Gauvain et le monde arthurien dans les romans en vers de Chrétien

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Gauvain et le monde arthurien dans les romans en vers de Chrétien
프랑스문화예술연구 제10집 (2004) pp.1~22
Gauvain et le monde arthurien dans les romans en vers
de
Chrétien de Troyes au XIIe siècle
*
CHUNG Kyung-Nam*
Table des matières
Introduction
1. Le personnage de Gauvain et la cour
du roi Arthur
2. Gauvain, modèle pour les chevaliers
3. Gauvain et les femmes
Conclusion
Bibliographie
Introduction
Le premier texte qui mentionne le nom de Gauvain, hormi celui de Geoffroy de
Monmouth1) qui donne une certaine importance à ce personnage, est le DE Rebus Gestis
Regum Anglorum écrit en 1125 par Guillaume de Malmesbury. Alors que cet auteur
évoque la vie et la mort d’Arthur, il ajoute dans le livre III, 287, à propos de Walwen,
nom gallois de Gauvain2) :
« Tunc in provincia Walarum, quae Ros vocatur, inventum fuit sepulcrum Walwen,
qui fuit haud degener Arturis ex sorore nepos. Regnavit in ea parte Britanniae quae
adhuc Walweitha vocatur. Hengesti, de quibus in promo libro dixi, regno expulsus,
prius multo eorum detrimento exilium compensans suum, communicans perito
laudi avunculi, quod ruentis patriae causam in plures annos distulerint. »
De Rebus Gestis Regum Anglorum3)
*
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L’historia Regum Britanniae composée en 1136.
2)
Le nom Walwen qui correspond à la forme française Gauvain peut s’expliquer, selon quelques érudits,
par le fait que les Français ou Franco-normands avaient tendance à travestir les noms des personnages de
légendes arthuriens.
3)
Cet extrait a été traduit par E. Faral dans le tome I de la Légende arthurien, à la page 247:
“En ce temps-là, dans la province de Ros, fut découvert le tombeau de Walwen, qui fut, par sa mère, le
digne neveu d’Arthur. Il régna dans cette partie de la Bretagne appelée encore Walweitha: soldat d’une
1)
2
CHUNG Kyung-Nam
Le témoignage de Guillaume de Malmesbury est intéressant dans la mesure où il
atteste la diffusion de contes arthuriens en Angleterre. L’écrivain semble même s’élever
contre ces fables au sujet d’Arthur et de son neveu qui, selon lui, ont réellement existé et
dont la vie fut retracée par des historiens. Il fait allusion dans ce passage, pour prouver ce
qu’il avance, à la découverte d’un tombeau important en 1086, dans le comté de
Pembroke, qui fut identifié avec celui de Walwen. Ainsi pour établir la renommée du
neveu d’Arthur, Guillaume de Malmesbury s’est servi d’une légende topographique.
Mais il ne fait pas le portrait physique et moral de Gauvain, mettant simplement en
valeur sa vaillance.
Geoffroy de Monmouth, dans l’Historia Regum Brittaniae, relate en douze livres toute
l’histoire de la Bretagne jusqu’en 639, année de l’indépendance bretonne. Il raconte
toutes les aventures d’Arthur et accorde une place privilégiée aux compagnons d’Arthur,
en particulier à Gauvain. Il développe longuement le caractère de ce dernier, précisant
que Loth était le beau-frère d’Arthur, le père de Gauvain et de Mordred. Mais surtout il
fait de Gauvain un modèle de vaillance. Il en fait un chevalier d’élite et le rôle officiel de
Gauvain à la cour d’Arthur est important. Geoffroy de Monmouth fait également allusion
à l’éducation militaire que Gauvain a reçue auprès du pape Sulpice à Rome. Dans cette
oeuvre Gauvain apparaît donc essentiellement comme un chef militaire et un conseiller
d’Arthur. Son caractère guerrier a été souligné par Geoffroy de Monmouth, alors que, à
aucun moment du récit, l’auteur ne parle des qualités courtoises du personnage. L’oeuvre
de Geoffroy de Monmouth est en effet une chronique, vraisemblablement écrite dans un
but didactique et historique et qui ne présente pas les caractères d’un roman.
L’évolution du personnage s’est donc faite progressivement, d’oeuvre en oeuvre. Mais
il manquait encore à Gauvain les qualités courtoises que nous trouvons dans les romans
de Chrétien de Troyes. Le personnage de Gauvain est tout particulièrement enrichi par
cet auteur champenois qui en fait une figure constante de tous ses romans. Mais
l’ambiguïté de ce personnage réside dans le fait que jamais, à l’inverse des autres héros
tels que Erec, Cligés, Lancelot, Yvain ou Perceval, il n’apparaît dans le titre. Serait-ce à
dire qu’il tient un rôle secondaire ? Quelle est alors son utilité dans la trame des romans ?
C’est pourquoi il nous a semblé intéressant d’étudier le rôle que le personnage de
Gauvain joue en tant que chevalier et en tant qu’homme courtois dans cette société de
vertu illustre, qui, chassé de son royaume par le frère et le neveu d’Hengest, dont j’ai parlé au livre 1er,
vengea d’abord cet exil en leur infligeant de grosses pertes. Il mérite d’être associé à la gloire de son oncle,
ayant soutenu, comme lui, pendant un certain nombre d’années, la cause de sa patrie défaillante.”
Gauvain et le monde arthurien dans les romans en vers de Chrétien de Troyes au XIIe siècle
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type féodal qui forme le cadre des romans de Chrétien de Troyes.
Le personnage complexe de Gauvain survit ainsi à l’oeuvre de Chrétien de Troyes et
est repris par les différents continuateurs. Les auteurs des deux premières continuations
sont inconnus, la troisième est de Manessier et la dernière fut écrite par Gerbert de
Montreuil. Cependant l’orientation de ces différents continuations n’est pas la même et le
rôle de Gauvain se modifie. A côté d’un Perceval ascétique, Gauvain semble parfois
perdre de son prestige comme l’est le monde arthurien au fil du temps.
1. Le personnage de Gauvain et la cour du roi Arthur
Gauvain, contrairement à d’autres personnages arthuriens tels que Cligés ou Perceval,
a terminé son éducation chevaleresque et c’est une chevalier accompli que nous voyons
apparaître dès le premier roman de Chrétien de Troyes, Erec et Enide. Ses qualités y sont
présentées comme un état de fait par l’auteur qui, suivant fidèlement la tradition des
textes de Geoffroy de Monmouth, n’éprouve pas le besoin d’expliquer la place
primordiale de Gauvain à la cour du roi Arthur :
« Devant toz les buens chevaliers/Doit estre Gauvain li premier. »
Erec et Enide, v.1672-1673
Il n’évoque jamais le passé ni l’éducation du personnage car sa valeur chevaleresque
est connue de tous, sa renommée est grande :
« Artus n’a chevalier qu’an lot/Con cestui, c’est bien seü »
Le Chevalier de la Charrette, v. 6298-6299
Les nombreuses qualités associées à son nom révèlent la très haute estime qu’éprouve
à son égard le monde de la chevalerie :
« Puis li dist mes sire Gauvains,/Qui de grant franchise estoit plains. »
Erec et Enide, v.4069-4070
« Gauvains li preuz, li alosez »
Cligés, v.4861
« Et mes sire Gauvain, chaeles,/Li frans, li dolz, ou ert il donques ? »
Yvain, v.3693
4
CHUNG Kyung-Nam
« Et li rois dit a son neveu/Au chevalier vaillant et preu »
Yvain, v.6450-6451
« Ha ! Gauvain, vos qui tant valez,/(con sui del tot au tot alez)/Qui de bontez n’avez
paroil, »
Lancelot, v.6483-6485
Les termes « preuz », « frans », « dolz », « vaillant » ainsi que « franchise »,
« alosez »4) sont sans cesse répétés par l’auteur pour affirmer la valeur de son personnage.
Il associe également au nom de ce dernier des superlatifs qui montrent sa supériorité par
rapport aux autres chevaliers : « li plus bien anseigniez »5) et Gauvain est aussi « c’est cil
a cui nus ne se prant ».6) Le roi lui-même reconnaît sa primauté en le plaçant au dessus
d’Erec, auquel il tient beaucoup ; et Chrétien ajoute lors du départ d’Erec :
« Congié li done et si li prie/Qu’au plus tost qu’il porra retort,/Car n’avoit baron en
sa cort/Plus vaillant, plus hardi, plus preu,/Fors Gauvain, son tres chier neveu:/A
celui ne se prenoit nus ; »
Erec et Enide, v. 2228-2232
La coirtoisie est intimement liée à la chevalerie. Il est inconcevable qu’un homme
courtois ne soit par chevalier, comme il est inconcevable d’être courtois sans être noble.
Un homme courtois est avant tout pourvu de qualités physiques. La beauté est rattachée à
la courtoisie et dans la littérature arthurienne un chevalier courtois n’est jamais laid.
Chrétien de Troyes décrit en général assez longuement la beauté du héros comme il le
4)
Nous trouvons ces termes attribués au personnage de Gauvain dans tous les romans de Chrétien de
Troyes:
Dans Erec et Enide:
“Biax niés Gauvain, ce dit li rois,/s’onques fustes frans ne cortois,/alez aprés isnelemant;” v.4055-4047
Dans le Chevalier au Lion:
“que mes sire Gauvains li preuz” v.3925
Dans le Chevalier de la charrette
“El cheval tel con vos oez/monta li chevaliers loez,/Gauvains, li plus bien anseigniez/Qui onques fust de
main seigniez.” V. 6781-6784
Dans le Conte du Graal:
« Et mes sire Gauvains a prise/la dameisele, si l’a mise/de sor le palefroi norrois/come debonaire et
cortois. » v. 6821-6824
5)
Le Chevalier de la charrette, v. 6783
6)
Cligés, v.4871
Gauvain et le monde arthurien dans les romans en vers de Chrétien de Troyes au XIIe siècle
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fait pour Cligés ou Lancelot par exemple. Mais dans aucun de ses romans, il ne fait le
portrait de Gauvain. Sans doute a-t-il jugé inutile de décrire physiquement ce chevalier
accompli étant donné que sa renommée le précède toujours et que sa beauté morale suffit.
A la cour d’Arthur il joue un rôle essentiel. La cour est en effet le point de référence.
Les romans s’ouvrent toujours par l’évocation de cette cour fastueusement rassemblée à
l’occasion d’une grande fête :
« Au jor de Pasque, au tans novel/A quaradigan, son chastel,/Ot li rois Artus cort
tenue ; »
Erec et Enide, v.27-29
« Artus, li boens rois de Bretaigne/la cui proesce nos enseigne/que nos soiens preu
et cortois,/tint cort si riche come rois/a cele feste qui tant coste,/qu’an doit clamer la
Pantecoste. »
Le Chevalier au Lion, v.1-6
Le seul roman de Chrétien de Troyes qui ne commence pas par une scène de ce type
est Le Conte du Graal, sans doute parce qu’il s’agit d’un roman où l’auteur a voulu
d’abord évoquer l’enfance du héros Perceval avant qu’il ne se rende à la cour du roi
Arthur.
La cour est toujours identique à elle-même dans ses constituants : le couple royal,
Arthur et Guenièvre, Gauvain son neveu et Keu le sénéchal ; autour d’eux quelques
chevaliers se détachent, et Chrétien ne manque pas de les nommer dans ses romans :
« Devant toz les boens chevaliers/doit estre Gauvain li premiers,/li seconz Erec, li
filz Lac,/et li tierz Lancelot del Lac,/Gonemanz de Goort li quarz,/et li quinz fu li
Buax Coarz ;/li sistes fu li Lez Hardiz,/li huitiesmes Mauduiz li Sage,/li noemes
Dodins li Sauvages ;/Gaudeluz soit dismes contez,/car an lui ot maintes bontez. »
Erec et Enide, v.1671-1684
Et l’auteur poursuit sa liste mais il reste cependant un grand nombre de chevaliers
anonymes, rois, comtes et barons, dames et demoiselles. La tâche de Gauvain à la cour
du roi Arthur est de rétablir les situations compromises ou de prévenir les aventures
dangereuses pour l’intégrité de la cour. Par exemple au début du roman Erec et Enide,
Gauvain refuse la coutume du cerf blanc, chasse qui est en principe couronnée par le
baiser du roi à la plus belle dame. Il redoute à juste titre les rivalités qu’elle entraînerait
entre les chevaliers et les conséquences fâcheuses qui en résulteraient pour la cour
6
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arthurienne. Sagement, il pense qu’il faut avant tout préserver la paix, l’intégrité et
l’équilibre de la cour :
« Sire fet il, de ceste chace/n’avroiz vos ja ne gré ne grace/Nos savomes bien tuit
piece a : qui le blanc cerf occire puet/par reison beisier li estuet/des puceles de
vostre cort/la plus bele, a que il tort./(…)/n’i a nule qui n’ait ami/chevalier vaillant
et hardi,/don chascuns desresnier voldroit,/ou fust a tort ou fust a droit,/que cele qui
li atalante/est la plus bele et la plus gente. »
Erec et Enide, v.41-60
Cet épisode est le seul où Arthur refuse d’écouter les conseils de son neveu.
Respectueux des valeurs féodales et en particulier du droit coutumier, il ne veut pas
transgresser les lois. Gauvain est pour lui un conseiller précieux et il n’hésite pas à le
reconnaître et à l’en féliciter. Lorsque ni Sagremor ni Keu n’arrivent à amener Perceval
au roi, Gauvain lui démontre que les deux autres chevaliers ont manqué de courtoisie en
ne respectant pas l’attitude songeuse de Perceval. Il se propose donc d’aller observer le
chevalier et dès qu’il sera sorti de sa méditation, de lui demander de venir auprès du roi.
Ce dernier reconnaît la courtoisie du projet et des propos de son neveu :
« or m’i alez, nies, dit li rois/que mout avez dit que cortois »
Le Conte du Graal, v.4389-4390
De même lorsqu’il s’agit d’une mission délicate à accomplir, c’est à son neveu que la
confie Arthur, persuadé qu’il réussira. C’est pourquoi il l’envoie au devant d’Erec,
lorsque, blessé par les nombreux combats, celui-ci veut malgré tout continuer sa route
pour prouver à Enide qu’il est toujours valeureux :
« Biax nies Gauvain, ce dit li rois,/s’onques fustes frans ne cortois,/ales apres
isnelement ;/demandez amialblemant/de son estre et de son afeire/et se vos le poez
atreire/tant que avoec vos l’ameigniez/gardez ja ne vos an feigniez. »
Erec et Enide, v. 4055-4062
Le roi Arthur, quand il s’adresse à son neveu, choisit toujours l’adjectif « cortois »
pour insister sur la primauté de Gauvain. Chrétien de Troyes n’hésite pas à le comparer
au soleil pour montrer qu’il est l’élément vital de la cour arthurienne :
« Cil qui des chevalier fu sire/et qui sor toz fu reclamez/doit bien estre solauz
Gauvain et le monde arthurien dans les romans en vers de Chrétien de Troyes au XIIe siècle
7
clamez./Por mon seignor Gauvain le di/que de lui est tot autresi/chevalerie
anluminee/comme solauz la matinee/oevre ses rais, et clarte rant/par toz les leus ou
il s’espant. »
Le Chevalier au Lion, v.2402-2410
Cette image fait sans doute allusion à la force surnaturelle du personnage dont il est
question dans la tradition antérieure.7)
Chrétien de Troyes use également d’un autre terme pour montrer la place privilégiée
de ce héros à la cour arthurienne, et l’affection personnelle que l’auteur lui porte : il fait
précéder son nom de « messire ». Lucien Foulet dans son étude8) a justement montré que
ce substantif est en fait un titre privilégié puisqu’il fut d’abord appliqué aux saints pour
ensuite être appliqué aux chevaliers courtois ; il est en quelque sorte descendu du ciel sur
la terre. On peut donc supposer qu’il qualifie un être supérieur en qualités. Gauvain est le
seul à le posséder dans les romans de Chrétien de Troyes sauf dans Le Chevalier au Lion
où il le partage avec Yvain et Keu. Le terme de « messire » implique un grand respect
pour l’homme et « messire Gauvain » restera une expression traditionnelle chez les
continuateurs de Chrétien de Troyes.
Le qualificatif « messire » et l’image du soleil confèrent à Gauvain une place
primordiale à la cour. C’est lui qui reconnaît les futurs chevaliers et qui authentifie les
plus grands. Perceval, arrivé à la cour, souhaite l’amitié et la caution morale de Gauvain :
« Sire, bien ai oï/de vos parler an plusiors leus/et l’acointance de nos deus/desirroie
mout a avoir/se il ne vos doit desseoir. »
Le Conte du Graal, v.4464-4468
Le prestige de la cour arthurienne provient des chevaliers qui s’y trouvent. La cour
resplendit lorsqu’y sont réunis les plus grands. Mais il suffit que Gauvain soit absent
pour qu’elle perde son faste et sa grandeur. Gauvain est ainsi indispensable à Arthur car
7)
La force surnaturelle de Gauvain apparaît dans les textes les plus anciens dont nous avons fait mention
dans l’introduction. Dans la Première Continuation, elle devient une caractéristique du personnage et elle
est souvent évoquée lors de ses combats.
8)
L’étude de L. Foulet “Sire, Messire” se trouve dans Romania, t LXXI, 1950, pp. 1 et 180. Il recense le
nombre de fois où le terme “messire” attribué à Gauvain, apparaît dans l’oeuvre de Chrétien de Troyes:
17 fois dans Erec et Enide, 11 fois dans Cligés, 34 fois dans Le Chevalier au Lion, 33 fois dans Le
Chevalier de la Charrette. Dans Le Contre du Graal, le nom de Gauvain est toujours précédé de
“messire”.
8
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lui seul est capable de parler aux grands chevaliers et de les lui amener. Il sait faire
preuve de courtoisie verbale et d’habileté. En effet, il séduit par son langage et le monde
de la chevalerie est très sensible à ses paroles toujours pleines de mesure et de courtoisie.
Ainsi montre-t-il qu’il est un homme de grande noblesse. Erec le remarque et le
complimente :
« Erec respont : molt an merci/le roi et la reïne ansanble/et vos qui estes, ce me
sanble/de bon eire et bien afeitiez. »
Erec et Enide, v.4078-4081
Sagremor et Keu n’ont pas réussi à amener Perceval au roi mais Gauvain, en
respectant la personne d’autrui, montre qu’il est « de moult grant san ».9) En faisant
comprendre à Perceval qu’un salut suppose une relation intime, il l’invite à lui faire
partager sa rêverie. Immédiatement Perveval sait qu’il a en face de lui un chevalier à qui
il peut révéler son secret. Sa courtoisie verbale est sans cesse mentionnée dans les
romans. Jamais il ne se permet d’insulter un chevalier. Même avec Keu qui est le
personnage orgueilleux et agressif par excellence, il ne prononce aucune parole
désagréable. Ainsi, alors que Gauvain s’est comporté avec la plus grande courtoisie à
l’égard de Perceval absorbé sans sa rêverie, Keu se moque de lui :
« Bien savez parole antandre,/qui sont et bele et polies. »
Le Conte du Graal, v.4360-4361
Gauvain garde son calme et continue à appeler Keu « diax dolz amis »10) sans attacher
d’importance à l’insulte. Le neveu d’Arthur est également très habile. Lorsqu’il ne
parvient pas, par son discours à convaincre un chevalier de venir vers le roi, il sait être
rusé comme par exemple avec Erec dans Erec et Enide. Voyant que rien ne détournera ce
chevalier de sa route. Gauvain conseille au roi de planter sa tente un peu plus loin sur le
chemin : épuisé, Erec sera obligé de se reposer. Ce dernier n’hésite pas à reconnaître la
grande habileté de Gauvain :
« Haï, fet il, Gauvain, haï !/vostre granz san m’a esbahi/par grant san m’avez
retenu. »
9)
Erec et Enide, v.4385.
Le Conte du Graal, v.4385.
10)
Gauvain et le monde arthurien dans les romans en vers de Chrétien de Troyes au XIIe siècle
9
Erec et Enide, v.4125-4127
Gauvain montre qu’il est un chevalier parfaitement conscient de son rôle. Il sait que la
cour arthurienne possède des règles qu’il ne faut jamais transgresser sous peine de perdre
son honneur. C’est en particulier de cette cour que partent les aventures et qu’elles
aboutissent. Le chevalier s’engage dans une aventure pour combler un manque initial
matériel ou spirituel, ou pour réparer un méfait. Dans le roman Le Chevalier de la
Charrette, lorsque la reine Guenièvre est enlevée, Gauvain décide de partir
immédiatement à sa recherche. Mais auparavant il conseille le roi, lui montrant suivre le
ravisseur pour tenter de sauver la reine :
« Sire, fet il, molt grant anfance/avez feite, et mont m’an mervoil:/mes, se vos creez
mon consoil,/tant com il sont ancor si pres/je et vos irïens apres/et cil qui i voldront
venir./Je ne m’an porroie tenir/qu’apres n’alasse isnelemant:/cel ne seroit pas
avenant/que nos apres ax n’alessiens,/au moins tant que nos seüssiens/que la reïne
devandra/et comant Kex s’an contandra. »
Le Conte du Graal, v.226-238
Jamais il ne laisse une personne en détresse quelque soit le danger. C’est à la cour
arthurienne que l’on vient chercher secours et le chevalier doit s’engager à aider cette
personne. Si aucun chevalier ne réclame avant lui l’aventure, Gauvain s’engage aussitôt.
La vivacité avec laquelle il s’engage pour délivrer la pucelle de Montescleire dans le
roman du Conte du Graal est remarquable.11) Il ne se résigne jamais à l’échec ou à
l’inaction. Et lorsqu’il n’y a aucune aventure, il lui arrive de quêter tout simplement
l’aventure, allant de tournoi en tournoi comme avec Yvain dans le Chevalier au Lion.
Dans ce cas l’aventure est un acte gratuit mais même dans l’apparition arbitraire des
aventures le chevalier voit le signe d’une élection. En effet, Gauvain comme tous les
héros des romans arthuriens est un être qui doit réussir dans toutes les épreuves qui lui
sont réservées.
La première règle de conduite pour un chevalier est l’acceptation de l’aventure : le
héros doit exécuter non seulement toutes les tâches difficiles qui lui sont demandées,
mais de sa propre initiative il doit chercher à s’engager dans toute aventure dont
l’annonce lui parvient, même s’il est prévenu de sa difficulté et du péril qu’il court. C’est
ce que fait Gauvain lorsqu’il décide d’entrer au château de la Merveille malgré les efforts
11)
Le Conte du Graal, v.4694-4696.
10
CHUNG Kyung-Nam
de la dissuasion du nautonier :
« Ostes, ce ne sera pas ores,/que beneoiz soit vostre ostex !/Einz m’an irai, si m’aïst
Dex,/veoir les dames qu’eles font/et les mervoilles qui la sont./-Teisiez, sire ! Ceste
folie,/se Deu plest, ne feroiz vos mie,/mes creez moi, si remenez./-Ostes, fet il, vos
me tenez/por recreant et por coart !/Ja puis dex n’en ait an moi part/que ge nul
consoil an cresrai ! »
Le Conte du Graal, v.7355-7366
La peur doit être un sentiment inconnu du chevalier accompli. Le seul fait de
l’empêcher d’accomplir une mission dangereuse est un outrage pour lui : s’il écoutait la
nautonier, Gauvain renierait les règles de la chevalerie, car il doit sans cesse se remettre
en question et prouver sa vaillance. Il ne suffit pas d’être reconnu comme le meilleur
chevalier, il faut le prouver à chaque instant. D’ailleurs c’est Gauvain lui-même qui
conseille à Yvain dans le Chevalier au Lion12) de ne pas se contenter des prouesses qu’il
a pu accomplir avant son mariage avec Laudine. Gauvain donne ici une leçon énergique
de chevalerie à Yvain pour lui montrer que, même marié il doit continuer à chercher
l’aventure pour prouver qu’il est toujours un excellent chevalier, mais aussi pour acquérir
plus de prix aux yeux de la femme qu’il aime. Elle doit pouvoir être fière de lui et il
convient que le chevalier cherche à conserver son rang à la cour arthurienne. Ainsi Yvain,
pour l’amour de Laudine, ira de tournoi en tournoi pour justifier son renom.
C’est parce que Gauvain ne reste jamais inactif et ne refuse jamais une seule aventure
qu’il a tant de prix et que la cour ne peut se passer de lui. Même la reine Guenièvre
refuse de quitter sa prison dans le Chevalier de la Charrette tant qu’elle n’aura pas de
nouvelle de lui :
« Mes la reine les retient/por mon seignor Gauvain qui vient,/et dit qu’ele ne se
movra/tant que noveles an sauvra. »
Le Chevalier de la Charrette, v.4101-4104
Tous les chevaliers connaissent Gauvain et il sert de point de référence par opposition
aux chevaliers qui transgressent le code de la chevalerie courtoise.
12
Le Chevalier au Lion, v.2486-2504.
Gauvain et le monde arthurien dans les romans en vers de Chrétien de Troyes au XIIe siècle
11
2. Gauvain, modèle pour le chevaliers.
Gauvain est admiré par toute la chevalerie pour son courage et sa vaillance. Pouvoir le
combattre est un honneur car il n’est jamais vaincu. Alexandre dans Cligés conseille à
son fils de se mesurer à Gauvain, conscient que lui seul pourra reconnaître sa valeur et
lui offrir la place qu’il mérite :
« De ce te lo que tu me croies,/et s’an leu viens, ja ne t’esmaies,/que a ton oncle ne
t’essaies,/mon seignor Gauvain, ce te pri,/que tu nel metes en obli. »
Cligés, v.2576-2580
La politesse de Gauvain est profonde et sincère. Il est constamment tourné vers les
autres chevaliers. Lorsqu’un de ses compagnons revient vainqueur d’une épreuve, il
n’hésite pas à s’avancer vers lui pour le féliciter de ses prouesses et l’accueillir. Les
verbes « accoler » et « embracier » reviennent souvent dans les romans de Chrétien de
Troyes :
« Et mes sire Gauvains le sot,/qui desor toz l’acole et jot ; »
Cligés, v.5001-5002
« Lor li vet ses braz estanduz/si l’acole, et salue, et beise. »
Le Chevalier de la Charrette, v.6798-6799
« Einsi parlant sont descendu,/s’a li uns a l’autre tandu/les braz au col, si
s’entrebeisent. »
Le Chevalier au Lion, v.6303-6305
Toujours très heureux de retrouver un de ses compagnons tel que Erec ou Perceval, il
va même jusqu’à leur enlever l’armure. Il les accueille en montrant ainsi son
empressement et sa joie de les revoir dans Erec et Enide et dans le Conte du Graal.13)
Comme il ne transgresse jamais le code chevaleresque, les autres chevaliers l’admirent.
Son altruisme et sa droiture s’opposent à l’animosité de Keu, personnage qui transgresse
les lois de la cour. Ce dernier est envieux et cherche toujours à être le premier lors des
aventures pour se faire reconnaître comme le meilleur chevalier. Dès qu’une aventure se
13)
Erec et Enide, v.4133-4136; Le Conte du Graal, v.4477-4480.
12
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présente, il s’empresse de demander au roi le don de l’accomplir seul. Ainsi, quand la
reine est enlevée au début du roman du Chevalier de la Charrette, il veut la délivrer et
partir seul. Sachant que les autres chevaliers se proposeront de délivrer Guenièvre, il fait
croire au roi qu’il quitte la cour. Le roi, désespéré, va lui accorder le don qu’il désire afin
qu’il demeure auprès de lui. Gauvain ne procède jamais de cette manière ; il ne ment
jamais et emmène toujours ses compagnons pour que ceux-ci participent à l’aventure. Ce
chevalier accompli emploie un langage conforme à la société dont il fait partie. A
l’inverse de Keu, il demeure courtois vis à vis d’un adversaire même si ce dernier vient
l’accuser en public comme Guinganbresil dans le Conte du Graal, qui refuse de saluer
Gauvain et l’insulte. Gauvain montre sa courtoisie et sa loyauté en reconnaissant ses torts
et en acceptant de se battre en duel :
« Et il dit : Sire, ja nus hom/ne m’an desfandra se ge non,/et por ce desfandre m’an
doi/que il n’an apele que moi./Et se ge rien mesfet eüsse/au chevalier que ge
seüsse,/mout volentiers pes li mien/que tuit si ami et li mien/le deüssent tenir a
bien./Et se il a dit son oltrage,/je m’an desfant, vez ci mon gage,/ici ou la, ou lui
pleira. »
Le Conte du Graal, v.4748-4760
Ses paroles sont toujours pleines de mesure et il mérite bien le qualificatif que lui
attribue un critique, Jacques Roubaud en l’appelant chevalier « à la langue d’or ».14)
Gauvain est un chevalier qui refuse toujours de transgresser les lois. C’est pourquoi il
refuse de monter sur la charrette d’infamie contrairement à Lancelot, dans Le Chevalier
de la Charrette. Il comprend le raisonnement du nain, selon lequel accepter d’y monter
signifie se haïr.15) Gauvain n’hésite jamais à se conformer aux normes de la société
arthurienne à laquelle il appartient. En ne montant pas sur la charrette, il est loyal et ne
renie pas les valeurs de la société qu’il sert et dont il représente une figure exemplaire.
Cette loyauté est liée à sa générosité et à sa largesse. En bon chevalier, il est charitable.
Lorsque Lancelot qui est à la recherche de la reine, lui demande un cheval, Gauvain, sans
14)
J. Roubaud, Graal Fiction, Paris, 1978, p.79. Cependant déjà dans les Triades des Mabinogion, Gauvain
partage ce qualité avec deux autres chevaliers: “trois chevaliers à la langue d’or de la cour d’Arthur:
Gwalchmei, fils de Guyar, Deudwas, fils de Tryphin, Eliwlod, fils de Madawe. C’étaient trois hommes
sages, si gentils, si aimables, si éloquents dans leur conversation, qu’il était difficile de leur refuser ce
qu’ils désiraient.” J. Loth, Les Mabinogion, p.265, T. II.
15)
Le Chevalier de la Charrette, v.378-384.
Gauvain et le monde arthurien dans les romans en vers de Chrétien de Troyes au XIIe siècle
13
savoir le nom du chevalier, lui laisse le choix entre ses deux chevaux :
« et cil il dit :or choisissiez/des deus le quel il vos plest. »
Le Chevalier de la Charrette, v.288-289
Sa charité et sa douceur contribuent à son renom. Lorsque dans le roman du Conte du
Graal16), les habitants de la cité n’ont plus aucune nouvelle de lui, ils évoquent avec
tristesse sa générosité et sa largesse. La générosité de Gauvain est également tournée vers
ses compagnons. Le neveu d’Arthur est conscient que les autres chevaliers ont besoin de
prouver leur vaillance pour acquérir une certaine importance à la cour. Et il lui arrive
parfois de renoncer à une aventure ou à un chemin plus difficile, au profit d’un de ses
amis. Ainsi lorsque Lancelot et Gauvain dans Le Chevalier de la Charrette, sont
parvenus à un croisement de chemin et qu’il leur faut choisir, Gauvain laisse à Lancelot
le Pont de l’Epée. Il agit ainsi non par peur mais parce qu’il sait que l’aventure est
importante pour Lancelot et son renom. Gauvain reconnaît d’ailleurs le courage de ce
dernier :
« Mes Lanceloz a tant i vint,/cui si granz enors i avient/qu’ainz n’ot si grant nus
chevaliers. »
Le Chevalier de la Charrette, v.5327-5329
Mais lorsqu’il peut choisir sans frustrer un autre chevalier, il prend toujours le chemin
le plus difficile, celui qui lui donnera la plus grande gloire. Il ne ressent aucune peur
devant l’inconnu et confiant en lui-même il va au devant du danger. Dans le dernier
roman de Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, il veut aller chercher le palefroi de la
Male pucelle, malgré les mises en garde des gens du château. Pour Gauvain, un chevalier
qui se respecte ne peut refuser une requête sous peine d’être considéré comme un homme
sans valeur :
« Por ce ne le leira ge pas,/fet mes sire Gauvains, biau sire,/que la pucele qui se
mire/desoz cel arbre m’i anvoie,/et se ge or ne l’i menoit,/qu’esteroie ge veuz
querre ?/Ce seroie honiz an terre/come recreanz et failliz. »
Le Conte du Graal, v.6550-6556
16)
Le Conte du Graal, v.8932-8940.
14
CHUNG Kyung-Nam
Un chevalier ne doit jamais éprouver de la peur sous peine d’être deshonoré et d’être
haï de Dieu.17) La religion joue un rôle important dans la chevalerie car un chevalier doit
toujours secourir les personnes en danger ou les demoiselles qui viennent à la cour
d’Arthur demander de l’aide. Gauvain est le premier à aider ceux qui ne peuvent se
défendre. Il est d’ailleurs connu pour ne jamais refuser son aide ; malheureusement
quand on ne peut le trouver pour la lui demander, c’est le désespoir. Ainsi quand le beaufrère de Gauvain dans le Chevalier au Lion18 va devoir envoyer ses fils combattre le
géant Harpin de la Montagne, il confie à Yvain que seul Gauvain pourrait les sauver.
Même Lancelot supplie Gauvain de l’aider et se lamente lorsque dans le Chevalier de la
Charrette, il est prisonnier de Méléagant :
« Ha ! Gauvain, vos qui tant valez,/(con sui del tot en tot alez)/qui de bontez n’avez
paroil,/certes, duremant me mervoil/por coi vos me secorez !/Certes, trop i par
demorez,/si ne feites pas corteisie ;/bien deüst avoir vostre aïe/cil cui tant solïez
amer,/certes, deça ne dela mer,/ce puis je bien dire sanz faille,/n’eüst destor ne
repostaille,/ou je ne vos eüsse quis/a tot le moins set anz ou dis/se je an prison vos
seüsse/einz que trové ne vos eüsse. »
Le Chevalier de la Charrette, v.6483-6498
Dans cette longue lamentation de Lancelot, en dernier recours il souhaite que Gauvain
vienne l’aider. Comme il n’a encore obtenu aucun secours, il finit par douter de la
courtoisie de son ami. Par ses paroles, Lancelot montre que la courtoisie de Gauvain, qui
n’a jamais manqué de porter assistance à un ami, est parfaite. Finalement il conclut en
pensant que Gauvain ne sait sans doute pas qu’il est prisonnier.
3. Gauvain et les femmes
Si ses amis font appel à lui en dernier recours, les demoiselles et les pucelles viennent
souvent à la cour arthurienne réclamer l’aide de Gauvain, certaines qu’il ne refusera pas.
La femme, en effet joue un rôle important dans les aventures de Gauvain. Comme il est
le chevalier courtois par excellence, c’est à lui que l’on demande par exemple
d’accompagner Enide dans Erec et Enide, le jour du couronnement des époux. Et ce n’est
17)
18
Le Conte du Graal, v.7514-7515.
Le Chevalier au Lion, v.3922-3928
Gauvain et le monde arthurien dans les romans en vers de Chrétien de Troyes au XIIe siècle
15
pas sans galanterie qu’il s’acquitte de sa tâche en prenant la jeune dame par la taille pour
l’aider à descendre de sa monture :
« Et Gauvain la pucele prist/et jus de son cheval la mist. »
Erec et Enide, v.1172-1173
Gauvain aime les femmes. Il sait les apprécier et est conscient qu’elles représentent
pour l’homme un moyen de se surpasser. Mais contrairement aux autre chevaliers tels
que Erec, Cligés, Yvain, Lancelot ou même Perceval, il n’accomplit pas ses exploits
uniquement pour plaire à une femme. Et c’est surtout sur ce point qu’il se distingue de
ses compagnons. Il ne néglige pas les plaisirs amoureux, mais refuse de s’attacher. Même
si à plusieurs reprises on le voit offrir son service à une dame. Ainsi dans le roman Le
Chevalier au Lion, Gauvain tient à Lunete, servante de Laudine, un discours amoureux ;
dans cette scène charmante, Gauvain fait don de sa personne à Lunete et lui promet
fidélité. Il devient ainsi son « chevalier servant ». 19) De même dans le roman Le
Chevalier de la Charrette, Gauvain semble tenir des propos galants à la demoiselle du
château de la lance enflammée. L’auteur, chrétien de Troyes précise qu’il ne sait de quoi
ils ont parlé, sous-entendant ainsi que la conversation a pu être courtoise :
« A l’autre fenestre delez/estoit la pucele venue,/si l’i ot a consoil tenue/mes sire
Gauvains an requoi/une piece, ne sai de quoi ;/ne sai don les paroles furent ; »
Le Chevaler de la Charrette, v.544-548
Mais Gauvain, même s’il fait de Lunete ou de la pucelle du château son amie, ne parle
jamais d’amour. Contrairement aux autres chevaliers, jamais on ne le voit en train de
souffrir pour une femme. La flèche du dieu Amour qui transperce le coeur de ses
compagnons, ne l’atteint jamais. L’expression « amer d’amor » qui apparaît de
nombreuses fois pour les autres protagonistes des romans20) n’est jamais appliquée à
Gauvain. Lorsqu’il ne paraît pas s’attacher à une femme, ce n’est pas parce que Gauvain
ne sait pas aimer profondément, mais parce qu’il accorde plus d’importance à son devoir
de chevalier. C’est pourquoi il est beaucoup plus galant qu’amoureux. Aussi fait-il la
leçon à Yvain dans le Chevalier au Lion, quand ce dernier préfère sa femme aux devoirs
19)
Le Chevalier au Lion, v.2433-2441.
Erec et Enide, v.2430-24-32; Cligés, à propos d’Alexandre, v.610-613; Le Chevalier de la Charrette,
v.371-373; Le Chevalier au Lion, v.1377-1381.
20)
16
CHUNG Kyung-Nam
chevaleresques. Gauvain reconnaît cependant que la situation de son ami est enviable et
sait trouver avec délicatesse les termes qui décrivent la naissance du sentiment amoureux
et la joie que procure une belle amie :
« Joie d’amors qui vient a tart/sanble la vert busche qui art,/qui dedanz rant plus
grant chalor/et plus se tient en sa valor,/quant plus demore a alumer./An puet tel
chose acostumer/qui molt est greveuse a retrere ;/quant an le vialt, nel puet an
fere./Ne por ce ne le di ge mie,/se j’avoie si bele amie/con vos avez, biax dolz
conpainz,/foi que je doi Deu et toz sainz,/molt a enuiz la leisseroie ! »
Le Chevalier au Lion, v.2521-2533
Dans les romans de Chrétien de Troyes, Gauvain n’est pas amoureux d’une femme,
mais il sait apprécier leur compagnie, leurs qualités physiques aussi bien que morales.
Gauvain est un personnage qui n’oublie jamais la notion de devoir chevaleresque. Un
chevalier doit en effet se mettre au service d’une dame en détresse et lui porter secours.
Gauvain, justement est connu des dames et des demoiselles pour ne jamais refuser son
aide quand l’une d’entre elles le lui demande. Ainsi, on le voit à plusieurs reprises dans
les romans accepter sans aucune hésitation de secourir une femme en difficulté et de se
battre pour celle qui le lui a demandé. Dans Le Chevalier au Lion21), il décide d’aider
l’aînée des deux soeurs qui se disputent à propos d’un héritage. Il ne refuse pas son aide
à une femme même si cela doit quelque peu ternir son prestige. Lorsque dans Le Conte
du Graal, la Pucelle aux Petites Manches lui demande de combattre Meliant de Liz afin
de se venger de sa soeur aînée, Gauvain accepte de se prêter au jeu et de porter ses
couleurs pendant le tournoi :
« Certes, fait messire Gauvains,/dont seroie je trop vilains/se sa volenté ne
savoie./Dites moi, fait il, tote voie,/mes enfes dols et debonaire/quel droit je vos
porroie faire/de vostre seror, et coment ?/-Sire, demain tant solement,/se vos plaist,
por amor de moi/porterez armes an tornoi.-Dites moi dont, amie chiere,/s’onques
mais feïstes proiere/a chevalier por nul besoing./-Nenil, sire.-N’en aiez soing,/fait li
sire, que qu’ele die,/n’entendez pas a se folie./Et messire Gauvains li dist:/Sire se
Damediex m’aït,/einz a trop bone anfance dite/come pucele si petite,/ne ja ne l’an
refuserai ;/mes, quant li plest, demain serai/une piece ses chevaliers. »
Le Conte du Graal, v.5320-5343
21)
Le Chevalier au Lion, v.4720-4726.
Gauvain et le monde arthurien dans les romans en vers de Chrétien de Troyes au XIIe siècle
17
Conscient que la très jeune demoiselle accorde une importance capitale à sa requête, il
ne la rejette pas car c’est la première fois qu’elle demande de l’aide à un chevalier. Ce
serait donc l’offenser que de lui refuser ce don. En même temps, il lui fait l’honneur de
ne plus la considérer comme une enfant mais comme une demoiselle et il l’appelle
« amie chiere »22), ce qui est une marque de respect. La scène est particulièrement jolie
étant donné qu’elle met en présence un chevlaier accompli et une enfant qui désire être
considérée comme une dame. Aucun ridicule ne se dégage de ce dialogue savoureux où
nous voyons Gauvain se prêter au jeu et qui, par conséquent lui répond très
courtoisement comme il l’aurait fait pour une dame.
Comme pour les autres chevaliers, la femme est également un guide et un informateur
pour Gauvain. Ainsi lorque Gauvain est à la recherche de la reine Guenièvre enlevée par
Méléagant dans le roman Le Chevalier de la Charrette23), c’est une demoiselle qui le
renseigne car il promet une fois de plus de se mettre à son service. La femme est surtout
pour Gauvain source d’aventure. Dans les premiers romans de Chrétien de Troyes, elle
n’apparaît pas essentiellement en tant que telle, mais dès Le Chevalier de la Charrette,
son rôle au côté de Gauvain se précise pour arriver à son terme définitif dans Le Conte
du Graal où Gauvain est toujours accompagné ou guidé par une femme. Il semble que
dans ce roman, Gauvain ne peut se passer de la compagnie d’une dame ou d’une
demoiselle. Le rôle de la femme change dans ce dernier roman ; elle l’aide à acquérir une
autre dimension dans la chevalerie. C’est surtout avec le personnage de la Male pucelle
que l’on suit les aventures de Gauvain. Elle représente le contraire de la dame. Dès leur
première rencontre, Gauvain accepte en homme courtois d’aller rechercher le cheval de
la pucelle, mais celle-ci pour le remercier lui souhaite le malheur et la honte. Même s’il
se sent ridiculisé, Gauvain ne réagit pas.24 Par ses paroles provocatrices, la Male pucelle
cherche à humilier Gauvain. En ne répondant pas aux insultes de la pucelle, il demeure
courtois. Pourtant, malgré ce début peu encourageant, il accepte qu’elle le suive sachant
qu’elle fera tout pour le ridiculiser et le faire périr.25 Ainsi, le rôle de cette demoiselle est
de faire perdre à Gauvain sa première place de chevalier courtois. Elle semble connaître
les pensées les plus secrètes de Gauvain et refuse qu’il pose ses mains sur elle, le jugeant
impur :
22)
Le Conte du Graal, v.5331.
Le Chevalier de la Charrette, v.622-626.
24)
Le Conte du Graal, v.6658-6663.
25)
Le Conte du Graal, v.6651-6656.
23)
18
CHUNG Kyung-Nam
« Ge n’ai nule convoitie/que de moi servir t’antremetes,/car tu n’as mie tes mains
netes/por tenir chose que ge veste/ne que ge mete antor ma teste. »
Le Conte du Graal, v.6640-6645
On le voit ici, Gauvain n’a pas le même succès avec la Male pucelle qu’avec les autres
dames. Il est sans doute trop attaché aux plaisirs terrestres et trop galant. Jamais il n’a su
aimer profondément une femme et c’est une leçon de morale que lui donne la Male
pucelle, lui montrant ainsi qu’il est trop sûr de son succès auprès des femmes. Si Gauvain
ne réagit pas, c’est sans doute parce qu’il a conscience que la pucelle a raison et qu’elle
est là pour lui faire subir un certain nombre d’épreuves. Toujours, elle cherchera à le
pousser vers des périls de plus en plus grands, à le ridiculiser et à lui enlever tout ce qui
contribue à sa renommée. Ainsi dans le roman du Conte du Graal, lorsque Gauvain perd
son cheval Gringalet et qu’il se retrouve avec un roncin très laid pour monture, il est
humilié puisqu’un chevalier doit toujours avoir une monture digne de son rang. La Male
pucelle est présente pour se moquer de lui et pour lui montrer que la courtoisie ne suffit
pas toujours à devenir un chevalier modèle ; pour cette même raison, elle refuse la leçon
de courtoisie que veut lui donner Gauvain, insinuant que cette valeur n’est pas toujours
positive mais que poussée à l’extrême elle risque d’entraîner le chevalier à se ridiculiser :
« Et il li respont :Bele amie,/vos diroiz ce que boen vos iert,/mes a dameisele n’a
fiert/que ele soit si mesdisanz/puis que ele a passe.X.anz,/einz doit estre bien
enseigniee/et cortoise et bien afaitiee./-Chevaliers par male aventure/de vostre
anseignement n’ai cure. »
Le Conte du Graal, v.6954-6972
La Male pucelle lui a montré qu’il avait tendance à trop s’occuper de propos courtois
et de galanterie au lieu de chercher l’amour profond, celui qui permet le véritable
dépassement de soi. Or, Gauvain préfère se contenter d’aventure amoureuses passagères
qui ne nuisent pas à sa renommée et à son rôle qui est de chercher les aventures pour la
gloire de la cour arthurienne. Néamoins la Male pucelle lui a permes de comprendre qu’il
faut savoir se détacher des plaisirs terrestres, ne plus être orgueilleux pour pouvoir
acquérir une autre dimension et participer à la suprême aventure : le Graal.
Gauvain et le monde arthurien dans les romans en vers de Chrétien de Troyes au XIIe siècle
19
Conclusion
Dans l’oeuvre de Chrétien de Troyes, Gauvain est un personnage qui joue un rôle
important à la cour arthurienne. Chevalier accompli, il est à la fois le représentant de la
coutoisie et un modèle pour les autre chevaliers. N’écoutant que son courage, il réussit
toutes les aventures qu’il entreprend.
Cependant, d’Erec et Enide au Conte du Graal, le personnage évolue et subit même
une légère dévalorisation. Il n’a pas toujours conscience que les valeurs courtoises ne
suffisent pas pour être reconnu comme le meilleur chevalier. En effet, toutes les qualités
chevaleresques doivent être marquées de mesure. Or, celle-ci est une qualité difficile à
acquérir et chaque chevalier en fait l’expérience. Gauvain mèche par excès de courtoisie.
Les femmes avec lesquelles il est toujours d’exquises manière lui font comprendre son
erreur. Il peut ainsi atteindre une autre dimension et parvenir dans l’Autre Monde, là où
aucun chevalier n’est encore allé. Ses rencontres avec des personnages merveilleux et
surnaturels lui révèlent la nature de cette aventure : le monde arthurien est menacé et
Gauvain doit tout tenter avec d’autres chevaliers pour en éviter la disparition. En effet,
les valeurs courtoises ne suffisent plus et les valeurs chrétiennes ont autant d’importance.
Le Graal, seul, peut les sauver de l’anéantissement. Gauvain doit donc suivre un
itinéraire spirituel pour conquérir la Lance qui saigne.
Cette quête de la Lance qui saigne est quelque peu mise de côté à la fin du roman du
Conte du Graal. Le lecteur peut se sentir frustré de cet abandon, mais nous pouvons
supposer que Chrétien de Troyes a privilégié la rencontre avec l’Autre Monde afin de
montrer que la mission de Gauvain trouve son aboutissement dans la réunion des deux
mondes. La destruction du monde arthurien par la Lance qui saigne est ainsi évitée.
Le personnage de Gauvain est alors complexe et tout au long de notre étude, nous
suivons un être qui ne cesse d’évoluer, comme l’est le monde arthurien. Le souci de
Chrétien de Troyes est d’éviter que le personnage de Gauvain ne tombe dans l’oubli et ne
soit dévalorisé. Ainsi, grâce à cet auteur, Gauvain demeure un constituant indispensable à
la légende arthurienne. Il devient l’archétype même du chevalier courtois avec la
générosité, la largesse, la courtoisie dont il a toujours fait preuve. Cependant ces valeurs,
issues de la tradition celtique et païenne, ne pouvaient cohabiter dans la société avec la
religion chrétienne. C’est pourquoi nous pouvons comprendre l’évolution du personnage
de Gauvain et pour quelle raison il fut évincé de la quête du Graal. Mais il reste toujours
un sentiment de nostalgie à l’égard de ce personnage parfaitement courtois, qui ne fut
jamais véritablement le héros d’un roman.
20
CHUNG Kyung-Nam
Bibliographie
1. Textes en ancien français
Chrétien de Troyes, Erec et Enide, éd. par M. Roques, Champion, Paris, 1973.
Chrétien de Troyes, Cligés, éd. par A. Micha, Champion, Paris, 1970.
Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, éd. par M. Roques, Champion, Paris,
1972.
Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion, éd. par M. Roques, Champion, Paris, 1971.
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, éd. par F. Lecoy, Champion, Paris, 1975, 2 vol.
Gerbert de Montreuil, La Continuation de Perceval, éd. par M. Willams(tome I et II) et
par M. Oswald (tome III), Champion, Paris, 1922, 1925, 1975, 3 vol.
2. Ouvrages généraux sur le Moyen Age
P. Y. Badel, Introduction à la vie littéraire du Moyen-âge, Bordas, Paris, 1969.
P. Ménard, Le rire et le sourire dans les romans courtois en France au Moyen-âge, Droz,
Genève, 1969.
D. Poirion, Précis de littérature française du Moyen-âge, P.U.F., Paris, 1983.
3. Etudes sur la matière arthurienne
R. Bezzola, Le sens de l’aventure et de l’amour chez Chrétien de Troyes, Champion,
Paris, 1968.
E. Faral, La légende arthurienne, Etude et documents, Champion, Paris, 1927, 3 vol.
J. Frappier, Amour courtois et Table Ronde, Droz, Genève, 1973.
J. Frappier, Chrétien de Troyes et le mythe du Graal, SEDES, Paris, 1972.
J. Marx, La légende arthurienne et le Graal, P.U.F., Paris, 1952.
J. Marx, Nouvelles recherches sur la littérature arthurienne, Klincksieck, Paris, 1965.
L. Foulet, « Sire, Messire », in Romania t. LXXI, 1950, p.1-48, 180-221.
Gauvain et le monde arthurien dans les romans en vers de Chrétien de Troyes au XIIe siècle
21
<국문요약
국문요약>
국문요약
12세기
세기 Chrétien de Troyes의
의 운율 소설속에 나타난
고뱅과 아더왕의 세계
정 경 남
‘롤랑의 노래’로부터 시작된 기사도 문학의 작품들은 12세기들어 Chrétien de
Troyes에 의해 집대성되고 더욱 문학적인 가치를 지닌 작품으로 발전하게 되
는데, Chrétien de Troyes는 자신의 작품을 펼칠 무대로 ‘아더왕과 원탁의 기사’
를 선택하였다. 그는 아더왕을 통해 중세 왕의 모범적 모습과 원탁의 기사를
통해 중세의 기사들의 지녀야 할 자질과 기본적인 덕목, 즉 ‘기사도’에 대해
자세히 설명하고 있다. Erec et Enide, Le Chevalier au Lion, Le Chevalier de la
Charrette, Le Conte du Graal은 중세의 꿈과 사랑이 담겨있는 작가의 천재적 상
상력이 유감없이 발휘된 운율 소설작품이라고 하겠다.
각 작품은 아더왕과 원탁의 기사들을 주인공으로 등장시키고 있으며 특히
Erec et Enide와 같은 작품은 제목자체가 기사의 이름과 그가 사랑하는 여인의
이름이며, 나머지 작품들은 원탁의 기사들중 Lancelot와 Perceval을 주인공으로
택하고 있다. 작가는 이러한 주인공들을 통하여 ‘기사도’란 무엇인가에 대해
끊임없이 설명하고 있으며, ‘용감’, ‘정의’, ‘정중함’ 그리고 ‘신성성’등을 기사의
덕목(Vertus chevaleresques)으로 내세우고 있다. ‘기사는 외모적으로나 신체적으
로 타인과 구별되어져야 하며 자아개발에 계속해서 힘쓰는 인물이어야 한다.
싸움에서는 물러서지 않으며, 위기에 처한 여인은 무슨 일이 있어도 구한다’
와 같은 기사의 조건이 각 주인공을 통해 독자들에게 전달되고 있는 가운데
주인공이 아니면서도 주인공과 같은 역할을 하는 인물이 그의 모든 작품에
등장하고 있다.
22
CHUNG Kyung-Nam
Chrétien de Troyes의 운율소설 속에 등장하면서 다른 주인공들과는 구분되는
인물은 다름아닌 Gauvain이라는 기사이다. 다른 주인공들은 기사들이 가져야
할 각 덕목 중 일정한 몇 가지를 대표한다고 할 수 있는 반면26), Gauvain은 이
모든 덕목을 종합하는 종합적인 인물로 묘사되고 있다. 즉 그는 ‘기사도의 모
범’적 인물로 각 작품에 등장하고 있으며 그의 발전과 퇴보는 봉건주의 세계
의 귀감이라고 할 수 있는 ‘아더왕의 세계’가 번영하고 멸망하는 과정과 그
맥락을 같이 한다고 하겠다. 즉 작가의 초기와 중기 작품에서의 Gauvain은 그
야말로 완벽한 기사로 묘사되고 있는 반면 작가의 말기 작품인 Le Conte du
Graal에서는 기사로서 갖추어야 할 또 한가지 덕목인 ‘신성성’이 부족한 인물
로 묘사되면서 아더왕국의 번영에 불안한 그림자를 그를 통해 간접적으로 드
리우고 있다. 이 ‘신성성’을 회복하기 위해 모든 기사들이 ‘성배’를 찾는 모험
에 참여하고 있으나, 기사의 모범인 Gauvain이 이 모험에서 ‘그와 여인의 관
계에서 진실한 사랑이 담기지 않은 유희와 같은 자세’로 인해 탈락하게 되면
서 아더왕세계에서 ‘기사와 여인에 대한 사랑’의 문제를 근본적으로 제기하면
서 13세기 그의 뒤를 잇는 작가들로 하여금 아더왕의 죽음과 아더왕 세계의
멸망을 소재로 한 또 다른 작품을 준비할 수 있도록 하고있다.
주제어 : 고뱅
고뱅(Gauvain), 기사도(Vertus
chevaleresques), 아더왕(le
기사도
아더왕 roi Arthur), 랑스
로(Lancelot), 원탁의기사(Chevaliers
de la Table Ronde)
원탁의기사
투 고 일 : 2003. 12. 23
심사완료일 : 2004. 1. 24
26)
Erec의 경우 ‘기사들은 끊임 없이 모험을 찾아 자신을 단련시켜야 한다’는 교훈이 그리고
Perceval의 경우는 ‘기사의 신성성’, Lancelot의 경우는 ‘기사와 여인의 사랑’에 관한 교훈이
각각 담겨져 있다고 하겠다.