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SOMMAIRE Introduction. Claire Déniel et Marguerite Vappereau Préambule. Serge Avedikian. Lettre à Artavazd Péléchian Découvrir Péléchian Serge Daney. À la recherche d’Arthur Péléchian Dominique Païni. Arthur Péléchian, cinéaste d’icônes « Cinéma-conversation entre Arthur Péléchian et Jean-Luc Godard. Un langage d’avant Babel », Le Monde, 2 avril 1992 Jean-Michel Frodon. « Cinéma Découverte d’un grand cinéaste à Paris. L’invention de Péléchian », Le Monde, 2 avril 1992 Images et corps Jacques Kermabon. Emporté par la foule Jean Breschand. La vallée perdue Esthétique du montage François Niney. Le temps retourné Philippe Roger. Un lien musical organique Vincent Deville. Animal Locomotion. Les Habitants Théâtre de la mémoire Frédéric Sabouraud. La machine à retourner le temps Film par film Dario Marchiori. Naissance d’un regard. La Patrouille de la montagne, La Terre des hommes Claire Déniel. Au Début Myriam Semerjian. Nous Martin Goutte. Mélange des genres et guerre des espèces. Les Habitants Fabrice Revault. Un chef-d’œuvre épique et lyrique. Les Saisons Axel Roche-Dioré. Regards sur Notre siècle Marie Martin. Transfigurations. Vie Prosper Hillairet. Lumière de fin. Fin Marguerite Vappereau. Homo Sapiens et les scénarios non réalisés. Entretien avec Artavazd Péléchian. « Mardis de la Fémis », 1993 INTRODUCTION Dans l’œuf d’un cristallin transparaît un monde confus et contradictoire, où l’on redevine le monisme universel de la Table d’Émeraude, l’unité de ce qui meurt et de ce qui est mû, l’ubiquité de la même vie, le poids de la pensée et la spiritualité de la chair1. Jean Epstein, L’intelligence d’une machine 1946 Nous. La découverte des films d’Artavazd Péléchian est indissociable d’une intense émotion de cinéma. Le visage de la fillette qui ponctue Nous (1969), ses proportions de géant lorsqu’elle apparaît sur l’écran, son regard infiniment insistant qui nous fixe, impriment notre mémoire. C’est l’une de ces images inoubliables que seul le cinéma sait inventer. Les films en noir et blanc, difficiles à situer dans le temps et l’histoire cinématographique, composés d’images d’archives et d’images documentaires retravaillées, se regardent autant qu’ils s’écoutent – cinéma sonore qui trouve ses modèles dans la musique et la poésie du XXe siècle. À partir des années 1960, Péléchian participe au renouvellement formel d’un cinéma dans les pas des grands maîtres russes, Sergueï Eisenstein et Dziga Vertov, dont il réveille toutes les puissances intenpestives. Arménien avant tout, il nous parle d’une époque aujourd’hui révolue, d’un monde à jamais effondré, presque une autre planète : l’Union soviétique ; il en porte toute la nostalgie, les blessures et les espoirs. Artavazd Péléchian est l’un de ces artistes qui, comme ses contemporains Andreï Tarkovski et Sergueï Paradjanov, tous deux enracinés dans ce monde soviétique qui les porte et les bride en même temps, a su produire des effets sidérants, véritables moments de révélation. De la vie d’Artavazd Péléchian, qu’il voudrait voir coïncider avec ses films, on sait peu de choses. Né en 1938 à Leninakan, il passe son enfance en Arménie. Après une brève carrière d’ingénieur, il étudie, entre 1963 et 1968, le cinéma à l’Institut National de la Cinématographie de Moscou (VGIK) où il sera professeur dans les années quatre-vingt. Profondément inscrit dans le paysage du cinéma soviétique, il cite parmi ces maîtres, outre les deux figures tutélaires Eisenstein et Vertov, de nombreux cinéastes russes et soviétiques comme Sergueï Guerassimov, Abram Romm, Sergueï Youtkevitch, Léonid Kristi, Sergueï Pa- 6 radjanov, Grigori Tchoukhraï. Il puise aussi à la source du cinéma mondial avec Ingmar Bergman, Alain Resnais, Akira Kurosawa et Stanley Kubrick2. Son œuvre, remarquable par sa cohérence formelle, se résume en quelques films, guère plus d’une dizaine. Au Début (1967) évoque le dynamisme révolutionnaire et réécrit l’histoire du siècle avec des images de masses humaines en mouvement ; il exalte l’élan de la foule dans une ode au peuple en marche. Nous (1969) dresse un portrait lyrique en hommage au peuple arménien, à l’éternité de ses valeurs et de son identité. Les Les Saisons (1975-1977) célèbre la vie des hommes au rythme de la nature. Péléchian crée, grâce aux moyens de la télévision arménienne, des images fortes, inimaginables et à jamais inoubliables, telle la lutte d’un berger, une brebis dans les bras, dans les eaux démontées d’un torrent. Notre Siècle (1982), fresque sur la conquête du ciel et de l’espace, combine des archives soviétiques et américaines et répond au 2001 (1968) de Stanley Kubrick. Tous ces films forment une constellation dans laquelle les images se répondent, s’interpénètrent, tissent un réseau dense, indissociable. Son ouvrage, Moe Kino [Mon cinéma], publié à Moscou en 1988, lui permet d’articuler sa théorie du montage. Enfin, ses deux derniers films, Fin (1992) et Vie (1993) coïncident étrangement avec la chute du bloc de l’Est ; ils sont mus par deux mouvements divergents, l’un décrit l’enfermement et l’inquiétude d’un voyage en train sans point de départ ni destination, l’autre exalte un espoir inaltérable en l’homme. Désormais, Péléchian ne distille sa parole qu’avec parcimonie, et préfère le silence, comme s’il avait déjà tout dit, comme si cette œuvre filmique avait pris son autonomie. L’artiste se retranche dans une position intransigeante et solitaire. Les films doivent aujourd’hui, loin de leur créateur, « lutter contre le temps »3. Le présent ouvrage, s’il espère faire découvrir un cinéaste et une œuvre, voudrait aussi retracer l’histoire de la découverte de ses films, en France tout particulièrement, et retrouver l’éblouissement que connurent les cinéastes et les critiques dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. En préambule, Serge Avedikian offre le texte de sa lettre filmée à Péléchian, où il fait le bilan de plus de trente ans d’un compagnonnage fidèle, noué telle une évidence après une projection de Nous en Arménie, et interroge le cinéaste sur les échecs répétés de ses projets de films en Europe. Ensuite, universitaires, critiques et cinéastes, font émerger une image kaléidoscopique de l’œuvre, la fouillant sans l’épuiser pour autant. L’entretien à la Fémis4 (1993) complète l’ouvrage – on saisit l’importance de cette rencontre quand on sait qu’elle a été filmé par Arnaud des Pallières, qui revendique aujourd’hui sa dette vis-à-vis du cinéaste arménien. Péléchian y reprend point par point les grandes étapes de sa théorie du cinéma. Le cinéma de Péléchian instaure une véritable bataille contre une perception linéaire du temp. L’étrangeté du regard fixe de la petite fille dans Nous, résultat d’une mise en boucle d’un plan de quelques secondes, vient comme se superposer à celui de l’Angelus Novus de Klee, symbole de la contradiction au cœur du temps historique benjaminien5. Le cinéma de Péléchian, comme celui d’Epstein, Colonne de gauche : Nous. Colonne de droite : Les Habitants. 8 9 reflète les contradictions de ce monde tendu entre confusion et spiritualité. Son idée de cinéma trouve son origine dans les réflexions d’Eisenstein sur le contrepoint audiovisuel et dans celles de Vertov sur l’intervalle ; il cherche à dialectiser – au second degré – la théorie du montage dialectique. Au lieu de travailler sur le sens produits par la jonction, la juxtaposition des plans, il joue sur les répétitions à distance d’images, ou de blocs d’images, dans une tentative de renversement des temps. S’il s’inscrit évidemment dans la lignée des théoriciens soviétiques du cinéma, il faut encore rappeler ses liens avec le formalisme : Victor Chklovski, dans son texte fondateur « L’art comme procédé », invitait déjà les artistes à « défamiliariser » nos perceptions quotidiennes, en « revivifiant notre sensation concrète des choses, de la vie elle-même6 » dans une perspective avant tout poétique. Les films de Péléchian sont comme des condensés empruntant tant aux théories philosophiques et scientifiques du temps qu’à la composition musicale, et travaillent la répétition sur un mode proche d’une structure litanique7. Dans un mouvement encore tout eisensteinien, le cinéma de Péléchian veut cristalliser une unité dynamique dans laquelle on ne peut trancher sans la dérégler irrémédiablement8. Les mouvements circulaires, les renversements des causes, la structuration d’unités sphériques induisent une conception de l’histoire de l’art anti-téléologique : le cinéma, n’est plus issu des autres arts, mais au contraire voudrait tous les précéder9. Il renverse par là une intuition d’Eisenstein : « il semble que tous les arts aient, à travers les siècles, tendu vers le cinéma. Inversement le cinéma aide à comprendre leurs méthodes10. » Le cinéma de Péléchian, véritable symphonie du monde, regarde notre époque entre inquiétude et espérance. Sa permanence et son actualité apparaissent aujourd’hui avec évidence. Aussi était-il urgent, plus de vingt ans après la première rétrospective française au Jeu de Paume, à l’heure des commémorations du génocide arménien, de prendre le temps de s’interroger sur l’importance d’Artavazd Péléchian. Comment ses films peuplent-ils notre imagination ? Comment ce cinéma qui, à l’évidence, résiste au temps, entre-t-il en dialogue avec l’époque contemporaine11 ? Il n’existe aujourd’hui aucune traduction de Moe Kino en français. Les extraits publiés dans des revues (comme le fameux article théorique « Montage à distance ou théorie de la distance12 », dans le numéro 2 de Trafic) ou les scénarios non réalisés, La Cène et Homo Sapiens, traduits pour les circuits de production, n’ont jamais été rassemblés. Un travail de restauration des films, de recherche sur les différentes versions13 reste également à mettre en œuvre. Puisse ce livre réveiller l’intérêt pour cet incontournable inventeur de cinéma ! Claire Déniel et Marguerite Vappereau 1 Jean Epstein, L’Intelligence d’une machine, Le Cinéma du Diable et autres écrits, Écrits complets, volume V (19451951), Dijon, Les Presses du réel, 2015, p. 30. 2 « Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance », Les Documentaires de la république soviétique d’Ar- ménie, Rétrospective du 21e festival du film documentaire, Nyon, 1989, p. 75-102 ; repris dans Trafic, n° 2, printemps 1992, p. 90. 3 Cf. supra : préambule de Serge Avedikian. 4 Confrontation avec Artavazd Pelechian, Les mardis de la Fémis, Paris, 1993. 5 Cité par Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » [1940], Œuvre III, Paris, Gallimard, Folio, 2000. Sur le rapprochement entre la figure de l’enfant dans Nous et l’ange de l’histoire selon Walter Benjamin, voir : Vincent Deville, « Montage à distance et figuration du génocide arménien dans Nous (1969) d’Artavazd Pelechian », in Annick Asso, Héléna Demirdjian et Patrick Louvier (dir.), Le Génocide des Arméniens 1915-2015 - Discours et représentations, Presses Universitaires de Rennes, à paraître en 2016. 6 Patrick Flack, « Structures temporelles dans la poétique des formalistes russes : répétitions, accords, rythme, série de vers », in Jaccard, Jean-Philippe et Podoroga, Ioulia (éds), « Temps ressenti » et « Temps construit » dans les littératures russe et française au XXe siècle, Paris, Kimé, p. 185. 7 Barthélémy Amengual, « Sur deux neveux d’Eisenstein », Du Réalisme au cinéma, Paris, Nathan, 1997, p. 248. 8 Cette affirmation du cinéaste est à discuter puisque certains de ses films connaissent plusieurs versions : Nous, Les Saisons et Notre Siècle. 9 « Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance », Trafic, op. cit., p. 104. 10 Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, Cinématisme, Dijon, Les Presses du réel, Paris, Kargo, 2009, p. 10. 11 Il faut saluer le travail pionnier de Sergio Becerra et Rémi Fontanel pour leur direction de l’ouvrage Materia y cosmos : las películas de Artavazd Pelechian (Matière et cosmos : les films d’Artavazd Péléchian, Bogotá, Idartes, 2012. 12 Repris en français sous le titre « Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance », Trafic, op. cit., p. 90105. 13 Les recherches de Myriam Semerijian et le mémoire de Master d’Axel Roche-Dioré, Cinéma et histoire dans Notre Siècle d’Artavazd Péléchian, soutenu à Paris 3 sous la direction de Laurent Véray, sont à ce titre pionniers. Notre siècle.