nous ne savions plus qui nous étions ! Nous avions été enlevés, par les Américains qui ne craignaient qu’une chose, c’est que les Russes nous mettent la main dessus. Nous avions été trimballés à travers la France et la Belgique, et mis en résidence surveillée à Farm Hall, près de Cambridge. Coupés de tout, de nos familles, de nos amis, pendant six mois ! En ignorant si nous n’allions pas être fusillés le jour suivant ! TELLER, changeant de ton - Vous saviez très bien ce que vous faisiez ! Il ne vous a pas fallu beaucoup de temps pour vous adapter à votre état de doubles vaincus ! WEIZSÄCKER - Doubles ? 11 TELLER - Comme Allemands d’abord, puis comme scientifiques, tiens ! Puisque nous avions réussi là où vous aviez échoué. Ça, c’était insupportable, n’est-ce pas ? Et c’est là, dans ce joli manoir à la mode anglaise, que vous avez concocté votre version des faits. Juste après Hiroshima. 2. Farm Hall, environs de Cambridge, 6 août 1945, fin de journée Une grande pièce dans un manoir anglais du 18e siècle, à la campagne. Weizsäcker. VOIX OFF à la radio "Voici les nouvelles : Elles sont dominées par une réalisation extraordinaire des scientifiques alliés – la production d’une bombe atomique. Une bombe de cette nature a déjà été larguée sur une base militaire japonaise. Sa puissance explosive équivaut à deux mille de nos grosses bombes de 10 tonnes. Le président Truman a indiqué que ces bombes ont été fabriquées en secret dans des usines américaines, et il a aussi anticipé l’énorme potentiel que représente la domestication de l’énergie atomique pour les temps de paix. Le Maréchal Montgomery et le Général Eisenhower ont annoncé au peuple allemand des mesures de libération au cours de la seconde étape du gouvernement militaire et ont lancé un appel à l’aide pour la reconstruction de leur pays. Un Prince et cinq généraux ont témoigné pour la défense au procès de Pétain. Dans le pays, le Bank Holiday a été accompagné de soleil et d’orages; une foule record a assisté au Lord’s Cricket Ground à la victoire de l’Australie par 273 en 5 guichets. Nous terminons les nouvelles par un reportage sonore de Londres en vacances." 12 Otto Hahn fait irruption dans la pièce. HAHN - Nous sommes perdus… WEIZSÄCKER - Perdus ? Dans la vieille Angleterre? Impossible. HAHN - Weizsäcker, soyez sérieux… WEIZSÄCKER - Je le suis : si vous montez sur les toits du manoir, vous pourrez presque apercevoir les clochers fumeux de Cambridge. On ne peut pas se perdre dans la plus grande institution qui forme l'élite d'un pays, Hahn : c'est un lieu pour se trouver, pas pour se perdre. HAHN - Vous êtes impossible ! Où sont les autres ? Hahn sort rapidement. WEIZSÄCKER - Dites-vous que nous sommes en sécurité ici, à attendre la fin de la guerre. Je crois les Anglais trop bien élevés pour nous fusiller. Vous est-il déjà apparu que le Minotaure était peut-être un pauvre diable autour duquel on avait construit un labyrinthe pour le protéger de tous ces héros grecs qui rêvaient de lui tailler des croupières ? Nous sommes le Minotaure. Un Minotaure atomiste à dix têtes. Hahn, rassurez-vous : il n'y a pas de sortie. Vous m'excuserez de vous laisser. Je vous attends d'un instant à l'autre par une autre porte. Hahn entre par la porte opposée. HAHN essoufflé - Je suis perdu… 13 WEIZSÄCKER - Sur quel plan sémantique ? Je plaisante. Hahn ressort. Pour sortir d'un labyrinthe anglais, c'est très simple. Vous avez des sentinelles dans toutes les directions. Chaque fois que vous arrivez à une sentinelle, tournez à gauche, et vous finirez par revenir sur vos pas. Vous constaterez alors qu'il est impossible de sortir d'ici, parce qu'il n'y a aucune issue. Les Anglais manquent de fair-play... Il parle à la porte par laquelle Hahn est sorti, et en désigne une autre. Ah, je crois que vous voilà. Hahn entre à nouveau dans la pièce, exaspéré. Vous avez fait le grand tour, cette fois, dites-moi ? HAHN - Vous n'avez pas entendu le commandant ? WEIZSÄCKER - Notre merveilleux hôte, ici ? Non, pourquoi ? HAHN - Weizsäcker, les Américains viennent de larguer une bombe atomique sur le Japon ! WEIZSÄCKER brusquement sérieux – Atomique ?! Vous êtes sûr ? Où ça ? HAHN - Sur une ville du centre, Hiroshima, une base où ils stockent du matériel militaire. Il paraît que la ville a tout simplement disparu ! Il y a dû avoir beaucoup de civils parmi leur… matériel militaire ! WEIZSÄCKER incrédule - Ils l’ont faite ?! Ils ont fait ça !... Ont-ils indiqué la puissance ? HAHN - L’équivalent de 20 000 tonnes d’explosif classique. Gerlach est effondré, il se sent coupable. Il est monté dans sa chambre, très agité. Je suis inquiet pour lui. 14 WEIZSÄCKER - Où est Heisenberg ? HAHN - Je ne sais pas. Il y a quarante chambres dans ce manoir ! Ça fait plus d’un mois que les Anglais nous retiennent ici, et je ne m’y retrouve pas encore dans tous ces couloirs. WEIZSÄCKER Décidément, vous vous perdez partout. Noir. 3. Farm Hall, 6 août 1945, un peu plus tard Werner Heisenberg est pensif. Hahn est abattu. Entre Weizsäcker. HEISENBERG - Où sont les autres ? WEIZSÄCKER - Gerlach est rivé au poste de radio. Les autres sont partis se coucher. Silence. HEISENBERG - Je n’y crois pas. HAHN - A quoi ? HEISENBERG - Ont-ils parlé d’uranium à la radio ? HAHN - Non. HEISENBERG - Alors comment est-on sûr qu’il s’agit d’une bombe nucléaire ? HAHN - Que voulez-vous que ce soit ? 15 HEISENBERG - Il peut s’agir d’une bombe chimique particulièrement puissante. S’ils ont réussi à accroître la vitesse de réaction, ça fait augmenter la puissance de l’explosion, et un type qui n’y connaît rien a annoncé : bombe atomique ! Je n'y crois pas. WEIZSÄCKER - Moi non plus. Ça voudrait dire qu’ils ont réussi à séparer l’uranium-235 de l’uranium-238. Comment ont-ils pu faire ? Ou alors, ils ont fait fonctionner un réacteur pour faire du plutonium, et ils ont fait une bombe avec. Entre Gerlach. GERLACH - C’est confirmé à la radio : il s’agit bien d’une bombe atomique ! HAHN - J’avais raison, après la découverte de la fission, de proposer que tout l’uranium connu soit coulé au fond de la mer. S’ils l’ont faite, vous êtes battus à plate couture, Heisenberg. Vous n’êtes tous que des physiciens de seconde zone ! HEISENBERG - Je suis bien d’accord. HAHN - Ils ont cinquante ans d’avance sur moi, sur nous tous. HEISENBERG - Je suis tout de même dubitatif. Ils ont peut-être réussi à enrichir l’uranium en isotope-235, suffisamment pour un réacteur, mais pour une bombe ! Quelques dizaines de kilos, oui, quelques tonnes, sûrement pas ! 16 HAHN - Mais puisque c'est confirmé ! Vous disiez qu’il ne fallait pas plus de quelques kilos pour faire une bombe. C’est ce que vous avez dit aux militaires, non ? Vous ne savez même pas ce qu’il en est, des tonnes ou des kilos ?? Heisenberg, ce n’est pas sérieux ! HEISENBERG - S’ils l’ont faite avec de l’uranium-235 pur, ou presque, on devrait comprendre comment. Ça ne dépend que de la quantité qu’ils ont utilisée - 50, 500 ou 5000 kilos - mais nous ne connaissons pas l’ordre de grandeur. HAHN - En tout cas, ça ne peut pas faire des tonnes : c’est en avion qu’ils l’ont transportée, pas en bateau ! HEISENBERG - Ils ont peut-être réussi à beaucoup enrichir l’uranium en isotope 235 par une méthode de séparation isotopique que nous ignorons. HAHN - Ils ont dit à la radio que toute l’entreprise avait coûté 2 milliards de dollars. Ils ont mis plus de 100 000 personnes à travailler dessus. Vous avez été des amateurs ! HEISENBERG - Nous n'aurions jamais eu le courage moral de recommander au gouvernement de mettre 100 000 personnes à travailler uniquement là-dessus. Si les militaires avaient dépensé 10 milliards de marks sans que ça marche, nous aurions tous eu la tête tranchée. GERLACH - Ils ont dû construire un modèle de spectro de masse assez bon marché, je ne sais pas, disons 100 dollars pièce. Avec 100 000 spectros, ça peut marcher. Nous aurions dû mettre plus de gens sur les différentes méthodes de séparation. 17 WEIZSÄCKER - … Et avoir plus de coopération entre les différents centres. Nous avions une organisation complètement morcelée. Certaines études se faisaient à Berlin, d’autres à Hambourg, à Heidelberg ou Leipzig, et encore dans une demi-douzaine d'autres centres, avec des petits chefs partout. Les gens se battaient pour l’argent, pour le matériel, pour récupérer des jeunes gens doués et les exempter d’armée. Les Américains sont vraiment capables de monter des coopérations à des échelles fantastiques. Cela aurait été impossible en Allemagne. Chacun disait que l'autre était minable. GERLACH - Vous ne pouvez pas dire ça, pas pour le groupe travaillant sur l'uranium ! On ne peut pas imaginer une coopération et une confiance plus grandes que dans ce groupe. Vous ne pouvez pas dire que les gens se traitaient de minables. WEIZSÄCKER - Pas officiellement, bien sûr. GERLACH - Et officieusement non plus ! Cessez de me contredire. On ne peut pas dire devant ces Anglais qu'on n'a pas essayé assez sérieusement. Ce n'est pas la même chose de dire qu'on n’avait pas assez de moyens. Il y a des choses dont nous pouvons parler entre nous. Mais qui nous dit une fois pour toute que cet endroit n'est pas truffé de microphones ? HEISENBERG - Ils ne sont pas assez malins pour ça. GERLACH - Mais pour faire la bombe, oui ? HEISENBERG - Je ne crois pas qu'ils pratiquent les méthodes de la Gestapo. De ce point de vue, ils sont un peu vieux jeu. 18 HAHN - En tout cas, s'ils nous écoutent, ils doivent bien rigoler. WEIZSÄCKER - Ne le prenez pas personnellement, Gerlach. On vous a donné la direction générale du projet trop tard. GERLACH - Il y a un an et demi, je ne pensais pas que nous pouvions encore gagner la guerre. Mais ne rien faire m’était insupportable. Il fallait bien essayer de limiter les dégâts. Nous ne pouvions pas juste attendre d’être détruits, comme ça. Puisque Hahn avait fait cette découverte, c’était normal que nous soyons les premiers à l’utiliser, non ? Un réacteur, ça pouvait servir à tout, pour une bombe ou pour l’énergie, ça pouvait servir pour la propulsion des sous-marins, ou pour plus tard. Mais maintenant c’est fini, nous ne sommes plus rien, nous avons tout perdu. Quelle honte ! WEIZSÄCKER - Est-ce que nous tenions tellement à réussir ? GERLACH offusqué - Comment pouvez-vous dire ça ! Nous avons fait ce que nous avons pu. En tout cas, dans mon centre, à Berlin, c’était comme ça. C'est absurde de dire que nous ne n'avons pas voulu que ça réussisse. Vous devez être encore plus secoué que moi. WEIZSÄCKER - Cessez d’arborer cette mine de général vaincu. Personne ne vous accule au suicide. HAHN - Est-ce que vous êtes en colère parce que nous n’avons pas fait la bombe à uranium ? Ou bien êtes-vous démoralisé parce que les Américains l’ont faite avant nous ? 19 GERLACH le regarde fixement un instant - Pourquoi me posez-vous cette question, Hahn ? Vous connaissez très bien la réponse. Vous me la posez parce que vous étiez en marge des vraies responsabilités, vous. Vous pouvez confortablement prétendre vous être confiné à la science. C’est moi qui étais en charge de l’opération, c’est à moi qu’on demandait des comptes, c’est moi qui devais en rendre. Si les Américains l’ont faite, c’est qu’ils ont mieux résolu les questions à résoudre, c’est que leur organisation a mieux fonctionné que la nôtre. Ils ont mieux travaillé, quoi ! Il n’y a pas de quoi être démoralisé ?! HAHN - Vous n’êtes quand même pas pour l’existence d’une arme aussi monstrueuse que la bombe à uranium ? Pour ma part, je suis ravi que nous ne l’ayons pas faite ! GERLACH en colère, à Heisenberg - Comment pouvionsnous la faire ? Nous ne savions même pas quelle était la masse critique nécessaire pour faire une bombe ! HEISENBERG - Il y a un an, le ministère des Affaires Etrangères m’a dit que les Américains avaient menacé de lâcher une bombe à uranium sur Dresde, si nous ne nous rendions pas rapidement. On m’a demandé si je pensais cela possible, et j’ai répondu, en toute bonne foi : "Non." GERLACH - Si on avait commencé assez tôt, on aurait abouti à quelque chose. S'ils ont pu y arriver à l'été 1945, on aurait peut-être eu assez de chance pour finir à l'hiver 1944/45. WEIZSÄCKER - Le résultat, c'est qu'on aurait anéanti Londres, mais on n'aurait toujours pas conquis le reste du monde, et ils nous les auraient lâchées dessus. 20 GERLACH - En tout cas, quand nous rentrerons en Allemagne, on nous fera passer un sale quart d’heure. Nous allons être accusés d’avoir été des incapables; pire, d'avoir tout saboté. Je ne donne pas cher de nos vies. Vous savez, il ne faut pas rentrer tout de suite, il faudra attendre un an ou deux avant de retrouver nos familles. HAHN - Gerlach, plutôt que de m’inquiéter de notre sort lorsque nous rentrerons, c’est le sort actuel de nos familles qui me préoccupe. GERLACH - Moi aussi, pour qui me prenez-vous ? Ce qui me terrifie le plus, c’est le sort de nos compatriotes dans les zones sous contrôle russe. Que se passe-t-il à Berlin ? Ils n'ont sans doute rien à manger, tout doit être désorganisé. WEIZSÄCKER - Russes ou Anglo-américains, vous savez, une armée qui s’avance en pays conquis n’est jamais très recommandable pour les populations civiles, particulièrement féminines. Nous-mêmes n’avons pas été irréprochables, n’est-ce pas ? GERLACH - C’était la guerre ! Maintenant que l’Allemagne s’est rendue sans condition, ils ne peuvent pas nous faire la même chose. HAHN - Ma femme est fragile, je ne sais comment elle va tenir sans avoir de nouvelles. Pourquoi nous interdire d'écrire à nos familles ! Les Anglais nous traitent bien, c’est d’accord, mais cette mise au secret est insupportable ! J'ai envie de reprendre notre parole de ne pas quitter la propriété et d'aller prévenir nos collègues à Cambridge. HEISENBERG - En sautant par-dessus la sentinelle à l’entrée du domaine ? 21 WEIZSÄCKER - Ils ne savent pas quoi faire de nous. Il faut attendre que la situation politique s’éclaircisse. HEISENBERG - Si l’on apprenait que nous sommes ici, un journaliste plus malin que les autres viendrait tôt ou tard faire une enquête. Il serait refoulé, bien sûr, mais ça ne l’empêcherait pas de nous épier, de nous voir jouer dans le jardin ou prendre le soleil, et de publier un article à sensation sur le thème : des savants allemands nazis profitent de la vie en Angleterre ; bacon and eggs au petit déjeuner etc. C’est ça qu’ils veulent éviter. ! GERLACH - Nazis ?! Mais je n’ai jamais été au Parti, moi HEISENBERG - Et vous croyez que ça empêcherait un journaliste d’écrire ce qu’il voudrait ? GERLACH troublé - J’ai eu un demi juif comme assistant jusqu’à la fin de l’automne 44. Il n’y avait pas de portrait d’Hitler dans mon institut. Ils venaient sans cesse, pour dire que nous devions acheter un portrait d’Hitler. Je disais toujours : "Non, j’en ai déjà un." J’avais un tout petit portrait que j’avais payé 5 pfennigs. Les nazis me traitaient mal. Ils ont réduit mon salaire, et m’ont retiré mes crédits. C’est pour l’Allemagne que j’ai travaillé, que peut-on me reprocher ? WEIZSÄCKER - Sacré Gerlach ! Ils ne pouvaient rien contre vous ! Vous connaissiez Goering personnellement, et votre frère était dans la SS. GERLACH - Je ne l'ai jamais approuvé ! Qu'est-ce que vous cherchez à me faire endosser ?! 22 WEIZSÄCKER - Je ne dis pas que vous approuviez, mais vous étiez protégé. Ça vous a toujours amusé de provoquer les gens, mais ça n’était pas qu’une affaire de conviction. HAHN - Arrêtez de l'asticoter, Weizsäcker. Silence. HEISENBERG rêveur - La guerre sera peut-être finie pour nous demain. HAHN - Et le lendemain, on rentrera à la maison. GERLACH - On ne rentrera jamais. WEIZSÄCKER - Soyons heureux d'être encore en vie. Fêtons la soirée dans cet esprit-là. Si on avait travaillé sur une échelle plus grande, les Services Secrets Alliés nous auraient assassinés. Silence. Et le professeur Gerlach serait un Obergrupenführer, jugé comme criminel de guerre… GERLACH à voix basse - Cessez de faire des remarques aussi agressives. Noir. 4. Farm Hall, 6 août 1945 HAHN - Rentrer. Je rentrerai avec 100 000 morts dans mes valises. C’est moi qui ai découvert la fission, et c’est cette découverte qui a tué 100 000 japonais ce matin. Ils sont morts sans voir la mort venir, sans savoir qu’ils allaient mourir. Ils sont morts sans même laisser de trace ! Il y a eu 23 un éclair qu’ils n’ont pas eu le temps de voir, une chaleur qu’ils n’ont pas eu le temps de ressentir, et leurs corps ont été vaporisés. Ils ont tout simplement disparu, plus rien. Et c’est moi qui suis à l’origine de cela, comprenez-vous ? Comment vais-je faire pour vivre maintenant ? Dites-moi comment il faut que je fasse pour continuer à vivre ? WEIZSÄCKER - Hahn, ce n’est pas vous qui avez largué la bombe, ce n’est pas vous qui avez donné l’ordre de le faire… HAHN - C’est moi qui l’ai rendue possible … WEIZSÄCKER - … Ce n’est pas vous qui l’avez construite, nom de Dieu ! Il fallait une volonté pour cela. Ça n’a pas été la vôtre. Vous n’êtes pas coupable. HAHN - Sans mon travail, rien de tout cela n’aurait eu lieu… HEISENBERG - Hahn ! Quinze jours plus tard, et c'était un autre qui faisait la découverte ! Les Joliot-Curie, Fermi, tous, ils avaient la fission dans leur données. Ils n’ont pas su la voir, mais ça n’aurait pas tardé, vous pouvez en être sûr ! HAHN - Alors la culpabilité reposerait sur leurs épaules, pas sur les miennes. WEIZSÄCKER - Ils ne seraient pas plus coupables que vous ! Vous avez découvert la fission, ce sont nos collègues américains qui ont inventé la bombe. Découvrir ou inventer, ce n’est pas la même chose. HAHN - 100 000 disparus, Carl-Friedrich, 100 000 ! Cessez vos finasseries ! 24 WEIZSÄCKER - Hahn, il ne s’agit pas de finasseries! Croyez-vous qu'ils dorment, là-haut, tous les autres retenus ici avec nous ? Ils tremblent, ils ont peur, et ils ont honte ! Mais ils se cachent ! On nous observe, ici. Que croyez-vous qu'il se passera, si l'un de nous se laisse aller ? Quand nous sortirons d'ici, quel visage allez-vous présenter au monde ? Nous représentons la physique allemande, et je vous interdis de déraper ! Ecoutez-moi. Vouloir découvrir les lois du monde ne dissimule aucun projet de destruction. L’homme a l’intuition qu’il y a un ordre sous-jacent à l’infinie variété des choses. Etre un bon scientifique, c’est avoir cet instinct-là hypertrophié ! Mais ce qu’on découvre est déjà là, on ne le crée pas, on cherche seulement à le comprendre. Comprendre, c’est imaginer ce qu’on voit. Comment une culpabilité pourrait s’accrocher à cela ? Une invention, c’est autre chose. On invente avec une intention, avec un but. La responsabilité, et la culpabilité éventuelle, se constituent en même temps que l’intention se matérialise dans l’objet qu’on invente. Vous n’avez pas découvert la bombe, Hahn, vous avez découvert la fission ! Et tout le monde s’est dit : avec ça, on peut faire des bombes. Mais l’idée de la bombe, Hahn, ce n’est pas encore la bombe. HEISENBERG - Celui qui découvre la métallurgie n’est pas coupable du crime qu’un autre commet avec une lame. Personne ne pensait qu’on pouvait briser le noyau atomique ! Mais il a fallu que vous, le chimiste, vous montriez que le noyau d’uranium se cassait bel et bien pour que les physiciens fassent entrer cette possibilité dans leur réflexion, et c’est devenu tout naturel ! Chacun s’est demandé pourquoi on n’y avait pas pensé auparavant ! Noir. 25 5. Institut Niels Bohr, Copenhague, 7 ans plus tôt, 13 novembre 1938 Une salle de l'Institut Niels Bohr. Hahn, fébrile, écrit des formules à la craie sur un tableau, devant Meitner. HAHN énervé - Tu veux te concentrer ? MEITNER - Je suis concentrée : est-ce que tu as pu t’occuper du transfert de mon compte et de mon déménagement ? HAHN - Lise… MEITNER - Il n’y a que toi qui puisses faire quelque chose, je n’ai personne à qui parler… HAHN - Lise, je te parle de nos derniers résultats, à Berlin, nous avons retourné les choses dans tous les sens, je n’y comprends rien, et tu… MEITNER exaspérée - Tu ne me réponds pas ! HAHN - Comment peux-tu dire ça ? MEITNER - Hahnchen, j’ai été chassée de l’université, forcée à quitter l’Allemagne, j’ai dû m’exiler à Stockholm ! Je voudrais retrouver mes livres, mes meubles, mes vêtements… HAHN se résout à venir sur son terrain - Ils ne te laisseront rien, Lise ! Il n'y a plus rien qui sorte d'Allemagne ! Quand des gens ont la chance de pouvoir encore s'exiler et n'emportent même qu'une simple trousse de toilette, les 26 douaniers inventent une taxe sur les brosses à dents pour leur arracher leurs derniers marks ! MEITNER - Tu ne devrais pas hurler comme ça, Hahnchen. Les gens vont penser que les Nazis ont débarqué au Danemark. HAHN - Et ça ne me soulage même pas. MEITNER - Tu vois. HAHN - Qu’est-ce que tu attends de moi ? MEITNER - Je veux t’entendre dire que je te manque. HAHN - Bien sûr que tu me manques ! Pourquoi crois-tu que j’ai fait le voyage depuis Berlin ? Que je t’ai demandé de venir de Stockholm ? Nos résultats sont impossibles à interpréter ! J’ai trouvé un élément qui devrait être du radium, mais la méthode d’identification ne fonctionne pas… MEITNER, comme pour elle-même - Comment avons-nous pu travailler ensemble pendant trente ans ? HAHN - Il faut que tu m’aides, Lise ! Nous sommes toujours une équipe, n’est-ce pas ? Même si tu es à Stockholm, et moi à Berlin… MEITNER - Tu ne m’as pas vu depuis des semaines, et tu ne m’as pas encore demandé comment je vais. HAHN - Comment vas-tu ? MEITNER - Mal. 27 HAHN - Tu es bien installée à Stockholm ? MEITNER - Non. HAHN - Le laboratoire ? MEITNER - Il est très beau, mais il est très vide. Pas de pompes, pas de rhéostats, pas de condensateurs, pas de multimètres – rien pour faire des expériences, et une structure de travail extrêmement hiérarchique. Je flotte dans ce laboratoire trop grand pour moi et qui ne me considère pas comme un de ses membres… HAHN - Tu es amère. MEITNER - Non, pas vraiment. C'est juste qu'aujourd'hui je ne trouve aucun sens à ma vie, et que je suis très seule. Elle soupire. Ce qui me fait le plus mal, c'est que les jeunes collaborateurs de l'Institut, à Berlin, puissent perdre leur confiance en moi. Ils doivent sûrement penser que j'ai fui mes responsabilités et que je les ai abandonnés dans le pétrin. HAHN - Mais est-ce que tu as la moindre idée des développements récents à l'Institut ? Tu t'imagines vraiment qu'on puisse penser que tu as déserté ? Tu es un peu trop optimiste sur notre situation à Berlin. MEITNER véhémente - Si tu ne leur dis pas clairement qu'il était impossible pour moi de rester, que le ministre, que le directeur ont exigé ma démission… 28 HAHN - Il y a des gens qui lorgnent sur ma place à la tête du département de Chimie ! Je m'attends à être remplacé du jour au lendemain ! Tu ne penses qu'à toi ! MEITNER - Tu n'as pas le droit ! Aucune journée ne passe sans que je pense à toi et à Edith, à notre amitié, à notre travail en commun et à l'Institut. Mais je n'en fais plus partie… Elle s'émeut. Tout ce travail a été pour moi la plus belle part de ma vie, et mes contributions sont systématiquement gommées en Allemagne. Je n'ai plus de futur, est-ce que mon passé va m'être volé aussi ? Je n'ai rien fait de mal, pourquoi devraisje être traitée soudainement comme une non personne ? HAHN - Parler de tout cela n'a pas grand sens. Les faits sont les faits, on ne peut pas les changer… Soudain très ému. … Ne fais pas attention. Ça m'arrive tout le temps. Je parle, je parle, et tout d'un coup, en plein milieu d'une conversation, vlouff ! Les vannes s'ouvrent toutes seules. Il rit et pleure en même temps. C'est totalement incontrôlable. Il n'y a rien à faire, il faut juste attendre que ça s'arrête... C'est très embarrassant… Oh ! Je suis tellement épuisé…! Elle le prend dans ses bras. Mon fils Hanno vient d'être mobilisé dans les Jeunesses Hitlériennes… MEITNER - Mon Dieu ! Edith a dû être bouleversée! HAHN - Elle a fait une dépression nerveuse. Entre cette nouvelle et toute l'agitation liée à ton départ… Elle est dans un sanatorium depuis des semaines… MEITNER - Tu ne m'as rien dit ! 29 HAHN - … J'ai appris que mon nom figurait sur une liste dans une exposition antijuive… Je n'arrive pas à savoir si c'est une erreur ou une menace. MEITNER pleure - Calme-toi. Nous sommes à Copenhague. En sécurité… Nous pouvons travailler, ici. Ne nous fâchons pas, tu veux ? Nous voulons nous aider, nous ne voulons pas rendre les choses plus difficiles l'un pour l'autre qu'elles ne le sont déjà. Silence. Elle renifle. Ce radium, que tu ne trouves pas… HAHN - Un noyau d’uranium qui a absorbé un neutron devrait donner du radium après émission de deux alpha. MEITNER - Hahnchen, c’est impossible, il n’a pas assez d’énergie pour se débarrasser de deux alphas en cascade… Tu as envisagé la possibilité que ce ne soit pas du radium ? Silence. HAHN - Répète ça ? MEITNER - As-tu envisagé la possibilité que ce soit autre chose que du radium ? HAHN - Que veux-tu dire ? Ça n'a pas de sens… MEITNER décidée - Il faut que tu recommences tout. A Stockholm, je ne peux rien faire, je n'ai pas le matériel. HAHN - Une nouvelle série d'expériences ? MEITNER - Nous devons être sûrs des résultats. Ce n'est pas la peine de se perdre en conjectures. 30 Quand dois-tu rentrer à Berlin ? HAHN - Ce soir. Silence. MEITNER - J'ai toujours la bague que tu m'as donnée quand j'ai quitté l'Allemagne. HAHN - Je te l'avais donnée pour que tu la vendes au besoin. MEITNER - J'aurais plutôt marché pieds nus. HAHN - Elle me vient de ma mère. MEITNER - Je peux te la rendre, à présent. HAHN - Non. Garde-la. MEITNER - Généralement, on offre une bague à une femme pour la retenir, pas quand on sait qu'elle doit s'enfuir. Qu'est-ce que Edith va penser ? HAHN - Que la bague te va bien. MEITNER - … Merci. Noir. 6. Institut Niels Bohr, Copenhague, 13 novembre 1938 Un couloir de l'Institut, au même moment. Weizsäcker et Teller. 31 TELLER - Alors ils t'ont laissé sortir. WEIZSÄCKER - Teller, je vais et je viens comme je veux ! L'Allemagne n'est pas une prison ! TELLER - Tout dépend du point de vue où l'on se place par rapport à l'idée qu'on s'en fait, Weizsäcker. Ça doit aider d'avoir un père aux Affaires Etrangères. WEIZSÄCKER - J'ai appris que tu avais accepté un poste à l'Université de Washington. TELLER - L'Amérique est un pays libre. WEIZSÄCKER - C'est loin de ta Hongrie natale, Teller. TELLER - Tu te rappelles cette photo de 1933, dans la salle de conférence ? Tu dois avoir à peine plus de vingt ans. Au premier rang, Bohr et Heisenberg. Nous sommes juste derrière, toi et moi, l'un à côté de l'autre. WEIZSÄCKER - Est-ce que nous étions amis ? TELLER - Oui. Bien sûr. Comment va ta femme, Weizsäcker ? WEIZSÄCKER - Bien, bien. Je te remercie… Elle est enceinte. Nous venons de l'apprendre. TELLER - Mazel Tov. WEIZSÄCKER - Il hésite. Je cherche le professeur Hahn. TELLER - Il est avec le professeur Meitner. Je t'accompagne. 32 WEIZSÄCKER - Je te remercie, je ne vais pas les déranger. Ce n'est pas si urgent. TELLER - Ils ont fini, je crois. WEIZSÄCKER gêné - Vraiment, je t'assure, Teller. TELLER - Ça lui fera plaisir de voir un de ses anciens collaborateurs. WEIZSÄCKER - N'insiste pas ! Teller acquiesce et s'apprête à sortir. TELLER - Tu sais, Weizsäcker, c'est Copenhague, ici, pas Berlin. Tu peux aller dire bonjour à Lise Meitner, si tu veux. Aucun SS ne va regarder par-dessus ton épaule parce que tu parles à une juive. WEIZSÄCKER - Je n'ai jamais dit que j'avais un problème avec ça. TELLER - Tu n'as jamais dit le contraire. WEIZSÄCKER - Tu ne comprends pas. TELLER - Bien sûr que je ne comprends pas ! Mais je suis sûr que tu l'évites pour de nobles raisons qui n'ont rien à voir avec la pureté de la race ! WEIZSÄCKER - Elle a quitté l'Allemagne ! TELLER - Elle a sauvé sa vie ! Depuis la venue des Nazis au pouvoir elle avait accepté toutes les humiliations pour rester, pour continuer à faire de la physique. Et elle a été chassée de l'Université ! 33 Ça ne vous fait rien de voir les départements pris d'assaut par une bande de médiocres en chemise brune, qui menacent des gens comme Hahn ou Von Laue ? WEIZSÄCKER - Ils ont besoin de Hahn. TELLER - Je te rassure, je ne me fais pas vraiment de souci. J'apprécie particulièrement votre façon muette, silencieuse et inaudible de critiquer le régime. WEIZSÄCKER - Il n'y a rien à dire. Il faut accepter ou partir. TELLER - Alors partez ! WEIZSÄCKER - C'est facile à dire, pour toi ! Vous n'avez jamais eu le choix ! TELLER - Vous… les juifs ? Depuis mon enfance, on m'a fait comprendre que mon avenir n'est pas là où je suis. Mon père lui-même m'a dit : "Pars ! Il n'y a pas d'avenir pour toi ici !". Aujourd'hui, j'ai laissé le Vieux Continent derrière moi. Je suis Américain. WEIZSÄCKER - Je suis Allemand. C'est mon pays. TELLER - Et Meitner, elle n'est pas autrichienne avant d'être juive ? Attends, que je réfléchisse… Ah non, tiens, l'Autriche n'existe plus. Vous avez anschlussé son pays. Une victime collatérale du grand rêve pangermaniste ? WEIZSÄCKER - Qui utilise le vous, maintenant ? Tu crois que l'Anschluss me satisfait ? TELLER - Oui. 34 WEIZSÄCKER - Tu crois que je n'ai pas peur ? TELLER - Non. Silence. WEIZSÄCKER - Nous avons une responsabilité morale. C'est notre devoir de rester. TELLER - Non. Vous avez le devoir de dénoncer ce qui se passe en Allemagne. WEIZSÄCKER - Nous devons sauver ce qui peut l'être. Il nous reste la physique. La bonne science, c'est pour toujours, et elle est universelle. TELLER - Mais pas allemande. Tu restes pour participer à la brillante élaboration de la science aryenne ? WEIZSÄCKER - Tu caricatures. TELLER - Heisenberg a été attaqué pour diffusion de la relativité, une théorie ignoble inventée par un juif aux doigts crochus ! Si les scientifiques allemands qui marchent au pas de l'oie sont incapables de comprendre la relativité ou la théorie des quanta, ils ne devraient pas ériger leur ignorance crasse en instance de censure ! WEIZSÄCKER - Ils se ridiculisent. TELLER - Nous avons passé le stade du ridicule depuis longtemps ! Ce sont des gens dangereux ! 35 WEIZSÄCKER - Nous avons réagi. Nous avons réussi à convaincre les autorités que l'avenir de l'Allemagne dépend de l'indépendance de la recherche. TELLER - Ça ne leur coûte pas grand-chose, il n’y a plus un livre d'Einstein à brûler dans toute l'Allemagne. Et en échange, vous avez entériné la disparition des libertés publiques et la persécution des juifs ? C'est ça, l'avenir de l'Allemagne ? WEIZSÄCKER - Tout ça est provisoire. TELLER - "Certain que la pureté du sang allemand est la condition nécessaire pour assurer la vie du peuple allemand et animé par la volonté inflexible d'assurer l'avenir de la nation allemande…" WEIZSÄCKER l'interrompt - Oh, si tu me balances les lois de Nuremberg à la figure… TELLER - Je ne les ai pas écrites ! WEIZSÄCKER - Moi non plus ! TELLER - Tout ça est provisoire ? WEIZSÄCKER - … Oui. TELLER - Jusqu'à la guerre. Et alors, quoi ? WEIZSÄCKER - Alors nous allons devoir commencer à travailler sans vous. TELLER - Encore ce vous…? Avant-hier, les SA ont lancé un assaut nocturne contre les juifs de Berlin. Des centaines de personnes ont été tuées chez elles. Des milliers ont été 36 arrêtées et envoyées on ne sait où. Personne n'a réagi. Il faut dire que les SA ont fait les choses discrètement. Ils ont cassé toutes les vitres des fenêtres des maisons, les devantures des magasins, la vaisselle. Et les Berlinois ont ronflé pour couvrir le bruit. Alors les SA se sont mis à tuer. Et les Berlinois ont fermé les yeux très fort, pour ne pas entendre les cris d'agonie de leurs voisins et de leurs amis. Mais il faut croire que les oreilles n’ont pas de paupières. Parce que le lendemain, les autorités ont condamné les survivants à payer une amende pour tapage nocturne. Tapage nocturne ! Alors qu'on les assassinait dans leurs lits ! Pourquoi tu ne rentrerais pas les protéger, ceux-là ? Silence. WEIZSÄCKER - Ce qui se passe en Allemagne ne regarde pas le reste du monde. Weizsäcker sort. Noir. 7. Stockholm, 1er janvier 1939 Meitner est seule en scène. Elle écrit une lettre. MEITNER - 1er janvier 1939, Cher Otto, Je commence la nouvelle année en t'écrivant cette lettre. Puisse-t-elle être une bonne année pour nous tous. Tes résultats sont fascinants. Il n'y qu'une seule explication : l'uranium se casse en deux sous l'effet d'un neutron pour donner du baryum. C'est lui dont tu as mesuré la radioactivité. Nous avons trouvé le mécanisme. Il est simple et superbe. J'ai appris que tu avais envoyé ton papier avec vos résultats expérimentaux à Natürwissenschaften, sans m'en 37 parler. Je sais que tu publieras sans moi, désormais. Je suis une intouchable, suspendue entre un passé disparu et un futur dont je ne sais rien et qui me terrifie. Mais, crois-moi, même si je me trouve loin de toi, et les mains vides, je suis heureuse de cette découverte magnifique. Gamow avait décrit le noyau atomique comme une goutte liquide. Je l'identifie aujourd'hui plutôt à une cellule. Elle semble tout d'abord une et indivisible, mais la logique du vivant veut qu'elle se sépare bientôt en deux entités indépendantes… et irréconciliables. Nous avons demandé à un biologiste le nom de cette division cellulaire : la fission. Voilà. Le nom me paraît approprié. Les fragments acquièrent lors de la fission une énergie colossale, avec laquelle ils se repoussent violemment. Cette énergie correspond à une perte de masse. La somme des fragments est inférieure au noyau initial. Je sais que comme moi, tu ne pourras t'empêcher d'apprécier l'ironie de la chose. En d'autres termes, tu me manques. Plus j'y pense, et plus ce phénomène s'impose comme une image fragmentée où je vois notre reflet à toi et à moi et celui du monde qui s'apprête à se déchirer chaque jour un peu plus. Cette énergie nucléaire si gigantesque ne correspond à rien de connu jusqu'à présent. Si on peut la récupérer, on peut… On peut tout imaginer. On peut illuminer des villes entières, et les chauffer… On peut faire avancer des trains, des bateaux… On peut… On peut faire des bombes. Elle froisse la lettre et la jette. Noir. 8. Farm Hall, 6 août 1945 Heisenberg, Weizsäcker et Hahn, pensifs. 38 HEISENBERG - Nous devions inventer la bombe. Puisque j’avais décidé de rester, de ne pas accepter les offres d’émigrer, autant valait prendre la direction du projet. WEIZSÄCKER - Si ça ne menait à rien, nous n'étions pas compromis, si le projet aboutissait, autant qu'il soit dans les meilleures mains. HEISENBERG - Partir ? Dès qu’Hitler est venu au pouvoir, dès qu’ils ont commencé à renvoyer les juifs de leur positions universitaires, certains collègues, à Leipzig, ont proposé de démissionner de nos fonctions, de montrer que nous n’étions pas d’accord, de dire que c’était mauvais pour l’Allemagne, pas seulement pour son image extérieure, mais parce que nous nous privions de bons scientifiques. Je me suis dit qu’il fallait aller voir Max Planck, à Berlin, pour savoir ce qu’il pensait de tout cela, pour recevoir le conseil de celui qui était une figure de référence pour tous. Planck, c’était l’enracinement dans la culture allemande, la préoccupation du bien de l’Allemagne, la rigueur morale, la modestie, l’honnêteté, la profondeur de vue. Il venait d’avoir une entrevue avec Hitler, justement pour tenter de lui faire comprendre que cette politique raciale était néfaste. Hitler s'était mis à crier des phrases insensées sur la décomposition de la vie spirituelle, à hurler qu’il fallait que cela cesse. Planck revenait complètement découragé, en pensant qu’on n’échapperait pas à une catastrophe. Je lui ai dit : "A Leipzig, nous envisageons de démissionner." Il m’a répondu que c’était trop tard, que ça soulagerait peut-être nos consciences, mais qu’en réalité ça ne ferait que nous déconsidérer, nous. Et en plus ça pouvait être dangereux. Démissionner, ça voulait dire se couper du destin de l’Allemagne. C’est lui qui m’a conseillé de rester, et de former, comme il disait, des îlots de stabilité, de maintenir pour les jeunes une tradition de bonne science. Ça serait utile quand les choses se calmeraient. Les périodes de 39 mutations politiques radicales sont toujours excessives, mais ça ne dure pas. Il avait raison, le vieux Planck ! Est-ce qu’on quitte sa famille lorsque quelqu’un est malade ? Honte à celui qui est capable d’une telle lâcheté ! On reste, et on tente de soigner du mieux qu’on peut ! Entre temps, eh bien, oui, il faudrait saluer en levant la main, apposer la formule Heil Hitler ! sur le courrier officiel. Mais ça n’était qu’une formule, non ? Il suffirait de l’interpréter comme quelque chose du genre : Va au diable !… Heil Hitler ! Va au diable ! Etait-ce si grave ? C’est ce que j’ai dit aussi à Fermi, quand je l’ai vu en juillet 39, aux Etats-Unis. C’était à Ann Harbor, pour la conférence sur les rayons cosmiques. Fermi m’a proposé de rester, comme lui ; on pourrait facilement me trouver un poste. Je lui ai dit que cela faisait plusieurs années que j’avais pris la décision d’assumer les catastrophes par lesquelles passerait l’Allemagne, et que la question pour moi était simplement de m'y tenir. La victoire de l’Allemagne… Au début, je n’y croyais pas, la supériorité matérielle des Alliés était tellement plus grande ! Mais il y avait chez Hitler une force que les vieux conservateurs qui ne l’aimaient pas ne comprenaient pas. Comme ton père, tiens. Il n’aimait pas Hitler, mais il ne comprenait pas ce qui faisait vibrer les jeunes et leur faisait faire des miracles. C’est vrai que nous y étions aussi sensibles, à cette force, à cet appel à l’abnégation, à l’ivresse de la discipline consentie, au projet collectif… Alors quand l’occupation de la Pologne s’est avérée si facile, quand la France s’est rendue après si peu de combats, je me suis dit qu’après tout, nous étions peut-être sur la bonne voie. N’était-il pas possible que l’Allemagne gagne cette guerre rapidement, que la Russie se débarrasse des Soviets, qu’on apprenne à tous ces peuples de l’Est à se gouverner, et qu’on passe rapidement à la phase d’après ? C’est pour cela que nous sommes allés, toi et moi, voir Bohr, à Copenhague, en décembre 41, souviens-toi. Pour lui 40 dire que l’Allemagne allait gagner, c’était clair, non ? Et que par conséquent il fallait dès à présent se situer dans le cadre de la collaboration qui s’en suivrait. Quand il m’a parlé de la violence de notre occupation de la Pologne, je lui ai fait remarquer qu’en France, les choses s’étaient déjà mieux passées… Mais bon, nous travaillions sur la bombe, j’imaginais que les Américains y travaillaient aussi, avec l’aide de tous les scientifiques de chez nous réfugiés là-bas, et je voulais lui demander comment il voyait notre victoire prochaine. Mais dès que je lui ai dit que je pensais qu’une bombe était possible, il a coupé court à la conversation, effrayé, et l’entrevue s’est arrêtée là. C’était un échec, mais en partant, je me suis dit que nous devions être plus avancés que les Américains, sinon pourquoi Bohr aurait-il montré une telle frayeur ? Mais ils ont largué la bombe. Que nous reste-t-il, à nous, dorénavant ? Hahn et Weizsäcker l'écoutent attentivement, silencieux et immobiles. Hahn sort. Noir. 10. Farm Hall, 6 août 1945, le soir Hahn rentre dans la pièce, agité. HAHN - Je viens de parler avec Gerlach. Il sanglote dans sa chambre. Il menace de se tirer une balle dans la tête. WEIZSÄCKER - Ça ne l’engage pas à grand-chose : nous sommes prisonniers et sans armes… HAHN - Il est vraiment au désespoir ; il faut faire attention à son état mental. Pourquoi est-il si contrarié ? Je ne comprends pas comment il réagit. 41 HEISENBERG - Il l’a dit. Je crois qu’il s’est rendu compte des crimes commis par le régime, mais il ne pouvait se sortir de l’idée qu’une défaite du régime serait avant tout une défaite de l’Allemagne. C’est pour cela qu’il voulait vraiment la victoire. J’y ai cru moi-même, pendant un moment. Pas vous ? HAHN - Pas depuis longtemps, en tout cas. Je travaillais pour l’Allemagne comme lui, et c’est pour l’Allemagne que j’essayais de m’habituer à l’idée de souhaiter notre défaite. WEIZSÄCKER - C’était un souhait facile à exaucer, n’est-ce pas ? Le mot était interdit, mais il était dans beaucoup d’esprits. N’était-ce pas tout simplement une façon de vous adapter à l’inéluctable ? HAHN détournant la conversation - Heisenberg, les Américains ne peuvent pas faire une bombe comme ça par semaine ? HEISENBERG - Non… En fait… Je ne sais pas, je n’ai jamais fait le calcul de la masse nécessaire pour faire une bombe. J’avais une vague estimation qui me donnait des tonnes, je vous l’ai dit. Je n’ai jamais pensé qu’on pourrait avoir de l’uranium-235 pur, alors pourquoi courir après les détails ? HAHN - C’est effrayant que les Américains aient fait exploser cette bombe. C’est une folie de leur part. HEISENBERG - On peut aussi bien dire que c’est la façon la plus rapide de mettre fin à la guerre. A Hahn. N’est-ce pas ce que vous vous êtes dit pour l’utilisation des gaz de combat en 1914 ? 42 WEIZSÄCKER répondant à la place de Hahn - Peut-être, mais qui nous dit que cela n’ouvrira pas à l’avenir des conflits bien plus meurtriers ? Rien n’est prévisible, dans ce domaine. Silence. Mais nous n’avons pas réussi, et c’est une bénédiction ! Silence. HEISENBERG - Explique–toi. WEIZSÄCKER - Est-ce que nous tenions tellement à réussir ? N'avons-nous pas été intellectuellement bridés par le fait que nous ne désirions pas au fond de nous-mêmes la victoire des nazis ? Au fond, cette bombe, nous ne l’avons pas faite parce que nous n’y tenions pas vraiment. Si nous avions vraiment voulu que l’Allemagne gagne, nous y serions parvenus aussi. HAHN - Vous vous accommodez de votre échec scientifique à bon compte, Weizsäcker ! Le réacteur, c’était bien pour fabriquer du plutonium, non ? WEIZSÄCKER - Croyez-moi, c’est très bien que ça se soit passé comme ça s’est passé. Messieurs, ce qui fait notre force maintenant, c’est que nous pouvons être des non Nazis ! Silence. Il semble soudain qu'un poids énorme vient d'être enlevé de leurs épaules. HEISENBERG - Je crois que Weizsäcker a raison. Nous n’avons pas réussi, et puisque l’Allemagne est vaincue, au moins n’aura-t-elle pas cette tache sur elle. Et nous non plus. 43 WEIZSÄCKER - Nous ne sommes plus en cause. Cette bombe, construite contre nous, a été larguée sur les Japonais pour avertir Staline ! Les Soviétiques ne doivent pas encore l’avoir. Si les Américains et les Anglais étaient de bons impérialistes, ils s’en serviraient pour attaquer Staline dès demain. Mais ils ne vont pas le faire. Ils vont s’en servir comme arme politique. Bien sûr, c’est une bonne chose, mais la paix qui en résultera ne durera que jusqu’à ce que les Russes l’aient. Et après ? Après, il y aura la guerre. HEISENBERG - L’Allemagne sera de toute évidence sous influence anglo-américaine. J'imagine qu'ils ne nous considèrent plus comme de dangereux ennemis, d’ailleurs. HAHN un peu déçu - Non, mais dès lors que nous cessons d'être dangereux, nous cessons d'être intéressants. HEISENBERG - On ne peut pas tout avoir, hélas. Noir. 11. Farm Hall, 16 novembre 1945 Le jour se lève. Weizsäcker et Heisenberg prennent leur petit déjeuner, avec des œufs au bacon. Gerlach entre, tout guilleret, en brandissant des journaux. GERLACH - On vient de lui attribuer le prix Nobel de chimie pour l’année 44 ! WEIZSÄCKER - A Hahn ? Pour la découverte de la fission ? HEISENBERG - C’est sûr ? C’est vraiment confirmé ? 44 GERLACH - Les journaux disent qu’il est attribué seulement cette année parce qu’Hitler avait interdit à quiconque en Allemagne de recevoir le Nobel. L’attribuer cette année, c’est une façon de dire que la guerre est finie. Il rit. Mais ils disent aussi qu’ils ne savent pas où est Hahn ! HEISENBERG - Comment l’Académie des sciences suédoise saurait-elle même s’il est vivant ? Entre Hahn, radieux. HAHN - Mais je veux bien aller leur dire, moi, que je suis vivant. Alors vous connaissez la nouvelle ? TOUS - Bravo … bravo ! La lumière s'éteint brutalement. Hahn reste seul. La silhouette de Meitner apparaît de l’autre côté de la scène. HAHN - Lise, tu n'es pas vraiment le fantôme type de ces vieux manoirs anglais… MEITNER - On n'y trouve que ceux qu'on amène avec soi. Et il fallait bien que je sois là pour ton couronnement ! Qui mieux que moi peut témoigner de ce qu’a été ta vie scientifique ? Te souviens-tu de notre première rencontre ? HAHN - Mais… Evidemment, Lise, c’était en… mille neuf cent… MEITNER - 1907. Nous avions tous les deux 28 ans. HAHN - Oui, c’est ça, tu venais d’arriver à Berlin… 45 MEITNER - Tu sais, si Planck m’a prise comme assistante, c’est bien à cause de nos premiers travaux. Ça n’était pas si commun pour une femme. J’étais la première en Prusse, la seconde dans toute l’Allemagne ! Et obtenir cela de Planck, ça n’était pas mal, n’est-ce pas ? Il pensait que la Nature avait dédié la femme à la maternité et aux tâches d’intérieur. Les Amazones ? Des espèces de monstres, y compris les amazones intellectuelles, alors pas question de jouer avec les lois naturelles en attirant les femmes vers l’Université. Mais il disait aussi que lorsqu’un monstre se présentait, doué pour la physique théorique, il était injuste de lui refuser par principe de développer ses talents. J’ai été son monstre, Otto. Un monstre vraiment monstrueux, puisqu’après m’avoir prise comme assistante, il m’a chargée de constituer un laboratoire de physique au sein de l’Institut de Chimie. HAHN - Où veux-tu en venir, Lise ? MEITNER - Sais-tu qu'en Suède, les journalistes ne me considèrent pas plus que comme une de tes assistantes ? HAHN - Lise, c’est le jury Nobel qui… Je n’y suis pour rien, tu sais… MEITNER - Je sais. Je suis une femme. Je suis un monstre. Ce n'est pas ta faute, ni la mienne. Toutes mes félicitations ! Je suis très heureuse pour toi ! HAHN - Tu sais ce que je crois ? Tu ne m'en veux pas de recevoir le crédit de la découverte. MEITNER - Non ? HAHN - Non. Tu t'en veux à toi-même d'être partie si tard d'Allemagne ! Je ne t'ai pas forcé la main ! Pourquoi estu restée ? 46 MEITNER - C'est moi-même qui t'ai invité à travailler sur le noyau ! Je t'ai guidé, je t'ai soutenu ! C'est moi qui ai interprété les résultats de la fission ! HAHN - Tu pouvais partir avant que les Universités occidentales soient envahies par les réfugiés du nazisme, et que tu n'obtiennes que des miettes ! Pourquoi es-tu restée ? MEITNER - Parce que nous étions imbattables ! Le sort de Haber aurait dû m'alerter. Mais j'étais comme atteinte d’une paralysie de l’esprit. Haber a été mal récompensé, après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, tu ne trouves pas ? Fritz Haber, prix Nobel de chimie, sans lequel l’armée allemande n’aurait pas tenu un an faute d’explosifs, responsable des gaz de combat, dont la femme se suicide parce qu’elle ne supporte pas que son mari aille en examiner les effets sur les champs de bataille; Haber cherchant à extraire l’or de l’eau de mer pour payer les réparations exigées par les Alliés, juif qui se convertit, fait baptiser ses enfants, à qui l’on demande de purger son Institut des savants juifs, Haber qui s’entend dire par le Ministre de l’Education qu’il faut placer une nouvelle génération d’aryens dans les universités sous peine de perdre le futur, Otto, perdre le futur… Haber renvoyé purement et simplement en 33, et qui meurt en Suisse, quelques mois plus tard, détruit, seul. Crise cardiaque, fini. Tu l'avais bien connu, pendant la Grande Guerre… Deux patriotes effrénés au service de l'Allemagne. HAHN - Je n’avais pas demandé à travailler sur les gaz de combat, Lise. On m’avait affecté là. Presque tout le labo s’était converti vers la recherche militaire. 47 Nous avions l’espoir que cela terminerait la guerre plus rapidement. MEITNER - Comme la bombe aujourd'hui ? HAHN - Les Français et les Anglais avaient déjà commencé, alors personne n’a eu d’état d’âme, il fallait bien se défendre ! MEITNER - La femme de Haber a eu des états d’âme, elle. Elle n’a pas supporté. HAHN agacé - Pourquoi remuer de si désagréables souvenirs, Lise ? MEITNER - C’est toi qui as pris la place de Haber à la tête de l’Institut comme directeur intérimaire. HAHN - Que pouvais-je faire d’autre que d’accepter ? Planck me l’avait lui-même demandé. Au moins n’avionsnous pas un membre du Parti à la tête de l’Institut… MEITNER - Otto, tout ce qu’on t'a laissé faire, c’est ce qu’ils avaient demandé à Haber : purger l’Institut ! Après ils ont nommé un membre du Parti ! HAHN - Mais nous avons pu continuer à travailler, à choisir nos collaborateurs. C’était cela, ma ligne de conduite, trouver les moyens de continuer à faire de la science. Pendant que Meitner parle, la lumière qui éclaire Hahn s’éteint progressivement. MEITNER - Et de la bonne science, comme Joliot et Curie en faisaient à Paris, et Fermi et son groupe à Rome. Il n’y avait pas beaucoup de monstres féminins, dans les 48 réunions au sommet ! Irène Curie et moi, c’est tout. J’ai conservé une photo du congrès de 1933 : je suis juste entre de Broglie et Chadwick, Irène est entre Schrödinger et Bohr. Ah, nous sommes bien entourées! C’est ce qui m’a aveuglée: une partie de moi qui continuait comme avant, le travail, la vie scientifique, les soirées musicales chez Planck, notre vie comme toujours ! Et par delà cette partie de moi qui travaillait et enregistrait les une après les autres les mesures discriminatoires sans rien comprendre, une autre partie de moi, sourde, enfouie, s’alarmait et m’empêchait de plus en plus souvent de dormir. Je t'ai souvent dit alors, souviens-toi : tant que c’est nous qui avons les insomnies et pas vous, les choses ne s’arrangeront pas en Allemagne. Mais vous n’avez pas eu d’insomnie, vous ne vouliez pas voir, c’était trop inconfortable. Vous avez tous travaillé pour l’Allemagne Nazie, et vous n’avez pas même tenté de résistance passive. Je t'accorde que, pour soulager vos consciences, vous avez aidé des personnes opprimées ici ou là, mais des millions de gens ont été assassinés sans aucune protestation. Lorsque j’ai entendu à la radio le rapport des Alliés au sujet de Belsen et Buchenwald, j’ai éclaté en sanglots, et j’ai sangloté comme ça toute la nuit, ça coulait tout seul, je ne pouvais pas m’arrêter. On devrait prendre un homme comme Heisenberg et des millions comme lui, et les forcer à regarder ces camps et ces gens martyrisés. La lumière qui l’éclaire s’éteint. Silence. HAHN - Nous ne sommes plus rien, nous sommes anéantis. Quelle dérision. Quel gâchis ! Silence. Nous sommes vivants, il ne nous reste que d’être vivants. Ma tête fonctionne, les images affluent dans mon cerveau, 49 comme d’habitude, je sens battre mes tempes, je sens mes mains prêtes à saisir, toute la machine de la vie bruit sourdement en moi, ça circule, ça marche tout seul. Il se lève brusquement. Alors ou j’arrête tout ça, une bonne fois, ou nous recommençons quelque chose ! Silence. Il s’agite. Un acte de renaissance, nous avons besoin d’un acte de renaissance. La culpabilité ? L’aveu de culpabilité que demande Lise peut-il être…? Il grince des dents. Mais on nous la retournerait à chaque instant, cette culpabilité ! Ça nous clouerait le bec à tout jamais ! Heisenberg, Weizsäcker et Gerlach sont entrés. WEIZSÄCKER - Est-ce bien ce que nous demande la communauté internationale, d’ailleurs ? Ils vous ont donné le prix Nobel, après tout ! A vous, à vous seul ! HAHN hésitant - Et d’ailleurs, c’est quand Meitner a été partie qu’on a fait la découverte. Eh oui ! Peut-être étionsnous influencés, subrepticement, sans nous en rendre compte, par ce que la physique proclamait. Ces choses-là sont subtiles, être capable de voir quelque chose auquel on se s’attend pas, c’est très fragile, ça, un rien peut vous bloquer, un rien peut détourner la bonne idée qui essaie de se frayer un chemin jusqu’à votre conscience ! C’est vrai que tout le programme, nous l’avions préparé ensemble, et même après son départ de Berlin. Mais le fait est là, c’est en son absence qu’on a conclu. HEISENBERG - Et puis ce prix, c’est aussi un message à l’Allemagne ! Une façon de lui dire : "La guerre se termine, nous oublierons d’une façon ou d’une autre cet épisode monstrueux… Vois ! Nous sommes prêts à célébrer l’un des tiens d’une des plus hautes distinctions qui soit, nous 50 sommes prêts à t’accueillir, à ce que tu reviennes dans le giron des démocraties." HAHN - Et c’est à travers ma personne que ce message est délivré au pays tout entier. Puis-je m’en détourner ? Ai-je le droit de ne pas le prendre ? Nous sommes restés pour les jeunes, pour que, des îlots que nous avons continué à animer, surgisse une génération de scientifiques aptes à relancer la science allemande. Faudrait-il renoncer au moment où tout peut prendre le sens que nous voulions donner ? WEIZSÄCKER - Aucun renoncement, Hahn ! Ce n’est plus l’heure du renoncement. Nous avons fréquenté le diable, mais nous ne lui avons pas procuré l’arme terrible qui aurait pu le rendre victorieux. Nos collègues en Amérique étaient du côté du Bien, n’est-ce pas, mais ils ont inventé et construit cette bombe, et ils l’ont larguée délibérément sur des populations civiles ! Hahn, cette attribution du Nobel, c’est un flambeau qui vous est tendu, saisissez-le ! Venez, nous vous avons préparé quelque chose. Comme une célébration. Ils chantent, sur l’air de Studio auf seiner Reis’… L’accompagnement musical est particulièrement grinçant. 51 Refrain Nous sommes là depuis 6 mois, A qui c’est qu’on doit ça ? C’est à Otto qu’on le doit, Le coupable est là ! Couplets 1. La vraie raison, c’est tragique, Est le noyau atomique, Le noyau c’est pour la guerre La victoire, c’est pour hier Le noyau, c’est pour la guerre, La victoire pour hier. Refrain… 2. Que de malheurs occasionne La fission de l’uranium, La course nous l’avons perdue, Nous n’l’avons pas voulue La course nous l’avons perdue, Otto, pas voulue. 3. Généraux, hommes politiques Femmes du monde, journalistes Voudraient retrouver sa piste, Not’Nobel, le chimiste, Voudraient retrouver sa piste Not’Nobel chimiste. 4. L’énergie est un trésor, La Suède nous donne un peu d’or 52 Commençons à célébrer Otto Hahn, ta pensée Nous ne pourrons oublier Jamais cette soirée. 5. L’Académie a choisi On n’peut être plus précis Un Allemand obtient le prix Otto Hahn, c’est bien lui Un Allemand obtient le prix Otto Hahn, c’est lui ! 6. Nous allons partir d’ici, A qui dire un grand merci ? Notre chance nous ressourit, Otto Hahn, gloire à lui ! Notre chance nous ressourit, Bravo et merci ! Noir. 53 12. Göttingen, 12 avril 1957 Une fine pluie de cendres tombe sur la scène. Weizsäcker et Teller tiennent une coupe de champagne. On entend un brouhaha derrière une large porte. TELLER - Et vous avez tous signé cette déclaration grotesque, comme un seul homme ! Il cite de mémoire. « A la fin 1941, les recherches préliminaires montraient qu’il serait possible d’utiliser l’énergie nucléaire pour fabriquer des machines thermiques. En revanche, il n’apparaissait pas possible de produire une bombe, blablabla… » Il rit. Et on s’est mis à entendre parler de résistance passive et d’exil intérieur ! Ce jour-là, ce sont les vaincus qui ont fait l’histoire. Ce qui est inhabituel. Vous avez justifié à la fois votre échec scientifique et votre collaboration avec les pires ennemis de l’humanité ! Hahn a reçu le prix Nobel, et on vous a libérés, réintégrés dans vos titres et vos labos. Solde de tout compte. Et pourtant, vous revoilà à faire des pirouettes avec votre conscience ! WEIZSÄCKER - L’histoire retiendra que le développement pacifique d’un réacteur nucléaire a été effectué sous le régime nazi, tandis que les Américains et les Anglais développaient ce monstrueux engin de mort ! TELLER - L’histoire retiendra que vous avez essayé de fabriquer cette bombe et que vous n’avez inventé qu’un réacteur défectueux ! WEIZSÄCKER - Nous avons été enlevés par un commando ! Encore quelques jours et le réacteur fonctionnait ! TELLER - Encore quelques jours et il vous pétait à la figure ! Vos calculs étaient faux ! WEIZSÄCKER - Je suis désolé. Je ne me sens pas d'humeur à me justifier. Je ne chercherai pas à te convaincre de ma bonne foi. Bonsoir. TELLER - Weizsäcker, je ne mets pas en cause ta bonne foi. Tu passes ta vie à t'excuser de ne pas avoir fait la bombe. Je fais l'état de ta culpabilité, c'est tout. WEIZSÄCKER - Comment se porte la tienne, Teller ? TELLER - Je dors la nuit. WEIZSÄCKER - Je n'ai jamais envoyé personne en camp de concentration. TELLER - Je n'ai jamais lancé de bombe. Est-ce que tu vas me soutenir à ton tour que c'est une différence de degré et non de nature ? Silence. La pluie de cendres s'épaissit. WEIZSÄCKER - J'ai opté pour la survie. Ça ne veut pas dire qu'aujourd'hui je ne suis pas sincère. TELLER - Tu parles ! Tu n'en finis pas de te racheter une conduite ! Weizsäcker, souffrant, pose son verre. TELLER - Tu as vraiment mal au foie ? 55 WEIZSÄCKER agressif - Tu n'obtiendras jamais le prix Nobel, tu sais ? TELLER - Ah, on parle de moi, maintenant ? WEIZSÄCKER - Nobel a fondé son prix pour s'excuser d'avoir inventé la dynamite… Ils ne peuvent pas donner le Nobel au père de la bombe H ! TELLER - Mais toi, tu mérites le Nobel de la paix pour ta déclaration, n'est-ce pas ? Je ne parviens pas très bien à comprendre comment je me suis retrouvé dans la peau du méchant. Comme si j'étais le diable en personne. J'ai parfois l'impression que les gens regardent mon boitement comme sinistrement prophétique. WEIZSÄCKER - Les gens se méfient de ton obsession maladive et de ton succès à construire des armes nucléaires. TELLER - L'histoire distribue les rôles. J'ai choisi le mien. A l'été 1945, des pétitions circulaient dans tous les labos de Los Alamos. J'ai choisi d'assumer le lancement de la bombe, comme tu as choisi de rester en Allemagne au début de la guerre. Je suis devenu le savant paranoïaque et irradié que tout le monde évite. Mais contrairement à toi, je n'éprouve pas le besoin de m'excuser pour quoi que ce soit. Je ne cherche pas à clarifier ma conscience. WEIZSÄCKER - Comment fais-tu ça ? Comment peuxtu à la fois construire la bombe et réussir à te poser en victime ? TELLER - Je ne me pose pas en victime ! WEIZSÄCKER - Non, mais c'est un sale boulot, et il faut bien que quelqu'un le fasse ?! Hein ? C'est ça ? 56 TELLER - Weizsäcker, le hasard de l’histoire nous avait mis en position de faire cette bombe, mais ça ne nous donnait aucune responsabilité particulière quant à son utilisation. La bombe A avait coûté deux milliards de dollars. Il faut montrer au contribuable à quoi sert son argent. WEIZSÄCKER - Qui est le plus hypocrite de nous deux ? Tu aimes ce rôle ! Tu t'es même donné beaucoup de mal pour te débarrasser d'Oppenheimer et devenir le patron du nucléaire américain ! TELLER hausse les épaules - Oppenheimer ne voulait pas explorer la fusion. Vouloir tellement balancer la bombe A sur Hiroshima et s’opposer aux recherches sur la bombe H ! Ça a fait ressortir son passé de sympathisant communiste. ? WEIZSÄCKER - Toujours la même vieille rengaine, hein TELLER - Oui, toujours. Ce qu’un idiot américain est capable de faire ici, un idiot russe est capable de le faire ailleurs. La stabilité et la sécurité du monde ne peuvent pas sortir du désir de ne pas savoir ce que la technique permet. On ne peut pas ouvrir la boîte de Pandore et puis tirer par la manche les monstres qui s’en échappent en leur demandant poliment de rentrer. C'est idiot. Il faut expliquer aux politiques de quoi il s’agit. WEIZSÄCKER - Pour rendre le monde moins dangereux. Pas pour assurer la suprématie militaire d’un des deux camps ! TELLER - Weizsäcker, la nouvelle physique a contribué à faire des armes nouvelles. Evidemment, quand nous nous 57 sommes lancés dans la physique quantique et la relativité, nous n’y allions pas pour ça. Nous y allions pour le meilleur. Avec le noyau, nous étions persuadés de toucher aux briques ultimes. Nous devenions de la matière vivante en train de réfléchir à son passé inerte. WEIZSÄCKER - Et cette structure ultime, d’où semblait pouvoir sortir une énergie colossale, s’était d’abord manifestée par des signes de fragilité : ces rayonnements qu’elle émettait, alpha, bêta, gamma, c’était le signe par lequel un noyau se transformait, le signe d’un changement d’identité, d’une petite mort. Une mort aléatoire, non programmée, une mort sans vieillissement. Nous avons commencé par être les témoins attentifs et comptables de ces petites morts, qui témoignaient qu’un monde foisonnant se trouvait là. TELLER - Puis le noyau lui-même est devenu un petit laboratoire dans lequel nous avons réussi à pénétrer. Nous cessions d’êtres les témoins passifs de processus naturels, nous nous sommes mis à jouer les créateurs, à fabriquer des noyaux inexistants dans la nature. WEIZSÄCKER - Et du coup, c’est la genèse de la matière elle-même qui devenait accessible à la raison. Le noyau nous a projetés dans les étoiles, car c’est là qu’on pouvait trouver les conditions physiques propices à la formation des éléments. Le noyau nous donnait la clef de l’énergie des étoiles, il faisait la lumière sur la lumière. A terme, le cerveau finirait par se comprendre lui-même. TELLER - Nous avancions sans percevoir aucune limite. Alors quand le pire s’est présenté, les problèmes moraux ont surgi, parce que les armes, c’est fait pour tuer les gens. Mais c’était juste le signe que la nouvelle physique rentrait dans le rang. Comme la science du 19e, comme pour la 58 dynamite de Nobel. Et pour les explosifs largués sur Dresde. Et la biologie rentrera dans le rang, elle aussi. Quelle est la prochaine étape ? La possibilité de soigner le cancer et la guerre bactériologique. WEIZSÄCKER - Je sais. Silence. WEIZSÄCKER - Que se passera-t-il quand le dernier d’entre nous aura disparu ? Le dernier témoin ? TELLER - Tu espères être celui-là ? Le dernier témoin ? Parce que tu l’auras racontée en dernier, c’est ta version qu’on retiendra ? Je crois qu’à ce moment-là, ça n’aura plus d’importance. Le témoignage fera place à l’histoire, et l’histoire au mythe. Le temps deviendra immobile. Les gens se souviendront que nous leur avons donné le feu nucléaire, et ils oublieront nos crises de foie. On entend des voix et des applaudissements dans la pièce à côté. TELLER - Je crois qu'ils vont porter des toasts. WEIZSÄCKER - Ton verre est vide. TELLER - Après toi. WEIZSÄCKER - Après toi. La pluie de cendres se fait plus dense, presque opaque. Une pluie noire. RIDEAU 59