tourisme - National Magazine Awards

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tourisme - National Magazine Awards
Küstendorf est un paradis écolo et vieillot,
avec des noms de rues inspirés du cinéma.
Pas étonnant : il a été créé par le cinéaste serbe
Emir Kusturica, qui en a fait son refuge.
p ar G ar y L aw re n ce
En ce brumeux après-midi d’octobre, Emir
Kusturica a l’air las, aigri, un brin bougon lorsqu’il
me reçoit au coin du feu, dans sa maison perchée
dans les montagnes. Quelques jours plus tôt, le
célèbre réalisateur serbe (Le temps des gitans,
Underground, Chat noir, chat blanc…) a quitté
précipitamment le Festival du film d’Antalya,
en Turquie, où il était invité d’honneur. Une fois
de plus, certains l’accusaient de minimiser les
crimes serbes contre les Musulmans pendant
la guerre de Bosnie. Même le ministre turc de
la Culture s’était mis de la partie.
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l’actualité février 2011
Pour bâtir son
« fief », Kusturica
a racheté des
maisons vieilles
de 100 ans
abandonnées et
les a déménagées
sur ses terres, où
il les a disposées
à sa convenance,
un peu comme
pour un film.
Bosnie
Serbie
Belgrade
Sarajevo
Küstendorf
europe
afrique
infographie : l’actualité
Mon petit
village en
Serbie
GARY LAWRENCE ; Emir kusturica : R. Serra / Iguana Press / Getty Images.
tourisme
PHOTOREPORTAGE
Une visite du village de
Küstendorf.
lactualite.com/
photoreportage
Hôtel Mecavnik
GARY LAWRENCE
février 2011 l’actualité
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mon petit village en serbie
photos : GARY LAWRENCE
tourisme
Kusturica, qui est né en Bosnie d’une mère musulmane et
d’un père serbe, s’est converti au christianisme en 2005. Depuis,
il est plus orthodoxe que le pope : il a appuyé l’ex-président
nationaliste serbe Vojislav Kostunica, il fustige l’indépendance
du Kosovo et commence les spectacles du No Smoking Orchestra par l’hymne national de la Russie, alliée historique de la
Serbie. Par-dessus tout, il s’est constitué un petit royaume en
ce pays, toujours considéré comme l’enfant terrible de l’exYougoslavie.
Ce royaume, c’est Küstendorf, où il s’est retiré en quittant
le Festival d’Antalya. Quand je le découvre, aménagé au sommet d’une colline, à environ cinq heures de route au sud-ouest
de Belgrade, je comprends que le cinéaste aime s’y réfugier :
tout y est calme, quiétude et sérénité. Dans l’air flotte un fin
parfum de conifères. C’est en effectuant le repérage pour
La vie est un miracle, au début des années 2000, que Kusturica
a eu un faible pour l’endroit. Il a acheté des terres, qui couvrent
aujourd’hui près de 4 500 hectares, et y a fait construire sa
maison. Entourée de montagnes au doux relief et cerclée de
pâturages, elle domine une région peu développée, parsemée
de maisonnettes en bois du 19e siècle.
« Pour bâtir mon village, j’ai acheté des maisons centenaires
abandonnées ou appartenant à des paysans pauvres. Je les ai
fait transporter ici et me suis occupé de leur disposition, sans
plan directeur : Küstendorf, c’est comme un film qui s’est maté64
l’actualité février 2011
Dans les petites
rues piétonnes,
que domine le
clocher de la
chapelle, les
centres d’intérêt
de Kusturica
sont nombreux.
L’acteur Johnny
Depp et le
réalisateur Jim
Jarmusch y sont
à l’honneur,
tandis que
George W. Bush
et Javier Solana
croupissent
derrière les
barreaux.
rialisé sans caméra ni pellicule », me
raconte le réalisateur, deux fois Palme d’or
à Cannes (Papa est en voyage d’affaires,
1985 ; Underground, 1995) et chevalier de
la Légion d’honneur.
Inauguré en 2004, agrandi au fil des
ans, Küstendorf est devenu un lieu touristique, une sorte de « village de la
Sagouine » serbe. Ses six petites rues
piétonnières accueillent aujourd’hui
une trentaine de bâtiments, où travaillent
une soixantaine de personnes qu’emploie
Kusturica. Il y a une chapelle, un hôtel,
deux restaurants, un bar-resto, une librairie, une piscine intérieure, une garderie,
une salle de cinéma souterraine de
200 places (baptisée Underground), une
salle de montage dernier cri et un studio
d’enregistrement où officie le fils du
cinéaste, Stribor, 31 ans, compositeur de
la musique de plusieurs films du père.
Au cœur du village trône la résidence,
entièrement en bois, où le maître des
lieux vit avec sa femme et collaboratrice,
Maja.
« L’argent
que j’ai
gagné grâce
à mes films,
je l’ai investi
ici. C’est la
réalisation
d’un rêve,
bâtir un
village pour
remplacer
ma ville,
détruite lors
de la guerre
de Bosnie. »
Un an après l’inauguration du village, en 2005, Kusturica a
remporté le prix d’architecture Philippe Rotthier, qui récompense les beaux quartiers, villages et villes nouvellement
construits en Europe. « Tout l’argent que j’ai gagné grâce à mes
films, je l’ai investi ici, dit le lauréat. Pour moi, c’est l’accomplissement d’un rêve, bâtir un village pour remplacer ma ville,
que j’ai perdue pendant la guerre de Bosnie. Un rêve qui s’est
finalement avéré rentable… »
Chaque année, 300 000 visiteurs paient 200 dinars (2 euros)
pour visiter Küstendorf, et des milliers d’entre eux y passent
la nuit (3 300 dinars en demi-pension). L’endroit a son cachet,
mais on n’y croise pas de personnages aussi truculents que les
gitans des films du cinéaste, hormis quelques artisans attablés
à l’une des nombreuses échoppes de souvenirs. « Ces artisans
viennent de la région ; Kusturica les laisse vendre leurs produits
sans rien leur demander », m’assure Zan Marjanovic.
À l’image de son « maire » autoproclamé à la blague, Küstendorf
ne plaît cependant pas à tout le monde. En septembre dernier,
Lise Gervais, une retraitée de Montréal, y a séjourné dans le
contexte d’un circuit organisé dans les Balkans. « C’est beaucoup
de route pour voir peu de choses », regrette-t-elle. « Le confort
est rudimentaire, la bouffe est ordinaire et l’ensemble me fait
penser à une colonie de vacances ! » estime pour sa part Colette
Girard, une autre Montréalaise qui prenait part au périple, en
évoquant les nombreux groupes scolaires sur place.
Quiconque se rend jusqu’ici monte généralement à bord du
petit train touristique Sarganska Osmica — propriété du Musée
des chemins de fer serbes —, qui effectue une balade de ‚
CVELE / SIPA
Si Kusturica aime tant se retirer làbas, c’est parce qu’il y a créé un univers
à son image, où prédominent ses goûts
et ses centres d’intérêt, y compris dans
la toponymie. Ainsi y trouve-t-on les
rues Federico-Fellini et Jim-Jarmusch,
cinéastes qu’il adore. Dans le square
Nikola-Tesla, du nom de l’ingénieur serbe
de génie à qui certains attribuent l’invention de l’électricité, trône une statue de
Johnny Depp. L’acteur était invité d’honneur au dernier Festival du film et de la
musique de Küstendorf, un « festival sans
tapis rouge ni paillettes » que Kusturica
organise depuis quatre ans, en janvier.
Cette année, le cinéaste russe Nikita
Mikhalkov y prend part. Voué au cinéma
d’auteur, le Festival permet à la relève
mondiale de bénéficier d’un tremplin en
début de carrière. De temps en temps, Kus­
turica reçoit également des étudiants réa­
lisateurs pour des stages de formation.
Autre lieu « symbolique » : le square
Diego-Armando-Maradona. Le cinéaste
l’a ainsi nommé en l’honneur du joueur
de soccer argentin, une de ses idoles, à
qui il a consacré un documentaire, en
2008 (Maradona par Kusturica). « Les deux
hommes partagent les mêmes idéaux
anti-impérialistes et antimondialisation »,
m’explique Zan Marjanovic, attaché de
presse de Kusturica. Les visiteurs ne doivent donc pas s’attendre à trouver du
Coca-Cola ou de la malbouffe à Küstendorf : on y sert des plats traditionnels
serbes (comme les punjene paprike, des
poivrons farcis, ou les cevapcici, des rouleaux de viande), du boza, boisson fermentée des Balkans, et du jus de fruits
« biorévolution », dont la bouteille comporte deux étiquettes, l’une représentant
Che Guevara, l’autre Kusturica...
Sous le restaurant Lotika, une double
porte, évoquant celle d’une geôle, a été
aménagée dans la pierre. Derrière les
barreaux, on aperçoit le portrait peint de
deux des pires criminels du globe aux
yeux du cinéaste : George W. Bush et
Javier Solana, qui était secrétaire général
de l’OTAN quand Belgrade a été bombardée, en 1999, pendant la guerre du
Kosovo.
En aménageant Küstendorf, Kusturica
a aussi voulu démontrer qu’on pouvait
construire en ayant peu d’impact sur
l’environnement : récupération de
matériaux déjà utilisés, emploi limité
du béton, respect du cadre naturel et
traditionnel… Et tous les bâtiments sont
reliés à un chauffage central alimenté
par des granules de bois, « dont la combustion n’émet aucun gaz à effet de
serre », m’assure-t-il.
Küstendorf, Drvengrad ou Mecavnik ?
Rien n’est simple dans l’univers de Kusturica. Même pas le nom de son « village ».
Partout dans le monde, il est d’abord connu sous l’appellation de Küstendorf,
mot allemand inventé par le cinéaste et qui signifie « le village de Kusta », surnom
de Kusturica.
Mais sur place, ce « village ethnotouristique » porte aussi le nom de Drvengrad,
qui veut dire « village en bois », en serbe. Il est construit sur la colline de Mecavnik,
nom originel du lieu, qui est désormais utilisé pour décrire tant le village de Küstendorf que tout le domaine de Kusturica, y compris la station de ski Iver.
Pour compliquer le tout, Küstendorf fait officiellement partie du territoire
administratif de Mokra Gora, un « vrai village » situé à un kilomètre en contrebas.
Enfin, le parc naturel Sargan-Mokra Gora, dont Kusturica est le directeur, chevauche plusieurs municipalités, dont celle de Mokra Gora.
POUR EN SAVOIR PLUS : kustendorf.com et kustu.com
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tourisme
mon petit village en serbie
deux heures dans les montagnes, avec comme point de
départ Mokra Gora, village de 1 200 âmes auquel est officiellement rattaché Küstendorf. Au début des années 2000, Kusturica a partiellement financé la restauration de la voie ferrée
pour le tournage de La vie est un miracle, dont l’intrigue se
déroule justement autour de la mise en service d’un train
touristique visant à revigorer l’économie d’un village.
Il y a quelques années, le réalisateur est aussi devenu directeur général du parc Sargan-Mokra Gora, situé près de son
village. « La seule politique que je tolère encore, c’est celle qui
vise la protection de la nature », me dit-il, le cheveu toujours
hirsute, les bottes délacées. « En devenant directeur du parc,
il a voulu user de son influence et consacrer de son temps pour
le protéger », ajoute Zan Marjanovic.
Grâce à l’expertise acquise dans l’aménagement de Küstendorf, Kusturica agit également comme conseiller et maître
d’œuvre d’un hôtel géré par des investisseurs privés ainsi que
d’un immeuble à vocation publique, en construction lors de
ma visite. « Le siège du parc se trouvera dans ce bâtiment ; il
y aura aussi un dortoir, des chambres et un centre éducatif,
où des conférenciers viendront sensibiliser les visiteurs sur
la protection de l’environnement », m’explique Kusturica…
tandis que le moteur de son VUS tourne au ralenti depuis
15 minutes. Manifestement, Kusta l’écolo ne maîtrise pas
encore tous les arcanes des pratiques vertes.
Cela dit, l’homme continue de jouer les mécènes. D’abord,
il a offert le terrain sur lequel sont situés les deux bâtiments,
dans son vaste domaine. Ensuite, il vient d’entamer la construction d’une minicentrale hydroélectrique pour alimenter Küstendorf et son petit centre de ski, à huit kilomètres de là.
Inauguré il y a deux ans, ce dernier compte quatre pistes, dont
« Kustu »
fait aussi
construire
une
minicentrale
hydroélectrique
et songe à
reconstituer
un château
médiéval
serbe...
la plus élevée culmine à 1 490 m et comporte un charmant petit hôtel, le Mladost,
en bord de pente. Enfin, Kusturica songe
à reconstituer un château médiéval serbe
dans son village même…
Malgré toutes ces entreprises qui
l’acca­parent, le réalisateur n’a pas délaissé
le cinéma. Il entreprendra au cours de
2011 le tournage de son prochain long
métrage, Cold Water, un road movie qui
se déroule dans les territoires palestiniens, et il peaufine le scénario d’un film
sur Pancho Villa, héros de la révolution
mexicaine, qui mettra en vedette Johnny
Depp et Salma Hayek.
En revanche, il n’a pas encore osé
s’attaquer au plus grand défi qu’il s’est
fixé : adapter Le pont sur la Drina, œuvre
du seul lauréat serbe du prix Nobel de
littérature (1961), Ivo Andric, qui couvre
400 ans d’histoire des Balkans. On peut
comprendre qu’il veuille prendre son
temps : son film Underground, qui portait
sur l’histoire de la Yougoslavie, avait soulevé la controverse en 1995, certains ayant
même accusé le cinéaste de propagande
proserbe. Mais peut-être Kusturica préfèret-il simplement se retirer dans les appartements de son village de rêve, où les
intrigues se dénouent chaque jour à son
y
avantage, comme il le veut.

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