terres australes

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terres australes
Bernard BRUNEL
TERRES AUSTRALES
1995 - 1997
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Table des matières
Chapitre I
Australie et Nouvelle Zélande 95
L’isolement de l’Ouest
13 – 22
Le Centre Rouge
23 – 35
Arnhem Land : l’art le plus vieux du monde
36 – 46
Le Queensland tropical et pacifique
47 – 69
Une incursion dans l’Outback
70 – 79
Adélaïde-Melbourne : the Great Ocean road
80 – 93
De l’île fumante à l’île de Jade : voyage au pays des Kiwi
94 – 128
Sydney, une capitale de l’An 2000
129 – 143
Chapitre II Australie 97
Deuxième approche
145 – 150
Un petit saut en Tasmanie
151 – 163
Across the Nullarbor !
164 – 175
Le pays de l’or
176 – 181
La Porte de l’Australie : rivages et karris du Cap Leeuwin
182 – 196
Sea, sand and sun : mers et plages de l’Ouest
197 – 210
Les rochers rouges du Pilbara : au pays des Compagny Towns
211 – 220
Mais où est donc passé le Grand Désert de Sable ?
221 – 225
Aux frontières de l’Australie : la magie du Kimberley
226 – 247
Victoria et Katherine : retour dans les Territoires du Nord
248 – 254
Une semaine sur la Stuart Highway : aux sources
d’un mythe australien
255 – 277
Adélaïde du bout du monde
278 – 285
2
Chaque point numéroté dans l’ordre
du voyage
correspond à une nuit
Voyages
en avion
passée dans le lieu indiqué
Voyage du 12.7.97 au 29.8.97
Voyages en avion
3
.
Chaque point
point numéroté
numéroté dans
dans l’
l’ordre
ordre
Chaque
du voyage
voyage correspond
correspond àà une
une nuit
nuit passée
du
dans le lieu indiqué
passée
Voyage du 14.7.95 au 25.8.95
Carte 1/3 Australie Occidentale
Voyages en avion
4
Voyage du 14.7.95 au 25.8.95
Carte 2/3 Australie du Centre et de l’Est
Voyages en avion
Chaque point numéroté dans l’ordre
du voyage correspond à une nuit
passée dans le lieu indiqué
5
Chaque
Chaque point
point numéroté
numéroté dans
dans l’
l’ordre
ordre
du
du voyage
voyage correspond
correspond àà une
une nuit
nuit passée
passée
dans
dans le
le lieu
lieu indiqué
indiqué
Voyage du 14.7.95 au 25.8.95
Carte 3/3 Nouvelle Zélande
Voyages en avion
6
AUSTRALIE ET NOUVELLE ZELANDE
1995
7
Kings
Canyon
Watarka
21.7.95
L’APPROCHE
C’est une grande aventure qui commence pour nous tous en cette année1995. Partie un peu
sur un coup de tête, et grâce au surplus d’un emprunt contracté pour réparer les dégâts de la
grêle de septembre 1994, l’idée d’une visite de la Terra Australis s’est peu à peu imposée à
nous comme l’aboutissement de parcours déjà longs. Elle s’est cependant un peu noyée dans
un printemps, puis un début d’été, particulièrement fertiles en événements. En un peu plus
d’un mois Chirac est devenu Président de la République, le Front National s’est installé dans
notre ville de Toulon, la France a perdu en demi-finale de la coupe du monde de rugby en
Afrique du Sud, et surtout, nous avons vécu au rythme de la préparation du mariage de Sophie
et Michel en Ardèche fin juin. Des choses bien différentes certes, mais qui ont énormément
retenu notre esprit et rogné sur notre temps.
Les nouveaux mariés sont partis de 10 juillet pour l’Asie. Six jours plus tôt Frédéric nous a
annoncé qu’il venait avec nous, ce qui nous a beaucoup réjouit. A moins de dix jours du
départ il réussit à trouver des places sur les mêmes vols, y compris les vols intérieurs, ce qui
est un tour de force. Nous partons cependant dans un état d’esprit particulier. La décision du
Président de la République de reprendre les essais nucléaires à Mururoa et Fangatofa,
l’opposition immédiate des pays du Pacifique, au moment de la célébration du cinquantenaire
d’Hiroshima, et l’arraisonnement ubuesque du Rainbow Warrior II à Mururoa par des soldats
cagoulés, trois jours avant notre départ, nous ont complètement déstabilisés. Pour la première
fois de notre vie nous avons eu quelques instants l’envie de renoncer à un voyage. Mais le
désir de la découverte l’a encore emporté, même si notre inquiétude est grande, car avoir
sacrifié autant d’argent pour ce voyage et risquer de le louper nous rend très sensibles à tout
ce qui se passe. Fin juin j’exprime, dans une lettre au « Monde », mes doutes et ma colère,
protestation citoyenne bien vaine et bien isolée à en juger par les réactions autour de nous, qui
vont plutôt dans le sens de l'ignorance du problème ainsi posé.
L’essentiel pourtant n’est pas là. Pourquoi l’Australie, ce pays si mal connu des Français,
mais qui pourtant remplit les salles de conférence, lorsqu’un rare spécialiste parle de lui ? Les
jeunes surtout ne le connaissent que par des clichés : les kangourous, les surfeurs, les records
de consommation de bière. Ils n’étudient jamais ce grand continent en géographie, et ignorent
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presque tout de son formidable développement, de son poids de plus en plus grand en Asie,
mais aussi dans le monde. Même dans notre milieu enseignant il n’apparaît pas à sa juste
place, et l’on croit discerner parfois une sorte de refus critique de cette société des Antipodes
et de sa réalité, assimilées, selon les sensibilités, soit sans nuances au monde britannique, soit
à la conquérante civilisation américaine.
Pourquoi l’Australie ? Peut-être à cause de tout ce qui précède, afin d’effacer en nous toute
cette méconnaissance et ces lieux communs, un peu gênants pour nous qui vouons, par les
choix de nos voyages, une certaine admiration au vaste monde anglo-saxon. Peut-être aussi
pour son gigantesque espace, pour ces centaines de photos, observées à droite et à gauche, et
qui sont loin d’évoquer la monotonie, pour la description, souvent très intimiste, des paysages
et de la vie australiens par des écrivains de ce pays. Mais dans chaque géographe sommeille
un historien, qui souvent prend le dessus, et c’est paradoxalement là, au moins avant le départ,
que réside l’attirance la plus forte. Pour la minorité aborigène d’abord, la plus ancienne, la
plus complexe, la moins technique de toutes les sociétés humaines. Pour la spectaculaire
réussite de la colonisation britannique ensuite, qui en deux siècles, avec une extraordinaire
vitalité, peuple, organise, met en valeur un espace presque inconnu du monde, et lui fait
atteindre un niveau de vie remarquable.
A ce stade de la présentation de ce voyage, il faudrait aussi corriger une grossière erreur, à
laquelle nous n’avons pas échappé au début : faire de la Nouvelle Zélande une simple annexe
de l’Australie. Même si la découverte, puis la mise en valeur correspondent au même
mouvement colonisateur, il est impossible d’imaginer deux univers aussi différents sur le plan
physique, et par voie de conséquence sur le plan humain. Mondes européens de l’Hémisphère
Sud ils méritent une approche lente, laissant de côté les clichés simplistes, donc forcément
incomplets et même partiaux. Australiens et Néo-Zélandais sont certes cousins, mais la nature
des choses les entraîne à se différencier davantage avec le temps.
Ce voyage vers les Antipodes commence par une longue mise en place, il faut tout fermer
et calfeutrer ici, prévoir dans tous les domaines une longue absence. A 15 heures, le 13 juillet,
nous nous faisons transporter vers la gare, pour prendre, une heure plus tard, un bus qui, en
deux heures, va nous transporter à l’aéroport de Nice. Nous n’avions pas d’autres solutions, le
départ étant trop matinal le lendemain. A pied nous rejoignons l’hôtel Campanile, de l’autre
côté de la voie rapide, avec des valises bien lourdes car nous nous sommes chargés aussi des
affaires d’hiver. A 19 heures nous sommes dans nos deux chambres, bien fonctionnelles, bien
petites et bien chères. Aussi le repas est-il constitué de tous les restes récoltés dans nos
frigidaires au moment du départ. Nous regardons, par-dessus l’autoroute, les avions qui
arrivent et partent au-delà de quelques palmiers. Le premier soir du voyage, encore en terre
française, se termine tôt, par quelques images de télévision et un air conditionné impossible à
régler.
Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que la nuit ait été mauvaise. A 6h 30, après
douches et café dans les chambres, nous quittons l’hôtel cette fois-ci par le petit bus-navette,
qui en quelques centaines de mètres nous mène à l’aérogare. C’est tôt, il fait grand jour et très
chaud, et déjà une petite file d’attente s’est formée devant les guichets de British Airways.
Lorsque nous demandons à l’employée si elle peut enregistrer tous les bagages jusqu’à Perth,
en Australie Occidentale, à l’autre bout du monde, elle le fait comme s’il s’agissait de
Marseille ou de Milan. Nous sommes très impressionnés. Nous ne nous ferons jamais à la
banalisation de ces grands déplacements, ils ne peuvent être pour nous que quelque chose
d’exceptionnel, qui se mérite dans l’attente et le choix financier. A 9h décollage de Nice, en
ce jour de fête nationale qui, à cause des « french testing », n’a été honorée dans aucun des
pays du Pacifique vers lesquels nous allons.
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Une heure et demi plus tard l’avion, complet, se pose à Heathrow après avoir tourné un
long moment au-dessus de Londres. Nous retrouvons une autre dimension de la vie, celle des
nœ uds et des rencontres fortuites : ici convergent pour quelques heures des milliers de
personnes, venues de tous les points du monde, ils traversent, tels des fourmis, ces grands
couloirs, ces tunnels où avancent des centaines de mètres de tapis roulants, ces halls vivement
éclairés par les boutiques de duty free. Ils dorment sur des banquettes ou dans des salles de
repos sous l’œ il omniprésent des postes de télévision qui, sans arrêt, chaque minute,
annoncent des arrivées et des départs. Un voyage lointain ne peut se vivre sans cette sensation
de passage, et cette ivresse où se concentrent, sans se voir, toutes les races, toutes les langues,
tous les âges. C’est là, dans cet aéroport monstrueux, que commence vraiment la rupture avec
le temps ordinaire.
Une navette permet de passer du terminal 1 au terminal 3, celui de l’Asie et de l’Océanie.
Cela se sent tout de suite aux visages, aux manières d’être. Il n’y a plus ici le tout venant qui
précède le dispatching à partir du terminal 1. Nous avons franchi un échelon dans la
hiérarchie du voyageur planétaire. Seuls sont présents ceux qui partent vers ces destinations
lointaines, dont les plus proches sont celles du Golfe, les plus lointaines celles du Japon, de
l’Australie, de la Nouvelle-Zélande. Il semble que le calme est plus grand, ceux qui font ce
grand bond sont des habitués, pas comme nous qui regardons tout, dans une excitation de
découvreurs. L’enregistrement a lieu au guichet de la Qantas, la compagnie australienne qui
va nous transporter sur huit vols différents au cours de notre périple. Chacun reçoit deux
cartes d’embarquement : une pour Londres-Bangkok, l’autre pour Bangkok-Perth. Puis c’est
l’attente, nous nous promenons jusqu’à midi et demi dans cet univers clos, où le regard est
sollicité sans arrêt par les vitrines tapageuses pour les derniers achats, par les somptueux
costumes des indiennes, par les djellabas immaculées des musulmans, mais aussi où l’esprit
fait semblant de se reposer et de faire le point dans des salles de repos surchargées, garnies de
fauteuils spéciaux permettant d’allonger les jambes.
Nous voici maintenant dans le
dernier hall d’attente, où se trouve
notre « gate ». L’ordinateur accepte
nos cartes. Nous prenons le grand
boyau qui nous mène au pied du 747.
Quel monstrueux appareil lorsqu’on
le regarde d’en bas ! Frédéric ne peut
pas résister au plaisir de prendre une
photo. A l’intérieur nous avons la
chance de ne pas être trop loin de lui,
dans cette foule de plus de quatre
cents personnes, et d’être ensemble,
Florent, Christiane et moi, dans une rangée de trois avec hublot. C’est à ce moment là, lorsque
les bagages à main sont dans les casiers, les ceintures bouclées, les corps bien coincés dans
ces fauteuils catégorie tourisme ( la quatrième classe d’autrefois ), que brusquement nous
réalisons le temps que nous allons passer dans cet immense avion. A 13h 20 c’est le départ,
vibrations remplies de puissance qui nous arrachent à la vieille Europe, mais qui accélèrent
aussi les battements du cœ ur, vieille relation de défense d’un organisme qui n’admet pas,
depuis toujours, d’être propulsé ainsi dans les airs, au mépris de la pesanteur.
Des écrans nous indiquent régulièrement la durée du vol, l’altitude, la vitesse, et, sur une
carte, l’endroit exactement survolé. Le personnel australien est plutôt jeune, sympathique, et
la valse des services commence alors que nous sommes encore aux portes de l’Angleterre.
C’est tout d’abord un grand whisky et d’autres boissons, suivis d’un premier repas alors que
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nous survolons l’Allemagne, l’Autriche, puis le nord des Balkans. Suit un film sur un virus
informatique balladeur, qui est pour nous tout à fait incompréhensible. Nous ne sortons de
notre somnolence qu’au moment des informations Qantas, dont plus de la moitié concernent
Mururoa, avec des images, reprises plusieurs fois, des soldats français en zodiac partant à
l’assaut du bateau de Greenpeace. Une image qui nous poursuit. Nous nous faisons très petits
dans nos fauteuils car nous avons l’impression d’être responsables de cette agression en tant
que français. Au bout de cinq heures nous apercevons en-dessous de nous les plateaux jaunes
de l’Anatolie turque. C’est là que la nuit commence. Les lumières intérieures s’éteignent après
le film, nous tentons de dormir, mais sans succès pour moi. Cela me permet de voir Téhéran,
éclairé comme une ville américaine. L’air doit être si pur que l’on distingue de si haut des
avenues vides bordées de lampadaires. Splendide aussi le désert noir qui suit. Et la
somnolence me gagne.
Mais brusquement tout s’éclaire, le personnel s’agite de nouveau, il est vingt heures à ma
montre, la carte indique que nous sommes au-dessus du Pakistan, un coup d’œ il dehors ne
montre qu’une nuit noire zébrée d’éclairs de mousson. On nous sert un deuxième repas, qui a
de la peine à passer, alors que nous survolons New Dehli et la plaine du Gange. Nous tentons
encore de dormir mais l’énervement est grand, l’esprit refuse, rempli de l’idée saugrenue,
mais réelle, que s’effectue en vingt six heures un voyage qui demandait plusieurs mois au
début du siècle. Impossible de s’assoupir ! Quant au corps, à force d’être plié, puis replié dans
d’autres positions, il manifeste de plus en plus une grande lassitude. Il fait jour de nouveau
au-dessus du Bengla-Desh et de Dacca. Quelle leçon de géographie, tout à la fois réelle et
virtuelle, car hélas tout est couvert par les énormes nuages de la mousson pluvieuse, seule la
carte est un support concret : le Golfe du Siam, Rangoon, puis la Thaïlande !
Une heure avant d’atterrir on nous sert un breakfast avec omelette et bacon. Les moteurs
perdent leur sérénité, les oreilles font un peu mal, et les nuages qui se déchirent permettent
d’apercevoir les carrés de couleurs différentes des rizières de la plaine de Bangkok. Au
moment où nous nous posons, je cherche vainement les petits palmiers de 1976, l’aéroport
semble devenu énorme. Cela fait bientôt vingt-quatre heures que nous sommes réveillés, mais
le corps tient le coup, l’esprit aussi car notre première pensée, lorsque nous sommes à terre,
est de réaliser que Michel et Sophie, les petits mariés de l’Ardèche, sont ici en ce moment,
non loin de nous. Quelle famille, ou plutôt quelle époque ! Mais cette réflexion est fugitive
car très vite on dirige à toute allure la vingtaine de passagers qui continuent sur Perth, à
travers de longs couloirs, sous le regard absent de quelques employées thaïs. C’est un peu
décevant. Où est le Bangkok de notre si beau voyage asiatique ?
Nous avons eu l’impression de sauter brusquement d’un 747 dans un 767. Il paraît plus
petit, beaucoup de places sont vides, et il n’y a que des gens d’origine européenne, ou
australienne, à bord. Assez fatigués nous nous y installons, les deux jeunes sont près d’un
hublot, Christiane et moi au centre. Très belle vue de Bangkok au départ. Chacun se répartit
ensuite à sa guise, en fonction des places libres, à côté d’un hublot. On nous sert à boire, puis
un petit déjeuner absolument identique à celui pris deux heures plus tôt. Chacun dans notre
coin nous essayons de dormir, mais l’appareil est bruyant. Grâce à la carte sur le téléviseur
nous suivons l’itinéraire, qui maintenant est franchement nord-sud : péninsule malaise, forêts
de Sumatra, Java, au-dessus duquel Christiane filme une remarquable vue de Djakarta. Peu de
temps avant nous avons passé l’Equateur pour la troisième fois de notre vie. Le temps se
couvre après les dernières îles de l’archipel indonésien, énorme masse de nuages gris et noirs
entre l’Equateur et le Tropique. Cela nous permet de somnoler un peu, mais le temps nous
paraît bien long, et nous ne savons plus tellement quelle position prendre sur nos fauteuils.
Tout à coup c’est la déchirure dans ce tapis de nuages, nous apercevons la mer, puis une
côte basse, de teinte brun-rouge. C’est l’Australie ! Nous sommes au large du Cap Nord-
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Ouest d’après la carte, et le paysage
devient plus précis : îles et
presqu’îles au sol rouge bordées
d’une mer très bleue. Nous sommes
rivés aux hublots, ce sont alors des
chapelets d’îles en cordon, et tout à
coup la réalité de cette carte de
géographie que nous observons nous
saute aux yeux : voici la Dirk Hartog
island, qui ferme presque la Shark
bay. Nous rêvons à ces Hollandais (
mais aussi Français ), qui un siècle
avant les anglo-saxons vinrent
fréquenter cette côte occidentale, donnant des noms de leurs pays à tout ce littoral. Ils
mettaient alors presque un an pour parvenir ici, nous, nous avons quitté la Côte d’Azur depuis
moins de trente heures ! Quelle émotion de penser à cette civilisation lente mais qui savait
aller si loin déjà. Depuis l’Equateur l’avion est allé très vite ( 1050 kilomètres/h contre 850
dans le trajet précédent ). Est-il poussé par des vents favorables en altitude ? On nous sert
encore un gros repas auquel nous touchons à peine, c’est sans doute le sixième depuis le
départ de France. A partir de Geraldton nous longeons la côte, rectiligne et sableuse, mais des
nuages de plus en plus denses viennent nous couper de toute vue au sol. L’avion descend et
on nous annonce qu’il se posera à 16h locales. Quelle heure est-il pour nous, je ne sais plus,
car nous flottons un peu dans tous nos décalages horaires, avec en prime les heures d’été
différentes entre Nice et Londres ? L’altitude baisse, nous sommes dans un coton épais un
long moment, c’est toujours inquiétant de penser que le pilote ne doit pas voir plus que nous,
mais a-t-il besoin de voir !
Tout à coup le sol et la mer ! Ils étaient si près que nous distinguons immédiatement
d’immenses plages de sable blanc, bordées de dunes très larges, très droites. Ce sont ensuite
des routes , puis des habitations basses dans des flots de verdure, banlieues démesurées du
nord de Perth. L’avion continue de perdre de l’altitude en vibrant de toutes ses tôles, dessous
ce sont de grandes zones industrielles, sagement alignées. Elles viennent très vite vers nous, et
l’appareil se pose sur une piste détrempée, sous un ciel bas et gris.
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L’ISOLEMENT DE L’OUEST
Cette Australie, qui pour nous est la première, celle du contact initial si important, va être à
peine effleurée pourtant, du 15 au 19 juillet. Nous ne pouvons pas lui consacrer plus, ce
voyage ayant été conçu en raison des facilités de transport aérien dans ce continent, et aussi
grâce à deux vols intérieurs gratuits, donnés à chacun de nous par la Qantas. Cette manière de
procéder nous oblige à revenir souvent au point de départ, à faire des boucles reliées par de
grands déplacements aériens. L’aéroport de Perth nous semble immense, mais désert, nous
n‘y comptons que trois gros avions. Dans une réalité géographique et humaine très différente,
il nous fait penser à celui de Mirabel, à Montréal, par sa surdimension. Il s ‘agit ici de la
métropole la plus isolée de la planète : les grandes villes les plus proches sont Melbourne et
Sydney à l’Est, à presque quatre mille kilomètres, Djakarta au Nord à la même distance, Le
Cap et Durban à l’Ouest à plus de huit mille kilomètres, et rien au Sud. Peut-être compense-telle cette solitude par un meilleur équipement dans ses relations avec l’extérieur. Cette idée
d’isolement de l’Australie Occidentale nous mènera même, lors de notre second voyage, où
nous serons vingt-trois jours dans cet Etat de l’Ouest, à penser sérieusement que tous les
ingrédients sont réunis pour faire bientôt de ce pays un Etat totalement indépendant du reste
de l’Australie. Mais comme nous éprouverons aussi les mêmes sentiments dans le
Queensland, peut-être s’agit-il seulement d’un comportement typiquement anglo-saxon, qui,
sous une unité de culture, est beaucoup plus apte que d’autres peuples à générer des « selfgovernments »..
En cet instant nous foulons pour la première fois ce sol, nous retrouvons tout de suite notre
appréhension à cause des essais nucléaires français. Dans le deuxième avion de la Qantas
nous avons eu droit aux mêmes informations, et à une annonce de boycott des produits
français ( en particulier les produits de luxe vendus en duty-free et les alcools ). Et puis nous
savons qu’il y a un mois, ici même à Perth, le consulat de France a été incendié par des
manifestants. Nous avons le profil un peu bas lorsque nous présentons nos passeports, mais le
policier est presque sympathique. Sur les huit postes ouverts sommes nous tombés sur le
bon ? Bonne surprise aussi, les bagages enregistrés à Nice sont là. Pourquoi ne pas
s’émerveiller qu’ils nous aient ainsi suivi, à travers le monde, de soute en soute ? Nous
passons une douane bon enfant, qui semble faire confiance aux déclarants, avant de nous
retrouver dans le hall de sortie au guichet Hertz, où les formalités de location sont très
rapides. Dix minutes plus tard nous sommes à l’extérieur, avec nos chariots et nos bagages, il
fait froid, les arbres n’ont pas de
feuilles, il pleut et la nuit tombe.
Nous éprouvons, en plus de notre
grande
fatigue,
la
drôle
d’impression d’avoir reculé de six
mois dans l’année, et de nous
retrouver brusquement dans une
sorte d’hiver océanique. Il faut
maintenant que le corps et l’esprit
acceptent cette rapide mutation.
C’est le moment où il faut se
prendre en charge, retrouver, après
trente heures sans initiatives personnelles, le sens des décisions. Nous avons pour cela une
première aide : une magnifique voiture blanche, qui a dix-huit kilomètres au compteur. Elle
vient de sortir de l’usine, cette Nissan « Blue Bird ». Elle nous paraît cependant un peu petite,
ayant été prévue pour trois au départ. Comme nous avons encore téléphoné en France, puis
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changé de l’argent, nous ne la prenons vraiment en main qu’entre chien et loup, en cet instant
furtif de luminosité déclinante. Mais il faut se lancer : conduite à gauche et volant à droite,
heureusement le changement de vitesse est automatique. De 17h à 19h nous allons avoir
largement le temps de la tester, dans une nuit pluvieuse devenue complète. Je commets deux
ou trois fautes de conduite vite signalées par Frédéric. Christiane, elle, se concentre sur le plan
de ville, mais celle-ci est démesurée. Florent est chargé de repérer les inscriptions indiquant
un lieu où nous pourrions passer la nuit.
Premier arrêt devant un hôtel, mais il déborde de gens, des hommes surtout. Nous
préférons renoncer d’emblée. Second arrêt, sous une pluie battante, près d’une autre
inscription « hôtel ». L’homme avec qui nous testons notre anglais nous fait comprendre
qu’en Australie les hôtels sont des bistrots, et qu’ils offrent parfois des chambres, mais
rarement. Et puis c’est samedi soir, la bière nous semble couler à flot. Deuxième échec.
Troisième hôtel. Cette fois ci nous avons compris. Nous allons expliquer laborieusement notre
cas à une jeune serveuse en bottes et pantalon de cuir. Très ouverte et très sympathique elle
téléphone pour nous à un motel ( le motel Pacific ), qui se révélera être un … hôtel classique.
Elle est très bien cette fille, elle n’a sûrement pas participé à l’incendie du Consulat ! Nous
mettons quand même un bon quart d’heure pour trouver notre « motel », pas très éloigné de la
gare de Perth, au coin de Stirling et de Harold streets, dans le quartier de Mount Lawley, ravis
mais nerveusement épuisés. Les propriétaires qui nous reçoivent sont très accueillants et assez
âgés, lui était capitaine au long cours, il connaît bien la France. Nous louons deux chambres
mitoyennes au second. A l’exception du froid qui y règne, c’est exactement ce qu’il nous
fallait. Epuisés, nous nous couchons sans manger. Il est peut-être 19 heures locales. Je n’ai
pas le courage de calculer quelle heure il doit être pour notre organisme.
Nous avons passé une nuit très bizarre. La fatigue était tellement grande hier au soir, que je
me suis endormi en parlant dans l’enregistreur, et celui-ci témoigne de cette curieuse
transition entre un demi éveil et un sommeil profond. Nous avons eu très froid car en dehors
d’un tout petit chauffage type salle de bain il n’y a rien de prévu. Il y a eu aussi beaucoup de
va et vient dans le parking sous nos fenêtres, de bruits de portières et des rires bruyants. C’est
vrai qu’il y a un bar à côté et que nous sommes samedi soir. A 3h du matin, alors qu’il est
encore 18h pour notre corps, nous nous réveillons, les deux garçons à côté aussi. Après une
longue période de lecture nous nous rendormons jusqu’à 9h, ce qui nous permet d’être en
forme après une douche bruyante, mais au débit puissant, et une première utilisation du
présentoir, qui se trouve dans chaque chambre, dans lequel on trouve du lait, du thé, du café,
des biscuits et une bouilloire.
Première impression calme de l’Australie sur le balcon qui domine le parking désormais
désert : assis en buvant du thé je sens l’odeur des grands eucalyptus, j’entends des oiseaux au
chant très beau. Quelques rayons de soleil éclairent les grandes flaques d’eau de la nuit. Mais
la fraîcheur m’oblige à rentrer. Nous réveillons Frédéric et Florent, mais c’est dur pour eux
aussi, les neuf heures de décalage horaire font qu’il n’est encore que 1h du matin à nos
montres.
Il est temps de s’activer. Ce n’est que plus tard que nous réaliserons que la faible durée du
jour pendant l’hiver austral nous oblige vraiment à nous lever tôt. Nous réservons la même
chambre pour demain soir, et nous en faisons réserver une pour ce soir, à Hyden, situé à trois
cents kilomètres d’ici, vers l’Est. Nous partons donc avec nos bagages pour aller visiter le
Cohonu Park, recherchant en premier lieu ce qui est dépaysant. La visite de Perth sera pour
plus tard, surtout que la ville doit être particulièrement vide aujourd’hui dimanche. Nous nous
rapprochons du centre pour rejoindre l’Albany highway, mais nous nous perdons
complètement en arrivant sur le pont qui franchit la Swan river. Après un retour en arrière, le
bon renseignement nous est donné dans une station service, et nous permet d’arriver à midi
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moins vingt à l’entrée du parc. Première remarque : la démesure de Perth, que nous avions
déjà senti hier au soir : nous avons fait quarante kilomètres pour parvenir à notre but, alors
que sur la carte nous sommes toujours dans le périmètre de la ville.
Ici c’est bien le dépaysement attendu ! Que
nous avons bien fait de choisir comme
première visite ce lieu calme et tranquille !
Trois chocs visuels nous accueillent : une terre
rouge, de gigantesques eucalyptus vert foncé,
et de gros buissons de mimosas en fleurs.
Comme il n’y a plus de nuages, la chaleur
solaire donne à tout ce paysage une teinte
méditerranéenne évidente. Il s’agit d’un
« wildlife park », les Australiens aiment
beaucoup cela, et il y en a dans toutes les villes
importantes. Un petit train nous fait d’abord
découvrir l’ensemble, puis nous restons un très long moment avec les koalas, Florent se fait
même photographier avec l’un d’entre eux dans les bras. Quels animaux étonnants, à la fois
doux et lents dans leurs gestes. On dit qu’ils
sont drogués par les esters des feuilles
d’eucalyptus qui sont leur unique nourriture.
Suit une longue marche aussi parmi des
kangourous de toutes tailles et des émeus.
C’est beau et calme, partout des oiseaux
chantent, différents de l’Europe. Notre repas
de midi est pris sur une plate forme tournante,
et vers 14h 30 nous quittons, ravis, ce lieu qui
pourrait sembler artificiel, mais que nous
n’avons pas ressenti comme tel. Quel bon
contact avec l’Australie !
Après avoir repris l’Albany highway un
bout, nous rejoignons la Great Eastern highway assez vite, par Tonkin, Guiford et Midland,
mais pour y rester peu de temps. Dans notre innocence nous avions pensé aller jusqu’aux
gisements d’or des fabuleuses Coolgardie et Kalgoorlie, mais cela représentait mille trois
cents kilomètres aller-retour depuis Perth. Ce qui est une bagatelle pour un Australien, est
beaucoup trop pour des visiteurs, qui ne disposent que de quelques jours dans l’Ouest. Le
paysage est splendide sous le soleil : l’auto grimpe par petites montées successives le long de
contreforts de plateaux, et traverse de grandes forêts d’eucalyptus. Nous voici sur cette grande
pénéplaine qui couvre la moitié ouest de l’Australie, une des plus vieilles terres du globe. Je
rêve à Wegener et à l’antique dérive des continents. Nous sommes ici sur les mêmes roches
que dans le Deccan indien, l’Antarctique, ou Madagascar. Les montagnes, qui autrefois
l’accidentaient ont été progressivement détruites par l’érosion au cours de l’immensité des
temps géologiques depuis les âges primaires.
A Mundarin nous quittons la grande route, les pays de l’or seront peut-être pour une autre
fois, et par York, Quairading, Corrigin, et Kondidin nous traversons de grandes étendues
plates, peu peuplées, où l’élevage domine souvent, en alternant avec de grandes zones de
forêts d’eucalyptus, parfois très hauts, et quelques plaines à blé où l’on remarque des fermes
visiblement abandonnées. Les routes sont assez bonnes, même si parfois une seule bande est
asphaltée, il faut alors rouler à moitié sur la partie en terre lorsque l’on croise un autre
véhicule, mais ils sont si rares que nous occupons presque tout le temps la partie recouverte.
Nous allons rouler ainsi pendant quatre heures, les arrêts sont peu nombreux, seulement pour
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admirer quelques spécimens d’immenses arbres, dont nos premiers eucalyptus blancs, qui
deviendront de plus en plus nombreux vers Hyden, mais aussi nos premiers perroquets, qui
semblent souvent attendre sur le bord des routes. Ici règne « l’open forest » car la
pluviométrie a fortement diminué : ce sont des forêts clairsemées, avec de nombreuses
variétés d’eucalyptus, mais aussi des acacias ( brigalows ) et des casuarinas. A Kondidin,
petite bourgade d’une dizaine de maisons, très espacées les unes des autres, nous faisons le
plein alors que la nuit tombe. Il nous reste encore soixante-dix kilomètres à faire. C’est une
première leçon pour nous, nous avons été trop gourmands ! L’Australie doit sans doute se
mériter dans la patience, car les routes ne permettent pas des moyennes fabuleuses et les
distances sont énormes.
Nous arrivons vers vingt heures à Hyden, c’est encore plus petit que le village précédent :
un poste à essence, qui fait snack et magasin, un motel, un grand garage qui sert pour les
tracteurs et les voitures. C’est tout ce qui reste en tous cas dans notre souvenir. Au motel nous
constatons que la réservation n’a pas été faite, heureusement la place ne manque pas, et le
gérant, un italo-australien peu bavard, nous donne deux chambres, très chères, très froides et
dont le style « brut de coffrage » ne nous plaît guère. On soupçonnera toujours ce gérant
d’avoir oublié la réservation d’une seule chambre que nous avions faite le matin, pour nous en
donner deux. Résultat nous n’allons pas manger dans son restaurant attenant, où un seul
couple de « retired » termine son repas, et sur la proposition des deux garçons nous nous
installons dans le snack tenu par les pompistes. La salle sent la frite grasse, les fleurs séchées
sont bien décolorées, et les nappes de plastique ne sont pas irréprochables, mais c’est très
sympathique et direct comme ambiance. La bière aidant nous sommes euphoriques, ce qui
nous permet de manger un tee-bone de kangourou sans nous en rendre vraiment compte.
Dehors ciel scintillant d’étoiles, aucun bruit, à part des centaines d’oiseaux qui battent des
ailes dans d’immenses eucalyptus.
Que ce décalage horaire est difficile à résorber ! Je me suis encore endormi en enregistrant
mes impressions hier au soir, et de 1h à 3h j’ai été contraint de lire. A 8h je me réveille en
sursaut, nous n’avons pas entendu nos réveils, réglés sur 7h ! Dehors le temps est splendide,
comme après trois jours de mistral en Provence. Dans la chambre 33, celle des enfants, rien ne
bouge. Une heure plus tard après nos douches et nos petits déjeuners pris dans la chambre
grâce au café et aux multiples biscuits mis à notre disposition, j’assume le réveil de Florent et
de Frédéric, mission bien difficile. En attendant qu’ils soient prêts nous payons les chambres :
140 $ australiens ( un dollar australien vaut 4.60 f ) soit le même prix que pour deux nuits à
Perth. Ce sera le prix le plus élevé de notre voyage. Comme nous ne le savons pas à ce
moment là nous sommes un peu inquiets
pour la suite des événements, nos finances
ne pourront pas tenir six semaines à ce
rythme ! Après cette surprise je récupère
en me promenant dans Hyden. On ne voit
pas âme qui vive, des perroquets verts
volent de manière saccadée, il n’y a aucun
bruit entre les grands eucalyptus. Est-ce
que l’expression Australie profonde veut
dire quelque chose ou toute l’Australie
est-elle ainsi ?
Trois kilomètres nous séparent de
Wave Rock. C’est pour cette curiosité de la nature que nous avons fait ce long périple, un peu
aussi pour Frédéric et sa passion de la mer et du vent, ce qui paraît a priori curieux. Il est 10h
15. Nous sommes seuls et le parking se paye en mettant directement les sous dans une boîte,
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cela nous fait penser à ces journaux que l’on peut acheter en Suisse en libre service, sans
aucun contrôle. Ce serait impensable dans notre pays. Le rocher est étonnant : c’est une
grande vague de gneiss, ou de granit, figée dans son déferlement, sur cent mètres de long et
quinze de haut. L’impression est époustouflante, soulignée par des eaux de ruissellement qui
créent des stries verticales de teintes différentes. Nous avons vraiment le sentiment d’un
mouvement qui s’est figé, comme par magie, énorme vague australe brusquement prise par la
glace, au moment même où toute la partie en surplomb allait s’effondrer. Quelques rares
touristes arrivent. Nous entamons alors le tour complet de ce monument naturel, par une sorte
de petit plateau sur le dos duquel des érosions en boule parsèment un paysage dénudé. Par un
petit chemin bien calme, bordé d’acacias et de grandes plantes vertes qui font penser à des
joncs, nous gagnons « hippo’s yawn », abri sous roche qui fait vaguement penser à une gueule
ouverte d’hippopotame, et « mulka’s cave ». C’étaient, paraît-il, des lieux de réunion des
aborigènes, mais aucune trace n’a résisté au temps. Dans notre grande méconnaissance nous
pensions que ces derniers ne peuplaient que les déserts centraux, en fait nous apprenons qu’en
quarante mille ans ils ont occupé l’Australie entière. C’est notre première allusion à une
civilisation dont les traces ne se retrouvent que dans la nature, un des rares peuples de la terre
qui n’ait rien construit, mais dont nous apprendrons plus tard la fabuleuse histoire. Tout est si
calme. Nous n’entendons que des chants d’oiseaux, et les feuilles verticales des eucalyptus
sont absolument immobiles.
Puis c’est le retour à Hyden, pour acheter quelques cartes, et le départ vers Kondidin, c’est
à dire le chemin que nous avons fait hier au soir, de nuit, par un beau paysage, un peu vide
d’hommes. Wave Rock est en effet un bout du monde, on n’y vient que pour le site
touristique, et vers l’Est s’étendent les plaines à demi-salées des Johnston’s lakes. Pour
atteindre la ville de Norseman, débouché de la plaine du Nullarbor, il faudrait faire encore
plus de trois cents kilomètres de pistes. A Kondidin nous quittons la route principale. Petit
arrêt à Coolin, village de quelques maisons, où la rue centrale est immense, bordée de grands
eucalyptus. Un « general store » nous fournit tout ce qu’il faut pour manger, et il y a une table
sous des arbres. Il fait froid et venteux mais nous nous y installons. Village étonnant. J’ai
l’impression que le déclic se fait. Je pense aux photos aériennes de Birdsville, au beau milieu
de sa piste rouge, aux petits hameaux des romans d’Uppfield, à l’Outback si bien décrit par
Patrick White. Il a fallu vraiment deux jours pour se reconnaître par rapport aux images et aux
lectures. Coolin, un lieu comme tant d’autres en Australie, est vraiment le début de ma
rencontre avec ce pays. Je ne sais pas si Christiane, Frédéric et Florent éprouvent les mêmes
sensations en cet instant, et j’ai les yeux
fixés sur cet espace immense de la route
et de la place, bordées de dix maisons
peut-être, parmi lesquelles dominent les
dépôts de matériel agricole, de transport,
d’arrosage. Personne ne marche. Aucune
voiture ne passe. Ce sont seulement des
oiseaux, encore des oiseaux, perchés
dans les eucalyptus. Birdsville, dont les
images m’ont tant marqué, depuis vingt
ou trente ans, avec ses vingt habitants et
sa grande solitude, est à portée de ma
main. Un panneau présente un plan, où
sont dessinées la centaine de fermes de l’immense région. Tout ici est le contraire de ces
villages de France que j’aime tant, rapetassés sur eux-mêmes, et pourtant j’éprouve des
sentiments identiques de calme et d’harmonie.
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Frédéric prend le volant et d’une traite, à travers un paysage de plateau moins beau
qu’hier, avec plus d’étendues céréalières, qui alternent parfois avec des élevages de moutons,
rejoint Wickeping, où nous faisons le plein, et où nous voyons notre premier panneau
annonçant des traversées de kangourous. Il continue ensuite par Narrogin jusqu’à Williams,
sur l’Albany highway, où je conduis de nouveau. La route est plus large et la circulation se
fait plus rapidement, entre 100 et 110 kilomètres/h parfois, ce qui est rare, et avec très peu de
trafic. Le paysage a beaucoup changé, les grands eucalyptus blancs de Hyden ont disparu, le
blé aussi. Ici c’est l’élevage laitier qui domine, et même, dans la vallée de l’Armadale, les
orangers et les vignes.
A 16h 30 nous arrivons à Freemantle, le port historique de Perth, que nous avons d’ailleurs
un peu de peine à trouver dans cette immense banlieue sud de Perth. Nous sommes obligés de
demander notre chemin en constatant à nouveau combien les gens sont ouverts dès qu’on leur
adresse la parole. Voient-ils à notre accent que nous sommes Français ? La télévision en
revanche a adopté hier au soir un ton nettement anti-français, avec des images de boycott des
avions d’Air France sur les aéroports d’Australie, et aussi de produits français. Nous avons
vu des images montrant des dizaines de passagers retenus pendant des heures dans des salles
d’attente. Peut-être, pour être plus sereins, devons-nous essayer de séparer davantage le
peuple australien de ses médias, vieille réflexion faite souvent aux USA. Il fait très humide et
la nuit tombe. Nous nous séparons et après un achat dans une boutique free-taxe ( sur
présentation du billet d’avion ) nous nous promenons dans cette ville de style art déco des
années trente, aux couleurs pastel. Le repas est pris dans un fastfood style hamburger
australien, sans originalité, mais qui a l’avantage d’être là. Vers 19h retour à l’auto, il fait
froid et la nuit est bien sombre dans les faubourgs entre les deux villes. C’est très difficile de
trouver le chemin de l’hôtel Pacific. Frédéric, qui a plus le sens de l’orientation que nous,
nous guide, par Beaufort street, non loin de la City toute illuminée. La voiture retrouve la
même place de parc, nous les mêmes chambres, et Christiane ressort avec Florent, sans doute
à la recherche de hamburgers dans la rue Beaufort, encore assez active. Aux informations, sur
une chaîne régionale d’Australie Occidentale, l’affaire des « french testing » prend l’essentiel
du temps. On apprend l’organisation d’une course vers l’atoll de Mururoa à partir
d’Auckland. Peut-être partira-t-elle lorsque nous y serons ? Nous avons l’impression de
cumuler les handicaps ! Mais en essayant de rester objectifs, nous avons l’impression que les
médias australiens ont là un beau sujet pour retenir l’audience de leurs clients, et qu’il font
tout pour rajouter à l’essentiel des images et des commentaires creux ou inutiles. Bel exemple
qui n’est même pas de la manipulation des esprits, mais la simple recherche du profit
maximum. Par ailleurs rien de changé pour ce qui est du chauffage, nous sommes loin d’être
habitués au froid de ces chambres australiennes. Le décalage horaire semble commencer à
s’estomper. Nous nous couchons vers 21h avec la ferme intention de passer une nuit
complète.
Il ne faut jamais présumer de son corps. Ce mardi 18 juillet nous nous sommes encore
réveillés de 2h à 4h du matin, et notre décision de la veille au soir a vite été oubliée. Il est
donc logique que notre réveil se fasse encore en sursaut à 8h 30. Il nous faut une heure et
demi pour nous préparer et prendre notre déjeuner, et pourtant nous n’avons pas de valises à
faire ce matin. Heureusement que notre décision de consacrer la journée à la visite de Perth
n’implique pas un horaire strict. Partis à pied nous rejoignons Beaufort street, grimpons dans
le premier bus qui passe, mais il nous est impossible de nous faire comprendre du conducteur,
pressé semble-t-il, pour acheter les titres de transport pour la journée. On rebrousse chemin et
on se retrouve sur le trottoir, maudissant notre anglais, appris bien inutilement et
laborieusement pendant sept ans, au moins, au Lycée. Pendant tout notre voyage, comme pour
ceux effectués auparavant en Amérique du Nord ou en Europe du Nord, ce sera un thème
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lancinant d’autoflagellation ! Il faut dire à notre décharge que certains australiens, dont ce
chauffeur de bus, ont un accent incompréhensible.
Le temps est couvert et froid, nous sommes bien en plein cœ ur de l’hiver, et la luminosité
nous rappelle beaucoup celle du Sud du Brésil, que nous avons connue à la même saison.
Nous hésitons beaucoup sur ce trottoir venté, et, dépité, je retourne chercher l’auto, un peu
triste tout de même, en colère avec moi-même. Après avoir emprunté sur cinq cents mètres la
rue Beaufort nous débouchons sur la gare, avec une grande place de parc. A pied, sans nous
presser, nous aurions mis un quart d’heure. Le jeune gardien nous parle dans un anglais
tellement folklorique que l’on pense tout de suite au nôtre. En fait nous ne nous trompons pas
beaucoup, il est français et vient d’arriver depuis trois semaines avec un visa d’un an, et le
droit de faire des petits boulots comme celui-là. Il nous dit avoir eu de la chance car depuis
l’annonce de la reprise des essais, le gouvernement australien aurait ralenti tous les visas de ce
type pour les Français. Si cette information est exacte, et même antinucléaires comme nous le
sommes, nous trouvons cette mesure injuste à l’égard des jeunes. Vieux sentiments antifrançais du monde britannique ?
Pour accéder au centre de la ville de Perth depuis le parking, il suffit d’emprunter des
passerelles qui enjambent et desservent la gare. Puis, par une série d’escaliers et de gradins,
où alternent des petites places, on parvient par William street ou Barrack steet, à la Hay street,
dont une grande partie est constituée par un « Mall » agréable, bordé de nombreux magasins
et de vieilles maisons. Toute cette partie de la ville, avec quelques rues adjacentes, va
beaucoup nous plaire, et nous y resterons au total quatre heures, nous séparant à plusieurs
reprises, les deux frères partant ensemble explorer les vitrines qui les intéressent. En fait ce
centre ville juxtapose de nombreux
vieux bâtiments ( vieux au sens
australien, c’est à dire moins d’un siècle
en général ) et de grandes tours de verre
à l’américaine. On a tiré en revanche un
remarquable parti de cette architecture
de brique et de pierres de taille de
l’époque victorienne, avec des maisons à
frontons
et
quelques
répliques
londoniennes comme big ben, des
arcades commerçantes de style néoTudor plus récent. Peu élevés ces
immeubles sont peints de couleurs
différentes, parfois vives, le long de
King’s street, de Saint George’s Terrace,
et surtout de Hay street.
Malgré le froid et le vent, nous filmons beaucoup ces habitants souvent pressés de la zone
piétonne. Nous filmons aussi des slogans très anti-français dans un magasin de produits de
beauté, « The Body Shop ». Ses propriétaires ont trouvé là un excellent moyen de se faire de
la publicité en laissant expédier par leurs clients des cartes postales à Chirac, avec le titre :
« Le feriez-vous à Paris ? ». Je me dis tout bas que les Australiens ont la mémoire un peu
courte car c’est bien eux qui avaient accepté, dans les années cinquante et soixante, plusieurs
dizaines d’expériences atomiques sur leur propre sol dans la région de Woomera. Dans un
autre magasin on vend des tee-shirts sur lesquels les Français sont symbolisés par un soldat
casqué, écrasant un atoll avec ses gros souliers. A côté un autre tourne en dérision la
silhouette d’un homme portant une baguette de pain et coiffé d’un béret basque. Tous les
poncifs hostiles à la France semblent ressortir.
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Des sortes de corneilles poussent des cris discordants et s’installent sur les branches sans
feuilles des arbres, donnant à cet hiver australien une tonalité du nord de l’Europe. Mais c’est
une fausse impression. Les commerces et les citoyens d’origine asiatique sont nombreux, et
l’air ambiant traîne quelque part un parfum de la Méditerranée. Après avoir mangé des hot
dog près du London Court nous retournons à la voiture vers 14h 30, conservant l’impression
d’une ville très active, qui sait mettre en valeur son passé, sans l’opposer à l’insolente
modernité de ses gratte-ciel.
Ces derniers nous apparaissent dans leur totalité depuis les Queen’s Gardens et le lac de
Hyde Park. Nous nous y arrêtons un moment, les plus grands admirant la vue, les plus jeunes
tentant vainement de se renvoyer un boomerang de supermarché ! Le visiteur de la région de
Perth, même en hiver, ne peut pas oublier que c’est aussi ici un monde de plages. « Sea, sand
and sun », c’est un peu la devise d’une région qui a sans doute les plus belles plages du
monde, en tous cas les plus longues. Pour cela nous prenons l’autoroute Mitchell vers le Nord,
et dans le quartier de Stirling nous rejoignons la plage de Mullaloo, une des plus célèbres.
Même si le temps n’est pas beau le spectacle, lui, est splendide : vastes dunes recouvertes en
partie de végétation vert sombre, sable blanc à perte de vue, grosses vagues bleu foncé de
l’Océan Indien. Florent fait tout seul des concours de saut, quelques surfeurs se battent avec
les rouleaux. Frédéric n’en peut plus de photographier. En suivant ainsi vers le Sud la West
coast highway nous allons nous arrêter cinq ou six fois sur d’autres sites, tous plus beaux les
uns que les autres, sorte de Floride, moins peuplée, avec des maisons basses qui donnent sur
la mer. Par Scarborough beach road nous revenons ensuite vers le centre. Même parking, mais
presque vide, près du seul restaurant français que nous avons vu à Perth ( L’escargot ). Le
centre, si actif tout à l’heure, est mort. Nous nous promenons dans des petites rues à arcades,
particulièrement la London Arcade, où tous les magasins sont fermés, et nous mangeons
copieusement chinois dans une sorte de plaza à l’américaine. Le paysage de nuit est très beau
en contournant le centre ville. Nous sommes maintenant parfaitement adaptés à la conduite à
gauche, et c’est alternativement que nous conduisons, Frédéric et moi. Vers 19h 30 nous
sommes au Pacific Motel, où nous discutons un moment avec nos hôteliers, avant de regarder
dans nos chambres des chaînes de télévision aussi insipides les unes que les autres. L’empire
Murdoch, il est vrai, a commencé ici ! Vers 21h 30 nous capitulons.
Cette journée devrait être longue car nous nous levons tôt. A 7h nous sommes debout, mais
nous n’avons jamais aussi mal dormi ! Nous qui imaginions que le décalage horaire était enfin
absorbé, quelle erreur ! Je me suis réveillé à une heure, et après impossible de me rendormir.
J’ai dû lire jusqu’à cinq heures. A côté j’ai entendu Florent et Frédéric se lever plusieurs fois.
Seule Christiane semble avoir passé une nuit à peu près correcte. A 8h nous sommes tous
prêts, mais ce n’est pas la grande forme. Nous descendons les affaires avec l’ascenseur,
chargeons l’auto et rendons les clefs à Harry et Mary D’Lemos, les propriétaires si
sympathiques. Ils nous préviennent que la météo n’est pas bonne, avec ce ton feutré de
l’anglophone, qui cache peut-être des informations plus importantes sous une remarque
anodine. Nous suggèrent-ils de renoncer à notre périple vers les Pinnacles ? En suivant la
direction de Midland nous arrivons sur la fameuse numéro 1, la route qui fait le tour de
l’Australie, et qui nous fait un peu rêver. Ici elle porte ne nom de Great Northern highway, ce
qui n’est pas original tous les pays anglo-saxons utilisant les mêmes terminologies. Elle va
d’ailleurs assez vite changer de nom et devenir la Brand Highway, portion de la West Coastal,
car la véritable Great Northern se dirige vers Port Hedland, mille sept cents kilomètres plus au
Nord, en passant par l’intérieur. Par un vent très fort nous longeons la Swan valley où le
paysage agricole de fond de plaine est très beau, garni d’orangers, de citronniers et de
vignobles cultivés en espaliers. Dès qu’apparaissent des petits piémonts ce sont des prairies
avec des vaches et plus rarement des moutons. Puis brusquement, un peu plus haut, on passe
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aux Darling Ranges au rebord couvert d’arbres, celui-là même que nous avons franchi avant
hier en allant à Wave Rock. Nous roulons assez vite car la route est vide et bien revêtue. Petit
arrêt à Gingin, vingt maisons, dont une poste que nous cherchions.
A partir de là le temps se couvre de plus en plus. Après Mooara, nous faisons un rapide
pique nique au bord de la rivière Moor, qui semble bien au-dessus de son cours normal. Le
ciel est de plus en plus noir, nous hésitons à faire demi-tour avec Christiane, derrière Florent
et Frédéric somnolent. Cette route semble interminable. Depuis Gingin nous n’avons vu
aucune maison, et ce n’est qu’à 11h 30 que nous quittons la route numéro 1, en nous dirigeant
vers Cervantes vers l’Ouest. Nous avons mis trois heures, en roulant pourtant normalement.
Et dire qu’en France, en étudiant les cartes de l’Ouest australien, je pensais aller jusqu’à
Monkey Mia sur la Shark Bay pour voir les célèbres dauphins, mais aussi vers les pays de l’or
et Kalgoorlie à l’Est, et pourquoi pas Albany et ses gigantesques forêts de karris, quatre cents
kilomètres plus au Sud de Perth ! Il faudra reporter tout cela sur d’autres séjours, si à Toulon
le ciel veut bien, une fois de plus, nous tomber sur la tête.
La route de Cervantes est belle, traverse de grandes barres de reliefs anciens, parallèles au
littoral. Parfois de grandes plages de soleil nous surprennent, mais le fond est plutôt à la pluie.
Celle-ci nous prend aux environs de Nice Beaches et à l’entrée de la bourgade de Cervantes,
petit port de pêche reconverti en grande partie au tourisme. La violence du déluge est telle que
nous hésitons à entrer dans le parc de Namburg, but de notre voyage aujourd’hui. Le Lonely
Planet nous indique que par mauvais temps il vaut mieux être en 4x4. Que faire ? On se
réfugie dans un petit « food store » pour faire quelques courses. La pluie redouble. A la
station d’essence nous faisons le plein, et le pompiste nous dit que cela va durer toute la
journée, mais que nous pouvons aller dans le désert des Pinnacles seuls avec une voiture
normale. Courte, très courte hésitation. Sans doute n’attendions nous que ce péremptoire feu
vert, car le souvenir d’avoir fait les six heures de la piste d’Askja en Islande avec notre
camping car, et renoncer ici, ne nous semble pas possible. Pas question de faire demi tour !
Nous entrons donc dans le parc de Namburg, pour 5 $, et nous sommes tout de suite dans le
bain : dix-sept kilomètres de piste détrempée, formée d’un sol brun-rouge rempli d’ornières.
Nous roulons à 20 kilomètres/h, sans problèmes majeurs, mais sans pitié pour notre voiture
neuve.
La visites des Pinnacles, les Pénitents,
est organisée selon un circuit qui traverse
les sites les plus beaux. La région n’a été
découverte qu’il y a vingt ans, lorsqu’un
aviateur, obligé de se poser tout près,
signala ces formes bizarres. Il s’agit de
tronc d’arbres silicifiés, encore debout, à
l’inverse de la petrified forest de
l’Arizona, qui sortent d’une grande
étendue de sable jaune et ocre. Même si
l’éclairage n’est pas bon en raison de la
pluie le spectacle est très beau : tous ces tumuli de sable dur comme de la pierre évoquent
pour nous les alignements de menhirs de Karnac, que la nature seule aurait ici dispersés sur un
immense espace. Nous faisons de nombreux arrêts, cherchant les panoramas les plus
favorables, grimpant sur certains d’entre eux, appréciant la solitude de ce paysage inattendu.
Mais malgré le mauvais temps cette solitude ne dure pas. Dans le grand « loop » nous
sommes rejoints par plusieurs petits minibus 4x4 chargés de japonais. Grosse foule qui
traverse le site à pied en quelques points et en quelques minutes. Puis nous sommes de
nouveau seuls, touristes lents d’Europe, qui tentons de nous imprégner d’un pays.
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Nous y resterons presque deux heures, seule la pluie violente nous oblige au repli. Nous
renonçons à aller au bord de la mer, qui doit être toute proche pourtant. Après la piste nouvel
arrêt à Cervantes, à côté du « food store », sur un banc, mais abrités du déluge par un auvent
d’aluminium. Nous mangeons le repas de tous les voyageurs : slices de pain avec slices de
fromage et slices de jambon. Les bananes vertes sont la seule touche un peu originale. A la
station nous lavons l’auto qui avait viré au rouge, et c’est Frédéric qui va assurer le retour sur
Perth. C’est avant la route numéro 1 que nous allons découvrir deux réalités de la circulation
en Australie, les flood way et les kangourous. Les premières sont les plus dangereuses par
temps de pluie, en effet le réseau routier australien tient rarement compte des écoulements
intermittents, qui sont souvent perpendiculaires aux routes, ce sont les flood way. Seul un
panneau les signale avec souvent une échelle métrique, qui indique la hauteur du flot
traversant la route au point le plus bas. Nous en croiserons plus tard des centaines, mais
toujours en période sèche, avec parfois des échelles dépassant deux mètres ! Sur le flood way
que nous rencontrons à la sortie de Cervantes l’eau ne dépasse pas vingt centimètres
d’épaisseur, mais elle nous surprend sur plusieurs mètres de large, et nous le franchissons un
peu vite dans un flot boueux. Quant aux kangourous morts, nous voyons le premier avant
l’embranchement de la grande route, plus tard nous ne ferons même plus attention à ces corps
sans vie, craignant sans cesse, surtout à certaines heures, de heurter les plus gros de ces
animaux debout, qui semblent attendre le dernier moment pour se précipiter sur la route, à la
rencontre de l’automobile.
Il nous faut quatre heures pour retourner à Perth où nous sommes à 19h, toujours sous la
pluie. Nous nous rendons sans difficultés au terminal « domestique » de l’aéroport, qui est
assez éloigné, comme dans toutes les grandes villes australiennes, du terminal international.
Nous ne savons pas que faire. Compte tenu de notre départ matinal du lendemain ( 6h 30 )
nous comptions passer la nuit dans les fauteuils de l’aérogare, mais celle-ci est totalement
déserte, il n’y a plus de départs à cette heure et quelques rares arrivées sont encore prévues.
De plus nous apprenons qu’elle ferme de 1h à 5h du matin ! Nous sommes donc contraints de
retourner en ville sous cette pluie glaciale , mais en sortant du terminal, cinq cents mètres plus
loin nous trouvons un grand motel, le Marracoonda, où nous louons une grande chambre pour
90 $. Nous y sommes très bien malgré le froid habituel des intérieurs australiens : nous y
mangeons nos dernières provisions, prenons des douches qui réchauffent, jouons aux échecs,
regardons à la télévision des images d’inondations un peu partout dans cette partie de la
Western Australia, que nous quittons demain.
Notre visite dans cette première Australie prend fin, alors qu’il y a à peine une semaine
nous nous préparions à quitter Toulon. C’est beaucoup trop peu pour cet immense pays de
l’Ouest, et la leçon sera retenue. En quatre jours nous nous sommes seulement mis l’eau à la
bouche, et nous quittons la région un peu frustrés. C’est peut-être le style du voyage que nous
avons choisi, à savoir découvrir de tout un peu, plutôt que d’approfondir. En dehors de Perth
les deux sites que nous avons atteints, et dont la visite totale ne représente pas plus de quatre
heures, ont exigé de gros déplacements en voiture : huit cents kilomètres pour Wave Rock et
quatre cent vingt trois pour les Pinnacles du parc de Namburg. En quatre jours nous avons
roulé mille quatre cent dix kilomètres, soit presque deux cents uniquement en zone urbaine.
Quel grand besoin de revenir ici pour ne pas rester sur des impressions trop fugitives ! Nous
en parlons ce soir pour définir un peu nos stratégies futures, et même si nous reconnaissons
que le décalage horaire et le mauvais temps n’ont pas été des éléments favorables, nous
tentons, sans trop de succès, d’imaginer comment peut s’appréhender de manière différente
un pays dont nous n’avions pas mesuré toutes les dimensions. Piètres géographes que nous
sommes !
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LE CENTRE ROUGE
Nous sommes le jeudi 20 juillet, il y a une semaine nous quittions la France. Tout cela
nous paraît déjà lointain, et dans l’action nous avons un peu laissé derrière nous nos
inquiétudes politiques sur la situation dans le Pacifique. Les Australiens, à l’exception de
leurs médias et de quelques marchands, ne semblent pas y accorder une très grande
importance, à l’inverse de nous, qui nous sentons, en tant que Français, une part de
responsabilité. Nous téléphonons aussi assez facilement à Denise, ce qui rassure beaucoup
Christiane chaque fois, le seul problème étant la différence d’heures : lorsque nous appelons
le soir elle est souvent en train de faire ses courses au marché tôt le matin, et il n’y a pas de
téléphone disponible auprès de chaque eucalyptus du bush ! Aujourd’hui commence la
découverte d’une seconde Australie, celle du Centre, d’Alice Springs et d’Ayers Rock. Nous
ne pouvons lui consacrer plus de temps qu’à la région de Perth, nous y serons donc du 20 au
24 juillet, rééditant un peu la même expérience, malgré nos réflexions sur ce sujet, puisque
nous y ferons mille cinq cent quatre vingt douze kilomètres, soit un tout petit peu plus qu’en
Australie Occidentale.
Il a plu toute la nuit sur Perth, par averses violentes, et, fait exceptionnel, nous nous levons
à cinq heures à l’aide de quatre réveils différents, dont deux de l’hôtel. Vers six heures moins
le quart nous chargeons l’auto sous une pluie horizontale poussée par un vent très froid.
L’Australie Occidentale restera pour nous un pays de temps perturbé, constat inexact du
voyageur pressé, qui peut voir disparaître ses certitudes enseignées à des générations d’élèves.
Combien de fois ai-je dit et répété que cette région jouissait d’un climat de type
méditerranéen ? Cinq minutes plus tard nous sommes à l’aéroport, laissons l’auto sur le
parking Hertz, et mettons la clef dans la « box key ». Encore un pays anglo-saxon où l’on fait
confiance aux personnes. Il y a déjà la queue devant les guichets, et de nombreux vols partent
entre 6 et 8 heures. Les formalités sont très rapides, pas de police, pas de douane non plus
pour les vols intérieurs. L’avion dans lequel nous montons est curieux, pas très grand, avec
quatre réacteurs accrochés par paires sous les ailes. Le départ a lieu à l’heure prévue dans le
vent et la pluie. Comme il fait nuit noire, nous nous endormons doucement pendant que
l’avion grimpe très vite. Une heure plus tard j’ouvre un œ il pour constater qu’en dessous c’est
une immense mer de nuages, très dense, à perte de vue. La perturbation nous poursuit, que vat-on voir du Centre Rouge ? Cette perspective un peu triste me replonge dans le sommeil.
A 8h 30 on nous sert un breakfast consistant, ce qui permet à Christiane d’entamer une
longue et utile discussion avec son voisin australien qui se rend à Cairns, une des plus grandes
diagonales de l’Australie. Je me concentre sur le hublot et m’aperçois tout à coup que le
temps se découvre. Nous avons l’impression de franchir une ligne imaginaire : en-dessous le
monde se sépare en deux, au sud-ouest l’énorme masse nuageuse s’arrête brusquement de
manière parfaitement rectiligne, au nord-est plus un nuage, c’est une étendue infinie de
couleur rouge et brune jusqu’au lointain horizon. Nous venons de quitter cette grande
dépression qui concernait le « petit coin » sud-ouest du pays. Nous entrons dans un monde
nouveau. Vu de si haut aucune vie n’apparaît dans ce Grand Désert Victoria, tout au plus une
piste bien droite que j’aperçois un instant. Ce sont le plus souvent des alignements de courtes
montagnes, les Tomkinson Ranges, qui semblent parvenir au dernier stade de leur processus
érosif : anticlinaux évidés laissant apparaître de part et d’autre des barres successives,
découpées parfois en chevrons, cluses et réseau hydrographique en baïonnette. De vastes
vallées rouges, où aucun écoulement d’eau ne se perçoit, témoignent aussi de climats du
passé. Je ne sais pas pourquoi mais tout cela me fait penser à mon ami Jeph. Fraternité de
géographe sans doute que j’aimerais partager avec lui. Vers la fin du vol, à trois reprises, ces
émotions vont atteindre des sommets.
23
C’est tout d’abord le monolithe d’Uluru,
Ayers Rock, que tout le monde dans l’avion
semble attendre. Il apparaît légèrement sous
l’aile gauche, toutes les personnes des
rangées de droite sont debout, nous quatre
compris. C’est une grande île rouge sur un
océan brun et vert sombre. C’est un grand
moment d’enthousiasme. Cela fait partie de
ces instants fugitifs qui restent toujours dans
la mémoire, et qui parsèment nos voyages,
comme les glaciers du Groenland, les dunes
de l’Etat de Pernambouc, le survol de HongKong ou du Cap. On distingue une piste qui l’entoure, et qui fait mieux ressortir les stries de
l’érosion qui s’alignent sur son sommet. Les yeux ont à peine évacué cette image
qu’apparaissent les grands lacs salés Neale et Amadeus. C’est somptueux, série de cuvettes
cerclées de blanc, bleu pâle vers le centre, contrastant avec le rouge du désert Petermann,
alignées à l’infini, comme le long d’une faille gigantesque. Leur succèdent enfin les
alignements de Monts Mac Donnell, longs chevrons primaires aux formes pures, soulignées
par une végétation assez dense, et qui annoncent l’arrivée prochaine sur Alice Springs.
L’avion perd de l’altitude. C’était trop beau pour être vrai tout cela, mais pour clore ces
images de rêve, la silhouette de notre avion apparaît brusquement sur un bush dispersé,
démesurément vide, et nous accompagne fidèlement jusqu’à la piste. Est-ce le plus beau vol
de notre vie ?
A l’arrivée les formalités sont encore
plus rapides qu’au départ, et nos bagages
sont déjà là, à tourner, lorsque nous
sommes dans le hall. Nous allons à
Hertz, prenons les clefs de l’auto
réservée et y portons nos affaires. C’est
une Magna Mitsubishi qui n’est plus de
première fraîcheur ( 70.000 kilomètres )
mais sans doute mieux adaptée aux
pistes et à la circulation dans le désert
central. Nous retournons à l’aéroport
pour téléphoner et négocier avec les services touristiques. Les prix chantent ici ! Nous
refusons de payer 250 $ une nuit à Ayers Rock pour une seule chambre. Nous nous
débrouillerons. En revanche nous réservons à Alice et à Kings Canyon, dans des « resorts »
bien moins coûteux. Nous constatons cependant chez l’employée qui s’occupe de nous un
certain dépit : nous ne sommes sans doute pas le type de clients des voyages organisés auquel
elle semble habituée. En dehors des jeunes « backpackers » les touristes qui fréquentent
l’Australie ne sont sans doute pas des personnes qui regardent en priorité le prix des choses.
C’est en même temps pour nous la découverte de ce monde parallèle du tourisme organisé en
Australie, dont les prestations sont souvent élevées, et auquel nous tenterons d’échapper le
plus souvent, mais pas toujours. Nous remarquerons cependant, les fois où nous y aurons
recours, que ces excursions ou visites accompagnées sont toujours bien faites, avec un
personnel compétent et convivial, avide de parler du sujet qui est le sien. Nous regretterons
parfois, pour des problèmes d’argent, de passer à côté de visites sans doute plus intéressantes
grâce aux connaissances des guides.
Nous partons donc vers Alice Springs, distante de six ou sept kilomètres. Il est 13h et il fait
beau et sec. Nous nous sentons vraiment dans une atmosphère de désert, avec un petit vent
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tiède et un ciel très bleu. Surprise ! La ville est assez grande, même si cela n’a rien de
commun avec Perth. La lecture de l’histoire de « The Alice », fondée en 1870 uniquement
pour servir de relais à la ligne du télégraphe, nous a peut-être induit en erreur. Vers 1950, ce
n’est pas si vieux, la ville ne comptait que quelques centaines d’habitants, mais depuis 1987 la
route d’Adélaïde a été entièrement goudronnée, permettant un accès plus commode,
concurrençant le train, le fameux « Ghan », qui a son terminus ici. Vingt mille personnes y
vivent, et cinq grandes rues forment le centre, dont une, le Todd street Mall, est piétonnière.
Nous nous y promenons et mangeons … . Chinois, dans un food court.
Mais la chose qui nous marque le plus lors de ce premier contact, c’est la découverte du
monde aborigène, une population que nous n’avions pas vue dans le sud-ouest du pays. Ils
sont nombreux dans la ville, à déambuler seuls ou en famille, vêtus un peu n’importe
comment d’habits de récupération. Ils s’interpellent bruyamment et ne semblent pas tenir
compte des gens qui les entourent. Les Australiens blancs paraissent d’ailleurs aussi les
ignorer. C’est comme si deux mondes vivaient côte à côte leurs différences sans se voir,
constat simpliste mais réel. Nous sommes un peu stupéfaits de constater cette clochardisation.
Les femmes sont particulièrement négligées, souvent nu-pieds, ou traînant sous des jambes
grêles des tongs ou des sandales de plastique usées. Certains sont soûls, quelques-uns sont
agressifs. J’assiste à une scène qui en dit long sur leurs rapports avec les Blancs : un
aborigène d’une trentaine d’années, visiblement imbibé d’alcool, marche dans la rue piétonne
en répétant sans arrêt « I fuck you » en montrant le point ; un Blanc, du même âge que lui
peut-être, vêtu d’une salopette bleue et portant du matériel électrique, l’apostrophe
violemment ( là je ne comprends rien ) ; l’aborigène baisse la tête, arrête ses invectives et
disparaît rapidement sans faire de bruit. Comment les choses se seraient-elles passées s’il
avait été Blanc ? Nous éprouvons tous en nous retrouvant un bizarre sentiment de malaise.
Frédéric et Florent sont directs dans leurs critiques, voyant dans leurs attitudes le refus de la
modernité australienne. Christiane et moi sommes muets, essayant davantage de comprendre
cette déchéance. Peut-être sommes-nous très compliqués, mais cette race est la plus vieille du
monde, elle a survécu plus de quarante mille ans à une nature hostile par la seule force de sa
pensée. Elle a créé une cosmogonie des plus complexes. Nous lui devons le respect malgré les
apparences.
Avant de repartir vers l’auto nous
faisons encore quelques pas le long de la
Todd river ( Todd était le premier
télégraphiste en 1870, et Alice était sa
femme ). Difficile de parler de rivière, c’est
une vaste étendue sèche de sable jaune,
parsemée de très vieux eucalyptus, et qui
longe toute la ville. C’est là que je prends
une des photos qui me plaît le plus : depuis
la « berge », où sont stationnées des
voitures, j’aperçois un groupe d’une dizaine
d’aborigènes, assis en rond dans le sable, en
plein soleil. Malgré mon zoom ils ne forment que de petits points dans mon viseur. J’hésite.
Pourquoi ne pas aller vers eux et leur demander l’autorisation de les photographier, dans ce
cadre ils me semblent correspondre davantage à l’idée que nous nous faisons d’eux ? Mais je
n’ai pas le courage, je prends ma photo de loin, certain qu’ils ne me voient pas. Peut-être ai-je
eu raison de ne pas jouer au voyeur, et de rester sur l’impression que dans ce sable chaud ils
rééditent les cérémonies mystérieuses de leurs ancêtres ? L’expérience, surtout au cours du
second voyage, me démontrera qu’ils devaient plutôt être en train de boire des bières. J’aurai
au moins pensé naïvement quelques temps qu’il s’agissait de quelque chose d’authentique.
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Après avoir fait le tour complet de la ville, nous nous arrêtons encore le long de la Todd
river, dont la largeur évoque les oueds sahariens, mais qui n’est constituée que par du sable
doux. C’est notre premier exemple, mais pas le dernier, de cours d’eau entièrement sec, bordé
de part et d’autre par des haies de grands eucalyptus. Puis, par la Ross highway, nous nous
dirigeons vers l’est le long des Monts Mac Donnell. Ce sont nos premiers kilomètres dans le
bush australien de l’intérieur. Comme le temps est splendide nous allons faire de nombreux
arrêts. Tout d’abord pour admirer le bush lui-même, au pied des longs alignements des Monts.
En ces endroits il évoque un paysage de garrigue un peu plus dense : beaucoup de touffes
d’herbes coupantes, de nombreux petits buissons couverts de fleurs rouges ou jaunes et aux
feuilles lisses, très peu d’arbustes, de type mulgas et purs acacias. C’est là aussi que nous
allons voir notre premier Ghost Gum, une espèce d’eucalyptus, il y en a sept cents différentes,
dont le tronc et les branches sont d’un blanc laiteux, comme peints à la chaux.
Comme nous l’avions vu ce matin
d’avion les barres rocheuses des Monts
Mac Donnell sont creusées par d’étroites
gorges ( les Gap ) qui sont associées à la
piste chantée du « rêve de la chenille » dans la
mythologie aborigène. Nous nous arrêtons à
Jessie Gap, mais sans pénétrer dans la gorge. Nouvel arrêt un peu plus loin à Corroboree
Rock, où se tenaient autrefois des cérémonies et des danses aborigènes ; l’abri sous roche plat
domine le bush d’une dizaine de mètres, aucune trace n’indique que pendant des milliers
d’années cet endroit si calme fut un lieu de culte. Seule la tradition l’affirme, caractéristique
d’un peuple, où les repères ne peuvent être que naturels, sans transformation humaine. Un peu
plus loin nous tombons sur une troupe de dromadaires. Ces dignes descendants d’ancêtres
importés avec leurs guides d’Afghanistan au XIX° siècle, pour traverser les déserts centraux,
ne sont pas particulièrement farouches. Vers 16h 30 nous arrivons à Ross river, dix kilomètres
nous séparent de N’Dahla Gorge, où se trouvent de nombreuses gravures rupestres
aborigènes. Mais la piste sableuse ne convient qu’aux 4 x 4, même si le « Lonely » encourage
le visiteur de tenter l’expérience avec une voiture normale. Nous ne sommes pas
particulièrement craintifs, mais nous ne pouvons franchir les bosses de sable du début, et la
voiture ne passerait pas dans les ornières profondes qui suivent. Nous allons donc rester plus
d’une heure dans ce coin paradisiaque, près d’un grand trou d’eau, ou billabong : aucun bruit
sinon des cris et des chants d’oiseaux, surtout de perroquets roses et gris. De grands « ghost
gum » se détachent sur les blocs rouges des versants. Autour du billabong une végétation vert
tendre montre que l’eau ici génère la vie. Frédéric reparlera souvent de cet endroit hors du
temps, que nous immortalisons par de nombreuses photographies. Encore un grand moment à
mettre à l’actif de l’Australie.
Frédéric conduit au retour sur cette petite route dont seule la partie centrale est asphaltée.
En ville nous faisons des courses dans un supermarché « rainbow » très bien achalandé et
situé en plein centre. Nous nous laissons d’ailleurs un peu tenter car nous sommes surpris en
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sortant par le volume de tout ce qui a été acheté. Sur ce plan d’ailleurs rien de bien différent
par rapport à l’Europe. On trouve de tout et même plus, et dans l’ensemble les prix des
denrées alimentaires sont moins élevés, particulièrement la viande. On trouve beaucoup de
produits anglais, presque jamais français, en dehors de la moutarde, du Perrier, des marques
de yaourts, et… du corned beef ! Les Australiens semblent pratiquer un nationalisme
pointilleux pour tout ce qui est produit ici, et les publicités vantent souvent les produits
« made in Australia ». Pour être honnête, nous trouvons qu’ils ont entièrement raison, car cet
immense pays, aux milieux très différents, est capable de tout produire dans la chaîne
alimentaire. Pourquoi aurait-il besoin d’aller chercher ailleurs ce qu’il possède chez lui. Les
vins pourraient en être un excellent exemple.
A la nuit tombante nous nous présentons au Gapview resort hotel, où nous avons réservé
pour cette nuit et celle du 23. Ce n’est pas du super luxe mais c’est amplement suffisant, nous
avons une chambre avec six lits et tout le confort, pour le prix très raisonnable de 90 $ les
deux nuits ( le motel de l’aéroport de Perth nous a coûté le même prix, mais pour une nuit ).
Pour accompagner nos achats de nourriture je retourne acheter des bières. Le système
australien est original car l’alcool se vend dans des magasins spécialisés, avec une rampe
d’accès pour les voitures. Les Australiens étant des gros buveurs de bière ils l’achètent glacée
par packs de vingt-quatre canettes d’un demi-litre, qu’ils mettent directement dans leur
voiture. Le nombre de marques est assez important et la qualité est excellente. Les vins
australiens sont aussi très nombreux mais nous en consommerons peu, au moins pendant ce
premier séjour. Dans ces magasins on peut aussi acheter à l’unité et aller chercher soi-même,
dans une grande chambre froide, la boisson désirée. Ce soir là le magasin est entouré d’une
bonne vingtaine d’aborigènes, certains totalement ivres. Plusieurs se battent et crient très fort.
L’un d’entre eux saigne du cuir chevelu, sous l’œ il indifférent des employés du magasin.
Nous mangeons et buvons en regardant la télévision, particulièrement les informations météo
qui semblent bonnes pour les jours qui viennent. Le reste nous intéresse moins. Nos
préoccupations sont désormais bien ailleurs.
Il a flotté toute la nuit une odeur de chlore dans la chambre, une piscine n’est sans doute
pas très loin. Malgré cela nous avons passé une nuit complète, il nous aura fallu presque une
semaine pour vivre à ce nouveau rythme horaire, bien plus difficile à assimiler pour le corps
que la conduite à gauche pour l’esprit. Cela nous rappelle, en plus gênant, nos expériences
américaines : c’est toujours au retour, dans le sens ouest-est, que le décalage horaire est plus
difficile à rattraper. Pour l’instant la grande surprise du réveil vient en fait du froid. Le beau
temps d’hier nous avait fait presque oublier que nous étions au cœ ur du désert australien, et en
plein hiver. Il doit faire trois ou quatre degrés, on apprécie encore plus les douches et les cafés
que l’on se fait nous-mêmes. Levés à 7h nous quittons l’hôtel à 9h, il n’y a plus un aborigène
dehors et le magasin de boissons n’est même pas encore ouvert. Y a-t-il une relation de cause
à effet ? Notre but aujourd’hui est de gagner Kings Canyon en passant par la piste d’Henbury,
en théorie ouverte seulement aux 4 x 4, mais nous avons appris dans l’avion, que par temps
sec il est possible d’y circuler avec une voiture normale.
Nous franchissons le gap d’Alice, là où la Todd river se resserre, et après un grand
giratoire nous voici sur la Stuart highway en direction du Sud. Cette route est un monument
national australien, de Port Augusta à Darwin, sur deux mille sept cent dix sept kilomètres.
Deux ans plus tard nous allons la parcourir en entier, par petites étapes, mais aujourd'hui nous
éprouvons un sentiment fort de nous trouver pour la première fois sur une des routes les plus
célèbres du monde, dont le revêtement n’a été terminé qu’il y a moins de dix ans. Bref détour
à l’aéroport pour tenter de réserver une chambre pour demain soir, mais tout est fermé. Nous
trouvons cependant une adresse à Curtin Springs, Christiane téléphone et peut réserver une
« cabine », terminologie qui nous étonne un peu. Je conduis sur une route excellente, la
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circulation est bien peu importante. Petit arrêt pour le plein dans une station d’essence de
bush, au lieu-dit de Stuart. C’est assez triste, les pompes sont verrouillées avec des cadenas,
de nombreux aborigènes très sales sont couchés dans un camion et à même le sol, la dame qui
nous sert, avec son chignon et ses épaisses lunettes, ressemble à une sévère institutrice du
début du siècle. Frédéric prend alors le relais jusqu’à Henbury, où nous sommes à 11h. Nous
avons bien roulé, mais nous appréhendons un peu la suite, sans hésiter pourtant sur la
direction.
La piste, appelée Ernest Giles road, nous mène au bout de dix kilomètres aux cratères de
météorites d’Henbury, douze cratères parmi les plus vastes du monde. Depuis ce matin le
temps s’est mis progressivement au bleu, mais il souffle un vent frais. Arrêt, bien sûr. Nous
sommes seuls et nous allons passer une petite heure à les arpenter, surtout le plus important
qui fait cent quatre vingt mètres de large et quinze mètres de profondeur. Les formes sont
cependant émoussées, et la végétation renforce ce constat. Rien à voir avec les formes si
nettes du Wolf Creek Crater vu en photo, dont nous passerons si près deux ans plus tard dans
le nord-ouest. Alors que nous retournons
à l’auto, un motocycliste japonais, chargé
de sacs, survient, gare son engin, et
commence au pas de course une visite
des principaux cratères. Dix minutes plus
tard il reprend le départ. Avait-il froid ou
est-ce une méthode efficace pour voir un
maximum de choses ?
Nous
commençons
alors
cent
kilomètres de piste, heureusement le
temps et le sol sont secs. Pique nique
compris nous mettrons presque deux
heures et demi pour effectuer ce trajet.
Au début la piste est large et plate, dessinée dans de la latérite rouge. Avec le ciel très bleu audessus le contraste des deux couleurs est splendide. Le bush est constitué de grosses touffes
éparses d’herbe drue, de couleur jaune, et d’acacias, qui sont parfois assez gros. Mais ce sont
surtout des associations classiques qui prédominent, car nous sommes ici en plein dans le
« scrub », cette formation végétale qui respire le désert formée surtout d’acacias nains, ou
« mulga scrub », et d’eucalyptus rabougris, « mallee
scrub ». Nous nous arrêtons souvent, au milieu
même d’une piste où rien ne circule, des plantes
grasses, ressemblant à des melons sauvages, font
leur apparition sur le bas-côté. Au bout d’une heure
nous mangeons sous quelques acacias. Frédéric et
Florent prennent alors la piste pour un terrain de
foot, les ballons étant constitués par ces melons de
tailles diverses, qui sont là par milliers. Après le
lieu-dit « Tempe Downs » la piste devient difficile et
les vingt derniers kilomètres sont délicats, au point
que nous avons peur d’être obligés de faire demitour. Traversant une petite zone de collines elle
tourne beaucoup, les virages sont très relevés et en
creux, la latérite, poussée vers l’extérieur, se
transforme en une fine poudre qui derrière obscurcit
complètement la vue. J’ai ressenti à plusieurs
reprises l’impression de me trouver sur une piste de
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bobsleigh rouge. Un tant soit peu mouillée cette piste aurait été impraticable pour nous.
Frédéric, qui a conduit la totalité du temps, semble éprouver un certain plaisir à circuler ainsi.
A Wallera nous rejoignons la route goudronnée de Kings Canyon. Depuis Henbury nous
n’avons vu aucun signe d’occupation humaine. C’est identique de part et d’autre de la route
goudronnée, qui sur une centaine de kilomètres traverse une région de collines, voire de
petites montagnes, formées de chevrons couverts de verdure à la base, et qui, vers le haut, se
découpent en rouge sur un fond de ciel très bleu. Vers 15h nous arrivons au parc national de
Watarka où se trouve Kings Canyon. Il est certainement trop tard pour entreprendre la visite
complète de ce site, nous réussirons tout de même à faire environ le quart du circuit. Depuis le
parking c’est tout d’abord une pente raide sur la rive gauche du Canyon, qui nous permet de
découvrir une végétation très originale constituée de trois variétés. Au niveau du sol les
boules de spinifex, l’herbe porc-épic, occupent tout l’espace ; c’est une herbe épineuse, à
laquelle il vaut mieux ne pas se frotter. Puis ce sont des arbustes, qui évoquent la taille et la
feuille de l’olivier. Enfin, splendides dans leur solitude, quelques rares ghost gum, les plus
beaux que nous ayons vus.
Le chemin serpente ensuite sur un grand plateau, découpé parfois en blocs rouges de
formes diverses, c’est le « Maze of Weathered Domes », la « Cité Perdue ». De là nous allons
jusqu’à un point de vue qui domine de plus de deux cents mètres le Kings Creek, et permet
d’apercevoir de grandes parois verticales qui se prolongent jusqu’au « Garden of Eden » (
c’est très original ), dont nous ne verrons pas les palmiers, les trous d’eau ni les ghost gums
tourmentés. C’est un spectacle grandiose, qui n’est pas sans rappeler certains sites des
Rocheuses du Sud, mais le soleil qui décline nous invite à entamer la marche du retour
Nous sommes à l’auto vers 17h, il fait déjà frais, et nous gagnons le Kings Canyon Frontier
Lodge sur un total de trois cent cinquante trois kilomètres pour la journée. C’est un immense
complexe, très bien organisé, où tous les types d’hébergements coexistent, du camping
jusqu’au motel. Nous avons une chambre très spartiate, qui ressemble à celle de mon ancienne
caserne à Issoire : quatre lits simples, quatre armoires de fer fermant à clef, mais les douches,
les cuisines et les toilettes sont à l’extérieur, avec le camping. C’est très propre et
l’atmosphère est très agréable. Dommage qu’il fasse si froid, nous sommes passés en très peu
de temps du rayonnement solaire à celui de la terre. Cette dernière a déjà évacué très haut,
dans ce ciel sans nuages, la chaleur qu’elle avait accumulée pendant la courte journée, et le
thermomètre doit avoisiner les quatre ou cinq degrés. Nous allons visiter un Gift Shop, puis
vers 19h nous mangeons au restaurant surchargé du camp : soupe aux champignons, légumes,
viande en sauce. Cela nous change de notre ordinaire. De
retour aux chambres, situées dans un bâtiment de plain-pied,
nous discutons de l’Australie avec une Québécoise qui y
voyage depuis six mois, et qui cherche vainement une
casserole ! Elle est avec des Australiennes qui ne parlent pas
le français, mais qui ne perdent pas un mot de la
conversation. Nous apprenons des tas de choses
intéressantes sur son voyage. Après nous jouons un peu aux
cartes, mais sans chauffage le froid nous prend, et le
sommeil aussi.
C’est le jour de l’anniversaire de Christiane, le 22 juillet
1995. Il faudra une fois que nous fassions la liste des lieux
du monde où elle s’est trouvée ce jour là tout au long de sa
vie ! Mais je crois que celui-ci est à mettre en bonne place
dans les annales. La nuit a été extrêmement froide, surtout
pour ceux qui sont obligés de chercher les toilettes, très loin
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à l’extérieur. Nous nous levons avant 7h, et, frigorifiés, allons faire
notre toilette dans les lavabos du camping. Juste au-dessus de nous
des centaines de perroquets dorment dans les arbres sans feuilles.
Le ciel est magnifique, plein d’étoiles que nous ne connaissons pas
et le soleil ne pointe nulle part encore. Nous prenons un café à
toute allure, mais les deux garçons sont dans une sorte de coma, ils
ne supportent ni le froid, très voisin sans doute du zéro degré, ni la
nuit, ni ce réveil si matinal, ils sont là, debout, sans bouger,
continuant visiblement leur sommeil. Nous rendons les clefs,
filmons des cacatoes et des fleurs rouges magnifiques, appelées
« desert peas ». Pour atteindre Uluru nous avons trois cent
quarante kilomètres à faire, nous allons mettre moins de trois
heures, car la route est bien goudronnée et totalement vide. Les
arrêts sont rares : de l’essence à Wallera, la confirmation de notre
nuit en passant au bistrot ( ?) de Curtin Springs avec seulement
trois maisons ( où est le motel ? ), une vue panoramique depuis
une dune de sable rouge très fin pour avoir un coup d’œ il sur le
bush et le Mont Conner, montagne table qui se découpe sur
l’horizon et que nous prenons un instant pour Uluru.
A 11h nous arrivons, par un temps splendide, sur le site d’Uluru, appelé autrefois Ayers
Rock. Il appartient aux aborigènes Arandjas, mais la gestion touristique est confiée à une
société blanche, qui a créé à Yulara un complexe touristique impressionnant, et hors de prix.
L’arrivée est superbe : le monolithe de quatre kilomètres de long et trois cent cinquante
mètres de haut domine toute la plaine, c’est le type même de l’inselberg, sans doute le plus
connu de la planète. Il est violet clair au moment où nous entrons dans le parc, où flotte le
drapeau rouge, jaune et noir des aborigènes. Au fur et à mesure que nous nous en approchons
sa géologie se perçoit davantage. Il semble jaillir brusquement d’un sol horizontal, par des
pentes souvent verticales, mais dans le détail les eaux de pluie y dessinent des ravines et des
gorges, qui lui donnent un aspect redoutable. Nous faisons un premier arrêt sur le parking, à
quelques mètres de ces roches rouges qui s’élèvent brutalement. Après un très rapide piquenique nous prenons la décision de grimper au sommet.
Cette ascension est contraire aux pratiques spirituelles des Aborigènes, pour lesquels il fut
pendant des millénaires un lieu de culte, mais les propriétaires du site sont assez
pragmatiques pour la tolérer. Elle est assez longue et va nous demander deux heures, allerretour. En raison d’accidents mortels, la première partie est effectuée avec l’aide d’une
chaîne, don d’un américain dont la femme s’est tuée à cet endroit. Nous montons ensemble
avec Christiane, les deux garçons sont déjà loin plus haut. Beaucoup de gens souffrent car le
début est raide et la pente vertigineuse, ce devait être une ascension très difficile lorsque la
chaîne n’existait pas, et on peut comprendre que chaque année des accidents graves se
produisent. La seconde partie consiste à parcourir le dos bosselé, mais sans difficulté, du
monolithe. C’est splendide : le vent frais est agréable, les couleurs rouge et bleu foncé se
fondent en un spectacle d’une rare beauté. Mais c’est surtout la plaine et le bush s’étendant à
l’infini qui montrent la démesure du lieu. La photo la plus belle que nous en conservons est
celle de Christiane, seule, arrivant au sommet. Derrière elle un bush vide de toutes traces
humaines s’étend jusqu’à l’horizon. A trente kilomètres la masse érodée des Kata Tjuta, ou
Monts Olga, est le seul ensemble qui échappe à l’horizontalité. Quel bel anniversaire ! Au
sommet nous rencontrons deux français qui nous immortalisent les quatre ensemble. La
descente est longue, surtout le long de la chaîne, plus dangereuse cependant dans notre tête
que dans la réalité, car nous nous tenons solidement.
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En bas vers 14h nous faisons le tour du
rocher, mais en partie seulement à pied, le
circuit complet demandant cinq heures.
Là aussi c’est tout à fait spectaculaire : en
certains endroits il ressemble à une
gigantesque patte d’éléphant posée sur le
sol, et l’eau de ruissellement permet à une
végétation plus dense de pousser dans
cette zone de contact. A Mutitjulu se
trouve un trou d’eau permanent entouré
de très beaux arbres ; des fresques
racontent l’histoire du combat de deux
serpents, ce sont les premières que nous
observons, et nous avons beaucoup de
peine à distinguer les différents âges des dessins, et même leur signification. Un peu plus loin,
à Metjam, une caverne servait d'abri aux Aborigènes. Nous croisons un groupe, qui sous la
conduite d’un ranger, étudie la flore indigène.
Vers 16h nous partons en direction de
Kata Tjuta, distant d’une trentaine de
kilomètres. En reculant dans le temps de
plusieurs millions d’années, sans doute
verrions-nous là un autre Uluru. Mais
l’érosion a ici fait plus rapidement son
travail, l’unique monolithe a été scindé
en de multiples dômes rouges ( Kata
Tjuta veut dire beaucoup de têtes ).
Certains sont à plus de cinq cents mètres
de hauteur par rapport à la plaine.
Personne ne fréquente ces lieux,
pourtant bien balisés, aucun bruit ne
vient perturber l’immobilité grandiose de ce gigantesque panorama, plus beau à la réflexion
que la solitude d’Uluru. Nous hésitons à emprunter à pied la piste de la Valley of the Winds,
qui serpente à travers les dômes, mais il faudrait au moins deux heures et demi. C’est un
grand regret. Il y en aura d’autres dans notre course sans fin contre le temps de chaque jour.
Au moment de reprendre l’auto mon regard est attiré par un panneau de bois un peu
ridicule, mal écrit. Je m’approche. Il indique la direction de Docker Creek, deux cents
kilomètres plus à l’Ouest, où vit une communauté aborigène au pied des Petermann Ranges.
Mais ce qui m’émeut le plus c’est l’indication qui suit : Kalgoorlie 1500 kilomètres par la
Waburton Road et Mount Magnet 1700 kilomètres par la Gunbarrel Highway, « by four wheel
drive only ». Pour la première fois j’ai sous les yeux le point de départ de pistes de l’Outback.
Je reste un instant le regard fixé sur le petit ruban de cailloux, qui atteint les régions peuplées
d’Australie Occidentale après deux ou trois jours de vide absolu. C’est vrai que c’est un de
mes rêves les plus fous de me lancer dans cette grande solitude, depuis toujours. Il remonte
peut-être au mythe de la traversée du Sahara, sur lequel j’avais beaucoup lu autrefois. Avec
l’expérience je réaliserai plus tard que l’Australie est sans doute la terre d’élection pour ce
type de cheminement : un gros guide spécial, que j’ai acheté, donne la description des milliers
de kilomètres de ces « desert treks », le mot désert étant pris ici dans son sens premier.
Puisque notre vie est longue, pourquoi ne pas continuer à rêver ?
31
L’itinéraire de retour
nous permet d’observer sur
l’horizon le rocher violet
clair d’Uluru, il paraît si
petit de si loin. Afin de
mieux observer les nuances
de ses couleurs au coucher
du soleil nous allons nous
installer sur un parking
prévu à cet effet. Autant dire
que nous ne sommes pas
seuls. Il y a même là
quelques tours-operators de luxe, qui installent pour leurs clients des petites tables couvertes
de nappes blanches, où on leur sert le champagne ( australien ). En d’autres lieux nous aurons
l’occasion de revoir cette cérémonie, qui salue le départ du jour dans le plaisir de l’alcool.
Elle nous paraît peut-être un peu snob sur l’instant, mais elle révèle le profond attachement de
l’Australien à la nature généreuse et grandiose qui l’entoure, sorte de joie de vivre, qui célèbre
le passage du jour à la nuit, et qui sait profiter de cet instant le plus fragile. Quelques dingos
se promènent à distance respectueuse. De 18h 30 à 19h nous allons assister à un spectacle
inoubliable : le monolithe, qui se détache sur le ciel, devient orange, puis jaune-orange, rose,
rouge, brun rouge. A 19h il a complètement disparu, seule une masse noire, où ne scintillent
aucune étoile, manifeste sa présence silencieuse. Tout cela a été tellement beau que nous
réalisons brusquement que nous sommes frigorifiés, dans cet air pur désertique.
Nous quittons alors le parc et nous arrêtons une heure environ dans le grand complexe
touristique de Yulara. On achète les inévitables souvenirs, il y a un monde fou, ce qui nous
permet de comprendre pourquoi les chambres y sont si chères. Nous mangeons sur une table
extérieure un très diététique repas fait de poisson frit, de grosses pommes de terre rôties bien
huileuses, spécialité australienne, et de coca cola. Le gras et le sucre compensent paraît-il le
froid ! Vers 20h nous retrouvons avec l’auto la nuit totale du bush. Nous avons cent
kilomètres à faire pour arriver à Curtin Springs à la « station » Severin & Co, ce qui nous fera
un total de cinq cent quarante pour aujourd’hui. Nous mettrons un peu plus d’une heure à
parcourir ce vide absolu, avec la terrible impression de constater que la seule lumière de ce
monde immense est celle créée par la magie de cette mécanique qui nous transporte. Et si
d’un coup elle venait à disparaître ? A un moment, je ne peux résister au plaisir de la fausse
peur : j’arrête l’auto au milieu de la route et j’éteins toutes les lampes. C’est le noir absolu,
sans repères, une fois le moteur coupé, le silence est total, presque gênant et oppressant. La
fée voiture nous permet de repartir au plus vite.
Notre arrivée a failli mal tourner car une vache est en plein milieu de la route et refuse de
partir. Avec cette nuit noire, nous ne l’avons vue qu’au tout dernier moment. On nous
expliquera que la nuit elles recherchent en hiver le contact de l’asphalte, qui conserve plus
longtemps la chaleur. Nous retrouvons ici les deux Français d’Uluru, et nous allons avec eux
au bar boire de la bière en compagnie d’Australiens. L’un d’entre eux est un ancien de la
Légion, il trouve très bien que la France possède l’arme nucléaire grâce à Chirac, et il nous
paraît très hostile aux Américains. Nous ne nous attardons pas sur ce sujet. Les autres sont des
gardiens de troupeau, vraiment de type « cow boy ». On comprend aussi ce que veut dire
« station », ce sont les bâtiments qui dépendent d’un grand domaine d’élevage, par extension
c’est le domaine lui-même. En venant nous coucher, vers 22h, on réalise aussi la signification
du terme « cabin », ce sont des mobil-home tout simplement. Le nôtre nous a coûté 80 $.
Nous sombrons vite dans le sommeil. Seul bruit insolite : la vache de tout à l’heure continue
toute seule à meugler sa surprise.
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Bien entendu nous nous sommes gelés toute la nuit, cela ne nous étonne plus dans ce pays
où le chauffage n’existe pas, peut-être parce que le froid nocturne y est exceptionnel pendant
la saison hivernale ! Les voisins sont partis vers 7h, mais nous préférons rester sous les
couvertures dans nos petits lits bruyants. Lorsque nous émergeons enfin, c’est pour avaler au
moins trois cafés avec du lait et des petits gâteaux secs. C’est si simple à concevoir cet « early
morning coffee or tea » que nous ne comprenons pas pourquoi cela n’existe pas dans les
hôtels français. Mais il est vrai que pour un anglo-saxon cela n’est qu’un préambule, et doit
être obligatoirement suivi du breakfast. Nous louperons d’ailleurs celui de cette station, car les
Français, que nous rencontrerons le soir, nous diront qu’il était superbe, pris avec tous les
employés de la station, et qu’il était digne d’un gros repas avec viandes diverses, pommes de
terre rôties, œ ufs, fruits. Nous, pendant ce temps, nous nous réchauffions sous de longues
douches avant de sortir nous promener au soleil en admirant les fleurs et quelques animaux en
cage, surtout de magnifiques oiseaux.
Lorsque nous partons, vers 10h, nous sommes sans doute les derniers clients. Quelques
centaines de mètres suffisent à nous projeter dans la solitude du bush. Elle ne sera
interrompue qu’une seule fois par la vision d’un grand troupeau de bovins, qui se déplace
dans une zone sèche, en soulevant des nuages de poussière. Ils sont dirigés par des hommes à
cheval et en moto, modernité qui n’est pas sans nous frapper. La route est splendide, c’est la
Lasseter highway. Elle traverse parfois de grandes étendues tout à fait désolées, où la
végétation est rare, et où apparaissent de nombreuses dunes de sable rouge, particulièrement
entre Mount Ebenezer et Erlunda. Nous n’avions pas rencontré ce milieu plus sec par la route
du Nord. Nous sommes tous assez contents de constater que désormais nous savons distinguer
des paysages différents dans cette platitude a priori monotone. C’était un grief qui nous avait
été fait par de nombreux copains, lorsque nous leur avions fait part de notre intention de
voyager en Australie : « Qu’allez-vous faire dans ce pays, tous les paysages se ressemblent.
Vous allez vous y ennuyer ! ». C’est dans la nuance que ce territoire doit s’observer, il ne faut
pas rester prisonnier de ce qui est vu dans un premier coup d’œ il, mais réaliser que d’infimes
changements de topographie, de végétation ou d’éclairage, peuvent créer de nouvelles
impressions. C’est peut-être ainsi que l’on découvre l’essence de l’Australie.
A 11h 30 nous rejoignons la Stuart highway, et à ce croisement de routes découvrons notre
première « ». C’est un mot qui va devenir familier, surtout lors du second voyage, où nous en
ferons un plus grand usage. Ces relais routiers renferment tout ce qui peut être utile à un
voyageur : garages, restaurants, motels, mobil-homes, campings, magasins. Ils sont installés
dans des points stratégiques, loin de tout, et au moins tous les cent à cent cinquante kilomètres
sur les grands axes, mais beaucoup plus sur les routes secondaires. Ils peuvent aussi faire
complètement défaut si le trafic ne le justifie pas. Celle-ci s’appelle Erlunda. Au grand soleil
nous nous s’attablons et mangeons du poisson et des hamburgers australiens ( sandwichs au
bacon et à l’œ uf accompagnés de grosses frites ) en admirant les monstrueux « road trains »,
qui avec deux ou trois remorques, chargées de marchandises hétéroclites, circulent à toute
allure entre Adélaïde et Darwin. Ils peuvent atteindre quatre-vingt mètres de long, et leurs
conducteurs, bourrés d’amphétamines paraît-il, effectuent les trajets en des temps records. Au
cours de ce voyage ils ne nous ont jamais posé de gros problèmes pour circuler. Mais nous
n’avons pas suffisamment utilisé les grands axes où ils ont seulement le droit de rouler. Notre
sentiment à leur égard changera beaucoup en 1997.
Départ. Frédéric conduit jusqu’à Alice Springs sur les deux cents kilomètres restants, et
nous y sommes à 14h 30. Je continue, contre vents et marées, et contre toute logique, à penser
que nous avons encore le temps d’aller jusqu’à Hermannsburg, mais je me heurte à
l’opposition obstinée des trois autres, qui préfèrent quelque chose de plus calme, avec moins
de route. La mort dans l’âme je capitule, sans doute ont-ils raison, mais j’aurais tellement
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aimé visiter cette mission, sur le territoire des Arandja. Une collègue m’avait passé toute une
étude sur les survivants de ce groupe, sur leurs pratiques et sur le rôle de ce fils de pasteur
allemand d’Hermannsburg, Théodore Strehlow, qui avait appris leur langue dès son enfance,
et s’était vu confier par les derniers anciens tous leurs secrets. J’enrage un peu de n’avoir pas
le temps de pouvoir visiter ce lieu des « orphelins de la Terre-Mère », et je prends ce refus
comme un échec, me promettant de revenir à Alice, uniquement pour cela ! Nous visitons
donc un KMart ( hé oui, même ici l’Amérique est toute puissante ), retournons sur le Mall
central pour des achats divers, en particulier des chaussettes australiennes de différents motifs,
véritables objets de collection, tout en constatant à nouveau le même comportement désolant
des Aborigènes.
Comme nous n’avons plus le stress d’une
longue route vers le territoire Arandja, nous
allons nous promener, le mot est valable pour
cette fin de dimanche, sur la route…
d’Hermannsburg, le long des Monts Mac
Donnell de l’ouest cette fois. Nous faisons un
arrêt assez long dans la gorge de Simpson.
C’est un parc géré par des Aborigènes, qui
occupe un gap très étroit, perpendiculaire à un
alignement des Monts. Il fait très sombre dans
cette vallée de plus en plus étroite au fur et à
mesure que nous nous y enfonçons, mais nous
pouvons y filmer des wallabies fort peu
sauvages et de magnifiques perroquets au ventre et à la tête rose et au dos gris. Vers 16h nous
quittons ces lieux sans lumière, où beaucoup de personnes terminent en famille leur piquenique dominical, et nous continuons vers l’ouest, histoire sans doute de me donner encore
plus la nostalgie ! On ne le regrette pas :
sous un soleil de plus en plus rasant, les
vastes dépressions couvertes d’une
végétation de broussailles denses sont
bordées par les alignements rocheux des
Monts Mac Donnell. Parfois l’alignement
régulier de gros « ghost gum » jalonne une
rivière
morte.
Exceptionnellement
quelques arbres isolés surgissent de cette
mer de verdure inattendue. Ils sont souvent
couverts d’oiseaux. Un grand silence règne
sur l’ensemble dès que nous coupons le moteur de l’auto. Mais la nuit tombe, il faut
interrompre cette marche vers un but qui ne peut être atteint. Combien de jours nous aurait-il
fallu encore pour circuler plus au Nord sur la Larapinta drive ou sur la Namatjira drive qui
passent par les montagnes. Pays aux horizons infinis, nous te demandons de nous attendre !
Un jour sans doute nous serons de retour !
Nous arrivons au Gapview resort en même temps que les autres Français d’hier qui
reviennent eux de Kings Canyon. Ils nous avouent avoir eu assez peur dans la piste de
bobsleigh ! Sommes-nous plus audacieux que nous le paraissons ? Nous retrouvons une
chambre jumelle à celle occupée il y a trois jours. Le magasin de boissons alcoolisées est
fermé et dégouline de tristesse, comme les rares Aborigènes qui déambulent sans but alentour.
Nous écrivons, nous faisons la lessive, nous téléphonons au parc de Kakadu pour réserver des
chambres. Bref l’intendance l’emporte. C’est peut-être pour cela que nous terminons nos
derniers restes : pain, thon, tomates, fonds de bouteilles de coca, où les bulles ne sont plus que
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de lointains souvenirs. Florent est le premier à s’endormir, pendant que nous zappons d’une
chaîne sans intérêt à une autre identique à la précédente. Frédéric est le second, avec son
inimitable linge sur les yeux, qui lui permet de trouver la nuit partout. Christiane et moi ne
résistons pas longtemps. Nous avons encore fait quatre cent quatre vingt quatre kilomètres
aujourd’hui. C’est beaucoup pour des gens qui ne sont partis qu’à dix heures du matin.
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ARNHEM LAND : L’ART LE PLUS VIEUX DU MONDE
Ma première pensée au réveil est que le Centre Rouge est terminé pour nous . C’est
presque une impression d’angoisse de réaliser que dans quelques heures nous serons dans une
autre Australie, et que malgré la réussite de notre séjour ici ce merveilleux désert central sera
déjà à classer dans le domaine des événements passés. Mon esprit, navigant entre le sommeil
et l’éveil, se remémore toutes les images de ces derniers jours. Mais trop de choses sont
restées en suspens. Il fallait être un peu vaniteux pour penser tout connaître en quatre jours. Il
est bon de constater parfois que la nature sait imposer son propre rythme. Il faut une douche
formidable et un déjeuner solide pour retrouver l’équilibre de ceux qui ne se posent pas trop
de questions, afin de vivre leur bonheur comme il vient. A 9 h15 nous sommes prêts, la
voiture est bouclée et nous rendons les clefs de la chambre.
L’avion étant à midi nous avons donc encore le temps de retourner au centre d’Alice. Nous
décidons de nous séparer, même si un vieux réflexe de Français fait que nous craignons un
peu de laisser l’auto toute seule, avec toutes nos affaires dans le coffre. Cette crainte est sans
doute inutile car nous n’aurons jamais l’impression de risquer quoi que ce soit dans ce pays, et
particulièrement pour le vol. Resté seul j’observe le manège des Aborigènes : certains
attendent devant le bureau des services fédéraux le versement d’allocations auxquelles ils ont
droit, soit 75 $ par semaine, d’autres sont assis par petits paquets, sur des bancs ou des
pelouses, hirsutes, mal habillés, mal réveillés dans ce petit matin frisquet. Qu’attendent-ils ?
La plupart d’entre eux étant sans emploi, ils commencent ainsi une longue journée d’ennui,
jusqu’à ce que la ville se vide. C’est assez démoralisant. Comme je n’ai pas de courses à faire,
et afin de me replonger dans quelque chose de plus authentique, je reprends seul la voiture
pour aller visiter le Strehlow center, où sont présentées au public toutes les données
ethnologiques du peuple Arandja. Elles proviennent toutes de la collection de la famille de
l’ethnologue. Pendant une heure je fais là une visite calme et belle, qui me réconcilie avec ce
peuple, qui efface les sordides images de ces pauvres « paumés » de la ville.
Un peu avant 11h nous nous retrouvons à l’auto, et vingt minutes seulement sont
nécessaires pour gagner l’aéroport. Nous nous enregistrons tout de suite pour le vol, et flânons
devant des boutiques de souvenirs, surtout devant l’une d’entre elle où un employé, blanc, fait
une démonstration intéressante de didjuridoo. C’est la première fois que nous voyons jouer de
cet instrument aborigène, et nous sommes surpris par la qualité des sons que l’on peut obtenir
de cette longue branche creuse d’eucalyptus, évidée en principe par les termites, et qui peut
faire plus de deux mètres de long. A l’heure prévue, midi pile, le 737 décolle pour effectuer
les mille cinq cents kilomètres qui nous séparent de Darwin. Il nous faudra pour cela deux
heures, agrémentées d’un repas froid et de café. Mais ce qui est le plus intéressant, c’est le
paysage qui se déroule en-dessous de nous. L’avion laisse très vite derrière lui les dernières
hauteurs des Monts Mac Donnell, et dans ce rapide déplacement sud-nord à travers tout le
Territoire du Nord ( Alice en fait partie ), c’est surtout le désert de Tanami qui est survolé la
première heure. Ce sont à nouveau de très belles images de grands regs rouge, où la
végétation semble très rare. Ces grandes étendues sont traversées par d’immenses cours d’eau
imaginaires, sorte de relief martien absolument vide d’hommes. Une fois passée la Buchanan
Highway, facile à identifier sur notre carte par son tracé, le paysage change. Le vert d’un bush
plus dense remplace le rouge du désert. Sur l’horizon, plus au Nord, de multiples feux de
brousse se manifestent par de grande colonnes de fumée noire, rabattues parfois par des vents
soufflant vers l’intérieur. Très vite la végétation devient plus abondante, nous apercevons
même des rivières remplies d’eau, qui serpentent dans ce qui pourraient être de vastes forêts.
L’arrivée sur Darwin est splendide, l’avion fait une grande boucle sur une petite partie de la
mer de Timor appelée le Golfe Beagle, et nous distinguons parfaitement la ville toute neuve,
reconstruite après l’ouragan Tracy de 1974. Il est 14h.
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Il nous faut vingt minutes pour expédier notre débarquement et la récupération des
bagages. Au guichet Hertz on nous gratifie de la même voiture qu’à Alice, mais gris-vert cette
fois-ci, et soixante mille kilomètres au compteur. Dehors c’est l’été qui est brusquement
revenu, il fait tellement chaud ( 33° ) que nous nous mettons en short sur le parking. Nous
chargeons l’auto et … nous branchons l’air conditionné. Quelle instabilité préside aux
destinées de ce corps humain, qui rêve de chaleur dans la « cabine » de Curtin Springs, et
recherche immédiatement la fraîcheur lorsque le thermomètre est un peu haut à son goût, dans
les hivers tropicaux de Darwin.
Nous voici donc dans un autre point extrême de l’Australie, à quelques centaines de
kilomètres de l’archipel indonésien, presque à mi-chemin entre l’Equateur et le Tropique sud.
C’est ici que dans les années Quarante vinrent se manifester les bombardiers japonais, et que
s’accrochèrent au pays quelques milliers d’Australiens blancs. Ils sont un peu plus nombreux
de nos jours, mais il n’est plus certain qu’ils y soient majoritaires. Les Aborigènes sont ici
bien plus importants qu’ailleurs, et les minorités asiatiques, surtout indonésiennes, sont très
développées. Nous avons décidé de garder la visite de Darwin pour la fin, et après avoir
réservé un mobilhome près de l’aéroport pour notre retour dans trois jours, nous filons tout de
suite vers l’Est, tout d’abord par les trente derniers kilomètres de la Stuart Highway, puis par
la Arnhem Highway, vers Jabiru et le parc de Kakadu, dont nous sommes séparés de deux
cent cinquante kilomètres.
Les paysages traversés n’ont plus rien de commun avec ceux du Centre Rouge, et encore
moins avec ceux de la région de Perth. La nature tropicale du climat fait que l’eau est très
présente, mais pas du tout en excès, nous sommes pendant la saison sèche, appelée ici le
« dry ». Celle-ci explique les incendies du bush, qui permettent d’éliminer les grandes herbes
jaunies, de type savane, et de rendre la terre plus fertile, méthode immémoriale de brûlis
tropical, que l’on retrouve partout sous ces latitudes. De grandes termitières de plus de trois
mètres de haut jalonnent le paysage, des forêts plus denses apparaissent aussi, mais ce sont
surtout les étendues marécageuses qui sont pour nous quelque chose de nouveau. Nous nous
arrêtons plusieurs fois au bord de ces billabongs ( mot d’origine indonésienne ? ) pleins
d’oiseaux. Peu après notre entrée dans le parc nous observons longuement l’un d’entre eux,
d’où se dégage un grand calme sous les belles couleurs d’un jour qui disparaît. Juste après un
énorme varan traverse sans se presser devant nous.
C’est donc à la nuit, tombée très vite, que nous arrivons à Jabiru, dans la partie Est du Parc
National. Nous avons réservé une chambre au Kakadu Frontier Lodge, pour 90 $ la nuit. Elle
rappelle celle de Kings Canyon, mais elle est plus petite car les lits sont superposés, mais nous
avons en prime une végétation luxuriante qui entoure le bâtiment, et l’air conditionné. Le
temps de s’installer et de ranger toutes nos affaires pour trois jours, et nous constatons qu’il
est déjà 21h. Nous filons donc à Jabiru mais tous les magasins sont bien sûr fermés, pas
question de s’approvisionner. De retour au lodge, où il y a beaucoup plus de toiles de tente et
de caravanes que de logements comme le nôtre, nous allons à pied au restaurant de la piscine.
C’est encore un autre monde : nous mangeons d’excellents « fish and ships » sur une table en
plein air, dans une atmosphère tropicale, environnés de plantes luxuriantes. Florent se baigne
et nous profitons pleinement de ce plaisir du dépaysement total : en une semaine nous
sommes passés de la fraîcheur de Perth à la sécheresse d’Uluru, et nous voici maintenant dans
un petit Jurassic Park, en short sous le ciel, à 10h du soir. Troisième saut dans l’espace
australien.
Nous sommes pour une fois à pied d’œ uvre pour un certain temps, c’est rare, il faut le
noter ! La nuit a été excellente même si l’exiguïté des lieux nous pèse un peu, vite compensée
par la beauté de la végétation qui nous entoure. Nous sommes au cœ ur d’un des parcs naturels
les plus connus de la planète, déclaré « patrimoine mondial de l’humanité » par l’Unesco, parc
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dont les paysages ont été rendus célèbres par Paul Hogan et son film « Crocodile Dundee ».
Nous allons réserver une nuit supplémentaire, ce qui nous permettra de passer deux jours
pleins dans ce temple de l’histoire humaine, et ce haut lieu de la culture, au même titre que les
temples d’Angkor, les pyramides aztèques ou les cathédrales gothiques. Avec le recul, et la
réflexion de ceux qui ont du temps, nous nous rendrons compte que c’est trop peu de temps
pour un site de cette importance, qui par ailleurs ne peut vraiment être visité que pendant le
« dry », c’est à dire l’hiver austral. Pendant le « wet » et ses orages beaucoup de routes sont
coupées, et le pays se transforme alors en un gigantesque marécage. Ces deux jours vont
rester cependant comme l’un des souvenirs les plus forts de notre séjour dans cette
gigantesque Australie.
Le Territoire du Nord est grand comme deux fois la France, et il compte moins de deux
cents mille habitants, soit la moitié de la ville de Toulon, dont vingt pour cent sont des
Aborigènes. Le Sud gravite autour d’Alice, le Nord, ou « top end », autour de Darwin, le reste
est à peu près vide. C’est le seul « territoire » australien, il n’a donc pas le statut d’Etat
comme les six autres, et son autonomie est moins grande. La moitié de sa superficie a été
restituée aux Aborigènes à partir de 1976 par l’Aboriginal Land Act, et de 1993 par le Native
Title. Cela veut dire que pour les touristes étrangers que nous sommes, mais aussi pour la
plupart des Australiens, il est très difficile d’établir un contact avec les Aborigènes, un permis
étant nécessaire pour entrer sur leurs terres, et il est délivré par eux avec parcimonie.
L’étranger, qui ignore tout en général du problème aborigène, reste alors sur ces impressions
négatives qui ont été les nôtres à Alice, puis deux ans plus tard dans la plupart des petites
bourgades des Pilbara, des Kimberley, et du reste du Territoire du Nord. Nous ne pouvons
savoir quelle est la vie des Aborigènes sur leurs terres, où l’alcool est souvent interdit ou
limité par leurs propres « land councils ». Perpétuent-ils le mode de vie et de croyance de
leurs ancêtres ? Nous ne pouvons que respecter le désir d’une partie d’entre eux d’avoir le
moins de contacts possibles avec une civilisation occidentale, à laquelle ils ne se sont pas
intégrés, en deux siècles de cohabitation, sans doute parce que l’on a pas voulu d’eux.
Ici bien sûr resurgissent des images de mon enfance algérienne et de la situation coloniale.
Les Australiens, avec qui nous avons parfois parlé de ce problème, ont le plus souvent dans
leur tête les mêmes représentations du peuple aborigène que celles des Français d’Algérie sur
les musulmans de ce pays. Leur intégration à la société occidentale est un mythe, les deux
peuples circulent côte à côte dans la même Australie sans se voir. J’ai l’impression de revenir
dans un passé lointain déjà, dans la ségrégation de ma jeunesse, qui donnait tout à la minorité
européenne, bien peu à la majorité arabe. Mais là s’arrête toute comparaison, les Australiens
noirs ne représentent qu’un vingtième du peuplement de ce pays, même si leurs droits sur sa
terre sont fort anciens. C’est un peuple qui meurt, dépassé par un nombre croissant
d’immigrants installés là depuis deux siècles, et par la civilisation technique qui est la leur. Ce
que tente actuellement l’Etat australien, avec la formation de « Nations » noires, n’est pas de
« l’apartheid », mais un retour aux sources possible.
Pour le touriste qui visite le parc de Kakadu la prise en compte de cette histoire récente est
nécessaire à la compréhension des peintures, qui ornent leurs anciens lieux de culte, mais la
réciproque est encore plus vraie. Il ne doit pas oublier aussi que de nombreux autres lieux
identiques ne lui seront jamais accessibles, ce qui est sans doute le prix fort à payer pour que
ce peuple survive. Il lui est nécessaire aussi d’établir un lien étroit entre la beauté et
l’étrangeté de la nature du parc, de ses roches, de ses arbres et de ses plantes, avec les
merveilleux dessins, témoignages de la plus vieilles société du monde.
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Après le réveil et de très bonnes douches à
l’extérieur, nous déjeunons dehors en tenue d’été,
sous l’auvent, dans un environnement de plantes et
de fleurs de toutes couleurs et de toutes formes. Ce
camp est remarquablement entretenu, avec beaucoup
de goût, la profusion de la nature faisant le reste. A
9h nous partons vers le nord, en direction de la
rivière East Alligator, qui fait frontière avec le grand
territoire aborigène de la Terre d’Arnhem. Avant de
prendre la piste qui y mène, nous faisons un arrêt au
centre d’accueil du parc, où des prospectus
complètent notre information, et quelques minutes
plus tard dans le supermarché de Jabiru, où nous
faisons des courses pour le petit déjeuner et deux ou
trois pique-niques. Il est peut-être dix heures lorsque
nous prenons la direction d’Ubirr. Il nous faut une
heure et quart pour rejoindre le site. La route est de
bonne qualité. Nous traversons un paysage de bush beaucoup plus dense que celui du Centre.
L'herbe jaunie est très haute et les espèces d’arbres nombreuses, mais en petits bosquets
espacés de quelques dizaines de mètres. On trouve aussi des plantes grasses et des termitières
de toutes les tailles. Dès que l’eau stagne, formant un billabong, les arbres deviennent denses
et nombreux, évoquant de véritables forêts tropicales ou même équatoriales, et des fleurs de
nénuphars couvrent une partie de l’eau. Nous croisons les sites miniers de Jabiluka et de
Ranger, mais en dehors des panneaux et de pistes plus larges rien ne les signale à l’œ il du
visiteur. Il faut dire qu’il s’agit de minerai stratégique, puisqu’on extrait de l’uranium, en
partie vendu à la France ! Quelle ambiguïté de la position australienne dans ce domaine !
Nous allons rester à Ubirr plus de quatre heures, prenant notre temps pour flâner dans un
des plus beaux sites du monde pour l’art pariétal. Ce qui nous frappe tout d’abord, lorsque
nous laissons la voiture au bout de la piste, c’est la chaleur. Nous étions relativement au frais
avec la climatisation de notre Magna, nous voici projetés, à 11h 30, dans une fournaise.
Comme le circuit à pied est assez long, des pancartes demandent aux visiteurs de se munir
d’eau, de chapeaux et de vêtements légers. Nous avons aussi des petits sacs à dos avec un
minimum d’affaires. La visite commence donc par une longue marche, ce fameux « bush
walking » activité favorite des Australiens, souvent associé à toute visite d’un site qui se
respecte. Ici les herbes jaunes ont disparu, elles ont été brûlées pour régénérer le sol, et le
sentier serpente à travers des petits arbustes, de grandes plantes grasses très coupantes, de
curieux palmiers de forme hélicoïdale, et des termitières de toutes tailles et de toutes couleurs.
Rien cependant ne nous abrite du soleil, qui est torride. Nous sommes accompagnés par le
sifflement d’insectes, aussi fort que celui des cigales, mais continu.
Le sentier, bien balisé, mène jusqu’à des murailles d’une vingtaine de mètres de hauteur,
parfois transformées en abris sous roche. Nous allons directement jusqu’à celui de Mabuyu, et
c’est tout de suite le coup de foudre. Nous ne connaissions pas cet art aborigène, et la Terre
d’Arnhem est à ce titre la plus riche d’Australie. Il existe de nombreux autres sites, mais pour
des raisons de protection et de respect du sacré ( seuls des initiés peuvent s’approcher de lieux
censés abriter des êtres fantastiques et dangereux ), deux seulement sont ouverts au public,
dont celui d’Ubirr. Certaines peintures dateraient de moins 40.000 ans, et la plupart des
fresques les plus grandioses sont contemporaines de Lascaux soit 18.000 ans en arrière par
rapport à l’Actuel. Nous avons de la peine dans un premier temps à déchiffrer ce que nous
voyons, puis assez vite nous prenons la mesure de ces dessins superposés, datant d’époques
différentes. Par rapport à l’art du Centre Rouge, dont nous n’avons vu que quelques rares
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spécimens, les légendes du Temps du Rêve sont plus figuratives. A Mabuyu nous sommes
capables de distinguer un goanna et des poissons, en couleur ocre et en style dit « rayon X »
dessinant le squelette et les organes internes. Nous remarquons aussi un guerrier avec ses
armes, filiforme, caractéristique du style « dynamique », évoquant le mouvement. Mais
d’autres représentations restent bien mystérieuses.
Cinq cents mètres plus loin nous atteignons la « Main Art
Gallery », la plus étonnante, un ravissement pour l’œ il et l’esprit.
L’abri, largement ouvert sur l’extérieur, présente un empilement
de couches d’une vingtaine de mètres de long et d’épaisseur
variable. Tout est recouvert de dessins, où tous les styles et tous
les âges se retrouvent : les mains tout d’abord, les plus
anciennes, puis le style naturaliste où apparaissent animaux et
figures humaines sous la formes de silhouettes de couleur
sombre ; le style dynamique ensuite, qui serait daté ici à moins
20.000 ans, est apparent sur une fresque rouge d’une dizaine de
mètres, où les êtres humains sont représentés en traits blancs,
dans des attitudes qui évoquent la chasse, ou la danse. Vers
moins 8.000 les poissons barramundi en style « rayon X » sont le
clou
de
la
galerie.
Correspondant à une époque
plus humide ( d’où les poissons d’eau douce ) leur
représentation, en traits rouges sur fond rose et blanc,
semble dater d’hier, et leur modernité, vue au téléobjectif,
est stupéfiante. D’autres animaux sont dessinés : wallabies,
possums, lézards, tortues. On voit même apparaître en deux
endroits des mains gantées d’européennes, de couleur
rouge et jaune, qui au siècle passé avaient dû profondément
marquer les artistes. Il fait très chaud mais on prend notre
temps pour filmer, photographier, tenter de déchiffrer ces
âges successifs. Quelques touristes passent. Nous envions
un peu ce couple qui est accompagné par un guide qui
semble tellement bien posséder son sujet. Que leur dit-il
que nous ne voyons pas ?
Les deux sites les plus éloignés sont
ceux de « Crosshatching Gallery » et
de Namarrkan. Pour les atteindre il
faut grimper vers le plateau. Le plus
remarquable des deux est le premier. Il
s’agit d’une fausse caverne, faite d’un
énorme bloc qui repose sur d’autres, en
laissant libre une cavité profonde
située à un mètre du sol. Les artistes
successifs ont peint sur ce plafond, en
position couchée. Il y a là des
centaines de dessins différents, le plus
souvent dans des tons rouges. Nous ne
pouvons pas nous allonger pour
admirer l’ensemble car une barrière en
interdit l’accès, mais certains poissons, de couleur rouge cernée de noir, sont remarquables.
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Il est peut-être 14h et nous sommes épuisés de chaleur. Nous gagnons alors le sommet du
rebord de ce grand plateau, avec l’impression d’atteindre le Nirvana. Le paysage, avec ce ciel
pur, est grandiose : nous sommes assis sur ce rebord rocheux, où les dernières herbes finissent
de jaunir, à nos pieds, trente mètres en-dessous, le feu, mené par les hommes, a dessiné une
grande bande noire d’où émergent des dizaines de termitières brunes ou grises, plus loin le
vert tendre d’un marécage est couvert par endroits de grands arbres, il précède l’East Alligator
river, vaste estuaire qui mène à une ligne sombre, où apparaissent les mêmes couches de
rochers. C’est la « Terre d’Arnhem », ce monde immense où vivent quelques centaines
d’Aborigènes, gardiens d’autres multiples temples identiques à ceux que nous venons de voir,
et qui nous sont à tout jamais fermés. Nous n’en éprouvons pas de dépit. En ce lieu béni par
les Dieux nous pensons qu’il est logique que cette humanité sache préserver ainsi son unique
richesse. C’est un instant fabuleux, les rares touristes ne viennent pas jusqu’ici, et seuls les
oiseaux semblent vivre.
Nous redescendons visiter notre dernier site, c’est le Ubirr Rockwall. Là doivent se trouver
les peintures du « rainbow serpent », l’un des mythes les plus féconds de la pensée aborigène.
Mais l’eau de pluie semble délaver la paroi pendant la saison humide, et nous avons beaucoup
de peine à nous y reconnaître. Seuls quelques signes ponctuels nous situent certains styles.
De là nous rejoignons la voiture et allons pique-niquer au bord de la rivière, dans une
végétation luxuriante. Un circuit de deux kilomètres pénètre par un petit sentier dans cette
forêt dense, nous décidons alors de l’emprunter. Nous ne regretterons pas cette incursion en
pleine forêt toujours verte. Des souvenirs reviennent pour Christiane et moi : Manaus et
l’Amazonie intérieure, puis Belem et l’île de Marajo, et surtout Borneo avec la longue marche
dans la forêt en compagnie du guide chinois jusqu’aux Dayaks, ou la descente en pirogue de
la rivière Baram, entre Miri et Marudi. Ce sont les mêmes bruits d’insectes, les mêmes racines
aériennes des banyans, la même densité de troncs, de branches et de feuilles, les mêmes
plantes parasites vert tendre, accrochées aux troncs des arbres. Seuls des cacatoès blancs
prouvent que nous sommes sur un autre continent. Un couple d’Australiens nous montre un
énorme « saltie » sur une berge de la rivière. L’ombre du monstre de « Crocodile Dundee »
plane quelque part. Frédéric et Florent en profitent pour se faire photographier sous le
panneau « don’t risk your life », vantant la voracité de ces gigantesques crocodiles d’eau
salée. Nous finissons notre périple dans cette véritable forêt vierge, un peu fatigués par la
marche et la chaleur sèche.
Avec la découverte de ce premier site nous estimons avoir fait le plein d’informations et de
sensations pour aujourd’hui, et nous prenons la piste du retour, avec un petit arrêt à Jabiru
pour visiter quelques magasins d’art aborigène. Il y en a beaucoup, tenus le plus souvent par
des Blancs, les peintures représentant l’essentiel de ce qui est proposé aux visiteurs. Les prix
pratiqués nous semblent cependant inabordables pour nos bourses. Peut-être est-ce parce que
nous sommes dans un haut lieu touristique ? De retour à la lodge il fait encore jour et nous
partons nous baigner dans cette curieuse piscine, nichée dans un vaste écrin de végétation
tropicale. Nous y restons longtemps, attendant la nuit, profitant au maximum de cette
fraîcheur bienvenue de l’eau. Malgré quelques moustiques, qui gênent beaucoup Frédéric,
nous mangeons au bord de la piscine une nourriture qui ressemble à s’y méprendre à celle
d’hier soir.
Il faut croire que la journée d’hier nous a tous un peu fatigués, car nous avons l’impression
de nous réveiller assez tard après une nuit menée d’une seule traite du soir au matin. Lorsque
nous déjeunons dehors nous nous rendons compte que tout le monde, ou presque, a quitté le
camping et les logements du resort , en particulier le grand car de jeunes japonais qui
logeaient dans notre aile, et qui sont partis continuer leur tour d’Australie. Comment est-ce
possible de faire le tour de l’Australie en car ? Et par quelles routes ? Tout cela explique le
41
grand silence qui nous entoure, mais aussi la tiédeur des douches. Vers 8h 30 nous remontons
dans notre solide Mitsubishi, et prenons la piste de Kakadu highway vers le Sud, pour
bifurquer assez vite en direction de Nourlangie, où nous sommes une demie heure plus tard.
Il s’agit du deuxième site pariétal ouvert aux touristes, et comme pour Ubirr, le circuit de la
visite est remarquablement organisé et dessiné dans le paysage, et nous avons l’impression
d’être à pied d’œ uvre assez tôt. Ferions-nous des progrès pour nous préparer plus rapidement
le matin ? Le temps est le frère siamois de celui que nous avons connu hier : beau, dégagé, sec
et spécialement limpide. Il est très difficile d’imaginer la même région en été, submergée par
des pluies diluviennes, couverte d’énormes nuages noirs, parcourue par des vents violents et
des orages remplis d’éclairs quotidiens. C’est donc avec un grand plaisir que nous entamons
la marche d’approche, afin de mériter notre visite, principe australien que nous admettons tout
à fait. Le bush est identique à celui d’Ubirr, mais au pied de la grande falaise de grès rouge les
arbres sont beaucoup plus nombreux. Il nous faut presque une demie heure pour parvenir au
premier abri sous roche d’Anbangbang shelter, que l’on atteint en grimpant par des escaliers
le long des masses de rochers.
Les peintures sont plus difficiles à saisir car le
grès n’a pas l’uniformité constatée à Ubirr. Ici il se
délite parfois, se craquelle, et de ce fait les peintures
superposées se confondent. On sent cependant très
vite que l’unité dans le temps est plus forte que pour
les fresques d’Ubirr. Même si l’on trouve des
représentations de style « rayon X », beaucoup
correspondent aux premières époques dites
naturalistes. On retrouve ainsi de nombreux
animaux : goannas, kangourous surtout, ce qui est
nouveau. Mais ce qui fait le caractère original du site
ce sont les très nombreuses représentations
humaines. Elles ont ici une dimension nouvelle, plus
ésotérique et mystérieuse. Les hommes et les femmes sont désormais bien identifiables, dans
des positions mettant en valeur le sexe, célébration quasi mystique du secret de la vie : un
couple est remarquable, l’homme est représenté en style rayons X, on distingue sa colonne
vertébrale, ses côtes, les veines de ses jambes, la femme est en blanc, les deux ont les jambes
et les bras écartés, mais le visage n’est représenté que par deux yeux blancs dans un grand
cercle. En deux endroits nous voyons dessinés, sous une facture très différente, deux petits
« namargons » ou « homme-éclair », personnages
mystérieux qui symbolisent toutes les frayeurs et
les croyances d’un peuple vivant sous ces abris,
ou à proximité, pendant les gros orages du
« wet ». A la même époque, en Europe, les
hommes se réfugiaient au plus profond des
grottes en raison de la dernière glaciation. C’était
il y a plus de vingt mille ans. Les bras grêles du
« namargon » soutiennent l’éclair, qui semble
relier l’homme à ces deux éléments
fondamentaux que sont l’air et la terre, et passer
par le cerveau, siège de la pensée. Son sexe,
énorme, semble porter les mutilations rituelles.
Sa tête, avec ses deux yeux ronds, est surmontée
de deux longues oreilles, destinées peut-être à le
rendre encore plus attentif à tous les bruits
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ambiants. C’est la représentation la plus complexe, celle qui exigerait la langue du spécialiste,
et devant laquelle on assiste à la naissance d’une pensée au mysticisme profond.
Nous contournons d’énormes blocs de grès rouge veinés de blanc, pour rejoindre, assez
loin, l’autre site de l’Abangbang Gallery. Les peintures sont ici dessinées sur de gros blocs.
Ce ne sont plus des fresques mais des dessins isolés, survivant à d’autres peintures qui ont été
effacées par le temps. L’une représente un homme ( debout ou couché ? ) en position
d’orante ; son squelette et sa circulation sanguine sont bien visibles, mais sa tête, sans regard,
n’est qu’un petit rond surmonté d’un demi cercle rayonnant ( cheveux ? soleil ? ). Non loin,
sur un pan de rocher, sont peints toute une série de personnages filiformes, exécutant peut-être
des danses et des sauts, certains dans cette position caractéristique, bras et jambes écartées.
Les couleurs utilisées sont multiples : rouge, blanc, ocre, brun.
Le chemin se termine par le « lockout » de Gunwarrdehwarrde ( dans les langues
aborigènes, la répétition de deux membres de mot est fréquente ). C’est très différent du
« lockout » d’Ubirr, qui nous a tant plu hier : les rochers, très érodés, dominent un océan
d’arbustes, qui loin sur l’horizon vont se perdre jusqu’au pied de l’escarpement de la Terre
d’Arnhem. Le calme et la tranquillité sont aussi impressionnants qu’à Ubirr. Comme il y a
très peu de visiteurs, le retour jusqu’à la voiture s’opère dans un bush vide, accompagné du
sifflement des insectes et du chant des oiseaux. La matinée est terminée, nous prenons l’auto
et nous nous arrêtons peu de temps après sur un parking, à côté d’un billabong. Il y a une table
près de grands eucalyptus, nous y pique niquons dans un silence absolu. Sous nos yeux
s’étalent des milliers de nénuphars, des petits échassiers silencieux s’y déplacent avec
précaution, comme pour ne pas abîmer toute la beauté qui s’en dégage. Au-dessus de nous un
gros aigle plane, se pose sur les branches d’un arbre mort, attendant visiblement notre départ
pour profiter de quelques restes de nourriture.
Il fait très chaud, mais cela n’arrête pas notre enthousiasme. Nous faisons un petit trajet sur
la route principale, où se trouvent en certains endroits des échelles de « flood way » dépassant
deux mètres, permettant d’imaginer la nature du paysage pendant la saison humide, les routes
coupées, les rivières rouges de latérite en crue. Puis nous obliquons sur un chemin pédestre,
qui sur deux kilomètres nous mène aux fresques de Nanguluwur. Pendant toute notre visite
nous serons absolument seuls sur cette petite piste en plein soleil, et pour cause, c’est l’heure
la plus chaude, il est 12h 30. C’est par ici qu’ont été tournées des séquences de « Crocodile
Dundee », et le bush est encore différent : les herbes jaunies n’ont pas été brûlées, les arbres
ont des troncs minces, se terminant par des bouquets de feuilles longues et pointues qui
évoquent des petits palmiers. L’arrivée se fait à l’abri sous roche en plein soleil. Même si
certaines peintures récentes sortent du cadre des représentations traditionnelles ( femmes
européennes avec des gants et voilier du XIX° ), les autres, les plus anciennes, sont
magnifiques. De nombreux poissons barramundi blancs et bruns sur fond rouge, dessinés avec
une précision anatomique forment un grand ensemble, mais ce sont deux hommes, représentés
allongés, peut-être à cause de la
faible épaisseur de la roche, qui
nous frappent le plus. Longs,
filiformes, dessinés à gros traits
rouges sur fond rose et blanc, ils
sont surmontés d’une tête très
petite occupée par deux gros
yeux rouges inquiétants. Ces
deux hommes extraordinaires
seront notre dernier contact avec
l’art pariétal du « top end », ils
restent dans notre mémoire
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comme un message, venu d’un temps très lointain, qui nous incite à observer l’époque
présente avec un autre regard.
Lorsque nous reprenons le long chemin du retour nous avons été tellement absorbés par
notre visite, que nous réalisons que nous souffrons tous de la soif, et que le litre d’eau amené
avec nous pour cette marche n’a pas suffi. C’est peut-être ce qui explique notre grande fatigue
lorsque nous rejoignons l’auto, et que par la route principale nous allons jusqu’à Cooinda, où
il est possible de se désaltérer à l’ombre des arbres. A côté de nous deux vieilles femmes
aborigènes sont allongées dans l’herbe, à l’ombre. Elles sont silencieuses et nous observent un
peu. Nous ne pouvons nous empêcher de repenser aux représentations de leurs ancêtres dans
ces lieux sacrés visités. De qui sont-elles le plus proche ? Quel est leur avenir dans ce pays
moderne et développé ? Ce petit centre touristique nous paraît décevant, il n’est vraiment fait
que pour passer une nuit, même si nous y achetons quelques souvenirs, et bien sûr de l’eau.
L’excursion à Yellow water en bateau nous paraît chère et peut-être monotone, nous y
renonçons, tout comme nous abandonnons aussi l’idée de nous lancer sur la piste 4 x 4
conduisant pendant soixante kilomètres aux Jim Jim Falls, à laquelle nous n’avions d’ailleurs
pas sérieusement songé.
Frédéric conduit et reprend la route de Jabiru, puis à nouveau la piste de Nourlangie. Un
peu avant il bifurque vers Gubara, par une piste étroite, où il se régale, avec Florent, à rouler
dans cette poussière de latérite. Avec Christiane nous sommes assis derrière dans l’auto, un
peu exclus du processus : la situation semble irréelle, nos deux fils ont pris les rênes, rigolent
et se régalent sur cette piste du bout du monde, de l’autre côté de la terre et des mers, et nous
en éprouvons, secrètement, un grand plaisir. Brusquement la route carrossable s'arrête, il nous
faut continuer à pied. Il est 16h, il fait un
peu moins chaud et nous sommes de
toutes façons lestés en eau. Ce
« bushwalking » jusqu’à Gubara va nous
enthousiasmer :
nous
longeons
d’énormes masses rocheuses de grès
rouges et le bush prend par endroit des
formes extrêmement diverses. Tantôt ce
sont des étendues dénudées, où pointent
de petites termitières en formation,
ailleurs nous traversons des bosquets
d’arbres d’espèces différentes, mais
jamais très hauts. Après avoir observé le
comportement d’un gros lézard sur le chemin lui-même, nous arrivons aux « Gubarra pools ».
Cette série de vasques d’eau très fraîche longe d’énormes blocs de rochers. La végétation est
très dense, grande forêt de feuillus qui crée une ombre douce. Nous y restons un moment,
marchons dans cette eau qui semble si pure, après avoir traversé une petite rivière sur un tronc
d’arbre qui sert de pont. Comment la nature peut-elle être aussi exubérante dès que l’eau
apparaît ?
Mais il est temps de rentrer. Il nous faut une petite heure pour rejoindre l’auto, seuls,
totalement seuls, sous le charme de cette nature aux tons dorés, entourés de toute part par les
rayons déclinants du soleil. Ce dernier est déjà couché lorsque nous arrivons au petit parking.
Je conduis sur la piste de latérite, et je me prends tellement au jeu que je dérape un peu dans
un virage sur cette couche poussiéreuse. Mon enthousiasme est un peu refroidi ! Nous
arrivons tout de même sains et saufs et à la nuit ( il est 18h 30 ) à Jabiru. Nous sommes
fatigués. Longues douches, repas froid rapide dans la chambre, pas de piscine pour ce soir.
Tout le monde n’a qu’une envie c’est de se coucher assez vite. Même la discussion, que nous
voulions longue au départ, sur l’itinéraire qui va suivre et qui nous semble être la quadrature
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du cercle, à savoir comment caser six mille kilomètres en quinze jours, n’arrive pas à nous
tenir éveillés au-delà de 21h !
Jeudi 27 juillet. Deux semaines déjà ! C’est une énorme banalité de dire que le temps passe
trop vite, alors que nous terminons dans la nostalgie notre troisième Australie. La nuit a été
excellente et le décalage horaire n’est plus qu’un lointain souvenir. La mort dans l’âme, mais
pas complètement tout de même car nous savons que d’autres découvertes vont suivre, nous
plions donc bagages, pour la première fois depuis trois nuits. Avec Frédéric nous nous
partageons la conduite sur l’Arnhem highway,
qui nous ramène vers Darwin. Nous faisons un
premier arrêt au bord d’un immense billabong,
avec buffles, oiseaux de toutes sortes dont une
colonie de pélicans. Ce paysage sent beaucoup
l’Asie toute proche, et remue en nous de déjà
vieux souvenirs. A mi chemin environ nous
mangeons une glace dans un des rares services
qui jalonnent la route, c’est le Corroboree Park
Club, plus connu par sa devanture « Hard Croc
Cafe », nom assez caractéristique d’un certain
humour australien.
Darwin, où nous sommes à 11h, ne nous
paraît pas être une très grande ville, mais elle est
très agréable, car les rues droites sont toujours
bordées d’arbres souvent très grands et d’espèces très différentes : cocotiers, poivriers,
banyans, palmiers, ainsi que de nombreuses sortes d’arbres aux feuilles larges, dont les noms
nous sont inconnus. Le centre, dans le prolongement de Smith street, est aménagé en Mall
actif. Il nous semble que la population est jeune et décontractée, assez cosmopolite aussi.
Comme la place de parc trouvée ne dépasse pas une heure, nous menons l’auto vers le port où
le parking est libre, mais il nous faut remonter à pied jusqu’au centre, en plein soleil de midi.
Nous suffoquons de chaleur, et c’est avec joie que nous rejoignons l’ombre des arbres, ce qui
ne fait pas pour autant augmenter le rythme de nos pas.
Pour tout géographe, Darwin est ce petit point sur une carte que l’on ne peut ignorer, et qui
fait rêver en raison de la grande solitude qui est la sienne. Longtemps garnison militaire
anglaise au XIX° pour empêcher tout débarquement français ou hollandais, la ville ne fut
fondée qu’après les grands périples trans-australiens de la deuxième partie du siècle (
Leichhardt, Stuart ), mais ce n’est qu’en 1911 qu’elle prit son nom actuel. Elle subit plus
d’une cinquantaine de bombardements japonais, entraînant la mort de plusieurs centaines de
personnes, et fut en grande partie rasée par le cyclone Tracy le 25 décembre 1974, avec des
vents atteignant 280 kilomètres/h. Il détruisit totalement huit mille habitations, sur onze mille,
et tua soixante personnes. Toutes les constructions nous semblent en effet récentes. Nous
allons beaucoup apprécier cette atmosphère où se mélangent tous les genres : nous mangeons
chinois, nous écoutons un orchestre de l’armée, très « british », qui, sous d’immenses
banyans, donne un concert, nous faisons des courses dans une zone piétonne animée et
colorée. Partout des fleurs de toutes les couleurs et de toutes les formes. Tout ceci a un parfum
d’Indonésie toute proche, sans perdre pour autant son caractère typiquement australien. Nous
assistons même à un petit concert de musique polynésienne, donné par six jeunes. Tout cela se
fait sans agressivité, avec une petite pancarte « French Testing. Sign a postcard to the people
of France. We can help Pacific people », et beaucoup de sourires. Nous observons avec
sympathie, mais n’osons dire que nous sommes français. A quoi cela servirait-il ?
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La grande décision se prend en fait entre 16 et 17h. Depuis quelques jours Frédéric hésitait
beaucoup sur son activité pendant les deux semaines où nous serons en Nouvelle-Zélande.
Finalement il se décide ici, à Darwin, en réservant un vol Qantas aller-retour pour la
Nouvelle-Calédonie depuis Melbourne, avec retour à Sydney. Une fois cet acte important
accompli, comme tout ferme progressivement, nous regagnons l’auto, et allons au Leprechaun
Motel & Caravan Park, où nous avions réservé une chambre il y a trois jours. Nous avions
payé 80 $ et c’est un magnifique mobil home, très bien équipé, avec un grand séjour, une
cuisine et deux chambres, situé au départ de la Stuart highway, face à l’aéroport. On se
douche, on boit un thé, et nous voilà repartis vers le marché de Mindil beach, qui a lieu le
jeudi, en soirée, et pendant la saison sèche. Comme nous avons la chance de remplir ces trois
conditions, nous nous dirigeons vers cette plage, située un peu au Sud de Darwin.
Nous y arrivons au moment du coucher soleil, et nous avons beaucoup de peine pour
trouver une place de parc, assez loin, sur une esplanade couverte d’arbres. Pour la première
fois encore ( il y en a des premières fois pendant ce voyage ! ) nous découvrons un autre
comportement australien, en groupe cette fois-ci, qui nous plaît tellement, que nous allons y
rester plus de trois heures. Les impressions ressenties sont difficiles à rendre tellement c’est
inattendu. Dans cette ville du bout de l’Australie, peuplée à peine de soixante mille habitants,
nous avons l’impression de nous retrouver dans une foule d’Asie, ou un soir d’été dans une
Côte d’Azur qui serait par magie devenue tropicale. C’est au milieu de cette humanité
cosmopolite que nous saisissons mieux le tempérament et la joie de vivre de ce peuple : un
coucher de soleil splendide, qui n'en finit pas de mourir derrière les palmiers de la plage, des
orchestres , le son profond du didjuridoo, des odeurs de cuisine qui symbolisent toute une
planète, des vêtements balinais et indiens, des chapeaux australiens ( je succombe ), bref une
impression de décontraction et de découverte tout à la fois. Je mange indonésien, Frédéric et
Florent sud-américain, Christiane australien ( brochettes de kangourou et de crocodile ), mais
ces trois cuisines ont ceci en commun qu’elles sont toutes remarquablement épicées. Dans
tout cela aussi la bière semble jouer un rôle essentiel.
Et dire qu’il faut se coucher vite car notre avion est très tôt demain matin ! Nous serions
encore restés ici des heures, dans cette chaleur sympathique, avec ces australiens blonds qui
marchent nu-pieds, ces indonésiennes ravissantes qui émergent des fumées de leurs
fourneaux, ces musiques à tonalité aborigène, et ces odeurs parfaitement en accord avec les
sentiments que nous éprouvons. Il faut absolument revenir un jour, connaître à nouveau cette
ivresse du plein cœ ur de l’hiver.
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LE QUEENSLAND TROPICAL ET PACIFIQUE
Horreur ! Nous nous levons à quatre heure après une toute petite nuit, encore tout embués
des odeurs et des sons d’hier soir. C’est vraiment très difficile pour tout le monde, et trois
quarts d’heure plus tard nous quittons cet appartement, où nous n'aurons pas fait de vieux os
malgré son côté agréable. C’est un record : entre le temps qu’il nous faut pour laver les vitres
de l’auto couvertes d’humidité, pour charger les valises, et parvenir jusqu’au parking Hertz de
l’aéroport, il ne nous faut même pas dix minutes. Il y a déjà du monde. Ils sont bien matinaux
ces Australiens ! Dans une nuit très noire je débarque tout le monde et vais garer l’auto chez
Hertz. A l’enregistrement des bagages nous constatons que nous dépassons déjà de sept kilos
les quatre-vingt qui nous sont alloués. Attention au voyage de retour vers l’Europe ! Contrôle
de police et mesures de sécurité, car nous prenons au passage un vol international SingapourCairns. C’est après être passé par le portillon électronique que je m’aperçois que j’ai oublié de
remettre les clefs de l’auto dans la « box keys » de Hertz, comme nous n’avons plus le droit
de repasser de l’autre côté, une policière me propose d’aller les remettre elle-même. Charmant
pays tout de même, où le représentant de l’ordre corrige les fautes banales du touriste
imprévoyant. Nous achetons encore deux tee-shirt qui vantent la renaissance de Darwin après
Tracy, et en pleine nuit nous rejoignons notre 767, qui est déjà presque plein de touristes
endormis et fripés, embarqués à Singapour ou en Europe.
Le décollage est très rapide à six heures moins le quart. Christiane et Florent sont à un
hublot, mais ne doivent pas voir grand chose vue l’heure, Frédéric et moi sommes au centre,
et comme les lumières sont presque toutes éteintes nous nous endormons tout de suite. Et dire
que pendant notre rêve nous survolons la Terre d’Arnhem, le Golfe de Carpentarie et tout le
Sud de la longue péninsule d’York. C’est au-dessus de ce dernier territoire que l’on nous sert
le breakfast avec pommes de terre rôties et pancakes aux bananes, délicate attention qui a un
peu de peine à passer. Le voyage dure un peu moins de deux heures, même si nous sommes
obligés de rajouter une heure à notre montre, troisième et dernier fuseau horaire australien, le
plus lointain par rapport à la France. L’avion se pose à Cairns à 9h moins dix locales. Pendant
tout ce voyage nous n’aurons rien vu, sinon des montagnes entièrement recouvertes de forêts
vers la fin, ainsi que la toute petite plaine côtière de Cairns, au moment où l’appareil s’est
posé. Petit saut de puce pour les Australiens, qui nous permet cependant d’arriver dans une
quatrième Australie, celle de l’Etat du Queensland, si fier
de sa « tropicalité » et de son littoral merveilleux.
Cet immense territoire, trois fois la France mais trois
millions d’habitants seulement, coupé par le Tropique,
possède une personnalité qui le rend parfois très sûr de
lui. Souvent dirigé par un partie d’Extrême Droite, le
National Party, sa politique prend le plus souvent le
contre-pied des décisions des autres Etats. Aborigènes et
Kanakas, nom général pour qualifier les peuples
originaires des îles du Pacifique, sont peu intégrés et leurs
droits ont tendance à être contestés. Cette attitude
nationaliste est peut-être aussi teinté d’une certaine
xénophobie ; c’est dans la presse, et à la télévision du
Queensland que nous verrons les attaques les plus dures,
et parfois les plus grossières, contre la France, à propos
des essais nucléaires. Elles semblent culminer
particulièrement dans le monde du surf. On ne comptera
plus dans les stations les plus célèbres de ce sport-culte le
nombre de badges, d’autocollants, de tee-shirts, appelant
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au boycott de tous les produits français. Certaines publications spécialisées dans le surf
écriront des articles où les fondements de l’objectivité seront complètement oubliés, telle cette
affirmation que les essais nucléaires français sont la cause d’un taux de cancers de la thyroïde
cinq fois plus important sur la côte du Queensland, plus proche géographiquement ( cinq mille
kilomètres ) de Mururoa. Ces informations ont été démenties par les autorités médicales
australiennes.
Le Queensland est très riche sur le plan minier et agricole, et il est en train de devenir le
premier de la Fédération sur le plan touristique. Contrairement aux autres Etats il n’y a pas ici
une très grande ville qui domine tout, même si Brisbane compte tout de même plus d’un
million d’habitants, soit le tiers de la population, on trouve de multiples centres urbains de
moyenne importance le long de la côte, de Cairns à Surfeurs Paradise. Au cours de ce voyage
c’est l’Etat australien où nous resterons le plus puisque nous allons le parcourir presque
entièrement du nord au sud.
Nous avons pour cela une bonne surprise, car la voiture que nous récupérons chez Hertz, à
l’aéroport, est une magnifique Ford Falcon rouge, avec peu de kilomètres, et un énorme coffre
qui va nous simplifier la vie, car nous allons la garder deux semaines. La première découverte
de ce « Far North Queensland » est la ville de Cairns et ses environs. Cette petite ville connaît
un développement important depuis l’essor du tourisme, particulièrement pendant l’hiver
austral. Il ne fait jamais froid dans cette région, et l’hiver correspond à la saison sèche, la plus
agréable. C’est aussi un des points de départ le plus important pour la visite de la Grande
Barrière de corail, mais aussi pour l’exploration des paysages et des forêts tropicales de la
péninsule d’York , ainsi que pour les grands horizons plus frais du plateau d’Atherton. Nous
allons d’ailleurs tout de suite nous rendre compte de cet attrait en tentant de réserver un
logement à l’aéroport. Le tableau lumineux, très bien fait pour nous car il est classé par
catégories en fonction du prix, nous montre que tout ce qui est en accord avec notre portemonnaie est complet, et pourtant ce ne sont pas les possibilités qui manquent ! Nous
considérons qu’au-dessus de cent dollars ( australiens bien sûr ) cela dépasse notre budget, or
les seules possibilités gravitent entre 150 et 350 $. On se rabat sur un « Backpacker » sur
Esplanade, c’est à dire en plein centre, et pour 60 $. Nous sommes un peu inquiets, car nous
avons passé l’âge, je parle pour Christiane et moi, de nous retrouver dans un équivalent
australien d’une auberge de jeunesse européenne.
La ville de Cairns, avec ses rues à angle droit, les principales étant parallèles à la mer, est
des plus faciles pour se repérer en voiture. Nous cherchons et trouvons sans problème notre
« International Hostel », et c’est là que nous commettons une grosse erreur : nous payons les
deux chambres avant de monter les voir. C’est assez minable et sale, pas de meubles en
dehors d’un grand lit, pas de climatisation mais un grand ventilateur de plafond, des sanitaires
à l’extérieur, qui ne semblent pas dans le meilleur état. Discussion, hésitations. Finalement
Christiane et Frédéric tentent de se faire rembourser, mais le patron ne veut pas, affirme qu’il
a eu d’autres appels depuis le nôtre, et qu’il a refusé, car il s’agissait des dernières chambres.
Nous sommes coincés ici pour trois jours !
Pour se remettre de cette déconvenue nous partons en voiture vers le port, mais impossible
de se garer, il y a un monde fou, il nous faut attendre un long moment pour qu’une place se
libère. Notre but est de réserver une excursion pour demain. Il y a toutes sortes d’offres dans
les petits bureaux qui donnent sur le long quai du port, et comme nous ne manquons pas de
documentation, nous n’avons que l’embarras du choix. Il suffit que deux conditions soient
remplies : qu’il y ait des places, et que nous acceptions des prix élevés. C’est un constat que
nous ferons pendant tout notre séjour sur cette côte, seul lieu d’Australie sans doute où le
mouvement touristique hivernal soit aussi important. Notre premier choix s’avère négatif, il
n’y a plus de places. Nous hésitons beaucoup, et finalement réservons une excursion pour
Green Island, de 10h 30 à 17h 30, pour un peu plus de mille francs tous les quatre. Nous
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faisons une ample moisson de prospectus sur la Grande Barrière, qui sont offerts à profusion,
afin de nous déterminer pour la suite du voyage, même au sud de Cairns.
Il est à peine 10h 30 du matin, et nous avons l’impression d’avoir déjà passé une longue
journée, d’autant plus que le saut dans la nouveauté a été brutal. Nous avons tout à fait
l’impression de nous retrouver dans l’atmosphère des côtes méditerranéennes en été, au
moment de la plus forte fréquentation touristique. Nous sommes très loin de la solitude de
Wave Rock ou des Pinacles, d’Uluru ou de Nourlangie. Peut-être, sans nous le dire,
éprouvons-nous en cet instant une certaine déception.
Nous réagissons comme s’il
s’agissait de contrer le sort, en
entamant un grand tour au Nord de
Cairns. Il fait très beau temps, et la
route en lacets, qui grimpe vers
Kuranda, traverse pendant une
trentaine de kilomètres des
paysages forestiers magnifiques.
Moins d’une heure plus tard nous
arrivons dans ce petit village,
entouré de paysages tropicaux.
C’est jour de marché et nous avons
encore beaucoup de difficultés
pour trouver une place pour l’auto.
Il y a encore un monde fou,
beaucoup de touristes sont venus en car. Une fois résolu notre problème de parking, nous
allons nous laisser aller, malgré la foule, à goûter l’atmosphère agréable de cette petite
bourgade, installée dans un méandre de la Barron river. Les maisons se devinent à peine
derrière leurs rideaux de verdure, certains arbres immenses étendent leurs longues branches
très feuillues au-dessus des toits et des rares rues. Mais ce sont surtout les fougères
arborescentes, les fleurs, les plantes grimpantes, et toutes les sortes de palmiers, qui dominent.
Comme le nombre de boutiques d’artisanat semble être fonction de la foule de touristes, nous
n’avons, là aussi, que l’embarras du choix, et, en nous séparant, nous faisons à plusieurs
reprises la visite des trois ou quatre petites rues piétonnes cachées sous la verdure. Nous
découvrons la qualité et la variété de cet artisanat australien. Une heure après notre arrivée,
assez fatigués, nous arrivons à trouver quatre places assises dans un minuscule restaurant, et
nous mangeons sobrement chinois.
Après avoir renoncé de
prendre un train à la gare de
Kuranda pour traverser le parc
de Barron Gorge, Frédéric prend
le volant dès notre départ.
Christiane et moi avons une
fâcheuse tendance à nous
endormir et il semble être le plus
vaillant. Nous n’avons pas eu le
temps de « racheter l’air »
comme on dit en montagne, et
nous n’avons pas récupéré du
départ si matinal, du vol, des
problèmes de logistique une fois
arrivés à Cairns, de la
49
découverte de ces foules de vacanciers hivernaux, du climat même, plus humide qu’à Darwin.
Pendant qu’il conduit en direction de l’ouest, je crois que nous somnolons un moment l’un et
l’autre. Nous allons faire une grande boucle par la Kennedy highway, qui n’est autre qu’une
portion de la Nationale n° 1. Très vite le paysage devient plus découvert, nous sommes sur le
plateau d’Atherton. A Mareeba nous quittons la grande route pour nous diriger vers le nord,
par la Peninsula Development Road. Jusqu’à Mont Moloy, mais aussi au delà, ce ne sont que
des champs de canne à sucre, des camions et même des petits trains à voies étroites chargés de
cannes broyées. Nous sommes en pleine période de récolte, et le trafic est intense. En deux
endroits nous passons à côté de sucreries et de raffineries en pleine activité, celle de Mont
Moloy est gigantesque.
Puis brusquement la canne disparaît, la platitude du paysage aussi, et nous empruntons à
nouveau une route en virages qui rejoint tout d’abord la Cook highway, la route qui longe la
côte jusqu’à Cooktown, deux cents kilomètres plus au nord, où elle se transforme en piste
pour les courageux qui veulent emprunter les voies qui traversent la péninsule du Cap York.
C’est à cet embranchement qu’il nous faut décider : pris par notre méconnaissance des
conditions de circulation, qui semblent assez lentes, nous avions l’intention d’aller admirer,
quarante kilomètres plus au Nord, les grands arbres de la forêt tropicale de Daintree, mais
nous devons renoncer faute de temps. Nous prenons donc la direction du Sud et nous arrêtons
à Port Douglas.
C’est le type même d’une station touristique bivalente : un petit port agréable, bordé
d’habitations sans prétention et qui semble assez décontracté. Mais à côté de cela la grosse
artillerie du tourisme de luxe a installé des hôtels quatre étoiles, un héliport, un golf, des
overcrafts réguliers pour Cairns, d’immenses parkings maritimes pour des centaines
d’énormes bateaux de plaisance. Heureusement que la plage est belle, bordée de cocotiers.
Nous y marchons un long moment, mais malgré les panneaux qui vantent la température des
eaux de la région, par comparaison avec celles des autres stations de la côte australienne et
même néo-zélandaise au même moment, il ne fait pas très chaud, et peu de gens se baignent
dans les grandes vagues. Nous éprouvons cependant un grand plaisir à marcher sur ce sable
blanc et doux, même si ce sentiment semble plagier André Gide.
Il est presque 17h lorsque nous reprenons l’auto et suivons la Cook highway qui colle au
littoral, avec parfois des points de vue remarquables sur des plages immenses entièrement
vides, des côtes rocheuses splendides. Mais ce qui frappe surtout ce sont les montagnes qui ici
plongent directement dans la mer. La route est donc le plus souvent en corniche et tourne
beaucoup.
Heureusement
la
circulation est peu importante, à
l’exception de bus qui font la
navette avec Cairns. Au nord de la
ville nous trouvons un Woolworth
vers 19h où nous faisons quelques
courses indispensables, puis nous
rejoignons l’Esplanade, grande
avenue dont les grands trottoirs sont
couverts de magnifiques banyans, et
où l’on peut se promener le long
d’une partie du port, où l’eau
disparaît puis revient en fonction
des marées. Nous estimons avoir beaucoup de chance en trouvant une place de parc devant
l’hôtel pour décharger nos valises, que nous n’avons pas voulu monter ce matin au troisième
étage alors que le temps pressait, peut-être aussi parce que nous ne sommes pas très sûrs de la
fiabilité des lieux, ce qui se révélera complètement faux.
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A peine les valises posées, comme il n’y a rien d’autre à faire ici, nous repartons les quatre
pour visiter l’agréable quartier d’Esplanade et d’Abbott street. Le seul atout de cet hôtel, et il
n’est pas négligeable, c’est que nous sommes vraiment au cœ ur de la ville et de ses activités.
Nous flânons longtemps d’une boutique d’artisanat à une autre. C’est encore plus riche en
produits de toutes sortes qu’à Kuranda ou Mindil beach à Darwin. Nous pouvons avoir Denise
au téléphone, tout va bien à Toulon et elle peut nous donner des informations sur Sophie et
Michel, qui viennent d’arriver à Singapour. Toutes ces nouvelles nous rendent encore plus
heureux de nous trouver dans cette ville tropicale active, dans une douce nuit remplie de
centaines de touristes, qui comme nous, semblent éprouver un grand plaisir dans ces ballades
nocturnes. Nous décidons même de faire un grand cadeau à Florent, et d’aller manger dans un
… Mac Do ! Il y a pourtant des dizaines de restaurants, tous plus alléchants les uns que les
autres, avec des terrasses agréables, arrangées avec goût, de belles nappes blanches sur
lesquelles grosses crevettes et langoustes semblent prédominer entre bougies et vins blancs.
Mais ce soir c’est le Mac Do ! Dernière chose à faire avant de regagner nos pénates, nous
sommes obligés de déplacer l’auto, car sur l’Esplanade le parking est payant la journée. On a
la chance de trouver une place non loin du port et de Pierpoint parade, cela nous permet de
constater que l’activité nocturne est aussi intense du côté du port, peut-être un peu moins
décontractée.
Il ne nous reste plus qu’à retourner dans notre « backpackers », de mettre en marche le
grand ventilateur, de fermer des rideaux qui laissent de toutes façons passer la lumière, tous
les bruits et toutes les odeurs qui proviennent d’un restaurant installé deux étages plus bas.
Florent et Frédéric sont dans la chambre située exactement au-dessus. Il n’est pas très tard, 9h
30 peut-être, mais pour être quelconque, c’est vraiment quelconque, pour ne pas dire
tristounet.
Quelle journée ! My God !
Au soir de ce samedi je
note cette phrase pleine de
certitudes sur mon petit
enregistreur : « une des
plus belles journées de
notre voyage ! ». Il ne faut
tout de même pas qu’il y
en ait trop, et il est
nécessaire, au risque de
paraître
trop
dithyrambique, que de
temps en temps certaines
soient comme un peu
quelconques. Mais je ne
sais pas vraiment si nous
en avons eu depuis le début de notre périple. Jusqu’à présent chaque jour a apporté sa
nouveauté et sa note d’originalité. Nous n’avons pas trop mal dormi dans notre minable
chambre, mais, est-ce le côté positif d’un voyage, on s’y fait et on apprécie la gentillesse et la
diversité des jeunes qui sont ici, même si Christiane et moi nous faisons un peu « papy et
mamie ». Il faut dire que ce matin nous nous sommes mis un peu au diapason des lieux en
nous habillant pour une sortie en mer par temps chaud : tee shirt, short, sandales, et petits sacs
avec le nécessaire pour la baignade et la plage. Nous ne nous pressons pas trop, arpentons un
moment l’Esplanade en face de notre « hostel », et vers 10h nous nous dirigeons à pied vers le
port de plaisance ( y en a-t-il un autre ? ). Le temps est splendide quoiqu’un peu venteux, et
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bien que ravi d’utiliser mon nouveau chapeau en cuir de kangourou, je ne sais pas si je pourrai
le porter toute la journée. Nous n’avions pas remarqué hier la luxuriance des plantes et surtout
des fleurs, qui ornent les allées qui longent la mer.
Sur le bateau qui va à Grenn Island nous sommes parmi les premiers clients, et nous nous
installons sur le pont en haut. Il n’y a pas trop de monde, nous sommes un peu surpris car
après les foules rencontrées partout hier, nous nous attendions à une excursion chargée en ce
samedi de période de haute fréquentation touristique. En fait, c’est un constat que nous ferons
souvent par la suite, les visites collectives de sites et les excursions sont soumises à des règles
de sécurité draconiennes quant aux nombre de personnes, et les Australiens préfèrent de
beaucoup des petits groupes, afin de lier plus facilement connaissance. Le voyage dure
environ une heure, et nous profitons d’une très belle vue sur Cairns et sa petite plaine,
entourée de montagnes d’un vert sombre.
Nous restons tout le temps sur
notre observatoire, à essayer de
distinguer l’île vers laquelle nous
nous dirigeons. Cet îlot corallien
ne fait que sept cents mètres sur
trois cents, et la première chose
que nous distinguons de lui ce
sont les sommets des cocotiers,
qui semblent jaillir de l’horizon.
Compte tenu de la beauté des
fonds qui l’entourent il a été
classé en parc national. Le bateau
accoste le long d’une longue jetée de bois, installée dans le seul chenal existant. Tout le reste
est constitué de platiers coralliens, surtout importants au nord et à l’ouest. A 11h nous
débarquons. C’est désormais à nous de nous organiser en fonction des prestations que nous
avons achetées, en sachant que le bateau quitte l’île à 16h 30. Le système est simple, nous
avons chacun un billet avec les activités indiquées, qu’il faut faire cocher à chaque fois : grill
lunch, snorkel equipment, glass bottom boat, museum. Cela semble beaucoup pour un peu
plus de cinq heures de présence, mais nous réussirons à tout faire, et même à en rajouter un
peu.
Nous choisissons tout d’abord la découverte des fonds, et prenons place dans un petit
bateau, dans lequel nous sommes assis les uns en face des autres, au nombre de huit, avec
sous les yeux un système de vitres épaisses qui permettent de voir le paysage sous-marin sur
lequel le bateau se déplace. Pendant trois-quarts d’heure nous avons l’impression de survoler
les coraux et les centaines de poissons qui s’y trouvent, et qui sont là, à portée de main. Même
si nous ne comprenons pas les explications qui sont débitées trop rapidement, avec un accent
australien que nous avons de la peine à saisir, nous sommes tous capables d’apprécier et
d’avoir des émotions. Certains comme Florent et Frédéric n’hésitent pas à les exprimer
bruyamment, avec des locutions méridionales que nos vis-à-vis australiens ne comprennent
sûrement pas. Comment traduire en anglais « oh con ! », « oh pétard ! » « vise celui-là », « oh
fan, que c’est beau ! » ? Même si nous sommes, peut-être, un peu plus mesurés dans le
langage, nous n’hésitons pas à manifester aussi nos sentiments, Christiane et moi. Nos vis-àvis sont toujours très calmes. Sont-ils blasés, alors pourquoi sont-ils là, ou leur retenue anglosaxonne est-elle plus forte que leurs émotions ? Seul bémol, les vitres sont légèrement teintées
de bleu, et les couleurs semblent de ce fait plutôt ternes et uniformes.
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De midi à 13h, nous allons sur la côte Ouest à travers une végétation très dense. C’est un
coup de foudre : plage et sable magnifiques, bordés d’arbres et de plantes grasses. Sauf
Frédéric, qui craint trop le froid, nous nous baignons en faisant comme on dit ici du
snorkeling, c’est à dire tout benoîtement de la nage avec masque, tuba et palmes. Nous allons
même assez loin car les fonds sont très accessibles, entre un et deux mètres de profondeur,
avec de nombreux poissons de toutes les couleurs, mais peu de coraux vivants. L’eau n’est
cependant pas très chaude et nous ne pouvons rester très longtemps, seule Christiane y
retourne. On se réchauffe en arpentant la plage jusqu’à son extrémité nord. C’est tout à fait
l’île de Robinson Crusoé, celle surtout des rêves de solitude qu’une image de sable blanc, de
mer turquoise bordée de cocotiers, peut créer en nous. Un vieux bateau à voile repose la quille
sur le sable. Partout des perroquets chantent et des oiseaux de mer tournoient au-dessus de
l’île. Nous ne pensions pas nous retrouver ainsi dans la peau de vrais touristes balnéaires, cela
n’avait pas été notre but de voyage, mais nous réalisons que c’est indissociable du milieu dans
lequel nous nous trouvons, et
que c’est aussi une partie de la
découverte.
La faim commence à nous
tenailler après le double
exercice de la baignade et de la
promenade sur la plage. Reflux
vers l’intérieur de la petite île,
où le restaurant self-service est
installé en plein air, par petites
tables, et sous de grands arbres
et des parasols. Ce n’est pas
tout à fait l’île de Robinson
Crusoé ! Et dire cependant que
nous sommes au plus fort de
l’hiver ! C’est un système « all you can it » et nous pouvons retourner nous servir autant de
fois que nous le voulons de beef, de poulet frit, de plusieurs sortes de poissons, de légumes, de
fruits… On se ressert au moins deux fois. Autour de nous ce ne sont que des japonais frugaux
qui mangent aux autres tables. Plus notre périple avance en Australie, et plus nous constatons
qu’ils forment la grande masse des touristes qui visitent ce pays, le plus souvent en groupes,
souvent scolaires, remarquablement organisés et structurés.
Après ce repas plutôt copieux nous allons visiter un aquarium et un musée. On y trouve
toutes sortes de poissons, mais ce sont surtout les tortues et les crocodiles qui sont les plus
nombreux. Un petit musée décrit comment se fait la capture de ces derniers, ainsi que leurs
mensurations qui sont impressionnantes. Dans un cadre très tropical, nous faisons ensuite une
longue promenade à travers une belle exposition de masques et de statues polynésiens.
Certains sont très anciens, beaucoup proviennent d’archipels fort éloignés. Avec les cris
d’oiseaux qui nichent partout dans cette végétation exubérante, nous avons l’impression de
faire un voyage dans un mystérieux pays d’Océanie, sous le regard toujours sévère de ces
hommes taillés dans le bois.
De retour à la plage nous nous baignons de nouveau, mais la marée descendante fait qu’il
faut aller plus loin, et que sur le sable et les coraux morts qui constituent le fond, il n’y a
presque plus de poissons. Nous marchons encore un moment puis prenons la décision, vers
15h 30, de traverser « coast to coast », et d’aller nous baigner du côté droit du « pier », où les
coraux sont plus profonds. La mer est plus agitée mais c’est effectivement plus beau : les
coraux sont à une profondeur de deux ou trois mètres, et sont environnés de gros poissons.
Nous avons de la peine cependant à en voir de plus petits. Tout doit aller très vite, nous
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sommes un peu pris par le temps, et le bateau est déjà à quai. Seule Christiane, qui s’est
baignée un peu moins longtemps cette troisième fois, a le temps d’aller prendre une douche
avant de s’embarquer. Il y a un peu plus de monde cette fois-ci sur le bateau, et il nous faut un
peu moins d’une heure pour rejoindre Cairns. Très rafraîchis par nos deux dernières
baignades, nous restons à l’intérieur pour récupérer.
Notre découverte rapide des coraux et de la vie qui leur est associée, ainsi que la visite de
cette île paradisiaque, nous poussent à essayer d’aller plus loin encore, et, à peine débarqués,
nous allons réserver pour le lendemain une excursion vers la Grande Barrière. Les sociétés qui
organisent des aller-retour quotidiens ne sont pas très nombreuses, il semble que les
Australiens préfèrent des séjours plus longs sur des îles proches de la Barrière, ou des
croisières, très souvent en voiliers. L’un d’eux propose trois jours de visite avec deux nuits à
bord près d’îles coralliennes. C’est peut-être ce que nous aurions pris si nous avions plus de
temps, car les prix sont moins élevés qu’avec des bateaux classiques. Nous nous décidons
pour la société « Quicksilver », qui dispose à Cairns de deux grands « hydrofoils », mais la
note est salée, puisque nous débourserons plus de 400 $ pour nous quatre. C’est peut-être pour
cela que notre visite du grand centre commercial, qui se trouve à l’hôtel Hilton sur le port, est
assez rapide.
Nous voilà donc de retour à notre hôtel, aux antipodes du Hilton dont nous venons, sans
trop avoir l’envie d’aller se doucher car cela ne respire pas la propreté habituelle de ces lieux
dans les pays anglo-saxons. Comme nous avions droit à une bière gratuite par jour passé à
l’hôtel, nous descendons dans le petit bar qui lui est annexé. La bière servie doit approcher le
demi litre, on nous sert des cacahuètes comme accompagnement, et… nous réservons une nuit
supplémentaire, n’ayant aucune envie de nous lancer dans la recherche d’un autre logement à
Cairns, avec le peu de temps dont nous disposons. Assez euphoriques nous sortons rejoindre
les deux jeunes, partis à la recherche de CD de musique australienne. C’est un long moment
agréable, où j’arrive à dénicher une belle carte du Queensland et un livre en promotion sur la
vie de la Grande Barrière. Mais comme nous sommes des gens très compliqués, nous
n’arrivons pas en revanche à nous mettre d’accord sur le repas, ce qui fait que nous y allons
en ordre dispersé : pour l’un une pizza, pour l’autre du chinois, les deux derniers se décidant
pour des kebabs orientaux. Vive l’Australie et le fastfood international !
Il fait un temps très agréable, la nuit est douce et calme. Elle ne nous incite pas à rentrer
malgré la longue journée qui nous attend demain.
Nous marchons alors sur l’Esplanade, où d’assez
nombreux aborigènes se réunissent sous les
banyans, puis nous retournons au marché des
artisans, que nous finirons par connaître par cœ ur.
Christiane cette fois-ci s’achète un sarong. Il est
plus de 22h lorsque nous nous décidons de
rejoindre nos numéros trente-quatre et trente-huit,
avec vue sur la place centrale du restaurant, qui
nous fait toujours parvenir ses odeurs de frites
grasses.
Dire que nous avons passé une bonne nuit
serait mentir effrontément, mais à six heures nous
sommes debout, montons réveiller Frédéric et
Florent. Une heure plus tard nous sommes loin,
en ayant juste le temps de boire un café au bistrot
de l’hôtel. Nous qui pensions que nous serions
seuls, c’est loupé ! C’est à croire que les départs
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vers le large sont vraiment tôt, car nous voyons déjà des bateaux qui s’en vont, et beaucoup de
monde converge vers le port. Nous allons donc à pied jusqu’au pont d’embarquement du
« Quicksilver », au passage nous faisons un petit « coucou » à notre jolie voiture, qui semble
attendre avec patience qu’on veuille bien de nouveau penser à elle. Nous embarquons dans ce
grand et beau bateau, aux lignes futuristes, et remarquablement aménagé. Il n’y a pas grand
monde et nous en sommes très surpris. Nous allons mettre une petite heure jusqu’à Port
Douglas en longeant la côte faite avant-hier, avec un petit arrêt à Palm Cove pour prendre
quelques personnes. Nous nous sommes installés à l’intérieur, à côté de grandes baies vitrées,
et nous retrouvons cette douceur de vivre et ce goût du confort des Australiens : le thé, le café,
les gâteaux, les biscuits sont en libre service . Nous allons faire tous les quatre le petit
déjeuner le plus agréable de notre voyage : sous nos yeux la côte sauvage du Queensland, vide
d’hommes, à l’intérieur quelques dizaines de passagers silencieux répartis aux quatre coins de
l’habitacle, une musique agréable enfin, qui enveloppe le tout. Nous ne regrettons pas d’avoir
choisi le bateau pour cette première partie du voyage, beaucoup de gens en effet préfèrent
partir en bus de Cairns, pour faire la route spectaculaire de Port Douglas.
Nous ne comprendrons cela que lorsque nous aurons sous les yeux la file des gens qui
attendent pour monter à bord dans ce port. Nous allons vraiment être complet, et plus de la
moitié des nouveaux venus à bord sont des japonais. Lorsque nous repartons à 10h, le bateau
a vraiment fait le plein, et par un temps couvert, se dirige vers le nord-est pour rejoindre,
trente kilomètres au large, le récif d’Agincourt. Le point minuscule, où nous allons rester
quelques heures, est à peu près situé dans le premier tiers nord de la Grande Barrière. Du Cap
York à Fraser Island cet immense récif frangeant, de deux mille kilomètres, contient à peu
près toutes les formes existantes de constructions coralliennes. Il faut pour l’atteindre
parcourir plusieurs dizaines de kilomètres, il est donc rarement près de la côte. L’explosion
récente du tourisme balnéaire a mieux fait connaître la géographie et la biologie de cette
merveille de la planète. La Grande Barrière de Corail est l’équivalant maritime des forêts
pluviales, que l’on trouve sur les terres tropicales soumises à ce climat humide. Si la
température explique surtout la profusion de la vie, qui a permis la construction sur des
centaines de mètres d’épaisseur de cet immense monument, la fragilité de son écosystème
tient à un équilibre précaire entre différentes composantes : la chaleur, la luminosité, la
puissance des marées, l’agitation de l’eau, la collaboration de milliers d’espèces animales et
végétales. Que l’une d’entre elle disparaisse et c’est le corail qui meurt, se modifie ou migre.
Il nous faudra presque une heure et demi pour y parvenir. A bord l’armada de jeunes
accompagnateurs, garçons et filles, s’active. Des gens réservent des prestations
supplémentaires, comme des tours avec des biologistes marins, et surtout des plongées avec
bouteilles. Il semble que la plupart des jeunes qui s’inscrivent pour cette dernière activité en
soient à leur première expérience, ce ne sont d’ailleurs que des japonais et quelques italiens.
On leur explique certaines techniques de base, ils essayent le matériel. Les autres visiteurs
sont plutôt des gens d’un certain âge, qui ne sont sans doute pas venus pour plonger.
L’organisation est remarquable. A peine arrivés sur le récif, dont on ne voit rien depuis le
bateau sinon une vague déferlante blanche et continue à une centaine de mètres, tout le
personnel descend sur une sorte de plate-forme flottante, à laquelle sont arrimés deux navires
étroits. Le pont est lavé à grande eau, on attache des bâches, des caisses de matériel sont
déchargées, et ce n’est qu’au bout d’un quart d’heure que les touristes ont le droit de
descendre à leur tour sur cette base d’activités. Autour de nous la mer prend deux couleurs
différentes en fonction du corail vivant, elle est alors bleu sombre, ou mort, ce qui lui donne
une teinte bleu pâle. On ne voit rien émerger, sans doute est-ce marée haute, mais on entend le
bruit sourd des vagues qui se brisent sur l’extérieur du récif frangeant, qui se trouve ici à plus
de trente kilomètres du rivage, méritant ce nom de Grande Barrière. Ce n’est d’ailleurs pas le
cas partout, car en de nombreux endroits les constructions coralliennes ne sont pas continues,
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et il n’y a plus de lagon entre de petites îles de corail et la terre. On nous annonce que le
départ est fixé à 15h 30, nous avons donc un peu moins de quatre heures pour profiter de
toutes les activités possibles.
Comme il n’est pas question d’aller s’enfermer sur le bateau qui est transformé en salle de
restaurant et en salon, nous hésitons un peu sur les priorités. Finalement nous optons tout
d’abord pour la baignade avec masque et tuba, après avoir résolu notre éternel problème : que
faire de nos sacs dans lesquels se trouvent caméra et appareils, billets d’avion et passeports,
argent et cartes Visa. Je vais même demander s’il y a un « safe » pour loger au moins les
choses les moins volumineuses, mais on est très surpris de ma question. C’est vrai, nous
sommes en Australie, en compagnie de gens qui semblent ignorer le problème, et qui, comme
nous, veulent sans doute
profiter au maximum des
instants qu’ils vont passer sur
la Grande Barrière. En mettant
nos sacs sur des sièges du
bateau j’ai presque honte
d’avoir
été
poser
cette
question, mais qu’adviendraitil de nous, si d’aventure tout
cela disparaissait ? Alea jacta
est !
Nous sommes là les quatre,
en maillot, sous un ciel très bas
à la limite de la pluie. Des
marches
d’escalier
en
aluminium mènent
jusqu’à
une petite plate forme à demi immergée, sur laquelle la houle se fait sentir. Plus question de
reculer malgré la fraîcheur de l’eau. Les uns après les autres nous nous lançons en compagnie
d’une bonne vingtaine de courageux qui ne craignent pas l’eau à quatorze ou quinze degrés.
C’est bien plus froid qu’hier, mais c’est aussi tout de suite l’émerveillement. En-dessous de
nous s’étend un paysage fabuleux, composé de coraux vivants de toutes formes et de toutes
couleurs : certains constituent de grands dômes de plusieurs mètres de diamètre, parfois ce
sont d’assez larges étendues d’où émergent, tels de gros champignons, des constructions
boursouflées de coraux multicolores, rares sont les espaces continus et homogènes. Dans le
détail c’est superbe. Les coraux se juxtaposent sans aucun souci de mimétisme, certains
ressemblent à des fleurs aux
longues tiges, d’autres à des
éponges, quelques-uns à des
choux-fleurs ou à de gros
fruits
tropicaux.
On
a
l’impression parfois de voir
des nids de guêpes ou des
figues de Barbarie, voire des
petits arbustes chargés de
fruits. Parfois quelques « giant
clams » à demi ouvertes,
dépassant largement le mètre
en diamètre, sont fixées à
certaines
constructions
coralliennes . Quant aux
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couleurs, c’est dans le détail qu’il faut les apprécier. Elles existent dans toutes les teintes,
donnant une impression presque infinie de nuances, mais ce sont les blancs et les verts qui
dominent, mettant davantage en valeur les rouges ou les jaunes, plus rares.
Ce qui ici nous surprend davantage par rapport à Green Island, c’est que ces coraux
immobiles semblent vivre. La profusion des formes et des tons nous donne tout à fait
l’impression d’un monde actif, qui se construit presque sous nos yeux au fur et à mesure que
nous nous déplaçons, le plus lentement possible pour ne rien perdre de ce spectacle étonnant.
Ce n’est qu’après la découverte de ce jardin de corail sous-marin que l’œ il remarque la
profusion du monde animal. Quel paradoxe de ne pas avoir vu cela en premier ! Les poissons
sont en effet partout, de toutes tailles et de toutes formes, virevoltant sous nos yeux, se
glissant à travers les coraux, et se cachant parfois sous des tiges d’anémones rouges. Certains
sont très gros, surtout vers les zones les plus profondes, mais ils peuvent aussi se trouver très
près de la surface. Ce sont cependant leurs coloris qui permettent de mieux les distinguer :
jaune citron, bleu turquoise, rouge vif, noir, gris, toutes ces couleurs se juxtaposent en formes
géométriques sur certaines espèces. J’essaye de suivre Florent qui plonge et replonge pour
photographier les plus beaux, qui ne sont jamais farouches, et qui se laissent approcher parfois
de très près. Frédéric aussi, passant sur le tremblement qui l’a saisi au départ, prend le relais
de son frère pour immortaliser cette promenade aquatique.
Même si nous avons très froid sans combinaison et sans soleil, nous restons tout de même
presque trois-quarts d’heure à observer ce féerique ballet sous-marin, dans une eau
parfaitement limpide. Nous regardons un instant un petit groupe de nageurs, munis de
bouteilles, qui, une dizaine de mètres en contrebas, sympathisent avec des gros poissons qui
tournent autour d’eux comme un essaim. Nous ressortons frigorifiés mais tellement
émerveillés de tout ce que nous
venons de voir, que nous ne pensons
qu’à y retourner après le repas.
C’est sans doute pour ces deux
raisons que nous allons manger sans
grande retenue. Le service se fait
dans le bateau et nous revenons
nous installer sur la plate forme, les
assiettes
remplies
d’énormes
crevettes, de chair de crabes, de
poulet, de salades diverses, de
viande en sauce. Nous retournons
même une seconde fois sans épuiser
toutes les variétés qui nous sont
offertes. Seul Florent n’est plus des nôtres : après avoir avalé à toute allure son unique
assiette, il reprend masque et tuba, et disparaît de nouveau dans l’eau du récif. Comment faitil pour tenir le coup ? C’est vrai que de nous tous il était de loin le plus motivé par une ballade
sur le « reef », mais il retrouve aussi le plaisir de nager. Nous allons d’ailleurs le filmer depuis
un observatoire situé deux ou trois mètres sous l’eau : il s’approche de la vitre, reste un long
moment à nous faire des signes, entouré de gros poissons, seul être humain dans cet univers
de rêve. Nous ne pensons même pas à ce moment là, qu’à quelques centaines de mètres, de
l’autre côté de la Barrière les grands requins blancs sont légion !
Dès le retour de Florent nous prenons place dans un petit bateau étroit, à parois de verre,
dans lequel nous sommes assis deux de front à environ deux mètres sous l’eau. Il circule dans
des zones un peu plus éloignées , mais c’est un peu décevant par rapport à la beauté de la
baignade. Les personnes qui sont à bord font d’ailleurs partie de celles qui ont observé les
nageurs depuis la plate forme, sans participer à leurs ébats, et qui forment de loin la majorité.
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A peine de retour Florent s’empresse de replonger une demi-heure pour la troisième fois,
Christiane, Frédéric et moi avons trop froid, pourtant nous avons tenté d’aller avec lui, mais
c’était trop pour nous, au moment de sauter dans l’eau, le froid l’a emporté. D’autres
personnes replongent avec des bouteilles et des combinaisons, et plusieurs petits groupes
partent nager avec des biologistes pour étudier le milieu, mais eux aussi ont des
combinaisons, et ils parlent sans doute l’anglais mieux que nous. Il pleuvine légèrement, quel
dommage tout de même que la température ne soit pas plus élevée, et que le soleil ne fasse
pas ressortir davantage toutes les couleurs qui nous entourent. Peut-être aurions-nous pu alors
nous rapprocher de la Barrière, il ne semble pas en effet qu’il y ait de limite imposée aux
nageurs par les organisateurs, même si des moniteurs observent attentivement tout le monde
avec des jumelles.
Mais le temps passe trop vite, ce qui était prévisible. A 15h tout le monde remonte de
l’eau, et peu à peu chacun regagne sa place dans le bateau. Nous sortons sur la plage avant de
notre bateau, pour admirer encore les vagues sur le reef d’Agincourt, un nom qui sent un peu
les navigateurs français de la fin du XVIII° ou du début du XIX°. C’est assez irréel de penser
que nous venons de vivre des instants magnifiques, sur une des rares construction d’êtres
vivants visible de l’espace avec la Muraille de Chine. Le retour est long, nous buvons du thé
en mangeant des gâteaux, jouons aux cartes, écrivons, somnolons un peu, et prenons l’air de
rares fois sur le pont arrière, où de nombreuses personnes, emmitouflées jusqu’aux oreilles,
profitent du spectacle et des senteurs de la mer.
A 16h 45 la bateau arrive à Port Douglas, et tout le monde doit descendre car il est
entièrement nettoyé, ce qui permet au petit groupe qui lui reste fidèle de déambuler une demiheure dans une grande galerie marchande, plus achalandée encore que celle de Cairns. Le
retour vers cette ville se fait dans des conditions identiques à celles du matin : petite musique
de fond, irrépressible envie de dormir, aucun bruit, chacun retrouvant son souffle en admirant
à nouveau l’étonnant spectacle de cette côte sauvage. Le bateau entre dans le port de Cairns à
18h, avec la nuit. Une heure plus tard, après avoir fait quelques courses nous remontons dans
nôtre « Hostel ». Frédéric, épuisé, se couche tout de suite. Nous ne ressortons que pour calmer
la faim de Florent, qui pour changer va se payer un hamburger Mac Do. Pas question ce soir
de faire la visite des magasins d’artisans. Fatigués, les yeux pleins d’images, nous préférons
rejoindre nos chambres, que nous ne voyons même pas en nous couchant.
Les nuits font naturellement
partie d’un voyage, et il nous est
souvent arrivé, à Christiane et à
moi, de pester contre ce temps
mort, qui concerne peut-être un
tiers de la durée totale d’un grand
déplacement. Depuis notre départ
j’ai parfois fait allusion à des
nuits trop courtes, ou qui
n’avaient pas leur déroulement
normal, surtout à cause du
décalage horaire. Je pense que
celle qui vient de s’écouler est à
mentionner. J’ai dit dans mon babillage de l’enregistreur « que nous avions tous au réveil une
tête de merlan frit » ! Dans ces lits très inconfortables nous avons eu de la peine à trouver le
sommeil, particulièrement Florent qui a sans doute fait trop d’efforts, les douches ne
fonctionnent pas et nous sommes encore couverts de sel, des fourmis ont envahi nos valises,
et nous n’avons pas mangé hier au soir, alors qu’en-dessous de nous le restaurant, sur lequel
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nous donnons, a été ouvert fort tard avec tous les bruits qui en découlaient ! Au réveil ( ? )
nous réalisons avec Christiane que nous étions à la limite en-dessous de laquelle il ne faut pas
descendre. Nous avons fait des efforts pour nous adapter pendant trois nuits, mais nous rêvons
d’un hôtel plus confortable. Cela n’est pas sans nous rappeler une nuit à Recife en 1978, et les
réactions de Jean-Louis à l’hôtel « Côte d’Azur ». Christiane va acheter des cafés, et pendant
que les deux jeunes gardent les valises, je vais chercher l’auto, qui nous attend sagement sur
son parking, et par chance une place se libère devant l’hôtel au moment même où j’arrive.
Nous pouvons donc prendre notre temps. Comme nous avons beaucoup de cartes à expédier
nous recherchons vainement la poste, et en remplacement trouvons un Wolworth vide, très
grand et tout neuf.
Il ne nous est quand même pas d’un grand intérêt car nous avons pris la décision de nous
restreindre un peu sur les dépenses, en effet depuis trois jours, à Cairns, nous avons largement
dépassé nos prévisions. Peut-être s’agit-il de la région la plus chère sur le plan touristique,
mais il est certain que nous ne pourrons tenir ce rythme ? A 9h 15 nous quittons pour la
première fois une ville, sans être obligés d’y revenir, comme à Perth, à Alice Springs, et à
Darwin. C’est un autre style de voyage qui commence, plus habituel pour nous, puisqu’il
implique un long déplacement en voiture, que nous estimons à plus de six mille kilomètres, et
qui sera exactement de cinq mille cinq cents cinquante. Tout ce que nous savons en quittant
Cairns, c’est que nous devons être impérativement à l’aéroport de Melbourne le 11 août, pour
nous envoler vers la Nouvelle-Zélande et, pour Frédéric, vers la Nouvelle-Calédonie. Nous
avons douze jours pour cela !
Cette « longue descente » vers le sud, vers le froid hivernal, commence avec la Bruce
Highway, qui a son point de départ à Cairns. La qualité de cette grande route, qui longe la
côte australienne du Queensland jusqu’à Brisbane, est cependant bien médiocre. C’est le seul
grand axe de communication directe vers la Nouvelle Galles du Sud et Sydney, la circulation
y est donc dense, surtout à cause
des poids lourds, même si cela
n’a rien à voir avec l’Europe.
Elle traverse des paysages très
contrastés,
petites
plaines,
collines, rebords montagneux, et
épouse donc les pentes diverses
de ces reliefs, ce qui ralentit les
déplacements. Enfin la saison de
la récolte de canne à sucre bat
son plein, rendant le trafic des
camions plus important encore.
Pendant deux jours nous allons avoir sous les yeux les mêmes espaces qui s’organisent le long
de la côte : petits centres balnéaires ou agricoles, reliés entre eux par la voie ferrée et la route,
longue frange sucrière ensuite, qui occupe toutes les terres basses, rebords montagneux enfin,
couverts de forêts denses.
Nous éprouvons, dès notre départ de Cairns, l’impression d’être loin de tout dans ce nord
du Queensland. Ce ne sont plus les multiples activités touristiques de ces deux derniers jours,
mais un monde agricole dominé par la canne à sucre, mais aussi d’autres cultures tropicales.
A Bellenden nous longeons d’immenses bananeraies et à l’entrée de la « ferme » nous nous
achetons des bananes en libre service : une balance, un étalage garni de bananes diverses, une
boîte pour mettre le montant de ce qui a été acheté. Les images des libre-service identiques
des pays amiches des Appalaches de Pennsylvanie nous reviennent en mémoire. C’est beau
tout de même de faire confiance à ses concitoyens ! A Innisfail nous nous arrêtons un moment
pour observer la récolte de la canne par une énorme machine, qui broie les tiges et les déverse
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dans des remorques. Trois ou quatre hommes seulement semblent s’occuper de ce chantier. Je
pense aux images de la « zaffra » cubaine, avec ses milliers de récoltants armés de machettes,
et à cet énorme prolétariat rural que nous avions vu sur la côte sucrière du Nordeste brésilien.
Ce n’est pas étonnant que la petite bourgade renferme un musée de la sucrerie, que nous
visitons, et qui retrace l’histoire de cette activité primordiale du Queensland.
Frédéric conduit à partir de là. Il
pleut, mais le temps est très changeant,
puisqu’une heure plus tard nous piqueniquons sous le soleil vers Tully, sur un
parking rempli d’espèces végétales
tropicales, et dans une atmosphère
chaude et humide. La route longe
ensuite les Cardwell Ranges, qui
arrivent très près de la côte, plongeant
sur une toute petite plaine côtière, avec
des maisons de bois à toit plat, des
fermiers sur leurs tracteurs, des bananes
et de la canne à sucre. Derrière, Florent
lit en se remettant de sa nuit blanche. A
Ingham, un grand panneau remercie pour leur travail les colons italiens venus se fixer dans la
région. Suit une longue ligne droite, qui longe la baie d’Halifax ( combien d’Halifax avonsnous déjà vus dans le monde ? ), et nous fait entrer dans le district de Townsville. Cette ville,
la troisième du Queensland avec presque cent mille habitants, aurait mérité plus d’une heure
d’arrêt, mais son Flinders Mall nous paraît un peu mort. Nous l’arpentons de long en large,
sans en sortir cependant, car les centres d’intérêt comme le Great Barrier Reef Wonderland et
son aquarium, et surtout l’île Magnetic, auraient mérité une ample journée. De belles maisons
anciennes avec balcons et vérandas de bois jalonnent le Mall et la ville s’est elle-même
déclarée « zone dénucléarisée ». Nous ne verrons rien cependant de son rôle touristique, et des
efforts récents pour attirer des visiteurs, tout en conservant ses activités traditionnelles
d’exportation des produits
agricoles et miniers d’un vaste
arrière-pays.
Je reprends le volant après
cette rapide visite, à travers un
paysage où l’on peut parler de
« tyrannie sucrière ». La canne
a tout envahi dans ces zones
basses qui longent la mer, et il
ne semble pas y avoir beaucoup
d’autres
cultures.
Cette
impression se confirme un peu
avant la petite bourgade d’Ayr,
lorsque nous montons sur une
colline à pente forte, qui permet d’observer un paysage sucrier monotone, qui occupe la
totalité de la plaine, alors que quelques kilomètres plus à l’Ouest la retombée des hauteurs du
Great Dividing est brutale, et prend la forme de montagnes en marches d’escalier,
parfaitement alignées sur le littoral. Un train de voyageurs passe en-dessous de nous, mais
nous n’avons pas l’impression qu’il y ait beaucoup de monde dans les quatre ou cinq wagons.
Il est 17h 30 et la lumière décline. Quatre-vingt kilomètres plus loin, la nuit est tombée
complètement lorsque nous arrivons à Bowen, après une route un peu monotone le long de
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champs de canne à sucre. Certains sont d’ailleurs en feu. En pleine nuit nous nous arrêtons
pour observer quelques minutes un gigantesque incendie qui court le long de la route. Les
fermiers mettent le feu aux cannes qu’ils vont couper les jours suivants, cela permet d’éviter
aux machines « moissonneuses-broyeuses » d’avoir à traiter les larges feuilles inférieures des
cannes qui sont en général jaunies. Ce sont ces dernières qui brûlent avec une grande rapidité,
sans, semble-t-il, altérer la canne elle-même. Dans cette petite ville complètement vide de
Bowen nous trouvons une cabine téléphonique, et comme nous avons repéré quelques
adresses de motels à Airlie beach Christiane téléphone, et au deuxième coup peut réserver une
chambre dans cette station balnéaire, en face des îles du groupe Whitsunday.
Ce n’est pas un problème de rouler de nuit. Tant pis pour la petite centaine de kilomètres
que l’on doit encore effectuer, surtout si le paysage est identique à celui que nous venons de
parcourir, nous nous évitons ainsi une certaine monotonie. La circulation est par ailleurs à peu
près nulle depuis que la nuit est tombée. Seule inquiétude cependant : le grand nombre de
kangourous écrasés par les voitures nous oblige à ralentir souvent. A 19h 30 nous entrons
dans le territoire des Whitsunday, et quelques minutes plus tard à Airlie beach, où nous avons
quelques problèmes pour trouver le Colonial Court Motel, où nous sommes bien reçus par une
dame d’un certain âge, tout à fait prête à nous donner de multiples renseignements. Pour 80 $
nous avons une magnifique chambre, avec une petite cuisine, beaucoup de place et une petite
terrasse avec table et chaises entourée de bouquets de bambous et de petits palmiers. On
mange dans notre chambre, sans avoir le courage de ressortir. Avec six cent trente huit
kilomètres nous estimons avoir largement rempli notre contrat aujourd’hui, même si la route
reste longue encore, mais cela nous a contraint à faire peu d’escapades en dehors de la
voiture.
Quelle douceur de vivre dans ce motel, et quel beau début de mois d’Août ! La chambre,
très agréable, est vraiment faite pour retenir plusieurs jours des touristes qui veulent profiter
de la mer, mais nous n’appartenons pas à cette catégorie là. Tôt le matin nous sortons pour
voir comment évolue le temps, qui est couvert depuis hier au soir. Grâce aux nombreux
prospectus en notre possession nous avons très envie de retourner passer une journée au
« reef », même si les prix sont identiques depuis ici. La seule condition est que le temps soit
ensoleillé pour le voir sous un éclairage différent. Pendant que nous déjeunons nous mettons
donc en parallèle temps et argent, et finalement nous renonçons. Aux préparatifs habituels
s’ajoute une longue discussion avec notre logeuse qui, très gentille, nous parle des mille deux
cents kilomètres de la Bruce Highway jusqu’à Brisbane. C’est semble-t-il la portion la plus
chargée et la plus médiocre sur le plan routier, et elle nous indique qu’un minimum de deux
jours est nécessaire pour rejoindre la capitale du Queensland. Tout cela nous décide
définitivement à partir.
Nous allons tout de même à Shute Harbour, d’où partent tous les bateaux pour les îles.
C’est le moment que choisit le soleil pour faire son apparition. Quel dommage ! Nous
hésitons encore ! Il est presque 9h et nous allons nous renseigner pour les départs. Pour le
« reef » il faut y renoncer le gros catamaran est parti depuis une heure, car la Grande Barrière
est à quatre-vingt kilomètres d’ici. En revanche on nous indique qu’un bateau part pour Long
Island dans six minutes à un prix intéressant. Nous décidons d’y aller ! Cinq minutes
d’affolement pour retrouver les maillots, les serviettes de bain, le petit sac, et une minute pour
monter à bord du bateau, sur lequel se trouvent une dizaine de personnes, dont les deux
marins. Et nous voilà en train de naviguer alors que dix minutes plus tôt nous étions prêts à
faire mille deux cents kilomètres vers Brisbane !
Cet archipel de plus de soixante-dix îles, appelées Whitsunday par Cook en 1770, n’a rien
de corallien, sauf les plus éloignées qui sont entourées de récifs. Transformées en parc
national, elles restent une des destinations touristiques les plus connues de la côte du
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Queensland. Montagneuses, forestières, séparées par des passes qui permettent un coup d’œ il
magnifique sur la plupart d’entre elles, elles constituent un autre monde par rapport à ce que
avons visité jusqu’ici en raison de leur nature géologique. Durant les vingt minutes qui
constituent le trajet nous nous demandons vraiment si nous avons bien fait de prendre une
décision si rapide, le premier départ de bateau n’étant qu’en début d’après-midi, vers 14
heures. L’arrivée sur Long Island va nous ôter nos derniers doutes.
Cette grande île, très proche de la
côte, est couverte de forêts tropicales,
végétation magnifique et dense qui est la
première chose qui nous frappe dès que
nous avons mis pied à terre, par
l’intermédiaire d’un long pont de bois.
Suit alors un chemin qui longe la côte
sur quelques centaines de mètres, et
aboutit au premier hébergement, le
« Club
Crocodile
Resort »
avec
bungalows au bord de la mer, et une
plage magnifique, bordée d’immenses
cocotiers. Une végétation luxuriante , surtout des grands arbres de la famille des banyans,
enveloppe des piscines, et un restaurant. C’est peut-être l’archétype du séjour balnéaire en île
tropicale, qui n’est pas trop dans nos habitudes, mais il faut reconnaître que c’est beau, et
qu’on se laisserait facilement tenter par quelques jours de farniente en cet endroit, même si les
prix des bungalows dépassent 70 $ par personne et par jour.
Il est à peine 9h 30, un peu tôt pour profiter de la mer, aussi pendant plus d’une heure nous
allons emprunter l’un des nombreux sentiers pédestres, qui parcourent l’île. Nous serpentons
tout d’abord à travers cette magnifique végétation jusqu’à un point culminant, mais cette
dernière est tellement dense, qu’elle a visiblement repris le dessus sur les ouvertures
pratiquées par les hommes dans la forêt, ce qui fait que nous ne distinguons pas grand chose
des autres îles Whitsundays. Tout près de nous un gros lézard noir tacheté de jaune, mesurant
plus d’un mètre, nous observe sur un tas de feuilles mortes, au pied d’un eucalyptus. Le
sentier redescend sur l’autre rive, en pente plus forte, et c’est là que nous aboutissons à un
littoral tout à fait différent de celui de la côte Sud : laissé à son développement naturel par les
hommes, il est envahi par la mangrove et par des colonies de pandanus, où l’on voit se
déplacer lentement une très belle « stig
ray », équipée de ses deux dards
venimeux. Un peu plus loin une petite
plage de sable gris nous invite à notre
premier bain, Florent et moi. Sur le
chemin du retour vers le « resort »
plusieurs kangourous se manifestent,
dont un que l’on surprend et qui
disparaît, un peu plus loin, par bonds
successifs.
Même si quelques nuages se
promènent encore dans le ciel, le soleil
est désormais totalement de la partie, et la chaleur est forte sur la pente raide de la remontée.
C’est sans doute pour cela que nous apprécions doublement le spectacle de la grande plage,
où nous nous installons pour plus de trois heures. Nous sommes pratiquement les seuls. Des
chaises longues nous tendent les bras dans le sable blanc et sous les cocotiers. Frédéric a
trouvé ici son paradis ! Nous allons passer sur cette plage un merveilleux moment, l’eau est
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beaucoup moins froide que sur le « reef », des surfs avec pagaies sont mis à la disposition des
touristes, ce qui nous permet de parcourir toute la baie de long en large. Nous mangeons des
glaces, prenons des douches chaudes, se permettant le luxe de dédaigner les piscines. Quelle
civilisation délicate ! Avec du temps, beaucoup de temps, nous nous imaginons somnolant,
rêvassant, lisant, passant du sable à la mer, et de la mer au bungalow tout proche… Pour
beaucoup ce sont des vacances
de rêve au bord d’une mer
tropicale.
Nous
savons
désormais ce que cela veut
dire même si nous ne sommes
pas mûrs pour cela ,
Christiane et moi. Le seronsnous d’ailleurs un jour ?
Inutile cependant d’insister
lourdement sur ce qu’en
pensent Frédéric et Florent,
qui verrons là l’un des plus
beaux moments de leur
voyage.
C’est vrai que nous
sommes nostalgiques lorsque nous regagnons l’embarcadère, où Florent aperçoit une grosse
tortue de mer qui nage tout près. Cette visite imprévue, décidée en catastrophe, se révèle une
expérience intéressante, qui nous a tous remis à neuf. A 13h 45 le bateau est là, fidèle au
poste, et nous conduit une demi-heure plus tard au Shute Harbour. La visite de la station
d’Airlie beach s’impose alors, nous nous garons sur la grande rue centrale, où la circulation
est importante. Surprise ! Lorsque nous descendons de l’auto, nous sommes à côté d’un jeune
homme aux longs cheveux blonds, qui fabrique et vend sur le trottoir des paniers en tiges de
palmes, qu’il vend cinq dollars. Notre regard est surtout attiré par un petit carton, sur lequel il
a écrit maladroitement à la main « Fabriqués ni en Chine ni en France » ! Petit témoignage, à
rajouter à d’autres, qui en dit long sur les ressentiments à l’égard de notre pays. C’est pour
nous un bref retour aux réalités. Nous nous installons autour d’une table, sous un parasol, qui
va se révéler utile pour nous abriter d’une petite averse, et nous mangeons, pour pas cher,
chacun notre kebab.
Il est 15h lorsque sous la pluie nous retrouvons la Bruce Highway. Je vais conduire jusqu’à
Mackay, soit cent quarante kilomètres, le long de la côte des Whitsundays. Les paysages sont
identiques à ceux d’hier : c’est soit du bush forestier dès qu’il y a des pentes, de la canne à
sucre, et encore de la canne à sucre, dès que ce sont des plaines. Les incendies provoqués sont
encore plus spectaculaires que ceux de la veille. Quant au temps il s’est beaucoup modifié :
pluvieux en alternance au début, il se dégrade beaucoup sur l’Ouest, où les montagnes
côtières sont couvertes d’une grande barre noire. Nous ressentons pour la première fois
l’impression de plonger vers l’hiver austral. Après un petit arrêt à Mackay pour faire le plein
et changer de conducteur, nous roulons assez vite sur une route coincée, avec la voie ferrée
qui la double, entre une côte basse et des séries d’alignements montagneux, les Connors
Ranges. Sarina, Camilla, St Lawrence, ne sont que de petits bourgs agricoles de quelques
centaines d’âmes, vides d’hommes lorsque nous les traversons, la nuit une fois tombée.
Vers 19h 30, après plus de quatre cents kilomètres et sous la pluie, nous trouvons un
camping à Marlborough, où il y a encore quelques « cabins » libres dans des mobilhomes.
Nous en trouvons deux pour 80 $, mais elles sont séparées par une autre déjà louée. Tant pis,
nous sommes trop fatigués pour chercher ailleurs. Et puis cette pluie est déprimante. Nous
mangeons dans une des deux cabines, mais constatons que toutes nos provisions ont été
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abîmées par leur trop long séjour dans le coffre, sur le parking et le soleil de Shute Harbour.
Obligés de jeter certaines affaires, nous regrettons un peu de ne pas avoir les petites glacières,
nos fameux « coolers », qui ont accompagné tous nos voyages américains. Le jus d’orange est
chaud, le coca aussi, mais nous manquons de courage pour sortir faire des courses en dehors
du camping, où nous ne trouvons rien à acheter.
Une pensée obsédante me réveille tôt : allons-nous arriver à temps à Melbourne ? Il faut
absolument être à Brisbane ce soir. A 7h nous sommes debout, Christiane file en vitesse
prendre une douche dans le camping, je réveille les garçons, qui ne comprennent pas ce qui
leur arrive. Comme il n’y a pas de bouilloire dans les « cabins » nous tentons sans succès
d’acheter des cafés. La patronne est intransigeante, si on veut consommer il faut aller
s’asseoir à l’intérieur, commander, attendre… Bref, à 7h 30 nous nous retrouvons tout de suite
sur la Bruce Highway. Frédéric étant dans un coma profond, je conduis la première heure,
malgré un ralentissement dû à une maison roulante qui occupe toute la chaussée, la route n’est
pas trop chargée. A Rockhampton nous nous sentons obligés de faire un arrêt. Tout d’abord
pour boire un café, ensuite pour jeter au moins un coup d’œ il à cette capitale australienne du
bœ uf, l’élevage étant son activité principale. Comme souvent en Australie pour des motifs très
divers, mais souvent agricoles, une énorme statue de bovin trône à l’entrée de la ville, mais en
d’autres lieux nous verrons une banane, un mouton, un chercheur d’or, manière curieuse de
chanter le passé !
Il est encore très tôt et tout n’est pas ouvert, mais nous avons le temps d’arpenter l’East
Street Mall, qui ressemble à s’y méprendre à d’autres Malls visités déjà dans d’autres villes
semblables. Même s’il y a une grande recherche dans l’architecture et dans le choix des
essences végétales, tous ces Malls respirent le même air, les magasins sont souvent des
succursales identiques de grandes chaînes. Quant à la structure urbaine, elle est partout
semblable, avec ses rues à angles droits, portant souvent les mêmes noms. Il n’est bien
entendu pas question de se rendre à l’île Great Keppel, très visitée depuis Rockhampton. C’est
la dernière ville à partir de laquelle on peut encore atteindre la Grande Barrière. Jusqu’à
Fraser Island celle-ci n’existe plus, elle est remplacée par un chapelet de petites îles, certaines
très belles d’après les photos, comme les îles Elliot, Musgrave, et surtout Héron, qui forme un
parc national, dont les paysages de coraux sont très recherchés par les plongeurs. Nous
sommes un peu tristes, c’est un souvenir éblouissant que nous abandonnons, tout comme les
peintures de Kakadu ou le sable rouge d’Uluru. Merveilleux paysages d’Australie, gardezvous encore assez de nouveautés en réserve pour nous émouvoir encore longtemps ?
Quelques kilomètres au Sud de Rockhampton nous passons le Tropique, ce qui vaut à la
côte que nous allons parcourir le nom de « Capricorn coast ». Nous allons désormais droit
vers le Sud, sur une route très chargée en camions. On suit aussi un instant un long train tirant
des wagons de minerais. Route et chemin de fer sont installés le plus souvent au pied de
l’escarpement du Continental Divide, les plantations de sucre sont beaucoup moins
nombreuses, et semblent surtout remplacées par de l’élevage. En ce qui concerne la conduite
on alterne plus souvent avec Frédéric car cette portion de la Bruce Highway est pénible,
surtout pour les dépassements de poids lourds. Nous évitons Gladstone, et au Sud de Calliope
la route s’écarte d’un littoral qui, semble-t-il, n’est plus accessible. Elle traverse de grandes
forêts, où les villages et les fermes isolées sont beaucoup plus rares. Après Miriam Vale nous
quittons même la voie ferrée et nous circulons dans une région à peu près vide.
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Vers midi nous arrivons dans
une très belle petite ville, Gin Gin,
située dans l’intérieur à la hauteur
de Bundaberg et de Fraser Island.
Moins touchée sans doute que les
villes
du
littoral
par
les
constructions récentes liées au
tourisme, on y trouve de très belles
maisons de bois dans le style du
Queensland,
avec
pilotis
et
avancées à trois côtés comme dans
certaines constructions britanniques
ou canadiennes et toit plat. Nous en
avions vu relativement peu vers le
Nord, mais ce style va devenir dominant jusqu’à Brisbane, et surtout dans l’intérieur. Nous
nous arrêtons sur une belle place de parc, avec tables et bancs, sous des arbres sans feuilles,
tout près d’un horrible bâtiment aux couleurs vives, qui abrite des activités commerciales.
Celle qui a attiré notre regard est un « Aussieland » ( Aussie est le diminutif d’Australien ) qui
fait des « chickens, take aways ». Nous achetons un poulet entier, tout chaud, et nous le
mangeons sur notre table. Comme nous sommes encore en short et tee shirt nous pouvons
facilement constater que la température ambiante a déjà largement baissé.
C’est de nouveau le départ et je conduis par Childers jusqu’à Howard puis Maryborough,
dans une région peu agricole, où le bush représente une part importante du paysage. A partir
de là Frédéric reprend le volant, il a étudié en détail l’itinéraire et, après Gympie et Cooroy,
nous fait quitter la Bruce Highway pour nous diriger vers le Nord de la Sunshine coast. Là se
trouvent des plages réputées pour la
pêche, le soleil, mais surtout les
déferlantes, et qui ont été mises à la
mode dans les années soixante par les
surfeurs. Nous allons ainsi visiter
quelques « spots » célèbres, celui de
Noosa tout d’abord, la « Mecque des
surfeurs » dit le Lonely ! Il s’agit en fait
d’une série d’agglomérations consacrées
uniquement au tourisme : Noosaville,
Noosa Head, Noosa Junction, on s’y
perd un peu dans tout ces noms, qui
recouvrent une même réalité. On sent
cependant que ce n’est pas la saison la
plus favorable, car de nombreuses maisons sont fermées, ainsi que la plupart des magasins.
Pendant plusieurs kilomètres la route longe une série ininterrompue de plages, bordées de
grandes dunes : Sunshine beach, Marcus beach, Peregian beach. On s’arrête de temps en
temps pour mieux regarder les rares surfeurs audacieux, mais on ne descend pas jusqu’à la
mer. A Coolum beach on fait un arrêt un peu plus long, avec glaces et petite ballade sur la
plage. Ici il y a plus de monde, surtout des touristes du troisième âge, qui profitent des
derniers rayons du soleil. C’est aussi le seul endroit où des constructions très modernes
choquent un peu par rapport au reste de la Sunshine coast. Nous éprouvons tout à fait la
sensation de nous trouver sur la Côte d’Azur en plein cœ ur de l’hiver. Florent a retrouvé ses
jambes et saute près de petites dunes. Mais il faut repartir, après Marcoola beach nous
bifurquons à Mudjimba pour rejoindre la Bruce highway à Nambour.
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Il est 18h, les cent vingt kilomètres restants vont être effectués de nuit dans un paysage qui
s’humanise de plus en plus. Nous entrons dans les faubourgs Nord de Brisbane, d’abord
industriels, puis de plus en plus résidentiels. Nous ne voudrions pas trop aller vers le centre
ville, où les logements sont plus difficiles à trouver, et par chance, non loin de l’aéroport, au
351 de la Beams road, à Taigum, nous trouvons un splendide motel, le « Colonial mobile
village and motel ». Pour 100 $ nous avons deux chambres contiguës très modernes et
fonctionnelles, et un restaurant et bar à côté. Comme la journée a été rude ( sept cent dix huit
kilomètres ), chacun prend le temps comme il le désire, ce qui veut dire que tout fonctionne
dans les deux chambres, les douches, les télés, les rangements de prospectus, et à l’extérieur
les lessives dans la « washroom ». Nous sommes tellement bien ici qu’une fois douchés nous
renonçons à ressortir pour manger au « bistro » ( sic ) à côté, pourtant très sympa. Je vais
seulement y acheter des bières glacées, et on pique nique de tomates, de thon, de slices de
fromage et de pain.
Longue journée en perspective, car nous ne pouvons consacrer plus de temps à la capitale
du Queensland et à sa région. Afin d’avoir plus de liberté de mouvement nous avons reloué
dans le même motel pour ce soir. Le réveil collectif se fait aux alentours de 7h, c’est un peu
notre rythme maintenant. Le petit déjeuner est pris dans la chambre car nous avons tout ce
qu’il faut pour cela. On nous a même donné un litre de lait frais hier au soir, et cela va devenir
une habitude au fur et à mesure que nous irons vers le sud. Avec notre confiture et notre miel
en plus du présentoir, cela suffit amplement. A 8h 15 c’est le départ, habillés de frais et sans
rien ranger. Que c’est pratique ! Trois
blocs plus loin nous rejoignons
cependant une grande circulation, qui
converge vers le centre ville. Comme
pour toutes les grandes villes du
monde ce n’est pas vraiment la bonne
heure. Nous voilà transformés en
banlieusards, ce qui nous simplifie la
tâche, car aucun plan n’est nécessaire,
il suffit de se laisser porter par le flot.
Ce qui nous étonne le plus ce sont les
enfants avec leurs cartables, qui
attendent les transports scolaires,
inversion du temps que des
enseignants ont de la peine à admettre
dans leur horloge interne.
Le fleuve impétueux des voitures
nous transporte ainsi à travers les
quartiers de Newstead, puis de
Fortitude valley, où nous sommes sur
quatre rangs dans le même sens, tout le monde roulant exactement à la même allure. L’habitat
est dense, mais on rencontre peu d’immeubles, ce sont plutôt des maisons basses à un étage.
Après la Centenary Place commence alors le damier des grandes avenues et des rues,
beaucoup sont en sens unique, et les premiers grands immeubles apparaissent. Nous circulons
sur Ann street en direction de la gare centrale, et nous trouvons une petite place sur laquelle
est installé un parking gardé qui nous coûte 5 $. Nous voici donc au centre de Brisbane, la
troisième ville australienne, placée juste avant Adélaïde et Perth. Il est 9h du matin, nous nous
donnons une longue demi-journée pour faire connaissance de cette ville.
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Comme pour toutes les villes australiennes, sauf peut-être
Sydney, le centre le plus actif, appelons-le le Central Business
District comme aux USA, n’est finalement pas très grand. Il
contient non seulement tous les bâtiments officiels, mais aussi
ceux qui jouent un rôle dans l’économie, et la liste peut-être
longue, des grands magasins aux boutiques spécialisées. Cela
se traduit par la présence d’une population qui s’active
beaucoup : femmes en tailleurs gris ou bleu marine, hommes en
costumes sombres, munis d’attachés-cases et de téléphones
portables, monde de bureau et de décisions, moins guindé peutêtre que ce que nous verrons plus tard à Adélaïde ou
Melbourne, mais terriblement british et WASP tout à la fois. Le
temps est très beau et après être passés devant la gare nous
débouchons très vite sur la partie la plus dense de la
ville formée d’Albert street, Adelaïde street, Edward street et
surtout Queen street, la seule à être en grande partie
transformée en rue piétonne ( Mall ).
Afin d’avoir une vue un peu plus globale de la ville, nous
allons tout de suite au City Hall, situé au croisement
d’Adelaïde street et d’Albert street. C’est un bâtiment très
curieux, grosse tour carrée précédée d’un fronton classique
supporté par six colonnes. Il est situé sur une place ornée d’arbres tropicaux et de jets d’eau,
qui semble être un espace très reposant. La seule chose que nous trouvons intéressante en lui,
c’est qu’il possède une plate-forme d’observation, accessible par ascenseur. De là haut la ville
se découvre mieux dans les méandres de la rivière Brisbane : une bonne vingtaine de grands
immeubles, bien plus hauts que le City Hall, mais sans effet particulier de recherche
esthétique, comme c’est le cas dans beaucoup de villes américaines, attentives à l’allure
générale de leurs gratte-ciel, la fameuse skyline. On sent qu’ils ont poussé récemment, sans
doute brusquement, car il n’y a pas dans cette ville beaucoup d’immeubles intermédiaires, qui
font la transition avec la platitude des maisons basses, lot commun de la région urbaine.
Certaines images nous frappent, comme celle de la cathédrale St Stephen, en briques rouges
cernées de blanc, qui semble minuscule entre deux immeubles. Le coup d’œ il est certes très
beau, mais nous redescendons avec l’impression d’une ville un peu confuse, qui a peut-être
grandi trop vite. Sans doute s’apprécie-t-elle davantage dans une dimension plus humaine ?
Au milieu d’une foule d’écolières japonaises en uniforme impeccablement rangées sur la
place, nous décidons alors de nous séparer, et de visiter un peu chacun pour soi cette partie
centrale de la ville. Florent et Frédéric partent ensemble, Christiane et moi séparément. Je suis
à la recherche d’un ouvrage sur les timbres anciens australiens, mais je ne trouverai pas
d’officine spécialisée, et les librairies australiennes sont un peu décevantes dans certains
domaines. Avec Florent nous allons voir ensuite de vieux bâtiments, dont le plus beau est le
Parliament House près des jardins botaniques. Il existe encore de vieilles maisons
victoriennes, souvent avec vérandas de bois ajouré. Le plus beau coup d’œ il, vu du sol, nous
l’aurons au Bedford park, où un magnifique « boab » ( le baobab australien ) a été planté sur
un fond de grands immeubles de verre bleuté. Nous allons ainsi passer quatre heures à nous
promener dans ce centre ville, bien plus agréable à vivre au ras du sol, qu’à regarder d’en
haut. Nous nous retrouvons tous sur le Queen street Mall, à l’endroit le plus passant, où nous
filmons des vendeurs de journaux spécialement édités pour les « french testing ». Il paraîtrait
que sous la pression australienne la France aurait rappelé son ambassadeur de Canberra. Je ne
sais pas si je me trompe, mais j’ai un peu l’impression que les gens sont indifférents et
n’attachent pas trop d’importance aux propos du marchand. Impression de circonstance ou
67
réalité plus profonde ? Les deux garçons vont manger chinois pendant que nous allons boire
du café accompagné de donuts avec Christiane.
A 13h nous estimons avoir fait le maximum pour nous remplir un peu l’esprit de
l’atmosphère de cette ville, qui finalement n’a pas l’allure d’une très grande ville malgré les
monuments qu’elle possède en héritage d’un passé plus que centenaire. Mais nous n’avons
visité aucun musée, et ils sont assez nombreux. Il nous fallait choisir ! De retour à la voiture,
nous partons par la Pacific highway vers le sud, c’est à dire vers la Gold Coast, longue série
de plages et de stations balnéaires, entre la frontière de Nouvelle Galles du Sud et Brisbane.
Après avoir traversé une zone d’estuaire et de petits lacs, une belle autoroute, la première de
cette taille que nous trouvons en Australie, longe sur des dizaines de kilomètres une côte
basse bordée de superbes plages. L’aménagement est tout à fait de type floridien : beaucoup
de très grands immeubles de quinze à vingt étages, installés au bord de la plage, et même si
l’investissement est, ici, en grande partie japonais, la conception de l’ensemble est tout à fait
américain. Ce n’est pas la première fois que nous constatons cette américanisation de la
société australienne, ici elle tient du plagiat, mais tout sans doute, le climat, la nature des
lieux, la surprenante taille des plages, poussait à l’imitation du grand frère de Floride.
Notre premier arrêt est pour « Surfers paradise ». Nous nous perdons un peu entre des
gratte-ciel immenses et une circulation très dense ( nous sommes pourtant un jour de semaine
et en hiver ! ). Cela nous oblige à trouver refuge au troisième étage d’un parking qui en
compte une dizaine, puis nous nous dispersons dans la foule des touristes, parmi lesquels
domine largement le troisième âge, sur Cavill Ave, le Mall central de la station. Le soleil est
magnifique, même si sa relative inclinaison sur l’horizon en cette saison explique que l’ombre
portée des grands immeubles se retrouve partout, plage comprise, et va s’amplifier au cours
de l’après-midi. Nous restons ici jusqu’à 15h 30 au moins, et les images, que nous
collectionnons dans nos têtes, évoquent tout à fait celles de Floride ou de Caroline du Sud :
vaste plage de sable blanc, qui semble s’étendre à l’infini, profusion de tours futuristes,
gigantesques complexes commerciaux ( en particulier le Paradise Center ), longues
esplanades longeant la mer avec des interdits bien visibles ( alcool, chiens ), cocotiers et
palmiers répartis partout, de manière bien artificielle, terrasses de bar envahies de
consommateurs, jeux d’échec collectifs, magasins spécialisés dans les vêtements branchés
pour surfeurs, impression générale de décontraction… .
Les sentiments éprouvés restent les mêmes plusieurs kilomètres plus au Sud : Jupiter’s
casino, Broadbeach, où nous nous arrêtons au milieu de structures très modernes d’hôtels et
d’appartements à louer, puis Memald et Nobby beaches. Dans ce dernier centre touristique
nous
faisons
quelques
courses de nourriture, et
partons marcher sur la plage
au moment du coucher du
soleil.
La
plage
est
totalement dans l’ombre,
mais les immeubles restent
encore illuminés par les
derniers
rayons.
Nous
observons quelques pêcheurs
au lancer, évitons les
dizaines de grosses méduses
échouées dans le sable. Nous
leur demandons s’il s’agit
des fameuses « box jelly
68
fish », ou « sea wasp » mais on nous répond que non. Ces méduses, très dangereuses pour
l’homme, ne se trouvent paraît-il que l’été austral, et au nord de l’île Great Keppel.
A 18h, sur le retour, nous trouvons un immense Mall de trois étages, où les boutiques sont
si nombreuses et diverses que nous y restons jusqu’à 20h 30. C’est une autre découverte d’une
Australie encore méconnue, de nombreux magasins n’offrant que des produits australiens.
Celui que apprécions le plus s’appelle « Australian Geographic », c’est une mine pour tout ce
qui est voyage, marche, découverte dans ce pays. Florent et Frédéric s’achètent de nouveau
des vêtements, surtout des vestes et des sweet, en particulier de marques australiennes
célèbres. Un grand « food-court » se trouve au centre du Mall, nous y mangeons japonais et
chinois, mais nous aurions pu tout aussi bien choisir mexicain, libanais, grec, allemand,
italien, américain du Nord… . A propos où sont donc les Français dans cette course au fastfood qui submerge le monde ?
Nous sommes parfaitement heureux lorsque nous regagnons l’auto. Frédéric prend le
volant et nous ramène au bercail par la magnifique numéro 1 qui aboutit aux quartiers sud de
Brisbane. La traversée de la grande ville, de nuit, est absolument magnifique : avec ses grands
immeubles illuminés elle fait bien entendu penser à une ville nord-américaine, mais son passé
britannique se retrouve dans toutes ces maisons basses, parfois en briques, souvent en bois,
sur pilotis et avec des toits plats qui évoquent la campagne du Queensland toute proche. Le
chemin du motel n’est pas difficile à retrouver, sur ces grandes avenues vides, et le sens de
l’orientation de Frédéric est infaillible. Nous retrouvons avec un grand plaisir nos deux
chambres et l’atmosphère agréable de ce motel.
69
UNE INCURSION DANS L’OUTBACK
Ainsi se termine à Brisbane une quatrième Australie, amplement dominée par la mer et le
milieu tropical. Elle nous a apporté en six jours une vision nouvelle de ce pays, celle de la
Bruce Highway et de la canne à sucre, des plages de surfeurs et des récifs de corail. Belles
images d’Epinal sans doute, mais quel enrichissement pour notre esprit. Ce ne sont plus
seulement que des images, mais toute une série d’expériences vécues, qui donnent une âme à
ce Queensland côtier, parcouru un peu trop linéairement cependant pour être approfondi.
Ainsi l’intérieur de cet Etat restera pour nous une grande inconnue.
Désormais notre voyage prend une composante nouvelle en s’orientant, pour la première
fois, franchement vers l’ouest. Même une personne qui n’a pas étudié la géographie de
l’Australie sait que lorsque l’on va dans cette direction, à partir de la côte du Pacifique, on
entre très vite, une fois franchies les montagnes du Great Dividing, dans des pays plus secs,
peu peuplés, où les services sont parfois très éloignés les uns des autres. Pour un Australien,
c’est l’Outback, de plus en plus sauvage au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la côte. Il
existe des guides spécialisés pour qui veut y voyager en sortant des rares grandes routes, mais
ils sont bien sûr tous en anglais, et s’adressent à un petit nombre de personnes, adeptes de la
solitude et du 4 x 4. L’Etat de Victoria, plus petit, n’a pas d’Outback, mais le Queensland, la
Nouvelle Galles du Sud et l’Australie Méridionale possèdent chacun le leur, immense
territoire, qui représente pour les habitants de ces Etats un arrière-pays, un hinterland à la fois
front pionnier un peu mythique et réserve d’espace, qui conforte leur puissance. En laissant de
côté la petite Tasmanie, où la notion d’Outback n’a pas de sens, même si la moitié ouest de
l’île est montagneuse et peu humanisée, le Territoire du Nord, et surtout l’Australie
Occidentale, constituent, presque dans leur totalité, un immense Outback, souvent entièrement
vide.
Il serait donc prétentieux de dire que nous nous lançons aujourd’hui à la conquête d’un
grand Ouest désertique, car pour rejoindre Adélaïde nous ne sortirons pas des sentiers battus.
En trois jours cela représentera plus de deux mille kilomètres, pas question dans ces
conditions de folâtrer sur des pistes, dont une bonne partie nous seraient d’ailleurs fermées,
notre voiture n’y étant pas adaptée. A nous de capturer l’esprit de ce nouveau pays pour en
ramener des souvenirs qui aient un sens, et, pourquoi pas, concevoir dans notre tête de futurs
voyages ! A 6h 30 nous sommes tous réveillés et nous nous préparons très calmement dans
nos belles chambres. Une heure plus tard nous prenons le départ. La traversée de Brisbane se
fait par le même itinéraire que la veille, poussés et tirés par des milliers de voitures qui
effectuent aussi le même parcours. Le calme revient un peu lorsque nous prenons la direction
d'Ipswich, mais la circulation reste dense, heureusement que Christiane me guide pour ne pas
manquer la Cunningham highway. C’est un moment d’émotion , car sous un ciel sans nuages,
la route que nous empruntons grimpe à travers la Cordillère australienne, dans le défilé
impressionnant du « Cunningham’s gap ». De part et d’autre s’élèvent des montagnes de plus
de mille mètres, précédées de longs talus couverts d’herbes jaunes. Il n’y a plus un seul arbre
dans ce paysage grandiose, sauf au pied même des reliefs, et nous avons l’impression de
monter à l’assaut d’une véritable forteresse composée de grandes murailles successives.
J’éprouve le sentiment d’un grand pèlerinage géographique et humain. Cette courte mais
spectaculaire transition sépare deux mondes. L’un et l’autre ne peuvent se gagner sans ce
corps à corps avec ces immenses barres rocheuses. C’est une « Serra do Mar » vingt fois,
trente fois plus longue que celle qui nous avait tant impressionnés entre Santos et Sao Paulo.
La forte montée dure environ une dizaine de kilomètres, ce sont ensuite de rapides petites
dépressions suivies de pentes plus molles, qui rendent le trajet assez lent jusqu’à Maryvale.
70
A Warwick, où Frédéric prend le volant, nous avons déjà fait cent soixante kilomètres, les
derniers petits cols ont maintenant disparu, et avec eux les petits sommets arrondis couverts
de forêt, au pied desquels se trouvaient encore ces grandes maisons de bois montées sur
pilotis et couvertes de toits de tôles ondulées, peintes de couleurs vives. A partir de cette
petite ville nous roulons franchement ouest sur la route 42, dans une nature qui s’est très vite
modifiée, une fois passés les escarpements du Great Dividing. Sur les deux cents kilomètres
qui nous séparent de la frontière de Nouvelle Galles du Sud, les grands escarpements sont
bien vite oubliés, et une grande platitude s’installe. Seul le réseau hydrographique peut encore
créer de petites dénivellations, mais l’érosion a fait disparaître la plupart des pentes un peu
fortes. Cette évolution est d’autant plus sensible que les arbres sont rares, et qu’une herbe
jaune et sèche domine partout. Les fermes sont aussi moins nombreuses, elles semblent être
consacrées surtout à l’élevage, nous photographions même un panneau de bovins « Australian
Limousin ». Comment, à nouveau, ne pas penser à d’autres images du Brésil et à cette
incursion vers le « sertao » faite avec Christiane et Mic entre Joao Pessoa et Campina Grande.
Même transition brutale d’un monde tropical humide vers les sécheresses des « hinterlands ».
Il est 12h 30 lorsque nous
atteignons Goondiwindi et la
frontière. La ville est très agréable
avec sa large rue centrale, sur
laquelle on a planté quelques
palmiers. Les trottoirs, immenses,
sont fleuris et bordés des deux côtés
par de belles maisons, les plus
remarquables étant deux ou trois
curieux hôtels en bois, peints de
couleur blanche associée avec une
autre plus vive ( l’une est verte, une
autre orange ). Ces hôtels, que nous
retrouverons souvent dans nos
périples futurs, sont souvent de
vraies pièces de musée, datant de la
fin du siècle dernier, avec des chambres installées à l’unique étage, donnant chacune sur une
large véranda de bois travaillé. Il nous faudra attendre 1997 pour passer une nuit dans l’un des
plus célèbres d’Australie. Ce qui nous a frappé aussi en sortant de l’auto, c’est l’air froid et
sec qui souffle de l’ouest. Nous sommes encore couvert comme sur la côte du Queensland,
mais le vent frais, malgré un ciel sans nuages, nous fait comprendre que nous sommes arrivés
dans un autre climat, et que le temps des vêtements d’hiver est peut-être arrivé. Ce qui est
incompréhensible, c’est que le fast-food « Maid », où nous mangeons du poulet et des frites, a
mis l’air conditionné à fond, et nous avons encore plus froid à l’intérieur. Nous nous
promenons encore un long moment dans cette rue tranquille, appréciant le style de ces petites
maisons de l’époque coloniale, entourées souvent de jardins garnis de fleurs, et profitant de ce
calme inattendu, surtout après les fébrilités de Cairns ou de Brisbane.
71
A 14h pile, à la sortie sud de
Goondiwindi, un petit pont de
bois, qui ne semble pas être pour
nous
à
la
hauteur
de
l’événement, nous fait passer
dans un autre Etat, à peine
mentionné par une petite
pancarte. La Nouvelle Galles du
Sud c’est la France plus le
Benelux en superficie, mais six
millions
d’habitants
contre
quatre-vingt. C’est pourtant
l’Etat le plus peuplé d’Australie, celui où la colonisation anglaise a commencé en 1778, celui
où se trouve la plus grande ville. Nous ne connaîtrons de lui qu’une partie de ce grand plateau,
qui à l’ouest forme les deux-tiers de sa superficie, ainsi que l’agglomération de Sydney
quelques semaines plus tard.
Avant l’arrêt du soir nous allons encore rouler presque trois cent cinquante kilomètres, sur
une route qui est un grand axe parallèle à la côte, mais à trois cents kilomètres de celle-ci.
Comme partout en Australie cette route porte un nom, c’est la Newell Highway, qui continue
plus directement jusqu’à Melbourne. Le paysage change assez vite, et lorsque nous arrivons à
Moree, sur la rivière Gwydir, nous avons bien perçu ce changement en un peu plus d’une
heure : les troupeaux de bovins sont en liberté totale, et certains animaux marchent même sur
la route, les fermes sont rares, et les panneaux recommandant de faire attention aux
kangourous sont de plus en plus nombreux. Leur raison d’être va très vite se confirmer
puisque nous allons voir en peu de temps des dizaines de ces animaux morts sur le bord de la
route. Petit arrêt rapide à Moree pour se dégourdir les jambes quelques minutes : on ne verra
personne sur la grande rue centrale qui donne sur le bush de tous les côtés, avec quelques
commerces et de jolies maisons peintes, un peu différentes de celles du Queensland.
Une longue route vide nous mène jusqu’à Narrabri, traversant une véritable savane jaune
dans un paysage très plat. Nous sommes dans le pays du « grassland » rarement formé
uniquement d’herbes. Des arbres isolés
apparaissent comme des eucalyptus ou des
acacias. La voiture ronronne comme une
horloge, car rien ne vient perturber le
rythme que nous lui demandons, même
pas ces pauvres kangourous écrabouillés,
auxquels nous ne faisons plus guère
attention. Nouvel arrêt, pour des raisons
identiques à Narrabri. C’est une petite
ville qui nous semble très active,
beaucoup de jeunes dans la rue principale,
où nous nous promenons un moment.
Nous apprenons par un grand panneau, sur lequel la ville décrit ses activités, qu’elle est le
centre d’une importante zone cotonnière et le siège d’un des plus grands radio-télescopes
d’Australie ( mais nous ne pouvons le voir, il est situé loin de la ville ). Frédéric conduit
ensuite sur de longues lignes droites où le trafic est très faible. On commence à voir de plus en
plus des « moulins à eau », petites éoliennes destinées le plus souvent à pomper l’eau des
nappes souterraines et de la stocker dans des réservoir circulaires en tôles ondulées. Même si
de temps en temps nous en avions déjà aperçu, elles sont ici très nombreuses, et deviendront
pour nous une sorte de symbole de cette Australie sèche, où l’élevage extensif, mais aussi
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l’agriculture en « dry farming », sont une des racines de l’économie du pays. De nombreux
oiseaux se tiennent à proximité de ces réserves d’eau, la plupart sont de magnifiques
perroquets rouges, mais beaucoup d’espèces sont inconnues de nous.
Après avoir longé une zone
forestière protégée, celle de
Pilliga, la nuit arrive assez vite
vers 17h 15, aussi décidons-nous
de nous arrêter à Coonabarabran,
une petite ville toute proche du
Parc National de Warrumbungle.
Nous ne cherchons pas trop
longtemps un motel, puisqu’à
l’entrée de la ville le Amber
Court nous propose une grande
chambre glaciale avec trois lits
pour 77 $. Il fait très froid et
pour élever la température il n’y
a qu’un petit chauffage électrique, gros comme un grille-pain. Les garçons se calent un peu
devant la télévision, et avec Christiane nous ressortons pour téléphoner en France, où il est 9h
du matin, mais personne « au bout du fil ». Il n’y a plus qu’une seule ressource, attendre en
faisant des courses. C’est tout d’abord de la bière fraîche dans un pub très animé et rempli
d’hommes. Je réussis à me frayer un chemin à travers la fumée et les éclats de voix pour
acheter des canettes de Victoria VB. Après cet exploit nous allons dans un « take away » nous
faire préparer de quoi manger, et on ne lésine pas : frites, saucisses, jambon, tomates, oignons,
betteraves, œ ufs, bacon, ananas… .Sur le chemin du retour nous pouvons joindre Denise qui
revient de la rue du Galibier. Tout va bien, et ces bonnes nouvelles nous ouvrent davantage
l’appétit.
Il ne reste plus qu’à nous installer autour de notre grande table au motel, et chacun tente de
trouver pour se nourrir, dans tout ce que nous avons ramené, ce qui peut faire son bonheur. Il
est à peine 20h lorsque nous nous couchons car il fait vraiment froid. Surprise de la
découverte ! Chaque lit est équipé d’un système de chauffage entre le matelas et le drap, qu’il
est donc impossible pour cela d’appeler « couverture chauffante », ce que nous ferons
pourtant tout le temps entre nous. Nous venons de découvrir ce moyen destiné à rendre un lit
agréable, et nous le retrouverons presque partout dans le sud-est de l’Australie, mais aussi
plus tard en Nouvelle-Zélande et en Tasmanie. Ce système est simple et ingénieux : une
commande manuelle permet de le régler sur trois positions en fonction du froid, et au bout de
quelques minutes le drap de dessous et le matelas deviennent agréablement chauds. Nous
hésiterons même plus tard à en acheter pour en ramener en France, mais nous renoncerons à
cause de la prise, sertie avec le fil, impossible à utiliser telle quelle chez nous. Une petite
remarque au passage à propos des lits australiens. Dans tous les motels et hôtels où nous
dormirons, nous n’aurons toujours que de la literie classique. Cela signifie-t-il que les
Australiens n’utilisent pas de couettes ?
Il n’est donc pas étonnant que nous ayons tous passé une excellent nuit, même si dans
notre enthousiasme de la première utilisation d’une couverture chauffante, nous avons laissé
celle-ci toute la nuit sur le maximum, et nous avons eu trop chaud ! La chambre elle-même
s’est un peu tempérée, et nous déjeunons sur place après les douches. Nous avons été bien
matinaux d’ailleurs car à 7h 30 nous quittons Coonabarabran, dans un froid glacial. Je suis
même obligé de mettre le chauffage dans la voiture. C’est vrai qu’il ne fait pas beau ! Le ciel
est gris sombre et le plafond très bas, au bord de la pluie. Le parc de Warrumbungle sera donc
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pour une autre fois. Si le ciel avait été bleu et pur comme hier, cela aurait valu la peine de
prendre deux heures pour marcher à travers les supposées sauvages formations rocheuses de
ce parc, mais le froid et les menaces d’averses ne nous encouragent pas à le faire. Cela fait
partie du jeu, qui consiste à sélectionner une visite à travers une foule de critères, qui ne sont
peut-être pas toujours les bons !
En un peu plus d’une heure nous continuons sur la route 39 jusqu’à Gilgandra, qui est
présentée dans le « Lonely » comme une ville-carrefour importante vers trois des routes les
plus stratégiques de l’intérieur : Newell, sur laquelle nous arrivons, Mitchell, et Castlereagh.
La petite ville ne nous frappe pas par son originalité. On y trouve encore un observatoire, ce
qui semble être une activité fréquente de cette partie de la Nouvelle Galles du Sud, impliquant
sans doute un ciel très dégagé et limpide une bonne partie de l’année. A Gilgandra plein
d’essence et changement de conducteur pour mieux nous propulser cette fois-ci franchement
vers l’ouest et, par Warren, nous rejoignons la Mitchell highway à Nevertire. Il n’y a presque
pas de circulation et nous roulons sur un grand plateau de couleur vert tendre, pratiquement
sans arbres, où de nombreux troupeaux d’émeus, visiblement sauvages, se tiennent à distance
respectueuse de la route.
A Nyngan, vers le milieu de la matinée, nous rejoignons la Barrier highway, qui
commence dans cette ville pour se terminer à Adélaïde. C’est la seule grande route
goudronnée qui traverse est-ouest l’Outback de la Nouvelle Galles du Sud. Tout de suite le
paysage de bush s’installe : des buissons bas, souvent en touffes séparées les unes des autres
par d’assez grandes étendues de terre rouge, qui sent la latérite. Parfois quelques grands
eucalyptus bordent la route, mais les véritables forêts sont rares. Lorsqu’elles existent, les
arbres qui la composent ne sont pas très grands, quatre à cinq mètres de haut, et forment des
étendues qui font penser un peu à une sorte de maquis méditerranéen. La route est de très
bonne qualité, le revêtement est récent, et la solitude inciterait le conducteur à conduire audelà des limites permises ( 100 kilomètres/h le plus souvent ). Forts de nos expériences
américaines, nous sommes, Frédéric et moi, très respectueux des limitations. Mais même si
les Australiens ne sont pas dans l’ensemble des fous du volant, nous constatons que, sortis des
villes, ils prennent plus de liberté par rapport à la signalisation.
A Cobar, une ville minière ( cuivre ) assez importante, nous faisons des courses dans un
petit super-marché IGA. Elle ressemble beaucoup aux trois ou quatre autres villes que nous
avons traversées depuis notre
départ de Brisbane : un rue
centrale, très large puisqu’on
peut se garer au centre entre les
deux
doubles
voies
de
circulation, et sur les trottoirs de
laquelle
toute
la
vie
économique se concentre. Nous
retrouvons les mêmes vieux
bâtiments dont un splendide
hôtel, le Great Western Hotel,
avec une grande ceinture de fer forgé entourant la véranda. Nous marchons un long moment
le long de cette rue, et ce qui nous frappe encore, c’est que les rues perpendiculaires sont très
courtes, tout aussi larges, mais complètement démunies d’activités et très calmes. Elles se
terminent toutes directement dans la nature qui entoure la ville. Mais où vivent donc les cinq
mille personnes dont parle le guide ? Peut-être y a-t-il des quartiers résidentiels, pour les
mineurs en particulier, que nous n’avons pas traversés.
Même si le ciel reste assez couvert, le soleil fait parfois quelques apparitions, en particulier
pendant la visite de la ville, signe d’une météo de plus en plus perturbée. Après Cobar la
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Barrier highway n’est plus qu’une longue ligne droite, véritable cimetière de kangourous.
Nous en voyons au moins deux ou trois par kilomètre, le plus souvent gisant sur le bas-côté.
Pauvres bêtes, démunies de tout en face de leur seul prédateur, constitué par l’auto et la
personne qui la conduit ! La plupart des voitures sont équipées d’énormes pare-chocs,
destinés à limiter les dégâts en cas de collision avec un animal, qui peut, pour les plus gros,
avoir la taille d’un homme et peser jusqu’à cent kilos, mais les voitures de location n’en sont
pas munies. Peu après Cobar nous faisons une halte repas très frugale : chacun a sa boîte de
thon, sa tomate et ses slices de pain, et nous ne prenons même pas la peine de nous asseoir car
le temps nous presse un peu. Pendant la petite demi-heure que nous passons avec le grand
silence qui nous entoure, nous ne serons dérangés qu’une seule fois par des automobiles de
l’armée australienne. Que surveillent ces cinq ou six véhicules dans ces grands déserts
dépourvus d’activités ?
Départ. Cette fois-ci c’est moi
qui conduis, et je vais le faire
pendant plus de deux cents
kilomètres, jusqu’à Wilcania. C’est
toujours le même paysage de bush,
le plus souvent sans arbres, d’une
horizontalité presque parfaite, à la
limite du monotone. Quel immense
espace que celui de cette Australie
intérieure ! Les traces humaines, à
l’exception de la route, sont de plus
en plus rares : pendant tout ce trajet
nous ne verrons aucune ferme,
seulement parfois quelques troupeaux de moutons qui semblent être en totale liberté. La seule
maison que nous verrons est une station d’essence à Moama, avant Wilcania, véritable
ermitage qui ne comporte qu’une petite maison, un bistrot, une pompe à essence, et les soldats
australiens que nous rejoignons ici, qui circulent vers l’ouest sous la direction d’une femme
officier.
Nous avons tout à fait l’impression de circuler dans une zone de transition géographique
entre les plateaux de l’est, encore humanisés, et les déserts du centre, dont nous nous
rapprochons lentement. Les paysages sont devenus plus secs, le sol nu, et souvent pierreux,
est parsemé de grosses touffes d’herbe jaune, mais les arbres ne sont jamais loin, il y en a
toujours quelques uns dans notre champ de vision, le plus souvent en petits bosquets, parfois
isolés. Ils ne sont cependant jamais très grands. En revanche la vie animale est surprenante. Il
n’y a pas un instant sans que nous apercevions un être vivant. Les émeus tout d’abord,
toujours nombreux et par petites troupes. Ils constituent un spectacle inhabituel et émouvant
lorsqu’ils prennent la fuite, les uns derrière les autres, se détachant sur le maigre bush et
l’horizon. Les kangourous aussi, qui commencent à apparaître en grand nombre, c’est sans
doute une question d’heure, au fur et à mesure que la journée avance. A un moment je vois un
de ces magnifiques animaux, dressé sur ses pattes arrières, presque aussi grand qu’un homme.
Lorsque je l’aperçois nous sommes à vingt mètres de lui, plus question de réagir avec la
voiture. Va-t-il se précipiter sur nous ? Nous passons à vive allure à tout juste trois mètres de
lui. Je vois son museau relevé, comme s’il humait quelque chose d’inhabituel, ses yeux ne
fixent pas l’auto mais semblent perdus dans le vague, ses longues oreilles dressées sont en
revanche bien tournées vers la voiture. Est-il prudent ou attend-il le véhicule suivante pour
sauter à sa rencontre ? A côté de combien de ses congénères sommes nous ainsi passés sans
les voir ?
75
En tous cas le cortège ininterrompu des dépouilles de kangourous montre que nous
risquons beaucoup. Ces cadavres attirent par ailleurs toute une cohorte de gros oiseaux, parmi
lesquels dominent largement les corbeaux, mais aussi parfois des rapaces, qui prennent à
peine soin de s’éloigner d’un coup d’aile lorsque nous passons à côté d’eux. Les oiseaux sont
d’ailleurs légion, ce qui nous semble curieux dans cette région où les arbres sont si peu
nombreux : beaucoup de perroquets, des sortes de merles aussi, des petits oiseaux rouges, qui
ressemblent à des moineaux travestis. A un moment j’écrase une sorte de très gros pigeon, qui
me regarde arriver sur lui, assez bêtement, sans réagir.
A Wilcania nous hésitons un peu à prendre une piste qui se dirige vers le nord, pour
atteindre cent kilomètres plus loin White Cliffs, une petite cité de mineurs d’opales de cent
cinquante habitants, mais nous ne disposons pas des quatre à cinq heures nécessaires pour
effectuer ce détour. La Barrier highway est toujours aussi droite à l’Ouest de Wilcania, peutêtre un peu moins bien revêtue. Je suis maintenant derrière à côté de Florent qui lit, et une
douce somnolence s’empare de moi. Frédéric et Christiane, devant, commentent le paysage,
les arbres disparaissent presque complètement, et la sarabande des kangourous s’accélère avec
le jour qui décline. Nous éprouvons un très fort sentiment de solitude, il n’y a aucune
circulation. Mais par qui sont donc tués tous ces pauvres animaux ?
A 17h, sans que rien n’ait annoncé cette présence, nous arrivons assez abruptement à
Broken Hill, longtemps surnommée « silver city », grande cité de presque trente mille âmes.
Au premier motel rencontré nous louons une chambre avec trois lits, c’est moins somptueux
qu’hier mais pas mal du tout pour 75 $. C’est samedi soir et malheureusement tout est fermé,
aussi, après avoir fait un tour dans une ville à peu près vide et sous un vent très froid, nous
revenons au motel un moment. Broken Hill c’est pour l’Australie le symbole minier ( argent,
zinc, plomb ) depuis plus de cent ans, et surtout celui d’un syndicalisme dur face aux sociétés
extractives. Quatre mines sont encore en activité, mais nous n’avons pas de chance, car
aucune ne se visite le dimanche ! Vers 19h nous retournons en ville, qui a un plan en damier
classique, à la recherche d’un endroit pour manger, et nous trouvons ce qu’il fallait, surtout
pour les plus jeunes d’entre nous : un Pizza Hut « all you can it », qui ne fonctionne ainsi que
le samedi soir ! Nous avons d’ailleurs beaucoup de peine à trouver quatre places assises,
parmi les dizaines de jeunes en groupes et de familles qui passent la soirée ici. C'est
pantagruélique, nous mangeons de nombreuses parts de pizza de toutes compositions, plus des
salades et des desserts. Nous avons de la peine à réaliser que nous sommes dans un des hauts
lieux de la contestation ouvrière dans le monde, jusqu’à former un temps un véritable contrepouvoir syndical !
Nous avons à peine le courage de faire quelques pas dans la nuit, et sous un vent glacial.
Dommage, en temps ordinaire cette ville doit être bien vivante à voir les dizaines de
commerces de toutes sortes, et les galeries d’art. Nous rentrons nous effondrer dans nos lits,
les seuls lieux un peu chauds grâce aux couvertures chauffantes branchées avant de partir.
Nous regardons la météo, elle n’est pas bonne du tout en raison de vents qui soufflent du sud,
et dont nous avons eu un avant goût en ville, mais aussi ici, dans cette pièce où règne un froid
humide, qu’aucun chauffage ne vient compenser.
La nuit a été agitée, nous avons tous été trop gourmands ou voraces hier au soir. Nous
avons un peu perdu l’habitude de manger autant, et c’est vrai que notre voyage n’a rien de
gastronomique, car nous avons choisi de privilégier les visites et les déplacements. Ceci dit
sans jugement de valeur pour la cuisine australienne, qu’il nous est impossible de connaître
vraiment. Il nous faut les douches matinales pour émerger de la nuit, mais nous avons des
difficultés à réaliser que nous sommes à Broken Hill aux limites de grandes zones vides, qui
au nord et à l’ouest sont remplies de noms auxquels nous avons souvent songé en préparant ce
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voyage : les Flinders Ranges, les lacs Frome et Eyre, les Strzelecki et Birdsville tracks,
Coober Pedy et les chercheurs d’opales, la route qui mène au grand vide du Nullarbor.
Nous déjeunons dans la chambre. Dans ce domaine notre organisation est sans faille,
disposant d’un carton dans lequel se trouvent tout le nécessaire pour le petit déjeuner, en y
ajoutant le désormais traditionnel litre de lait que l’on nous donne en arrivant au motel, et bien
sûr le présentoir rempli de thé, café, sucre, biscuits avec la bouilloire. A 8h nous sommes
prêts et prenons tout de suite une petite route qui mène, vingt-cinq kilomètres plus au nord à
Silvertone, « ghost town » minière qui connut son apogée il y a un siècle. Il ne subsiste que
quelques bâtiments datant de cette époque : l’un est un hôtel ( c’est l’ancienne prison ), les
autres sont des galeries d’art. La gare et la
voie ferrée sont envahies par les
mauvaises herbes, et le tout est devenu un
lieu touristique, où parfois sont tournées
certaines séquences de films ( Mad Max II
par ex ). Même si le temps est détestable
en raison du vent froid et du ciel bas qui
fait presque penser que la neige n’est pas
loin, nous apprécions le site de ces
quelques maisons plantées en plein désert.
De vieilles VW ont été disposées devant
quelques échoppes, et peintes de motifs
géométriques, elles plaisent beaucoup à
Frédéric et Florent. Christiane visite deux
ou trois galeries, mais leurs prix n’étant
pas les nôtres, renonce vite. Sur le chemin
du retour Florent s’époumone pour
rejoindre des dromadaires en liberté dans
le bush , et à plusieurs reprises nous
croisons de belles rivières asséchées, avec
leur cohorte d’eucalyptus, formant de beaux « floodway » perpendiculaires à la petite route.
Nous sommes de retour à Brocken Hill deux heures plus tard. C’est dimanche et tout aussi
« ghostly ». Nous nous contentons de faire le plein d’essence, et d’enfourcher notre Barrier
highway pendant presque deux cents kilomètres, à travers le paysage désolé qui suit la petite
montagne de la Benda. Une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Brocken Hill, nous
entrons en Australie méridionale, dont la frontière, absolument rectiligne, suit le méridien cent
quarante et un de longitude est. Un tout petit panneau et une vieille baraque de bois nous
rappellent que jusqu’en 1901 les frontières étaient surveillées, et qu’il existait des postes de
douane. A partir de Cockburn la voie ferrée longe la route au plus près, mais ce ne sont que
les deux seules présences de l’activité humaine : autour de nous et jusqu’à l’horizon, on ne
distingue que des étendues de petits buissons accrochés au sol brun-rouge. Aux alentours de
midi nous nous arrêtons à Mannahill pour manger et faire de l’essence, tous les guides
recommandant d’en faire le plus souvent possible, les stations n’étant pas ravitaillées
régulièrement, mais nous n’aurons jamais de problème majeur à ce niveau. Il doit y avoir dix
maisons en tout, et le pub où nous entrons semble sortir de l’engourdissement d’un long hiver.
C’est à la fois glacial et humide à l’intérieur, mais on nous sert des sandwiches et des œ ufs
excellents. En attendant que tout soit prêt Florent et Frédéric jouent au billard.
Une fois rassasiés, en constatant que la nature humaine est bizarrement faite, car ce matin
nous disions tous d’une voix unanime que nous avions trop mangé le soir, c’est à mon tour de
laisser le volant, et de regarder défiler depuis ma fenêtre cette Australie toute plate, au ciel
sombre. Quelques fleurs pointent parfois à travers les herbes plutôt drues, et, un peu avant
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Yunta, Christiane veut aller en observer quelques unes. C’est à ce moment là que passe un
magnifique train, quelques personnes, debout dans ce qui pourrait être un wagon-bar, nous
font signe. Celui-ci est suivi de trois autres wagons-couchettes, puis de deux plateformes
chargées d’autos. Nous répondons, regardons le train s’éloigner, et c’est à ce moment là que
ce fait le déclic ! Nous venons de voir passer l’Indian-Pacific, un des trains les plus célèbres
de la planète, sur lequel nous avions vu tout un reportage à la télévision avant de partir, et qui
en cette saison ne circule que trois fois par semaine. Et nous n’avons même pas pris une
photo ! Comme il n’est pas question de nous lancer à sa poursuite dans la direction de
Brocken Hill, nous en sommes quittes à nous laisser aller à des regrets, en pensant qu’il était
parti de Perth, avait traversé le Nullarbor, et s’apprêtait à rejoindre le Great Dividing avant
d’arriver à Sydney, tout cela en trois jours pour quatre mille kilomètres.
Un peu plus loin je tente de me rattraper en photographiant un minable petit train de
marchandise, mais cela a l’air de faire tellement plaisir au conducteur de la locomotive, qu’il
nous salue bruyamment avec sa sirène. Les voitures sont peu nombreuses, et nous observons
encore beaucoup d’émeus et de kangourous. Frédéric conduit un long moment, et je reprends
le volant à Hallett, juste après l’embranchement qui mène à Port Augusta, point d’arrivée, ou
de départ, des deux plus grandes routes d’Australie, l’Eyre highway, qui traverse le Nullarbor
jusque en Australie Occidentale, et la Stuart highway, qui rejoint Darwin au Nord.
Nous sommes dans les Lofty ranges et le paysage s’est modifié. Ce ne sont plus les
grandes platitudes sans arbres et la grande route vide, toute droite, jalonnée de corps de
kangourous, auxquelles nous avons eu droit toute la journée, mais des horizons plus vallonnés
et verdoyants. Les fermes d’Australie méridionale sont différentes de celles entrevues mille
kilomètres plus à l’Est, même si elles ont toujours à côté d’elles leur réserve d’eau douce de
tôle ondulée. Elles ne sont plus sur pilotis, et beaucoup d’entre elles ne sont plus construites
uniquement en bois. D’autre part les toits sont plus complexes, souvent à double ou triple
pente, mais toujours bâtis dans l’éternelle tôle ondulée recouverte de peinture.
A Burra, une ancienne
ville minière, nous faisons
une halte assez longue.
Nous allons tout d’abord
admirer la petite ville
d’un millier d’habitants
depuis une colline qui la
domine, et où se trouve
une grande excavation à
l’air libre, occupée en
partie par un lac, qui est
une ancienne mine de
cuivre. La vue de ce point
haut permet de constater combien le paysage a changé en si peu de temps. Ce ne sont que des
horizons verdoyants, formés de toutes petites collines, parsemées de clôtures et de rares
troupeaux. Quant aux maisons basses de la ville, elles sont à demi-cachées sous de grands
arbres. Dans la ville elle-même, malgré le vent glacial qui souffle, les maisons de bois, parfois
à un étage, sont toujours précédées d’une galerie couverte d’un auvent, qui s’avance sur le
trottoir. Cela fait un peu penser à certaines petites villes anciennes d’Amérique du Nord.
Nous repartons à travers un paysage est de plus en plus humanisé, surtout sous forme de
grandes fermes d’élevage, mais aussi de cultures fruitières. La complexité de la mise en
valeur augmente au fur et à mesure que nous approchons d’Adélaïde. Vers 17h nous sommes
dans les faubourgs de la grande ville. L’organisation « à l’américaine » de cet espace de
banlieue est manifeste : nous traversons tout d’abord un quartier d’usines, puis de grands
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hangars magasins spécialisés. La rue la plus étonnant est celle des sociétés de voitures : des
dizaines de grandes marques qui exposent leurs modèles, plus rutilants les uns que les autres,
particulièrement les 4 x 4 ! Comme nous avons décidé de nous installer dans le premier motel
venu, le sort choisit un Flag, une chaîne importante en Australie . Ce sera donc un Flag, pour
78 $, et dans un cadre agréable. A peine les affaires sont-elles rangées, que Christiane et
Frédéric vont mettre une lessive en route.
Nous sommes vraiment aux portes d’Adélaïde, dans un quartier très commerçant, traversé
par la très grosse circulation drainée par la grande route qui arrive du nord. Nous avons repéré
pas trop loin tout un complexe commercial où nous nous rendons en voiture, car la pluie a fait
son apparition, mais aussi parce qu’il serait très difficile de traverser à pied les grands
carrefours, qui se succèdent à cet endroit. Il y a là encore quelque chose de très américain
dans cette supériorité de l’automobile sur le piéton. C’est peut-être ce qui nous incite à nous
installer dans un « sea-food ». Pour 118 francs nous mangeons les quatre des calamars, des
crevettes, du poisson, le tout accompagné de frites. Cela fait à peu près 30 francs par
personne, ce qui est presque cher pour un repas en Australie. Compte tenu de la qualité nous
trouvons cela plutôt bon marché. Nous passons ensuite une petite heure dans une salle de jeux
avec Florent. C’est le premier « Time Zone » de cette taille que nous voyons. Cela n’a rien de
comparable avec les salles que l’on trouve en France, l’atmosphère y est très détendue, et
aucun jeune n’est autorisé à fumer. Vers 20h nous sommes de retour au motel. Séchage de la
lessive et film à la télévision : c’est presque un retour à des activités domestiques.
79
ADELAIDE – MELBOURNE
THE GREAT OCEAN ROAD
L’arrivée dans cette grande cité est pour nous la fin de notre « petite » traversée de
l’Outback. Lorsque je m’étais lancé dans la préparation de ce voyage j’avais pensé, comme
pour les autres itinéraires, utiliser l’avion entre Brisbane et Adélaïde, sauter d’une côte
tropicale à une autre plus océanique, continuer ainsi notre progression « saute-mouton » afin
de faire au plus vite le plein d’images et de souvenirs de milieux différents. Pourquoi alors
avoir renoncé à ce projet et avoir préféré deux mille kilomètres de voiture pour rejoindre ces
deux points, je ne sais plus ? Tout ce que je constate en cette soirée du 6 août, c’est que
personne parmi nous ne semble regretter cette expérience.
C’est vrai que nous avons beaucoup roulé, nous remplissant les yeux de cet étonnant
paysage de plateau et de bush pendant trois jours d’affilé. La visite des quatre territoires
précédents s’était opérée selon un principe différent : dans les régions de Perth, d’Alice
Springs, de Darwin et de la Grande Barrière, nous avions fonctionné par sites, tous plus
merveilleux les uns que les autres, mais ponctuels, renfermant chacun leurs propres émotions
et leurs différences. L’itinéraire entre la capitale du Queensland et celle de l’Australie
Méridionale relève d’une autre perception. Quelque chose nous dit que la véritable Australie
est ici, dispersée dans un « outback » qui est en fait sa référence profonde. Pour les Français
que nous sommes les lectures sur ce pays se retrouvent complètement dans ces trois jours de
fuite en avant à l’intérieur d’un bush de plus en plus sauvage et vide. Je retrouve ici l’âme
d’Uppfield et l’originalité de sa perception de l’espace. Durant ces trois jours nous n’avons
jamais été confrontés à des à des choix frustrants de lieux exceptionnels, mais, dans ce qui
nous a paru être un lent déplacement, nous avons vécu de manière linéaire une grande
découverte géographique.
Nous avons tous ce soir l’irrésistible envie de revenir un jour dans cette nouvelle Australie,
car nous pensons avoir su trouver sa véritable nature. Même en trois jours, en roulant
uniquement les heures de lumière, nous avons pu apprécier les changements d’un paysage a
priori plat et monotone, et recevoir une magnifique leçon de milieu dans un itinéraire
paradoxal. En si peu de temps nous avons assisté au combat de deux biogéographies :
fortement perturbée par la présence du Great Dividing l’influence tropicale et pacifique a
progressivement laissé la place, en direction de l’ouest, a la sécheresse continentale, au ciel
pur et limpide cher aux observateurs du monde des étoiles. Mais ce combat simpliste, dont les
vainqueurs sont le temps et l’espace australiens, s’est doublé d’une lutte tout aussi
déterminante entre le nord et le sud, dans une accentuation très nette de l’hiver. Lancés ainsi
dans cette longue diagonale, mais qui n’est cependant pas extraordinairement longue pour ce
continent, nous avons pu observer ce passage de l’arbre aux buissons, puis aux vertes prairies,
dans le même temps que le ciel devenait plus chargé et l’atmosphère plus fraîchement
humide.
Notre nuit a été une véritable nuit de décembre, et nous avons tous l’impression que nous
fonctionnons comme un matin d’hiver ordinaire pour gagner nos lycées respectifs. Nous nous
sommes tous levés vers 6h 30, et nous partons au moment où le jour paraît, c’est à dire à 8h.
Quelle sensation hors de notre temps personnel. Il fait à peine jour et le brouillard est dense.
Frédéric conduit malgré l’heure matinale et je le guide avec un grand plan de ville. Ce n’est
d’ailleurs pas un travail bien difficile, car selon notre habitude, nous allons dans le sens du
trafic le plus important, puisque nous nous dirigeons vers le centre. Il fait peut-être cinq ou six
degrés, et nous observons, médusés, des cohortes d’enfants qui sont emmitouflés dans des
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anoraks, cartables au dos, avec cet éclairage hivernal dû à la brume et aux trottoirs mouillés
par la pluie. Que faisons-nous dans cette galère ? Pourquoi ce retour voulu vers notre hiver ?
Sommes-nous toujours en Australie ? Nous avons un instant de doute pour la suite de notre
voyage, et Frédéric dit tout haut d’avoir bien fait de préférer la Nouvelle-Calédonie à la
Nouvelle-Zélande !
Portés par le flot des voitures, toutes au même rythme, avec essuie-glaces au maximum et
phares allumés, nous arrivons dans le centre. C’est tout d’abord North Adélaïde organisée
autour du Wellington square, que nous contournons, puis la traversée de la rivière Torrens,
qui nous permet d’entrer directement dans la City avec ses rues à angles droits et ses
magnifiques jardins. A l’exception de quelques immeubles respectables, il n’y a pas ici,
comme à Perth et Brisbane, nos deux seules références pour l’instant, de gratte-ciel
démesurés, aux façades de verre futuristes. Même sous la pluie, en voiture, et dans une
circulation dense, nous sommes saisis par l’harmonie de l’ensemble. Les constructions sont
souvent en pierres de taille, elles semblent toutes refléter une histoire plus continue, un certain
conservatisme aussi qui n’est pas sans nous déplaire. Après avoir fait le tour de Victoria Place
nous trouvons une place de parc
dans un immeuble de King
William street, à deux pas du
centre piétonnier. Il s’agit en fait
du parking d’un immense
magasin, et en gagnant les étages
supérieurs, nous remarquons que
tout est encore fermé, il n’est que
8h 30, nous avons gagné le centre
beaucoup plus vite que prévu.
Fort heureusement un grand
« food court » est ouvert à
l’entresol, nous y buvons des
cafés et mangeons de délicieux
donuts.
Une demi-heure plus tard nous sommes prêts pour affronter Adélaïde ! Dehors c’est
vraiment l’hiver, nous avons sorti nos vestes chaudes, mais elles sont tout juste suffisantes.
Nous nous étions préparés à tout mais cela nous surprend encore plus. Les gens sont habillés
de manteaux et de blousons, portent des gants et des écharpes, marchent vite, et le ciel gris
pleuvine sur des arbres sans feuilles. Et nous sommes là, en vacances, un peu désorientés tout
de même par cette brutale intrusion de conditions hivernales, bien plus sensibles ici qu’à
Perth ! Chacun de nous pense sans doute aux quinze jours qui viennent, mais sans le dire.
Nous allons tout d’abord nous promener jusqu’à la place Victoria, immense rectangle de
verdure au cœ ur de la ville. Heureux habitants d’Adélaïde, qui doivent trouver là, vers les
beaux jours, un espace de détente exceptionnel. Mais pour l’heure personne ne se promène
sous ces arbres endormis, à l’exception d’un petit groupe de Français, qui semblent tout aussi
désorientés que nous.
Après un grand tour par les rues voisines, nous revenons, vers le milieu de la matinée, dans
la grande rue piétonne, le Rundle Mall. Nous nous séparons, en nous donnant rendez-vous
pour midi, et chacun part à la découverte de sa ville, sous des alternances de pluie et de soleil,
et surtout un vent très froid. Cela ne m’empêche pas d’apprécier cette belle cité, où Christiane
regrettera de ne pas rester plus longtemps, jurera d’y revenir, et même d’y mettre Florent
pendant un mois dans une famille, pour y apprendre l’anglais ! La première partie au moins de
ses désirs se réalisera, puisque deux ans plus tard, nous resterons à Adélaïde quatre jours, dont
trois en plein centre, à deux pas du Rundle Mall, apprenant à mieux connaître une ville
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agréable et capable d’offrir beaucoup. Il faut dire qu’à ce moment là nous serons « sevrés » de
grande ville après quarante jours de pérégrinations à travers la moitié occidentale de
l’Australie ! Pour l’heure ce sont plutôt des impressions que des descriptions complètes. Il n’y
a pas de véritable « down town » mais de très jolis quartiers. Certaines rues ont parfois
conservé des maisons de bois traditionnelles, avec véranda ouvragée au premier étage, mais
ce sont surtout des constructions plus monumentales qui retiennent l’attention : la ville est
pleine d’immeubles élégants, construits avec le goût d’une bourgeoisie sans doute aisée. Les
sociétés commerciales, quand elles n’ont pas occupé ces anciens bâtiments, ont respecté, pour
leurs nouveaux immeubles, des normes de hauteur et de couleur, même si les formes sont
parfois plus modernes.
Lorsque
nous
nous
retrouvons, près des grosses
boules argentées du Rundle
Mall, nous décidons de
poursuivre pendant une
heure
ces
promenades
solitaires. Ce ne sont
d’ailleurs pas seulement que
des
promenades,
car
Christiane,
Frédéric
et
Florent ont été beaucoup
plus sensibles que moi à ce
qu’offraient les magasins, et
ils semblent enthousiastes.
A 13h nous retournons
manger dans le magasin où
nous sommes garés. Dans le « food court » il y a un monde fou, et après avoir hésité, car le
choix est grand, nous nous décidons pour des « cornish pies », sortes de tourtes qui sont une
institution dans cette ville, et que nous retrouverons plus tard ailleurs. J’en choisis une
première fourrée à la daube chaude, qui est excellente, puis une autre aux navets et à la
courge, c’est assez surprenant. Frédéric et Florent en prennent aux champignons et à la
viande, Christiane aux épinards. Je me promène encore une petite heure avec Florent, et on se
paye dans un stand ambulant, près de la grande poste, une « pie floater » très chaude, sans
savoir exactement ce qu’elle contient : des carrés de viande dans de la purée de pois verts et
de la sauce tomate ! C’est paraît-il le « must » en matière de « cornish pies » !
Vers 15h le froid et le gris l’emportent, sous la forme d’une pluie fine et glacée. Nous nous
retrouvons près du stand d’un marchand de fleurs et de légumes magnifiques, mais ce petit
avant-goût de printemps ne réussit pas à nous retenir davantage. Un quart d’heure plus tard
nous quittons le centre, découvrant d’ailleurs au passage une rue où se trouvent trois ou quatre
salles de jeux, dont au moins deux « Time Zone », que Florent a vainement cherchées toute la
journée. Il veut absolument s’arrêter mais nous restons intraitables ! Christiane, elle, est pleine
d’une autre nostalgie, car la ville lui a beaucoup plu, surtout la partie magasins, qui, il est vrai,
dépasse en nombre et en qualité tout ce que nous avions vu jusque là. Frédéric et moi
réagissons moins, peut-être que le temps y est pour beaucoup. Il y a tellement de choses que
nous aurions aimé voir : la Barossa valley, les nombreux parcs nationaux qui dominent la ville
dans les monts Lofty, et surtout la « Kangaroo island ». « Ile ou continent ? » disait le héros
de Jules Verne, nous n’aurons vu que l’île, et rien de ce qui l’entoure.
Nous trouvons assez vite la route numéro 1, qui porte ici le nom de Princess highway, et se
dirige vers le Sud. A Tailem, après avoir traversé la rivière Murray, elle bifurque vers le
littoral. Le paysage est curieux, ce sont de grands vallons très verts, et les bovins y sont très
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nombreux. A partir de Meningie la route suit la lagune étroite et peu profonde du Coorong,
séparée de la mer par de très hautes dunes. Agréable sans doute l’été, cette côte est, en plein
cœ ur de l’hiver, particulièrement vide. La nuit commence à tomber et nous cherchons
vainement un motel. Une seule fois on nous propose une chambre mais elle n’est pas encore
faite. Comme le coin est très vide, et les gens peu empressés pour nous recevoir, nous
renonçons. Nous sommes alors obligés de faire cent kilomètres jusqu’à Kingston, où nous
arrivons à 19h, de nuit, le réservoir presque vide, après avoir roulé presque une heure
totalement seuls, dans un paysage semble-t-il désolé, et sans avoir croisé une seule maison
habitée. Prés de la station Mobil, se trouve un motel préfabriqué, un peu froid, mais pas trop
cher. Notre chambre, la dernière dans l’ordre, mais la seule occupée, donne sur une
magnifique prairie pleine de moutons. Nous décidons de manger sur place, on nous installe
dans une petite salle agréable, avec un petit chauffage électrique sur le sol qui nous réchauffe
une partie des jambes. Quant au repas, après avoir beaucoup attendu, nous payons très cher (
50 $ ) une nourriture qui n’est pas fraîche ( le beef de Christiane sent la viande avariée ! ) ou
qui n’est pas cuite ( frites ).
Pour nous remettre de cette déconvenue, nous faisons un peu le compte des achats de la
journée, dans la chambre où il fait très froid. Frédéric bat tous les records pour les chemises et
les vestes, et même pour les chaussures ( c’est aussi le cas de Florent ). Dehors la pluie tombe
doucement d’une gouttière. Quelques moutons bêlent. Nous avons l’impression d’entendre
des vagues se briser quelque part.
La nuit a été loupée ! Nous
nous sommes réveillés plusieurs
fois avec dans les narines l’odeur
de la viande de Christiane, et par
exagération de la nôtre. Aussi à
des moments différents avonsnous tous eu l’impression
d’avoir mal au ventre et de
souffrir de nausées. Tout cela a
disparu au réveil, montrant que
la part du psychologique est
grande dans ce domaine. Le ciel
est un peu dégagé, mais il ne fait
pas chaud du tout. Il faudra
désormais admettre enfin que
nous sommes dans l’hiver austral. Un petit soleil rasant éclaire les champs autour de nous et
les moutons, pas sauvages du tout, qui nous observent. Nous jetons un petit coup d’œ il au port
de Kingston, centre important de la pêche au homard à en croire ce gigantesque crustacé
supérieur en carton pâte, que nous avons distingué dans la nuit en arrivant hier au soir. A la
sortie sud de la ville nous suivons une petite route le long du littoral en direction de Robe, un
autre port entouré de magnifiques plages. Il est un peu plus de 9h et nous prenons notre temps
en nous arrêtant tout d’abord sur une grande plage de sable blanc, parsemée de varech et
longée de dunes. Un soleil pâle nous éclaire, et nous en profitons pour faire une petite marche
le long des vagues.
Deux autres arrêts au bord de la mer viendront compléter notre court séjour à Robe, où la
plupart des nombreuses maisons sont fermées. Nous ne pouvons qu’imaginer le monde dans
cette petite station balnéaire au plus fort de l’été, le nombre de places de parking, les jeux
d’enfants le long des plages, les petits locaux techniques pour entreposer du matériel, nous
indiquent que la foule doit être grande. La route suit d’ailleurs une côte basse, dunes et petites
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lagunes mêlées, et dès que l’on franchit à pied les quelques mètres qui nous séparent de la
mer, on retrouve l’immensité de la plage blanche. Nouvel arrêt à Beachport, petit port
tranquille entouré de longues plages vides. Nous mangeons dans un café typiquement
australien, avec son long comptoir de bois et ses centaines de ronds de bière de marques
différentes accrochés au mur. Les patrons sont jeunes et sympathiques, ravis d’avoir des
étrangers dans leur établissement. Un de leurs clients vient d'ailleurs vers nous pour discuter,
il a vécu six mois à Paris et conserve un grand souvenir de la France. Il nous dit être de
Melbourne, mais vivre là comme retraité. Il s’excuse de nous quitter trop vite mais sa femme
l’attend à la maison. Cette banalité directe est pour nous quelque chose de réconfortant car
nous souffrons un peu du manque de contact avec les gens. Non seulement nous avons de la
peine à engager une conversation à cause de la pauvreté de notre anglais, mais nous
voyageons trop vite pour avoir des sujets de discussion intéressants. Que pouvons-nous dire
en quelques minutes à des gens charmants le plus souvent, qui attendraient de nous autre
chose que des généralités sur le temps, leur pays ou une visite particulière ? Nous tenterons
d’en tirer la leçon lors du voyage suivant, entamant parfois le soir des conversations
laborieuses, mais toujours enrichissantes, avec d’autres voyageurs, tous Australiens. Il nous
aura fallu pour cela comprendre que le motel n’est pas exactement le meilleur moyen pour
communiquer avec les autres, et que les camping ou les « caravan park » sont des espaces
beaucoup plus ouverts et conviviaux.
Après Beachport, Frédéric conduit. Je m’endors derrière et même à Millicent, où ils
décident de faire des courses dans un petit supermarché, je refuse de sortir de ma léthargie,
attendant leur retour. Jusqu’à la petite ville de Mont Gambier la route suit alors le plus beau
paysage que nous verrons de la
journée, et qui forme le Canunda
National Park, et un peu plus au SudEst le Lower Glenelg National Park
jusqu’à Portland. Nous allons faire de
nombreux arrêts, le soleil s’étant mis
maintenant franchement de la partie. La
côte, sableuse le plus souvent, présente
en alternance de beaux points de vue
depuis des dunes couvertes d’une dense
végétation de buissons et d’herbes
souvent parsemées de fleurs, ou des
pointements rocheux aux formes
agressives. La mer très agitée est d’un
bleu-vert splendide. Cette côte est très
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peu habitée, elle présente parfois dans ses portions les mieux abritées de petites forêts
d’eucalyptus, couverts de fleurs rouges, et dans lesquels vivent des centaines de perroquets
verts et roses.
C’est quelque part entre Mont Gambier et Dartmoor que nous sommes entrés dans notre
cinquième Etat australien, celui de Victoria. Pour satisfaire notre vanité il ne manquera plus
que la Tasmanie ! C’est l’Etat où la densité humaine est la plus forte : dix fois plus petit que
l’Australie Occidentale il est presque trois fois plus peuplé que lui ! Rien pourtant ne vient
nous donner l’impression que nous avons franchi une frontière : les fleurs sont toujours aussi
belles et la côte aussi vide. Nous faisons une rapide visite de Portland, qui semble être tournée
surtout vers la pêche, et prenons la direction de Port Fairy, dans une lumière de plus en plus
déclinante. Lorsque nous arrivons dans ce petit port de pêche c’est avec la nuit. Aucun
problème pour trouver un logement, c’est plutôt le trop-plein de motels, de B&B et de
« caravan parks » en cette basse saison touristique. Celui que nous choisissons est adorable,
comme ses deux propriétaires, une vieille dame et sa fille, directement sorties d’un roman de
Dickens. Avant de nous montrer notre chambre, elles tiennent absolument à nous faire
admirer leur collection de souliers de porcelaine, qui occupent une pièce entière dans des
vitrines. Elles en possèdent de tous les pays, de toutes les formes et de toutes les couleurs, et
sont fières de nous montrer celles qui proviennent de Limoges.
Dans la fraîcheur humide qui s’est installée, nous débarrassons nos affaires et nous
installons, Florent n’est pas bien, il a un peu de fièvre et préfère se coucher en regardant la
télévision. Nous partons donc seuls, Christiane et moi, pour visiter le centre ville, mais tout
est vide et inactif dans des rues presque trop larges. Même le port de pêche, l’un des plus
important du Victoria, semble endormi. Heureusement des magasins « take away » sont
ouverts, on s’achète quatre soupes superbes. Après le repas « catastrophe ! », Frédéric appuie
trop fort sur un bouton de commande de l’eau, et nous n’avons plus d’eau courante à la salle
de bains et aux WC. Il faut aller expliquer cela à la grand-mère, qui est seule, qui ne sait trop
que faire. Elle doit téléphoner à sa fille pour lui expliquer les déboires de ses seuls clients.
Après quelques dizaines de minutes d’attente, elle vient nous expliquer qu’il vaut mieux
changer de chambre, et que de toutes façons nous n’aurons pas d’eau chaude avant demain car
il n’y a plus de gaz. Ce n’est vraiment pas la saison touristique ! Il faut donc tout déplacer,
sortir Florent de ses draps, nous installer dans une nouvelle chambre glaciale. Heureusement il
n’est que 9h, nous allons avoir le temps de la rendre un peu moins froide et d’attendre que les
couvertures chauffantes aient fait leur effet. Nous avons tellement respiré d’air marin et
marché en plein vent dans les dunes et sur les plages que nous ne demandons pas notre reste
pour nous endormir, d’autant plus que nous avons roulé tout de même presque quatre cents
kilomètres. Seule petite ombre au tableau, je m’apercevrai deux jours plus tard que j’ai oublié
dans la première chambre mon unique veste chaude. Comment faire pour la récupérer ?
Vingt-huitième jour de voyage. Pour le second matin consécutif ce n’est pas la grande
forme, même si nous constatons que l’eau chaude est revenue, et que grâce à la chaleur
douillette des lits nous avons retrouvé notre métabolisme. Nos problèmes, pour la première
fois, sont physiques : Christiane souffre du ventre, ce qu’elle a mangé à Kingston était peutêtre vraiment mauvais, Frédéric a mal à la gorge, Florent toujours fiévreux, et une douleur à
l’épaule gauche m’empêche de faire le moindre mouvement brusque ! Il y a des jours comme
cela, qui ne sont pas des bons numéros, mais il n’est pas nécessaire de croire que l’arrivée
dans cette Australie froide et humide en est seule responsable. Il faut sortir la trousse de
secours, trouver des médicaments adéquats et repartir de toutes façons, puisqu’il n’y a pas
d’autre solution.
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La Princess highway longe la côte de très
près, mais le temps couvert et maussade ne
nous incite guère à rééditer nos marches
d’hier sur les plages. Nous nous sentons
cependant obligés de nous arrêter très vite
dans une réserve naturelle, dite de Tower
Hill. Il s’agit de l’intérieur d’un vaste cratère,
où le bush a été régénéré, avec plantation de
grands arbres, et dans lequel des animaux
sauvages australiens ont été installés. La
végétation est en effet très dense et dans un
calme impressionnant nous en faisons le tour,
en dehors de deux émeus et de gros oiseaux
de proie, nous allons surtout apercevoir,
endormis sur des branches d’arbres, de gros
koalas. C’est d’ailleurs là que Frédéric prend
la plus belle photo d’animaux de notre
voyage, représentant un koala installé aux
croisement de deux grosses branches .
Dans la grosse ville de Warnambool nous
faisons un premier arrêt pour remplir notre
réservoir, la mésaventure d’avant-hier nous
rend prudents, et pour tenter d’observer les
grandes baleines australes depuis le sommet
des dunes de Logan beach. Nous n’en verrons
pas mais la plage de sable rouge est battue par les vagues énormes d’un Océan Indien
déchaîné. Nous sommes surpris par cette force brutale que la mer semble dégager ici, mais
depuis le Cap Nelson, à côté de Portland, et jusqu’au Cap Otway, sur cent cinquante
kilomètres, cette côte est la plus dangereuse d’Australie en raison des forts courants du détroit
de Bass, qui sépare le continent de la Tasmanie, mais aussi des nombreux récifs et des
brouillards fréquents. Plus de quatre-vingt navires s’y sont échoués depuis plus d’un siècle.
Peu après Warnambool commence d’ailleurs la Great Ocean Road, qui sur plus de trois
cents kilomètres longe la côte jusqu’à Torquay, et constitue l’un des rivages les plus
spectaculaires d’Australie. Cette route étroite, sur laquelle il faut en permanence contrôler sa
vitesse et garder une maîtrise complète de son véhicule, va être faite en totalité aujourd’hui, à
petite allure, nous permettant de passer de merveilleuses plages pour surfeurs ou promeneurs
à des falaises redoutables, largement battues en brèches par de profonds canyons, où les
vagues s’engouffrent avec fracas. Le point fort de notre visite va se situer surtout entre
Petersborough et le Cap Otway, soit durant plus de cinq heures. Pendant tout ce parcours,
effectué parfois très lentement, nous n’allons omettre aucun arrêt, essayant de tout voir à un
rythme nouveau, profitant au maximum des vues exceptionnelles qui se succèdent. Seule une
vue d’avion pourrait d’ailleurs donner une impression d’ensemble de cette côte, succession de
caps et de rentrants, d’îles plus ou moins grandes abandonnées en pleine mer par l’érosion
délirante d’un grand plateau, formé de couches géologiques tendres, de couleur jaune et ocre,
parfaitement horizontales.
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A Port Campbell après avoir observé le London Bridge et The Arch, par un petit sentier sur
lequel il vaut mieux ne pas avoir le vertige, nous sommes sans doute marqués par ce que nous
venons de voir, et en sortant de la piste qui y mène pour rejoindre la grande route, nous
commettons une grosse erreur de conduite, nous retrouvant à contresens dans un refuge alors
qu’arrive en face et assez vite un gros car de tourisme. C’est
sans doute le seul oubli de notre voyage, qu’ici, la circulation
se fait à gauche. Il aurait pu nous coûter très cher et nous en
assumons tous la responsabilité. Pour nous remettre de cette
émotion nous trouvons une place de pique-nique
extraordinaire : une grande table de bois avec des bancs sur un
replat qui domine la mer et une magnifique plage. Nous
mangeons en ayant sous les yeux cet immensité océanique, en
plein soleil, un peu timide tout de même. Nous descendons
même sur la plage jouer au ballon de « footy » ( le football
australien ) avec Florent.
La visite se poursuit ensuite, à notre allure, entre Port
Campbell et Princeton, avec deux points forts. Le premier est
Loch Ard Gorge, qui porte le nom d’un navire d’immigrants
irlandais, qui en 1878 vint s’échouer dans cette gorge. Deux
personnes seulement survécurent à ce drame. Un peu plus loin
ce sont les célèbres Twelve Apostles, même si nous
n’arriverons pas à retrouver les douze personnages. Certains
ont peut-être, depuis que ce nom leur a été donné, terminé leur
érosion, mais le spectacle de ces colonnes rocheuses, immobilisées le long du rivage et
battues par les vagues, est étonnant.
Il est plus de 15h et nous avons encore deux cents kilomètres pour aller jusqu’à Torquay,
où Frédéric veut absolument être ce soir. La route quitte alors le littoral, et traverse de grandes
forêts très touffues, dans un relief tourmenté. Le Cap Otway semble être la terminaison d’une
véritable chaîne de montagne complexe, il se continue vers l’est par un grand parc national du
même nom, dans lequel nous entrons. Il s’agit d’une belle forêt pluviale, formée de
gigantesques eucalyptus et de fougères arborescentes. Nous commençons même une marche
par un « trail » bien indiqué, mais le temps demandé pour faire la boucle entière est trop long.
Nous sommes donc obligés de rebrousser chemin.
A partir d’Apollo
bay la route épouse de
manière constante les
pourtours du rivage.
Nous
allons
donc
assister à un véritable
festival
de
formes
littorales, toutes plus
belles les unes que les
autres : plages, caps,
récifs, dunes, cordons, vagues ! Nous sommes obligés de rouler lentement, parfois à 30
kilomètres/h. Plus nous nous rapprochons de la baie de Melbourne et de Geelong, et plus le
paysage s’humanise. Ce sont maintenant des centres de villégiature, de plus en plus
importants par la taille. Au delà de Lorne, où nous nous promenons un moment, le
peuplement est même presque continu, mais beaucoup de maisons sont fermés.
A Torquay, nous trouvons, à la tombée de la nuit, un magnifique hotel-motel, dans Bell
street, pour 70 $ la nuit, ce prix est un peu devenu notre norme. Nous sommes ici dans un des
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lieux les plus célèbres pour le surf, d’où l’insistance de Frédéric pour y être ce soir. Nous
ressortons pour faire une petite reconnaissance dans cette station, qui nous paraît quand même
bien morte dans la nuit. Nous mangeons dans notre grande chambre, et passons une assez
longue soirée télévision, de laquelle il ressort une assez grande inquiétude devant les
informations météo, assez pessimistes pour les jours qui viennent.
Après un long petit déjeuner,
avec grille pain mis à notre
disposition, nous quittons assez
tôt ce motel, intérieurement
l’un des plus beaux que nous
ayons eu. Les préparatifs ont
été rapides, puisqu’à 8h 30
nous posons le pied sur notre
première plage, la plus connue,
celle de Bell’s beach. Il faut
sans doute l’œ il du spécialiste
pour distinguer ce qui la sépare
des autres, sans doute des
rouleaux fréquents, plus grands
et moins imprévisibles . Avec
celle de Jan Juc, qui est à côté, nous consacrons plus d’une heure à observer quelques
surfeurs, mais la mer nous semble assez calme, ce qui explique sans doute, avec l’heure
matinale, le petit nombre de personnes qui sont dans l’eau. L’un d’entre eux nous paraît
particulièrement doué. D’autres jeunes arrivent mais semblent hésiter à se mettre à l’eau.
Nous passerons ensuite deux heures au centre de Torquay, à sauter d’un magasin
d’accessoires de surf, au sens le plus large, à un autre, et ce n’est pas ce qui manque ! Tous les
magasins ouverts, en général consacrés à une seule marque ( Billabong, Rip Curl, Quicksilver
et d’autres encore ), vont être visités attentivement par Frédéric, Florent et Christiane. Grâce
au soleil qui est intermittent je les attends le plus souvent à l’extérieur, à observer cette station
vide, dans laquelle la plupart des bâtiments et des autres commerces sont fermés. A voir
cependant le nombre et l’importance des installations d’accueil il doit y avoir beaucoup de
monde l’été. Comme j’ai le temps, je constate une nouvelle fois que le milieu des surfeurs est
vraiment engagé contre les essais nucléaires français par des campagnes de boycott des
produits français : des autocollants allant dans ce sens garnissent la plupart des devantures ou
les lunettes arrières des voitures. Mais les marchands de produits australiens ne refusent pas
de les vendre à des Français, puisque les deux garçons vont encore garnir leurs valises de
chemises et de sweet de marque, à des prix paraît-il très intéressants. Frédéric s’achète même
un veste noire qu’il décide de me prêter pour la Nouvelle-Zélande.
Après vingt-cinq kilomètres de route nous arrivons à Geelong, deuxième ville du Victoria,
située à soixante-dix kilomètres de Melbourne, dans la baie de Port Phillip. C’est une grande
ville industrielle, et nous nous arrêtons au centre. Nous sommes frappés tout de suite par la
moins belle qualité des constructions et de certains équipements collectifs, comme les trottoirs
et les petits parcs. Nous sommes loin de Perth, Brisbane et Adélaïde. Les habitants euxmêmes semblent nettement moins riches, on y sent une immigration plus récente et parfois
même une certaine pauvreté. Nous mangeons un excellent repas chinois, encore un « all you
can it », et marchons un moment dans ce centre animé avant de prendre la direction de
Melbourne. Il faut une demi-heure, par une véritable autoroute, pour rejoindre la capitale du
Victoria, la plus grande ville d’Australie avec Sydney.
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Nous arrivons dans une
autre dimension urbaine par
rapport aux trois grandes
villes déjà visitées. Melbourne
compte autant d’habitants que
ces trois villes réunies et
occupe toute la partie est de la
baie de Port Phillip. A priori
pourtant le plan quadrillé
paraît simple, mais certaines
rues du centre sont étroites
rendant la circulation et le
repérage
plus
difficile.
Pourtant l’arrivée dans la ville par la West Gate freeway évoque au premier coup d’œ il une
évidente parenté avec ses cousines américaines : un groupe compact de gratte-ciel
impressionnants s’offre au regard. Ils sont bien installés dans le centre, proches les uns des
autres, tours quadrangulaires bâties sans recherche esthétique particulière. Les difficultés pour
se garer semblent grandes, et nous sommes très heureux de trouver une place dans le sous-sol
d’une énorme tour de verre de trente étages, dont nous aurons les pires difficultés à trouver la
sortie. Il faudra pour cela faire quelques voyages supplémentaires en ascenseur, en compagnie
d’hommes d’affaires quelque peu condescendants à notre endroit.
Lorsqu’enfin nous débouchons sur un trottoir c’est pour constater le froid et le manque de
lumière qui règnent entre ces rangées de grands immeubles. Cette ville ne nous fait penser à
aucune autre, et nous sommes un peu déconcertés, d’autant plus qu’il est déjà 14h 30, et que
nous ignorons encore où nous allons coucher ce soir. Pour nous ôter ce souci de l’esprit
Christiane a l’idée de génie de contacter tout de suite l’Office du Tourisme qui se trouve sur
Bourke street Mall. Il est très bien organisé, avec un personnel efficace et serviable, qui en
fonction de notre fourchette de prix nous réserve une chambre pour quatre, et nous marque sur
le plan de ville l’itinéraire pour s’y rendre. Il nous est possible désormais de consacrer notre
temps à la visite de la ville.
Tout voyageur qui débarque à Melbourne doit remarquer tout de suite, comme nous, le rôle
des tramways dans l’animation qui règne dans la ville. Nous avons l’impression qu’il y en a
partout, ils passent même au milieu des deux Mall, contournent tout le centre et semblent,
d’après la carte qui nous a été donnée, aller dans toutes les directions autour de la City. Nous
avons l’impression en les découvrant, qu’ils font partie de la vie de Melbourne, et qu’ils sont
un remarquable et efficace moyen de transport. Certains sont de très vieilles machines, qui
respirent la solidité des constructions anciennes, ils sont souvent peints de motifs divers.
D’autres sont plus modernes, avec de grandes baies vitrées. S’ils sont appréciés par les
habitants de Melbourne, ils seront pour nous, piétons qui découvrent cette ville, un objet
incessant de danger, surtout dans les Mall, car ils ont priorité sur tout, leurs accélérations sont
très rapides et on ne les entend que s’ils actionnent leur cloche de manière autoritaire.
La deuxième chose remarquable est la richesse architecturale des deux grands Mall,
Swanston street et Bourke street, qui se croisent en plein centre, et qui sont bordés d’arbres,
de bancs et de cafés avec terrasses abritées. Mais les autres rues ne sont pas inactives pour
autant, particulièrement Collins street. Quant aux magasins et aux succursales de grandes
chaînes, Myer par exemple, ils nous semblent encore plus nombreux et plus vastes que dans
les autres villes. Un peu avant 16h nous nous séparons, et pendant que les trois restent autour
des Mall je pars à grandes enjambées vers le pont Saint Kilda et la rivière Yarra. Au passage
j’admire plusieurs bâtiments, mais il y en a trop pour pouvoir les repérer tous. Les trois que je
remarque surtout, sur mon chemin, sont l’Hôtel de Ville, puis la superbe gare de Flinders, de
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style victorien grandiose, et un très beau pub qui lui fait face. Les autres beaux bâtiments de la
ville auraient bien sûr mérité au moins un petit coup d’œ il, sinon une visite détaillée, mais il
faut choisir. Pour l’instant je me promène le long de Southbank, un quartier récent, où a été
construit le grand centre commercial de Southgate. C’est depuis là que je filme et
photographie le centre ville, avec au premier plan la rivière Yarra. Beau spectacle que celui de
cette City dans le soleil couchant. Il me reste un tout petit peu de temps pour aller jusqu’aux
bâtiments
du
Théâtre
National et du Musée
Victoria, autour desquels
circulent des cohortes de
japonais.
Lorsque
nous
nous
retrouvons au centre, nous
sommes tous frigorifiés, car
avec la disparition du soleil
un froid vif s’est installé sur
la ville. C’est peut-être pour
cela que nous remarquons
davantage combien les gens
sont couverts, et combien ils
se
hâtent
lorsque
le
cliquètement des passages
piétons leur autorise le passage. Il existe aussi au centre de Melbourne une petite Chinatown
que nous allons visiter, avec ses enseignes en chinois et sa porte symbolique, qui indique
l’entrée du quartier. C’est une autre remarque que nous pourrions faire sur cette ville, les
Asiatiques y sont en grand nombre. En revanche nous n’avons vu aucun Noir, ni Africain ni
Aborigène. Sur le plan humain beaucoup de chanteurs font la manche, quelques clochards
traînent vers la gare, et les jeunes en âge scolaire sont tous en uniforme.
Dans le grand immeuble où se trouve le parking nous mettons plus d’un quart d’heure pour
retrouver l’auto, au milieu d’hommes en costumes et de femmes en tailleurs, qui sortent d’une
grande salle de conférence, et lorsque nous payons nous avons la surprise de la journée : 21 $,
soit 80 francs, pour moins de quatre heures ! C’est l’un des parkings les plus chers que nous
ayons eu pendant nos voyages, mais aussi en France. Nous sommes probablement tombés sur
l’une des tours les plus sélecte de Melbourne. Mais le prix excessif du parking est peut-être
dissuasif compte tenu des excellents moyens de transport collectifs. Quelques instants sont
encore difficiles car nous nous retrouvons dans une circulation très dense, avec une direction
qu’il nous faut absolument respecter. En cet instant la grande difficulté sera de négocier notre
déplacement par rapport à celui des tramways. Ces derniers sont en effet prioritaires, et il ne
faut surtout pas stationner sur les rails pour tourner dans un sens ou dans un autre. C’est ainsi
que pour tourner à droite à un carrefour, il faut d’abord se déporter à gauche, en mettant le
clignotant, pour laisser libres les rails, et attendre le passage des tramways pour tourner à
droite, après avoir changé le clignotant ! Un véritable casse-tête, que j’oublie de faire à un
carrefour, un des rares où se trouve un policier, qui me fait baisser ma vitre pour me faire des
remontrances ( ou plus ? ) mais qui comprend tout de suite à mon anglais qu’il ne faut pas
insister.
Une fois sortis de la City, nous allons profiter du ralentissement pour observer Melbourne
« by night ». C’est superbe ! Les immeubles sont illuminés, tous les arbres sont garnis
d’ampoules comme à l’époque de Noël, le tout sur fond de trottoirs vides. Ce n’est que vers
19h que nous trouvons notre Charnwood Motor Inn Motel, dans le quartier de Saint Kilda,
quatre ou cinq kilomètres au Sud du centre ville, dont nous sommes séparés par le grand
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Middle Park. Le quartier est calme et
agréable, mais nous manquons de chance
car notre très grande chambre est au
deuxième étage sans ascenseur. Or
comme il nous faut tout ranger ce soir et
préparer les bagages pour le voyage de
demain, nous devons absolument tout
monter ! Toute cette préparation nous
demande plus d’une heure.
Vers 20h 30 nous partons les quatre à
pied sur un large boulevard. Il fait froid
et il pleuviote, mais nous commençons à
être habitués. Une demi-heure plus tard,
enfin, trois magasins « take-away » nous
offrent le choix entre manger chinois,
indien ou italien. Nous choisissons la
dernière solution et nous nous faisons
faire quatre énormes pizza. Cela demande beaucoup de temps, mais l’atmosphère est agréable
avec le four à côté, et le patron a envie de discuter et de parler de l’Europe, avec une certaine
nostalgie nous semble-t-il. Nous revenons à toute allure car la pluie tombe drue et nous ne
voulons pas que ces belles pizzas soient moins appétissantes. Nous nous installons dans notre
chambre pour manger. Malgré notre faim il en restera presque la moitié. Et nous qui ne
voulions plus aucun reste ! Exceptionnellement nous nous couchons assez tard, non sans avoir
jeté, depuis un coin de notre fenêtre, un dernier regard sur le centre de Melbourne.
C’est la trentième journée. Un mois déjà. Nous sommes à la fois tristes et fébriles car c’est
le jour de la grande séparation. Pour un peu moins de deux semaines Frédéric nous quitte et
part voler de ses propres ailes vers des climats plus chauds. On ne peut pas dire la même
chose pour nous qui rejoignons des terres plus froides encore en cette saison. Nous nous
sommes levés assez tôt dans notre grande chambre, et nous déjeunons longuement car nous
avons encore un gros carton contenant de la nourriture, qu’il n’est pas question d’emporter en
avion. Pendant que nous bouclons les valises, puis les descendons dans le coffre, Florent
s’amuse à l’extérieur avec son nouveau ballon. Dans les immeubles qui nous font face il y a
beaucoup de bureaux où des gens s’activent déjà. Pour retourner à Melbourne nous
empruntons vers le Nord la Saint Kilda road, qui passe sur le pont du même nom, et nous
permet d’observer encore la partie centrale de la ville. Mais pas question de s’arrêter car la
circulation est bien sûr très dense à cette heure-ci. Note positive tout de même, maintenant
que nous avons bien compris le système des carrefours et la priorité aux trams, nous n’avons
pas de problème pour circuler dans la partie centrale qu’il nous faut traverser, pour gagner la
grande place du Queen Victoria Market, au Nord de la City.
Nous allons passer en effet toute la matinée dans ce grand marché couvert, qui n’a rien
d’un supermarché, et qui nous présente un autre aspect de la réalité de Melbourne. Bien sûr
l’anglais domine, mais beaucoup de marchands de fruits parlent chinois ou indonésien, ceux
de légumes et de cuirs s’expriment en italien entre eux, et d’autres stands sont grecs, libanais.
Plusieurs fois même on nous répondra, chose exceptionnelle, avec quelques mots de français.
Même si nous fréquentons surtout les marchands de vêtements et de cuirs, nous trouvons de
tout dans ce marché : des légumes, des fruits, des plats cuisinés de tous les horizons, des
animaux, des objets de toutes sortes. Cette profusion nous rappelle Mindil beach à Darwin,
mais c’est un autre peuple australien qui se manifeste ici, et le simple fait de se promener
partout est très enrichissant et nous plaît beaucoup. Il n’y a rien de commun avec les hommes
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et les femmes qui hier arpentaient les rues du centre de Melbourne, ou ceux rencontrés dans
notre grande tour-parking. Dommage que je sois obligé de me promener avec ma grosse
sacoche pendant trois heures, car je n’ai pas voulu la laisser dans l’auto avec les bagages. Je
n’ai pas l’impression que nous risquons d’être dévalisés, mais trop de choses importantes s’y
trouvent. A un moment je vois un vieil homme se servir de deux pommes sur un étalage et
partir sans payer, mais ce n’est pas ce geste de pauvreté qui peut nous porter préjudice. Nous
faisons de nombreux achats, surtout de vêtements, et vers midi allons manger des saucisses
avec de la choucroute et de la moutarde forte. La jeune fille qui nous sert nous parle en un très
bon français, qu’elle nous dit apprendre à l’école.
Vers 13h nous prenons la route de l’aéroport, en direction du nord-est. Il est très facile à
trouver, mais c’est à l’intérieur que les choses sont plus compliquées, car comme toujours en
Australie, l’aéroport international est séparé du « domestique ». Nous déposons donc Frédéric
et Florent avec tous les bagages, et allons rendre l’auto à Hertz, en nous trompant d’ailleurs de
parking. Nous en profitons pour réserver une autre voiture à Sydney, pour les trois jours que
nous allons y passer à la fin du mois. Après avoir mis un certain temps pour rejoindre à pied
les deux garçons, nous déambulons un peu tristement, car au bout de quatre semaines
ensemble, nous nous séparons pour gagner vraiment le bout du monde, par rapport à la
France. Nous nous partageons ce qui reste de nourriture en conserve, grignotons quelques
morceaux de pizza d’hier soir, que Frédéric ne veut pas tous prendre, et abandonnons, c’est le
mot, notre fidèle carton, qui était arrivé à tenir le coup presque quinze jours !
Nous allons nous enregistrer les premiers pour le vol d’Auckland. Au guichet l’employée
très sympathique nous fait d’abord remarquer que nous dépassons de huit kilos les soixante
autorisés, puis, lorsqu’elle voit nos passeports elle nous explique qu’elle a une grand-mère
française, même si elle ne parle pas notre langue. Elle est en revanche extrêmement surprise
de nous voir nous rendre en Nouvelle-Zélande à cause de la campagne anti-française qui s’y
déroule. Nous voilà donc prévenus ! Déjà que nous étions un peu angoissés à cette idée, c’est
gagné ! Délestés de nos bagages nous accompagnons Frédéric au terminal intérieur, où il doit
prendre un avion pour Sydney, avant de s’envoler le lendemain pour la Nouvelle Calédonie.
Après avoir tourné en rond devant quelques magasins, nous nous quittons vers 15h, grand
moment d’émotion qu’il immortalise par une photo. Puis il disparaît dans le couloir qui mène
à sa porte d’embarquement. Deux ans plus tard, par un petit matin glacial et dans ce même
aéroport de Melbourne, nous
retrouverons encore cette
image. « Que c’est triste
Orly » chantait Jacques Brel.
Pas triste mais nostalgique.
Après avoir vu décoller son
avion depuis les grandes baies
vitrées d’un restaurant, nous
passons la police et allons
attendre dans la « free zone »
où nous faisons encore du
lèche-vitrine. C’est là que
j’assiste, à côté de moi, au vol
d’une opale dans son écrin par
un indou, ou un pakistanais,
bien mis et très respectable
d’aspect. Rien de commun
entre lui et mon vieux voleur de pommes de ce matin, mais avais-je les yeux particulièrement
ouverts aujourd’hui ? Nous allons nous asseoir dans notre zone de départ en pensant beaucoup
92
à Frédéric qui est en train d’atterrir à Sydney où il redoute de passer la nuit. Il nous dira plus
tard que ses inquiétudes étaient vaines, et que tout s’est très bien passé jusqu’à son envol très
matinal pour Nouméa.
Puis c’est assez vite l’embarquement sur un 747 de la Qantas, qui effectue le vol
Melbourne-Los Angeles par Auckland, et continue ensuite sur Londres. L’avion est complet
et nous estimons avoir eu de la chance pour nos trois places avec un hublot. Lorsque nous
mettons le pied dans cet avion nous avons un petit pincement au cœ ur, car cette sixième
Australie de la Great Ocean Road est finie, et bien finie. Là aussi nous apprécions le choix
d’être restés « collés » à ce littoral magnifique d’Adélaïde jusqu’à Melbourne, même si nous
n’avons rien vu des grandes montagnes du Victoria.
93
DE L’ILE FUMANTE A L’ILE DE
JADE
VOYAGE AU PAYS DES KIWIS
Il n’est pas question dans notre esprit de faire de la Nouvelle-Zélande le huitième Etat de
son immense voisin. Nous nous rendons bien dans un autre pays, monde très britannique des
Antipodes, cousin germain de la grande Australie, mais qui n’est pas l’Australie. Trop
souvent, depuis l’Europe, notre perception de ce pays de dimensions modestes ne se fait que
dans l’ombre du grand territoire qui se trouve à l’ouest. Nous avons tendance à ne regarder
que l’origine anglaise de ces deux peuples, et de ce fait de les confondre dans un même
ensemble. Pour un Français moyen c’est vrai que les clichés sur ce pays rejoignent un peu
ceux de l’Australie : All Blacks et Wallabies pratiquent le même rugby, la bière et le thé sont
des boissons nationales, les hommes qui vinrent à deux reprises lutter en Europe aux côtés des
alliés se battaient sous le même sigle de l’ANZAC, et leur fidélité commune à la GrandeBretagne les rend très proches.
A y regarder de plus près cependant la personnalité néo-zélandaise est évidente par son
passé Maori, qui l’imprègne beaucoup et reste très vivant, ou par sa nature géologique et
géographique très complexe, qui fait cohabiter volcans et glaciers, geysers et pistes de ski,
impressionnantes forêts de kauris et fougères arborescentes. C’est aussi la culture pakeha,
celle des pionniers blancs, faite de valeurs privilégiées comme le travail, la justice,
l’indépendance, la ténacité, que l’on retrouve dans le nouveau cinéma de ce pays, celui de
« La leçon de piano » ou de « Un ange à ma table » de Jane Campion, même si le premier
pose également la vaste question des rapports sociaux entre colons et maoris.
Peuple original, profondément attaché à des principes d’écologie, malgré la diminution
régulière des superficies forestières, ses relations avec la France ont été souvent tendues en
raison des essais nucléaires de notre pays dans le Pacifique. C’est à cause de cela qu’éclata en
juillet 1985 la grave crise du Rainbow Warrior, coulé dans le port d’Auckland par les services
secrets français, alors que Greenpeace s’apprêtait à commencer une campagne contre les
essais de Mururoa, et qui entraîna la mort d’un journaliste. Depuis cet acte absurde, et malgré
les excuses présentées par la France, les relations n’ont jamais été excellentes entre les deux
pays. Elles commencèrent à s’améliorer avec la suspension des essais en avril 1992. Nous
arrivons à Auckland au moment où la France a décidé de les reprendre, trois ans plus tard.
Nous n’aurions pas pu choisir meilleur moment.
Le décollage permet une vue splendide de Melbourne. Il est exactement 16h 20, et au fur et
à mesure que l’avion s’élève on constate l’importance de l’agriculture, et surtout de l’élevage,
pour cet Etat. Même si le temps est parfois couvert le survol des Snowy Mountains, couvertes
de neige, est splendide, ici l’homme est beaucoup moins présent, et la forêt semble tout
recouvrir. Il faudra à l’avion environ trois heures pour parvenir jusqu’en Nouvelle Zélande, à
la vitesse de 900 kilomètres/h. C’est une première surprise pour nous, nous ne pensions pas
que les deux pays étaient si éloignés l’un de l’autre. Nous apprécions beaucoup le repas, servi
par un équipage jeune et direct : lorsque le stewart apprend d’où nous venons, nous avons
droit à une double ration de vin blanc. Grâce à la carte, sur l’écran, nous constatons que
l’avion se dirige droit vers l’est, Auckland étant située à la même latitude que Melbourne. Endessous de nous ce sont les immenses étendues du Pacifique, que nous allons voir environ
pendant une heure, avant l’arrivée de la nuit. Je joue un peu aux cartes avec Florent, et ce vin
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blanc, qui nous a rendu un peu euphoriques, nous permet d’apprécier doublement cette
approche d’un nouveau pays.
L’arrivée sur Auckland, de nuit, est magnifique. L’avion survole longuement la ville,
presque magestueusement, dans une sorte de long virage. C’est une vision féérique que ces
milliers d’éclairages divers, qui donnent un contour et une personnalité à cette ville, où la mer
se devine partout. Nous distinguons de grands ponts et un port immense. A 9h 15, soit 7h 15
locales, nous nous posons, en pleine nuit, sur l’aéroport d’Auckland. Nous pensons encore à
ce moment là, forts de notre expérience australienne, avoir suffisamment de temps devant
nous pour les formalités et pour chercher une chambre. Quelle erreur ! Tout va s’arrêter pour
nous, transformant notre premier contact avec ce pays en événements successifs à oublier.
Ce sont tout d’abord les valises qui vont se faire attendre. Les quatre dernières à tourner
sur le manège sont les nôtres, ce qui fait que nous nous trouvons au bout de l’unique file de
contrôle de police réservée aux étrangers ( les autres, c’est à dire cinq ou six files, sont pour
les Néo-Zélandais et les Australiens ). Lorsque notre tour arrive nous sommes désormais les
seuls de ce côté-ci du contrôle. C’est une femme maorie qui s’occupe de nous, et sans qu’un
seul mot n’ait été échangé, nous allons attendre plus de vingt minutes, alors que pour les
autres personnes placées devant nous cela ne prenait qu’une ou deux minutes pour chacune,
en particulier pour les quatre allemands qui nous précédaient. Tous les autres postes sont
fermés et éteints, ainsi que la plupart des lumières du grand hall où nous nous trouvons. Nous
avons nettement l’impression que c’est sciemment que nous attendons, car le policier ne fait
pas grand chose de nos passeports derrière son pupitre. Nous ne paraissons pas être bien vus
ici !
Nous voici enfin dans l’aérogare. La jeune fille de Hertz n’a rien de sympathique non plus,
elle regardait la télévision et nous avons presque l’impression de la déranger. Quant aux
formalités elles sont très longues, et nous devons payer des suppléments non prévus, ce qui ne
nous est pas arrivé les quatre fois en Australie. Enfin nous avons les clefs. Non loin se trouve
un service spécial pour réserver des chambres, et nous en prenons une dans un motel à cinq ou
six kilomètres de l’aéroport. Ouf ! Nous voici vraiment en Nouvelle-Zélande, sous une petite
pluie fine et froide, cherchant sur le parking l’auto qui est très loin. Nous y rangeons les
affaires, regardons la carte de la ville, et au moment de partir, constatons que ce n’est pas le
modèle demandé, et que les vitesses ne sont pas automatiques, ce qui est un impératif pour
nous, le levier étant à main droite. Il faut chercher un autre caddie, charger les valises, et
retourner déranger cette aimable jeune femme. Cela n’a pas l’air de lui plaire du tout, et elle
nous le fait nettement comprendre. Nous allons passer ainsi plus de trois-quarts d'heure à
négocier, discuter. Finalement nous pouvons avoir une Honda Accord automatique pour 15 $
néo-zélandais de plus par jour. Ce n’est pas vraiment une bonne surprise, cela nous fait le prix
de la location pour une voiture plus petite.
Retour au parking, nouveau transfert des valises, et cette fois-ci départ, enfin. Nous avons
atterri à 19h 15, il est 22h 30, cela fait plus de trois heures. Notre moral en a pris un sacré
coup. L’auto est trempée, il pleut, l’air est froid. Heureusement il ne nous faut pas plus de dix
minutes pour trouver le motel, qui est en fait une assez grande maison, dans laquelle des
chambres individuelles sont louées à des gens de passages. Le WC et la douche sont
communs. Le propriétaire nous attend sur le pas de la porte, et nous avons un peu le profil
bas, car lorsqu’il a été appelé nous avions annoncé notre arrivée dans le quart d’heure suivant.
Avec un air pincé et d’une voix monocorde qui a sans doute un sens, il nous fait remarquer
que nous avons mis beaucoup de temps, et ajoute que si nous ne voulons pas la chambre nous
pouvons toujours chercher ailleurs.
L’heure tardive n’est pas à la polémique, nous nous excusons, payons notre dû, et gagnons
notre chambre sans aucun commentaire, sauf en nous-mêmes. Il fait froid, et le minuscule
chauffage que nous branchons n’est d’aucun secours. Un coup d’œ il aux toilettes et à la salle
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d’eau nous démontrent que nous n’avons pas fait le bon choix. On s’en serait déjà douté.
Nous sommes épuisés nerveusement. Notre premier contact avec ce pays, que tous les guides
vantent pourtant beaucoup, est une catastrophe. Nous sommes dépités. Que faisons-nous ici ?
Florent le bienheureux s’est endormi tout de suite, nous avons cru le faire vers minuit
trente. En réalité nous avons eu jusqu’au matin l’impression de somnoler, dans une chambre
que le minuscule chauffage électrique ne tempérait même pas. Je me lève vers 8h ( heure de
Melbourne 6h ), et je vais prendre une douche difficile dans un tout petit réduit déjà trempé.
Une demi-heure plus tard Christiane et Florent émergent, ils sont comme moi, très fatigués.
Une heure plus tard nous sommes prêts pour le départ, et dans la salle commune nous prenons
un café très clair, et discutons un peu avec notre loueur, toujours un peu froid mais efficace
quant aux réponses à nos questions. Sommes-nous dans une meilleure disposition d’esprit, et
notre réaction hier au soir et cette nuit n’a-t-elle pas été excessive ? N’avons-nous pas pris des
contretemps pour des brimades ? Le soleil qui est revenu nous permet sans doute d’envisager
au moins la journée avec optimisme.
L’aéroport international d’Auckland étant situé au Sud, nous quittons donc Mangere, où
nous avons dormi, en nous dirigeant vers le Nord, par une très grande route à trois voies. Elle
nous permet d’atteindre la péninsule d’Auckland en franchissant le pont de Mangere. C’est
samedi et la circulation est très fluide, ce qui nous permet de nous repérer très vite dans la
ville. Vu le temps nous décidons de monter en premier sur un point haut. Celui de One Tree
Hill nous semble bien petit avec ses 183 mètres, nous lui préférons un peu plus au Nord le
Mont Eden qui culmine à 643 mètres. La montée en voiture est raide, surtout sur la fin, mais
pour notre vrai premier contact avec la Nouvelle-Zélande, c’est un coup de maître. La ville
d’Auckland n’est pas seulement une ville qui vit en symbiose avec la mer, son espace est
aussi concerné par plusieurs petits cônes volcaniques, très purs et très frais. Celui du Mont
Eden est le plus élevé et il servait autrefois de forteresse, un « pa », aux Maoris. La vue est
époustouflante vers les quatre points cardinaux . Au nord nous avons tout d’abord sous nos
yeux le cratère très régulier et recouvert d’herbe vert tendre sur lequel paissent quelques
vaches, puis au-delà le centre de la ville, qui nous semble immense, avec une « city » de
quelques dizaines de grands immeubles. On devine dans une sorte de brume le célèbre
« Harbour Bridge » qui mène au quartier de Takapuna et à la longue péninsule du nord. Vers
le sud, où l’éclairage du soleil est de meilleure qualité, ce sont les quartiers que nous venons
de traverser. Il sont formés d’une mer de pavillons aux toits à quatre pentes peints de couleurs
variées ( rouge, gris, vert ) dans des rues bordées de grands arbres. Le nombre d’espaces verts
est impressionnant. Cette morphologie urbaine se retrouve aussi vers l’ouest et vers l’est, des
deux côtés de l’isthme, donnant à cette ville un grand équilibre entre verdure et constructions.
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Au-delà des ces couronnes bâties on distingue partout de nombreuses baies ouvertes sur
l’océan. Site exceptionnel qui nous remplit d’émotion et nous réconcilie avec notre voyage.
Pendant que Florent fait un aller-retour jusqu’au fond du cratère, nous observons les gens
autour de nous : beaucoup de japonais bien sûr, mais beaucoup de gens simples, qui se
réjouissent ouvertement de cette belle journée d’hiver qui commence. Nous rejoignons notre
jolie petite Honda, immatriculée TC 3132, et redescendons vers la ville, dont nous gagnons le
centre. Vu au niveau du sol les types de maisons semblent regroupés par quartiers : ici elles
sont minuscules, peintes de toutes les couleurs, et alignées comme dans un faubourg anglais,
un peu plus loin ce sont de petits pavillons précédés de quelques mètres carrés de pelouse, là
des immeubles, qui deviennent de plus en plus grands au fur et à mesure que nous nous
approchons du centre. Nous ne lésinons pas sur l’itinéraire, puisque nous empruntons Upper
Queen street, puis Queen street qui sont les rues les plus actives de la ville, et qui débouchent
sur le port. Nous avons la grande chance de trouver tout de suite une place de parc pour 3 $
dans un immeuble-parking, à mi-chemin du port et de Queen street.
Nous voici donc au cœ ur d’Auckland, sous un soleil printanier, qui nous oblige vite à
abandonner pulls et sweets. Auckland ! Un nom qui fait rêver, de l’autre côté de la terre, mais
que nous étions loin
d’imaginer ainsi en plein
cœ ur de l’hiver. Le
« Waterfront », ce contact
entre la mer et la ville, est
ici à la hauteur d’un peuple
qui a des rapports étroits
avec l’océan. Nous avons
souvent remarqué quel soin
les peuples anglo-saxons
apportent à la mise en
valeur de cet endroit
privilégié, en GrandeBretagne bien sûr, mais en
de nombreux autres lieux
comme Vancouver, San
Francisco, Halifax, plus tard aussi Sydney ou Cape Town. A Auckland un vaste espace
piétonnier agréable ménage une transition entre les grands immeubles de la partie
commerçante de la ville, et le port lui-même, avec ses bassins. On peut ainsi flâner entre deux
mondes, préférer temporairement l’un, sans perdre l’autre de vue. Un pied sur terre, l’autre
tout contre l’océan.
Nous décidons de privilégier tout d’abord le port. Trop de lectures et d’histoires nous y
contraignent. Nous allons ainsi nous promener sur les trois quais les plus accessibles : celui du
Capitaine Cook, celui de Queens, enfin celui de Princess. D’autres se poursuivent vers l’est en
direction du quai King ( qui clôt la trilogie royale ! ), nous n’aurons pas le temps de nous y
rendre. Les trois que nous visitons suffisent d’ailleurs à notre bonheur, l’atmosphère y est
calme, détendue, et de très beaux voiliers ou petits navires de croisière sont à quai. Deux
femmes et un homme vendent des badges pour 1 $. Je m’approche car je comprends mal ce
qu’ils disent. En fait c’est contre les essais français. Je prends alors ma décision et me dirige
vers l’homme barbu. Je lui achète un badge et lui explique que je suis Français. Il est un peu
décontenancé, puis très gentil m’explique qu’il ne fait pas cela contre le peuple français, mais
contre la décision de Chirac, à qui il semble vouer une véritable haine. A mon avis c’est un
enseignant. Me voilà donc affublé d’un badge « Ban the bomb », sans avoir en aucune façon
l’impression de jouer les traîtres, car dans le fond c’est ce que je pense. C’était peut-être aussi
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le modeste droit d’entrée qu’il nous fallait payer. Il veut bien m’indiquer aussi l’endroit où le
Rainbow Warrior I a été coulé par les services spéciaux français, mais lorsque je lui fais cette
demande son visage s’obscurcit et il m’indique l’endroit d’un geste vague. J’ai visiblement
commis une erreur, et ce peuple a toujours de la peine à accepter ce qu’il a considéré à
l’époque comme une agression venue d’un pays ami.
Vers 11h 30 nous mangeons un kebab et Florent un hamburger Mac Do, et entamons la
visite du centre par la Queen street. Les magasins sont nombreux et achalandés, mais nous
nous contentons de quelques souvenirs. Les nombreuses agences de tourisme nous font penser
à Frédéric, sans doute à Nouméa
maintenant, et à Michel et Sophie
quelque part en Asie. Après un long
aller-retour dans cette rue commerçante
nous quittons Christiane, qui y reste, et
repartons vers le port avec Florent pour
visiter le musée maritime du quai
Hobson. Il retrace l’histoire de la
relation de ce pays avec la mer depuis
mille ans, et nous intéresse beaucoup,
d’autant plus qu’il est le seul musée
d’Auckland que nous visiterons, et ils
ne manquent pas dans cette ville. On
termine notre visite en faisant une
longue ballade le long de Quay Street
West : des centaines de voiliers de toutes les formes sont accostés là, une foule nombreuse les
observe, de nombreux cafés ont ouvert leurs terrasses extérieures et celles-ci sont bondées de
gens qui prennent le soleil. Un petit air de printemps souffle sur Auckland.
Aux alentours de 16h nous quittons ce port agréable en direction du nord. Notre but est de
passer la fin de la journée et la nuit dans la région du Northland, un peu le berceau du pays, où
eurent lieu les premiers contacts entre Maoris et Pakehas, et où fut signé en 1840 le traité de
Waitangui, par lequel les Maoris acceptèrent la domination britannique. Nous allons très vite
nous rendre compte qu’on ne circule pas en Nouvelle-Zélande comme en Australie. La
traversée du grand Harbour bridge est impressionnante par trois voies de chaque côté, dont
une rajoutée par les constructeurs japonais en raison de sa saturation. La circulation est
ensuite extrêmement dense, et nous roulons assez lentement sur dix kilomètres. C’est là que
nous nous arrêtons, à Takapuna, pour faire quelques courses, dans une petite ville très
populaire et mélangée. Je vois même un couple mixte maori-européen, alors qu’en Australie
nous n’en n’avons jamais vu entre aborigène et européen, mais pour être honnête ce sera une
des rares fois de notre séjour. La ville paraît plus pauvre, les gens peut-être plus jeunes. C’est
un peu la même sensation que celle que nous avons éprouvée entre à Geelong.
Pendant que Christiane et Florent finissent les courses j’étudie la carte et je me pose des
questions sur l’opportunité de continuer vers le nord. Notre but est en effet de voyager sur les
deux îles et nous ne disposons que de dix jours, y compris les voyages en avion. Il faut être
raisonnable, et cesser de penser que tout est possible. Au retour de Florent et Christiane la
décision est prise et nous faisons demi-tour, retraversons le pont, la ville d’Auckland, et filons
vers le sud. Il est 17h et le jour décline. Route difficile : hors agglomération les gens
conduisent plus brutalement qu’en Australie, et c’est assez lent sur les routes à double sens,
où les interdictions de dépasser sont fréquentes. On constatera d’ailleurs que les cartes
routières donnent un temps de parcours moyen, plutôt que le kilométrage. Le paysage est plat,
verdoyant, avec de longues lignées d’arbres sans feuilles au bord de la route, qui s’élargit
entre Huntly et Hamilton, où nous sommes une fois la nuit largement tombée. Il est 18h 30,
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nous n’avons aucune envie de continuer et
nous nous mettons tout de suite à la
recherche d’un motel. Ces derniers ne
manquent pas dans cette grande ville de cent
trente mille habitants. Nous n’avons que
l’embarras du choix, et nous jetons notre
dévolu sur le motel Whitiora, qui se trouve
sur Ulster street, la grande voie qui arrive
d’Auckland. Pour 77 $ nous avons un
logement remarquable avec un salon
complet, une chambre et une cuisine toute
équipée. Tout est très propre et fonctionnel.
Comme la jeune fille qui s’occupe des locations a eu un sourire un peu provocateur,
accompagné d’une réflexion que nous n’avons pas comprise lorsqu’elle a su que nous étions
Français, nous décidons de fermer les rideaux et de nous organiser chez nous ! Je ne saurai
que plus tard, que lors de l’affaire du Rainbow Warrior, les deux agents Français responsables
de la pose de la mine, le commandant Mafart et le capitaine Prieur, se firent passer pour des
touristes ( les faux époux Turange ), et passèrent la nuit de l’attentat ici, à Hamilton. Peut-être
s’agissait-il de ce motel, bien en vue sur la route d’Auckland, où ils furent d’ailleurs arrêtés
par la police néo-zélandaise.
Nous ne ressortons qu’une dizaine de
minutes, sous une pluie battante, pour faire
des courses dans une grande surface. A 19h
nous nous enfermons et faisons un excellent
repas, composé de steaks énormes et
succulents. Nous passons une soirée
télévision, avec des plages de pub aussi
longues que le film que nous sommes censés
comprendre. Dehors, il pleut très fort sur la
Nouvelle-Zélande. Pour ne pas gâcher notre
plaisir nous avons « zappé » dès qu’il était
question d’informations.
Nous sommes très bien chez nous mais
très heureux aussi de cette première journée réussie ! Contradictions que tout cela !
C’est dimanche, et nous sommes presque au milieu du mois d’août, en France doit
commencer le long week-end le plus chaud de l’été ! Nous avions mis le réveil à 6h 30, mais
je suis le seul à l’entendre. Il fait si bon dans le lit, qu’il faut attendre 7h pour que tout le
monde soit debout. Commencent alors les cérémonies du petit déjeuner et des douches.
Dehors le temps semble glacial et très hivernal. Vers 8h 30 nous quittons notre splendide
motel, entouré d’extraordinaires camélias couverts de fleurs rouges, puis la ville d’Hamilton.
Sur la route numéro 1 nous sommes plongés tout de suite dans un brouillard épais,
suffisamment dense pour nous ramener dans notre passé moulinois. C’est le cœ ur de l’hiver
alors qu’il fait paraît-il une chaleur épouvantable à Toulon d’après Denise, que nous avons
eue au téléphone hier au soir. Peu de temps après nous traversons la petite ville de Cambridge.
Ce n’est pas possible, nous sommes en Angleterre ! Tout rappelle les villes de ce pays, forme
des maisons, aspect tranquille, grand terrain de cricket et magnifiques pelouses, église
anglicane blanche. Même le paysage qui entoure la ville fait penser au Kent ou au Lancashire
avec ses bocages et ses magnifiques chevaux dans des prairies d’un vert tendre.
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Entre cette ville et celle de Putaruru nous traversons une belle forêt, très dense et très
sombre, où les espèces d’arbres sont nombreuses, surtout les fougères arborescentes. Il y a
très peu de monde sur la route, mais les rares personnes qui circulent vont vite et serrent
beaucoup en se rabattant après avoir doublé. Les conditions de circulation nous rappellent
celles de l’Irlande, avec des routes souvent étroites, bordées de végétation dense. Dès que la
forêt disparaît le paysage devient assez uniforme : ce sont des champs qui renferment le plus
souvent des troupeaux de vaches laitières, fréquemment de race frisonne. D’énormes tas de
troncs d’arbres et des souches
encore en place montrent que les
défrichements sont peut-être récents.
Nous arrivons finalement assez vite
dans la zone volcanique de Rotorua.
Cette vaste région de plateau,
parsemée de lacs et de cratères
actifs, occupe toute la partie centrale
de l’île du nord, qui lui doit son nom
« d’île fumante ». Contrairement à
l’Australie, la Nouvelle-Zélande
appartient à la « ceinture de feu du
Pacifique », et les fractures du sol y
sont très actives, particulièrement dans cette région où elles créent toutes les formes mineures
possibles dans le domaine du volcanisme, et les appareils éruptifs les plus spectaculaires.
Cette région de Rotorua est à la fois une vieille zone maorie et un haut lieu du tourisme
dans ce pays. Le premier contact est très original, puisqu’il concerne l’odorat : dès que les
portières de la voiture sont ouvertes des odeurs de soufre ou d’œ uf pourri remplissent nos
narines et nos bronches, comme cela nous avait déjà surpris au Yellowstone ou en de
nombreux endroits en Islande. Nous faisons un arrêt en ville, au bord d’un grand parc. C’est
surprenant ! De partout des fumerolles sortent du sol, parfois très petites. Elles envahissent les
fourrés et les bosquets d’arbres, jaillissent de l’herbe et de la mousse, et montent ensuite se
confondre avec le brouillard encore dense en ce milieu de matinée. Nous nous y promenons
un moment et gagnons ensuite la grande zone éruptive, à trois kilomètres, qui est gérée par
des Maoris. Partout on l’appelle Whaka mais son véritable nom est
Whakarewarewatangaoteopetauaawahiao ! Nous allons rester jusqu’à 13h 30, soit plus de
trois heures, dans ce grand parc payant à la fois naturel et culturel.
Il fait partie de tout l’ensemble volcanique qui entoure le lac Rotorua, mais ici tout est bien
mis en valeur par une présentation astucieuse. Ce sont surtout des manifestations venues du
sous-sol : lacs de boue, fumerolles, solfatares, geysers de toutes tailles, vasques d’eau chaude
d’un bleu profond. Nous faisons tout le circuit et nous attardons davantage devant le geyser le
plus spectaculaire, le Pohutu, qui projette de l’eau jusqu’à trente mètres pendant de
nombreuses minutes. Le brouillard se lève progressivement et nous montons observer les
différents sites depuis un belvédère : c’est surprenant car au milieu des fumées la végétation
est très dense, entre autre avec de magnifiques mimosas géants. Cela rappelle en fait
davantage le Yellowstone que l’Islande, en raison des arbres qui ceinturent les divers bassins
d’activité volcanique. Les visiteurs ne sont pas trop nombreux, et cette longue promenade est
un grand plaisir pour nous tous.
Les Maoris se sont installés dans un village que nous visitons ensuite. Quelle différence
avec les rares lieux d’habitation des aborigènes australiens que nous avons pu entrevoir ! Les
maisons de bois sont ici bien entretenues, peintes de couleurs vives, disposées avec un certain
sens de l’ordre. Elles sont environnées de sculptures sur bois et de bâtiments collectifs, dont le
plus important est un grand marae, temple où se rassemblent tous les membres de la tribu,
100
pour se transmettre la culture
et les arts traditionnels. Nous
nous
achetons
quelques
souvenirs, comme des objets
rituels en bois et nacre, et
mangeons du maïs cuit dans
de l’eau bouillante volcanique.
Chaque maison est d’ailleurs
équipée d’un fourneau qui
repose dans une petite vasque
d’eau chaude naturelle. On
assiste même à la préparation
d’un repas près de l’une
d’entre
elle.
Beaucoup
d’enfants jouent près des piscines maories, composées d’une série de grands bassins taillés
dans de la roche volcanique et remplis d’eau thermale. Après avoir visité un petit musée
maori, nous pique niquons près du parking du centre, sur une herbe dense, où nous
échangeons quelques passes de ballon de « footy » avec Florent.
Nous reprenons notre route en direction du lac Taupo, une centaine de kilomètres plus au
sud. La route numéro 5 traverse le même paysage très vert, uniquement consacré à l’élevage.
C’est une constante en Nouvelle-Zélande, et jusqu’à présent nous n’avons pas vu beaucoup
d’autres activités agricoles. Parfois apparaissent des forêts de conifères. S’agit-il de
plantations récentes ? Peu avant d’arriver au lac Taupo, nous bifurquons sur la droite, en
direction de la vallée thermale de Wairakei. Par une petite route de deux kilomètres nous
arrivons dans une énorme usine géothermique. Cela rappelle Larderello mais surtout, compte
tenu de l’ampleur des installations, ce que nous avons vu à plusieurs reprises en Islande,
particulièrement à Reykjalid. Avant la construction de l’usine il y avait ici plus de vingt
geysers et plusieurs centaines de sources chaudes, qui ont tous été captés pour produire de
l’énergie. Depuis un point haut nous admirons le spectacle surréaliste de ce bassin, parcouru
de grosses canalisations de couleur argentée, entouré de vastes forêts sur lesquelles se
détachent des dizaines de jets de vapeur.
La petite ville de Taupo, au bord du lac qui porte le même nom, est agréable et tranquille.
Elle doit être très active en été, à en juger par le nombre d’attractions qui sont proposées aux
touristes. Le « Lonely planet » nous décrit une bonne dizaine d’activités, la plus importante
étant la pêche. Après une petite ballade dans la ville nous continuons à longer le lac, et nous
nous arrêtons sous la pluie à Waithahanui, dans un grand parc qui présente des activités
artisanales. L’attraction la plus intéressante est malheureusement fermée, il s’agit d’un
élevage de crevettes qui fonctionne grâce à la présence de l’eau chaude du sous-sol. Nous
visitons donc une fabrique d’objets en bois, mais nous battons rapidement retraite car les prix
sont très élevés, et Florent se fait réprimander à deux reprises pour avoir touché des objets
exposés. Seule petite consolation, Christiane déniche des producteurs de miel néo-zélandais,
et achète deux pots de sortes différentes pour nos petits déjeuners.
Quelques kilomètres plus loin, à Hatepe, le soleil apparaît à travers des masses de nuages
sombres, donnant au lac une allure un peu fantastique. Nous profitons de ce beau spectacle sur
un parking, à quelques mètres de l’eau. Des gens s’entraînent au golf en lançant leur balle sur
une cible installée dans l’eau ( c’est 1 $ la balle ). Sur l’horizon, en direction du sud, le soleil
éclaire de beaux sommets enneigés, certains sont visiblement des volcans, et la limite
inférieure de la neige nous paraît bien basse. Plusieurs voitures passent d’ailleurs chargées de
skis, c’est vrai que nous sommes dimanche et que la journée se termine. A Turangi nous
achetons de l’essence, allons dans un centre d’information, et décidons bien sûr de reporter au
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lendemain notre visite du parc national de Tongariro. Il nous faut donc chercher un motel, et
nous en trouvons un très facilement sur la Taupehi road, le long du fleuve Tongariro, c’est le
Judges Pool Motel. La chambre que l’on nous propose pour 79 $ est un véritable petit
appartement, plus grand qu’hier encore, avec deux chambres et un grand séjour-cuisine,
complètement équipé de matériel de belle qualité ( deux fours ! ). Nous sommes peut-être
bien tombés comme hier, mais la qualité de ces locations est irréprochable, et la taille
impressionnante. Sans doute s’agit-il de locations qui fonctionnent surtout l’été pour des
familles, au moment des grandes vacances, mais la recherche du confort nous frappe
vraiment. Seul point noir, toujours le même, il n’y a qu’un minuscule chauffage, mais fort
heureusement des couvertures chauffantes.
Quant à l’homme et à la femme qui nous reçoivent ils nous prennent d’abord pour des
Allemands, puis leurs sourires disparaissent dès qu’ils voient que nous sommes Français. On
va donc leur dire que ce n’est pas facile pour des Français de voyager dans leur pays en ce
moment, surtout lorsqu’on a bonne conscience. Nous leur expliquons que nous sommes
contre les essais, leur sourire revient et ils vont être charmants avec nous, nous expliquant
qu’ils aiment la France, mais qu’ils ne comprennent pas pourquoi elle persiste à faire des
expériences atomiques aussi loin de chez elle, et… aussi près de chez eux. Ils se mettent en
quatre pour nous donner des renseignements, nous submergent de cartes et de prospectus,
téléphonent à notre place à Wellington pour nous réserver un passage sur le ferry entre les
deux îles. Le lendemain matin c’est tout juste s’ils ne nous ferons pas la bise en nous quittant (
non, c’est exclu dans ce pays anglo-saxon ! ). Quelle sale chose tout de même que cette
annonce de la campagne d’essais, à cause d’elle nous nous faisons une fausse idée des gens, et
nous sommes portés à des jugements qui ne sont peut-être pas exacts ! Nous en voudrons
beaucoup à Chirac, car il a sans doute gâché une partie de notre voyage. Réflexion égoïste ?
Pas sûr, car l’intérêt de la France se situait où dans tout ça ?
Nous sommes presque déçus de ne pouvoir utiliser tout cet équipement qui se trouve dans
l’appartement, car sur les
conseils de nos nouveaux
amis, nous allons manger pour
30 $ dans un restaurant
routier. Même si le menu nous
semble plus proche des
habituels
fast-foods,
l’atmosphère
y
est
sympathique et il n’y a pas
trop de monde. De retour dans
une nuit très noire. Nous
allons alors nous pavaner dans
notre
immense
séjour,
regardant la télé depuis nos
grands
fauteuils,
très
bourgeoisement, jusqu’à avoir presque envie de rester ici une journée supplémentaire. Mais le
devoir de rouler encore nous appelle, et la découverte est à ce prix.
Nous avons passé une excellente nuit, un peu fraîche certes, mais nous sommes maintenant
complètement habitués à l’hiver, notre corps a mis du temps, mais tout arrive. Comme les
heures nous sont comptées, et que nous avons prévu un circuit assez important aujourd’hui,
nous nous réveillons tôt et nous préparons, après avoir eu la surprise de trouver devant notre
porte – autre habitude néo-zélandaise avec le litre de lait – un exemplaire du « Dominion », le
journal de Wellington. Les articles sur les essais français et sur les radiations atomiques sont
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très nombreux, mais nous préférons regarder les feuilles consacrées à la météo, qui n’est
guère engageante. Avant notre départ nous discutons longuement avec le couple du motel,
enfin des gens devant lesquels nous n’avons pas honte de dire que nous sommes Français. Ce
seront hélas pratiquement les seuls de tout notre séjour dans ce pays. De très bon matin ils ont
téléphoné pour nous chez Hertz à Picton, dans l’île du sud, et tout est OK pour la voiture de
location. Nous nous quittons comme de vieux amis. Quel réconfort !
Il est 9h moins le quart lorsque nous prenons la direction du parc de Tongariro, la
merveille de « l’île fumante ». Le ciel évoque tout à fait ceux d’Islande ou de Norvège,
dégagé par plaques, sombre et bas en de nombreux endroits. La Nouvelle Zélande est en effet
allongée sur mille cinq cents kilomètres face aux vents océaniques de la zone tempérée, et
l’air marin marque de sa présence une météorologie changeante. Les perturbations, apportées
par les « Westerlies », se déplacent de l’ouest vers l’est à travers le Pacifique sud, et sont
permanentes en hiver, où règnent donc la pluie et le vent. Cet air humide et changeant sera la
caractéristique de tout notre séjour. Si on y ajoute les différences dues à la latitude à savoir
des températures plus douces mais une humidité très forte au nord, la violence des vents dans
le détroit de Cook, les températures basses et les fréquentes tempêtes dans le sud, on
comprend facilement ce sentiment d’instabilité climatique insulaire que nous allons ressentir.
Pour l’instant c’est aussi un autre
paramètre que nous découvrons.
Depuis notre départ de Turangi, la
route monte régulièrement et sans
interruptions. Avec l’altitude non
seulement la température devient
plus basse, mais le paysage se
modifie. Après avoir été caractérisée
un certain temps par des zones
d’élevage, l’activité humaine semble
disparaître et laisse la place à des
forêts de conifères, qui sont
visiblement
des
zones
de
reboisement déjà anciennes. Elles
laissent ensuite la place à une sorte
de lande à fougères brunes et rouges. S’agit-il de cette « lande à tussock » qui se retrouve dans
les zones les plus ingrates, ou des formes dégradées, venues après des défrichements abusifs
de forêts ? C’est de toutes façons un paysage vide et désolé, et on devine dans le fond de
grandes masses montagneuses qui se perdent dans le brouillard. Ce sont les trois merveilles du
parc, les trois grands volcans actifs Tongariro, Ngauruhoe et Ruapehu, que nous ne verrons
hélas que sur des photos ou des cartes postales en raison du temps. La route continue de
grimper, nous traversons maintenant un paysage magnifique, fait de plateaux légèrement
inclinés et de prairies d’altitude d’un vert foncé.
Après avoir entrevu de la route les chutes de Toakakura et des rapides sur notre gauche,
nous bifurquons sur la Bruce road en direction de la zone la plus élevée. La route est en pente
plus forte, quelques virages encore et nous arrivons, dans le brouillard, à Whakapapa qui
forme un petit village où se trouvent des hôtels, dont le plus célèbre est le « Grand Château ».
Immense, il fait un peu penser au grand bâtiment hanté de « Shining », avec ses formes
baroques, ainsi que ses landes et forêts qui l’entourent. Nous faisons un long arrêt au visitor
center du parc, dans lequel se trouve une grande maquette de tout le massif, indiquant les
pistes de ski, les chemins de randonnée, les zones de végétation et les curiosités naturelles.
Tout cela est cependant perdu dans la brume, et personne ne nous conseille d’aller plus haut,
nous nous contenterons donc de cartes postales, à partir desquelles nous ne pourrons
103
qu’imaginer ces volcans empanachés de fumée et couverts de
neige. En sortant du visitor center une neige fine s’est mise à
tomber, il est 10h, des voitures chargées de skis passent près de
nous car il reste sept kilomètres à parcourir pour atteindre le
départ des pistes. Nous allons rouler quelques centaines de
mètres dans cette direction, mais la neige tombe plus fort, et
surtout les voitures s’équipent de chaînes sur le bas-côté. Il est
juste temps de renoncer. Cette décision est dans la nature des
choses, nous ne sommes ici que de simples voyageurs, venus
du pays de l’été. Nous ne devons pas pousser trop loin
l’identification à l’hiver austral.
Suivant en cela les conseils de nos logeurs nous allons alors
commencer un immense tour par le nord, en partie à travers le
Wakahora National Park. Il va nous demander cependant trois
fois plus de temps par rapport à ce qu’ils nous avaient indiqué,
mais nous ne regretterons jamais d’être passés par là, tellement
le souvenir des paysages observés reste gravé en nous. Dans un
premier temps nous traversons , en allant vers le nord, une
vaste région recouverte à nouveau de petites fougères d’altitude
de couleur rouille, alternant avec des prairies alpines. Nous
voyons aussi souvent des zones de broussailles, ce que les néozélandais appellent le « tussock » et le « manuka », qui se sont
installées sur d’anciens défrichements forestiers, et ne sont pas
utilisées par les hommes. Des genêts, des joncs s’y ajoutent, ainsi que des plantes, dont nous
ne connaissons pas les noms, et qui ressemblent vaguement à de petits aloès.
Lorsque nous atteignons le rebord de ce grand plateau volcanique, sur lequel nous sommes
depuis hier, la vallée de la Wanganui s’encaisse profondément, par toute une série de replats,
qui manifestent autant de reprises d’érosion. Ces terrasses emboîtées, dignes de figurer dans
tous les manuels pour géographes débutants, sont recouvertes par des prairies d’un vert
tendre, parfois bordées de petits conifères. Nous faisons un arrêt sur un parking qui domine un
méandre de cette rivière, ce qui nous permet d’admirer ces formes nouvelles pour nous : endessous de nous le versant
concave, couvert de broussailles et
de petits arbustes va se heurter en
contrebas
à
une
rivière
tumultueuse. Sur l’autre versant
des replats successifs accueillent
des dizaines de vaches et de
moutons. Très loin des formes
montagneuses se perdent dans des
nuages bas. On sent cependant
que le soleil n’est pas loin. Il va
nous accompagner une bonne
partie de la journée.
En continuant le long de cette vallée nous allons découvrir la véritable Nouvelle-Zélande,
celle des dépliants publicitaires et des posters d’agences de voyage. Il existe donc ce paysage
où l’herbe verte épouse toutes les formes de relief, où l’arbre se fait tellement rare, qu’on sent
parfois le besoin d’en replanter isolément ou en ligne. Mais ce qui frappe vraiment c’est la
densité de l’herbe, dont la couleur domine tout le paysage, recouvrant tout, jusqu’au sommet
des pentes lacérées par l’érosion, mais qui ne découvrent jamais la nature de leur sous-sol
104
recouvert de prairie. On comprend pourquoi, dans une nature aussi océanique, l’animal
d’élevage a trouvé sa terre d’élection. Nous faisons un petit arrêt dans la ville de Taumarunui,
grande rue calme bordée de maisons à arcades, le tout niché dans un petit bassin. Quelques
courses dans un petit supermarché complètent notre visite, et les gens, que nous croisons
partout, nous font tout à fait penser à leurs cousins d’Ecosse ou d’Angleterre.
Un peu plus loin nous pique-niquons au bord de la route. Autour de nous ce sont des
centaines de vaches et de moutons, enfermés dans des bocages cernés de fils de fer et de
belles palissades. D’après Florent c’est la Nouvelle-Zélande telle qu’il l’imaginait, mélange
de pays océaniques et de fonds de vallées plus chaudes, presque tropicales par endroits. La
route 43, que nous empruntons ensuite à partir de 13h, est de plus en plus mauvaise, nous n’en
sortirons que vers 17h 30 ! Avons-nous commis une erreur d’itinéraire ? Nous ne le pensons
pas, mais sans en être sûr, car les indications pour se repérer sont fragmentaires et même tout
à fait absentes. Le paysage change beaucoup et la route est désormais en lacets étroits, de type
corse ou cévenol, permettant de mettre en valeur des panoramas inoubliables. Deux formes
dominent, de nature fondamentalement différentes.
La première repose sur l’observation des montagnes dès qu’un point haut du parcours
permet une ouverture sur des ensembles plus vastes : deux, trois, quatre horizons successifs de
pentes rapides au vert de plus en plus pâle, parcourues par les griffures de l’érosion, où l’arbre
est totalement absent. L’une des plus belles et des plus sauvages est celle de la montagne de
Pohokura, mais la plus grandiose nous la trouverons vers
la fin de notre parcours, dans la région de Te Weru. A ce
moment là les rayons de soleil, très inclinés en raison de
l’heure tardive, dessineront d’incroyables zones
d’ombres dans ces vallons étroits et ces pentes lacérées.
La seconde constitue les fonds de vallées, de plus en
plus sauvages, particulièrement la Wanganui. Paysage
étonnant que ces forêts australes, celles de « rimu » et
« totara », conifères très fournis accompagnés d’un sousbois dense et toujours vert, où se retrouvent des plantes
parasites de toutes sortes, comme des lianes ou des
épiphytes, et surtout de très belles fougères arborescentes
de plusieurs mètres de hauteur. Tout ce la évoque le
« native bush » néo-zélandais, celui qui couvrait
l’essentiel des îles avant l’arrivée des européens, et
forme encore la plus grande originalité de la flore de ce
pays.
Très vite cette route, sur laquelle nous sommes
vraiment les seuls à circuler, se transforme en piste de
105
mauvaise qualité. Sur plus de trente kilomètres elle est constituée de galets de rivière
mélangés à de la terre sableuse. Nous y roulons très lentement, et à un moment nous avons
presque envie de faire demi-tour et de renoncer en raison d’une boue épaisse sur laquelle la
voiture dérape. Il s’agit pourtant de la partie la plus belle, dans laquelle nous faisons de
nombreux arrêts : le calme est absolu, c’est presque paradisiaque, comme un retour à une
profusion des jardins d’Eden. Le plus beau point d’observation est près d’un pont, entouré
d’une véritable forêt de fougères immenses, avec le bruit calme d’un torrent. Tout près se
trouve un long tunnel, creusé pendant des années par un homme seul, et dont une stèle raconte
l’histoire. C’est un autre grand moment de ce long voyage, un de ceux qui restent au fond de
nous-mêmes, pour longtemps.
Le temps s’est un peu arrêté pour nous. Nous ne regardons plus nos montres et nous ne
nous lassons pas des spectacles tellement inhabituels qui s’offrent à nos yeux. Force est
cependant de constater que le jour décline, que d’autres pistes ont succédé à une route de
mauvaise qualité, que notre compteur kilométrique n’a pas beaucoup varié aujourd’hui. C’est
justement sur les gros graviers d’une piste que nous crevons, en pleine campagne. Il faut vider
le coffre pour constater que la roue de secours n’est pas une véritable roue, et qu’elle ne nous
permet pas dépasser le 30 kilomètres/h. Belle découverte, alors que nous devons prendre le
ferry demain à 14h, après avoir visité Wellington ! Pendant que nous procédons au
changement un homme jeune, aux yeux bleus et aux traits typiquement anglais, nous propose
son aide. Alors que depuis plusieurs heures nous n’avons rencontré personne, cet incident
nous arrive à proximité d’une ferme d’élevage de moutons, que nous n’avions pas vue.
Comme il se fait tard, et que nous allons rouler encore plus lentement, il va téléphoner de chez
lui à un garagiste, en lui demandant de nous attendre pour réparer notre roue, et il insiste
même pour que nous venions chez lui prendre « a cup of tea », ce que nous refusons
malheureusement car nous sommes un peu inquiets à cause de l’heure.
Il nous faut une heure trente pour parvenir, au lieu dit de Toko, à ce que nous croyons être
le garage en question. Un ouvrier est là, pour 20 $ il répare notre pneu, nous place la roue. Il
est 17h 30 lorsque nous repartons. C’est au village suivant, le véritable Toko, quelques
kilomètres plus loin, que nous nous rendons compte de notre méprise : le garage où notre
charmant fermier a téléphoné se trouve là, il est fermé, mais les deux ouvriers que nous
voyons partir en voiture nous ont probablement attendu inutilement un long moment. Nous
sommes navrés pour eux, mais comment aller leur expliquer notre méprise ? La nuit tombe
maintenant mais la route est meilleure jusqu’à Stratford. En arrière-plan, droit vers l’ouest,
nous devinons la montagne énorme du volcan Taranaki, ou Egmont, dont seul le sommet est
couvert par les nuages, mais la masse de l’ensemble se découpe sur un ciel rougeoyant que le
soleil, déjà couché, éclaire encore. A propos du nom de ce volcan, nous remarquons très
souvent que les noms anglophones et maoris cohabitent souvent dans la toponymie pour
désigner une même chose. Il est 18h 30. Dans nos prévisions ce matin nous avions calculé que
nous serions ici vers 14h, et que nous aurions le temps de faire le tour de la longue péninsule
sur laquelle le volcan se tient, comme une sorte de Snaeffels islandais ! C’est splendide mais
frustrant, et nous devons de plus nous imposer une circulation nocturne, si nous voulons voir
un peu Wellington et ne pas louper le ferry demain en début d’après-midi.
Nous roulons donc vers le sud, et par Hawera et Patea, gagnons Wanganui, une assez
grande ville, où nous sommes à 20h. Certes il fait bien nuit, mais la ville nous paraît grande et
remplie de parcs arborés. Nous trouvons sans aucun problème un motel sur l’immense
Victoria Avenue, ce n’est pas ce qui manque ici, et le Midtown Motor Inn est tout neuf. Pour
69 $ nous avons encore quelque chose de grand, avec un beau séjour, de grands fauteuils et
une splendide cuisine. Florent se cale devant la télévision et avec Christiane nous décidons de
ressortir. Nous nous achetons de quoi manger dans un Woolworth encore ouvert, et
téléphonons à Toulon ( nous devons d’ailleurs nous y prendre à deux fois car Denise n’est pas
106
chez elle au moment du premier appel ). Nous rentrons frigorifiés retrouver Florent et manger
des radis et des olives, des pâtes et des moules en regardant un film d’horreur. Est-ce à cause
de lui que nous n’arrivons pas à nous endormir ? A 23h 30 nous sommes toujours devant le
petit écran.
Même si nous sommes maintenant complètement habitués à l’hiver, il nous est difficile de
penser que nous sommes le quinze août au réveil. Il est 6h 15, dehors la nuit est noire et la
température doit être en-dessous de zéro à en juger les vitres de notre voiture. Comme nous
prévoyons une longue journée, nous nous préparons assez vite, navrés une fois de plus de ne
pas avoir utilisé davantage cette belle installation de la cuisine : deux fours, dont un microonde, des ustensiles irréprochables de propreté, un robot, un grille-pain… Il est 7h 30 lorsque
nous partons. Il a fallu tout d’abord passer de l’eau chaude sur le pare-brise pour enlever la
glace épaisse. Le ciel est très dégagé, mais nous ne verrons encore la ville de Wanganui que
dans une demi pénombre. Nous le regrettons car elle a l’air très jolie et agréable. Nous
filmons des gens en train de dégivrer leurs voitures, un grossiste en fruits et légumes qui
décharge son camion sur lequel en grosses lettres on peut lire son nom : Jo Pinto ! On a une
petite pensée pour son homonyme, Jeph, qui doit terminer sa chaude journée de l’autre côté
du globe. Nous prenons alternativement les routes 1 et 3. Partout des enfants encapuchonnés
attendent les ramassages scolaires avec leurs cartables, c’est sans doute l’image insolite à
laquelle nous sommes le plus sensibles.
Cette route, qui mène à la capitale, n’a rien de commun avec celles que nous avons
empruntées jusque là. Bien tracée, elle longe de splendides chaînes de montagnes sans doute
volcaniques. Nous assistons à un magnifique lever de soleil dans un ciel bleu. Même si la
circulation augmente un peu, c’est assez vite que nous sommes à l’entrée de Wellington, vers
9h 30. Nous nous attendions à une assez grande ville, mais elle n’a pas l’allure d’une capitale
comme Auckland. Précédée et entourée de montagnes, qui ne sont pas très élevées, ce qui lui
procure un site intéressant, la ville se traverse aisément. En quelques minutes nous sommes
sur le port, et nous nous garons dans le grand parking du Civic Center. Il est 10h pile et nous
voici au cœ ur de la capitale de la Nouvelle-Zélande. Une animation curieuse semble régner
sur la ville : beaucoup de militaires en uniformes, des vieilles voitures, des drapeaux. C’est à
l’Office du tourisme que nous en connaîtrons la raison. On célèbre en effet aujourd’hui le
cinquantième anniversaire de la fin de la guerre du Pacifique, et de grandes manifestations
sont prévues dans la ville. C’est une jeune dame très sympathique qui nous donne ces
renseignements, dans un français impeccable. Elle nous indique ce qu’il faut faire en si peu de
temps, mais nous prévient qu’il ne faut pas rester longtemps car la ville risque d’être
paralysée par les défilés. Elle nous conseille enfin sur le périple que nous avions projeté de
faire dans l’île du Sud en fonction des montagnes et de la neige.
107
Il ne nous reste plus qu’à profiter de quelques heures pour nous faire une idée de cette cité,
que les bâtiments assez disparates du port et des rues proches de celui-ci ne nous permettent
pas vraiment de comparer à d’autres. Nous partons donc les trois à pied vers le centre prendre
un téléphérique sur rails, qui part d’une petite rue couverte et monte au-dessus du Kelburn
Park. Depuis le restaurant et le jardin, rempli d’arbres typiques de Nouvelle-Zélande, la vue
sur la ville est superbe. Nous avons beaucoup de chance aujourd’hui car le temps est dégagé
et une petite brise souffle de la mer. C’est depuis ce point que l’on saisit le site étonnant de
Wellington. Comme sa concurrente, Auckland, elle est bâtie sur un ensemble volcanique,
mais ancien celui-là, sans doute une vieille caldeira. La ville occupe donc la moitié émergée
de l’ancien cratère, l’autre partie constituant le port en forme d’arc de cercle. Les maisons
montent ainsi à l’assaut d’un amphithéâtre de hauteurs, souvent couvertes de forêts. Les
grands immeubles ne sont jamais des gratte-ciel, ils sont concentrés dans la partie la plus
basse de la ville, celle qui fait face au port, et ont choisi de briller plus par l’originalité de
leurs couleurs, que par celle de leur architecture. Tout au Sud, de l’autre côté du détroit de
Cook, les montagnes enneigées de l’île de Jade sont impressionnantes, et semblent de très loin
nous lancer un défi.
A peine redescendus nous sommes pris dans le défilé et dans les manifestations de la
victoire des Alliés. C’est assez bon enfant, peu militariste, et nous pensons à un autre défilé
auquel nous avons assisté dans les rues d’Edimbourg : tout est ainsi mélangé, des corps
d’armée de tous les pays qui prirent part à la guerre contre le Japon, des vétérans bardés de
médailles, des enfants des différentes écoles en tenue, des représentants diplomatiques de tous
les pays ( nous cherchons vainement la France ). On nous distribue des drapeaux néozélandais, et nous restons une petite heure dans la foule. A côté de nous des gens portent des
tee-shirts avec l’inscription « Would they do it in Paris », avec un énorme champignon
atomique comme fond. Cela nous rappelle les difficultés du moment, et aussi la longue
mémoire des néo-zélandais à propos du Rainbow-Warrior I, car deux grandes banderoles sont
plaquées dans deux vitrines avec la phrase suivante, inscrite en gros caractères : « Remember
Rainbow Warrior ». Nous apprendrons d’ailleurs, quelques jours plus tard par un journal
matinal, que le chargé d’affaire français a boycotté la cérémonie, de peur de manifestations
d’hostilité. Mais comme nous lirons le lendemain qu’il n’était pas présent parce que le
protocole n’avait pas été respecté, et que la France n’avait pas été placée selon son rang dans
la cérémonie, nous ne savons qui croire ! Pendant que des avions de la deuxième guerre
mondiale passent au-dessus de nos têtes en lâchant des milliers d’affichettes, nous regagnons
la partie du port où se trouve le parking, et de là partons vers le terminal du ferry.
Nous achetons nos billets, enregistrons nos bagages, puis allons rendre l’auto chez Hertz,
où deux jeunes très sympathiques téléphonent même pour que nous ayons une voiture
similaire de l’autre côté. En quittant l’île du Nord à 14h 20, nous avons l’impression de partir
vers un nouveau pays, en maudissant ce temps qui va trop vite, les quatre jours passés dans
cette île nous semblant dérisoires. Le bateau est très ancien et il n’y a pas trop de monde.
Nous nous installons dans de grands fauteuils pour les trois heures nécessaires au trajet.
Depuis la mer la vue est tout d’abord très belle sur Wellington. Dès que le navire quitte l’abri
de la rade naturelle de la ville, de courtes vagues apparaissent, poussées par un vent du nord
violent qui s’engouffre dans le détroit de Cook qui sépare les deux îles. Nous allons un
moment sur le pont observer des compagnies de dauphins qui sautent le long du bateau, mais
le vent froid nous pousse à nouveau dans l’intérieur du navire. L’entrée dans l’archipel du
Queen Charlotte Sound est splendide. Pour gagner Picton, installé au fond d’une sorte de
fjord, ou plutôt une ria, le bateau longe des côtes basses et sauvages. Les arbres sont très rares,
et le soleil couchant donne une couleur sombre et calme à tout ce paysage.
Lorsque nous entrons dans le port de Picton, nous avons déjà réservé une chambre dans un
motel depuis le bateau. Il fait nuit noire, et après avoir récupéré les valises, nous allons
108
chercher notre nouvelle auto chez Hertz, une Corona rouge immatriculée SZ 1129. Il faut bien
entendu payer en plus car le changement de vitesse automatique n’était pas compris dans le
prix. En quittant le terminal du port, nous avons vraiment l’impression d’être dans un nouveau
pays. Nous nous mettons à la recherche de notre motel, c’est assez long car la nuit est totale,
les rues peu éclairées, et il est situé assez loin du lieu de débarquement. Nous nous trompons
deux fois, et finalement trouvons l’endroit, près d’un tout petit port très calme. C’est en fait un
mobil home très bien aménagé, avec cette norme néo-zélandaise qui est désormais la nôtre :
un séjour, une cuisine, deux chambres ! C’est deux fois la superficie d’un studio au ski.
Florent ne veut absolument pas manquer ses Simpson, nous repartons donc avec Christiane
acheter à manger dans un « take away ». Pour ce soir nous auront droit à des fish and ships et
des coquilles Saint Jacques. La soirée n’est pas très longue car nous voulons un peu récupérer
de la courte nuit de la veille.
Malgré la taille et le confort
de notre grand appartement la
nuit a été malheureusement
agitée et difficile. Est-ce
l’excitation de se trouver dans
l’île du bout du voyage ou
simplement une certaine fatigue
au bout de trente-cinq jours de
périples ? Aussi attendons-nous,
avant de partir, que le jour soit
complètement levé. Il est 8h 30
lorsque nous grattons les trois
ou quatre millimètres de glace
de notre pare-brise, sans doute
prélude de beau temps. L’auto démarre bien, mais nous ne lui imposons qu’une centaine de
mètres, jusqu’au petit port en face du motel, où tout est calme et harmonieux. Une longue
barque de parade maorie occupe la partie centrale. Aucun bruit ne vient troubler la fraîcheur
et le repos de cette mer sans rides. Nous sommes passés ainsi très rapidement de notre univers
intérieur un peu émoussé à ce splendide sentiment de beauté et de tranquillité.
Forts de cette très belle prise de contact, nous n’hésitons donc pas à emprunter la « scenic
drive » pour gagner Nelson, de façon à voir une partie au moins des nombreux bras de mer
des Marlborough Sounds. Après la dernière glaciation la mer a en effet envahi cette région
montagneuse, créant une multitude de criques, de baies plus vastes, d’étroites voies
navigables et de multiples îles. C’est ce paysage que nous avons déjà traversé hier au soir en
bateau dans l’étroit chenal
du détroit de Tory, puis dans
celui du Queen Charlotte
Sound. Pour le « Lonely
Planet » c’est une des plus
belles routes de NouvelleZélande, pour une fois il
n’exagère
pas.
Depuis
Havelock, en effet, et
jusqu’à Nelson, la route
épouse les contours d’un
littoral splendide, tout en
virages,
montées
et
109
descentes. Comme nous nous arrêtons souvent il nous faudra presque une heure et demi pour
faire ce court trajet. Mais quel spectacle ! Tout au fond la vue se perd sur la baie de Tasman et
l’île d’Urville ( Dumont d’Urville, le prête-nom du futur lycée de Florent, qui découvrit ici en
1827 le French passage ). Quant à la côte c’est un véritable paradis. L’éclairage est à la fois
doux et agréable. Un calme absolu règne sur ces côtes dominées par d’épaisses frondaisons,
les plus belles étant les forêts mixtes, formées à la fois de fougères arborescentes et d’arbres à
feuilles persistantes. On se prend à envier les habitants des rares maisons nichées dans cette
verdure. Lorsque nous nous arrêtons les seuls bruits perceptibles sont des chants d’oiseaux, et
l’œ il ne distingue que du vert et du bleu, parsemé parfois des longues traînées d’un brouillard
moribond. Nous n’avons jamais ressenti aux cours de nos voyages de telles sensations, car ce
paysage ne s’identifie à aucun autre. La côte norvégienne, certaines portions de la Baie des
Chaleurs au Nouveau Brunswick, la côte nord de l’île Victoria en Colombie Britannique
pourraient y faire penser, mais il y manque cette tonalité australe apportée par la flore. Il y a
sans doute dans le monde d’autres lieux aussi beaux, mais au moins nous aurons eu le
privilège et le plaisir de vivre quelques minutes auprès de celui-ci, petit morceau du but
essentiel de notre vie !
Nous rejoignons à 11h la ville
de Nelson, installée dans une
plaine côtière où les arbres
fruitiers sont nombreux. Nous
trouvons sans problèmes une
place de parc près de la poste
d’où nous allons envoyer toutes
nos cartes. Il y a beaucoup de
maisons de bois, avec arcades
couvertes sur les trottoirs, et
toujours cette recherche de
l’agréable avec de larges zones
piétonnières, des bancs, des
vélos. Les autres maisons
dépassent rarement un étage, beaucoup de façades sont peintes en trompe-l’oeil par de
véritables artistes. L’une d’entre elle est ravissante : deux fausses fenêtres ouvertes sur le
panorama des îles et de l’océan du détroit de Cook et du Marlborough Sound. Depuis le port
nous distinguons vers le sud des alignements de hautes montagnes couvertes de neige. Au
centre nous faisons un arrêt assez long dans un grand magasin d’artisanat, où dominent des
objets en bois, laine et jade surtout. L’île du sud, qui porte cet autre nom « d’île de Jade »,
doit bien le mériter pour quelque chose. Les prix sont cependant très élevés, ce qui est curieux
car jusqu’à présent le coût de la vie ne nous a pas paru différent de l’Australie, de l’Amérique
ou de l’Europe. Le repas consiste une fois de plus en trois kebabs achetés dans un minuscule
restaurant turc.
Il est 13h environ lorsque nous nous engageons sur la longue route numéro 6 qui, par le col
de Krop, rejoint la côte occidentale. Nous voici maintenant au pied du mur, là où démarrent
les Alpes néo-zélandaises, terrains primaires soulevés par des mouvements récents du sol à
des altitudes considérables, puisque de nombreux sommets dépassent trois mille mètres.
L’originalité de cette géologie, à savoir des roches anciennes et une tectonique récente,
s’explique par l’instabilité de la « ceinture de feu du Pacifique ». Sur un plan pratique trois
problèmes se posent au voyageur qui parcourt l’île du sud en hiver : la neige, la nécessité de
franchir ces Alpes par des cols pour joindre les deux côtes, les parcours difficiles enfin en
raison de la complexité de la morphologie de ces montagnes, qui font alterner rapidement des
petits bassins et de grands blocs reliés par de fortes pentes. Nous n’arriverons ainsi à Westport
110
qu’à 16h 30, après trois heures trente de voyage pour moins de cent quatre-vingt kilomètres.
Cette partie nord étant cependant moins élevée nous n’allons pas avoir de problèmes
d’enneigement. Nous traversons toute une série de chaînes, le mot n’est peut-être pas exact,
orientées Nord-Sud, avec de beaux sommets couverts de neige. Il semble s’agir plutôt de
dépressions tectoniques, séparées par des « horsts », blocs anciens portés assez haut pour
prendre l’allure de montagnes. Ces dernières n’évoquent pas leurs cousines récentes
européennes, et les formes ne sont pas aussi altières que dans les Pyrénées ou dans les Alpes.
L’activité repose avant tout
sur l’exploitation de la forêt,
peut-être pour la pâte à papier.
Les reboisements en conifères
sont nombreux, et les camions
chargés de bois vont même se
révéler dangereux car ils
roulent fort. L’un d’entre eux a
failli nous coûter cher. En
sortant d’un petit parking, d’où
nous avions observé un
magnifique
panorama,
je
commets la même erreur que
Frédéric sur la « Great Ocean
Road » : je veux tourner à gauche mais au lieu de regarder à droite pour voir si rien n’arrive
sur la route principale je regarde à gauche, ce qui est logique pour quelqu’un qui d’ordinaire
conduit à droite, et je m’engage. Le bruit conjoint d’un hurlement de Florent et d’un klakson
de camion ( je ne sais pas lequel a été le plus fort ) me fait stopper instinctivement. C’était
« moins cinq », le camion chargé de bois passe à quelques centimètres du pare-choc. C’est
tout au moins l’impression que nous avons tous !
Après Murchinson la route tourne beaucoup, et le parcours se termine sur presque trente
kilomètres par les longues gorges de Buller. Cette région a été l’épicentre de deux
tremblements de terre importants au cours des trente dernières années, et la route serpente à
travers une vallée profonde et sinistre. Comme le jour décline nous n’avons pas le temps de
faire l’aller-retour dans la « Buller gorge scenic reserve », mais les parois escarpées
traversées, les grands arbres-fougères présents partout, créent une atmosphère un peu lugubre
sur cette fin de parcours. Le temps gris et pluvieux qui s’est également installé ne contribue
pas à l’euphorie, car en moins de deux cents kilomètres nous sommes passés de la douceur du
Marlborough Sound aux flux océaniques humides venus de l’Ouest .
A Westport, la plus grande ville du nord du Westland, le ciel bas, gris et pluvieux nous
paraît donc conforme à la réputation de cette côte. Nous avons le temps de nous rendre entre
Tauranga bay et le cap Foulwind, où est installée une importante colonie de phoques, autour
de Carters beach. Le site est très beau, avec ses dizaines de caps et d’îlots de roches anciennes
noyés dans la brume. Des observatoires permettent de dominer de quelques mètres les
dizaines d’animaux allongés sur les rochers ou nageant dans les vagues. Seule la pluie nous
oblige à plier bagages, non sans s’être photographiés sous un mat qui donne les directions et
les distances de quelques grandes villes : nous sommes ainsi à 16.376 kilomètres de Paris ! La
circonférence de la terre étant, à l’Equateur, d’un peu moins de 40.000, nous ne sommes plus
très loin des Antipodes.
De retour dans la ville nous trouvons dans Palmerston street, au Buller Court Motel, un
véritable petit appartement pour 75 $, pratiquement tout neuf. Comment ferons-nous lorsqu’il
nous faudra nous loger de nouveau dans des petites chambres, pour des prix identiques ?
Seule ombre au tableau, la logeuse ne semble pas très accueillante, et au moment de remplir la
111
fiche de nuit, sur laquelle nous devons chaque soir inscrire
notre adresse et les coordonnées de la voiture, Christiane
sent qu’il ne faut pas indiquer le pays. Nous n’avons aucune
envie de nous lancer dans une discussion sur les « french
testings », qui sont bien loin de notre esprit. Comme l’accent
de Christiane en anglais fleure un peu l’allemand, nous
répondons oui lorsque la gérante nous demande si nous
sommes bien de ce pays. Nous aurions pu dire Suisse, cela
aurait été plus près de la réalité. C’est un moyen peut-être un
peu lâche, mais efficace pour éluder des questions qui à la
longue deviennent répétitives et contraignantes !
Il est un peu plus de 18h et nous nous étalons dans tout ce
vaste espace, qui avec le séjour et les deux chambres, ne
comporte pas moins de quatre lits. Il y a même des fleurs
fraîches sur la table, et la voiture est parquée sous un grand
auvent, contre la porte d’entrée. Nous ressortons nous
promener dans cette petite ville dans laquelle les rues sont
tracées à angles droits, comme dans toutes les villes trop
récentes d’Australie et de Nouvelle Zélande, toujours très
propres et bordées des mêmes petites maisons, peintes de
multiples couleurs. Les équipements collectifs sont
remarquables, pour une ville qui n’excède pas cinq mille
habitants : grand stade, piscine chauffée, hôpital, immense gare routière de bus. Les courses
sont faites dans un supermarché propre comme une clinique, et nous trouvons aussi de la
bière, qui se vend comme en Australie dans des magasins spécialisés.
Notre cuisine est tellement bien équipée, que nous essayons un maximum de choses pour
préparer le repas : pâtes, avec sauce maison, épaisses tranches de viande de bœ uf délicieuses
et beurre salé. La télévision nous donne des prévisions météo tellement mauvaises pour toute
la côte ouest, que nous apprécions doublement le charme douillet de cet intérieur confortable.
Le réveil sonne à 6h 15 ! C’est bien tôt, mais c’est désormais le seul moyen de nous en
sortir si nous voulons boucler notre boucle. Au fur et à mesure que nous nous dirigeons vers
le Sud les jours sont plus courts, les routes moins bonnes en raison des reliefs et du temps, et
nous n’avons aucun intérêt sur le plan touristique à circuler de nuit. Nous ne disposons donc
que d’un gros tiers de la journée avec un éclairage correct, de 8h 30 à 16h 30, et notre
situation en latitude Sud ne fait qu’augmenter, raccourcissant davantage cette durée. Après les
cérémonies matinales de la douche, du déjeuner et du coffre, nous quittons le motel à 7h 30,
en laissant un billet de10 $ pour une assiette cassée hier au soir, entretenant ainsi la bonne
réputation des touristes allemands ! Il fait encore bien nuit, et tous les ingrédients d’un très
mauvais temps sont réunis : pluie, brouillard et vent violent, qui vont être nos compagnons
toute la journée. Nous savons par le journal du matin, toujours distribué gratuitement, que
toute la côte va être soumise, pendant deux jours, à des dépressions venues de l’ouest. De
magnifiques cartes en couleur sont sans appel, nous sommes vraiment dans les Quarantièmes
rugissants, puisque Westport est à 42 degrés de latitude sud. Comme la petite ville est à 172
degrés de longitude est, nous sommes presque sur un méridien opposé à celui de Toulon.
Nous voici donc partis en direction de Greymouth, sur une route assez étroite, luisante de
pluie, bordée le plus souvent sur notre gauche par de très belles forêts, qui se perdent bien vite
dans le brouillard, et sur notre droite par de multiples pointements rocheux battus par des
vagues violentes. Il y a très peu de circulation. Qui oserait faire du tourisme par un temps
pareil ? Et dire que nous allons longer, sur cette frêle bande côtière, des sommets immenses (
112
le Mont Cook culmine à 3764 mètres ), des fleuves de glace qui descendent presque jusqu’à la
mer, et que nous ne verrons rien ! Quelques panneaux indiquent parfois la direction des
principaux cols ( Lewis pass, Harper pass, Arthurs pass ), mais les routes qui y mènent se
perdent vite dans les forêts et la brume très dense, et ne sont absolument pas engageantes. Peu
à peu, nous éprouverons le long de cette côte qui doit être splendide, un profond sentiment de
claustrophobie, une peur irraisonnée de nous sentir prisonniers de l’hiver, et d’une géographie
que nous ne percevons pas.
Le premier arrêt se fait au bout d’une heure,
au parc national de Paparoa et Punakaiki, plus
connu sous le nom de « Pancake rocks and
blowholes ». Le paysage est très sauvage.
Après un arrêt au bord de la route, près de
quelques maisons fermées pour la plupart,
nous traversons à pied une forêt basse mais
dense, constituée d’espèces tout à fait
nouvelles pour nous. Dans ce parc national
récent, toutes les plantes et arbustes locaux
sont protégés : choux palmistes, broussailles
de toutes sortes, paullinia, rimu, matai, rata,
tous ces noms sont inscrits au pied des
pousses, mais ils n’évoquent rien pour nous. Arrivés non loin de la mer nous remarquons que
les roches calcaires prennent des formes qui leur donnent l’allure de piles de crêpes
horizontales. Des petits geysers sont aussi projetés sous la pression de l’eau de mer par des
trous ou des fentes, depuis des cavernes proches des vagues. De nombreux oiseaux de mer
nichent partout, eux aussi nous ne les connaissons pas. Certains, très noirs, se tiennent en
colonie sur des rochers, les ailes bizarrement repliées. Jusqu’à Greymouth la route semble
ensuite sans grand intérêt, longeant une mer grise ou noire, fortement agitée. Nous savons que
l’essentiel est là-haut, perdu dans un brouillard tellement dense qu’il nous est impossible
d’imaginer quoi que ce soit de ce qu’il recouvre.
Nous arrivons dans cette ville vers 11h. Coincée entre une montagne qui se perd dans la
grisaille et l’embouchure d’une rivière, coupée en deux par une voie ferrée, elle offre un petit
nombre de rues pour la promenade. Nous y trouvons surtout un magnifique visitor center,
riche d’une exposition d’objets en jade. La néphrite, ou jade, ne se trouve que sur la côte
ouest, et elle servait aux maoris pour la fabrication de bijoux, les tikis, et de décoration
d’armes. Mais les prix nous paraissent vraiment très élevés. Florent s’achète une peau
d’opposum, et nous offrons à Christiane une pépite en or au bout d’une chaîne, pour son
anniversaire déjà lointain. Nous
faisons ensuite une petite marche
sur une plage noyée de brume et
d’embruns. Nous repartons sous
une pluie violente, celle-ci nous
poursuit jusqu’à Hokitika, autre
petite ville d’embouchure, où nous
ne nous arrêtons pas. Entre ces
deux villes nous avons traversé
d’immenses forêts, formées de
plusieurs étages, le sous-bois étant
occupé surtout par des fougères
arborescentes.
Quelques kilomètres au Sud
113
d’Hokitika nous faisons un pique-nique au bord du lac Mainapura. Une table et deux bancs
sont scellés tout près de l’eau, au milieu d’une végétation magnifique de forêts sombres et
humides. Mais il fait si froid malgré nos vestes épaisses, trois degrés sur notre petit
thermomètre, que nous mangeons très vite nos maquereaux au poivre, nos tomates et nos
biscuits. Au moment où nous partons un couple arrive aussi pour manger, ils seront les deux
seuls touristes que nous verrons de la journée. Un peu plus au sud la route passe à Ross, petit
village de mineurs où se trouve encore une mine d’or, mais nous renonçons à aller pratiquer
l’orpaillage, qui se fait à l’extérieur, près d’un torrent. A partir de la rivière Waitaha la plaine
côtière se fait plus large et la route longe au plus près le rebord montagneux en traversant
d’extraordinaires forêts, les plus belles du voyage. Lorsque nous y arrêtons la voiture, nous
sommes tout de suite pris par ce milieu hyper humide : l’eau s’écoule sous toutes les formes
possibles, elle flotte dans l’atmosphère sous l’aspect de fines gouttelettes, imbibe les bascôtés, rend les sous-bois spongieux, circule sur les troncs, les branches et les feuilles en
rigoles ininterrompues. Quant à la forêt elle-même, elle nous écrase par sa démesure, forêt
primitive qui laisse la vie s’exprimer sous toutes les formes : tapis de mousses imprégnées
d’humidité, petites fougères et herbes hautes, véritables fouillis de centaines de fougères
arborescentes, qui semblent venues tout droit d’une époque géologique lointaine, hêtres
magnifiques à feuilles persistantes, conifères accompagnés d’épiphytes et de lianes. Il y a
dans ce monde silencieux toute la permanence et la profusion du mystère de la vie et de la
mort. Nous ne nous y sentons cependant pas à l’aise.
Près de Whataroa nous prenons
une petite piste à travers la forêt. Elle
mène à des sanctuaires de hérons
blancs, et Christiane a décidé de
s’initier à la conduite à gauche, mais
cela lui pose beaucoup de problèmes,
et elle préfère interrompre assez vite
l’expérience au bout de quelques
kilomètres.
Est-ce
l’atmosphère
pesante de ce monde forestier, mais
nous sommes tous un peu
somnolants, et le partage de la
conduite aurait été une bonne chose.
Lorsque nous avons le temps
d’observer la carte, nous constatons
qu’à partir de Forks, nous longeons la région la plus complexe de Nouvelle-Zélande sur le
plan du relief. La route circule en effet à travers le parc national du Westland, et nous ne
sommes, à vol d’oiseau, qu’à une dizaine de kilomètres des plus hauts sommets qui tous
dépassent trois mille mètres : les monts Cook, La Pérouse, Tasman, Haast, Elie de Beaumont,
Douglas. S’en détachent d’immenses glaciers : Albert, Fox, Franz Joseph, qui arrivent non
loin de la route. Cette dernière est alors séparée de la côte par une vaste zone d’épandages
glaciaires, rappelant, avec la végétation en plus, les grands « sandur » islandais, et qui comme
eux, est vide d’hommes.
Nous faisons un premier arrêt au visitor center du glacier Franz Joseph, plongé, comme
tout ce qui l’entoure, dans le brouillard. Nous discutons avec le ranger de service, qui nous
fait vite comprendre que nous ne pouvons rien tenter aujourd’hui sur la « glacier road » car
elle est couverte de brouillard. Comme à Tongariro, dans l’île du nord, nous en sommes
réduits à méditer devant la belle maquette du parc de Westland. La route numéro 6 continue
ensuite sur vingt-cinq kilomètres à travers des paysages de moraines et de torrents profonds
jusqu’au visitor center du glacier Fox. Cet énorme glacier de type alpin, issu des contreforts
114
du mont Tasman, vient se terminer là, à quatre kilomètres à peine. Le « Lonely » parle d’un
des plus beaux paysages de Nouvelle-Zélande, et nous sommes d’autant plus d’accord avec
lui que des cartes postales, achetées au précédent visitor center, nous montrent une immense
vallée glaciaire, envahie de séracs et de crevasses, beaucoup plus large que le glacier
d’Aletsch, ou d’autres glaciers des Alpes suisses. Mais les conditions météo sont identiques.
Comme le plafond est un tout petit peu plus haut nous empruntons en auto la piste qui mène
au pied du glacier, avec un peu d’appréhension en deux endroits car elle est traversée par deux
torrents. Il est 16h. Nous gagnons à pied la moraine frontale et montons jusque sur la glace.
Le brouillard commence quelques dizaines de mètres au-dessus de nous, et il faut le flash
pour prendre une photo qui immortalise notre exploit ! Ces petites plaques de glaces, qui
émergent d’une couverture de cailloux morainiques, seront les seules parties de ces énormes
masses glaciaires néo-zélandaises que nous pourrons entrevoir.
Au moment où nous repartons
l’unique voiture que nous verrons
arriver en ces lieux est celle des
touristes qui ont mangé près de nous
à midi, voyageurs un peu dépités
qui, comme nous, tentent de percer
les mystères d’une brume qui
envahit tout. Il faut maintenant
songer à la nuit, car la lumière
décline vite, et nous ne nous
arrêterons plus sur cette route 6. Par
Karangarua, Bruce bay, Paringa,
nous rejoignons Haast à 18h 30, de
nuit, et dans une tempête terrible,
entrecoupée d’orages, de coups de
tonnerre et d’éclairs. Nous ne
faisons pas les fiers ni les fines
bouches lorsque nous cherchons notre havre pour la nuit. Deux motels sont côte à côte, nous
prenons le plus récent, le World Heritage Haast Hotel , où pour 89 $ ( 380 francs ) nous avons
un appartement somptueux. Dix minutes plus tard nous sommes complètement installés, et
avec l’orage qui gronde il n’est plus question de ressortir. Une immense baie vitrée nous
permet d’observer la force des éléments depuis l’intérieur.
Ce que nous sommes bien chez nous ! Florent se lance pour la première fois dans un devoir
de vacances, Christiane lit un roman, et dans un grand canapé je prends connaissance du
journal de Christchurch que nous avons eu ce matin. Il fourmille d’articles anti-français, qui
me donnent tout à fait l’impression d’une sorte de lynchage médiatique bien orchestré mais
peu argumenté et plutôt inconsistant : l’un porte sur l’humiliation réussie de la France pendant
les cérémonies du Cinquantenaire, un autre sur un sondage réalisé par le journal sur 1026
personnes, 58 % veulent la rupture des relations diplomatiques avec la France. Beaucoup de
ces articles émanent de correspondants locaux, qui partout manifestent une grande hostilité.
L’un d’eux est même presque inquiétant puisqu’il demande la mise à l’index de deux fermiers
d’origine française, qui n’ont pas voulu signer une pétition contre les essais. Mais la palme
revient à la société Peugeot, qui a acheté une page entière pour vanter ses modèles : je relève
sept fois le mot européen dans cette publicité, pas une seule fois le mot français. Pour tenter
d’éviter le boycott, même les sociétés les plus connues n’hésitent pas à ne plus mentionner la
France. Je suis profondément choqué par cette attitude, et ma fibre nationaliste se révolte un
peu. Pourtant nous avons peut-être le même comportement à notre niveau. Je termine la
lecture de ce journal avec une curieuse impression de manipulation des esprits, et un fort
115
sentiment de rejet d’une presse qui me paraît bien faible. La mode des « tabloïds » anglais est
hélas universelle !
Notre inépuisable carton nous fournit le nécessaire pour le repas, et nous nous couchons
très tôt, car demain nous devons repasser de l’autre côté. Nous n’avons aucun regret, malgré
le mauvais temps, d’avoir fait cette incursion dans le Westland, ce petit Chili original dont
nous avons parcouru la quasi totalité. Au Sud de Haast en effet, c’est le fjordland,
pratiquement inaccessible par la côte et surtout en hiver. Nous ne sommes pas prêts d’oublier
la luxuriance de ces forêts sombres et humides, le silence qui y règne, le chuintement des eaux
qui s’écoulent de partout.
La nuit a été épouvantable : vent en tempête, coups de tonnerre incessants, orages et pluies
violentes. Nous avons tous très mal dormi, car dans notre demi sommeil nous avions
l’impression que le motel était secoué par d’énormes mains invisibles. Nous sommes aussi un
peu angoissés : et si le col d’Haast était fermé après ces intempéries ? C’est par lui que passe
la seule route qui permet de rejoindre le sud et l’est, et nous prenons l’avion pour l’Australie
dans quatre jours à Chritchurch. Nous n’avons surtout pas envie de refaire en sens inverse les
cinq cents kilomètres de la Westcoast road. Contrairement à toute attente le temps va être
splendide, après deux journées d’intempéries nous allons retrouver un ciel bleu et une
atmosphère plus stable.
Après le « réveil » nous
constatons qu’il y a un peu de
soleil, mais qu’il fait froid. En
mangeant de délicieux toasts, nous
nous mettons quelques instants
dans la peau de personnes qui ont
du temps, ou, c’est plus juste,
moins l’ambition d’essayer de tout
voir : nous sommes là, assis dans
nos fauteuils, à observer de cet
endroit douillet ce qui arrive
autour de nous, c’est à dire pas
grand chose. Des vagues balayent
avec violence une longue plage,
des oiseaux jouent avec le vent, et
quelques nuages se déplacent à
grande vitesse. C’est notre carré magique, notre étrange lucarne ouverte sur une portion de
l’hiver austral. On filme longuement cet instant, une parole nous échappe : « et si nous
restions la journée ici ? ». Nous en avons eu probablement beaucoup envie, mais à 8h 30 nous
quittons notre refuge, faisons le plein d’essence, et partons observer de plus près cette plage
d’Haast. Le vent est fort et froid mais le soleil nous incite à aller marcher au milieu de
nombreux troncs d’arbres et autres morceaux de bois apportés par les vagues. C’est beau et
tonique ! Quelques canards volent au-dessus de nous. La plupart des maisons sont fermées, et
seuls deux camping-cars d’allemands montrent que le tourisme existe encore.
La rivière Haast se franchit sur un pont de huit cents mètres, à une seule voie et une seule
place de croisement au centre. Aujourd’hui cela ne pose pas de problèmes, mais comment les
choses se passent-elles lorsqu’il y a beaucoup de circulation en été ? Nous longeons un
moment la rivière, et à 9h 17 exactement, d’après le film vidéo, nous arrivons devant le
panneau : « Haast pass. Road open ». C’est le quatrième grand col qui permet de passer entre
l’Est et l’Ouest, les services routiers disent qu’ils sont tous praticables toute l’année avec des
équipements, mais il peut arriver qu’ils soient fermés en raison de l’enneigement. Ce n’est
116
fort heureusement pas le cas aujourd’hui. La montée vers le col se fait par une route agréable
et bien revêtue, même si nous sommes pratiquement les seuls à circuler. A deux reprises nous
allons cependant nous trouver devant des problèmes créés par les orages de cette nuit. C’est
tout d’abord un torrent qui a débordé, et qui a traversé la route, en entraînant avec lui de
nombreuses branches et des troncs d’arbres, ainsi que des galets et de la boue. En allant
lentement nous passons ce premier obstacle sans problème. Un peu plus loin c’est ensuite une
énorme pelleteuse qui débarrasse la route de rochers qui ont glissé sur toute la partie droite de
la chaussée ; l’un des blocs est plus gros que notre voiture. Partout sur les côtés des branches
cassées et des feuilles éparses témoignent de la violence des vents qui ont soufflé cette nuit.
La route, qui n’a été ouverte qu’à la fin des années Soixante, monte à travers de
magnifiques forêts, et enfin nous pouvons découvrir ces sommets enneigés et ces montagnes,
que depuis deux jours nous ne pouvions qu’imaginer. Avec l’altitude la neige devient plus
importante, dépassant plus d’un mètre d’épaisseur sur les côtés. Dire que nous ne sommes pas
tendus serait mentir, car nous n’avons bien sûr pas de chaînes, et l’idée d’être bloqués sur
cette route ne nous réjouit guère. Un grand silence s’est donc installé entre nous trois, les
lacets succèdent aux cascades, et très vite nous sommes au col. Dommage, l’altitude n’est pas
indiquée sur le panneau, et nous sommes presque surpris d’y être arrivés si vite, d’autant plus
que la neige disparaît des bas-côtés comme par enchantement, quelques centaines de mètres
une fois le col franchi. Nous avons été un peu audacieux de nous lancer sur cette route sans
aucun équipement, mais il n’y a pas là de quoi pavoiser car l’altitude atteinte n’est pas très
élevée, et il nous est arrivé souvent de rouler en montagne dans des conditions bien plus
difficiles. Nous sommes très étonnés par l’allure que prend la topographie après le col. La
vallée de Makarora est à peu près horizontale, elle évoque un grand plateau en pente très
douce vers le sud. La route longe la chaîne des Young Range, couverte en partie de neige
fraîche, puis le lac Wanaka.
Ce magnifique
lac glaciaire assez
étroit, et long d’une
quarantaine
de
kilomètres, est l’un
des nombreux lacs
d’altitude
qui
parsèment
de
manière régulière
toutes les Alpes
néo-zélandaises.
Ses
rives
sont
dépourvues
d’arbres,
à
l’exception d’arbustes qui font un peu penser aux « arbres de Josué » de l’Ouest américain, ou
à des petits palmiers nains et touffus. Ils se détachent sur le bleu du lac, et paraissent presque
incongrus en contre-plan des montagnes couvertes de neige, faisant penser, en moins dense, à
la végétation tropicale d’altitude du Kilimandjaro. Ces montagnes constituent les chaînes qui
culminent ici au monts Pollux, Alba et surtout Aspiring, qui avec ses 3300 mètres est bien
individualisé par rapport aux autres. Avec le bleu profond du lac Wanaka au premier plan, les
« arbres de Josué », les tapis de fougères rouges, cette barrière impressionnante, couverte de
neige et de glace, se situe en dehors de notre perception habituelle des espaces montagnards,
que nous connaissons pourtant si bien en Suisse et en France. Nous sommes ici dans une
dimension supplémentaire, celle qui fait cohabiter le nord et le sud. Nous parcourons un
paysage connu sans le reconnaître vraiment.
117
Lorsque la route franchit l’isthme étroit
qui sépare les lacs Wanaka et Hawea, nous
avons ainsi sous les yeux l’un des panoramas
les plus inattendus et les plus beaux de notre
voyage. Nous avons arrêté l’auto sur ce petit
col qui permet d’observer, vers l’ouest, la
longue tranchée bleutée du lac couronnée de
montagnes noires et blanches que nous
venons de suivre, et vers l’est la longue
cordillère des monts Melina et Bathans, un
peu moins élevée et moins enneigée,
précédée d’un lac couleur bleu pâle sur
lequel se détachent quelques « arbres de
Josué », gardiens de cette petite porte
australe. C’est beau à couper le souffle !
Quelques kilomètres plus loin nous trouvons
une place de pique-nique qui domine le lac
Hawea, et nous y mangeons sous le soleil.
Le vent s’est calmé, mais le fond de l’air est
froid. Malgré cela nous resterions des heures
à regarder cet immense panorama, auquel se sont ajoutés vers le nord des sommets plus
lointains encore et plus prestigieux, qui sont ceux des monts Cook et Tasman. A nos pieds, et
jusqu’au lac, s’étend une végétation d’abri très dense, formée d’arbustes aux feuilles
persistantes, de touffes de branches jaunes, de grands bouquets « d’arbres de Josué ». Là aussi
c’est un moment merveilleux, dans la grande solitude de cette montagne où l’hiver semble
d’une autre nature.
Peu de temps après nous quittons la région du Parc National du Mont Aspiring, inclue dans
le Westland, et nous entrons dans l’Otago. Notre premier arrêt est pour Wanaka, petite ville
touristique où se trouve le plus ancien labyrinthe à trois dimensions de Nouvelle-Zélande.
C’est dans ce pays que cette activité est née. Christiane et Florent vont en visiter tout d’abord
la partie la plus originale, dans des petites maisons inclinées, les objets sont dans des
équilibres inattendus et les déplacements n’obéissent plus aux lois habituelles de la gravité,
créant de véritables phénomènes d’illusionnisme, comme par exemple une boule de billard
qui au lieu de descendre une pente la remonte. A côté se trouve le grand labyrinthe,
succession de couloirs et d’allées de plusieurs centaines de mètres, menant à des tours
disposées à chaque angle, par lesquelles il faut obligatoirement passer pour retrouver la sortie.
Florent teste ainsi pendant un long moment son sens de l’orientation, et ne s’en sort pas trop
mal et assez vite.
Nous suivons ensuite une longue route toute droite jusqu’à Queenstown, ville touristique,
base arrière des stations de ski qui se trouvent dans les montagnes environnantes, en
particulier les Remarkables Mountains. Le temps est un peu couvert et même un peu lourd,
comme si un relatif effet de foehn se faisait sentir sur ce versant abrité des dépressions venues
de l’ouest. Nous nous promenons un long moment dans cette station, où les magasins et le
style des gens évoquent beaucoup les stations européennes. En dehors du ski des publicités
vantent de nombreuses activités, pratiquées en masse semble-t-il, comme le rafting, la
randonnée, la pêche sportive, le vol à voile. Mais une des attractions les plus recherchées de la
région est le saut en élastique, véritable sport national en Nouvelle-Zélande. Pour voir un des
sites les plus célèbres nous suivons la SH 6 en direction de Cromwell, où se trouve un ancien
pont suspendu sur la rivière Kawarau. Le site est impressionnant. Il y a un monde fou, des
jeunes uniquement, qui sont venus là pour sauter de quarante trois mètres de haut. Des
118
belvédères permettent d’observer, de haut jusqu’en bas, les différents sauts. Nous y restons
plus d’une heure, un peu stupéfaits devant cette organisation et cette passion, car tout le
monde communie avec celui ou celle qui ose se lancer ainsi dans le vide : on l’encourage de
la voix, on compte à rebours avant la décision du saut. Une personne refuse, elle n’est pas
pour cela prise à partie. On peut même aller à quelques mètres des sauteurs lorsqu’ils
prennent leur départ impressionnant, avant d’être récupérés tout en bas par un canot
pneumatique.
De retour à Queenstown nous suivons ensuite une route, coincée entre le grand lac de
Queenstown et l’alignement des Remarkables Mountains, aux pentes très érodées. Au bout du
lac nous sommes à Kingstown, c’est logique toponymiquement, petite bourgade sans grand
intérêt, qui est pour nous le point de départ de la grande route du sud, qui est très bonne, avec
une circulation peu importante. A partir de Lumsden la route suit la vallée de l’Oreti jusqu’à
Invercargill, long chemin qui va nous demander presque deux heures à travers des paysages
de plus en plus humanisés sous la forme de fermes d’élevage, soit de moutons le plus souvent,
soit parfois de daims, ce qui nous surprend beaucoup. A 17h 30, dans la nuit, nous arrivons
dans la ville la plus méridionale de Nouvelle-Zélande, dont le plan en damier est peut-être le
plus net de tout le pays, même dans ses faubourgs. Christiane a repéré sur le plan deux ou
trois motels en plein centre, mais en entrant dans la ville par la route du nord nous nous
arrêtons au premier rencontré, le Garden Grove Motel, et pour 82 $ nous avons de nouveau un
appartement luxueux, avec chauffage central pour la première fois de notre voyage. C’est
vendredi soir, beaucoup de magasins sont ouverts, aussi ressortons-nous pour faire des
courses de nourriture pour le week-end qui vient, et, chose exceptionnelle pour nous en
Nouvelle Zélande, nous mangeons dans un Mac Do, et restons un assez long moment dans
une galerie marchande. De retour dans notre motel, nous réalisons qu’ici se termine notre
traversée nord-sud de la Nouvelle-Zélande. Nous sommes à un bout de notre voyage, point
extrême de l’hémisphère sud que nous ne dépasserons sans doute jamais, à moins qu’il nous
prenne un jour l’idée d’aller planter nos pénates du côté de l’extrême sud de la Patagonie.
C’est le dernier week-end de
notre séjour dans les Terres
Australes. A vrai dire nous ne
faisons pas tellement attention
aux jours de la semaine, sauf
lorsque le hasard nous entraîne un
samedi ou un dimanche dans une
ville, car la vie y est
particulièrement ralentie. C’est le
cas ce matin, où après douches et
cafés, nous faisons vers 8h une
promenade en voiture dans une
ville complètement vide. Vide
mais belle, car Invercargill est
essentiellement constituée de
petites maisons aux fenêtres hautes et étroites, certaines surmontées d’un arrondi tenant place
de linteau. Les couleurs sont souvent multiples, et comme un peu partout en NouvelleZélande les magasins du rez-de-chaussée sont précédés d’auvents reposant sur des colonnes,
qui recouvrent tout le trottoir. Certaines maisons plus grandes sont d’une architecture
recherchée, comme le Grand Hôtel. Un guichet de la « Bank of New Zeland » nous permet de
faire légalement le plein de billets. Quelle découverte inouïe que ces distributeurs
informatisés, pour qui a connu comme nous dans le passé les complications du change, des
119
horaires de banques à respecter, les fermetures des week end ou des jours fériés, l’angoisse
parfois en raison de l’argent qu’il fallait toujours porter sur soi ! Nous pouvons, à n’importe
quel moment faire cette opération, qui est instantanément retiré sur notre compte en France.
Il fait très beau, et ce ciel dégagé nous incite à la flânerie. Pas question donc d’avancer au
plus vite car nous savons qu’aucun obstacle ne peut désormais se mettre en travers de notre
route en direction de Christchurch. Nous choisissons donc la visite de cette région des Catlins,
que le « Lonely » conseille vivement, en prenant le temps de s’arrêter. Nous allons
pratiquement y passer la journée, fréquentant des petites routes, dans une campagne assez
peuplée et le long d’un littoral sauvage. La seule perturbation sera celle de la météo, qui sera
d’une variabilité étonnante : en quelques minutes, le ciel est capable de passer du bleu à la
pluie, tombant sous forme de grains violents, nous faisant beaucoup penser aux climats
changeants de Bretagne, et particulièrement d’Ouessant. C’est vrai que nous sommes ici aux
premières loges par rapport à la masse de l’Antarctique, et les vents violents et froids, qui
vont souffler toute la journée, viennent tous du sud.
Nous allons donc
découvrir lentement des
espaces nouveaux, qui
nous conforteront dans
l’appréciation de notre
« bible ». Les aspects
humains
sont
très
intéressants dans cette
région de petites collines,
autrefois
entièrement
recouverte par la forêt.
Partout où des défrichements ont eu lieu, et ils sont encore très visibles par l’existence
d’énormes souches qui parsèment les zones découvertes, les hommes se sont consacrés à
l’élevage du mouton. Nous en avions déjà vu beaucoup, mais ici on frise la mono-activité. On
peut comprendre maintenant pourquoi la qualité et le prix de cette viande néo-zélandaise sont
si attractifs dans les supermarchés européens. Les villages sont de petites taille, quelques
maisons, parfois autour d’une église. A deux reprises nous passons à côté de manifestations
sportives, et dans les deux cas il s’agit de matchs de rugby. Nous ne sommes pas au pays des
All Blacks pour rien !
Le milieu naturel a aussi une grande originalité, nous traverserons souvent en effet
d’immenses forêts, formées parfois de très grands arbres, rimu, totara, kahikatea, mais ils ne
sont pour nous que des noms, car nous sommes incapables de les distinguer les uns des autres.
Ce sont surtout les différents types d’organisation végétale en allant de la mer vers l’intérieur
qui retiennent notre attention. Battue par les vents la côte est le plus souvent bordée de dunes
fixées par d’abondantes plantes spécifiques, qui sont suivies de petits arbres rabougris et
tordus par le vent. Derrière ce premier rideau se trouvent souvent des marécages, certains ont
été asséchés et servent de lieu de pacage pour des moutons de pré-salé. Puis la forêt s’installe
très vite, si l’homme n’est pas intervenu, et tend à monopoliser l’espace.
Notre visite commence par la plage et le grand cordon de dunes de Waipapa. Après avoir
laissé la voiture, nous y faisons une longue marche jusqu’au phare de Waipapa point, sous un
vent d’une rare violence qui nous transperce de froid. On visite même un petit cimetière où
sont enterrées les victimes d’un célèbre naufrage à la fin du siècle dernier. C’est au retour que
nous nous rendons compte que le réservoir de la voiture est totalement vide, et que nous avons
peu de chance de trouver rapidement une station ouverte, les petites étant fermées le samedi.
Nous sommes obligés de revenir sur la route d’Invercargill, sur plus de trente kilomètres,
jusqu’à Fortrose où nous pouvons être dépannés.
120
A « Slope point » nous
faisons
un
petit
arrêt
géographique, puisqu’il s’agit
du point le plus méridional de
l’Ile du sud, mais pas de la
Nouvelle-Zélande car il y a
encore l’île Stewart, que l’on
peut apercevoir depuis la côte,
et
d’autres
îles
plus
lointaines vers
le
Sud
:
Chatham, Bounty, Antipodes,
Campbell, Snares, Auckland.
Non loin de Slope nous nous
arrêtons à Curio bay, où l’érosion marine a façonné un grand platier de plusieurs centaines de
mètres, dans lequel se distinguent des souches et des troncs d’arbres fossilisés, datant de cent
soixante millions d’années, formant un tout petit morceau de l’ancien continent du
Gondwana, puisque ces mêmes fossiles ont été retrouvés en Inde, à Madagascar et en
Amérique du Sud. Une pluie battante nous empêche, à cet endroit, de nous promener plus
longuement sur ce site. Dix kilomètres plus loin il fait soleil, mais toujours aussi froid, et nous
pouvons nous promener un moment sur la splendide plage de Waikawa.
Après avoir traversé la petite rivière, qui porte ce même nom, la route 92 longe au plus
près la chaîne des collines Maclennan, couvertes de forêts. On trouve d’ailleurs peu
d’installations humaines dans cette région, où les défrichements sont rares. Au bout d’une
trentaine de kilomètres nous rejoignons le littoral et allons observer Waipati beach et
l’emplacement des grottes Cathedral. Après Tahakopa bay, la pluie nous empêche de visiter
de nombreux sites situés à la limite du parc national forestier des Catlins. Aux chutes de
Matai, nous sommes mêmes incapables de sortir de voiture tellement la pluie est violente.
Nous mangeons alors dans l’auto, sur un parking boueux, à proximité d’une forêt magnifique,
mais dans laquelle nous ne pourrons pas pénétrer. Il est un peu plus de 13h. La suite de notre
parcours, par Owaka, se fait dans les mêmes conditions. Une seule toute petite éclaircie nous
permet de faire une partie du sentier de randonnée de Pounawea, près de la rivière d’Owaka et
d’un marécage, dont les berges sont couvertes de forêts originelles très denses, où se
retrouvent la plupart des mêmes arbres et sous-bois observés depuis ce matin. Un peu plus au
Nord une route mène à Cannibal bay, côte rocheuse à la toponymie inquiétante mais sans
doute réelle autrefois, où nous pouvons apercevoir quelques otaries.
Mais le plus beau souvenir que nous conservons de cette région des Catlins est son point le
plus septentrional, autour du Cap de Nugget Point. Nous y arrivons à 15h 30. Ce cap va rester
dans nos mémoires comme celui des rochers du bout du monde, sorte de finistère austral
ouvert sur l’immensité du Pacifique. Cette vaste péninsule est un peu le symbole de la fin de
notre voyage, et de ce pays un peu rude malgré les apparences d’une vie confortable sinon
raffinée. C’est à pied, sous une pluie battante et un vent déchaîné, que nous allons pendant
plus d’une heure profiter pleinement de ce lieu insolite. Ce sont tout d’abord des centaines
d’animaux marins que l’on peut facilement observer du chemin, en contrebas d’une grande
falaise : des loutres, des otaries de Hooker, des éléphants de mer sont allongés dans le plus
parfait désordre sur les rochers. Beaucoup sont dans l’eau et ne semblent pas souffrir des
énormes vagues qui se brisent avec violence. Certains se baignent dans des trous d’eau plus
calmes un peu en retrait du littoral. C’est un spectacle fascinant car tous ces animaux ne
semblent pas se soucier des rares personnes qui les observent. Ils sont là dans leur domaine
marin et rien ne vient les distraire de leurs activités diverses. Nous cherchons en revanche
vainement des manchots et des pingouins. Le chemin se poursuit sur une corniche étroite
121
jusqu’au phare de pierre,
construit en 1864, et qui
respire la solidité pour
avoir résisté à toutes les
tempêtes australes. Une
petite pente raide encore,
quelques marches de bois,
et nous voici de l’autre
côté du phare, dominant
largement, depuis ce
Nugget Point, une série
d’îles, qui semblent nous
indiquer la direction à
suivre vers le grand large.
Nous sommes là, transis
et trempés, à admirer ce promontoire du bout du monde, et surtout à penser et imaginer la
taille de l’immensité océanique qui s’étend en face de nous, vers le Sud et vers l’Ouest, vers la
ligne de changement de date. Je ne sais pas pourquoi mais je pense à « l’île du jour d’avant »
d’Umberto Eco, à son héros qui voulait dominer l’écoulement du temps. Nous avons
l’impression d’être ici à la limite de l’univers.
Mais nous sommes glacés, la caméra, malencontreusement manipulée sous la pluie nous a,
semble-t-il, définitivement lâchés, il faut faire le chemin du retour, en croisant une troupe de
« retired » néo-zélandais, qui semblent ravis de cet air tourmenté. Un peu plus au nord, entre,
Kara et Port Molyneaux, nous nous arrêtons au-dessus d’une grève où se trouvent des points
d’observation de la faune. Nous nous installons dans une petite cabane de bois, sans parler
trop fort, et observons tout d’abord quatre énormes phoques allongés sur les galets. Trois néozélandais nous rejoignent, ils s’inquiètent de notre langue, puis nous indiquent qu’en principe
quelques « pingouins aux yeux jaunes » doivent se manifester. Et effectivement nous en
voyons un, puis deux, qui sortent de l’eau, s’ébrouent, marchent en claudiquant jusqu’aux
broussailles, où ils ont établi leurs nids au-dessus de la plage. C’est à la fois quelque chose de
comique et d’émouvant. Ce petit pingouin est en effet en voie de disparition, car son habitat
est trop souvent perturbé par les hommes, c’est sans doute ce qui explique qu’il soit ici aussi
populaire que les Kiwis. Nous retrouvons un peu plus loin notre couple de néo-zélandais avec
leur fille, et ils nous indiquent encore un endroit à observer.
Ainsi prend fin notre visite de cette étonnante région de Catlins. Nous rejoignons la grande
route un peu avant Balclutha, et il nous faut une heure et demi pour rejoindre Dunedin. La
route traverse des régions d’élevage, et particulièrement de daims. Comme nous avons vu à
plusieurs reprises dans des supermarchés de la viande de cet animal, nous supposons que c’est
le but de cette activité un peu étonnante. Nous arrivons de nuit dans la grande ville
universitaire, il nous est donc très difficile de nous faire une idée de cette vieille cité de plus
de cent mille habitants. Nous trouvons un motel de la Golden Chain, l’Adrian Motel, dans le
quartier de Saint Kilda au Sud de la ville, et pour 85 $ nous nous installons une fois de plus
dans un petit appartement que nous chauffons avec une radiateur électrique gros comme mon
appareil photo ! La gérante, très gentille au départ et souriante, revêt son masque
d’indignation dès qu’elle constate que nous sommes français, même si elle accepte nos
dollars. Je vois ses yeux nous dévisager l’un après l’autre comme si nous étions des êtres
dangereux, voire méprisables. Nous n’aurons pas droit au lait habituel, ni même à une réponse
lorsque nous lui souhaitons le bonsoir. En ces instants, fort heureusement très rares, nous
éprouvons, par bouffées, de violents sentiments de colère contre tout ce qui est politique et
responsable de ces attitudes : la décision de de Gaulle d’installer le Centre d’Essai du
122
Pacifique, les nombreuses explosions atomiques sous Mitterrand et la terrible affaire du
Rainbow Warrior, Chirac et la stupidité de la reprise des essais, mais aussi la presse et la
télévision d’Australie et de Nouvelle Zélande, le rôle ambigu de Greenpeace, la bêtise des
gens qui prennent tout pour argent comptant ! Nous sommes venus dans ce pays pour le
connaître, pour l’apprécier à sa juste valeur. Nous ne représentons aucun danger pour lui et ne
méritons pas le mépris.
Nous mangeons dans notre magnifique appartement des œ ufs, du bacon, du fromage,
accompagnés de jus d’orange. La télévision repasse Mad Max II, je le regarde un moment,
puis décide d’aller me coucher dans la chambre que devait occuper Florent, complètement
hors sujet car la conduite a été fatigante, aujourd’hui sur ces routes étroites, souvent en
graviers et toutes en virages, sauf sur la fin.
C’est dimanche. Le 20
août. C’est surtout notre
dernière journée en NouvelleZélande. Nous nous sommes
levés vers 7h et avons pris un
long petit déjeuner plein de
toasts de toutes sortes. Dehors
le temps est splendide, nous
avons vraiment manqué de
chance hier pour notre visite
des Catlins. Après avoir rangé
le coffre, notre première visite
est pour Dunedin. Mais tout y
est calme et silencieux,
aucune activité visible ne
vient perturber cette impression de ville morte. La circulation y est inexistante pour cause
sacrée de dimanche. C’est bien dommage car elle paraît plus originale dans sa structure que
les autres villes que nous avons visitées, et nous y serions volontiers restés quelques heures
car les magasins, en particulier les librairies, paraissent nombreux. Créée il y a un siècle et
demi elle s’organise autour d’une partie centrale octogonale ( The Octagon ) formée de trois
rues successives, sur lesquelles se greffent des rues est-ouest et nord-sud dans le plus pur style
du damier anglo-saxon. De grands arbres sans feuilles et des statues complètent la géographie
de ce centre. Les maisons ressemblent beaucoup à celles que nous avons déjà vues, tout au
plus trouve-t-on davantage de petits immeubles locatifs. Est-ce en raison de la présence de
plus de douze mille étudiants ?
Aucune activité n’étant possible dans une ville aussi déserte, nous prenons la direction de
la presqu’île d’Otago. Le site de Dunedin est en effet très original : elle occupe le fond d’une
ria étroite et longue d’une quinzaine de kilomètres. La presqu’île, d’origine volcanique, en
forme la rive sud. C’est elle que nous parcourons par une route littorale, qui serpente à travers
les élevages de moutons. Le temps clair permet d’avoir une vue splendide sur le site de la
ville, mais nous aurons moins de chance pour l’observation des animaux. Les deux ou trois
points où nous nous arrêtons ne nous dévoilent rien de bien particulier : pas de phoques, pas
de pingouins, le « manchot aux yeux jaunes » qui s’appelle ici le « hoiho », et pour la
sauvegarde duquel beaucoup d’énergie semble dépensée, en particulier sous formes de fermes
de préservation de la nature.
De retour à Dunedin nous prenons la direction du nord par la route numéro 1, dont la très
belle chaussée nous permet d’avancer assez vite, puisqu’à 11h nous sommes à Moeraki, où se
trouvent les « boulders ». Un grand parking et des installations diverses nous laissent penser
123
que cette curiosité naturelle attire les foules en certaines saisons. Il fait un temps magnifique,
et nous descendons sans nous presser vers l’immense plage de sable jaune bordée de dunes
recouvertes de fleurs. L’attraction est constituée par des séries de gros rochers parfaitement
ronds, émergeant à demi du sable ou de l’eau. Dans la mythologie maorie ils proviendraient
du naufrage d’un canoë parti à la recherche de la pierre de jade. Nous rapprochons tout de
suite cette croyance poétique de celle des aborigènes australiens, qui font des énormes boules
de granit de Devil’s Marble et de Devil’s Pebbles, dans la région de Tennant Creek, que nous
visiterons deux ans plus
tard, une création du Serpent
Arc-en-Ciel. L’explication
plus géologique montre
qu’il s’agit ici d’une forme
modelée dans la falaise, à
l’intérieur de la roche en
place, par une érosion
sélective à partir d’un noyau
central. A un endroit je
photographie même une de
ces boules virtuelles en
pleine formation, presque
entièrement recouverte par
une gangue de sables décomposés. C’est splendide, et la caméra a même un dernier sursaut
d’orgueil en acceptant de filmer quelques minutes avant le grand « black out » définitif
semble-t-il. Il fait une température douce et printanière, et lorsque nous repensons au vent et à
la pluie d’hier nous comprenons la réputation de la Nouvelle-Zélande à propos de ses
changements brusques de climat.
Trente kilomètres plus au Nord nous nous arrêtons à Oamaru, une superbe petite ville près
de la mer, où les jardins publics remplis de massifs de fleurs immenses, occupent au moins un
tiers de la ville. Nous allons y voir aussi ce qui fait la grande attraction de la ville : à bushy
beach la protection de la végétation naturelle est organisée pour permettre aux hoiho de venir
nicher, et tout près du port les petits pingouins bleus ( koroa ) font leurs nids dans des boîtes
placées près des broussailles, non loin de la mer. Une sorte de tribune a même été construite
pour permettre leur observation à la tombée de la nuit, lorsqu’ils passent de leurs lieux de
chasse maritime à leur habitat terrestre. Nous n’entendrons que les cris de certains petits dans
leur nid, et n’aurons pas le temps d’attendre le retour des parents.
Une longue ligne droite nous mène ensuite jusqu’à Timaru, assez grande ville de trente
mille habitants. La gare en bois, peinte en blanc, est un véritable monument, mais beaucoup
de maisons semblent anciennes. Nous mangeons dans un grand parc plein d’arbres, de jeux et
124
d’animaux. Nous sommes maintenant dans la région du Canterbury, et la plaine qui porte le
même nom s’élargit très vite. De Timaru à Christchurch la route est excellente, et traverse une
plaine verdoyante dominée par le superbe panorama des sommets enneigés des Southern
Alps. Nous ne faisons qu’un seul arrêt vers Ashburton, au bord de la route, pour boire un café.
Des voyageurs peu pressés, qui sont plutôt des promeneurs du dimanche, mangent des glaces,
assis à l’extérieur. En prenant quelques précautions de langage ils évoquent quelque chose qui
ressemble à un parfum précoce de printemps.
Une dizaine de kilomètres avant Christchurch, nous prenons une route vers l’est, en
direction de la Péninsule Banks, célèbre dans tous les manuels de géographie physique pour
son origine volcanique, sorte de petit Cantal au bord de mer. Deux éruptions volcaniques sont
à l’origine de sa construction. La plus ancienne mit en place la structure générale de
l’ensemble : constituée de
laves assez fluides les
coulées se répandirent de
manière uniforme, créant
un massif circulaire d’une
trentaine de kilomètres de
diamètre. L’éruption la
plus récente mit en
communication le cratère
central avec la mer vers le
sud, à un moment où le
niveau de l’eau avait déjà
commencé à remonter. En
dehors de rares zones de reboisement en conifères, la végétation est formée d’herbes et de
petits buissons bas. Tout ce milieu, avec des formes encore fraîches de cratères et de rebords
de coulées, évoque le Massif Central français. Un dernier lien, bien ténu, relie la région à la
France : en 1840 un groupe d’une soixantaine de colons français vinrent s’établir dans cette
région, quelques mois avant la signature du traité de Waitangi. La plupart restèrent sur place
après l’avènement de l’autorité britannique, et certains de leurs descendants y résident
toujours. On relève d’ailleurs dans la toponymie une fréquence tout à fait inhabituelle de
noms français ( Duvauchelle, Le Bons, Pigeon, Lavaud, Balguerie ). Nous passons même à
côté d’une French farm. Nous passons un long moment à parcourir ce paysage magnifique
avec ses torrents en étoile, séparant de grands espaces plats, ou sa route en lacets grimpant à
l’intérieur d’un cratère envahi par la mer, évoquant une étroite caldeira.
L’arrivée sur Christchurch
est magnifique, la route de la
presqu’île permet en effet
d’entrer dans la ville par une
petite colline volcanique,
occupée par de belles maisons,
quartier résidentiel de qualité,
où les grands arbres cachent
les toits d’ardoise et les parcs
privés. Au fond la ville
s’étend dans une vaste plaine.
Nous trouvons très facilement
un motel, et pour notre
dernière nuit en Nouvelle-Zélande nous tombons sur quelque chose d’extraordinaire, une
sorte de monstruosité, au bon sens du terme, dans le genre. En arrivant dans le quartier est de
125
la ville nous repérons en effet une rue occupée par des petites maisons mitoyennes d’un étage,
avec un gardien dans un petit bureau, et l’affiche « logements à louer ». Christiane et Florent
vont voir pendant que je me gare et le gérant hindou nous propose pour 80 $… une maison
toute entière ! Au rez-de-chaussée un immense séjour et une cuisine séparée, au demi étage
une salle de bain, au premier trois chambres avec cinq lits, dont deux doubles, tous préparés,
plus une petite alcôve vitrée qui donne sur la rue. Avec le canapé du séjour nous pourrions
coucher une troupe entière. Il y a même le chauffage central et une batterie de cuisine à faire
pâlir d’envie n’importe qui !
Comme nous l’avions fait à Melbourne il y a deux semaines, nous mettons un peu d’ordre
dans toutes nos affaires, préparons nos valises, faisons l’inventaire détaillé de notre carton,
afin de ne rien avoir à emporter qui soit périssable. Inutile de dire que nous avons trop de
choses à manger et qu’il nous en restera encore pour demain. Nous passons quelques instants
devant la télévision après un long bain. Mais comment est-ce rentable de louer à des gens de
passage de tels appartements, c’est un mystère pour nous ?
Triste façon pour moi de quitter ce pays, j’ai dû m’intoxiquer hier et avant-hier en
consommant trop de douceurs au réglisse pour ne pas avoir de problèmes d’endormissement
au volant. Le résultat prend la forme de maux de ventre amoindrissants ! Nous ne nous
pressons pas ce matin, et nous avons tellement de place dans notre maison que nous nous
dispersons beaucoup. Nous terminons nos valises, qui une fois de plus vont prendre l’avion.
Vers 9h tout est terminé et nous prenons la direction du centre ville. Cristchurch est la
troisième ville du pays, mais il est impossible de la comparer à Auckland ou Wellington. Dès
que nous circulons vers le centre nous avons l’impression de nous trouver dans une
agglomération anglaise : les églises, et surtout la cathédrale, les maisons alignées, souvent
identiques, les nombreux parcs, les statues d’hommes célèbres anglais, tout est là pour
rappeler les liens étroits de cette ville avec l’Angleterre et l’Ecosse. Même la rivière Avon,
qui la traverse par des petits méandres, a un air britannique.
Garés
près
de
Cathedral Square nous
visitons l’église ellemême et les alentours de
cette
grande
place
piétonnière, puis nous
partons séparément à la
découverte du reste de la
partie
centrale,
particulièrement
le
Cashell street Mall. Je
passe une grande partie
de mon temps à observer
ces gens du bout du
monde que j’ai si souvent imaginés à partir des guides, mais qui pour l’instant semblent
tellement européens. Rien ne les sépare de leurs ancêtres anglo-saxons, et dans cette foule qui
s’active, on ne voit jamais de maoris. Comme souvent en Nouvelle Zélande, d’après ce que
nous avons remarqué, la population d’origine européenne semble très homogène. Assis sur
mon banc, avec un mal de ventre qui me tenaille, je dois donner une triste impression de
misérabilisme ! Christiane et Florent viennent me tirer de ma demi torpeur. Ils ont découvert
le paradis, sous la forme d’un « Time Zone » pour Florent, et d’un immense magasin de
vêtements de laine ( pulls, écharpes, bas, gants, chaussettes… ) mais aussi d’objets en bois
pour Christiane. Je suis incapable de prendre des décisions pour des achats qui paraît-il sont
126
très importants, car il s’agit de nos toutes dernières dépenses avant le départ. Nous reprenons
l’auto et changeons de quartier, il n’y a en effet aucun problème pour trouver des places de
parking à 1 $ l’heure.
Vers 11h 30 notre séjour en Nouvelle-Zélande prend fin, Florent a beau insister pour faire
encore une ou deux parties dans son « Time Zone » nous sommes inflexibles. Dix minutes
plus tard sous sommes à l’aéroport, dont la direction est, comme nous l’avons constaté partout
pendant notre voyage, remarquablement indiquée. Une fois sur place c’est un peu compliqué :
nous déposons Florent avec les bagages, nous cherchons ensuite le parking Hertz, puis
revenons régler les formalités pour la voiture, avec encore des taxes à payer, puis enregistrer
nos bagages. Faute de n’avoir pu tout finir, nous déposons avec délicatesse le reliquat de notre
carton dans une poubelle de l’aéroport, dans l’espoir que quelqu’un récupérera la nourriture
qui s’y trouve encore. Par atavisme suisse Christiane est incapable de jeter des slices de
fromage qu’elle garde sur elle, ce ne sont pourtant pas des morceaux de vrai Gruyère !
Nous nous présentons enfin à la police, et comme pour l’arrivée nous avons très nettement
l’impression que nous sommes suspectés de quelque chose. Nous nous y attendions, mais
c’est une confirmation, nous sommes les seuls à attendre au moins dix minutes au guichet.
Une fois dans notre salon d’attente, Christiane fulmine, et nous annonce qu’elle n’est pas
prête à remettre les pieds ici. C’est excessif, mais à cet instant précis c’est sans doute le
sentiment que nous éprouvons tous. La sagesse nous souffle que rien n’est éternel, et que les
âneries d’un jour peuvent être vite oubliées, mais il est vrai que beaucoup plus qu’en Australie
notre séjour en Nouvelle-Zélande a été perturbé par des problèmes politiques, qui n’étaient
absolument pas les nôtres. Nous avons, sans le savoir, mal choisi le moment de notre voyage.
Rien ne peut nous faire oublier la beauté des paysages traversés, et les émotions diverses
ressenties en si peu de temps. La Nouvelle-Zélande est un pays magnifique, mais par la faute
de leurs médias il ne nous a pas été possible de nous faire une idée du peuple néo-zélandais.
Souhaitons qu’un retour dans ce pays puisse nous permettre un jour d’oublier cette remarque.
Nous apprendrons plus tard, par la fille d’une amie, qui y travaillait à la même époque, que
l’attitude des néo-zélandais vis à vis de la France obéissait, depuis l’affaire du Rainbow
Warrior, à une sorte d’amour contrarié. La France jouissait auparavant dans ce pays d’un
grand crédit, et les désillusions qui ont suivi ont été à la hauteur des événements.
L’avion est là, tout près de nous.
C’est encore un gros 747 de la
Quantas,
qui
fait
un
vol
Christchurch,
Sydney,
Tokyo.
Beaucoup de passagers sont
d’ailleurs japonais. Nous avons
encore la chance d’avoir trois places
avec un hublot. Décollage à 15h
locales, nous survolons pendant
quelques minutes de grandes
montagnes blanches, celles-là même
que nous longions au plus près sans
les voir il y a quatre jours
seulement. Puis c’est le bleu noir du Pacifique. A l’exception d’une bière et d’un repas j’ai
l’impression de dormir les trois heures du voyage, comme Florent. Christiane lit. C’est un vol
sans histoires. A 16h locales, après avoir reculés nos montres de deux heures, nous arrivons
au-dessus de Sydney, dont nous ne verrons que des banlieues démesurées.
Les formalités de police sont extrêmement rapides, ce qui provoque en nous un certain
soulagement. En revanche la douane est particulièrement sévère pour tout ce qui est produits
périssables. Des policiers tenant en laisse des petits chiens renifleurs vont d’une valise à
127
l’autre au giratoire du « bagage claim ». Christiane court vite se débarrasser de ses fromages
dans une poubelle. Deux minutes plus tard le chien se dresse contre celle-ci, et le douanier
sort les objets qui y ont été jetés, dont le fameux fromage. Elle vient d’échapper à une amende
de mille dollars ! Mais il aurait été très cocasse de voir le chien se dresser contre son sac !
Tout ça pour du fromage qui n’a aucun goût. Nous nous préoccupons ensuite de la voiture,
une Ford gris-vert immatriculée TKH-240, et nous réservons une chambre dans un « MotorInn », c’est nouveau comme terminologie pour nous, nous verrons bien !
L’auto est ensuite chargée de nos volumineux bagages et vers17h 30, alors qu’il fait encore
bien jour, nous sommes précipités avec notre Ford Laser dans une circulation terrible, sur des
axes routiers démesurés, très américains. Où est le calme de la Nouvelle-Zélande ?
128
SYDNEY, UNE CAPITALE DE L’AN 2000
Le choix de la grande ville australienne pour accueillir les Jeux Olympiques de l’an 2000,
s’était fait bien avant notre départ. Symbole pour nous de l’Australie, plus que Melbourne sa
grande rivale, son nom avait toujours eu une grande résonance dans notre esprit avant cette
décision du CIO. Sophie et Michel devaient y passer une année avant le choix de Pittsburgh
en 1993, nous avions vu des images terrifiantes des incendies qui avaient ravagé son arrièrepays une partie de l’été austral dernier, mais surtout cette grande métropole nous était connue
par de multiples lectures et surtout par des images qui nous la rendaient presque familière.
Terminer notre séjour dans ces Terres Australes par trois journées à Sydney était un peu
prévu, dès le départ, comme la récompense d’un long voyage, cerise sur un vaste gâteau, dont
nous avions tenté de voir l’essentiel de la diversité, même s’il manquait cette part
d’approfondissement que seul le temps peut donner.
Notre premier contact, vu d’avion, a été un peu décevant car l’appareil s’est posé
directement, en venant du sud sur l’aéroport international, qui empiète sur Botany Bay. Avant
le survol à basse altitude de cette baie, nous avons eu à peine le temps d’apercevoir, vers le
nord, une mer de constructions et d’espaces verts dans un entrelacs de voies de circulation,
donnant une impression un peu anarchique. Tout cela se confirme dès les premiers instants
qui suivent notre départ de l’aéroport en voiture, et malgré plus de cinq semaines
d’expériences de conduite dans l’hémisphère sud nous souffrons et plaignons les étrangers,
qui découvrent la circulation à gauche dans cette ville. Heureusement Hertz nous a prêté un
guide cartographique superbe sur la ville, qui fait plus de cent pages, mais où les moindres
rues sont portées. Ce sera notre bible pour tous nos déplacements dans la ville, à condition de
préparer correctement l’itinéraire par avance. La ville de Sydney s’inscrit en effet dans une
autre dimension, si on la compare aux grandes villes que nous avons visitées en Australie et
en Nouvelle-Zélande. A la fois la plus ancienne et la plus peuplée des villes de cette région du
Pacifique elle a été construite petit à petit, sans planification initiale comme pour les autres
villes.
Deux baies constituent le site à l’intérieur duquel elle s’est développée. Au Sud la vaste
échancrure de Botany bay, ainsi nommée par Banks, le botaniste de l’Endeavour, le navire du
capitaine Cook, qui prit possession de l’Australie en ce lieu au nom du roi d’Angleterre le 28
avril 1770. A une vingtaine de kilomètres plus au Nord, l’étroite mais longue baie de Port
Jackson vit arriver en janvier 1788 la First Fleet, composée de bagnards et de soldats, qui
établit à Sydney Cove les premières maisons de la future ville. Le Gemini Hotel, où nous
avons réservé une chambre, se trouve à mi-chemin entre ces deux baies, dans le quartier de
Randwick, non loin de l’Université de Nouvelle Galles du Sud. Christiane nous guide mais
l’itinéraire est compliqué : il nous faut tout d’abord contourner l’immense espace de
l’aéroport par l’Airport drive, et rejoindre l’autoroute numéro 1, la Southern Cross Drive, que
nous empruntons un moment, avant de nous diriger vers l’est, à travers des quartiers
fortement peuplés, en direction de Randwick. Nous qui pensions à un petit quartier calme, ce
n’est pas du tout le cas : ce sont plutôt de grands immeubles d’habitation, mais aussi un
immense hôpital, de nombreux établissements d’enseignement. A plusieurs reprises aussi
nous longeons de grands parcs, dont un hippodrome près de l’Université. Contrairement aux
autres villes d’Australie la circulation automobile est ici très rapide, il y a quelque chose
d’européen ou d’asiatique dans le comportement des conducteurs, qui acceptent mal que l’on
puisse ralentir pour chercher son chemin.
129
Après un temps d’adaptation
à ces nouvelles données nous
trouverons cependant assez vite
l’endroit recherché : au bout
d’une grande voie à triple sens
de circulation dans chaque sens,
nous arrivons, à un feu, sur la
Belmore road que nous
recherchons. L’hôtel est là,
entre le 66 et le 71, grand
immeuble d’une quinzaine
d’étages. Nous nous garons
comme nous le pouvons et
allons dans la réception, où nous sommes reçus par toute une équipe de jeunes employés très
ouverts et directs. Nous occuperons la chambre 510, au cinquième, mais on nous explique que
le problème est le parking, qui est attenant à l’hôtel et en étages, et que les places y sont
difficiles à trouver. Effectivement les rampes d’accès sont à court rayon, et nous passons de
justesse entre les piliers de béton. Nous avons donc l’explication, de « motor inn », traduisons
bêtement « l’auto est aussi hébergée ». C’est très simple ! Au troisième étage nous trouvons
une place bien étroite, et organisons le transfert de nos bagages dans les ascenseurs. La
chambre dispose d’une assez belle vue : au premier plan un établissement scolaire ( un coup
du sort pour nous qui allons bientôt reprendre le travail ), puis des dizaines de grands
immeubles, souvent en briques rouges, et tout au fond le grands gratte-ciel et la tour
panoramique du centre de Sydney. La chambre est correcte, mais elle sent tellement la
cigarette, que nous descendons demander un changement pour une chambre non-fumeur.
C’est trop tard pour ce soir, mais pour les deux jours suivants on nous donne la 305, dans
laquelle les employés s’engagent de transférer toutes nos affaires demain, pendant notre
absence.
Jusqu’à notre départ pour l’Europe, nous n’avons donc plus de soucis à nous faire pour le
logement. Sydney nous appartient pour trois jours ! Il fait nuit noire lorsque nous ressortons à
pied nous promener dans Belmore road. Notre premier souci est d’appeler Denise à Toulon,
car c’est elle qui, depuis notre départ en juillet, fait le lien de cette famille éparpillée qui est la
nôtre. Pour elle cela va un peu mieux, il semble faire un peu moins chaud car il y a eu des
orages. Frédéric lui a téléphoné de Nouvelle Calédonie, où il a fait le tour complet de l’île, il
nous donne rendez-vous demain soir à l’aéroport de Sydney. En revanche elle n’a aucune
nouvelle de Michel et de Sophie depuis maintenant trois semaines, ce qui confirme les
inquiétudes qui étaient les nôtres depuis de nombreux jours. Où sont-ils donc en Asie pour
qu’il leur soit ainsi impossible de prendre contact ? Nous faisons des courses dans le quartier
qui est très actif. Beaucoup de magasins sont tenus par des asiatiques et des gens originaires
du Moyen-Orient, même si les européens sont plus nombreux. Cette diversité nous change
beaucoup du peuplement presque uniquement anglo-saxon de Nouvelle-Zélande. Est-ce la
caractéristique de ce quartier ou une réalité de Sydney ?
De retour dans notre chambre, nous allons passer une soirée tranquille, nous mangeons nos
pizzas et Florent son menu Mac Do, en y ajoutant des fruits, et tout en admirant, au loin vers
le nord, les grands immeubles éclairés du centre de la ville. Pendant que Florent se concentre
ensuite sur la télévision, nous essayons de nous composer des itinéraires pour découvrir cette
énorme métropole, mais quelque chose n’y est pas, nous sous sentons un peu « stressés ». Estce la pénible absence de nouvelles d’Asie ? Est-ce l’annonce à la télévision d’une vague
d’attentats islamiques à Paris, confirmée par Denise ? Est-ce l’idée du retour, concrétisée par
130
cette cour de récréation et ces bâtiments scolaires qui sont sous nos yeux ? Avons-nous
vraiment envie de rentrer en France ?
A 7h tout le monde est debout. Nous sommes le 22 août. Il y a un mois déjà, jour pour jour,
que nous arpentions le monolithe d’Uluru, en ce jour de gloire de l’anniversaire de Christiane.
Que c’est loin déjà ! Mais pourtant notre passion de la découverte est toujours aussi intacte.
Le temps semble gris et maussade, mais il faut sans doute faire la part des brumes venues de
la mer et aussi de la pollution d’une grande ville. Des jeunes gens commencent à arriver dans
la cour du Lycée qui est en-dessous de nous. Nous les observons longuement dans leur
costume bleu. Qu’ils sont différents de nos propres élèves ! D’étonnants oiseaux, faisant
penser à de petites cigognes, volent sur les cheminées proches. Nous mangeons rapidement
quelque chose en buvant du thé et du café, et en observant au loin cette ville immense, ces
toits curieux, mélange de tuiles et de tôles peintes.
Vers 8h nous récupérons l’auto et sortons. Notre quartier est déjà très animé, et même si la
distance qui nous en sépare est assez grande, nous n’avons pas de problèmes pour rejoindre le
centre, même s’il nous semble beaucoup plus loin que ce que l’observation laissait supposer
depuis notre chambre. Nous savons en gros ce que nous voulons faire, mais il nous faut avant
tout trouver un parking, notre mésaventure de Melbourne est là pour nous le rappeler. A notre
grande surprise, peut-être par chance, nous en trouvons un immense, vers Haymarket, non
loin de Darling Harbour. Il est 8h 30. Nous allons
rester en ville jusqu’à 17h.
La Jackson bay divise Sydney en deux parties, au
nord et au sud, reliées par un tunnel sous-marin et le
célèbre Harbour bridge, appelé le « vieux
portemanteau ». La partie la plus intéressante et la
plus active se situe sur la rive sud. Ce centre ville est
très curieux car jusqu’ici nous avions été habitués
dans les villes australiennes, à des « down town » très
concentrées, le plus souvent en damiers formant des
blocs de maisons. Ici une des nombreuses
indentations de la Jackson bay, orientée nord-sud, a
donné naissance à un centre tout en longueur, sur
presque trois kilomètres : Sydney Cove en marque la
limite nord, la Central Station celle du sud, Darling
Harbour celle de l’ouest, et une série de grands parcs
la limite est. C’est dans cet espace ainsi délimité que
se trouvent les immenses gratte-ciel de la ville et que
se concentre l’essentiel de l’activité. Nous allons
parcourir toute cette zone dans tous les sens. Il est
cependant clair que pour le touriste qui découvre la
ville, Sydney est bicéphale : le premier centre
d’intérêt majeur est Sydney Cove avec l’Opéra, Circular Quay et le quartier des Rocks, le
second est Darling Harbour avec son monorail et ses nombreux complexes commerciaux et de
loisirs. Au visiteur ensuite de gérer au mieux cette géographie originale et inattendue.
Notre façon de visiter Sydney ne pourra donc qu’obéir à cette organisation urbaine. Depuis
Haymarket, et après avoir traversé une partie du quartier chinois, nous gagnons tout d’abord
Darling Harbour, en longeant la Sussex Street. Ce quartier nouveau est tout à fait lié au centre,
et nous y arrivons par Market Street pour déboucher sur Pyrmont bridge, réservé aux piétons
et au monorail, qui enjambe le bras de mer de Darling Harbour. Le temps est encore couvert,
mais il va très vite devenir de plus en plus beau, et l’après-midi sera presque printanier. De ce
131
pont la vue est splendide dans toutes les directions.
Vers l’ouest tout l’espace est occupé par une série
d’immenses complexes alignés du nord au sud : le
musée maritime, le grand hôtel Novotel, devant lequel
commence le Harbourside Festival Marketplace, qui
regroupe des restaurants, des commerces, des pubs, des
salles de spectacles, et plus au sud des centres de
réunions et un immense Hall d’exposition. A cette
heure-ci toutes ces structures sont encore peu
occupées, mais nous constaterons plus tard que le
nombre
de
visiteurs
est
impressionnant,
particulièrement des jeunes. En ce tournant vers l’est
c’est toute une série d’immenses gratte-ciel, aux
formes et aux couleurs diverses, qui occupent tout
l’espace, dépassés seulement en hauteur par une
gigantesque tour au sommet circulaire, et précédés par
le bâtiment plat de l’Aquarium et de navires de
plaisance accrochés aux quais.
L’attraction principale pour les touristes est un
monorail en libre service, qui pour trois dollars et en
douze minutes fait une boucle dans le centre ville,
Darling Harbour et China town. Nous le prenons et faisons deux boucles complètes, qui nous
permettent de nous faire une idée assez précise de la géographie et de la vie de ces trois
quartiers de Sydney, observés d’une hauteur équivalent à un ou deux étages d’immeubles. Les
habitants en effet ne prêtent plus attention à ce « circular » silencieux, qui comporte sept ou
huit arrêts, vaquent à leurs occupations tout à fait normalement. L’impression est très forte
lorsque le monorail emprunte Liverpool street, et
surtout Pitt street et Markett street. Nous circulons à
quatre ou cinq mètres au-dessus de trottoirs
grouillants de personnes et de magasins de toutes
sortes, les embouteillages sont silencieux et les bruits
de la ville assourdis. Le passage au-dessus de China
town révèle une forte densité de petits immeubles et
de commerce, quelques ruelles sont étroites et
bordées de maisons qui semblent moins bien
entretenues. Au fond de Cockle bay une grue porte
une grande banderole, lisible de très loin, qui
demande l’arrêt des essais nucléaires français et
proclame le soutien actif des dockers aux
polynésiens !
Revenus à la gare principale nous entrons ensuite à pied dans le centre en empruntant
Market street, puis George street. Nous avons tout à fait l’impression de nous retrouver dans
la « down town » de villes américaines ou canadiennes, dans l’ombre des grands gratte-ciel,
qui répercutent tous les bruits, les amplifient parfois jusqu’à la démesure. Quelques rares
immeubles ont encore une allure ancienne, correspondant peut-être à des constructions du
début du siècle, en pierres de taille monumentales. C’est le cas en particulier de celui de la
poste centrale, ou GPO, sur Martin Place. Nous y entrons car depuis la Nouvelle Zélande nous
avons écrit au motel de Port Fairy, où j’ai oublié ma veste le 8 août, en demandant de me
l’envoyer poste restante à Sydney. Le système est génial : des terminaux informatiques
permettent de savoir si quelque chose est arrivé pour celui qui cherche. Mon nom est là. Un
132
numéro permet alors de récupérer le colis, donc la veste. Pas d’attente inutile, pas
d’engorgement aux guichets, puisque seuls y vont ceux qui ont reçu une lettre ou un colis. On
enverra une petite carte à la dame de Port Fairy pour la remercier.
Malgré le monde nous allons beaucoup apprécier notre visite, et pas uniquement celle de
Pitt Mall et de Martin Mall. Les autres grandes rues du centre de Sydney sont aussi très
commerçantes, beaucoup plus que dans les villes américaines, dont l’organisation semble a
priori identique. Nous constatons une fois de plus que le commerce de détail est souvent aux
mains de populations asiatiques, même en dehors de China town, et que les références à
l’Italie marquent de nombreuses boutiques. Les arrêts sont nombreux, particulièrement pour
Florent dans des Time Zone. Dans un magasin de vêtements nous discutons avec un
polynésien de Futuna, ravi de parler français.
Tout au bout de Pitt street, la plus longue rue sud-nord de la ville, nous arrivons dans
Sydney Cove. Il fait désormais un temps splendide, et après quelques pas dans Circular Quay,
d’où partent la plupart de ferries de Sydney, nous nous dirigeons vers le quartier des Rocks,
qui fut le premier point de peuplement européen, à l'endroit même où s’appuie le Harbour
bridge avant d’enjamber la baie. Autour de ce point furent construits de nombreuses maisons,
entrepôts et autres bâtiments.
Depuis 1970 des réhabilitations
systématiques ont donné une autre
allure à ce quartier : centres
culturels, restaurants, magasins
d’artisans longent les rues pavées
et occupent les vieilles demeures,
des terrasses de cafés sont ouvertes
sur de petites places, des
ouvertures pratiquées entre les
bâtiments permettent d’observer le
pont de Sydney Harbour, l’Opéra
et
la
belle
réplique
de
« l’Endeavour », le navire de Cook, avec ses trois-mats et ses voiles blanches, qui accosta ici
en 1770. Des centaines de
personnes flânent dans ces ruelles,
ou se prélassent sur des chaises. Il
fait tellement bon que nous
décidons de nous attabler au soleil
et de manger une salade et des
sandwichs australiens. Encore un
de ces grands moments dont la vie
a le secret, et où tout ce qui n’est
pas l’instant présent s’efface.
La foule des quais et les ferries
sagement alignés au fond de
Sydney Cove, à l’endroit même où
débarquèrent soldats et bagnards
de la First Fleet, dessinent une
véritable fresque estivale lorsque
nous y passons. Nous nous retrouvons tout à fait dans ces moments de grande activité
touristique sur la Côte d’Azur. Nous sommes pourtant en hiver, un jour de semaine et en
début d’après-midi ! Comment les choses doivent-elles se passer l’été, au cœ ur des grandes
vacances et des fortes chaleurs ? C’est peut-être un trait typiquement australien d’être ainsi
133
capable de s’imaginer, un
beau
jour
d’hiver,
directement
dans
l ‘atmosphère de l’été.
Quelques centaines de
mètres au-delà de Circular
Quay, une vaste esplanade
s’ouvre sur le monument le
plus célèbre de Sydney.
L’Opéra occupe un endroit
inoubliable. Grand bateau
aux voiles multiples, il ne
pouvait être conçu que par
un descendant de viking,
un architecte danois qui l’installa au milieu de la baie, sur un vaste espace ouvert sur la mer.
Placé ailleurs dans Sydney il ne serait sans doute qu’un monument comme les autres, original
certes, mais sans perspective. Ce qui fait la force des quatre auditorium disposés en conques
successives, de tailles et d’inclinaisons différentes, c’est sa solitude entre la mer et le ciel,
comme si la ville qui l’entoure n’existait plus. Nous en faisons le tour, mais le béton et le
verre qui le constituent perdent de leur charme vu de près, c’est finalement à une certaine
distance qu’on l’apprécie le plus.
Comme le temps est splendide nous nous embarquons sur un des nombreux ferries de
Circular Quay pour rejoindre Darling Harbour : nous passons près de l’opéra, splendide en
légère contre-plongée depuis le pont du bateau, puis sous le Darling Harbourg, aux structures
d’acier un peu lourdes. Après avoir contourné Dawes Point nous longeons une partie du port
de Sydney. Les navires sont très nombreux, nous passons à côté d’un grand cargo français des
armements Raimbaud. Est-il boycotté par les dockers australiens comme ils l’ont promis ?
Après Millers Point le ferry longe les immenses gratte-ciel qui constituent en front de mer la
partie la plus fonctionnelle de Sydney, où sont installés bureaux et sièges sociaux, entreprises
nationales et internationales aux inscriptions triomphantes sur le toit de leurs immeubles.
A Darling Harbour l’impression d’été se fait encore plus forte, une foule bigarrée a envahi
les quais, l’éclairage par le soleil est splendide. Nous décidons alors de nous séparer pendant
presque deux heures. Florent va seul visiter l’Aquarium près de Pyrmont Bridge, Christiane
retourne dans Pitt street, et, pour ma part, je me lance dans une course épuisante contre la
montre, et, en marchant à toute allure, je retourne à Sydney Cove car la lumière du soleil de ce
milieu d’après-midi donne une autre perception des choses. Je ne photographie pas, je
mitraille, au point de ne plus réellement savoir, en regardant ces photos, à quel moment exact
elles ont été prises. Je constate simplement que ce décalage de quelques heures par rapport à
la visite du début de l’après-midi donne à tout ce morceau de ville une seconde vie, mais que
les émotions sont intactes. Je reviens par Elizabeth street, puis par Phillip street, l’une ne peut
pas aller sans l’autre. On trouve un peu moins de gratte-ciel dans cette partie est du centre,
mais des immeubles cossus, aux architectures compliquées, un peu pompeuses parfois,
pleines de colonnes, de petits frontons, de lignes courbes qui s’opposent à l’aspect linéaire des
grandes tours de la partie ouest.
A 17h nous sommes tous les trois fidèles au rendez-vous, devant l’Aquarium, au milieu de
cohortes de jeunes élèves japonais, filles et garçons séparés, rangés en files régulières devant
leurs professeurs. Le soleil couchant éclaire les immeubles qui dominent Darling Harbour,
mêlant le bleu tendre et le rouge clair. Nous retournons à l’auto dans cette douce atmosphère
de fin de journée. Nous tombons dans un premier temps dans un gros embouteillage car
beaucoup de gens quittent le centre à cette heure, et prennent la même direction que nous.
134
Deux choses vont beaucoup nous gêner : l’interdiction de tourner à droite selon le système
américain, obligeant à faire le tour complet d’un bloc par la gauche pour prendre la direction
souhaitée à droite, et le comportement agressif des chauffeurs de taxi, qui roulent très vite.
Résultat : au lieu de nous diriger tout de suite vers le sud, nous nous perdons dans les quartiers
de King Cross et de Paddington. Cela nous permet de faire connaissance avec ces deux
quartiers où nous ne serions probablement pas venus. Le premier nous paraît être actif et
cosmopolite, il y a un monde fou sur les trottoirs et des dizaines de restaurants, de bars et
d’auberges. En retrouvant la bonne direction nous traversons Paddington… où nous nous
perdons complètement dans la nuit qui tombe : beaucoup de petites rues, avec des maisons
agréables de style victorien, la plupart rénovées mais toutes différentes les unes des autres,
précédées souvent de minuscules jardins avec un ou deux arbres et de barrières de bois
peintes. Nous sommes obligés de demander l’aide d’une jeune femme, très bien mise, style
cadre supérieur. Très aimable elle nous fournit la clé de nos problèmes, après une longue
étude de notre plan.
A 18h nous voici de retour à l’hôtel. Nous sommes désormais au deuxième étage, sans
aucune vue, mais c’est nous qui avons voulu échapper aux relents de cigarettes. Après un
moment de repos nous ressortons manger à côté de l’hôtel, dans un Kentucky Fried Chicken,
probablement trois fois trop. Enfin, après avoir repris l’auto dans l’étroit parking, nous nous
dirigeons vers l’aéroport. La circulation n’a plus rien de commun avec ce que nous avons
vécu pour venir, et de ce fait nous retrouvons sans problème notre itinéraire, et nous nous
garons sur le parking Hertz. Bien entendu, comme toujours, nous sommes très en avance
puisque Frédéric ne doit arriver qu’à 22h, et il est 20h 30. Que peut-on faire dans un aéroport
international, à une heure de grande affluence correspondant aux arrivées de nombreux points
du monde ? Nous téléphonons tout d’abord à Denise et avons enfin des bonnes nouvelles de
Sophie et Michel. Ils ont terminé aujourd’hui leur voyage en Asie et sont bien rentrés à Biot.
En revanche une véritable paranoïa anti-attentats règne en France paraît-il. Je cherche
vainement des journaux français, mais même ici il m’est impossible d’en trouver. Comme la
Nouvelle Zélande, l’Australie est un no-man’s-land pour les francophones, nous ne trouverons
jamais la moindre publication écrite en français, alors que nous trouvons sur les étalages de
nombreux titres étrangers italiens, japonais, grecs, hollandais ou allemands. Nous verrons
même un journal destiné aux germanophones, conçu et imprimé en Australie ! Nous avons
encore le temps de téléphoner à Sophie et Michel chez eux, et d’avoir des nouvelles directes
de leur voyage.
Après une longue attente Frédéric arrive de Nouméa à l’heure prévue, en pleine forme, ravi
de son séjour. Nous discutons un moment au milieu d’une foule d’autant plus dense, que
l’espace d’attente est assez étroit, et nous éprouvons un grand plaisir à nous retrouver. Nous
sommes de retour à l’hôtel vers 22h 30, à travers des quartiers endormis, ce qui choque
presque après la fébrilité de l’aérogare. La chance nous sourit, puisque nous trouvons une
place de parc au rez-de-chaussée du parking-labyrinthe. Dans la chambre nous discutons plus
d’une heure des nouvelles venues de France, du voyage en Asie des jeunes mariés, de la
Nouvelle Calédonie et de la Nouvelle Zélande. Sans porter de jugements de valeur, car nos
séjours ont été brefs, il en ressort que l’Australie nous plaît davantage aux uns et aux autres.
Est-ce déjà l’heure des bilans ? Un petit vent de retour à la maison semble s’installer.
Nous sommes tous d’accord pour trouver que cette nuit passée à Sydney a été excellente,
peut-être parce que le coucher a été tardif. Nous déjeunons dans la chambre car nous avons
encore beaucoup de choses au frigidaire, et la serveuse chinoise de la boulangerie en face de
l’hôtel a ajouté hier au soir, au moment de la fermeture, de nombreux gâteaux au pain que
nous lui avons acheté. Dehors le temps est aussi beau qu’hier et il en sera de même toute la
journée. Forts de notre expérience nous décidons d’aller nous garer au plus près des lieux de
135
visite. Pour aujourd’hui ce sera tout d’abord Circular Quay à Sydney Cove, où nous trouvons,
dans Gloucester street, un parking souterrain, sous un immense gratte-ciel de plusieurs
dizaines d’étages de bureaux. Il nous faut descendre au huitième sous-sol, qui n’est pas le
dernier, pour laisser la voiture à une équipe chargée de la garer. Nous n’avons pas le droit de
venir la rechercher avant 16h ni après 19h, sauf paiement d’une lourde taxe supplémentaire,
quant aux clefs elles seront à récupérer à l’entrée dans une enveloppe indiquant l’étage et le
numéro de la place.
Nous consacrons la première partie de notre visite à Sydney Cove, essayant de montrer à
Frédéric notre toute jeune science de la ville. Il a donc droit aux sublimes panoramas du
Harbour Bridge et du quartier
des Rocks, de Circular Quay, de
l’Opéra. Nous refaisons toutes
ces visites avec d’autant plus de
plaisir que le temps est
extraordinaire de luminosité et
de clarté. Pour ma part c’est
même ma troisième visite en
ces
lieux,
mais
comme
Christiane
et
Florent
je
découvre de nouvelles choses,
avec un regard différent. Ainsi
nous n’avions pas remarqué
hier combien la vue vers le sud
était superbe depuis l’Opéra. C’est sans doute le plus beau panorama de Sydney : il englobe
tout à la fois le bras de mer de Sydney Cove, bordé d’immenses immeubles, les grands gratteciel de l’arrière-plan, et les arbres gigantesques sur les pelouses de Government House et des
Jardins Botaniques. Ce mélange d’océan, d’eucalyptus et de modernité symbolise pour nous
toute l’Australie. Attablés en buvant un café sur la grande terrasse qui borde l’Opéra, nous
méditons devant ce paysage urbain unique. Suis-je le seul à l’imaginer deux siècles en arrière,
lorsque la First Fleet du capitaine Phillip déposa en ce lieu 750 bagnards, hommes et femmes,
et 400 fusiliers marins, avec leurs provisions et leur bétail ? Quelques aborigènes devaient
passer par là, la forêt dense subtropicale envahissait tout. La seule présence européenne, pour
ces exilés du bout de la terre, était formée par les marins et les savants des deux navires de La
Pérouse, l’Astrolabe et la Boussole, qui, au même moment, un an avant la Révolution,
relâchaient pour un temps très court dans la baie de Botany, une dizaine de kilomètres su sud.
Les deux heures qui suivent, de 11h à 13h, sont de nouveau consacrées à la visite des rues
commerçantes, surtout des deux Mall. Comme je participe peu à l’euphorie de la recherche de
vêtements branchés australiens, elles sont pour moi l’occasion d’une visite à pied du Jardin
136
Botanique
et
des
grands
bâtiments de la State Library et
du Parlement de Nouvelle Galles
du Sud. Nous mangeons, quelque
part dans un food court, du
chinois, du kebab, du poulet
frites selon les sensibilités de
chacun. Au-dessus de ce grand
centre
commercial
de
« Centerpoint »
s’élève
la
Sydney Tower, dont nous avions
programmé la visite pour
aujourd’hui. A trois cents mètres
de hauteur se trouve une triple
couronne
de
restaurants
tournants
et
de
galeries
panoramiques.
Nous
avons
toujours essayé de rechercher dans nos visites de villes un point haut qui permette une vue
d’ensemble, et nous avons déjà une jolie collection d’agglomérations connues à notre actif.
Certaines nous ont laissé, ou nous laisseront, des souvenirs impérissables comme New York,
Hong Kong, Johannesbourg, Sao Paulo, Moscou, Stockholm, Toronto, Vancouver, Chicago,
Dallas ou Los Angeles. Au cours de ce voyage Auckland a été aussi un site remarquable. A
Sydney cependant la dimension nous semble d’une autre nature : la ville et la mer sont
tellement imbriquées dans ce long estuaire qu’elle nous semble brusquement très complexe,
plus difficile peut-être à cerner de si haut par rapport à ses homologues des autres continents.
Mais les émotions priment sur le rationnel en de pareils instants. Nous sommes tous
émerveillés par ce spectacle où se superposent en horizons successifs des bras de mer et des
construction infinies. Car la seconde impression que nous ressentons, c’est celle de
l’immensité de l’espace occupé. Pour moins de quatre millions d’habitants la ville s’étend
démesurément, en vastes quartiers où dominent
arbres et lotissements qui ne semblent pas avoir de
fin. Nous avons sous les yeux une des
agglomérations les plus étendues de la planète.
A 15h nous nous séparons de nouveau pour
deux heures. C’est sans doute pour nous tous la
dernière grande flânerie du voyage, le moment
béni où l’on tente de saisir des images
inoubliables, et surtout des « choses non vues »,
des comportements inattendus. Notre regard se fait
sans doute plus incisif car il sait désormais que le
temps lui est compté. Surprise aussi, le troisième
œ il, que l’on croyait définitivement éteint, se remet
en marche pour la dernière fois ( ce sera ensuite la
« grosse réparation » à Toulon ). Il me permet de
filmer dans le centre de Sydney la foule qui
déambule. Le plus étonnant est de constater
combien le téléphone portable est ici
incroyablement développé. Je croise des dizaines
de personnes qui marchent comme des
somnambules, complètement pris par leur
137
conversation, qui sourient béatement, les yeux dans le vague. C’est une déferlante sur tout ce
monde, qui n’a pas encore atteint la France, et qui paraît tellement nouveau, que les visages
semblent en être transformés. Mon envie de nouveauté me conduit aussi dans Hyde Park,
immense espace vert en plein centre, où se trouve le monument de l’Anzac à la mémoire des
soldats tombés pendant les deux guerres mondiales. Ce parc très aéré est rempli d’immenses
arbres, et occupé par toute une population de jeunes mères et d’enfants en bas âge, de retraités
emmitouflés et d’adolescents en mal de nature allongés sur les pelouses. En plein cœ ur d’une
ville bourdonnante d’activités, ce calme et cette absence de contraintes semblent tout à fait
anachroniques.
Vers 17h nous nous retrouvons près du Circular de Darling Harbour, que Florent et
Frédéric ont semble-t-il abondamment utilisé, et, par le pont piétonnier, allons faire quelques
courses dans l’immense Mall de Habourside. Christiane s’achète un énorme koala, c’est
exactement ce qu’il fallait à des voyageurs surchargés de bagages comme nous. Le retour par
le Pyrmont Bridge, avec un éclairage splendide sur la City de Sydney est quelque chose
d’inoubliable, dernièr panorama d’une ville qui semble avoir tant à montrer. Le retour se fait
plus lentement, car nous commençons à sentir la fatigue, par Market street puis George street.
La dernière image qui nous reste de ce centre de Sydney est celle de nombreux pubs ou cafés,
installés dans George street au pied des gratte-ciel, et qui regorgent de jeunes hommes
cravatés, le veston sur l’épaule, un énorme verre de bière à la main. Certains discutent à
l’extérieur en buvant leur bière. Les femmes en tailleur sombre ne sont pas absentes non plus.
Cette fine fleur des multinationales installées un peu partout dans le quartier prouve, par ce
comportement, son attachement à une convivialité qui doit être naturelle à tout un peuple.
Même si elle n’est pas l’image de la fin, c’est peut-être celle qui est le plus chargée de sens,
dans ces dernières heures passées en Australie.
Nous allons récupérer notre voiture, placée par d’autres au cinquième sous-sol, et nous
nous retrouvons dans une rue que nous croyons être la Gloucester street. Mais ce n’est pas la
bonne, elle est en sens unique, nous sommes donc obligés de la suivre, et elle nous mène droit
sur la Bradflield Highway, grosse autoroute qui peu à peu passe au-dessus des Rocks, et
emprunte ensuite le Harbour Bridge. Sans le vouloir nous passons donc dans North Sydney,
en dominant toute la baie, soit une erreur de 180° dans nos prévisions ! Comme la nuit tombe
nous avons beaucoup de peine à nous retrouver dans des quartiers très résidentiels, aux belles
maisons entourées parfois de parcs. Un panneau indique à un moment la direction de Manly
beach, pourquoi ne pas profiter de cette erreur et se rendre au bord de cette plage célèbre ?
Le trajet sera beaucoup plus long que prévu, même si nous avons bien repéré notre position
sur le plan : ce sont toujours des quartiers d’habitations individuelles comme Cremorne,
Balmoral,
Balgowlah,
qui
semblent parfois assez riches.
Nous franchissons à nouveau un
grand pont sur un bras de mer, puis
la route tourne beaucoup dans un
paysage de collines, où les grands
arbres sont aussi nombreux que les
maisons, banlieue soignée, qui se
prolonge d’ailleurs bien plus au
nord. Il fait nuit noire lorsque nous
arrivons à Manly, après avoir
parcouru sept kilomètres depuis le
Harbour Bridge. Nous faisons
quelques pas le long d’une grande
plage, bordée de cocotiers et de
138
pelouses. Une grande esplanade s’ouvre sur une artère principale, le Corso, qui est une grande
rue piétonnière. Nous l’empruntons en entier, mais même si les visiteurs ne sont pas très
nombreux à cette heure tardive, et en plein cœ ur d’une semaine hivernale, la plupart des bars
et des restaurants sont ouverts, certains magasins aussi, comme les incontournables Time
Zone. Notre longue promenade se termine dans un excellent « All you can it » chinois, pour
notre dernier repas… .australien ! Encore quelques pas sur la plage, mais il fait froid
maintenant, avant un retour sans problème, cette fois-ci par le tunnel qui passe sous Sydney
Cove. A 22h 30 nous réintégrons notre parking hélicoïdal et notre chambre de Randwick.
En raison du temps qui passe il est difficile de dire maintenant ce que nous pensons au
réveil de ce dernier jour, le quarante-troisième de notre voyage, mais le ciel est sans doute à
l’unisson, couvert et triste. C’est un peu le matin le plus long, car pour essayer d’éviter un
supplément de bagages qui nous coûterait très cher, nous tentons de mettre dans nos sacs de
cabine les objets les plus lourds. En ce qui me concerne ce sont des kilos de prospectus et de
gros livres, qui rendent mon sac impossible à soulever. En y ajoutant celui des appareils de
photos et de la camera l’ensemble dépasse largement les dix-douze kilos. Il en est de même
pour Florent, Frédéric et Christiane, qui croulent sous des sacoches et poches peut-être moins
lourdes, mais plus volumineuses. Quant aux valises, chacun a la sienne, boursouflée par la
charge. Deux gros sacs de voyage se
sont ajoutés aux quatre bagages de
départ,
ils
renferment
essentiellement tout ce qui a été
acheté à l’industrie australienne du
vêtement, mais aussi à celle du
jouet. Nous avons en ces instants
difficiles un certain soulagement en
pensant à ce didjuridoo de deux
mètres, pour lequel j’avais failli
craquer à Mindil beach, et qui nous
aurait suivi de voitures en avions
jusqu’à ce jour, où nous n’aurions
pas su qu’en faire.
Nous nous demandons ensuite
par quel miracle nous réussissons à tout caser dans notre petite voiture, puis nous allons payer
nos 235 $ d’hébergement, à des jeunes toujours aussi sympathiques. Il est 9h 10. Nous
entamons les dix-sept kilomètres de notre dernier voyage dans ces terres australes. Nous
avons pour cela trois petites
heures. Il nous faut donc décider
d’une destination. Tout le monde
écarte ma proposition d’aller au
monument de la découverte, qui
se trouve sur Botany bay, et qui
est consacré à Cook. Ce sera
donc la plage de Bondi, une des
plus célèbres de Sydney qui en
compte une bonne vingtaine,
pour ne parler que des
principales.
Personne
ne
regrettera ce choix.
Nous la rejoignons facilement
139
depuis Randwick, par Bondi Junction. C’est une vaste échancrure de la côte, occupée par une
plage de plusieurs dizaines de mètres de large, composée de sable jaune. Un des deux caps,
qui borde l’immense espace sableux, est formé par une falaise abrupte, l’autre est au contraire
très peuplé, sous la forme de petits immeubles, qui doivent être autant des lieux de villégiature
que d’habitat permanent. Il n’y a pas grand monde car le temps est couvert, mais quelques
surfeurs dans les vagues. Je photographie l’un d’entre eux, un jeune d’origine asiatique, qui,
assis sur le sable, médite en face des vagues qui déferlent. Je repense à l’image d’hier : ces
jeunes hommes et femmes, heureux du devoir accompli, leur verre de bière à la main.
L’homme que j’ai sous les yeux est aussi un symbole de la nouvelle Australie, plus ouverte
sur l’extérieur, même un jour triste d’hiver.
Nous passons devant des murs sur lesquels se trouvent de remarquables peintures,
beaucoup en trompe-l’œ il, et nous mangeons de gros croissants aux amandes en buvant du
café. Quelques jeunes, le sac au dos et parlant une langue slave, occupent des abris destinés
l’été à calmer les ardeurs du soleil. Quelques gouttes d’eau se mettent à tomber. Il faut
s’arracher à ce spectacle et à cette nostalgie qui s’installe. Nous quittons donc Bondi pour
prendre la direction de l’aéroport, vers le sud-ouest. Dans le quartier de Kensington nous nous
arrêtons une première fois pour faire le plein, c’est ainsi que l’auto doit être rendue, puis une
seconde fois dans le parking couvert d’un supermarché. Nous y allons tous mais cela n’a plus
grand chose à voir avec le raffinement du centre de Sydney. La clientèle est constituée de
personnes, dont les revenus sont visiblement modestes et de personnes âgées. Même si ce
n’est absolument pas la pauvreté tout cela n’a rien à voir avec l’image fournie par les
activités, les magasins et les habitants du centre ville. Nous sommes loin de ces jeunes
hommes, blonds et bronzés, qui buvaient leur bière en souriant à la vie de leurs dents
blanches. Nous pensons de nouveau à Geelong. Comme il n’y a par ailleurs pas grand chose
d’intéressant à acheter, je préfère rejoindre seul l’auto, rester avec mes images, lâchement, et
ne pas me perturber l’esprit par la réalité ! Cette réaction de fuite, inhabituelle, me surprend,
elle correspond peut-être à l’inquiétude normale du retour, à la peur d’une modification
tardive et irréversible des images si positives d’un grand voyage, au refus, en cet instant, de la
normalité et des choses ordinaires de la vie.
Il ne nous reste plus que le dernier parcours. Le contournement lent du vaste espace de
l’aéroport, comme si l’on pouvait maintenant, au dernier moment, freiner le temps.
L’impressionnant monceau de paquets et de bagages reste sous la surveillance de Frédéric et
de Florent. Nous retournons rendre l’auto avec Christiane, première des ultimes formalités
avant le retour à l’immobilisme du voyage. A l’enregistrement des bagages nous avons la
surprise de ne rien payer pour les dix kilos supplémentaires, mais nos sacs de cabine sont
sagement restés un peu à l’écart, à la garde de Florent. Ils occupent à eux seuls tout un chariot.
La troisième et dernière formalité rituelle est celle de la police et de la douane.
Nous voici maintenant dans le hall
d’embarquement. L’avion qui va nous
mener en plus de vingt-quatre heures de
l’autre côté de la terre est là. C’est un
747 très curieux, peint de toutes les
couleurs de motifs aborigènes. Un
grand kangourou très stylisé occupe
toute la partie avant. Nous le comparons
à un gigantesque didjuridoo, mais nous
verrons plus tard son nom sur une carte
de la Qantas ( il s’agit dun nom
aborigène, je l’ai oublié maintenant).
Les Australiens en sont très fiers, il est
140
le fer de lance de la ligne la plus importante pour eux, presque un cordon ombilical, entre
Sydney et Londres. C’est pour nous le vol QF 001.
Est-ce encore l’Australie ce salon aseptisé où nous sommes encore pour quelques
minutes ? Les épaisses moquettes et les doubles vitrages contribuent à l’atténuation des bruits
et des discussions. Nous avons déjà quitté les soleils d’Australie et les montagnes embrumées
de Nouvelle-Zélande. Les grands fauteuils profonds dans lesquels nous sommes allongés nous
permettent d’observer sans voir tout ce qui nous entoure. C’est le moment le plus pénible du
voyage : la douce caverne qui nous entoure est peuplée d’ombres, auxquelles nous ne prêtons
plus attention, tout se passe en nous, dans ce petit espace de mémoire qui contient six
semaines d’impressions, de formes et de sons. Six semaines pour toute une vie ! Reviendronsnous un jour pour accroître notre connaissance de ces Terres Australes, à la fois si lointaines
et si proches, dont nous ignorions tout. Reviendrons-nous repousser encore les limites du
connu, loin, toujours plus loin.
Une employée de la Qantas égraine des séries de numéros pour permettre un remplissage
plus rationnel de l’avion par ses quatre cents occupants, et le grand tunnel articulé nous
conduit jusqu’à lui. Que tout ceci semble banal à côté de la lumière rouge d’Uluru ! Frédéric
est loin de nous, perdu à une quinzaine de rangées en arrière. Nous sommes pour notre part
très mal placés, à côté
d’une petite cuisine
centrale où stewards et
hôtesses vont s’activer
pendant tout le vol.
Quel est le lien entre
tout cela et la porte
ouverte dans notre
esprit sur l’Océan de
Nugget Point ? Tout
défile dans notre tête,
comme ces quatre
réacteurs
qui
s’emballent au bout
d’une longue piste.
Lourd de toute cette
logistique, qui lui permet de mener si loin tant de monde, l’avion semble peiner avant de ce
décider, comme à regret, de quitter la terre. Lourd surtout de nos expériences, de notre
nostalgie, de notre nouvelle inclination pour ces espaces trop longtemps méconnus.
Il est 16h 30. Le soleil
couchant nous permet
d’observer en quelques
rapides
minutes
des
ramifications de la baie de
Sydney, deux ou trois
banlieues perdues dans une
abondante
végétation.
Presque deux heures de
jour encore pour le survol
de la Nouvelle Galles du
sud, aux terres rouges
obscurcies par une vague
brume, puis des déserts de
141
Sturt et de Simpson. La nuit devient totale un peu au Sud-Est d’Alice Springs. C’est une
longue nuit qui commence pour nous, elle va durer plus de vingt heures, et le jour ne renaîtra
qu’au-delà de la mer Baltique !
Long, très long voyage dans la nuit. Il nous faut neuf heures pour aller jusqu’à Bangkok,
où nous atterrissons à deux heures du matin, heure de Sydney. Pendant ce trajet, comme il n’y
a rien à observer à l’extérieur, tout se passe sous nos yeux. L’écran de télévision nous donne
régulièrement notre position : Territoires du Nord, Darwin, Timor, partie occidentale de
Bornéo, Golfe de Thaïlande. Le va et vient continu du personnel dans le compartiment de
service, l’apéritif, le repas, le film, quelques lignes glanées de-ci de-là dans nos livres,
forment l’essentiel de « l’activité » qui est la nôtre. Nous ne verrons Frédéric qu’une seule
fois pendant ce premier vol. A Bangkok nous nous étions tous endormis, et nous n’avons pas
le courage de sortir dans la zone de transit, comme le font la majorité des passagers. Nous
subissons stoïquement le stress de ceux qui en une heure environ doivent procéder au
nettoyage, livrer des caisses de nourriture et de boissons, réparer un gros téléviseur juste à
côté de nous. Au décollage nous nous sommes déjà rendormis, un œ il entrouvert nous permet
d’apercevoir de grandes routes éclairées. Ce sera toute notre Thaïlande pour cette fois. Puis
c’est le grand trou noir, l’esprit qui tente vainement de se déconnecter de tout, les genoux qui
font mal à force de chercher des positions plus confortables.
Pendant plus de dix heures, nos repères vont au rythme de deux repas, de multiples
tentatives pour retrouver le sommeil, de la découverte d’un itinéraire déconcertant, issu
probablement des nouvelles donnes géopolitiques du monde, peut-être aussi pour la recherche
de vents d’altitude plus portants : Golfe du Bengale, Dacca, vallée du Gange, New Delhi, avec
brusquement une inflexion vers le nord, au-dessus du Cachemire, de Kaboul et de
l’Afghanistan, puis l’Ouzbekistan, Tachkent, une autre ville enfin lorsque nous passons audessus d’un grand fleuve qui brille dans la nuit sous la clarté de la lune. Est-ce la Volga et
Volgograd ? Quelle impression curieuse de lutter ainsi contre le temps, comme si la nuit ne
voulait pas céder la place, aube éternelle qui couvre à contretemps les steppes d’Ukraine, le
grand bassin de Moscou et ses forêts, qui se confondent avec ces ombres qui ne veulent pas
mourir. Après Riga une pâle lueur éclaire les longues plages de la Baltique, et tout se couvre
d’une mer de nuages blancs.
La carte électronique indique
encore
Copenhague,
puis
Amsterdam, des noms connus,
proches de nous. Londres-Heathrow
surgit d’une brume dense. C’est la
cohue, le bus pour le terminal 1, le
hall d’attente, où curieusement nous
n’éprouvons pas de fatigue, le
minuscule avion pour Nice à 9h 15,
avec cette impression de retrouver
partout la petite Europe surpeuplée.
A midi pile nous nous posons sous
le soleil de Nice, aucun contrôle n’est
possible dans cette pagaille qui
submerge l’aéroport. Sophie est là,
rouge des fièvres contractées en Asie, qui rendent aussi Michel très malade chez lui. Quel
courage d’être venue nous chercher ! Christiane et Florent rentrent en train. Après avoir
raccompagné Sophie à Biot Frédéric vient me reprendre à l’aéroport, où j’ai joué les garde-
142
bagages. Deux heures plus tard nous sommes à Toulon, presque au même moment que
Christiane et Florent. Il est 16h. La grande maison ouvre ses portes.
143
AUSTRALIE
1997
144
Lelation
Poochera
Eyre
Highway
22.7.97
DEUXIEME
APPROCHE
Lorsque s’est terminée la
relation écrite du premier voyage
nous ne pensions sans doute pas
revenir aussi vite vers les Terres
Australes. Au moment où nous
prenons notre décision, vers la
fin du mois de mars 1997, c’est
après une longue période de
réflexion et d’attentisme, et de ce
fait un peu tardivement, ce qui explique que nous n’aurons pas pour les billets d’avion des
conditions tarifaires aussi intéressantes que lors du séjour de 1995. En raison de cette date
tardive nous ne nous sommes même pas renseignés auprès d’autres agences de voyage à
Toulon, mais avons contacté à Nice celle qui s’était si bien occupée de nous deux ans
auparavant. La personne avec qui nous avions été en relation nous reconnaît, mais elle nous
annonce que pour des raisons de rationalisation et d’économie la Qantas a regroupé tous ses
services à Paris, et qu’elle ne peut gérer notre dossier. Devant notre déception elle ajoute tout
de même qu’elle a conservé des contacts dans cette compagnie, et qu’elle peut essayer de
faire quelque chose pour nous. Quelques heures plus tard – c’est le 21 mars – elle nous
confirme qu’elle a pu faire des réservations, et que nous pouvons encore bénéficier chacun de
deux vols intérieurs gratuits. Nous nous empressons alors de rajouter la Tasmanie au projet
initial.
Ce projet a germé dans notre esprit depuis notre retour en août 1995. Il est à la fois
nouveau et grandiose dans notre esprit, peut-être démesuré. Nouveau tout d’abord car il remet
en cause la manière de voyager qui avait été la nôtre, lors du premier voyage australien. Nous
avions en effet privilégié l’avion, qui nous avait permis de sauter rapidement d’un espace à un
autre, suivant en cela les conseils de nombreux guides et de plusieurs voyageurs. Nous avons
la possibilité cette année de consacrer cinquante jours aux Terres Australes, notre décision
repose alors sur une unité de déplacement : louer une voiture en un point et n’utiliser que ce
moyen de découverte. Cela exclut un retour en Nouvelle Zélande, et la Tasmanie ne fait pas
partie du projet initial.
Notre petite connaissance du pays, et le choix délibéré de la moitié occidentale, nous ont
cependant entraînés à concevoir un itinéraire imposant, voire démesuré. Pour simplifier le
propos nous avons souvent utilisé entre nous l’expression des « trois traversées ». La
géographie de l’Australie a ceci d’original qu’elle juxtapose sur l’essentiel de son territoire du
centre et de l’ouest des régions vides et des noyaux de peuplement : aux déserts du Nullarbor,
de Victoria, de Simpson, de Tanami, du Grand Désert de Sable, s’opposent des peuplement
lacunaires de l’Australie Méridionale, du Sud-Ouest, des littoraux du Pilbara et du Kimberley,
de l’Extrême-Nord. Toutes ces unités se succèdent et s’imbriquent comme dans un puzzle
gigantesque. Passer de l’une à l’autre nécessite alors un grand déplacement dans des milieux
toujours différents les uns des autres. Pour boucler d’une seule traite le tour complet de
145
l’Australie Méridionale, de l’Australie Occidentale et des Territoires du Nord, cela nécessite
de notre part la mise en place d’un itinéraire compliqué : relier le Sud-Est au Sud-Ouest en
longeant la grande baie australienne, premier périple à travers l’océan de platitude du
Nullarbor, et joindre bien sûr cette même région du sud-est à Darwin, par les grands déserts
centraux et Alice Springs. Ces deux « traversées » impliquent l’utilisation totale des deux
grandes voies routières, véritables symboles du « far west » et du « never never » australiens,
à savoir l’Eyre Highway et la Stuart Highway. Utiliser ces deux voies mythiques nous impose
alors un long cheminement sur les côtes ouest et nord-ouest, troisième côté d’un immense
triangle, entre Perth et Darwin, nécessitant la traversée du Grand Désert de Sable ainsi que des
deux massifs du Pilbara et du Kimberley. Tout cela ne semble pas impossible à boucler
pendant la saison sèche d’hiver. Nous retrouvons en fait la tradition de nos déplacements
précédents, particulièrement américains et européens, à savoir une voiture pour un grand
périple, excluant tout autre moyen de transport.
Il faut croire par ailleurs que les mois qui précèdent nos voyages vers ces Terres Australes
sont toujours concernés par des événements particuliers : en 1995 l’élection présidentielle
avait entraîné la fâcheuse décision de la reprise des essais nucléaires, qui avait en partie
perturbé notre séjour, cette année ce sont les élections législatives, venant après une
dissolution hâtive du Parlement, qui porte au pouvoir une majorité de gauche avec un
président de droite, nouveau type de cohabitation, que nous craignons un peu pour la solidité
du franc. Nos craintes ne seront cependant pas justifiées par les faits, nous aurons même la
surprise de constater que le dollar australien se porte moins bien que deux années en arrière,
subissant sans doute le contrecoup d’une crise monétaire qui apparaît en Asie, au début de cet
été 97.
Les jours qui précèdent le départ vont être exceptionnels, car pour la deuxième fois de
notre vie, nous sommes confrontés à une grève qui risque de perturber complètement notre
début de voyage. En juillet 1992 c’étaient les camionneurs français qui bloquaient les grands
axes de circulation, et qui nous avaient obligés à de multiples contorsions pour gagner une
frontière étrangère avec notre camping-car, afin de parvenir à temps au Danemark pour nous
embarquer vers l’Islande. En juillet 1997 ce sont les employés de la compagnie British
Airways qui cessent le travail. Or notre vol de connexion avec Londres Heathrow se fait avec
cette compagnie. C’est une malchance folle pour nous car c’est la première grève de cette
compagnie depuis dix ans. Et dire que nous ne prenons jamais Air France car c’est la
compagnie championne tous azimuts dans ce domaine ! J’ai dû téléphoner vingt fois à
différentes compagnies pour obtenir des renseignements contradictoires. Les trois jours qui
précèdent notre départ sont même angoissants, car la Qantas nous a prévenus que si nous
n’étions pas au départ de l’avion notre billet ne serait plus valable. A tout hasard je réserve
trois places en train jusqu’à Londres, ce qui nous coûterait une fortune si nous devions utiliser
ce moyen de transport. La veille de notre départ l’agence ATC de Nice réussit à nous obtenir
trois places en option sur British Middlands.
Le vendredi 11 juillet, déchargés de tout souci pour le bac, réjouis par la réussite de
Frédéric au concours de professeur de Lycée technique, qui fait de lui un fonctionnaire
titulaire, nous rangeons tout, chargeons le bus, fermons la maison pour huit semaines, et
descendons prendre Denise, qui vient passer quelques jours auprès de Sophie et Michel à
Nice. A 21h nous sommes à Villeneuve Loubet chez eux, quelques minutes plus tard nous
avons la surprise de voir arriver Frédéric, qui vient fêter avec nous son succès. Notre dernière
soirée européenne, dans la chaleur de la Côte d’Azur et d’une réunion familiale, est pour nous
un gage de bon départ.
Il y a deux ans nous avions couché à l’hôtel, tout près de l’aéroport, cette fois-ci nous
avons passé la nuit dans notre camping-car, où il a fait très chaud. A 9h 15 c’est le départ,
146
Sophie nous accompagne les trois à l’aéroport où règne une activité fébrile. Nous allons pour
nous enregistrer à British Midlands, mais on refuse d’endosser nos billets de British Airways !
Pour pouvoir partir il faudrait l’autorisation écrite de cette dernière compagnie, ou payer
presque trois mille francs pour les trois places ! Que faire ? Nous allons essayer de négocier
au guichet de British Airways, qui nous propose trois places en attente pour un vol
supplémentaire non gréviste à 12h 50. Quant à notre vol normal, prévu à 17h, personne n’est
capable de nous dire s’il est maintenu ou pas. Notre situation est cornélienne, car si nous
acceptons le « stand by » proposé nous perdons notre réservation ferme sur British Midlands !
Nous optons finalement pour British Airways. Devant ce temps d’attente Sophie nous quitte.
Nous allons passer plus de deux heures à nous ronger les ongles auprès du guichet, et
finalement, à 12h 45 on nous prend les trois sur le vol. Il faut enregistrer les bagages à toute
allure, passer la police dans une cohue épouvantable. Nous y oublions même la caméra,
heureusement que Christiane a conservé un peu de sang-froid, car c’est elle qui se rend
compte qu’elle a dû rester sur la plage de contrôle des rayons X. Je suis obligé de repasser la
police, d’aller la rechercher (elle est toujours là à attendre depuis plusieurs minutes ), puis de
revenir en toute hâte près de la porte de sortie, et courir avec Florent et Christiane jusqu’à
l’avion. Nous sommes bien les trois derniers passagers attendus, et comme si notre affolement
méritait récompense, nous sommes placés en première classe, sur le premier rang, avec une
immense place pour les jambes, et aurons droit à un repas excellent. Dommage que nous
n’allions pas ainsi jusqu’en Australie mais jamais un voyage n’avait débuté dans de telles
conditions contradictoires !
Le trajet jusqu’à Londres se fait sans problèmes, nous pouvons même faire un dernier
signe à toute notre famille, l’avion passant exactement au-dessus de la maison des Buffa, à
côté de l’hippodrome de Cagnes sur mer. Ils doivent très bien le voir. Pensent-ils que c’est le
nôtre ? Pendant une heure trente nous pouvons décompresser, la France est belle vue de si
haut, et l’équipage de l’avion nous fait oublier les dernières heures, et même les derniers
jours, que nous venons de vivre. A 14h 20 nous sommes à Londres, mais comme notre avion
n’est qu’à 22h 30, ils nous faut retirer nos bagages, qui de toutes façons ne pouvaient pas être
enregistrés à Nice pour Singapour en raison de notre départ tardif et précipité. Nous avons
huit heures à attendre, dont plus de la moitié avec nos bagages. Pour la première fois nous
nous retrouvons à l’extérieur de l’aéroport. A l’aide de deux chariots nous gagnons le terminal
trois à pied, car les navettes ne sont là que pour les transferts intérieurs des passagers
enregistrés. Cela nous demande plus d’une heure, par des séries de longs couloirs, qui
semblent passer sous les pistes et les hangars. Au terminal trois nous allons attendre plus de
trois heures avant l’enregistrement : c’est samedi, un grand jour de départ, et il y a un monde
épouvantable. Nous retrouvons toutes les races, du Moyen Orient à l’Asie du Sud-Est, et nous
y sommes plus sensibles qu’il y a deux ans car nous nous situons du côté des gens qui
accompagnent les voyageurs, familles élargies, en saris chatoyants ou djellabas immaculées.
Ce n’est pas la froideur des calmes halls d’attente, où l’empressement des derniers acheteurs
de produits en « duty free ». Tout dégage ici de l’émotion, des larmes, des adieux émouvants
de communautés entières. Les places assises sont rares et nous sommes le plus souvent
debout, au milieu d’une grande malpropreté, entourés d’enfants qui courent en tous sens. Tout
cela n’a absolument rien d’anglais.
A 17h 30, enfin, les guichets de la Qantas ouvrent, et nous sommes parmi les premiers à
nous enregistrer sur le vol QF 10. La possession des cartes d’embarquement nous permet de
quitter cette zone de l’aéroport, où nous serons restés finalement quatre heures. La police,
nombreuse, est calme et efficace, nous repensons à l’affolement des deux ou trois policiers de
service à Nice, en face d’une foule dont ils n’étaient plus maîtres. Nous sommes maintenant
dans des espaces plus propres et plus calmes. Florent repère des jeux, nous faisons quelques
petits achats, mais surtout nous attendons, en lisant, que le temps s’écoule. Nous ne savons
147
plus vraiment où nous en sommes, après ces huit heures d'attente. Heureusement nous
sommes très bien placés dans l’avion, les trois côte à côte, avec un hublot. Nous décollons
dans la nuit exactement à l’heure prévue. Majestueux 747, nous avons l’impression qu’il
quitte l’Europe sans aucun effort.
Nous voici donc de nouveau dans ce monde clos qui nous entraîne à plus de neuf cents
kilomètres à l’heure en direction de l’est, pour un voyage de onze mille kilomètres et d’une
durée de douze heures, c’est à dire autant de temps que celui qui vient de s’écouler depuis
notre départ de chez Sophie et Michel. Comme toujours c’est pour chacun de nous le début
d’un combat contre une certaine forme d’ennui, et aussi une lutte contre l’ankylose qui gagne
nos articulations, coincées dans nos fauteuils de classe touriste. Nous buvons, puis mangeons
un curry très britannique, écoutons des programmes enregistrés, lisons un peu, regardons
vaguement les images d’un film, en bref tout ce qu’il est possible de faire dans une position
inconfortable. A 1h 30 du matin toutes les lumières s’éteignent, alors que le jour s’est déjà
levé à l’extérieur, comme si ce temps là filait plus vite que celui de notre propre montre, fruit
d’une implacable mathématique céleste à trois composantes : la terre qui tourne, l’avion qui
avance, notre montre qui semble être la plus lente.
C’est pour tout le monde le moment le plus redouté, car dans la difficulté de trouver une
position confortable le sommeil est bien long à venir. Il ne vient d’ailleurs pas vraiment,
entrecoupé de petites périodes de réveils provisoires, l’œ il rivé sur des écrans de télévision qui
donnent la position dans le monde : Europe centrale, Turquie, Iran, Pakistan, Inde du nord. On
nous sert un brunch composé de saucisses, jambon chaud et tomates, mais le cœ ur n’y est pas
vraiment. C’est aussi à ce moment là, que pour la première fois, les nuages se décident à nous
laisser entrevoir le paysage en-dessous de nous : c’est le sol de la plaine du Gange, qui montre
des milliers de petits carrés, champs minuscules d’un paysage surpeuplé qui défilent
lentement. Ce sont ensuite les eaux bleu foncé du Golfe de Bengale, puis les montagnes
forestières vert sombre de la péninsule malaise. Une heure avant de nous poser on nous sert
du thé et des gâteaux. Il est midi et demi à notre montre lorsque nous atterrissons sur
l’aéroport de Changi. La nuit commence à tomber sur Singapour.
Après une police efficace et rapide, mais une récupération très longue des bagages, nous
avons juste le temps de confirmer nos billets de la Qantas, de changer de l’argent, en
constatant que cela ne nous servait vraiment à rien d’acheter des dollars de Singapour à
Toulon, puisqu’ils coûtent ici 3,80 francs contre 4,50 payés en France ! Longue queue très
organisée pour attendre un taxi qui va nous coûter quinze dollars pour aller jusqu’au centre, à
environ une vingtaine de kilomètres. Il fait maintenant bien nuit, et le chauffeur, très bavard, a
envie de nous expliquer des tas de choses, car nous ne reconnaissons rien de notre ancien
séjour, il y a vingt et un ans ! Tous les quartiers que nous
traversons n’existaient pas à cette époque.
Nous sommes maintenant Bencoleen Street, à l’hôtel Strand,
où nous avions réservé une chambre pour 110 $ locaux la nuit.
Florent piaffe d’impatience de découvrir l’Asie et la chaleur de
la nuit. Elle va prendre pour lui la forme d’un restaurant de
trottoir, où nous mangeons du riz avec du poulet au curry pour
3 $ par personne, d’un marché nocturne brillamment éclairé, où
nous achetons des rambutans et observons les vendeurs de
dourians, et surtout la foule des acheteurs chinois. Les
chemises nous collent à la peau et nous recherchons vainement
le vieux marché de Bugis Street et son quartier un peu chaud,
qui nous avaient tant plus en 1976, mais les bulldozers sont
passés par là. L’ordre règne sur Singapour. Nous avons
148
l’impression d’être les seuls européens à nous promener dans ce quartier. Vers 22h 30 nous
sommes de retour à l’hôtel.
Les deux journées des 14 et 15
juillet sont consacrées à la visite
de Singapour, lointain pèlerinage
pour nous, belle découverte pour
Florent,
dans
la
chaleur
équatoriale des quartiers indiens,
arabes, chinois, les échoppes de
changeurs, de marchands de
tissus ou d’épices. Modernité des
grands centres d’achat, où
l’informatique et l’électronique
tiennent une place de choix,
odeurs des grands marchés, couleurs des maisons chinoises ou indiennes, taxis qui deviennent
un jeu, luxueuses boutiques d’Orchard Street : quelques images fugitives qui n’ont pas leur
place ici, car tout ceci n’est qu’une étape vers le grand continent et le vrai voyage qui nous
attendent.
C’est en fin de journée, le mardi 15, que nous nous rendrons compte du rôle que joue
Singapour pour l’Australie : le luxueux aéroport de Changi est pour ce pays une véritable
plaque tournante sur les chemins de l’Asie et de l’Europe. L’Australie s’ouvre au monde à
partir de Singapour : entre 20h et 20h 30 la Qantas programme des vols en direction de
Sydney, Melbourne, Perth, Adélaïde et Cairns, c'est à dire vers tous ses aéroports
internationaux. Avant notre départ nous allons passer un long moment au milieu de milliers
d’orchidées, de grands jets d’eau, de salons douillets garnis de téléviseurs extra plats. Nous
allons même nous promener en petit train jusqu’au terminal 2. Nous passons un peu plus tard
la police non loin d’un émir, ou d’un sultan, accompagné de ses deux femmes entièrement
voilées d’une sorte de longue cagoule noire. Même leurs mains sont recouvertes de gants de la
même couleur. C’est une femme policier qui soulève rapidement un pan de leurs voiles pour
la vérification d’identité. Même si cet homme et ses deux femmes donnent une grande
impression de fausse noblesse, c’est pour nous un autre monde auquel notre mentalité
d’occidental ne pourra jamais se faire.
A 20h l’immense 747 décolle. Nous retrouvons le même équipage qu’il y a trois jours,
quelque chose de familier déjà nous relie à cet avion et le voyage va être splendide toute la
nuit. Pendant l’apéritif et le repas nous survolons les grandes îles de Sumatra et de Java,
quelques rares lumières seulement témoignent de la présence des hommes. Il est probable
d’ailleurs que nous ne passons pas au-dessus de Djakarta. La traversée de cet appendice de
l’océan Indien qui s’ouvre sur la mer de Timor est assez longue, mais j’ai le courage
d’attendre l’apparition de l’Australie. Florent et Christiane se sont endormis depuis longtemps
lorsque j’éprouve ce grand moment d’émotion. Il est exactement 0h 30 lorsque l’avion passe
au-dessus de Port Hedland et du littoral du Great Sandy Desert. Presque tout le monde dort
dans l’avion, et j’ai la chance d’être à côté d’un hublot. L’air extérieur est vaguement éclairé
par la lune, dont les rayons parviennent jusqu’au sol et scintillent sur la mer. Quelques rares
lumières jalonnent la côte. Aurons-nous le courage de venir jusque là dans quelques
semaines ? Après ces timides repères d’un pays vide, c’est le grand trou noir du désert de
sable, noir absolu de l’absence des hommes. J’ai beau écarquiller les yeux je ne devine que le
vague reflet de la lune sur une nature totalement vide de traces lumineuses. A ce moment là,
lorsque l’avion pénètre dans l’intérieur de l’Australie, nous sommes à trois mille neuf cents
kilomètres de Singapour et à deux heures quinze de Melbourne, qui est notre destination.
149
Pendant une heure entière nous allons survoler le néant, le vide total. Nous sommes de retour
en Australie par sa porte la plus sauvage, mon émotion est tellement forte que je ne ferme pas
l’œ il un seul instant. D’après la carte de la télévision, et celle que j’ai dépliée, l’avion doit
suivre ensuite la Stuart highway à partir de la route d’Ayers Rock. Quelques rares sources
lumineuses apparaissent de temps en temps au milieu de cet océan sombre. S’agit-il de
Yulara ? D’Hermannsburg ? A 3h moins vingt du matin l’avion se pose à Melbourne dont le
splendide survol nous rappelle celui d'Auckland. Tout va se passer très vite, puisqu’il ne nous
faudra qu’une demi heure pour passer la police et récupérer nos bagages.
Il est 5h 30. Nous nous retrouvons dans le grand silence d’un hall complètement désert,
l’esprit vidé par cette nuit si courte et cette course folle. Aucun magasin n’est encore ouvert
dans le secteur international, où flotte encore l’image de Frédéric, qui agite la main en partant
vers la Nouvelle Calédonie. Le « domestic terminal » est un peu plus actif car les départs des
vols intérieurs ont lieu très tôt, et c’est là que nous avons le choc de notre début de voyage :
les hommes et les femmes pressés, qui partent pour leurs affaires, sont couverts de manteaux,
de gants et d’écharpes. Je traîne Florent dehors dans la nuit, il fait trois degrés et de la buée
sort de notre bouche ! Il faisait trente trois degrés à Singapour il y a quelques heures, et
Florent est encore en short et tee shirt. Nous plongeons alors à la recherche de vêtements plus
chauds dans nos valises respectives, et dès l’ouverture du guichet nous nous enregistrons sur
le vol d’Hobart.
150
UN PETIT SAUT EN TASMANIE
C’est vrai que nous avons été saisis par le froid vif lors de cette arrivée nocturne à
Melbourne. Nous retrouvons de vieilles impressions ressenties par le passé, par exemple
l’arrivée à l’aéroport de Sao Paulo en fin d’après-midi un mois d’août, en provenance de
Recife. Nous sautions alors d’un climat tropical humide à celui d’un hiver méditerranéen, de
huit à vingt-cinq degrés de latitude, et les manteaux d’accueil de la parenté nous avaient
semblé très étonnants. Ici la brutalité est bien plus forte encore, puisque nous sommes partis
de zéro degré, sous l’Equateur, et que nous atterrissons à quarante degrés de latitude Sud, en
plein hiver océanique. Avant d’embarquer nous allons manger quelque chose de chaud dans
un snack qui vient d’ouvrir, mais le menu très australien que l’on nous sert – saucisses,
omelette, bacon – a beaucoup de peine à passer, malgré le café qui l’accompagne. A 7h 15
nous allons attendre dans le hall prévu pour l’avion de Tasmanie. Il y a beaucoup de monde,
mais semble-t-il peu de touristes, il faut être une espèce rare pour aller visiter en plein hiver
une petite île montagneuse et froide, située à la latitude de l’île du Sud de Nouvelle Zélande !
Nous revoici dans un avion, plus petit et surtout plus étroit. Il est exactement 8h 10 locales
lorsqu’il quitte Melbourne, que nous apercevons à peine dans le jour qui se lève, succession
de lumières tamisées dans une brume qui couvre toute la ville et la baie. Malgré les nombreux
nuages qui traînent partout à des altitudes différentes, nous pouvons apercevoir un paysage
fortement humanisé au sud-est de l’agglomération, grands carrés de verdure bordés parfois
d’arbres, à l’élevage prédominant sans doute sur une terre qui semble d’une grande richesse.
Mais c’est très vite la côte, bordée de rochers noirs impressionnants, et le vert sombre des
eaux froides du détroit de Bass. L’équipage fait diligence pour servir aux nombreux
voyageurs un breakfast copie conforme de celui que nous avons pris deux heures plus tôt à
l’aéroport. Pas trop loin en-dessous – car l’avion n’est pas monté très haut – ce sont
maintenant de sauvages paysages. L’herbe tendre et la toute puissance des hommes du
Victoria ne se font plus sentir ici : à travers la brume épaisse ou les nuages, nous apercevons
des montagnes couvertes de neige fraîche, qui semble peu épaisse. Quelques lacs circulaires
aux eaux noires apparaissent çà et là au milieu d’une végétation où les arbres sont rares. Plus
l’appareil descend vers Hobart et plus la neige semble dense et le paysage désolé. Nous avons
l’impression presque physique de ressentir le froid et l’immobilité qui se dégagent de ce
paysage hivernal, à peine visible dans une grisaille d’ensemble peu attirante. Ce n’est qu’au
tout dernier moment que nous apercevons la côte. Nous avons traversé toute l’île, du nord au
sud, et l’avion opère un long virage sur une côte forestière, frappée fortement pas les vagues.
Il lui faut beaucoup de temps pour s’aligner sur une piste, où il va vite faire demi tour pour
gagner l’aérogare.
Nous venons d’arriver dans le dernier Etat australien qui manquait à notre « palmarès » !
L’ancienne Terre de Van Diemen, rebaptisée au milieu du XIX° siècle en l’honneur d’Abel
Tasman, son découvreur hollandais en 1642, est le seul Etat insulaire d’Australie, mais par
rapport à d’autres, son ancienneté est grande. Venir le visiter en hiver est paradoxal car son
climat s’apparente à celui de l’île du sud en Nouvelle Zélande, avec une côte occidentale
battue en permanence pas des tempêtes venues de l’océan, ce qui n’est pas sans nous rappeler
notre difficile expérience de la Westcoast néo-zélandaise deux ans plus tôt. Par mimétisme
avec sa grande sœ ur de l’est, la Tasmanie possède aussi une partie occidentale montagneuse,
difficile d’accès et à peu près vide d’hommes. Couverte d’immenses forêts, en grande partie
formée de parcs nationaux, elle est un des derniers grands espaces vierges du monde. Cette
zone est devenue un paradis pour les randonneurs un peu sportifs, mais elle n’est fréquentée
qu’en été seulement par les adeptes du « bushwalking ». Il nous sera impossible de nous y
rendre.
151
Lorsque nous débarquons dans le petit
aéroport d’Hobart, très bien organisé, il fait six
degrés, et Florent, toujours en short, tremble de
tous ses membres. Nous lui confions la garde des
valises pendant que nous allons chez Hertz nous
occuper de l’auto. Nous le retrouverons
complètement endormi sur un banc, entouré de
nos trois valises et de notre sac ! Un timide rayon
de soleil fait une apparition quelques instants,
juste le temps de prendre une photo de notre
avion sur la piste mouillée. Le vent souffle très
fort lorsque nous chargeons notre première
voiture du voyage ; c’est une belle Ford Falcon rouge de vingt huit mille kilomètres, avec
téléphone mobile ! Nous sommes encore un peu dans le demi brouillard consécutif à notre
voyage nocturne, mais aussi en plein décalage horaire, la brève étape de Singapour n'a pas eu
l’effet escompté. Aussi est-ce avec un peu de « stress » que nous prenons le départ pour
gagner la ville, distante de quinze kilomètres. Cela fait deux ans que nous n’avons plus
conduit à gauche, mais les réflexes reviennent vite, et cette voiture est magnifique, avec un
moteur puissant et souple. La circulation n’est pas très dense, les routes sont larges mais
mouillées, et nous arrivons dans la ville par le sud, après avoir franchi plusieurs ponts.
De prime abord la ville d’Hobart nous paraît être d’une taille modeste. Elle possède
quelques immeubles assez grands dans sa partie centrale, mais elle n’évoque en rien les
grandes métropoles d’Australie ou de Nouvelle Zélande que nous connaissons déjà. Sans que
ce terme soit pris de manière péjorative elle a quelque chose de provincial, avec des maisons
de briques rouges ou de lattes de bois, couvertes parfois de toits d’ardoises. Elle nous
accueille sous le soleil, mais nous sommes tellement fatigués que nous n’avons pas une
grande envie d’admirer le paysage urbain. Dans le quadrillage des rues du centre ville notre
faible acuité intellectuelle nous fait commettre des erreurs en raison de nombreux sens
interdits. Nous nous arrêtons un moment dans une large rue très calme, en plein soleil, pour
essayer de nous situer et de faire le point : naïvement nous avions l’intention de visiter la ville
aujourd’hui, mais nous en sommes incapables. Florent est effondré sur le siège arrière et dort
profondément. Il serait peut-être plus sage pour notre équilibre de chercher tout de suite un
motel malgré l’heure ( il est à peu près midi ) : nous n’avons aucune envie de faire quoi que
ce soit après ce voyage épuisant. Nous voilà donc repartis cette fois-ci vers le nord dans la
direction de Bridgewater, mais ce sont surtout des quartiers commerciaux, il n’y a aucune
trace de motel ou d’hôtel. Nous revenons donc sur nos pas par une rue parallèle, mais ici ce
sont surtout des petites usines, des garages, des dépôts de toutes sortes.
La chance nous sourit. Dans notre demi sommeil nous apercevons une sorte de tour carrée,
de l’autre côté d’une grande route, avec l’inscription « Tower Motel ». Nous serons sauvés si
nous trouvons la bonne sortie, si nous tournons dans le bon sens, si nous repérons l’entrée
dans un lacis de petites rues calmes, bordées de jolies maisons basses ! Et le miracle s’opère :
une jeune fille charmante qui nous reçoit, une grande location à l’étage, avec deux chambres
et une vue magnifique sur la ville et les montagnes toutes proches, un prix raisonnable, 58 $
pour… . cinq lits. Le seul problème, toujours le même, nous le retrouvons, il fait douze degrés
dans la pièce et le petit chauffage soufflant que nous branchons tout de suite ne change pas
grand chose à cette atmosphère glaciale. Florent n’a pas fait un pli, il se couche tout de suite
et s’endort sur sa couverture chauffante. Christiane et moi sommes complètement frigorifiés,
nous buvons du thé et du café, et vers 13h nous nous couchons aussi et nous endormons. En
fait nous n’avons pas dormi profondément car la situation du motel au sommet d’une colline
fait qu’il est sans arrêt soumis aux assauts d’un vent violent et de grains tout aussi brutaux,
152
qui font trembler tout l’édifice. Nous n’arrivons pas à nous imaginer à l’extérieur, nous qui
avons si froid sous les couvertures, dans notre sommeil fatigué. Le corps, une fois de plus, n’a
pas suivi. Le petit nombre d’heures qui nous séparent de la chaleur moite de Singapour n’a
pas été suffisant pour lui, et il n’accepte pas, sans transition, cette nouvelle situation d’hiver
rigoureux.
C’est Christiane qui nous réveille vers 16h 30. Le froid est toujours glacial et le jour qui
décline ne nous incite pas à l’action. Nous avons tous les trois l’impression de sortir de
maladie, ou d’être encore sous l’effet d’un état fiévreux. Depuis l’une des fenêtres nous
observons, un peu médusés, les montagnes qui entourent la ville : elles sont toutes couvertes
d’une couche de neige fraîche qui arrive jusqu’aux dernières maisons, et la forme effilée des
nuages qui les couvrent montre la puissance du vent. Il faut pourtant réagir, car nous avons
maintenant conscience que cette première journée en Tasmanie sera complètement loupée.
Habillés le plus chaudement possible, nous sortons dans les flaques de pluie, et sous des
bourrasques violentes, récupérer l’auto, et nous nous lançons à nouveau, malgré notre fatigue,
dans la conduite à gauche et une assez grosse circulation. Heureusement nous trouvons
facilement la partie la plus animée de la ville, et même une place sur Elizabeth street Mall. En
regardant cependant de plus près le panneau nous constatons que nous n’avons droit qu’à
quinze minutes d’arrêt. Après quelques pas sous une pluie battante et glaciale, que Florent
compare tout à fait à l’Islande, nous touvons un grand parking à étages qui donne directement
dans un Mall. Là au moins nous sommes à l’abri, mais hélas il se fait tard, et notre promenade
est écourtée par la force des choses, car les magasins ferment les uns après les autres. Seul un
« food court » reste encore ouvert, et nous sommes presque les seuls à manger un riz
cantonais et des fish and chips.
Il est 17h 30. Que c’est drôle et inattendu l’hiver ! Nous achetons des pommes et des
yaourts dans un minuscule magasin tenu par des chinois. Dehors la pluie redouble et les
galeries marchandes deviennent sinistres, devantures grillagées et rideaux baissés. Nous avons
l’impression d’une grande solitude et capitulons. La circulation a presque cessé, et en
quelques minutes nous sommes de retour à notre motel, où il fait toujours aussi froid. A 18h
nous sommes tous au lit. Notre première nuit tasmanienne va être terrible, partagée entre de
courtes séquences de sommeil et de longues plages de lectures inquiètes, où l’esprit n’y est
pas vraiment, préoccupé par les assauts d’un vent furieux. Florent est sans doute le plus
perturbé de nous tous puisqu’il passera la plus grande partie de sa nuit à lire.
Lorsque nous émergeons enfin de cette fausse nuit, vers 7h du matin c’est tout d’abord
pour redécouvrir, incrédules encore, le mont Wellington couvert de neige, et parcouru par des
alternances rapides de plaques de ciel bleu et de nuages blancs de forme circulaire. Tout
compte fait nous venons de vivre deux nuits et une journée très originales. La différence de
milieu entre l’Equateur et la Tasmanie semble avoir eu raison de nous trois, surtout si on y
ajoute l’excitation du vol nocturne au-dessus de l’Indonésie et de l’Australie. Nous en étions
presque, hier, à regretter d’être là, à souffrir du froid comme jamais, sans avoir la moindre
envie d’entreprendre quoi que ce soit. L’avion est une machine fabuleuse, mais nous ne
sommes que de modestes humains, et hier nous avons atteint une limite. Ce fut une journée
perdue. Heureusement ce matin il y a les nombreux thés et cafés, une douche extraordinaire,
avec une eau chaude superbe, et une fenêtre de salle de bain qui ne ferme pas, mais laisse
entrer le froid tonique de l’extérieur et permet d’observer les montagnes couvertes de neige et
les maisons de couleurs vives. Ce long moment sous l’eau chaude avec cet air vif tout près,
me replonge tout de suite dans une atmosphère islandaise, dans les piscines d’eau thermale à
quarante degrés sous la pluie glacée. Le voyage se vit aussi par les sens, par ces contrastes que
nous sommes capables de saisir et de mémoriser pour approfondir les beautés de la vie. Nous
décidons de rester ici une journée de plus et de consacrer notre temps à la région d’Hobart.
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L’esprit plus libre nous revenons donc au centre ville. Il est un peu plus de 9h lorsque nous
garons la voiture non loin du port, près du bâtiment de l’Office du tourisme. Nous y sommes
reçus par des gens charmants, qui vont nous donner des conseils très utiles. Le premier
concerne la partie montagneuse de l’ouest vers laquelle on peut se rendre assez rapidement
par la route A 10 en temps ordinaire. On nous prévient qu’à cause de la neige et du verglas,
elle est inaccessible pour quelques jours sans doute. Notre observation d’avion n’était pas une
illusion d’optique. Comme nous n’avions pas tellement envie de nous y rendre, ce n’est pas
une nouvelle trop gênante. Nous obtenons aussi les renseignements souhaités pour nos autres
visites, achetons quelques documents, et allons ensuite sur le port. Nous avons l’impression
de revivre et de sortir d’une longue léthargie, et nous retrouvons nos réflexes habituels de
voyageurs un peu pressés. La promenade sur le Franklin Wharf et le Contitution Dock est une
excellente initiation à Hobart. Côté mer tout d’abord, c’est une multitude de bateaux de pêche
de couleurs vives ; beaucoup proposent des produits de leur pêche, et certains ont même des
viviers, dans lesquels on peut choisir son poisson ou ses crustacés. Mais pour les personnes
qui veulent découvrir la ville dans son ensemble, le coup d’œ il est très beau depuis l’extrémité
de Hunter street : les nombreux petits bateaux multicolores, l’homogénéité des immeubles,
qui ne sont jamais démesurés, le mont Wellington couvert de neige et de nuages, forment un
tableau qui fait renaître en nous l’envie de la découverte. Certes il ne fait pas chaud, mais les
pâles rayons de soleil donnent à l’ensemble une grande unité. Nous sommes frappés par la
présence de nombreux navires océanographiques, dont un énorme bâtiment australien destiné
à l’Antarctique. Tout près se trouvent d’ailleurs deux navires français, dont l’Argonaute, qui
gèrent les terres australes et antarctiques françaises.
Nous faisons ensuite une longue promenade sur la Salamanca place. Elle est formée par
une enfilade d’entrepôts qui datent du XIX° siècle, et qui furent en partie construits par des
bagnards. Tous, bâtis en pierres de taille jaune, ont été réaménagés en commerces, galeries
d’art ou restaurants. C’est une des parties les plus anciennes de la ville, et elle fut même
autrefois le cœ ur de son activité commerciale. Une petite rue pavée permet de gagner ensuite,
sur une colline Battery Point, qui est le cœ ur historique d’Hobart. C’est un quartier calme,
presque sans voitures, qui a été conservé intact. La plupart des maisons datent du début du
XIX° siècle, et on y trouve aussi des églises, des pubs, des commerces d’art, des petites places
où règne un grand calme. Nous rejoignons ensuite à pied le Parliament House, imposant
bâtiment construit par les bagnards vers 1840, à côté duquel se trouve le Théatre Royal, qui
date de la même époque. Vers 11h notre visite se termine par quelques courses dans
l’Elizabeth street Mall, beaucoup plus actif qu’hier au soir. En attendant Christiane et Florent,
assis sur un banc, je me fais « interwiever » par trois jeunes, qui à l’aide d’une video posent
154
des questions dans la rue. Le dialogue tourne vite court car aucun ne parle un mot de français,
et je juge mon anglais trop juste pour l’autoriser à passer à la télévision ! Pourtant cela
m’aurait fait assez plaisir de leur dire qu’en plein hiver des Français s’intéressent à la
Tasmanie !
Comme il ne fait pas trop mauvais nous avons pris la décision de nous rendre à Port Arthur
au cours de l’après-midi, en passant par la péninsule de Forestier et celle de Tasman. Nous
quittons donc Hobart par la A 3. Pour cela nous empruntons pour la seconde fois le grand
pont d’Hobart, le « Tasman Bridge », qui enjambe audacieusement le fond de la Storm Bay, la
vue de part et d’autre est étonnante. Lors de notre premier passage en venant hier de
l’aéroport, nous ne l’avions même pas remarqué. C’est dire combien nous devions être mal en
point. Nous prenons ensuite la direction de Sorell, où nous sommes assez vite. La route
traverse alors un paysage peu humanisé, qui devient très boisé dès que nous atteignons la
péninsule de Forestier : ce sont surtout des eucalyptus, mais aussi des conifères,
particulièrement en bordure de mer. Les seules traces humaines sont des élevages, et les
bourgades sont minuscules. La péninsule de Forestier correspond avec celle de Tasman par
une étroite bande de terre, qui, à l’époque du bagne était un ultime lieu de surveillance pour
repérer les bagnards échappés, c’est « eaglehawk neck » où se trouvaient des meutes de
chiens, et d’où l’armée tirait à vue sur les fuyards, qui ne pouvaient alors que se jeter dans une
eau envahie de requins, selon la légende. Quelques sites géologiques existent non loin, nous
avons seulement le temps d’aller jeter un œ il sur « Tessellated Pavement » formation
rocheuse originale, qui fait penser un peu à de la mosaïque. Lorsque la route longe la mer, de
très belles plages bordées de dunes et d’oyats sont alors facilement accessibles.
Vers 13h nous nous arrêtons à Tanara, au nord de la péninsule de Tasman, dans une
« bakery » où nous nous asseyons et mangeons des « pies » excellentes et des sandwichs
australiens aux œ ufs brouillés. Peu de temps après nous arrivons au site de Port Arthur par la
voie la plus rapide. Malheureusement la pluie a commencé depuis « eaglehawk neck » et toute
la visite va s’effectuer en partie sous des trombes d’eau, avec de rares alternances de soleil.
Cette visite est sans doute la seule que nous consacrerons en Australie au monde des
« convicts », ces bagnards dont la déportation avait été la raison d’être de la colonisation de
cet immense territoire, à la fin du XVIII° siècle. C’est en 1830 que le gouverneur Arthur fait
installer dans la péninsule cette prison modèle, considérée à l’époque comme la plus efficace
de tout le système pénitentiaire britannique. Ce terrible bagne va fonctionner jusque en 1877,
et plus de douze mille personnes vont y séjourner.
Le site est très beau : les
vestiges
des
principaux
bâtiments sont éparpillés au
fond d’une grande baie,
certains se cachent derrière
d’immenses eucalyptus. Nous
allons y rester jusqu’à 16h,
passant à pied d’un lieu à un
autre. Construits en pierres,
les immeubles n’ont en
général plus de toiture, mais
les explications fournies par
les dépliants sont très explicites. Plusieurs endroits nous frappent : la chapelle, où les
condamnés assistaient à l’office dans une sorte de cercueil vertical, pour ne pas avoir de
contacts avec leurs voisins, la prison modèle surtout, où les plus récalcitrants étaient mis au
secret dans de minuscules cellules, privés de lumière et de bruit, ce qui les condamnait à la
folie. Le musée intéresse beaucoup Florent : l’origine des détenus, leur âge, les raisons de leur
155
condamnation surtout, qui montrent que certains pouvaient passer dix années de bagne pour le
vol d’un pain en Angleterre ! Avant de quitter les lieux notre regard est attiré par une croix de
bois orange au bord de l’eau, entourée de bouquets de fleurs, et sur laquelle sont inscrits une
trentaine de noms. Ce sont les victimes du surfeur fou, qui, il y a quelques mois, a procédé en
ces lieux à ce véritable carnage avec des fusils de guerre. L’événement n’était pas passé
inaperçu en France, et nous éprouvons une grande émotion devant cette liste de noms, mêlant
tous les âges et tous les sexes. Non loin de nous un couple de jeunes pleure.
Nous effectuons le retour vers Hobart en changeant en partie d’itinéraire, et en passant par
White beach, Nubeena et Koonya. Ce détour un peu long ne nous apporte pas grand chose, car
le paysage est identique, simplement un peu plus montagneux. A Taranna nous nous arrêtons
de nouveau, mais cette fois-ci pour visiter un petit zoo. Une publicité annonce que s’y
trouvent des « diables de Tasmanie », ces petits carnivores en voie de disparition. Florent et
Christiane ont le courage d’aller voir l’endroit, mais malheureusement pour eux, au moment
de leur visite les animaux sont comme moi, en pleine léthargie. J’attends en effet à moitié
endormi dans la voiture, payant d’une grande fatigue décalage horaire et conduite difficile à
gauche sur ces petites routes. Vers 17h 30 départ, puis nouvel arrêt, dans la nuit qui tombe,
aux Tasman Blowholes et Devil’s Kitchen. Mais nous ne voyons pas grand chose. La route est
longue ensuite jusqu’à Sorell, à cause des virages et de l’étroitesse de la chaussée, ce qui nous
rappelle beaucoup la Nouvelle Zélande.
Nous mangeons rapidement dans un Mac Do inattendu à Sorell. Il fait nuit noire depuis
presque deux heures lorsque nous arrivons à Hobart. Nous sommes au motel un peu avant 8h,
et il fait toujours douze degrés dans la chambre ! J’enregistre mes impressions en
m’endormant par épisodes, blotti au fond de ma couverture chauffante. Les hurlements du
vent se sont calmés, et nous sombrons très vite dans le sommeil.
Que dire de cette nuit ? Pas grand chose comme pour toutes les nuits passées dans de longs
voyages, uniquement conçues pour des repos réparateurs. Disons que celle-ci a fait son office,
et que nous n’avons pas trop souffert du décalage horaire, seul Florent était réveillé à 5h. Pour
ma part c’était un peu plus tard. Nous avons déjeuné de cet excellent pain acheté hier dans la
boulangerie de Taranna, et vers 7h 30 nous avons assisté au lever du soleil, juste en face de la
fenêtre de notre chambre. Nous avons d’autant plus apprécié cet instant, que la perspective
d’une journée sans nuages était évidente en regardant le ciel. Nous ne nous sommes pas trop
pressés pour nous préparer et ce n’est que vers 9h que nous avons rendu les clefs.
Quelle différence avec le temps des deux journées précédentes ! Nous sommes tout de
suite pris par cette atmosphère calme qui règne sur le quartier du motel : des maisons de
toutes couleurs et de toutes formes, sortes de pavillons de banlieue cossue, des arbres qui
jalonnent les rues et les jardins, de belles voitures en attente de leurs propriétaires, et le Mont
Wellington, superbe dans sa couverture neigeuse, qui domine le tout. Il nous faut peu de
temps pour rejoindre le centre
ville afin de récupérer la route
numéro 3. Il est 9h 30 lorsque
nous empruntons pour la
quatrième fois le grand pont,
qui enjambe la Derwent river.
Nous roulons sous un soleil
radieux, propre à ranimer
toutes les énergies sur une
portion de route, que nous
commençons vraiment à bien
connaître et qui, cette qui, par
156
Cambridge, mène à l’aéroport, et au-delà des deux « causseways » de Midway Point, à Sorell.
Pour aujourd’hui le but n’est pas l’Arthur Highway empruntée hier, puisque nous avons prévu
de longer toute la côte est de Tasmanie jusqu’à Scottsdale au nord.
Cette route, qui porte le nom de Tasman highway, commence par une assez longue portion,
environ cinquante kilomètres, de terrains à la fois montagneux et vallonnés. Elle contourne
une vaste zone forestière, qui couvre le mont Morisson, et qui donne un aspect sauvage à
toute la région. Les établissements humains sont peu nombreux, et seul l’un d’entre eux,
Buckland, ressemble à un village, avec son église, et ses parcs à moutons. Cette longue
marche d’approche intérieure reçoit très vite une première récompense : à Orford une superbe
plage longe la route. Nous nous arrêtons et marchons, touristes isolés sur ce sable splendide.
Cette expérience, qui va se reproduire de nombreuses fois aujourd’hui, est une extase après
les deux jours perturbés que nous venons de vivre. Il n’y a pas un souffle de vent, des vagues
viennent doucement se briser sur le sable de couleur ocre, au large l’île de Maria Island,
encore une ancienne colonie pénitentiaire, semble à peine émerger d’une mer bleu foncé.
Quelle récompense et quel calme !
Nous allons jusqu’au ferry de Louisville, qui permet d’aller à Maria island, puis à
Triabunna, un ancien petit port baleinier qui vit de la pêche, surtout aux crustacés. Nous nous
promenons longuement entre ces petits bateaux chargés de casiers, presque seuls à profiter de
ce spectacle, qui est de tous les temps et de toutes les mers. La route quitte un instant la côte
après Triabunna, et traverse, sur une vingtaine de kilomètres, une zone forestière dense, aux
arbres assez petits, qui présente parfois des clairières de défrichement où paissent des bovins
et où persistent d’immenses eucalyptus. A partir de Little Swanport nous allons longer le
littoral le plus beau de cette journée de voyage : jusqu’à Swansea il s’agit d’une grande baie,
presque fermée par la longue péninsule de Freycinet. Nous sommes tout d’abord frappés par
le nombre de toponymes à consonance française : Freycinet bien sûr, mais aussi Faure,
Tourville, Baudin, île aux phoques… . Beaucoup de ces noms, nous les avons déjà lus sur les
cartes de la région au sud de Melbourne et en Nouvelle Zélande il y a deux ans, et nous allons
encore les retrouver plus tard dans le sud-ouest et dans l’ouest. Ils correspondent aux longues
expéditions de découverte organisées par la France entre la fin du XVIII° et le début du XIX°
siècles, à l’époque de la Pérouse et de Dumont d’Urville.
Nous allons surtout connaître quelques instants magnifiques, qui forment probablement
notre plus grand souvenir de Tasmanie. Jusqu’à Swansea la route épouse étroitement la côte
constituée de longues plages. Après quelques rapides arrêts nous mangeons au bord de la mer
à Swansea, dans un parc garni de grands arbres. Des perroquets volent et crient autour de
nous.
Personne
n’apparaît
pendant notre repas, nous
sommes seuls, absolument seuls.
Mais le plus beau moment nous
le passons les trois sur la « Nine
Miles Beach » qui, de Swansea à
Coles Bay, garnit tout le fond de
l’immense Great Oyster Bay.
C’est superbe ! Nous aurions pu
marcher quinze kilomètres sans
rencontrer âme qui vive sur cette
large plage, coupée d’une lagune
par un cordon de dunes très large,
avec une vue bien ouverte sur les alignements rocheux du parc national de Freycinet. Il n’y a
pas un seul nuage dans le ciel, une douceur infinie flotte dans cet air stable et pur. Florent
renaît à la vie, en plein soleil, sur cette branche d’arbre mort sur laquelle il s’est posé un
157
instant. Bien sûr nous renonçons à aller jusqu’à Coles Bay et au-delà, dans les sentiers
pédestres du parc, mais cela n’a pas d’importance, nous vivons là un moment exceptionnel de
beauté et de douceur. Deux jours après avoir observé d’avion les montagnes sauvages
couvertes de neige de l’ouest nous n’aurions pu imaginer qu’un paysage de Tasmanie puisse
être aussi harmonieux.
Une fois repartis vers le nord, sur la Tasman highway, nous quittons de nouveau
provisoirement la côte, et par Cranbrook faisons un long périple forestier, qui prend parfois
des allures de landes et de prairies jaunies. A Bicheno, nouveau petit port de pêche et nouvel
arrêt sur une plage encadrée de rochers. Il fait si beau ! Nous avons le temps de nous lancer
sur le sentier de front de mer jusqu’à des évents creusés dans la pierre, par lesquels
s’échappent des paquets d’eau de mer. C’est le seul endroit de la journée où nous
rencontrerons d’autres touristes, des Français de Sydney. La route poursuit toujours son
cheminement côtier par Seymour et les plages sont tellement belles, que nous continuons par
Four Miles Creek, par une zone vide d’habitations, où le sable uniforme se morcelle en petites
criques ravissantes. Dans ce lent cheminement vers le nord nous ne faisons plus attention à
l’heure car toute cette perfection nous fait tout oublier. Entre Scamander et Beaumaris nous
sommes contraints de nous arrêter de nouveau le long d’une plage sans fin, éclairée par un
soleil déclinant, et où nous sommes encore les seuls à profiter du calme ambiant.
Ici se termine pour nous cette splendide côte tasmanienne. Quelle découverte ! A voir le
faible nombre de maisons et la petitesse des bourgs traversés, on essaye d’imaginer quel
paradis nautique elle doit représenter l’été pour la faible population de l’île. Heureux
tasmaniens, qui ignorent le surpeuplement, et qui peuvent sauter en quelques heures des
sentiers de randonnée splendides des Craddle Mountains à ces plages immenses bordées
d’une mer si bleue ! Nous pensons avoir encore le temps de circuler, pour aller coucher à
Launceston, aussi négligeons nous les quelques motels ouverts de St Helens pour nous
engager vers le nord-ouest sur la A 3. Il est à ce moment là un peu plus de 16h et il nous reste
cent quatre vingt kilomètres. Nous nous rendrons compte très vite que cela nous sera
impossible. La route monte de plus en plus en virages très serrés, et la forêt tend à envahir
tout le paysage. A partir du hameau de Goshen sa nature se modifie : alors que jusque là les
espèces dominantes étaient des eucalyptus, elle devient de plus en plus dense, et les espèces
changent, jusqu’à la faire ressembler aux « rain-forest » que nous avons vues en Nouvelle
Zélande, avec des sous-bois épais, en grande partie formés d’arbres-fougères. Quant à la
température elle a considérablement chuté, et dans les derniers lacets du col de Weldborough
je dérape à plusieurs reprises sur des plaques de verglas en formation sur une route hyperhumide. Cela a pour résultat de nous stresser tous complètement, jamais nous n’aurions
imaginé un tel milieu, après la douceur des littoraux que nous venons de parcourir. Je prends
donc mes virages au pas, en deuxième vitesse, et nous mettons beaucoup de temps jusqu’à
Derby, petite cité minière où les deux hôtels sont fermés.
Nous devons donc poursuivre ! Heureusement que nous sommes seuls à emprunter cette
route, car nous ferions sérieusement bouchon ! Nous sommes maintenant redescendus de
l’autre côté du col, et la végétation a changé. Loin de cette « rain forest » les routes sont plus
sèches et nous arrivons sans difficultés vers 18h à Scottsdale, principale agglomération du
nord-est avec ses deux mille habitants. Nous trouvons au Kendall’s Hotel, qui est par ailleurs
un motel, une chambre un peu vieillotte pour 60 $, avec un petit chauffage ridicule et de
grandes couvertures électriques. Le propriétaire est sympathique, parle beaucoup, nous fait
tout visiter pour les repas, mais fidèles à notre habitude nous préférons ressortir faire des
courses dans un grand magasin, puis dans un « take away » pour acheter des lasagnes, de
grosses pommes de terre frites et pour Christiane un grand sandwich avec un steak, des œ ufs
et du bacon. Nous revenons manger tout cela dans notre chambre, où il fait bien entendu très
froid.
158
Lorsque l’on se couche, vers 20h, je crois que nous rêvons tous de dunes, de plages, de mer
bleue, et que nous sommes dans notre camping-car, dans le grand calme et la solitude
tasmaniennes.
Depuis cinq heures du matin le décalage horaire fait toujours un peu
des siennes, et à 6h 30 nous nous décidons à sortir de nos lits très hauts
et des amas de couvertures, sous lesquelles nous n’avons pas passé une
très bonne nuit. Il fait un froid glacial et la forme n’est pas merveilleuse.
Cette fatigue nous permettra peut-être de retrouver un nouveau rythme la
nuit prochaine. Thé, café, pain grillé, confiture : on ne lésine pas, c’est
notre breakfast à nous, qui avons snobé celui que nous proposait notre
hôte. Dehors le ciel est dégagé et il fait un froid de canard, bien endessous de zéro, nous sommes obligés de gratter le verglas sur les vitres
de la voiture et d’utiliser de l’eau chaude. Le patron de l’hôtel nous
conseille d’ailleurs de ne pas emprunter la route de montagne qui va
directement sur Launceston à cause du verglas. Il nous parle de plusieurs
accidents survenus ces jours-ci. Cela nous impose un assez grand détour par Bridport et le
bord de mer, mais après ce que nous avons vu hier au soir, nous le jugeons préférable. Tant
pis pour les belles forêts pluviales que nous comptions revoir ! Nous partons à 8h, pas trop
vite car tout est verglacé de part et d’autre de la route, et les champs sont blancs de givre.
Heureusement la route elle-même est sèche, mais lorsque nous nous arrêtons, la croûte de
glace sur les flaques d’eau des bas-côtés dépasse deux ou trois centimètres.
Pendant vingt kilomètres le paysage
d’élevage domine largement, puis c’est
l’arrivée sur la côte nord, à Bridport,
petite station balnéaire qui semble
complètement vide. Nous n’avons
d’ailleurs croisé aucune voiture en venant
jusqu’ici. Nous nous promenons le long
de la plage, sous un soleil timide, au
milieu des oiseaux. Jusqu’à Georgetown
la route B 82 est parallèle à la côte, mais
nous ne voyons jamais la mer. Elle porte
assez abusivement le nom de « route des
vins », en fait l’activité d’élevage prédomine avec parfois, c’est vrai, quelques rares fermes
viticoles. Les maisons d’agriculteurs sont isolées, construites le plus souvent en bois dans de
grandes clairières de défrichement. Elles sont en général entourées de quelques grands
eucalyptus au tronc lisse et démesuré. Vers 10h nous rejoignons l’estuaire de la rivière Tamar,
où nous faisons un arrêt assez long, assistant à la lutte d’un épais brouillard qui couvre la
rivière avec les rayons du soleil qui tentent de le dissiper. Lorsque nous la traversons un peu
plus tard, on peut constater l’épaisseur de ce dernier, que nous n’aurons fort heureusement pas
à subir longtemps, car on ne voit guère à plus de cinq ou six mètres. C’est par un dédale de
petites routes, passant plutôt par des lieux-dits que par des hameaux, que nous sommes de
retour au bord de la mer, à Devonport. Il est midi et nous nous installons au bord de la
Mersey, pour pique niquer. Dans cette petite ville nous avons tout à fait l’impression de nous
retrouver quelque part sur les côtes anglaises, sous un petit vent frais. De nombreuses
personnes sont dans leurs voitures et boivent du thé dans des tasses, en regardant vers le grand
large. Nous sommes à l’extérieur et nous buvons notre jus d’orange directement à la
bouteille ! Est-ce parce que nous sommes touristes, ou Français ?
159
A partir de Devonport nous longeons la côte en direction de Burnie, c’est une grande route,
qui traverse une région très peuplée et bien cultivée. Ce ne sont plus seulement des élevages,
mais s’y ajoutent des cultures maraîchères et arbustives. A Ulverstone nous sortons de la route
pour aller à Turner beach, et nous marchons un long moment entre des rochers et une longue
plage de sable à marée basse. Ce sera le point ultime que nous atteindrons dans le nord de la
Tasmanie, continuer davantage vers l’ouest nous aurait trop retardé. Nous allons alors suivre
la très belle route n° 1, qui à partir de Devonport suit la vallée de la Mersey jusqu’à Deloraine.
Il y a là de nombreuses fermes de toutes les couleurs et une agriculture qui paraît assez riche.
C’est d’ailleurs dans cette petite ville, base de départ pour les randonnées de type
« bushwalking » dans les Craddle Mountains, que nous hésitons beaucoup, car deux voies
s’offrent à nous : aller sur Launceston et traverser la plaine intérieure, ou prendre la Lake
highway, qui parcourt le plateau central et la région des grands lacs. Nous nous décidons pour
la seconde alternative, mais au bout d’une dizaine de kilomètres nous nous résignons au demi
tour car la route grimpe beaucoup et nous craignons de nous retrouver dans les mêmes
conditions qu’hier soir ou que ce matin. La saison n’était pas propice à la découverte de la
Tasmanie montagneuse.
A 15h 45 nous voici à Launceston, la deuxième ville de Tasmanie, dotée de jardins
splendides et d’un environnement montagneux tout proche, bien visible en arrière-plan. Nous
allons rester plus d’une heure dans cette ville, bâtie au bord de la Tamar. Il fait très froid, mais
le soleil couchant éclaire de très belles maisons victoriennes, certaines ont plus de cent ans et
forment un cadre architectural homogène. Pendant que je prends quelques photos Christiane
et Florent font des achats dans une grande papeterie. C’est là qu’ils trouveront un after shave à
l’odeur extraordinaire, à base de « leatherwood » tasmanien, que je rechercherai plus tard
partout sans succès. Vers 17h nous prenons le départ, notre premier plein nous permet de
constater que l’essence est bon marché, à 80 cents le litre, soit 3 francs. La route n° 1 entre
alors dans la région des Midlands, c’est d’ailleurs son nom, et par Perth, Conna, Campbel
nous roulons jusqu’à Ross. Le paysage est très différent de ce que nous avons vu jusque là :
une large plaine, aux sols lourds et riches, garnie de vastes fermes et de petites villes qui
respirent l’opulence. Vers l’ouest, sous un ciel embrasé par les derniers rayons du soleil, se
découpent les deux horizons successifs du plateau central et de sa couronne de montagnes.
Nous n’avons aucun problème de circulation car la route est large et peu fréquentée à cette
heure-ci.
Nous arrivons à Ross à la nuit et décidons de chercher une chambre. Cette petite ville,
célèbre par son pont, est organisée autour d’un croisement qui présente quatre options dans
ses quatre directions : la « tentation », représentée par le Man-O’Ross Hotel, la « rémission »
par l’église, les « loisirs » par la mairie et la « damnation » par la prison. Dans cette
organisation il y a quelque chose qui rappelle le passé « bagnard » de la petite cité. Bien
entendu nous ne pouvons pas résister à la tentation et nous choisissons la direction de l’hôtel.
Nous ne regretterons pas notre choix, car pour une fois dans notre voyage nous dormirons
dans une demeure authentique. Même si
nous n’avons rien contre les motels, qui
sont pour nous un excellent moyen de
découverte d’un autre pays, nous aurons ici
l’occasion de plonger dans le passé de la
Tasmanie. L’hôtel Man O’Ross date en
effet de 1817, et son intérieur est toujours
orné de riches boiseries de chêne de
Tasmanie et d’ébène. Notre double
chambre est superbe, arrangée avec goût,
garnie de tentures et de couvre-lits de
160
qualité, meublée de pièces anciennes qui sont de véritables antiquités. Il y fait même chaud,
car, fait exceptionnel, un chauffage central est installé dans la maison. Nous sommes tous les
trois euphoriques, le prix n’étant pas par ailleurs très supérieur à celui d’un bon motel ( 70 $ ).
La question du repas est vite solutionnée et nous descendons manger au « lounge-bar »,
directement au comptoir, assis sur de grands tabourets tournants. Nous sommes entourés
d’Australiens qui boivent de la bière et jouent aux courses par un système informatique : un
écran de télévision montre la course et donne instantanément le résultat des mises aux
parieurs. Nous avons aussi le temps de noter quelques habitudes : lorsqu’un buveur a fini son
verre et veut être resservi, il le couche simplement sur le comptoir. Tout cela se fait dans un
grand calme et sans discours superflu. Pourquoi est-ce que je pense aux mêmes instants dans
le café de mon oncle à Alger à l’heure de l’anisette et de la kémia, ou à l’heure du pastis dans
le sud de la France : en ces instants de grande convivialité tout n’est que bruit et éclats de
voix ? Quant au repas il est très australien et très bien préparé : de gros steaks avec des œ ufs
et des frites, Florent préférant du poisson. La bière aidant, nous passons là un long moment
exceptionnel, ce qui nous permet d’être doublement heureux, lorsque nous regagnons le calme
douillet de notre chambre.
C’est dimanche aujourd’hui. Nous avons passé une superbe nuit dans l’hôtel de Ross, avec
l’impression d’être plongés dans un vrai pays, dans son histoire et sa vie actuelle, tant en
raison du repas d’hier soir que de l’environnement superbe de cette grande chambre. Nous
nous promettons d’essayer de renoncer aux motels quand nous le pourrons, mais il est vrai
que la Tasmanie est une des plus vieilles régions de ce pays, et que le poids du passé y est
plus grand. Nous nous sommes levés assez tôt, dehors le ciel est dégagé mais le temps semble
froid. Nous allons boire du thé et du café dans une petite pièce à part, sorte de salon bien
meublé, avec d’admirables livres sur la flore et la géographie tasmaniennes. Vers 8h 30 nous
sortons mettre les valises dans le coffre, la voiture est une fois de plus couverte de givre, mais
comme nous sommes garés au cœ ur du croisement principal appelé « les quatre coins de
Ross », nous visitons à pied cette petite bourgade, qui date de 1812, et surtout le Ross bridge,
qui fut construit en 1836 par des bagnards. Son architecture, un peu lourde, est agrémentée de
dizaines de pierres sculptées, tirant leur inspiration du folklore celte. Certaines sont
incompréhensibles, elles seraient en fait des divinités locales aborigènes. Tout est très calme,
des oiseaux chantent dans les grands arbres sans feuilles, ce qui est rare en Australie la plupart
des arbres ayant des feuilles persistantes. Sans doute s’agit-il d’arbres originaires d’Europe ?
Quelques rares promeneurs matinaux empruntent les
berges de la rivière Macquarie. Puis nous revenons à
pied dans Ross, dont toutes les maisons sont
magnifiquement conservées.
Nous gagnons ensuite la Midlands highway, elle
aussi construite par les bagnards. Elle contourne la
plupart des villages historiques, comme celui de Ross,
qui étaient autrefois de relais de poste et des garnisons
entre Launceston et Hobart. La plaine elle-même nous
paraît très riche, mêlant labours et grands élevages de
moutons ou de bovins. Une trentaine de kilomètres plus
au sud, nous sortons de la route et nous nous arrêtons à
Oatlands, une autre petite ville qui possède le plus vaste
ensemble d’architecture coloniale de l’île, soit presque
une centaine de bâtiments, dont un tribunal bâti en 1829
par les bagnards. La plupart des maisons sont
construites en grès jaune, nous visitons en particulier un
161
ancien moulin à vent le Callington Mill, tout à fait monumental. Tout ceci n’est pas
l’Australie que nous connaissions, la dimension nouvelle que lui donne l’histoire nous ramène
un peu à notre Europe, il n’y a rien ici qui fait penser aux paysages grandioses du bush ou aux
villes démesurées de la côte. Ce sentiment qui nous ramène aux vieux pays qui sont les nôtres
est conforté par la présence d’un jeune homme, australo-hollandais, sculpteur de son état et
passionné de vieilles pierres ! Il nous explique qu’il part bientôt à Paris pour faire une étude
sur les gargouilles de Notre Dame. Il est plein d’une passion qui me rappelle ma découverte, il
y a quinze ans, de l’ancienne vie de mes paysans du Forez. Je lui donne mon adresse en
France, on ne sait jamais où la passion peut mener, même si les gargouilles ne sont pas une
caractéristique des bâtiments provençaux.
Peu de temps après, à Pike Hill nous empruntons une petite route tortueuse, en mauvais
état, mais qui traverse un paysage magnifique, fait de vieilles fermes d’élevage, entourées de
haies en lattes de bois comme à Colebrook. On y trouve aussi des petits lacs, sur lesquels
nagent des cygnes noirs, et des forêts parfois très denses. Un peu avant 11h nous arrivons à
Richmond, une autre ville historique qui compte plusieurs dizaines de vieux bâtiments, qui
tous ont été conservés et
restaurés. Nous y restons
plus d’une heure, allant à
pied jusqu’au pont qui
ressemble beaucoup à celui
de Ross, même s’il a été
construit bien avant. Le
soleil, revenu, nous permet
d’apprécier
davantage
l’architecture des maisons :
beaucoup sont encore en
bois, mais les constructions
en grès dominent, avec parfois des vérandas très ouvragées en bois ou fer forgé. La prison est
installée – encore – dans un ancien bâtiment de bagnards. Beaucoup de bâtiments ont été bâtis
par eux entre 1820 et 1850, le plus remarquable est le restaurant Prospect House, où l’on
devine de grandes salles à plafond de caissons. Beaucoup de maisons, plus petites, sont
cependant recouvertes de toits en tôles ondulées peintes, ce qui leur donne un aspect inachevé.
L’atmosphère a beaucoup changé par rapport au froid glacial de ce matin, et beaucoup de
personnes se promènent et fréquentent les tea-rooms.
A midi, après une nouvelle demi heure de route, nous sommes à l’aéroport, où nous
bouclons notre première boucle, la toute petite, celle qui précède un immense périple
continental, et qui n’avait pas été prévue au départ. Les formalités sont très rapides : nous
rendons la voiture, nous enregistrons nos bagages directement pour Adélaïde, puis nous
attendons dans le hall, au milieu de gens très calmes, australiens très « british », qui semblent
162
un peu blasés. De grands panneaux des services sanitaires, sur les méfaits de certains
parasites, préviennent qu’aucune provision périssable ne doit quitter la Tasmanie, nous
mangeons donc ce qui nous reste de nourriture, mais nous sommes tout de même obligés de
jeter certaines choses. A 13h 15, après une entrée dans l’avion sans aucun contrôle, c’est
l’envol vers le continent. L’avion passe au plus près de Midway Point et de ses causseways,
au-dessus de Sorell, et longe ensuite, pendant un petit quart d’heure, toute la côte est de la
Tasmanie. En si peu de temps nous avons l’impression de revivre l’éblouissante visite
d’avant-hier, que nous aurions voulue si lente. Les îles de Maria, de Shouten et la presqu’île
de Freycinet bordent, sur la mer, les magnifiques plages, où nous avons rêvé de l’été. Dernier
coup d’œ il, dernières images, puis les nuages couvrent le détroit de Bass. Nous avons
l’impression que notre voyage n’a pas encore commencé vraiment, et déjà nous donnons
l’impression de tirer un premier bilan de ce que nous avons vécu !
163
ACROSS THE NULLARBOR !
Un trajet Hobart-Melbourne n’est pas un vol transcontinental ! Nous commençons à peine
notre petit repas que la côte du Victoria apparaît. Elle est déjà bien loin la Tasmanie. A une
très faible altitude l’avion va
suivre parallèlement le rivage,
puis survoler des terres, dont les
vocations
sont
multiples,
jusqu’à Melbourne. L’avion
vole si bas que nous distinguons
les fermes, les animaux dans les
champs, le moindre petit
sentier. Nous ressentons la
même impression qu’au départ,
avec ce paysage vert et
humanisé, qu’il s’agit d’une
région active et riche. A 14h 30
nous nous posons à Melbourne,
où nous avons presque quatre
heures d’attente. Chacun va alors partir de son côté pour visiter à nouveau des lieux que nous
connaissons bien, à savoir autant l’aéroport national qu’international. Nous avons le temps, et
comme nous avions repéré à l’aller un certain nombre de magasins, nous allons nous retrouver
avec de nombreux achats sur les bras : le gros guide 97 « Explore Australia », des chaussettes,
un gros « sweet », rien que pour moi, et Christiane et Florent n’en sont pas de reste. Il y a
beaucoup de monde, et nous partirons avec un certain retard sur l’horaire. Il fait déjà nuit à
18h lorsque l’avion décolle et nous offre une magnifique vue sur Melbourne de nuit. Cela
devient presque une habitude pour nous de survoler la ville de cette façon. Nous avons juste le
temps de manger des pies et de boire du thé, que nous voici, une heure plus tard, au-dessus
d’Adélaïde. C’est un de nos survols nocturnes le plus étonnant et le plus beau : une ville
immense, superbement éclairée, avec de nombreuses lignes droites qui convergent vers un
centre au carré, dont nous conservons absolument le souvenir. Nous avons l’impression de
nous retrouver en pays de connaissance, et que l’avion se pose non loin du centre.
Pour une fois nous sommes parmi les premiers à récupérer nos valises, et à nous retrouver
très vite au guichet Hertz. L’affaire est d’importance car nous allons conserver la voiture que
nous louons aujourd’hui plus de quarante jours. Les formalités sont rapides, et nous sommes
très heureux de récupérer à nouveau une Ford Falcon, blanche cette fois-ci, avec un peu plus
de vingt sept mille kilomètres au compteur. Combien en aura-t-elle lorsque nous la rendrons ?
Nous n’avons aucune appréhension ni hésitation pour la conduire, car nous sommes
maintenant tout à fait habitués à la circulation à gauche. Sur les conseils de Hertz nous allons
du côté de la mer pour trouver un motel, mais il fait nuit noire, et après plus de vingt
kilomètres nous n’avons toujours rien trouvé, nous revenons donc près de l’aéroport où nous
avions repéré de grands hôtels, et nous louons une chambre à l’Adélaide International Airport
Motel. C’est de la folie, elle nous coûte 109 $, elle n’est même pas belle, tout près des pistes
et à l’étage, ce qui nous oblige à porter les bagages ! Pour trente dollars de moins nous étions
hier dans un cadre enchanteur !
Nous ressortons avec Christiane pour téléphoner à Denise, comme en Tasmanie par les
cabines Telstar, directement avec la carte France Telecom. Il est une heure de l’après-midi à
Toulon et il fait très chaud. Michel, Sophie et Valentin sont partis avec le camping-car dans
les Pyrénées. Aucune nouvelle de Frédéric. Mon Dieu, que nous sommes loin ! Nous sommes
de retour vers 21h 30, Florent continue de regarder la télévision, mais nous ne sommes pas au
164
mieux de notre forme car nous regrettons ce flash trop court sur la Tasmanie. Nous aurions dû
y consacrer deux ou trois jours de plus. Mais c’est toujours ainsi et nous nous octroyons le
droit de critiquer nos propres choix !
Une traversée du Nullarbor commence loin, puisque je situe son point de départ à
Adélaïde ! Sur les quatre jours qui nous séparent de Kalgoorlie, nous allons rouler trois
journées et demi pendant plus de deux mille trois cents kilomètres. Si traversée il y a c’est
bien d’Adélaïde qu’il faut situer son point de départ, même si pour les puristes la capitale de
l’Australie Méridionale n’a rien à voir avec les immensités vides, qui bordent la Grande Baie
Australienne. Malgré le prix payé , un des plus chers du voyage, nous avons passé une bien
mauvaise nuit dans ce motel italo-australien : la soufflerie de l’appareil de chauffage faisait
tellement de bruit que nous l’avons coupé, aussi ne fait-il pas très chaud lorsque nous nous
levons vers six heures. Heureusement le trinôme café-douches-thé remet les choses un peu en
place. Il est peut-être 8h lorsque nous quittons le motel avec armes et bagages, et avec la
ferme intention de ne pas y revenir.
En revanche, c’est avec un énorme plaisir que nous retrouvons Adélaïde, une ville qui nous
avait beaucoup plu il y a deux ans, et où nous nous étions jurés de revenir. Nous y resterons
cependant peu de temps cette fois-ci, réservant un séjour plus long pour le retour. Par la
Birdbridge road nous arrivons très vite et très facilement au centre ville, dans une circulation
convenable et malgré quelques hésitations à cause des angles droits du damier central. Nous
retrouvons tout de suite un paysage urbain connu, et sur North Terrace nous entrons dans un
grand parking à étages, au quatrième, pour 5 $. Nous sommes à deux pas du Rundle Mall et
de King William street. En quelques minutes à peine nous avons l’impression de nous
retrouver transportés deux ans en arrière. Il ne manque que Frédéric ! C’est le même temps
couvert humide et froid, les mêmes gens pressés et couverts… .comme en hiver. Nous nous
retrouvons dans le même centre d’achat, à manger des pies et boire du café, et nous avons
effectivement l’impression de voir Frédéric partout. Comment sommes-nous fabriqués ? Si
nous devions revenir un jour les deux, Christiane et moi, comment réagirons nous en face de
tous ces fantômes qui vont, partout, se heurter à nous, ceux de Frédéric bien sûr, mais surtout
ceux de Florent, compagnon de tous nos moments australiens et néo-zélandais, nous rappelant
sans cesse d’autres instants et nous précipitant dans la mélancolie ?
De 9h 30 à 11h nous allons arpenter le centre d’Adélaïde, refaisant les mêmes itinéraires,
visitant les mêmes arcades et les mêmes grands magasins. Rien n’a changé en deux années,
sous ce ciel bas c’est toujours le même paysage urbain, les maisons anciennes n’ont rien
perdu de leur charme, et quelques photographies que nous prenons, identiques à celles de 95,
sont là pour le prouver. Nous faisons quelques courses : des fioles pour remplacer la
parfumerie cassée dans les soutes de l’avion de Tasmanie, des lunettes de soleil. Nous nous
promettons de revenir une troisième fois, et d’essayer d’y rester plus longtemps, surtout
Florent qui n’a pas retrouvé la fameuse rue des « Time Zone » entrevue il y a deux ans. Nous
renonçons à manger en ville et retrouvons l’auto après cette brève promenade dans notre
histoire récente. Notre départ tourne au tragique car nous sommes un peu fâchés les uns
contre les autres d’avoir été incapables de nous mettre d’accord pour le repas. Pour rajouter à
ces difficultés internes, à cet instant précis, nous passons dans la fameuse rue des « Time
Zone », c’est Hindley Street, qui prolonge le Rundle Mall, Florent insiste pour que nous nous
arrêtions, scénario identique à celui de 95, mais nous ne trouvons pas de place de parc et
recherchons la direction du nord. Le Nullarbor est déjà dans nos têtes.
Notre grand voyage commence à cet instant, dans une brouille provisoire qui va nous tenir
quelques instants silencieux. Nous quittons Adélaïde par la route n° 1, celle qui fait le tour de
l’Australie. Nous retraversons l’immense banlieue commerciale qui nous avait tant frappés en
95, surtout son secteur consacré aux automobiles. C’est dans ce quartier que nous pouvons au
165
dernier moment nous engouffrer dans un magasin Coles pour acheter de la nourriture. A
Enfield nous quittons l’itinéraire emprunté à ce moment là, pour prendre la Port Wakefield
road, qui longe le golfe de Saint Vincent vers le nord-ouest. C’est une belle autoroute qui, par
Virginia et Windsor, rejoint Port Wakefield. Le paysage est beaucoup moins humanisé et la
rupture a même été brutale avec la banlieue, remplacée très vite par la verdure des prairies, les
troupeaux de vaches et de moutons, quelques fermes entourées d’arbres. Vers 13h nous
mangeons au bord du petit port de Port Wakefield, près d’un canal où nous observons des
pêcheurs qui arrivent avec leurs bateaux, et les tirent ensuite hors de l’eau avec leur voitures
4x4. Il fait désormais un temps magnifique, frais mais dégagé, et nous restons un long
moment au soleil.
La route n° 1 devient ensuite une route à une seule voie, elle traverse un paysage très
agricole. Depuis un pont nous pouvons dominer un long moment un immense élevage de
bovins, de type « feedlot ». Un temps anticyclonique magnifique s’est installé sur toute cette
campagne riche, et la circulation est très agréable. Vers 16h nous nous arrêtons près de la ville
industrielle de Port Pirie, dont on devine d’assez loin les hauts-fourneaux, qui traitent les
minerais de la région de Broken Hill. Un peu plus au nord, nous sommes sur les contreforts
occidentaux des Monts Remarkables qui prolongent les Flinders Ranges. Le paysage a
beaucoup changé, les arbres sont
moins présents et une sorte de
garrigue dense a pris la place de
l’élevage. C’est dans ce milieu
nouveau que nous nous arrêtons
pour visiter la réserve d’oiseaux de
Nalshaby, le long d’un grand
réservoir d’eau. Une petite marche
agréable coupe notre position assise,
mais si le spectacle est beau nous
n’entendrons, ni ne verrons, aucun
oiseau. Il reste alors quatre vingt
kilomètres pour atteindre Port
Augusta où nous sommes à 17h 30.
Le paysage des cinquante derniers kilomètres s’est encore beaucoup modifié : les élevages
de moutons sont nombreux mais on voit, ça et là, de grandes zones de petits buissons de
couleur verte et rouge, séparés les uns des autres par de longues traînées de sel. Au Port
Augusta East motel nous trouvons une chambre simple mais suffisante. Située au fond de
l’étroit golfe de Spencer, lui-même placé entre les deux péninsules Eyre et Yorke, la petite
ville de Port Augusta est, à bien des titres, un important carrefour. Elle est tout d’abord, plus
qu’Adélaïde, la porte d’entrée et de sortie de l’Outback, puis le point de convergence de
plusieurs grands itinéraires routiers : l’Eyre highway vers l’Australie Occidentale, la Stuart
highway vers le Centre et le Nord, la Princes highway vers le Sud, Adélaïde et Melbourne,
une radiale rejoint aussi la Barrier highway pour Broken Hill et Sydney. Là également se
croisent les deux grandes voies ferrées Perth-Sydney et Adélaïde-Alice Springs. La ville
semble agréable mais presque tout est fermé lorsque nous ressortons pour faire quelques
courses. Nous trouvons tout de même un « Coles » ouvert, puis faisons un long moment la
queue dans un magasin « take away » pour acheter des lasagne. Vers 19h 30 nous mangeons
au motel en regardant la télévision. Mais il n’est pas 20h lorsque nous nous couchons, avec
l’impression d’être arrivés à pied d’œ uvre, déjà gagnés par l’excitation des grands horizons
qui nous attendent.
166
Mardi 22 juillet 97. Christiane fête aujourd’hui son anniversaire dans une situation encore
exceptionnelle. Nous avons tous les trois en tête la fabuleuse journée d’Uluru et du monolithe
rouge il y a deux ans exactement. Il n’est pas innocent que cette journée soit également celle
d’un grand départ, car cet anniversaire a toujours été associé à quelque chose d’exceptionnel.
Bien sûr nous savons que les trois jours, que nous avons prévus pour parcourir cette grande
région désertique de l’extrémité sud de la plaine du Nullarbor, ne sont pas d’une grande
difficulté sur le plan de la circulation, malgré une relative solitude. Autant que dans l’espace il
s’agit pour nous d’un voyage dans le temps, et c’est l’histoire qui donne maintenant une
grande partie de sa dimension à ce parcours. John Eyre réalisa en cinq mois sa première
traversée, dramatique, car certains de ses compagnons trouvèrent la mort dans cette tentative.
Nous étions en 1841, il faudra attendre 1877 pour qu’une ligne électrique soit installée, 1896
pour qu’un homme la traverse pour la première fois en vélo, 1912 en voiture. Mais les
conditions étaient tellement difficiles qu’en 1950 quelques rares véhicules se lançaient dans
l’aventure chaque jour. En 1976 la piste fut goudronnée sur la totalité du parcours entre Perth
et Adélaïde, soit 2700 kilomètres. Tous les guides donnent des instructions et des consignes
de sécurité que nous allons suivre à la lettre, la principale étant d’être équipé d’une voiture
fiable et bien entretenue.
C’est donc la tête bien pleine que nous quittons Port Augusta. Nous avions mis le réveil à
6h 30, mais nous nous levons une demi heure avant, et nous nous préparons sans fébrilité,
avec un gros déjeuner. Après les douches nous avons le sentiment d’une excellente nuit. Nous
rendons la clé au métis d’aborigène qui s’occupe du camp et vers 7h 30, alors que le soleil se
lève, nous rejoignons la n° 1. Une dizaine de minutes plus tard nous arrivons sous le fameux
panneau, que nous avons déjà vu en photo : c’est celui de la bifurcation entre l’Eyre highway,
la 1, qui se dirige vers l’Australie
Occidentale et la Stuart highway,
la 87, qui indique la direction des
Territoires du Nord. C’est un
moment important, il est 7h 45, et
nous prenons la grande décision.
Dans combien de temps, et au
bout de combien de milliers de
kilomètres, serons nous de retour
en ce point, après avoir fait le tour
de la moitié de l’Australie ?
Vingt kilomètres plus loin,
nous croisons la Lincoln highway, qui se dirige vers Whyalla et le sud de l’Eyre Peninsula, et
vers 9h nous arrivons à Iron Knob, après un paysage constitué de collines et de forêts. Cette
mine de fer, qui fut la première d’Australie, continue son activité, en envoyant son minerai
par chemin de fer jusqu’à Whyalla. Nous sommes trop tôt pour la visite, qui commence une
heure plus tard, mais nous pouvons tout de même observer les installations : des pistes rouges,
un village de mineurs endormi et qui ne respire pas la richesse, de grande grues sur lesquelles
sont perchés des dizaines de gros perroquets blancs et rouges. Même si nous regrettons un peu
cette visite, nous savons que nous devons en principe visiter des mines plus grandioses, si
nous arrivons jusque dans les Pilbara. Nous reprenons donc l’Eyre highway, sur laquelle la
circulation est très faible. Même s’il y a un certain nombre de dénivellations, la route tourne
peu et nous roulons entre 100 et 110 Km/h assez souvent. Le paysage est uniquement
constitué d’élevages et de culture de blé. A plusieurs reprises nous voyons des émeus dans des
zones de forêts, formées surtout d’eucalyptus. A ces endroits sans présence humaine, nous
constatons que les cadavres de kangourous sont nombreux sur le bord de la route, mais nous
n’en voyons pas vivants.
167
A 10h nous sommes à Kimba, minuscule bourgade, fière de ses immenses silos à blé, et de
sa position sur une carte de géographie : elle est en effet située à mi-chemin entre Perth et
Sydney, un grand panneau « Kimba Half Way Across Australia », avec cartes et explications,
le rappelle, au milieu des cinq ou six maisons qui la composent. Peu de temps après une
longue zone forestière, largement dominée par des eucalyptus bruns, nous permet de
visualiser, côte à côte, les trois types de transport caractéristiques de l’Australie. La route tout
d’abord, ce long ruban d’asphalte gris, très bien tracé, vide le plus souvent, qui va devenir
notre compagnon, et pour lequel nous éprouverons pendant ces trois jours une réelle
sympathie, ce qui paraît, pour le moins, paradoxal. Une voie ferrée ensuite, qui permet
d’envoyer à Port Lincoln, au sud de l’Eyre Peninsula, le fer du gisement de Buckleboo. Un
pipe-line enfin, qui permet le transport de l’eau pour l’irrigation des terres à céréales.
De Kimba à Kyancutta c’est la culture du blé qui est presque exclusive sur une terre par
ailleurs bien vide d’hommes. Nous ne sommes pas très éloignés de midi lorsque nous nous
arrêtons sur un parking vers Wudinna. Quel magnifique endroit pour un modeste parking !
Nous mangeons sur une table en bois, sous d’immenses eucalyptus. Florent poursuit un petit
oiseau rouge avec la caméra, une voiture passe, puis deux camions. Le bruit de leur moteur et
de leurs pneus sur la route s’éloigne très vite, et c’est le retour à un grand calme. Vers midi
trente nous repartons, seuls sur la route. Deux cents kilomètres nous séparent de Ceduna, nous
mettrons exactement deux heures pour les faire, prenant une allure de croisière qui sera
souvent la nôtre pendant toute cette traversée. Minnipa, Poochera, Wirrulla ne sont pour nous
que des lieux-dits, installés à des croisements de route. Si l’agriculture reste encore
importante, avec quelques formes d’irrigation qui nous rappellent les Etats-Unis, nous avons
l’occasion de passer dans des zones où les arbres sont très beaux, formant des voûtes
successives aux formes variées. Nous allons peu à peu nous habituer à ce spectacle d’une
route qui s’intègre à toutes les formes végétales traversées : débarrassé du souci de la
conduite, facile puisque nous croisons rarement d’autres véhicules et nous n’en doublons
jamais, tout le monde roulant à peu près à la même allure, nous avons le temps d’intégrer dans
notre mémoire les horizons qui se dessinent de part et d’autre de la route.
La petite ville de Ceduna, avec ses trois mille habitants, est considérée comme la dernière
agglomération avant Norseman en Australie Occidentale, mille deux cents kilomètres à
l’ouest. Elle est aussi la dernière ville d’où part une autre route, la Flinders highway qui se
dirige vers le sud-est en direction de Port Lincoln. Au-delà, et jusqu’à Norseman, c’est le
règne unique de l’Eyre highway. Lorsque nous y arrivons nous avons déjà parcouru depuis ce
matin quatre cent quarante kilomètres. C’est le moment de faire le plein d’une essence déjà
plus chère, et d’aller se dégourdir les jambes au bord de la mer, sur un grand quai en bois,
autour duquel nagent de nombreux poissons. Les gens du Tourist Info sont formidables, ils
tiennent bien sûr à nous vanter les charmes de cette
ville, mais ils comprennent aussi très bien notre
besoin de continuer à rouler quelques heures. Ce sont
eux qui vont nous indiquer comment fonctionnent les
roadhouses sur l’Eyre highway, et qui nous réservent
une chambre pour ce soir dans l’une d’entre elles.
Après quelques achats, dont un œ uf d’émeu pour
Florent, il nous faudra deux heures pour faire les
cent soixante kilomètres qui nous séparent de la
Nundroo roadhouse. Nous constatons que l’activité
humaine est de plus en plus réduite, ainsi Penong et
Bookabie ne comportent que quelques maisons. La
présence d’un chemin de fer jusqu’à Penong montre
cependant que l’agriculture de cet extrême ouest de
168
l’Australie Méridionale reste encore assez importante, même si nous ne voyons jamais de
fermes.
A 16h 20, et après plus de six cent trente kilomètres, nous arrivons à la roadhouse de
Nundroo. On prend possession de notre chambre n° 18, assez ordinaire pour 78 $, prix
excessif qui s’explique peut-être par l’éloignement. Nous constaterons aussi que compte tenu
de la basse saison il est inutile de réserver ( à vingt heures il n’y aura que quatre personnes ).
Cela nous donne plus de liberté de mouvement. Entre 17 et 18 heures nous partons nous
promener à pied sur la route, et pendant tout ce temps il ne passera qu’une voiture et un road
train. Promenade splendide sous un beau soleil rouge qui frôle l’horizon : nous sommes seuls,
un « moulin à eau » s’agite non loin et nous allons observer son fonctionnement, tout est si
calme que Florent s’endort presque, couché en travers de l’Eyre highway ! Dès que le soleil se
couche l’air devient brusquement très frais. Pendant notre retour nous avons tout loisir
d’observer la roadhouse : le bâtiment le plus important est un grand garage pour les
réparations, il est à côté de la station service. Contre cette dernière se trouvent un bar et un
restaurant, et derrière celui-ci une série de bâtiments formant le motel, et le camping. Depuis
ce bout du monde nous allons téléphoner à Toulon, et Denise nous annonce que le petit
Valentin est devenu un homme aujourd’hui, car elle vient d’apprendre qu’il a marché seul
pour la première fois. Nous fêtons l’anniversaire de Christiane en nous offrant un bon repas :
viande, légumes, pommes de terre et Riesling australien. C’est dans un silence impressionnant
que nous regagnons notre chambre. A 7h 30 nous sommes couchés après avoir regardé
quelques instants la télévision. Une demi heure plus tard Florent dort. Des lectures sur le
Nullarbor prolongent quelques instants notre veille.
Une fois de plus je précède le réveil. L’exaltante promenade d’hier au soir surgit dans mon
esprit, alors que tout le monde dort et que la nuit règne encore pour un bon moment à
l’extérieur. Pendant cette heure de promenade, à quelques centaines de mètres de la
roadhouse, il n’y avait rien, aucun bruit sous ce soleil rasant d’hiver. Il y avait quelque chose
de la solitude froide éprouvée au cœ ur de l’Islande. Un des premiers livres d’Upfield me
revient aussi en mémoire, il se passait dans le Nullarbor et sa mer de chénopodes, et tout avait
lieu au ras du sol, dans une platitude absolue. C’est tout cela qui me réveille, un peu en vrac
dans mon esprit. Nous nous levons à 6h 20, dehors il fait nuit et froid, mais la journée sera
belle. Il nous faut une heure et demi pour être totalement prêts. Nous chargeons l’auto au
moment où le soleil commence à poindre. Nos voisins, peu bavards, grattent comme nous le
givre des glaces en utilisant leur bouilloire. Les premiers rayons du soleil donnent aux
eucalyptus une teinte rouge.
A 7h 45 nous prenons le départ sur cette route où nous nous promenions hier au soir.
Quelques centaine de mètres à peine, et c’est le retour complet à la nature. L’homme n’existe
plus, il est relégué ponctuellement à ces roadhouses qui s’échelonnent tous les deux cents
kilomètres environ, et entre chacune d’entre elles l’espace australien triomphe. L’Eyre
highway s’intègre complètement à ces nouvelles donnes, nous allons la photographier
souvent, long ruban rectiligne qui met en valeur tout ce qui l’entoure. Un panneau nous
rappelle vite cette prééminence de la nature, il nous demande de faire attention, pendant
quatre vingt douze kilomètres, aux kangourous, aux chameaux et aux wombats. Nous avons
remarqué d’ailleurs, depuis notre départ, que de nombreux animaux morts reposent sur le bord
de la route. Le panneau n’est donc pas innocent. Nous roulons ainsi jusqu’à la Yalata
roadhouse, sous un ciel splendide, et à travers une végétation qui pour l’instant n’évoque en
rien le Nullarbor que nous attendons : ce sont de magnifiques eucalyptus de toutes tailles,
certains parfois assez hauts. Ils ont souvent tendance à cacher le reste du paysage, et lorsque
nous nous arrêtons, nous pouvons constater qu’ils forment une haie assez dense de part et
d’autre de la route, et qu’au-delà les grands arbres disparaissent, ou sont beaucoup plus
169
espacés, sur une mer de buissons. A la roadhouse nous nous achetons quelques bricoles, en
particulier des cartes sur les aborigènes de la communauté Yalata, nous sommes en effet ici
dans un territoire qui leur appartient, et la roadhouse, plus élémentaire, est gérée par eux.
Quelques aborigènes sont là, sales et peu à leur aise. Hier soir nous avons fait le même constat
à Nundroo. C’est d’ailleurs là que nous achetons un permis, qui nous permettra plus loin
d’aller voir les baleines. Lorsque nous le dirons plus tard à certains australiens, nous aurons
toujours la même remarque, à savoir qu’il ne faut pas payer ces droits, que l’Australie est à
tout le monde, et qu’eux-mêmes ne le feraient jamais. Nous vivons ici un débat qui semble
traverser la population australienne, qui n’accepte pas certains droits octroyés aux aborigènes.
A 9h 30 le paysage
change brusquement, les
arbres
disparaissent
complètement et la platitude
devient totale. Nous sommes
entrés dans la plaine du
Nullarbor. Un panneau nous
annonce d’ailleurs celle-ci,
avec comme commentaire
« eastern end of treeless
plain ».
Nous
nous
immortalisons
sous
ce
panneau, et nous restons un
long moment au milieu de la
route, debouts, essayant de
trouver la moindre faille dans l’horizontalité générale. C’est impressionnant, les lignes droites
semblent converger vers un point de fuite sur l’horizon qui est « l’extrémité » de la route, et
tout autour de nous c’est un océan de buissons bas, les chénopodes, dont rien ne vient
perturber l’ordonnancement.
Nous roulons plus d’une heure à travers ce paysage déconcertant, jusqu’à une petite route
de terre qui mène jusqu’à Head of Bight, sept kilomètres plus loin. C’est une station
d’observation des baleines de la réserve Yalata, et dans un petit « visitor center » nous
discutons avec une jeune et jolie métisse d’aborigène, qui
nous donne quelques explications. De 10h à 11h 45 nous
allons vivre un grand moment. Si la falaise de « head of
bight » n’est pas aussi belle que celles que nous verrons
plus loin – il y a beaucoup d’éboulements – le spectacle se
situe sur les eaux. Dans cette grande baie calme, où les
nuances de teintes vont du bleu pâle au bleu foncé, nous
allons observer une bonne vingtaine de baleines de
l’espèce des Southern Right Whale, réparties sur la totalité
de l’espace, du plus près, à quelques mètres de nous, au
plus lointain. Elles sont toujours en couple mère-petit, car
cette baie tranquille est avant tout un lieu de naissance, où
les nouveaux-nés apprennent les premiers gestes de survie
et la vie collective. Depuis trois « lock out » nous observons, photographions, filmons ces
animaux gigantesques ( les plus grands peuvent mesurer dix huit mètres et peser quatre vingt
dix tonnes ). C’est à la fois loin et proche, magnifique et émouvant, car ces énormes cétacés si
placides ne semblent rien craindre des petits hommes que nous sommes, si proches d’eux
pourtant. C’est un des plus beaux spectacles naturels de notre vie en l’un des rares points du
monde où elles viennent si près de la côte. Nous regrettons vraiment de ne pas avoir été là
170
hier, pour que l’anniversaire de Christiane soit plus marquant encore. Nous sommes de plus
dans des conditions d’observation idéales car un vent froid, qui souffle du sud, permet un ciel
très dégagé.
Nous retournons par la piste à l’Eyre highway, et une vingtaine de kilomètres plus loin
nous nous arrêtons à la Nullarbor roadhouse. Nous sommes les seuls clients et y mangeons
des soupes et des sandwichs au chili. Dehors deux gros road trains impressionnants sont garés
à côté de notre auto, qui parait minuscule. Il y a aussi un couple de personnes âgées qui pique
niquent à côté de leur voiture, ils sont très contents de lier conversation avec nous. Elle est
d’Adélaïde et lui de Perth, et c’est la dix neuvième fois dans leur vie qu’ils traversent le
Nullarbor. Ils nous donnent des
renseignements intéressants sur les
« lock out » qui suivent, et ne
semblent pas fortunés : ils dorment
dans leur petite voiture, et ont tout
prévu pour la nourriture, car ils
trouvent les prix de roadhouses trop
élevés. Il est 12h 30 lorsque nous
repartons, une fois de plus un
panneau « next 96 km » nous
prévient de nous méfier des trois
types d’animaux que nous avons
mentionnés ce matin.
A treize heures nous faisons le premier de nos six arrêts le long de la célèbre falaise qui
borde la grande baie australienne. La route borde en effet au plus près le littoral, et chaque
point d’observation est destiné à donner le meilleur angle de vue sur ces immenses falaises,
qui se poursuivent pendant des centaines de kilomètres, rendant cette côte complètement
inaccessible. C’est dantesque : le vent, la solitude, la platitude, les strates géologiques de
couleurs différentes de cette énorme plaine calcaire – la seule d’Australie – qui vient se
terminer cent vingt mètres au-dessus de l’océan, que les Australiens appellent le « Southern
Ocean », mais qui est déjà pour nous l’Antarctique. De grands panneaux préviennent les
visiteurs du danger qu’ils courent, surtout par temps de vent fort comme aujourd’hui. Une
chute serait en effet une mort certaine car rien ne permet d’accéder au rivage, et la verticalité
est totale. Quel spectacle offre cette mer de chénopodes verts sur une terre rouge, qui se
découpe sur un océan bleu ! Jamais sans doute nous n’avons été aussi seuls, sans d’autres
bruits que ceux de la nature : le vent, l’écrasement lointain des lourdes vagues au pied des
falaises, de rares oiseaux qui sautent de buisson en buisson. Toute cette visite, qui consiste à
aller d’un « lock out » à un autre, nous demande deux heures. Nous sommes à chaque fois
éblouis par cet océan sans limites, où nous ne voyons plus de baleines, qui vient saper avec
171
violence le bas de cette falaise immense, provoquant un grand sentiment de vertige. A un
moment un petit avion passe non loin de nous, dans un vol parallèle à la côte. Ce que voient
ses occupants doit être fabuleux. Le dernier point d’observation est à une dizaine de
kilomètres de la frontière entre les deux Australie, la
méridionale et l’occidentale, nous avons sous les
yeux un paysage nouveau, des milliers de dunes de
sable blanc, sur lesquelles viennent mourir les
derniers buissons, et qui se prolongent par de
grandes plages vides. C’est un moment de
méditation intense pour nous trois, assis au bord de
cette immensité, incapables de prendre la décision
du départ.
Border Village, c’est deux maisons et une
douanière peu agréable ! Après tant de solitude cela
nous semble complètement incongru cette visite
sanitaire du véhicule. Comme si l’Australie
Occidentale était une île, elle se protège contre tout
risque de transmission de certains parasites ou de
maladies. La douanière nous confisque du miel, des
fleurs séchées, des boules d’eucalyptus ! Quel
curieux métier tout de même dans cette grande
solitude. Une fois franchie la frontière WA-SA, nous quittons aussi la région du parc national
de Nullarbor, qui est bordé, deux cents kilomètres plus au nord, par la voie ferrée de l’IndianPacific, et nous arrivons très vite à Eucla, où se trouve un ancien relais télégraphique. Il est
alors 16h à notre heure d’Adélaïde que nous actualisons alors à l’heure de l’ouest, il n’est
donc plus pour nous que 14h 30. Un panneau nous indique que nous sommes à mille
kilomètres de Perth et à mille trois cents d’Adélaïde. Darwin est à deux mille sept cents, le
pôle sud à six mille six cents, Paris à dix sept mille deux cents. Une longue falaise morte
longe en contrebas une mer de dunes. Nous rejoignons cette dernière et y marchons un
moment à la recherche de l’ancienne maison de pierre du télégraphe, mais les dunes ont
tellement progressé qu’il n’en reste plus qu’une cheminée dépassant du sable de deux mètres.
Pour la première fois de la journée une autre voiture nous rejoint avec deux passagers pour
visiter le site.
Puis c’est le départ dans un paysage qui change progressivement, des arbustes très isolés
s’ajoutent aux chénopodes, puis des arbres apparaissent le long de la route. Nous venons de
quitter la véritable plaine sans arbres du Nullarbor, que nous aurons suivie pendant plus de
trois cents kilomètres. Il est certain que plus au nord, le long de la grande voie ferrée, et en se
rapprochant du Grand Désert Victoria, cette plaine sans arbres doit être encore plus
développée, et mériter davantage son nom latin. A Mundrabila la roadhouse est immense,
mais nous n’avons pas à nous y arrêter longtemps, car nous voulons encore avancer, en
profitant de ce répit inattendu octroyé par ce temps que nous avons gagné sur l’après-midi.
Nous pensons aller jusqu’à la roadhouse de Madura, à cent vingt kilomètres, ou, si nous avons
assez de temps, à celle de Cocklebiddy, cent kilomètres plus à l’ouest. Mais c’est sans
compter sur quelques impondérables. Très vite nous remarquons que les animaux sont de plus
en plus nombreux, des kangourous souvent en bandes, des aigles énormes et des corbeaux qui
se nourrissent des corps des kangourous tués par les automobiles. Les aigles royaux nous
frappent surtout par leur agressivité, ils sont souvent par bandes de deux ou trois, et ce n’est
vraiment qu’au tout dernier moment qu’ils daignent s’envoler, lorsque nous passons. Certains
ne bougent même pas, à quelques mètres de nous, et nous regardent avec provocation.
Heureusement que nous ne sommes pas à pied ! Comment doit faire ce cycliste anglais, avec
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qui nous avons discuté ce matin à la roadhouse, et qui effectue en un mois les quatre mille
kilomètres qui séparent Sydney de Perth ?
Il est 16h 36, heure de la caméra, Christiane est en train de filmer le paysage lorsque
plusieurs masses hétéroclites et inattendues se dessinent au fond, sur la route. Nous mettons
quelques secondes pour réaliser qu’il s’agit d’un épouvantable accident de la route, le seul que
nous verrons de tout notre voyage. La caméra enregistre d’ailleurs quelques images et notre
réaction. Le spectacle est terrible : deux énormes road trains, tirant chacun deux remorques, se
sont heurtés de face quelques heures auparavant. Celui qui venait de l’est transportait des
cartons de vêtements, son homologue qui venait de l’ouest était chargé, lui, de carcasses de
moutons. Sous le choc, qui a dû être énorme, camions et remorques ont littéralement explosé,
et nous avons l’impression que des bombes sont responsables de ce carnage : partout traînent
des morceaux de ferrailles, des corps déchiquetés de moutons, des caisses éventrées d’habits.
Quelques policiers ont mis en place une déviation d’une centaine de mètres hors de la route.
Une pelleteuse est en train d’enfouir des restes de moutons. Qu’en est-il des chauffeurs ?
Compte tenu de ce que nous voyons, l’un d’entre eux s’est sans doute endormi et l’autre n’a
pu l’éviter. Jusqu’à présent nous avions toujours regardé ces énormes trains routiers comme
un moyen de transport original, nous ne porterons plus désormais le même regard sur eux,
surtout lorsque nous apprendrons plus tard les horaires démentiels, l’absence de lois, le
recours systématique aux amphétamines, l’exploitation abusive des hommes et du matériel au
nom de la rentabilité.
Dans les kilomètres qui suivent nous
sommes refroidis, surtout que la vision
devient mauvaise en raison de l’heure, nous
devinons partout de gros kangourous gris,
que nous imaginons tout prêts de se lancer
sur la route. La caméra témoigne, dans cette
sorte de pénombre, des dangers que nous
courrons, et Christiane en filme plusieurs,
énormes, sur le bas-côté. L’accident aidant,
ma vitesse est tombée de 110 à 70 km/h, et
je roule maintenant à l’australienne, tous
feux éteints au milieu de la chaussée, tous
les sens en éveil, car les kangourous sont
avant tout attirés par les lanternes des
voitures. C’est de nuit, et dans ces conditions, que nous arrivons à la roadhouse de Madura.
Les prix ont encore grimpé. Ce sera 97 $ pour cette nuit. Même si la chambre est superbe cela
donne un coup sérieux à notre portefeuille. Comme nous constatons aussi qu’il en est de
même pour l’essence, nous faisons le sacrifice du pélican : seul Florent aura droit ce soir à un
repas style « bush cooking ». Christiane et moi, nous nous contenterons de pâtes lyophilisées,
entre autre, qui est une grande mode dans les supermarchés que nous avons fréquentés jusqu’à
présent, il y en a pour tous les goûts, de toutes formes et de toutes couleurs.
C’est une fois dans notre chambre que nous constatons que ce motel est un… . Best
Western, une chaîne que nous avons toujours réussi à éviter dans nos voyages américains à
cause de ses prix élevés. Il faut l’avoir fait : coucher dans un Best Western au milieu de la
solitude du Nullarbor, voilà qui justifie le régime des pâtes simples. La télévision ne nous
apprend pas beaucoup de choses originales. On serait presque à regretter le feuilleton tragicomique des essais nucléaires français en 95, et peut-être comprenons-nous pourquoi les
médias australiens lui donnaient autant de place. Il n’est pas encore huit heures lorsque nous
sommes au lit. Nous avons roulé moins qu’hier, mais les cinq cent cinquante kilomètres que
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nous avons parcourus se sont révélés bien plus riches en émotions, paysages et découvertes de
choses nouvelles.
A six heures moins le quart Florent donne le coup d’envoi en allant se doucher. Il nous
surprend beaucoup en raison de l’heure matinale, mais nous sommes comme lui assez
impatients de continuer notre route et découvrir encore et toujours. Parfois notre appétit dans
ce domaine nous étonne, sorte de fuite en avant peut-être ou désir d’universalité ? Nous
prenons tout de même notre temps pour profiter des belles installations de ce motel. Nous
chargeons notre voiture en même temps que nos voisins, deux dames et un enfant. Départ de
nuit, il est 7h 10, c’est la première fois que nous partons si tôt. Nous passons un petit col par
la falaise morte qui domine Madura, hameau de trois ou quatre maisons, minuscule tout en
contrebas dans la grande plaine. Nous ressentons de magnifiques impressions, lorsque derrière
nous le soleil se lève lentement, éclairant l’intérieur de l’auto. Devant nous la route est belle,
rose des premiers rayons, parsemée de kangourous victimes de la nuit, vide d’arbres de
nouveau de part et d’autre. Vers Cockelbiddy nous ne nous lassons pas de photographier
encore cette nouvelle platitude, ce ruban sans fin qui dégage une grande beauté. Ce sont
surtout des émeus que nous apercevons ce matin, mais aussi des corbeaux et des aigles
gigantesques. En revanche les kangourous sont beaucoup plus discrets, isolés le plus souvent
loin de la route. Lorsque nous repensons aux cohortes d’hier soir, la tentation de lever le pied
de l’accélérateur est forte, mais les grands animaux, qui nous regardaient passer dans la
pénombre, ne sont plus là.
Après plus de cent cinquante kilomètres presque seuls sur la route la Calguna roadhouse
nous accueille dans un paysage désertique. Il est un peu plus de 8h 30 et nous dégustons trois
soupes aux champignons dans l’unique bâtiment qui la compose. C’est juste après que nous
entrons sur la plus longue ligne droite d’Australie, et peut-être du monde, 146,6 kilomètres,
soit 90 miles, annoncée par un grand panneau, et sur laquelle la vitesse est limitée à 110 km/h.
Nous y croisons plusieurs road trains, ce qui nous remet en mémoire les dures images d’hier
soir. Le temps commence à se couvrir, et un grand nuage s’installe après avoir longuement
barré l’horizon. A Belladonia, où la longue ligne droite se termine, nous pique niquons de
sandwichs et de café sur une table extérieure de la roadhouse, à côté de nos voisines de cette
nuit. La plus âgée est prof à Perth, et nous discutons un long moment avec elles. Elles ont été
épouvantées par l’accident
d’hier et n’ont pas de mots
assez durs sur les road
trains et leurs chauffeurs,
qui sont paraît-il très
redoutés
par
les
automobilistes sur les
grands itinéraires.
Après cet arrêt le
paysage reste toujours
aussi vide sur le plan
humain, même s’il a tendance à se replumer un peu plus sur celui de la végétation. Des
eucalyptus en bouquet apparaissent, trois ou quatre à chaque fois, avec des troncs grêles et des
feuilles réparties horizontalement dans la partie supérieure. Les buissons sont devenus plus
volumineux, sur une sorte d’herbe sèche. Le tout évoque les paysages de savane arborée du
Kenya ou de l’Afrique du Sud. Malgré cette humanisation inexistante nous avons nettement
l’impression que la traversée du Nullarbor est derrière nous. Un signe peut-être ne trompe
pas : les piles solaires des relais télégraphiques sont plus nombreuses. La voiture, dont nous
ne parlons jamais, continue à rouler admirablement bien, la souplesse de son moteur est
174
remarquable et nous lui faisons une confiance totale. Comme le confort est aussi de qualité,
nous ne pouvons que nous louer du choix qui a été le nôtre lorsque nous avons choisi la
catégorie.
La pluie commence à partir de Frazer Range, mais le paysage ne se modifie plus. Lorsque
nous entrons à Norseman, il est 13h 30. Nous avons roulé plus de mille deux cents kilomètres
depuis notre dernière bourgade de Ceduna, et exactement deux journées. Cette distance, c’est
celle qui va de Perpignan à Amsterdam, nous n’avons vu en la parcourant que quelques
roadhouses et de rares voitures ou camions. Nous aurons sans doute de la peine à retrouver
autant de vide, sur une aussi longue distance, même si l’itinéraire qui est le nôtre cette année
s’y prête. Cette traversée ne peut rester dans notre souvenir que comme quelque chose
d’exceptionnel, où jamais nous n’aurons été aussi seuls avec nous-mêmes, où l’on ne croise
que quelques véhicules par heure, où un ciel et une mer immenses sont les seules limites de la
grande platitude du Nullarbor.
175
LE PAYS DE L’OR
Il pleut sur Norseman. Après trois journées dominées par des flux de sud, apportant un
vent sec et froid et un ciel dégagé, nous retrouvons un temps perturbé. A la même saison, il y
a deux ans, nous avions connu des conditions identiques dans ces pays de la côte ouest. Ces
trois jours de solitude et de grands espaces vides nous obligent à retrouver nos marques de
citadins. Nous entrons au Tourist Info et pendant un long moment nous consultons des
dépliants et accumulons des informations sur la région de la Gold Country. Nous aurions
même pu nous y faire délivrer une attestation de traversée de la Nullarbor Plain ! C’est bien
démontrer que nous avons changé de pays, car même si nous avons déjà parcouru plus de sept
cents kilomètres en Australie Occidentale, l’unité de paysage tout au long de l’Eyre highway
fait que cette coupure entre deux Etats nous paraît bien artificielle. Ici en revanche les choses
sont différentes. Même si la pluie nous empêche une visite plus approfondie de Norseman,
nous remarquons tout de suite d’anciennes mines d’or, d’autres sont encore en activité, et une
partie de la petite ville est constituée de maisons de mineurs, construites en bois, et qui ne
respirent pas la richesse. Il y a aussi une ancienne école des mines transformée en musée.
Nous sommes donc assez brutalement arrivés dans cette « Gold Country », où nous avions
rêvé de venir il y a deux ans depuis Perth, et dont nous n’avions été séparés que par une piste
de quelques centaines de kilomètres depuis Wave Rock. C’est dans le dernier quart du XIX°
siècle que des gisements d’or furent découverts dans cette vaste région, et qu’une véritable
« ruée vers l’or » permit, par l’afflux de population qu’elle créa, de fonder l’Etat d’Australie
Occidentale. Ce dernier prit ainsi naissance autour d’une véritable culture minière qui devait
perdurer et faire de lui de nos jours le principal fournisseur de minerais divers de toute la
fédération. Pour ce qui est de la « Gold Country » l’essor de ses villes minières atteignit son
apogée au début du siècle, mais dans des conditions de survie difficiles en raison du manque
d’eau. Cette immense région, qui fait transition entre la plaine du Nullarbor et le Grand Désert
Victoria à l’est, et les riches terres à blé et à moutons qui mènent jusqu’au littoral de l’océan
Indien à l’ouest, est en effet caractérisée par sa faible pluviométrie – même si nous y sommes
accueillis par la pluie – et par la présence de nombreux lacs salés. Seule l’arrivée d’eau douce
par pipe line compense cette météorologie défavorable. Même si l’activité d’extraction de l’or
s’est maintenue dans certaines mines, le relais a été pris par d’autres minerais, mais beaucoup
de petites bourgades ne sont plus que des villes fantômes.
C’est donc sous la pluie que nous prenons la direction du nord, où nous avons téléphoné
pour réserver une chambre de motel à Coolgardie. La route 94 longe un paysage curieux, peu
humanisé, constitué de portions de forêts claires et de grands lacs, recouverts en grande partie
de croûtes de sel brunâtres : ainsi le lac Cowan, que nous longeons un long moment, puis plus
au nord l’immense lac Lefroy. Nous avons commis l’erreur de ne pas faire le plein à
Norseman, et nous sommes inquiets devant la baisse rapide de la jauge. C’est la première fois
que nous nous laissons prendre en défaut par manque de vigilance. Au nord du lieu-dit de
Wiggiemooltha, la route 94 se scinde en deux, la vieille route se dirigeant vers Kalgoorlie. A
cet embranchement nous trouvons de l’essence dans une station-pub, installée près du
croisement, dans un véritable lac de boue latéritique. Personne ne se manifestant aux pompes
après quelques minutes d’attente, je choisis de traverser ce no man’s land rouge et collant
pour aller aux renseignements. Une fois la porte de l’édifice poussée j’ai la grande surprise
d’être accueilli par trois filles jeunes, très provoquantes, en bas résilles et jupes ultra courtes,
ce qui annonce assez bien le milieu mythique des chercheurs d’or esseulés, mais étonne
beaucoup le voyageur, qui a derrière lui plus de six cents kilomètres de désert ! Je pense
cependant que ma tenue et mon « look » sont sans ambiguïté, ce qui est loin d’être le cas de
celle de la grande jeune femme avec laquelle je ressors, à la surprise de Florent et de
Christiane. Elle a rajouté à sa tenue « d’intérieur » de longue bottes noires à talons hauts, dont
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le pied est couvert de boue rouge. Même si l’essentiel était pour nous le plein d’essence, cette
rencontre surprenante, et pas désagréable du tout, nous montre bien que nous sommes
désormais très loin des solitudes du Nullarbor.
Depuis Norseman nous nous posons également des questions sur le choix de Coolgardie
pour passer la nuit. D’après tous les dépliants et les guides il nous semble préférable d’aller
plutôt à Kalgoorlie, qui paraît plus active. Nous prenons donc la vieille route par Kambalda,
qui mène directement à cette ville. Le paysage est plus sec, c’est un bush pelé qui s’offre à
nos yeux, où le sol caillouteux apparaît par grandes plaques au milieu de rares buissons et
d’eucalyptus filiformes et isolés. A plusieurs reprises des panneaux indiquent la direction de
mines d’or. Puis la route tourne beaucoup, nous suivons un long moment un camion qu’il
nous est impossible de doubler. Nous pouvons nous en réjouir, car avec le jour qui commence
à décroître de nombreux kangourous, dont quelques uns très grands de couleur rousse,
stationnent le long de la route. Même si cela nous retarde, je profite un peu de la position
d’abri que me procure ainsi le camion, sans trop réfléchir aux dangers que ces animaux
représentent pour nous.
A 16h 45 nous arrivons à Boulder, ville jumelle de Kalgoorlie. Nous entrons ensuite dans
cette dernière ville et empruntons Hannan street, la grande artère centrale, avec l’impression
immédiate de nous retrouver dans l’histoire des chercheurs d’or et de reculer de cent ans. Il
commence à faire sombre mais la beauté
et surtout l’étrangeté de tous ces
bâtiments créent en nous un véritable
choc. Nous nous attendions à une ville
originale, mais notre propre imagination
est dépassée, et nous réalisons que la
visite de cette ville sera quelque chose
d’exceptionnel. Dans ce type de situation
il est difficile alors de passer une nuit
dans une chambre banale de motel. Nous
ressentons tous le besoin d’aller vers
quelque chose de plus authentiquement
du lieu. Sur nos dépliants Christiane a repéré l’Exchange Hotel, qui est situé au croisement
d’Hannan street et de Maritana street, en plein centre. Compte tenu de la largeur des rues et du
plan en damier nous le trouvons facilement. C’est splendide vu de l’extérieur et c’est
exactement ce qu’il nous faut pour nous replonger dans l’histoire de cette ville : un grand
bâtiment à un étage, le rez-de-chaussée est occupé par un immense bar avec orchestre, un
177
restaurant et quelques salles de jeux, l’étage est réservé aux chambres qui donnent sur un
balcon couvert, dans le plus pur style des anciens hôtels australiens. Il a été construit en 1900,
vers la fin de la grande période d’expansion de la ville, et nous y trouvons une chambre pour
75 $, avec en prime une place de parc à côté d’une étonnante entrée, où se mêlent briques,
faux vitraux, stucs aux couleurs jaunes et vertes choquantes pour l’œ il.
Après avoir monté les valises, nous nous habillons chaudement et malgré la pluie et le
froid nous partons respirer l’air de cette ville d’un autre temps, sous ses arcades de bois. C’est
très joli et vraiment différent de tout ce que nous avons vu jusqu’ici en Australie. Non loin de
la tour de l’hôtel de ville une série de téléphones nous permet d’appeler facilement en France,
car c’est bientôt l’anniversaire de Valentin. Nous trouvons aussi un KMart où nous restons
une heure, en mangeant dans un fastfood, qui ne nous laissera pas un souvenir émouvant. Il
nous permet cependant de constater que la clientèle est bien différente : à côté de nous une
famille entière mange aussi, les quatre enfants, blonds aux yeux bleus, sont sales, sans
chaussures, aussi grossiers que leurs parents. Parmi les gens qui sont dans le magasin
beaucoup semblent pauvres, même malpropres. Il y a quelque chose d’inachevé ici, des
personnes à l’état brut, aux antipodes du raffinement d’Adélaïde. Une fois dehors Florent
trouve une petite salle où il peut jouer sur des ordinateurs, moyennant quelques dollars. Nous
le laissons et après avoir filmé un moment les rues éclairées, nous rentrons à l’hôtel,
frigorifiés et fatigués, car nous avons l’impression de n’avoir fait que de la route aujourd’hui,
sept cent vingt sept kilomètres exactement.
Vers 19h 30 je retourne chercher Florent et nous rentrons tranquillement. L’atmosphère de
l’hôtel a changé, c’est plus chaud, et la soirée se prépare. Plusieurs grands panneaux à
l’extérieur, avec des dessins très suggestifs, annoncent que de nouvelles filles sont arrivées
pour animer les soirées, et nous constatons, en passant à côté de la grande salle, qu’elle est
remplie d’hommes, jeunes pour la plupart, mais également de femmes. Le bâtiment résonne
de musique, de rires, et la bière doit couler à flot. Nous sommes hors du temps, au milieu de la
virilité des ouvriers mineurs de ces sociétés qui recherchent de l’or, et des serveuses aux seins
nus, institution très australienne autorisée par des lois bien restrictives par ailleurs autrefois,
que bien sûr nous n’allons pas montrer à Florent, le pauvre, il est si petit… .Sagement installés
dans notre chambre les bruits nous parviennent étouffés, mais ils arrivent tout de même
jusqu’à nous, et nous rappellent qu’à cent ans de distance les mêmes échos devaient se faire
entendre entre ces murs, plus prudes peut-être mais ce n’est pas certain, dans une atmosphère
de « western », permanence du temps et des plaisirs humains. Les yeux fermés, la route
solitaire du Nullarbor est encore dans ma tête en cherchant le sommeil, depuis la longue ligne
droite de Caiguna en passant par les virages humides qui précédaient l’entrée dans l’antique
Kalgoorlie. J’ai l’impression que des milliers d’eucalyptus défilent sans interruption, qu’ils ne
prendront jamais fin jusqu’au moment de notre retour, lent balbutiement de la recherche du
sommeil.
La nuit a été passablement agitée dans cet hôtel de bois presque centenaire. Jusqu’à minuit
peut-être nous avons été bercés par des chants « country » et la musique de l’orchestre, les
rires tonitruants de certains hommes et plus doux de quelques femmes. Ce qui nous a frappé
c’est que l’arrêt des festivités a été assez brutal, et un calme étrange s’est installé dans la
vieille demeure. Nous réaliserons plus tard que c’était sans doute l’hôtel-bar le plus agité de
toute la ville, le seul à avoir en tous cas les panneaux publicitaires les plus suggestifs, vantant
les mérites des filles de la bande à « Michelle », arrivée à Kalgoorlie le 21 de ce mois. Nous
aurons souvent le souvenir de cette nuit, regrettant parfois d’avoir négligé un spectacle qui
devait être sociologiquement très intéressant, pour se cantonner uniquement dans cet aspect
des choses. Un grand calme règne lorsque nous nous levons vers 6h. Deux heures plus tard
nous sommes prêts, et nous descendons toutes nos affaires par le grand escalier de bois, et
178
installons tout dans l’auto, qui a passé la nuit en face de l’entrée. Puis nous partons à pied
dans un petit matin froid, venteux mais ensoleillé.
Il est 8h 10 lorsque nous
sommes devant le Tourist Info,
qui n’ouvre que vingt minutes
plus tard. Nous y sommes très
bien reçus et on nous donne de
nombreuses indications sur ce
qu’il faut faire et ne pas faire
dans cette ville. En ressortant
nous
décidons
de
nous
promener à pied dans Hannan
street. C’est en 1893 qu’un
illustre inconnu du nom de
Hannan découvrit de l’or sur
cet
emplacement.
Devant
l’importance du gisement la ville grandit rapidement et sa prospérité se traduisit par la
construction de nombreux bâtiments majestueux, qui témoignent encore de cette richesse.
Celle-ci se poursuit encore de nos jours, puisque depuis les années 70 l’exploitation de l’or a
repris, et Kalgoorlie a retrouvé son statut de première ville productrice d’Australie. Il y a peu
de circulation et peu de piétons car il est encore trop tôt, et nous profitons d’un bel éclairage
pour prendre de nombreuses photos de ces bâtiments au style compliqué et pompeux, destiné
à témoigner souvent de l’enrichissement rapide d’un prospecteur ou d’une société, et qui
portent fièrement l’année de leur construction. La plupart datent d’une période comprise entre
1890 et 1905. Nous faisons quelques achats, Florent joue dans quelques boutiques.
C’est ensuite en voiture que nous allons au Mont Charlotte. Un point de vue bien installé
permet d’avoir une vue générale sur les mines, énorme complexe qui n’a cependant pas l’air
d’être totalement en activité. Nous renonçons à visiter la mine laissée ouverte pour les
touristes, c’est une expérience que nous avons souvent faite et celle-ci est chère ( 45 $ ) et
semble tournée uniquement vers le tourisme. Nous voulons rester sur les bonnes impressions
du cuivre de Bingham, près de Salt Lake City, du nickel de Cadbury dans l’Ontario, du cuivre
de Colombie Britannique, près de l’Okanagan, de l’or de Val d’or au Québec… ..De 10h à 11h
30 nous visitons le très beau musée de la mine, très bien organisé, présentant dans de
nombreuses salles l’histoire de toute la région. Des objets de l’époque, allant des outils aux
machines en passant par la vie quotidienne des mineurs retracent tout le cadre des relations
sociales. Les gens sont très sympathiques, nous discutons longuement avec un jeune homme
très bavard et heureux de nous présenter sa région. Il est seulement très étonné que nous ayons
passé la nuit à l’Exchange Hotel, mais il ne réussit pas à vendre à Christiane une pièce de dix
dollars en or et un bijou ! Nous faisons encore quelques tours en voiture dans la ville pour
voir ce que le Tourist Info nous avait conseillé : Hay street, où se trouvent des maisons de
tolérance, petites et individuelles, leur locataire en évidence dans une sorte de salon, véritable
patrimoine historique d’une ville où les hommes seuls sont légion, le town hall plus
majestueux que beau, l’immense bureau de poste, et quelques frontons remarquables de
maisons anciennes, qui ont été cochés pour nous sur le plan.
Avant de quitter la ville il nous faut aussi penser à l’intendance. Dans un Coles nous
achetons beaucoup de denrées pour nos repas futurs : pain, slices de toutes sorte, surimi,
pâtes, olives, boissons… Pour 13 $ nous mangeons enfin dans un Mac Do, ce qui est pour
nous un moyen d’aller vite. On a même droit à un Big Mac de plus, car l’employé a mis un
peu plus de temps pour nous servir… Drôle de conception du rendement ! Est-ce lui qui nous
paye le Big Mac supplémentaire ? Nous ne le saurons pas. Il est 14h lorsque nous descendons,
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puis remontons encore Hanna street, pour se remplir une dernière fois les yeux d’une
architecture d’une autre époque, mais en même temps de nulle part, modèle unique d’un
urbanisme débridé, qui ne devait pas obéir à des lois bien strictes, mais qui laisse un
émouvant témoignage historique.
Quarante kilomètres nous séparent de Coolgardie. A mi-chemin nous visitons une ferme
d’émeus, tenue par des aborigènes, à Kurawan mission. Nous discutons avec un couple
d’Australiens qui nous invitent chez eux à Port Hedland, ils seraient très contents de recevoir
des Français, mais nous y serons malheureusement bien avant leur retour. A 14h 30 nous
sommes à Coolgardie. Quelle surprise ! Cette ville qui compta jusqu’à quinze mille habitants
n’en a plus que mille. C’est une véritable Ghost Town. Une immense rue centrale bordée de
bâtiments disparates, séparés les uns des autres par de grands vides. Tout est terriblement
silencieux et nous ne voyons personne arpenter les trottoirs ou les rues. Rétrospectivement
nous nous félicitons d’avoir choisi de passer la nuit à Kalgoorlie. Combien de temps restonsnous dans cette ville morte, dont le nom était au départ largement confondu avec celui de
Kalgoorlie ? Peut-être dix minutes. Nous ne descendons même pas de voiture, sauf pour
prendre deux photos d’un très bel hôtel, le Gold Rush Lodge, qui ressemble beaucoup à celui
où nous avons dormi, et le Marvel bar hotel, construit en pierres dans un style tout à fait
différent. Mais où est la vie dans tout cela ?
Au moment où nous nous dirigeons vers le sud, nous avons une petite pensée pour les
grandes étendues situées au nord de ces villes-musées. La route 91 continue en effet jusqu’à
Leonora, où elle se divise en deux branches, encore goudronnées, jusqu’à Leinster et
Laverton. Ce sont encore des pays miniers, dont l’activité dépend de nos jours uniquement du
cours des matières premières. Les populations y sont donc fluctuantes, dans des rapports qui
peuvent aller de un à dix en des temps très courts : Menzies a cent dix habitants, elle en avait
cinq mille en 1900, Wiluna deux cent trente contre huit mille en 1948, Kanowna n’a plus un
seul habitant, ils étaient douze mille en 1905. Les exemples pourraient être multipliés dans ce
cimetière de villes. Si une autre vie m’est donnée un jour ce n’est pourtant pas pour visiter ces
bourgs fantômes que je reviendrai ici, mais pour quitter Laverton en direction du vide, vers le
Nord-Est. Sur mille sept cent dix kilomètres la Waburton road, appelée aussi Gunbarrel
highway, est une piste solitaire qui traverse d’interminables paysages de sable rouge, de
spinifex ou de scrub, et aboutit
au monolithe sacré d’Uluru,
celui du 22 juillet 95. Ce jour
là, près des Kata Tjuta, la
lecture d’un modeste panneau
de bois indiquant la direction
de Kalgoorlie avait posé les
premiers jalons de ce grand
désir.
Nous voici donc partis vers
des
directions
plus
raisonnables par la route 94
nouvelle mouture, qui rejoint
Norseman. Nous avons le
temps d’admirer le paysage et celui-ci nous le rend bien. C’est la première fois en effet que
nous allons voir des bosquets entiers de « salmon gum », magnifiques eucalyptus au tronc
brun-rouge très lisse. Chaque arbre est formé de quatre ou cinq rejets issus d’une souche
commune qui en s’écartant donnent naissance à un arbre en éventail couvert de feuilles vert
sombre et de fleurs rouges. C’est un arbre splendide, très photogénique, surtout lorsque le
soleil accentue la couleur du tronc : une des plus belles photos du voyage est celle de Florent
180
au milieu de cinq troncs de couleur « saumon ». Les plus beaux spécimens nous les verrons
près de Widgiemooltha, agrémentés de fleurs de couleur rose. Tout au cours de notre voyage,
nous ne reverrons jamais cette espèce là d’eucalyptus, sans doute la plus belle avec les
gommiers-spectres. Peu de temps avant nous sommes repassés près de la station d’essence
aux jeunes gérantes provocatrices : elle est toujours enfermée dans son cercle rouge de boue
latéritique, bâtiment sombre de bois aux volets clos, sans âme qui vive apparente. Un doute
me prend : avons nous rêvé hier dans notre grande fatigue, que ces lieux austères, presque
lugubres au milieu du bush, enfermaient de si charmantes personnes ?
La réalité est pourtant là et chasse ces fantasmes fugitifs : nous nous faisons une énorme
frayeur lorsque deux émeus passent à trois mètres de nous sur le bas-côté, alors que je roule
peut-être à 100 km/h. On nous avait prévenu hier au Tourist Info de faire très attention à eux,
car ils sont responsables de nombreux accidents de voiture. Cela nous refroidit car si nous
percutons un animal aussi gros, finies seront les vacances ! Comme pour confirmer cette
sentence nous compterons cinq
ou six émeus morts sur les côtés
de la route avant de rejoindre
Norseman. Pour éviter tout
désagrément je suis un long
moment une autre voiture qui
me sert de lièvre. Notre allure,
qui a ralenti, nous permet peutêtre de mieux observer la nature
dans le détail, c’est pour cela
que nous faisons plusieurs
arrêts non loin d’un grand lac
salé,
et
que
nous
photographions de magnifiques
fleurs d’eucalyptus jaunes puis rouges.
Vers 18h 30 nous arrivons pour la deuxième fois à Norseman, allons faire une photo de
l’ancienne mine d’or bien éclairée par le soleil, puis acheter de la bière et du vin dans un
« drive true », et après avoir tourné en rond quelques instants, nous nous décidons pour le
Eyre motel, juste à l’arrivée de l’Eyre highway. Nous avons la chambre 24, pour 75 $, dans un
grand parc calme couvert par d’immenses eucalyptus. C’est neuf, très grand, un peu cher,
mais très confortable et agréable. Pour la première fois nous allons faire des lessives car la
wash room est splendide. J’adopte aussi une autre méthode pour enregistrer nos faits et
gestes : plutôt que de gêner Christiane et Florent par mes bavardages, et subir leurs
remarques, je vais enregistrer dans l’auto où je laisserai désormais l’appareil. Nous passons
une excellente soirée, très « cool » dans ce motel à peu près vide, au rythme des lessives et
des séchages. Nous mangeons dans le coin repas de la chambre, devant la télévision, presque
bourgeoisement, « comme à la maison » pourraient dire certains.
181
LA PORTE DE L’AUSTRALIE : RIVAGES ET KARRIS DU CAP LEEUWIN
Rien ne m’aura plus frappé dans la lecture des œ uvres d’Upfield, que le roman qu’il situe
dans cette région du sud-ouest de l’Australie, dans lequel les héros sont des vagues immenses,
des côtes rocheuses inaccessibles, de gigantesques karris, les plus grands arbres d’Australie.
C’est le pays de la Porte de l’Australie, qui se manifestait aux navires qui approchaient de ses
côtes, après la longue traversée de l’océan Indien, par le grand phare du Cap Leeuwin. Ce
« Great Southern » est un peu le grand jardin de l’Australie Occidentale: c’est le seul espace
de cet immense Etat où les terres sont vertes et fertiles, où les karris et les jarrahs forment les
forêts les plus denses et les plus authentiques d’Australie avec les forêts tropicales du
Queensland. En contournant toutes ces terres du sud-ouest pour rejoindre Perth depuis
Norseman, nous prenons un peu le chemin des écoliers, par rapport à la voie plus directe
passant par Kalgoorlie. Nous n’aurons aucun regret !
Nous avons eu une bonne nuit, calme et fraîche, un peu le contraire de la précédente, à
quelques pas de la mystérieuse route du Nullarbor, qui n’est désormais plus un mystère
silencieux pour nous. Nous avons même de la peine à nous sortir du lit, notre repas hier au
soir a peut-être été un peu lourd – sea-food, grosses moules, mayonnaise – et notre tonus en
est affecté. Nous quittons la quiétude du motel à 8h pile. Une fois de plus nous constatons que
nous y étions bien peu nombreux et nous filmons avant de partir ce calme jour qui commence
à émerger de la nuit à travers les grands eucalyptus couverts de cacatoès. Au moment où nous
sortons nous sommes bloqués un moment par un énorme convoi véhiculant une chaudière ( ?)
qui occupe la plus grande largeur de la route sur vingt mètres le long et six de haut. Il vient de
traverser le Nullarbor et se dirige vers Port Hedland, d’après une grande banderole, et il est
immatriculé dans le Victoria ! Cela nous paraît incroyable de faire parcourir une telle distance
par la route à ce monstrueux élément industriel.
Nous voici donc maintenant sur la route du sud. Elle traverse tout d’abord de grandes
forêts d’eucalyptus, puis longe une voie ferrée près du lac Gilmore. Un peu avant Salmon
gum – ou nous ne voyons d’ailleurs pas de beaux eucalyptus qui portent ce nom – nous
rencontrons les premières fermes depuis la région de l’Eyre Peninsula, en l’absence de toute
agriculture dans la région de Kalgoorlie, et bien sûr dans le Nullarbor. Dans cette petite
bourgade nous faisons le plein d’une essence très bon marché. Le ciel est bien dégagé à partir
de Grass Patch, et nous entrons dans la région d’Espérance sous une soleil magnifique. Il est
exactement 10h, nous avons couvert les deux cents kilomètres en deux heures. Les derniers
cent kilomètres nous ont permis de longer un magnifique paysage forestier, agrémenté de
fleurs de toutes sortes. Les eucalyptus sont ici d’une variété différente : beaucoup se
présentent sous la forme de fourrés, les plus grands ont une écorce identique à celle des pins.
Espérance est une belle petite ville, qui ne se développa qu’avec la fièvre de l’or à la fin du
siècle précédent. Sa situation est d’abord étonnante : c’est la première ville portuaire en allant
vers l’ouest depuis Ceduna le long de la Grande Baie Australienne. Il faut imaginer ces mille
deux cents kilomètres en ligne directe – sans tenir compte de certaines indentations de cette
côte par ailleurs rectiligne – faits de falaises, de dunes et de masses rocheuses répulsives, sans
aucune installation humaine, même modeste, pour comprendre encore mieux la solitude du
Nullarbor.
Nous cherchons tout d’abord à nous loger, car le « plan de charge » de la journée est déjà
bien rempli compte tenu du beau temps. Nous sommes arrivés directement au bord de la mer
par Norseman road, et au début de « The Esplanade » nous trouvons tout de suite le Captain
Huon Motel, où on nous propose une chambre à 55 $, avec vue sur la mer, que nous nous
empressons d’occuper. Nous pourrons aller nous promener directement sur la plage, une fois
franchis les grands conifères coniques, alignés entre la plage et nous, qui semblent être une
spécialité « exotique » de la ville. Pour l’heure nous n’avons qu’une seule envie, c’est de
182
partir découvrir la région. Nous sommes pleins d’enthousiasme, entassons nos affaires dans la
chambre, buvons un café, avant de repartir à 10h 20. Notre premier contact avec cette petite
ville de douze mille personnes est rapide : nous nous contentons de la traverser, de constater
qu’elle est active et que les commerces sont nombreux.
Le but qui est le nôtre est dans un premier temps de découvrir le littoral à l’ouest de la ville
par la « scenic loop road ». C’est le coup de foudre ! Nous nous attendions à une côte
rocheuse peu agréable, c’est au contraire une succession de plages vides, plus belles les unes
que les autres, balayées par un vent fort sous un ciel bleu immense. Nous nous arrêtons, nous
repartons, nous allons marcher longuement sur ce sable blanc, baigné d’immenses rouleaux
qui se forment dans une mer turquoise, avec en arrière-plan le bleu plus sombre des zones
plus profondes. C’est tout d’abord Amster head, puis Twilight bay, la plus belle, vaste
échancrure de plusieurs kilomètres, sans âme qui vive. Nous faisons un grand panorama
photographique depuis Observatory Point, et surtout allons nous enivrer au plus près de cet air
maritime à plusieurs reprises. C’est une fois de plus un exceptionnel spectacle, que nous
tentons d’imaginer en été : compte tenu de la faiblesse de la population de toute la région, ces
immenses plages doivent être vides en grande partie, même aux périodes les plus chaudes.
Après ces moments inoubliables, nous montons sur un cap rocheux, où se trouve une stèle
érigée en souvenir de deux navires français, l’Espérance et la Recherche, qui firent naufrage
en ces lieux en 1792. Le premier a donné son nom à la ville, le second à l’archipel d’une
centaine d’îles, qui se trouvent au large de la cité, le long de la côte. Après avoir encore
entrevu une très grande plage, frappée par d’énormes vagues, et qui semble se perdre loin vers
l’ouest, nous revenons à Espérance en traversant une grande zone de dunes, mais les couleurs
supposées saumon du calme Pink Lake ne nous emballent guère. Nous sommes totalement
tournés vers ces littoraux splendides et le reste nous semble presque trop banal.
C’est sans doute ce sentiment qui nous pousse, vers midi, et une fois la ville traversée, à
nous diriger vers l’est pour visiter les deux parcs nationaux de Cap Le Grand et Cape Arid.
L’approche est cependant plus longue que prévu car les routes ne sont pas de bonne qualité,
ce sont le plus souvent des pistes en mauvais état ou des chemins dont une seule bande
roulante a été recouverte d’asphalte. Il nous faut une heure pour parvenir au premier après
avoir voyagé dans un paysage d’élevage de moutons et de bovins. Il doit encore son nom aux
découvreurs français, comme beaucoup de lieux-dits de la région. On entre dans le parc en
mettant cinq dollars dans une petite caisse, négligemment posée au bord de la route, sous le
panneau de présentation du parc. Le paysage est de toute beauté : de grandes plages comme la
Lucky bay tout d’abord. Nous allons pique niquer au bord de l’eau, abrités du vent sous de
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petits arbustes. Quel spectacle ! Les diverses couleurs dans les tons bleus évoquent pour nous
des pays plus chauds, mais nous ne cessons de profiter quand même du charme de cette plage.
Deux japonais hilares se photographient en moto. Un peu plus loin un groupe de jeunes
surfeurs ont ensablé leur voiture, et la marée montante recouvre déjà la base des pneus. Avec
Florent nous allons les aider pour pousser le véhicule, mais celui-ci est déjà bien enfoncé, ce
qui ne semble pas les paniquer pour autant. Devant notre impossibilité à le faire bouger d’un
centimètre, l’un d’entre eux se décide à aller prospecter le parc pour trouver de l’aide plus
efficace. Un quart d’heure après il est de retour avec une 4x4. Il faudra dix bonnes minutes à
son propriétaire, et deux ruptures de corde, avant qu’il puisse la tirer de sa fâcheuse posture.
Nous marchons encore un long moment sur cette plage, c’est beau à couper le souffle, ce
contact entre le sable blanc et l’eau bleu pâle. Nous ne faisons plus attention au temps, seul
compte notre plaisir. Une fois de plus nous comprenons cette nation d’Hédonistes : la nature a
donné aux Australiens des littoraux extraordinaires, qui n’ont rien de comparable aux nôtres.
Nous en avions vu de superbes dans le Queensland, dans le Victoria, en Tasmanie, et nous
allons en voir encore de splendides ailleurs, mais la dimension, la beauté et la solitude de ceux
que nous découvrons ici nous subjuguent. L’Australie de l’intérieur n’est qu’un appendice
démesuré, presque secondaire, de cette immense diversité littorale. Après nous être
lourdement trompés nous réalisons sans doute aujourd’hui, dans ces moments très forts, que
l’Australien procède avant tout de la mer, qu’il lui doit tout, et que c’est elle, sur ces milliers
de kilomètres, qui lui donne sa raison de vivre.
En repassant par l’intérieur du parc, au pied du
Frenchman’s Peak, nous remarquons la végétation
curieuse qui couvre le paysage : de grandes boules
d’arbustes couverts de fleurs blanches, des dizaines
d’espèces différentes de petits buissons, qui
s’accrochent à la terre sous un vent violent. Nous
allons admirer de loin la Rossiter bay, revenons à
Twistle Cove et surtout à Hellfire bay. Nous allons
connaître
là
notre
nirvâna
côtier !
Nous
l’immortalisons par plusieurs photographies. Avec le
recul du temps j’ai même de la peine à retrouver les
sentiments éprouvés lorsque que nous découvrons
cette immense plage. Il y a quelque part, dans les
replis cachés de la mémoire, une parenté certaine avec
la Grande Plage de mon enfance à Surcouf, en
Algérie, sans doute moins belle mais grandie et
idéalisée par son absence définitive. Sous un soleil
déjà déclinant, qui noie dans l’ombre une partie des
dunes et la partie intérieure de la plage, s’étendent
plusieurs kilomètres de sable blanc. Combien de temps passons nous ensuite à marcher au
plus près de l’eau, à courir et sauter dans les dunes, à se remplir les yeux, les oreilles, le nez,
de tout ce qui nous entoure ? Cela n’a plus d’importance pour nous. Si la journée avait été
plus longue nous serions sans doute allés bien au-delà, sans doute jusqu’au terme ultime de ce
paradis solitaire, de cette infime fraction d’une Australie qui nous possède de plus en plus.
Une image cependant nous remet les pieds sur terre et nous convainc que les plus belles
choses ont parfois des limites imposées par l’homme lui-même : au milieu de la plage un
jeune dauphin repose sans vie. Il a été tué d’une balle qui lui a traversé le crâne, et la mer a
rejeté son corps sur ce sable blanc, peut-être pour que nous puissions témoigner qu’il n’y a
pas que des écologistes et des gens proches de la nature dans ce pays, mais aussi des
fanatiques de la gachette, comme chez nous, « surfeurs fous » de Port Arthur en puissance.
184
Vers 16h nous repartons à travers des zones de rochers arrondis, couverts ça et là
d’étonnants bouquets de fleurs qui ressemblent à du velours. Sur une piste rouge, qui mène à
Le Grand beach, nous voyons à plusieurs reprises des kangourous qui bondissent à travers les
fourrés. Notre visite de l’archipel de la Recherche se termine par cette immense plage,
couverte d’embruns et de varech. Un couple d’Australiens observe quelque chose sur la mer,
ce sont des baleines , à moins de cent mètres de nous, au milieu de grandes vagues. Les gens
nous proposent leur télescope, et nous voyons nettement le dos bosselé et les jets de vapeur.
Il est maintenant 17h et il commence à faire frais. Bien entendu il n’est plus question de
songer à aller jusqu’au parc national Cape Arid, situé bien plus à l’est, là où commencent les
grandes falaises du Nullarbor. Mais la plupart de ces belles plages nous auraient été fermées
car une 4x4 est nécessaire pour y parvenir. Nous roulons lentement car les kangourous se font
dangereux, traversant tranquillement devant nous. A la Merival road nous préférons éteindre
les feux de position. Quel souvenir va laisser en nous ce retour, sous un soleil couchant rouge
sang au milieu de quelques nuages éparpillés ! Il est 18h lorsque nous sommes de retour à
Espérance, et la nuit est tombée. Nous allons directement en ville, et j’enregistre tout de suite
ces sensations éprouvées aujourd’hui devant ces spectacles marins, pendant que Christiane et
Florent sont en train de commander une énorme pizza, pleine de tout, de viande, de tomates,
de fromage dégoulinant et d’oignons. C’est l’hiver, nous sommes frigorifiés lorsque nous
rejoignons notre belle chambre, d'où nous observons la mer de loin.
C’est sans doute à ce moment là que nous réalisons combien nous avons été soumis au vent
froid aujourd’hui, et que notre grande fatigue physique a été occultée par la beauté des
paysages. Pour le première fois sans doute depuis bien longtemps, nous sommes au lit à 19h.
Un quart d’heure plus tard tout le monde dort !
Le froid nous a tenu toute la nuit, et l’unique chauffage, une petit barre-résistance
incandescente, illuminait la chambre sans lui apporter les calories suffisantes. De violentes
averses ont aussi secoué la longue maison du motel, sur un fond de bruit de vagues très
agréable. Quant au résultat de notre courte soirée il tient en un réveil bien anticipé, puisque
Florent s’est douché le premier vers 6h, puis est parti se promener sur la plage et jusqu’à
l’extrémité d’une grande jetée de bois située en face de nous, alors que le jour n’était pas
encore levé. C’est un tout petit geste d’indépendance, mais malgré tout je crois qu’il apprécie
beaucoup ce voyage avec nous. Combien de temps encore va-t-il être notre dernier
compagnon ? Dans sa petite enfance c’étaient la Bretagne et les Monts de la Madeleine, qu’il
a fréquentés avec nous, il a ensuite été associé chaque année à nos déplacements lointains :
Canada et nord-est des USA en 85 les cinq, de nouveau la Bretagne et l’Auvergne en 86,
Suisse en 87 tous ensemble, Ecosse en 88 avec lui, suivie par la Suisse encore les cinq la
même année, Canada et USA de l’est les trois en 89, Irlande avec Sophie suivie de la Suisse
les trois en 90, Ouessant, ex-RDA et Suisse en 91, Islande en 92, double traversée USA
Canada les cinq puis les trois en 93, est et sud des USA tous en 94, Australie Nouvelle
Zélande avec Frédéric en 95, ouest des USA en 96, et Australie cette année ! Quel bilan pour
un jeune de son âge et quelle fidélité aussi à ses vieux parents !
Nous déjeunons : thé, café, lait, beurre, salé bien sûr, toasts. Il est 7h 30 lorsque nous
quittons Espérance par la South Coast Highway, la 1. Jusqu’à Munglinup le paysage est plat,
monotone, et comme nous sommes dimanche la circulation est nulle. Le paysage humain est
formé de fermes très éloignées les unes des autres, mêlant agriculture et élevage. Les
bâtiments sont en général petits, avec des réserves pour l’eau et le grain dans de grosses
citernes d’aluminium. Les haies sont constituées par de petits arbres, dans le lointain on
aperçoit des lambeaux de forêts d’eucalyptus malingres ou en bosquets. Nous voyons parfois,
sur le bord de la route, des banksias, petits arbres qui sont le symbole de l’Australie
Occidentale, leurs fleurs sont des sortes de grosses pommes de pin qui deviennent jaunes en
185
fleurissant. De temps en temps se découvrent des petits vallons recouverts de maquis, et avant
Munglinup le milieu devient plus forestier, et les pépinières sont nombreuses.
Une pluie très forte tombe lorsqu’apparaît le grand panneau bleu des cinq kilomètres, sur
lequel on symbolise tout ce que l’on peut trouver dans la ville. La signalisation routière est
différente de l’Europe sur ce plan là. Les bornes kilométriques n’existent pas, mais tous les
dix kilomètres un petit poteau surmonté d’un carré bleu indique le nom de la ville suivante
sous la forme de ses deux premières lettres le plus souvent, et la distance qui nous en sépare.
Nous avons mis une heure pour parvenir jusqu’ici. Fort heureusement une station d’essence
est ouverte et son prix est correct ( 80 cents le litre soit un peu plus de trois francs ). Dans ce
domaine les prix varient beaucoup en fonction de la situation de la station : nous avons payé
jusqu’à 1 $ et 2 cents le litre dans le Nullarbor, et des gens nous ont dit qu’en cherchant bien
on peut en trouver à 60 cents dans les villes, soit un écart de quarante pour cent. Nous ne nous
arrêtons pas davantage dans cette toute petite bourgade, où les mimosas en fleurs couvrent
toute la rue centrale.
La pluie redouble. Nous pensons à la sécheresse de l’oasis de Moab, dans le Colorado, où
nous étions il y a exactement un an, lorsque nous avons appris que nous étions grands parents
pour la première fois, et bien sûr nous avons une petite pensée pour Valentin dont c’est
l’anniversaire. Une sorte de brouillard s’ajoute à la pluie, le paysage est toujours plat, dominé
par l’élevage et la forêt. La route est bien revêtue, et nous disposons d’une large place sur
notre gauche pour nous arrêter. Lorsque nous le faisons nous sommes frappés par le nombre
incalculable de canettes de bière jetées par les automobilistes sur le bord de la route. Nous
avions déjà fait cette réflexion il y a deux ans, et
elle concerne tous les Australiens, Blancs ou
Noirs. La seule différence tient dans la
méthode : les Blancs jettent leurs canettes
depuis leur auto, la pollution est linéaire, les
Noirs boivent la bière de manière plus
conviviale, assis en cercle, les canettes sont
donc réparties de cette manière dans le bush qui
entoure les villes. Quant aux animaux sauvages
ils sont extrêmement rares à l’exception des
oiseaux. Trente kilomètres avant Ravensthorpe
beaucoup de choses se modifient : l’élevage
disparaît, ce ne sont plus que de grandes forêts
au sous-bois garni de fleurs, et la grande bande
de nuages noirs, qui provoquaient toute cette
pluie, s’arrête brusquement, et sans transition
nous entrons sous un soleil magnifique dans
cette très petite ville de quelques centaines
d’habitants. Il est 9h 45, en un peu plus de deux heures nous avons roulé cent quatre vingt
sept kilomètres. Nous sommes accueillis par des loriquets multicolores, mais ils semblent bien
sauvages. Nous marchons un peu, faisons quelques achats, car plusieurs magasins sont
ouverts ce dimanche, mais l’impression qui nous reste est celle d’une petite ville bien calme.
Il nous reste encore presque trois cents kilomètres si nous voulons aller jusqu’à Albany. La
route devient très droite, moins bien revêtue parfois et nous croisons quelques véhicules dont
les conducteurs nous saluent. Cette remarque sur le salut vaut, bien entendu, pour toute
l’Australie, à l’exception du monde urbain. Dans la traversée du Nullarbor ce salut de la main,
ou de deux doigts, a même été systématique, et nous avons nous aussi pris l’habitude de
répondre, ou plus exactement d’effectuer ce geste au moment même du croisement, au même
moment que celui qui passe à côté de nous. Nous longeons toujours des forêts, des eucalyptus,
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des mulgas, mais le temps se recouvre vite. Nous débouchons dans la petit cité de
Jerramungup, après des kilomètres de forêts. Elle est entourée de vastes zones cultivées en
blé, et quelques silos apparaissent ça et là. Il est 11h 20, et nous décidons d’y manger un repas
très diététique : hamburger, tomates, frites, œ ufs, bacon, saucisses et coca cola ! Il nous aurait
fallu une petite journée pour aller visiter Bremer bay, ses plages et son ancien port baleinier,
puis pousser jusqu’au parc national de Fitzgerald river, mais le temps n’est pas quelque chose
d’extensible, contrairement à ce que croient les astronomes.
La route est longue ensuite, mais nous allons toujours vite, souvent à 120 km/h, malgré les
panneaux annonciateurs de kangourous, qui ne semblent cependant pas bien nombreux en ce
milieu d’après-midi. Il est 1h 30 de l’après-midi lorsque l’on passe le panneau d’Albany.
Nous sommes à presque cinq cents kilomètres d’Espérance. Après une grande période de ciel
bleu, le temps s’est mis à la pluie, et nous entrons dans une jolie petite ville de vingt mille
âmes, disposée autour d’une vaste rue, la York street, qui débouche sur la mer. Il n’est pas
trop tard, aussi allons nous, dans un premier temps, nous renseigner au tourist info, installé
près de la gare. Un peu fatigué par cette longue route, j’attends Florent et Christiane sous des
arbres sans feuilles, aux fleurs rouges splendides. Au-dessus de cette place la Stirling Terrace
sent l’époque coloniale, avec une série de belles maisons d’époque victorienne, la plus belle
étant la Scottish house. Le temps est couvert et quelques oiseaux noirs me regardent d’un air
curieux. Les indications fournies par l’office du tourisme nous entraînent à faire le tour de la
baie, où la ville s’est installée en 1826 – c’était alors la première installation anglaise en
Australie Occidentale, par peur de voir les Français prendre possession de ce territoire – qui
est le King George Sound. Le littoral est calme et les installations humaines sont nombreuses
et cossues. Vers 14h 30, à dix kilomètres du centre nous nous renseignons au Emu Point
Motel, dans le quartier, ou village, d’Emu Point. Pour 55 $ nous louons une chambre
splendide, numéro quatorze, celle qui est au bout du bâtiment, avec une grande cuisine très
bien équipée : frigidaire, congélateur, four micro-ondes, plaques électriques et batterie
complète, avec en prime une vieille dame charmante comme gérante.
Un quart d’heure plus tard
nous sommes loin, et pour
avoir une vue d’ensemble sur
Albany et sa baie, nous
montons tout d’abord au Mont
Clarence. Le panorama est
magnifique sur la totalité de la
ville et une partie de la baie.
Nous comprenons alors la
raison du calme de l’eau de la
baie alors que le vent est très
fort, cette dernière est protégée
en effet des vagues du sud par la longue péninsule de Flinders. Au parking, qui précède les
deux ou trois centaines de marches qui permettent d’accéder au mémorial élevé à la mémoire
des combattants de Gallipoli et de la première guerre mondiale, une vieille dame nous
demande de garder la voiture moyennant quelques pièces. Cela nous étonne, mais nous
démontre aussi que la pauvreté existe aussi dans ce pays. L’endroit est d’ailleurs un peu
lugubre, et bien que nous soyons un dimanche, nous sommes vraiment seuls à nous promener
en ces lieux. La route nous mène ensuite au Torndirrup national park. Nous avons choisi
celui-ci entre trois parcs nationaux installés autour d’Albany, car il nous semble présenter
davantage d’intérêt pour le voyageur pressé. Situé sur le flanc sud de la péninsule de Flinders,
il est brutalement exposé aux grandes houles venues du sud ou de l’ouest, et la nature
granitique des roches crée un paysage original. Il comporte de nombreux points d’intérêt que
187
nous allons parcourir à pied, le long d’un sentier balisé, où il est recommandé de se méfier des
grandes vagues. En raison du vent violent qui souffle aujourd’hui celles-ci sont spectaculaires,
et nous allons rester jusqu’à la tombée de la nuit à observer ce littoral. C’est tout d’abord le
Gap, grande faille dans ces roches primaires, où les vagues viennent s’engouffrer avec force.
Je repense à nouveau au livre d’Upfield : ne serait-ce pas ici qu’il a pris son inspiration pour
décrire la violence de la côte du sud-ouest ? Un peu plus loin c’est le Natural Bridge, qui
surplombre une grande excavation où la mer s’enfonce avec force. Partout où nous tournons
les yeux, ce ne sont qu’énormes vagues qui s’écrasent avec fracas, c’est à frémir lorsque l’on
pense au calme de la baie, à quelques centaines de mètres, de l’autre côté de cette péninsule.
Vers 16h 30 nous arrivons au bout de notre périple, c’est là que se trouvent les blow holes, où
les vagues compriment de l’air et de l’eau mélangés dans des cavernes, qui sortent ensuite en
mugissant par des fentes étroites.
Avant de retourner vers Albany nous allons visiter Frenchman Bay, où se trouve une très
belle plage et l’ancien port baleinier de Cheynes beach. Un vieux baleinier, le Cheynes 4, se
trouve d’ailleurs là, mais nous ne visitons pas l’exposition Whaleworld, qui retrace l’histoire
locale de cette pêche aux cétacés. Nous avons beau prêter l’oreille un long moment, mais nous
n’entendons aucun chant de
jubartes, « mélancolique et
obsédant » comme l’indique,
un peu cabotin, notre
Lonely. Le retour le long du
Princess Royal Harbour est
d’un calme presque irréel :
la ville d’Albany se reflète
dans les eaux, alors que de
l’autre côté de la baie les
vagues sont monstrueuses.
Le centre ville est bien
morne lorsque nous y arrivons. Il fait nuit noire, et nous ne trouvons qu’un magasin grec pour
les courses de ce soir ( saucisses, œ ufs, pain, fruits, fanta, bière ), mais aussi un magasin de
souvenirs, où Christiane s’achète une fleur de banksia, et peut-être d’autres bricoles. Nous
téléphonons aussi en France, à Denise et à Sophie, et vers 7h nous sommes de retour pour le
repas au motel, où nous nous faisons notre repas chaud dans de la très belle vaisselle. C’est
assez rare pour être signalé.
Dès le réveil nous nous activons beaucoup car nous savons que ce soir nous devrions
atteindre un point caractéristique de notre voyage, la pointe ultime de l’Australie au sud-ouest.
Un peu avant 8h nous sommes prêts et après quelques photos retournons en ville, non sans
avoir jeté un coup d’œ il à Emu beach, plage très recherchée en été selon notre logeuse. A
Albany nous faisons le plein, cinquante litres, postons des cartes, allons au Cooles pour des
achats de pique nique, et nous trouvons même du corned beef français. A 8h 45 nous sommes
sur la 1, elle n’est pas très bonne, tourne un peu, mais comme depuis le réveil le temps est
splendide nous oublions ces petits désagréments de conduite. Nous faisons environ une
cinquantaine de kilomètres jusqu’à Denmark, dont le nom aborigène est Koorabup, ce qui
veut dire « l’endroit du cygne noir », ce dernier étant le symbole animal de l’Australie
Occidentale. En réalité cette petite ville, autrefois centre d’exploitation minière, est au coeur
d’une région caractérisée par ses superbes littoraux et ses forêts de karris. Elle est très
agréable et nous sommes très bien reçus au tourist info, où l’on nous donne des explications
sur les zones forestières, qui s’étendent jusqu’au sud de Perth, et dans lesquelles nous venons
d’entrer. Nous en profitons pour acheter des dépliants et des livres.
188
Nous
allons
mettre
beaucoup de temps pour
trouver le parc national de
William
bay,
loupant
l’entrée mal indiquée. Il
nous faudra pour cela
revenir en arrière, soit vingt
cinq kilomètres de trop.
Nous ne sommes pas à cela
près !
Heureusement
d’ailleurs que nous sommes
revenus car ce parc est
magnifique. Pendant un peu
plus d’une demi heure nous allons passer le long de très belles plages, entourées de roches
granitiques brunes ou roses, sur lesquelles les vagues viennent s’écraser. Quant au bleu de la
mer, il passe par tous les tons, du bleu turquoise au bleu noir. Beaucoup de vent et peu de
monde, nous sommes bien au cœ ur de l’hiver. La végétation est dense, et certains arbres, qui
font penser à des pins parasols, poussent même tout près des plages. A plusieurs reprises nous
voyons passer des semi-remorques chargés de très gros troncs de couleur rouge.
La route qui se dirige vers l’ouest tourne beaucoup par la suite, et il nous faut un peu moins
d’une heure pour être au parc national de Walpole-Normalup. Cet immense parc, couvert de
forêts denses, englobe un littoral accidenté de plages et de criques, que nous ne verrons pas,
car nous allons consacrer notre temps à la visite de sa portion qui est connue sous le nom de
« vallée des géants ». A cet endroit les autorités du parc ont construit une grande passerelle
d’aluminium, qui grimpe en pente douce jusqu’aux dômes des arbres les plus hauts, puis
effectue une série de grands
virages avant de redescendre,
par une large boucle, au point
de départ. Cette idée du voyage
dans les parties les plus
inaccessibles d’une grande forêt
nous séduit complètement, on a
ainsi la possibilité d’apercevoir
une forêt sous un autre angle, et
surtout de découvrir, avec l’aide
de commentaires inscrits sur la
barrière, les différentes étapes
de la croissance d’un arbre, et
les
explications
sur
les
différents écosystèmes qui le
concernent. Et il ne s’agit pas ici de n’importe quels arbres ! En effet cette portion sud-ouest
de l’Australie a naturellement conservé de très grandes espèces issues de ces forêts pluviales
originelles, qui devaient couvrir une grande partie du continent avant les modifications
climatiques du Quaternaire, et qui ont été ici moins touchées par les brûlis aborigènes, et
protégées par un climat moins sec. Ici ont survécu d’immenses karris et quatre grandes
variétés autochtones d’eucalyptus : sans que nous soyons capables de les distinguer on trouve
le red tingle, le yellow tingle, le Rates tingle et le red flowering gum. C’est très beau, très
aérien bien sûr, mélange de la forêt de Bornéo et de celle d’Olympia. Cette promenade entre
ciel et terre, qui nous permet de tutoyer les grands géants de la forêt australienne, est une
réussite à tous points de vue. Avec Florent nous allons ensuite faire le tour complet par un
189
grand chemin pédestre, passant parfois à travers des troncs énormes évidés et brûlés par la
foudre. Des panneaux nous permettent de faire quelques distinctions : les karris sont
immenses, droits et très évasés vers le haut, les red tingle ont une écorce humide et rouge, ils
sont bosselés à la base et moins beaux vers le sommet.
Comme en d’autres lieux impressionnants nous ne voyons pas le temps passer, et ce n’est
que vers 13h 30 que nous nous retrouvons sur un parking, à l’entrée de Walpole, sous de
grands arbres bien sûr, mais aussi sous une petite pluie fine qui débute à ce moment là. Elle ne
nous empêche pas de pique niquer sur des tables de bois rouge épaisses : slices, lait, coca pour
ne pas s’endormir. Après Walpole la route est magnifique, avec de très grands arbres de part
et d’autre, mais ailleurs aussi car la forêt domine tout, les rares clairières ne sont même pas
occupées par les hommes, et nous ne voyons jamais la côte et la mer. Vers 14h 30 nous
réalisons que nous avons peut-être trop visité de choses ce matin, et que la distance qu’il reste
à parcourir est grande, puisque nous n’avons pas encore fait la moitié du chemin entre Albany
et Augusta, que nous nous sommes fixé comme but pour ce soir.
Depuis quelques temps nous avons bifurqué sur une petite route en direction de
Northcliffe, mais nous regrettons la n° 1, car elle tourne beaucoup et notre solitude est grande
au milieu de ces arbres gigantesques, où les sous-bois ne sont pas très denses. Les forêts se
succèdent sans discontinuer, les plus beaux arbres ont maintenant un tronc de couleur rose, et
ils sont immenses. A Shannon, deux cent quarante six kilomètres après le départ, il pleut sans
arrêt, mais la forêt n’en est que plus belle. A 15h nous arrivons à Northcliffe, dans un paysage
très sauvage et très forestier, et par une petite route mal entretenue. Quelques zones d’élevage
existent autour du petit village, sur d’anciens brûlis forestiers, où les souches et les troncs les
plus gros sont encore en place. La plupart des maisons sont bâties sur pilotis, et les arbres sont
immenses. On signale parmi eux des marris et des jarrahs, mais nous sommes incapables de
les distinguer des autres. Nous
avons de plus en plus l’impression
d’être perdus dans une forêt
primitive, où circule cette petite
route, en lacets étroits, et de nous
enfoncer dans des solitudes
insondables qui nous dépassent.
Pas question de nous diriger vers
le « D’Entrecasteaux National
Park » et d’aller voir ses grandes
falaises. Seul le nom nous évoque
notre Midi, puisque la famille de
cet officier cartographe du début
du XIX° siècle est originaire du
Haut Var. C’est lui qui effectua le
relevé topographique de toute
cette côte à bord du navire « le Géographe ». Nous longeons d’ailleurs d’autres parcs
nationaux comme ceux de Warren et Brookman, qui ne semblent consacrés qu’à la
célébration de l’arbre. Mais nous sommes toujours seuls à circuler dans cette demi pénombre
forestière. Vers 15h 45, une grande clairière qui s’ouvre brusquement, en partie encore en
voie de défrichement. Nous sommes à Pemberton, joli petit bourg entouré de forêts de karris.
Arrêt dans la grande rue centrale, large et calme, où on nous donne quelques conseils au
Tourist info. Parmi ces derniers on nous indique l’ascension possible d’un des plus grands
karris de la région, le Gloucester tree. Nous nous y rendons, il faut payer 5 $ pour grimper sur
une plateforme installée près du sommet, cinquante mètres au-dessus du sol. On y grimpe en
s’accrochant à des barres en fer plantées dans le tronc en colimaçon, avec une protection par
190
un cable en acier tout à fait simpliste. Florent aimerait bien faire cette ascension, mais deux ou
trois autres personnes attendent ( des Français ) et une autre est en train de redescendre
laborieusement. L’exercice ne nous emballant guère pour lui, et étant exclue pour nous, nous
renonçons, la vue que nous avons eue ce matin depuis la passerelle de la vallée des Géants
devait être plus belle, et l’exploit sportif nous semble comporter un peu trop de dangers.
Il nous reste encore cent soixante dix kilomètres à faire ! Devant la médiocre qualité de la
route, et en raison de la nuit qui commence à tomber, nous renonçons à prendre une petite
diagonale qui nous aurait évité quelques dizaines de kilomètres, et restons toujours sur la
Vasse highway, la n° 10. Mais impossible de faire des records de vitesse sur cette petite route,
et la présence de quelques gros kangourous dans les sous-bois ne nous incite guère à dépasser
le 60 ou 70 km/h. Dans ces moments là nous avons l’impression de mériter fortement cette
pointe extrême de l’Australie par notre application pour y parvenir. A 17h 30 nous sommes à
Nannup, alors que la nuit est tombée, et nous n’allons pas voir le petit bourg entouré d’arbres.
Nous prenons tout de suite la direction d’Augusta, autour de nous les phares de l’auto
éclairent de gigantesques forêts, c’est presque angoissant, surtout que la circulation est nulle.
Nous ne croiserons qu’une seule voiture entre les deux bourgades. Nous sommes tout près
maintenant de cette pointe extrême dont nous nous rapprochons si lentement, progression
ralentie par de nouvelles apparitions de kangourous et par l’humidité de la route toujours
située en pleine forêt. Nous arrivons épuisés à l’embranchement d’une plus grande route, la
Bussel highway. Plus que quatorze kilomètres et nous aurons fini le premier côté est-ouest de
notre grand triangle australien.
Un peu après 19h nous sommes à Augusta, au bout du monde : impossible d’aller plus loin
vers l’ouest et vers le sud. Nous ne jetons même pas un œ il sur l’unique grande rue de cette
petite ville, en pente vers la mer. Un grand hôtel est là, où des gens mangent des grillades à
l’australienne en buvant des bières. Nous lui préférons un motel, l’Augusta Motel, tout neuf et
entièrement vide, où nous payons 62 $ une très belle chambre. Il fait froid, il y a du vent, le
moral est bas, et cette conduite m’a tellement épuisé que je fais ma crise pour aller manger
dans le grill-bar, mais Florent et Christiane l’emportent et nous entraînent dans un fast-food.
Je préfère renoncer et sauter un repas, je retourne à la chambre, je me douche et me couche.
La forêt et les petites routes ont eu raison de moi. Nous avons pourtant fait cent kilomètres de
moins qu’hier, mais quels kilomètres ! Cette première grande traversée, d’Adélaïde à
Augusta, a été effectuée en neuf jours et nous avons couvert presque quatre mille kilomètres.
Même si la ville de Perth, où nous devons en principe nous trouver demain soir, doit être
rattachée à cette région du Sud-Ouest, nous avons l’impression ce soir d’avoir rempli un
contrat.
Après la difficile soirée commune dans
un si beau motel dont nous ne profitons pas
assez, le temps s’est mis au beau ce matin,
sur tous les plans, car la nuit porte conseil
et efface les fatigues. C’est vrai aussi que
nous récupérons assez vite dans
l’ensemble, mais la journée d’hier a été une
des plus pénibles sur le plan de la conduite
automobile
depuis
notre
départ.
Aujourd’hui 29 juillet, un mardi, nous
avons conscience de commencer un
nouveau voyage. Nous en sommes au dixhuitième jour depuis notre départ de
Toulon, et nous entamons notre treizième
191
en Australie. Comme d’habitude nous nous réveillons assez tôt et quittons le motel à 8h 45.
Notre première pensée est pour notre voiture, celle dont nous ne parlons jamais mais qui est
capable sans rechigner de nous mener si loin, et dans des conditions si confortables. Elle passe
donc dans un garage, situé tout près du motel, on lui vérifie l’huile, les autres liquides, les
pneus et on lui fait faire le plein d’essence. Pendant ce temps nous nous renseignons sur la
possibilité d’effectuer un tour en bateau pour aller voir des baleine de près, mais cela nous
coûterait 35 $ par personne et nous prendrait trois heures de temps. Cette petite ville d’un
millier d’habitants est très bien équipée sur le plan touristique, et les services du Tourist info
sont remarquables, des quantités d’autres activités sont possibles comme la pêche, la marche,
l’exploration biologique ( plantes, oiseaux… ). Nous y achetons beaucoup de choses : un
grand panneau sur les requins, des chaussettes bariolées, de la crème d’émeu, un livre sur les
fleurs d’Australie Occidentale… .
A 9h, après quelques kilomètres à travers un paysage de lande, nous arrivons au Cap
Leeuwin, situé au bout d’une longue presqu’île. C’est un point remarquable qu’il occupe, par
34° de latitude sud et 115° de longitude est. Il forme en effet la pointe extrême au sud-ouest
de l’Australie, et tout navire venant vers ce pays doit obligatoirement l’apercevoir. Selon la
belle appellation d’Upfield c’est la « porte de l’Australie », mais cette expression est peut-être
plus ancienne, et remonte sans doute aux débuts de la colonisation, et aux deux siècles qui ont
précédé l’avènement du transport aérien. Nous l’avons tellement imaginé qu’il nous est
presque familier. Ouvert au public, nous grimpons ses cent soixante seize marches, et à 9h 20
arrivons au sommet de ses soixante quatre mètres : c’est très impressionnant de si haut, sous
ce vent assez fort, et la rambarde me paraît si fragile que j’ai le vertige pour Christiane et
Florent. Vers le sud la limite entre l’Océan Indien et l’Océan Austral passe par une série de
minuscules petites îles. Vers le nord l’étroite péninsule, couverte par les bâtiments techniques
du phare, rejoint un continent dont nous ne voyons qu’une lande basse, sans arbres. S’il n’y
avait cette peur irraisonnée du vide et la brutalité du vent, nous resterions encore à admirer la
vue depuis ce phare du bout du monde. Je ne sais pas pourquoi mais en descendant les
marches je pense au bateau qu’utilisa mon père pour revenir de Tahiti, et qui passa sans doute
tout près d’ici en 1911. Il y a quatre vingt six ans !
A Augusta, vers 10h, nous faisons un court arrêt pour acheter du pain et des pies, le
propriétaire de la boulangerie parle très bien le français car il a résidé longtemps en Afrique.
Nous quittons la toute petite ville d’Augusta par la Bussell highway, en direction du nord,
puis empruntons la Caves road, plus proche du littoral. Entre le Cap Leeuwin et le Cap
Naturaliste de nombreuses grottes existent dans cette grande barre de terrains calcaires. Nous
passons devant la Jewel cave à 10h 30, au moment même où une visite commence. Pour 25 $
nous allons faire un kilomètre de parcours souterrain, avec tout ce qu’il y a de plus classique
dans le genre, sous la direction
d’une jeune guide qui parle bien le
français. C’est la deuxième
personne aujourd’hui, et c’est
tellement rare qu’il faut le
mentionner.
Lorsque
nous
ressortons à l’air libre, il pleut
faiblement,
mais
avec
des
alternances de soleil. Nous sommes
dans le parc national LeeuwinNaturaliste, et une route nous
permet d'aller faire un tour sur le
littoral vide de Hamelin, belle plage
bordée d’immenses dunes, mais le
192
vent nous empêche d’aller y marcher. C’est notre première plage de l’Océan Indien cette
année.
C’est aussi dans ce parc que se trouve la grande forêt de Bornalup : pendant une demi
heure nous allons y faire un tour en voiture par une très jolie piste, qui nous permet de côtoyer
à nouveau des milliers d’arbres géants. C’est dans cette forêt que nous pique niquons, sur un
gros tronc d’arbre rouge, très humide. A Lake Cave, nous allons visiter le musée, très bien
fait, mais il y a peu de fossiles. Notre allure est assez lente encore car nous faisons de
fréquents arrêts pour regarder et écouter ces grandes forêts. A Yallingup nous allons sur une
magnifique plage de sable blanc, considérée comme un excellent site pour le surf. Mais le
temps couvert et le vent violent ne nous permettent pas de l’apprécier, et seules les grandes
dunes garnies de buissons et d’arômes sauvages, qui forment de gros bouquets, constituent
l’unique souvenir de ce rapide passage. A partir de cet endroit nous sortons de cette forêt de
karris gigantesques que nous avons traversée tout le temps. A Dunsborough des premiers
élevages apparaissent, dont un de cerfs, le paysage est plus ouvert et nous croisons deux
camions chargés de bovins.
Mais nous continuons à prendre du retard et nous sommes obligés de renoncer à aller au
Cap Naturaliste, il n’y avait pourtant que treize petits kilomètres à faire, il est presque 16h et
la nuit tombe trop vite dans cet hiver austral. Nous aurons toujours un petit regret de ne pas
avoir décidé de nous y rendre, mais cette réflexion est facile dans la quiétude de l’écriture,
longtemps après, sur l’instant c’est un choix sans doute raisonnable. La route suit alors la baie
du Géographe jusqu’à Busselton, une assez grande ville très animée, où nous nous perdons un
peu dans le recherche du Tourist info, puis ensuite dans celle de la route n° 10, ce qui nous
oblige à longer au plus près la côte, et nous permet aussi de passer dans les nouveaux
lotissements de Port Géographe, où bien sûr j’ai droit à une photo. D’autres lotissements sont
aussi en construction, est-ce pour le tourisme ? Nous voyons aussi à plusieurs reprises des
portraits de Bonaparte, qui avait été à l’origine de l’expédition du navire le Géographe, au
début du XIX° siècle.
Nous réussissons finalement à rejoindre la route n° 10 sur laquelle la circulation est
difficile, à cause de la pluie et des camions. Par Capel nous arrivons à Bunburry à 16h 45,
avec une impression brutale de retour dans des pays surpeuplés. Là aussi Christiane et Florent
vont au Tourist Info pour trouver un plan de Perth, et tenter de se rappeler où se trouve le
Pacific Motel, où nous avions dormi deux ans auparavant, et dont le nom nous est revenu en
mémoire. A la sortie nord de Bunburry nous retrouvons la n° 1, au moment où la nuit
commence à arriver sur un ciel noir de nuages bas. Nous sommes encore à cent soixante dixsept kilomètres de Perth. La pluie se met à
tomber très fort un peu plus loin, et nous
remarquons tout de suite que les gens
conduisent plus vite, et n’hésitent pas à
passer à toute allure lorsque c’est leur droit.
A Australind il pleut des cordes, alors qu’au
loin l’horizon est découvert, et notre nuage de
pluie, au-dessus de notre tête, paraît tout
rouge. Nous avons l’impression d’être à la
limite entre pluie et soleil rasant à l’ouest.
Puis le soleil couchant nous éclaire vivement,
alors que la pluie est battante autour de nous.
Le paysage est très cultivé mais de très beaux
arbres subsistent. Il pleut si fort que les
voitures se tiennent à une centaine de mètres
les unes des autres, car l’eau jaillit de partout
193
sur cette grande route à demi inondée. A travers tout cela nous reculons de deux ans, et nous
nous retrouvons dans les mêmes conditions météorologiques et routières.
A 18h il fait nuit noire lorsque nous arrivons à Mandurah, à soixante dix-neuf kilomètres
de Perth, et la pluie s’arrête brusquement. Nous circulons sur une véritable autoroute bordée
de terres à vendre pour lotissements. A partir de Kwina nous longeons beaucoup d’usines, de
dépôts de carburant vivement éclairés et la circulation augmente. Nous suivons ce grand
mouvement sans vraiment savoir où nous nous trouvons, car aucun nom de lieu n’apparaît.
Un seul panneau sort tout à coup de la nuit : Perth, trente quatre kilomètres. La fin du
parcours est pénible car c’est sans doute la plus mauvaise heure pour circuler en périphérie de
ville : il y a deux ans nous étions arrivés de même à Perth sous la pluie et de nuit. La pluie
s’est atténuée, mais des milliers de phares qui sortent de la ville nous éblouissent, symboles de
retour à la civilisation urbaine.
Nous voici enfin en ville où nous avons beaucoup de peine à retrouver la Harold street.
Une fois sur place on ne sait plus dans quel sens se trouve le motel Pacific. La circulation est
très dense et à deux reprises je manque de percuter une voiture en me trompant de sens sur
Harold street et sur une rue avoisinante. Nous sommes épuisés car les gens conduisent trop
vite ici, et forts de leur bon droit ils ne se soucient pas des réactions des autres. En France au
moins, les gens n’ayant aucune confiance dans les réactions des autres font paradoxalement
beaucoup plus attention. Enfin le motel ! Nous le reconnaissons tous les trois en même temps.
Déception cependant, ce n’est plus notre vieux couple sympathique qui le gère, ils ont tous
deux pris leur retraite et vivent maintenant en Nouvelle Zélande. Il ne faudrait jamais revenir
dans des lieux où nous avons éprouvé des émotions, car c’est trop souvent la déception, et
rien n’est jamais comme avant, ou peut-être comme le souvenir l’a conservé ! Les nouveaux
propriétaires sont très près de leurs sous, ils veulent absolument que nous prenions deux
chambres ! Florent se contentera d’un petit lit pliant, mais il préfère être avec nous et notre
portefeuille aussi. Nous payons 65 $ pour la nuit. Il y a deux ans c’était notre premier contact
avec l’Australie, et tout nous renvoie à ces instants de découverte, accompagnés de Frédéric
présent partout ici.
Après avoir rangé nos affaires nous repartons en auto, avec beaucoup de courage, dans
Beaufort street, cette longue rue qui mène à la gare. Nous mangeons dans un Hungry Jack.
Tout ici est cadenassé. Le quartier craint-il ? Nous n’avons pas le courage d’attendre pour
voir ! Vers 20h 30 nous sommes de retour au motel et regardons quelques instants la
télévision, mais le lit est bien dur et les voisins bruyants.
Florent se réveille tôt, il ne peut plus
tenir en place dans son petit lit et à 6h
30 il va prendre sa douche. Pour notre
part les préparatifs sont également
rapides après le petit déjeuner. Nous
sommes au troisième étage et avons
une petite vue sur le quartier qui
entoure le motel, et cela nous replonge
dans un passé proche, qui était notre
premier coup d’œ il sur l’Australie.
Tout nous revient très vite avec le beau
temps qui règne sur Perth : la Walcott
street qui monte légèrement, dont nous
reconnaissons tous les immeubles et groupes scolaires, puis la Beaufort street et ses multiples
activités, qui nous mène jusqu’à la gare et au parking que nous connaissons déjà. C’est donc
l’éternel retour. Le gardien a l’accent italien et nous fait payer 6 $ pour la journée. Il y a deux
194
ans il avait l’accent français et cela coûtait un dollar de moins. A 9h, après avoir traversé la
gare et les passerelles qui la surplombent, nous sommes au centre de la ville. Nous allons y
rester jusqu’à 17h !
Le temps, un peu couvert au début, va ensuite se dégager, et ce retour s’effectue pour nous
sous un soleil splendide. Il faut dire aussi que depuis Adélaïde nous avons été sevrés de
grandes villes, et que c’est avec une certaine joie que nous retrouvons Hay street mall et ses
rues adjacentes. Nous ressentons aussi un grand plaisir à revenir dans des lieux qui ont été les
premiers que nous avons découverts sur cette terre d’Australie : les rues, les façades
d’immeubles, les nombreux magasins, qui sont toujours à la même place, même le Body shop,
antinucléaire il y a deux ans, a trouvé un look plus classique. Tout cela a déjà pour nous une
histoire. Aussi la matinée va-t-elle se passer en séparations et retrouvailles pour une visite
éparpillée, où chacun retrouve ses propres émotions de juillet 95, qu’il n’est pas nécessaire de
décrire. Un peu avant midi nous mangeons chinois et turc dans le grand food court d’une
galerie centrale. Florent a retrouvé des Time Zone, il est donc perdu pour nous. De notre côté
nous faisons le plein en pulls, sweets, cadeaux divers. J’écris des cartes assis sur un banc, en
plein soleil, en écoutant de la musique.
Vers 13h nous sommes tellement chargés en paquets, que je me dévoue pour tout ramener
à l’auto, sous l’extraordinaire panorama de la ville ensoleillée. Cela me permet d’engager une
longue conversation avec le gardien. Il m’apprend que le jeune français qui tenait sa place il y
a deux ans a fait son chemin en Australie, où il vit toujours ( ce serait bien de le rencontrer et
de voir comment se porte son anglais ! ). Les propriétaires de l’Escargot ont quitté le quartier
et ont ouvert un restaurant plus grand ailleurs dans Perth, à sa place se trouve un restaurant
chinois, même si le mot « L’Escargot » est toujours peint sur le grand mur qui domine le
parking. Que le monde est petit ! J’ai l’impression de lui parler d’amis très chers ! Cet homme
a l’air heureux de causer avec moi, je comprends très bien son anglais, et le mien ne semble
pas lui poser de problème, c’est bien la première fois que j’éprouve ce sentiment de
réciprocité. Il m’explique qu’il n’est plus retourné en Italie depuis vingt ans faute d’argent,
que toute sa famille vit dans la région des Pouilles, et qu’il conserve toujours l’espoir d’y
retourner, malgré son âge. Je le sens triste lorsque je lui dis que nous allons souvent en Italie,
et que nous habitons tout près de ce pays que nous aimons. C’est un long moment émouvant,
une Australie qui n’est pas tout à fait l’Australie, et que nous pourrions retrouver, identique à
elle-même, sous de nombreux autres cieux.
Je ne suis de retour au centre que vers 14h 30 pour de nouveaux achats, en particulier nous
nous payons chacun un pull australien en laine de toutes les couleurs, et en motifs qui font un
peu penser à des dessins aborigènes. Je retrouve aussi le magasin de timbres poste que nous
195
avions repéré il y a deux ans, et j’obtiens des renseignements intéressants sur la valeur des
vieux timbres d’Australie que je possède, et que je regrette de ne pas avoir pris avec moi. Vers
17h nous retrouvons Florent qui a déjà dépensé deux cents francs en jeux dans les Time Zone,
et qui préfère en rester là, puis l’auto, et par Beaufort street nous sommes de retour très vite au
Pacific Motel. Avec Christiane nous nous lançons dans une lessive car la salle pour le lavage
et le séchage est bien organisée. Nous prenons aussi le temps pour faire le point, regarder les
cartes, ranger nos affaires, car demain nous nous lançons dans une autre Australie. Maintenant
que nous connaissons bien le quartier je vais avec Florent à pied acheter des sandwiches et
des frites sur Beaufort street. Nous mangeons ensuite tranquillement, du haut de notre
troisième étage, avec la même petite vue sur Perth, et le même panorama indiscret sur
quelques maisons individuelles en contrebas, avec leurs petits jardins assez pauvres et leurs
arbres sans feuilles.
196
SEA, SAND AND SUN : MER ET PLAGES DE L’OUEST
Notre seconde nuit au Pacific Motel, la cinquième en fait dans cet établissement entre nos
deux voyages, a été correcte sauf pour Florent, vraiment à l’étroit sur son petit lit pliant. Mais
il est courageux et a même refusé avec grandeur l’offre qui était la mienne de prendre sa
place, formulée il est vrai du bout des lèvres ! Heureusement pour compenser l’étroitesse des
lieux les douches sont excellentes et le petit déjeuner aussi, car nous ne manquons de rien. A
8h nous sommes complètement prêts, la voiture est chargée au même endroit qu’il y a deux
ans, et nous nous fendons même d’une photo. Nostalgie ! Nostalgie !
Nous éprouvons d’ailleurs des sentiments identiques, lorsque nous nous retrouvons dans
Perth, à la recherche de la sortie nord de la ville. Nous avons en effet brusquement
l’impression de nous trouver projetés deux ans en arrière, lorsque nous cherchions le parc des
koalas, la route de Wave rock ou celle des Pinnacles. La Swan river est toujours aussi calme
et large et le point de vue sur la city aussi impressionnant par sa mesure et sa modernité. La
météorologie nous a pour une fois facilité les choses dans cette ville, car aujourd’hui cela n’a
rien à voir avec l’angoisse de l’arrivée une nuit sous la pluie, avec des camions et des voitures
partout autour de nous. C’est en effet un grand jour de soleil, et nous trouvons facilement la
sortie nord de la ville, celle-là même que nous avions déjà empruntée, par de grandes et larges
routes. Notre au revoir à Perth est donc complet : la gare, notre parking, les cohortes de gens
bien habillés qui courent pour rejoindre la passerelle qui mène au centre, les grands jardins
extérieurs à la city, puis des banlieues, celle de Guilford assez peuplée avec un habitat de
maisons individuelles ou de petits immeubles, celle de Midland beaucoup plus industrielle et
commerciale. La route, par Upper Swan et Bullsbrook, traverse de riches terroirs agricoles, en
partie consacrés à la vigne et aux arbres fruitiers.
A Moondyne notre grande route se scinde en deux : la 95 se dirige directement sur Port
Hedland par l’intérieur, c’est la Great Northern Highway, et la 1, que nous utilisons, prend la
direction… .de Port Hedland, mais en passant par le littoral, c’est la Brand Highway. Elle va
devenir après Geraldton la North West Coastal Highway, qui rejoint la Great Northern
Highway à Port Hedland. Cette dernière se poursuit seule jusqu’à l’extrême nord de
l’Australie Occidentale après avoir contourné, ou traversé, les massifs des Pilbara et des
Kimberley, et le Grand Désert de Sable. A cet endroit ultime elle devient la Victoria Highway
qui traverse les Territoires du Nord jusqu’à sa rencontre avec la Stuart Highway, à Katherine.
C’est un peu compliqué comme terminologie, mais dans le fond c’est extrêmement simple,
car le pas que nous avons franchi ce matin en nous lançant sur la Brand highway, sans espoir
de retour, nous condamne – ce mot n’étant pas pris dans un sens péjoratif – à un périple de
plusieurs milliers de kilomètres, sur une route unique dont les noms vont varier, nous
éloignant toujours plus des grands centres urbains du sud-est, nous entraînant aussi dans des
solitudes de plus en plus vastes et des milieux nouveaux, entrés parfois récemment dans la
mouvance de l’économie moderne australienne, avec des densités kilométriques d’une
extrême faiblesse.
En fonction des centres d’intérêt, mais aussi de la qualité des pistes rencontrées, des
itinéraires secondaires se grefferont parfois sur ce grand arc de cercle. Mais aujourd’hui, en
entamant cette longue marche, nous ne savons absolument pas combien de jours elle nous
demandera jusqu’à Katherine. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est que nous sommes
le jeudi 31 juillet, et que notre billet d’avion est valable pour le 28 août, en début d’aprèsmidi, à Adélaïde. Nous disposons donc de vingt-neuf jours pour rejoindre Katherine et
emprunter ensuite la Stuart Highway sur toute sa longueur pour la traversée complète de
l’Australie du nord au sud. Est-ce suffisant pour un périple de l’ordre de la dizaine de milliers
de kilomètres ? De plus nous ignorons tout de l’état des routes, des conditions de circulation,
et des visites possibles. Bien sûr dans ce dernier domaine nous n’allons pas complètement à
197
l’aveuglette car nous avons repéré un certain nombre de visites non seulement possibles mais
obligatoires. Mais d’autres peuvent apparaître en cours de route, et nous pouvons toujours
passer davantage de temps que prévu en un point donné. Aussi décidons-nous de laisser libre
cours à notre fantaisie, de ne rien réserver à l’avance, ni motel, ni excursion, afin de ne pas
être prisonnier d’une erreur de choix. Cela nous arrivera une fois dans les Kimberley, et sera
une bonne leçon pour nous. Au bout du compte nous apprécierons beaucoup cette grande
liberté, continuation de presque toutes nos expériences en la matière.
Nous voici donc de retour sur cette mythique Number One, cette route qui fait le tour de
l’Australie. Nous connaissons déjà cette portion, puisqu’en 95 nous l’avions empruntée sur
plus de deux cents kilomètres pour aller au parc national de Namburg. Dire que nous
reconnaissons quelque chose serait présomptueux, car les paysages vus de voiture sont
fugitivement entrevus. Nous remarquons tout d’abord l’importance d’une grande région de
vignoble, où les grands échalas sont disposés de façon curieuse avec une inclinaison de
quarante-cinq degrés. Ce sont ensuite des élevages de bovins et des arbres fruitiers, sans
pouvoir savoir si ce paysage cultivé dépasse les bordures de la route. Est-ce une illusion du
voyage qui nous fait ainsi croire que ce que nous voyons linéairement concerne tout un
espace, qu’il nous est impossible d’envisager dans sa totalité ? Réflexion un peu pessimiste,
car elle remet en cause le type de voyage lui-même. Notre vie est trop courte pour penser tout
embrasser, pour sortir partout des sentiers battus, flairer la moindre piste pour l’intégrer dans
un ensemble. Nous ne serons toujours que de modestes voyageurs : un an, deux ans
d’Australie nous donneraient sans doute une vision différente des choses. Restons donc
comme nos regards, incapables de capter toutes les diversités d’un monde, et soyons modestes
sur la vision réelle de ce qui nous entoure.
A Gingin nous faisons le même arrêt que
deux ans plus tôt pour poster nos cartes,
dans ce même bâtiment ensoleillé entouré
d’eucalyptus. La route est large ensuite,
désormais il n’y a plus de fermes, mais une
végétation d’un type nouveau sous un ciel
splendide. Nous nous arrêtons à plusieurs
reprises pour ramasser et photographier des
banksias, il y en a partout sur les bas-côtés,
sortes de petits arbustes garnis de leurs
grosses fleurs jaunes, qui ressemblent un
peu à de grosses pommes de pin ouvertes.
Nous ne croisons que peu d’autres
véhicules, de temps en temps un camion,
rarement un road train. Nous devons nous
habituer à cette nouvelle géographie de
l’Australie, qui juxtapose des points de
peuplement et de mise en valeur dans un immense espace à peu près vide. Pendant toutes les
semaines qui vont suivre, nous passerons ainsi, sans aucune transition, de la solitude du bush
au sens large à des colonisations originales, de nature souvent différentes. Au fur et à mesure
que nous allons vers le nord, nous remarquons que le paysage se fait de plus en plus sec, il n’y
a plus de très grands arbres, mais des arbustes aux feuilles persistantes. De nombreux parcs,
nationaux ou d’Etat, jalonnent aussi cet itinéraire : Moore river, Badgingarra, Lesueur,
Alexander Mossisson… il y en a peut-être trop, et nous finissons par ne plus savoir la
spécificité de chacun. A la Cataby Roadhouse nous faisons un petit arrêt pour boire un café et
admirer certains animaux exposés en cage. Comme toutes les roadhouse, elle est située sur un
point statégique, ici c’est une jonction avec Moora et une région agricole de l’intérieur. Nous
198
hésitons beaucoup à nous y rendre, et nous réalisons que nous avons commis une erreur ce
matin : nous aurions dû emprunter la Great Northern highway pour passer visiter les
installations très isolées de la communauté bénédictine de New Norcia, installée là depuis
1846, et revenir par Moora jusqu’ici. Mais nous continuons, tant pis pour les émules
d’Umberto Eco et les mystères ressuscités du « Nom de la Rose ».
Nous avons fait à ce
moment là trois heures de
voiture et presque deux cents
kilomètres. La portion de
route qui suit, et qui par
Badgingarra
mène
à
l’embranchement de la route
de Jurien, qui avait été notre
point ultime en 95, ne
présente pas de paysages
bien différents, même si
parfois commencent à apparaître des plantes grasses, qui ressemblent à de petits palmiers.
Passé le panneau qui indique le parc de Namburg et les Pinnacles, nous entrons dans
l’inconnu. En 95 notre voiture ne nous avait pas menés au-delà. Nous ne voyons ni ferme ni
habitation d’une autre nature, ce sont des paysages de buissons bas, plus secs, entrecoupés
parfois de quelques prairies. Vers midi nous arrivons à la Halfway Hill roadhouse, au sud
d’Eneabba, où en une demi-heure nous mangeons d’originaux « eggs and becon burgers », le
café étant gratuit pour les conducteurs. Nous en avons d’ailleurs besoin car pendant les deux
heures qui suivent la route est monotone et traverse une grande plaine avant de rejoindre un
littoral plat et vide à Dongara, et continuer sur Geraldton.
Il est 14h 30. Nous avons déjà parcouru quatre cent cinquante kilomètres. Il est temps de
faire un stop dans cette petite ville de vingt cinq mille habitants, véritable capitale du
Midwest. Nous allons y rester une heure et demi. La ville est assez animée et nous
remarquons pour la première fois que beaucoup d’automobilistes sont des couples de retraités,
souvent avec des 4x4 et tout un arsenal de pêche. Au Tourist info beaucoup de monde et des
femmes affables qui nous donnent de bons conseils : de faire très attention aux kangourous,
trois accidents ont eu lieu hier, dont un mortel ( pour l’automobiliste bien sûr, la mort du
kangourou est sous-entendue ), de réserver pour ce soir dans une roadhouse car c’est la fin du
mois et il y a davantage de circulation ce jour là, de faire le plus souvent possible le plein
d’essence. Nous allons ensuite marcher en ville, faire des courses dans un Coles, et je vais
même tout seul jeter un coup d’œ il au musée, qui renferme les restes de quelques navires
hollandais qui firent naufrage sur la côte ouest de l’Australie entre le XVI° et le XVIII°
siècles. La chose peut paraître curieuse, mais ces navires suivaient le Tropique depuis la
Colonie du Cap, ou se laissaient porter par les alizés depuis le Golfe d’Aden, et, dans un cas
comme dans l’autre, aboutissaient sur cette côte sauvage et vide de la terra Australis, qu’ils
remontaient en cabotant jusqu’en Insulinde et Batavia.
A 16h nous en savons assez de cette petite ville et nous prenons le départ, il nous faudra
deux heures trente pour parvenir, deux cent quarante kilomètres plus au nord, à la Wannoo
Billabong roadhouse. Mon commentaire enregistré au fur et à mesure dans l’auto en
conduisant reflète assez bien nos sentiments sur la région traversée. Le voici, à peu près
fidèlement trancrit. « Nous entrons dans une région où il n’y a plus grand monde, à savoir
deux roadhouse et le parc national de Kalbarri sur plus de deux cents kilomètres. Paysage de
collines un peu cultivées au nord de Geraldton, puis des vallons assez verts dans la région de
Northampton. La grandeur de ce pays est vraiment effrayante, il est 17h, nous roulons vers le
nord à travers un paysage d’une grande beauté : des fleurs multicolores partout, des petits
199
palmiers nains, très peu de grands arbres. Un panneau nous indique que la Wannoo Billabong
est encore à cent quarante trois kilomètres. Brusquement une usine à viande, avec des
centaines de bovins, puis plus rien. Les rares personnes en voiture nous saluent de nouveau
lorsque nous les croisons. La plupart sont des personnes âgées et beaucoup tirent une caravane
ou un bateau. J’en ai vu un tout à l’heure qui avait les deux ( le bateau était sur le toit de sa
4x4 ). A Djana embranchement de la route du parc de Kalbarri, il paraît que la côte y est très
belle, mais ce ne peut pas être pour nous quelque chose de prioritaire, car il nous faudrait
revenir sur nos pas. La route est magnifiquement recouverte et bien marquée, et nous faisons
tous la réflexion que les journées se rallongent. Un peu avant Eurady nous venons d’avoir un
point haut, nous permettant d’entrevoir une platitude à perte de vue avec des couleurs
différentes : un peu de luzerne, beaucoup de blé, mais aucune ferme sur l’horizon. Je crois que
d’après la carte la zone de culture établie sur une centaine de kilomètres vers l’intérieur des
terres depuis la région de Perth, doit prendre fin maintenant. Voici le panneau BB ( comme
Billabong ) cent kilomètres. Il n’y a plus d’agriculture mais énormément de fleurs sur les bascôtés, et les banksias ont disparu, remplacés par des mulgas ( acacias et mimosas ). Parfois de
grands arbres isolés sur une terre plus rouge, mais ils ne ressemblent pas depuis l’auto à des
eucalyptus,. A 17h 45 nous voyons encore très convenablement. A 18h nous entrons dans la
région de Gascoyne, nous passons des cattlegird vers Nerren Nerren, preuve d’élevages.
J’accélère car la nuit tombe vite, heureusement je n’ai pas vu un seul kangourou vivant sur
cette longue ligne droite. A 18h 30 nous arrivons à la Wannoo Billabong roadhouse : une
station d’essence de la Shell et un hôtel-motel. Six cent soixante-dix neuf kilomètres au
compteur quotidien ».
Nous voici donc de nouveau dans
une roadhouse, mais à la différence
de celles du Nullarbor, qui étaient
presque toutes vides, celle-ci est
complète, et nous ne regrettons pas
d’avoir réservé depuis Geraldton,
même si c’est loin d’être le grand
luxe. Pour 55 $ nous avons une petite
« cabine » en bout de bâtiment
préfabriqué, à côté d’une citerne à
eau en tôle qui récolte les eaux de
pluie, et au beau milieu d’un espace
de latérite rouge qui colle partout. L’intérieur de la « cabin » est un peu « simple », et Florent
est obligé de dormir sur un petit lit de secours qu’on a bien voulu lui apporter. A l’intérieur de
la roadhouse l’atmosphère est très sympathique, beaucoup de gens discutent en buvant des
bières, nous on boit des bières sans discuter, mais on joue au billard, on mange un beef et des
frites, et on regarde même les informations télévisées avec d’autres personnes. Nous avons la
bizarre impression de nous retrouver sur un grand bateau, au milieu de l’océan du bush, en
compagnie d’autres voyageurs, qui font avec nous cette longue traversée.
Avons-nous vécu une navigation nocturne ? Il y avait un monde fou sur le pont hier au
soir, et nous n’avons pas regretté notre coup de téléphone pour la réservation. Plusieurs
personnes ont couché dans des voitures semble-t-il. Il a aussi plu assez souvent cette nuit et au
réveil le temps est très couvert. Nous sommes très vite prêts car il n’y a pas moyen de se faire
du thé ou du café dans la « cabin », nous allons donc en boire au restaurant avant de nous
retrouver, bien avant 8h sur la North West Coastal Highway. Le paysage ressemble beaucoup
au bush central, mais en moins sec cependant : des bouquets d’arbres pas très hauts, et des
buissons de toutes formes. De nombreuses fleurs garnissent les parties les plus plates. La
200
route est très droite et les seuls animaux visibles sont des émeus, il est peut-être trop tôt. A 8h
12, heure de la caméra, nous sommes témoins d’un spectacle pénible : un gros kangourou est
mort sur la route, un autre, de la même taille, blessé à deux pattes et à la tête, tente de se
déplacer autour du corps du premier. Mais il vacille chaque fois qu’il tente de le faire. Mais
nous ne pouvons rien pour lui et nous sommes retournés. Nous pensons, Christiane et moi, au
renne de notre jeunesse, heurté par le petit train où nous nous trouvions, en Laponie suédoise,
et que le conducteur avait été achever pour lui éviter une pénible agonie. C’était en juillet
1962. Ici, les deux animaux ont dû être heurtés il y a peu de temps sans doute. Fort
heureusement la beauté du paysage nous change les idées, et nous faisons même un long arrêt
plus loin tellement les fleurs sont belles de part et d’autre de la route : elles se détachent sur
un sol rouge et sableux, et il y en a des milliers, de toutes formes et de toutes couleurs.
A 8h 40 nous arrivons à la roadhouse d’Overlander, qui nous avait été déconseillée au
Tourist info de Geraldton pour des raisons de sécurité. Elle semble pourtant bien calme ! Estce la présence, non loin d’un village d’aborigènes, ou des préoccupations de nature plus
mercantiles, qui ont été à l’origine de ce « conseil » ? C’est en tous cas à cet endroit que nous
allons faire notre première boucle à partir de la route principale. Elle est prévue depuis fort
longtemps, et nous la considérons comme un élément fondamental de notre voyage. Il y a
deux ans nous avions même eu la naïveté de penser pouvoir y venir en deux jours pour un
aller-retour depuis Perth ! Nous entrons en effet dans le vaste espace de Shark bay, inscrit en
totalité sur la liste du patrimoine mondial. C’est ici que se manifesta le premier européen dans
cet immense continent : en 1616 le Hollandais Dirk Hartog explora la grande île toute plate
qui porte son nom, et sur laquelle
nous avions posé notre premier
regard sur l’Australie en 95,
depuis
dix
mille
mètres
d’altitude. Aujourd’hui c’est au
ras du sol, par un temps gris, et
sur une route étroite mais
roulante, que nous pénétrons
dans cette région, avec l’intention
d’y passer la journée.
La visite débute par un
paysage très nouveau : beaucoup
de
petits
buissons
hémisphériques, aucun arbre, un
sol rouge et sableux, recouvert par plaques d’admirables parterres de fleurs. Nous longeons au
sud, puis à l’ouest la vaste baie aux eaux claires d’Hamelin pool, laissant pour le retour la
visite aux stromatolithes. Le premier arrêt a lieu à la Shell beach, immense plage constituée
d’une épaisseur de dix mètres de petits coquillages blancs et durs, qui furent même un temps
exploités au bulldozer comme matériaux. C’est tout à fait surprenant, et nous avons beau
creuser avec nos mains, nous n’y trouvons pas un seul grain de sable. Nous y restons un long
moment, et Florent part même très au large dans vingt à trente centimètres d’eau, pour essayer
de voir si cette plage a une fin, mais elle semble se prolonger très loin dans un petit golfe.
Après le lieu-dit de Nanga la route emprunte un étroit corridor de terre entre Hamelin pool
à l’est et l’estuaire de Freycinet à l’ouest ( sans doute le même Freycinet que celui du parc
national côtier visité en Tasmanie ). Des travaux sont réalisés pour construite une grande
barrière grillagée destinée à la sauvegarde de petits rongeurs uniques, en voie de disparition,
qui sont une proie facile pour les renards. La route longe ensuite au plus près le littoral de
l’estuaire de Denham, qui prolonge celui de Freycinet. Au fond, vers l’ouest, nous devinons la
ligne de côte basse de l’île de Dirk Hartog. Dans cette grosse péninsule de Denham le paysage
201
est splendide et tient en trois couleurs : le rouge foncé de la terre, le vert de petits buissons qui
évoquent une sorte de lande, le bleu très pâle de l’eau de mer, prisonnière du grand estuaire.
Nous passons sans nous arrêter à Denham, un petit bourg d’un millier d’âmes, qui est le plus
occidental de toute l’Australie, presque exactement sous le vingt-sixième parallèle.
A 11h 30 nous entrons dans la réserve naturelle de Monkey Mia. Il est nécessaire pour cela
d’avoir un permis qui nous coûte dix dollars. Florent surtout avait beaucoup rêvé aux
dauphins de cette réserve, et des images l’avaient beaucoup marqué. Depuis plusieurs jours il
nous parle souvent de cette visite. La plage est très grande, formée de sable rouge, et quelques
pélicans impassibles nous regardent. D’autres touristes semblent attendre, mais aucun dauphin
à l’horizon. Il pleut légèrement et nous nous abritons sous des paillotes sombre pour attendre.
La pluie redouble, nous allons donc trouver refuge dans le bâtiment de la réserve, où se
trouvent quelques spécialistes. A notre grande
surprise l’une d’entre elles est française. Elle nous
explique que les dauphins sauvages fréquentent cette
plage depuis les années soixante et que des touristes
ont commencé à venir ici depuis 1980. Les dauphins
sont imprévisibles, l’été en particulier il peut
s’écouler plusieurs jours sans qu’ils se manifestent.
Selon elle ils viennent rendre visite aux hommes, elle
nous demande d’être patients, ils sont déjà venus ce
matin et reviendront sans doute aujourd’hui. On
commence donc à acheter des cartes postales et des
dépliants, lorsqu’une vive animation se produit, et
tout le monde se précipite vers la plage. Il est 11h 53
dit notre caméra, et les dauphins sont de retour.
Pendant une heure et demi nous allons ainsi rester
au bord de l’eau, et pour Florent dans l’eau. Une
dizaine de personnes sont également arrivées, dont
plusieurs enfants, et nous allons
assister à un spectacle étonnant. Se
glissant dans l’eau à une grande
vitesse deux dauphins arrivent
jusqu’au bord de la plage, dans trente
à quarante centimètres d’eau. Là ils
ne bougent plus, se mettent
légèrement sur le côté, et semblent
attendre que les hommes viennent
vers eux . Nous filmons et
photographions
beaucoup,
sans
même nous rendre compte qu’il pleut
et que l’eau de mer est très froide.
Pour Florent qui rêvait de se baigner
à côté d’eux, ce ne sera pas pour cette fois ! Mais c’est tout de même tellement exceptionnel.
Les gens sont très disciplinés, ne parlent pas fort, caressent les animaux aux seuls endroits
permis, en évitant complètement les ailerons la queue et la tête. Certains leurs donnent des
poissons. Nous éprouvons une grande émotion en voyant ces grands animaux sauvages se
coucher en toute tranquillité devant des hommes. Si l’allure générale de leur gueule évoque
vaguement un sourire, ce sont surtout leurs yeux qui sont parlants, ils nous observent sans
inquiétude, calmement, puis disparaissent brusquement vers le large. Nous en verrons jusqu’à
quatre ensemble. Vers 13h 15 tous s’éloignent définitivement vers la haute mer. Nous avons
202
l’impression d’avoir vécu un rêve, et d’avoir été en contact avec un autre monde plutôt
sympathique.
Nous mangeons notre poulet rapidement sur une des tables de la plage et retournons à
Denham, où nous nous arrêtons au tourist info et pour faire le plein. Le temps ne nous
encourage guère à rester ici pour aller visiter le parc François Peron, au nord de la péninsule
de Denham, et ses lacs salés circulaires, que nous avions aussi bien aperçus du ciel en 95.
Nous préférons retourner vers le sud et nous consacrer aux stromatolithes. Débarrassés de loa
crainte que nous avions de ne pas voir de dauphins, nous observons plus calmement le
paysage traversé quelques heures auparavant. En de nombreux endroits des formes circulaires,
envahies par de la végétation salicorne, évoquent d’anciens lacs salés, la route en traverse
même plusieurs. Parfois ce sont aussi des mers de fleurs jaunes. Vers 14h nous arrivons au
fond de Hamelin pool, sur le célèbre site des stromatolithes, dont l’existence en ce point est
responsable de l’inscription de Shark bay dans le patrimoine mondial de l’Unesco.
Depuis de nombreux mois nous savons par nos collègues de sciences naturelles du Lycée,
que ce site est exceptionnel, et ils nous ont même demandé de faire des photos et un film, afin
qu’ils puissent les exploiter en classe. A première vue rien ne semble différencier ce littoral,
d’une côte banale, constituée de petits rochers plats. Pourtant cette banalité s’efface devant
l’origine de ces « pierres ». Ce
sont en effet de véritables
organismes
vivants
qui
remontent au précambrien soit
entre trois et trois milliards et
demi
d’années.
Chaque
stromatolithe est recouvert d’une
couche de micro-organismes, qui
ressemblent à des petites algues
bleu-vert, et qui absorbent le
dioxyde de carbone pendant la
photosynthèse diurne. La nuit ils
se rétractent et entraînent avec
eux le calcium et le carbone dissous dans l’eau, ceux-ci précipitent et forment une concrétion
au contact des cellules. L’édifice s’accroît ainsi par addition de couches successives. C’est le
seul endroit de la planète où ils sont facilement accessibles. On en a aussi trouvé dans certains
lacs afghans et canadiens. Avec l’aide d’un grand panneau à vocation pédagogique, nous
faisons un film de plus de vingt-cinq minutes, un quai en bois permettant de les filmer audessus de l’eau. Manque de chance cependant, nous sommes en pleine marée haute, et la
plupart des « organismes » sont recouverts par l’eau. Il nous faudrait attendre six heures pour
les observer plus horizontalement. Il ferait alors nuit, et de toutes façons nous estimons ne pas
avoir le temps.
Il est 16h 30 lorsque nous quittons Hamelin pool et reprenons cette belle route bordée de
fleurs multicolores et d’un bush magnifique. Nous nous arrêtons plusieurs fois pour
photographier des étendues bleues, jaunes ou blanches, et à chaque reprise, nous constatons
que d’autres fleurs, avec d’autres couleurs, apparaissent alors. Et c’est un système sans fin,
car en marchant dans ces grandes étendues, les fleurs se renouvellent sans cesse. Malgré ce
rythme un peu haché, nous sommes assez vite de retour à la route n° 1, et à l’Overlander
roadhouse nous prenons la direction du nord, avec l’intention d’aller jusqu’à Carnarvon, porté
à cent quatre vingt dix neuf kilomètres. La North West Coastal Highway est très droite. Elle
traverse jusqu’au lieu-dit Yaringa de magnifiques régions fleuries, avec un éclairage
splendide du soleil couchant. Après la Wooramel roadhouse, on nous annonce cent trente
kilomètres sans essence. Effectivement ce sera le grand vide : une bonne route sur laquelle
203
nous roulons vite, aucune habitation ni forme d’activité, en dehors
de deux panneaux de « stations » en direction de l’est… .et à
plusieurs dizaines de kilomètres. A 18h nous sommes à soixante
kilomètres de Carnarvon, le soleil vient de se coucher, la route est
excellente, sans kangourous ( sauf les habituels cadavres ). Nous
doublons un très gros road train plein de moutons. Vingt
kilomètres avant cette ville une véritable pluie de moucherons
tombe sur la voiture et s’écrase contre le pare-brise. L’essuieglace est d’une parfaite inefficacité.
La nuit est complètement tombée lorsque nous arrivons à
Carnarvon, petite ville de huit mille habitants à l’embouchure de
la Gascoyne river. A notre grande surprise il y a un monde fou,
très souvent des touristes du troisième âge, en 4x4, tirant souvent
un bateau. Les quatre premiers motels que nous faisons sont
complets ou trop chers pour nous ( 95 $ ). Je refuse un bakpackers
à 11 $ la nuit par personne, et nous ne voulons pas tous les trois
aller dans un autre motel, cadenassé de partout, et entouré
d’Aborigènes un peu ivres et excités. Après bien des tribulations nous trouvons une superchambre dans un Gateway pour 75 $. On peut même téléphoner directement en France à
Denise depuis la chambre. Nous y sommes tellement bien que nous nous mettons devant la
télévision et devant nos guides puis mangeons toute une série de pâtes lyophillisées et des
œ ufs durs. Dehors flotte une tenace odeur de poissons, elle provient sans doute d’un des
nombreux bateaux accrochés à des 4x4 et qui sont devant le motel. Il fait nettement moins
froid, nous avons un peu l’impression que le climat se tropicalise dans notre longue marche
vers le nord !
Pour ce week end du plein cœ ur de l’hiver qui commence ce matin, un coup d’œ il dehors
nous a montré que le temps était splendide. Nous avons donc un très gros moral ce matin, car
nous avons aussi la certitude que nous allons vers des pays plus chauds. Après avoir filmé un
moment l’intérieur de la chambre – où Florent a les yeux rivés sur les informations concernant
un fait divers sur un pont qui s’est effondré – et les environs du motel, notre première ballade
dans Carnarvon concerne la « one mile jetty », sur laquelle venait autrefois un petit train, et
dont l’extrémité est devenu un rendez-vous pour les pêcheurs. Nous tournons ensuite un peu
en rond dans cette ville où beaucoup de magasins sont fermés car nous sommes samedi. Vers
le port des pêcheurs vendent certains produits, et nous achetons pour 17 $ de grosses
crevettes, nous réalisons un peu tard que c’est assez cher. La campagne autour de Carnarvon
est très riche grâce à l’irrigation : cultures maraîchères, fruitières, légumières. Le climat
permet même des cultures tropicales, et nous visitons une ferme productrice de bananes et de
légumes, la Westoby plantation. Nous y
achetons d’excellentes petites bananes. En
sortant de la ville en nous dirigeant vers le
nord, des asiatiques travaillent dans des
grands champs de tomates sur échalas, qui
curieusement sont ramassées vertes. Nous
avons retrouvé notre route numéro 1, et nous
longeons toujours de magnifiques plantations
de pamplemousses, d’oranges, de bananes de
nouveau.
Après la dernière ferme, dix kilomètres
plus au nord, le bush complet reprend ses
204
droits, avec peut-être quelques élevages extensifs. La route est moins bonne, les marques
blanches sur les côtés ont disparu et les « floodway » sont nombreuses. Un magnifique émeu
traverse devant nous après avoir couru à notre hauteur un certain temps. A 11h 30 nous
finissons de longer le grand lac salé MacLeod, et nous arrivons à la Minilya roadhouse, très
isolée. Pendant cent cinquante kilomètres nous n’avons pas vu une seule habitation, seulement
deux ou trois panneaux de stations d’élevage, avec une piste rouge à chaque fois qui doit y
mener. C’est là que se trouve un embranchement en direction d’Exmouth et du Cap Range.
Quelques minutes plus tard nous nous arrêtons sur un immense espace qui sert de parking, le
long d’une rivière asséchée, bordée de grands eucalyptus blancs, pleins d’oiseaux que Florent
part filmer depuis le lit de la rivière. Nous mangeons sous un énorme eucalyptus, non loin de
nous un couple de vieux australiens boivent leur thé assis sur des relax devant leur caravane.
Le calme de ce parking, l'immensité des eucalyptus, la beauté des chants d’oiseaux, la
douceur du sable de la rivière asséchée, le thé de nos voisins, l’agressivité des mouches, tout
cela restera un grand moment. Malheureusement tout est gâché par l’arrivée intempestive de
deux énormes caravanes flambant neuves, qui s’installent côte à côte en face de nous, alors
qu’il y avait de la place partout. Ils sont sûrement Européens ! Fini le calme et la sérénité, ce
sont deux couples d’allemands, assez jeunes, qui parlent très fort. Le charme est rompu. Nous
plions bagage.
Notre décision de quitter la 1 a été prise pendant notre trajet depuis Carnarvon, nous allons
donc faire une deuxième boucle, en direction du North West Cape, ce grand doigt qui écorne
la côte ouest, avant que celle-ci ne s’incurve vers le nord-est. Pour aller jusqu’où ? Nous ne le
savons pas encore, notre but essentiel étant d’aller voir le Ningaloo Reef et ses alentours.
Nous avons conservé un tel souvenir de la Grande Barrière de Corail, que notre envie est
grande d’en voir une semblable, même plus modeste. Le paysage est plus désertique, bien
plus sec que celui traversé entre
Hamelin et Monkey Mia. La
circulation est faible, toujours des
papy et des mamy avec leurs 4x4,
leurs caravanes et leurs petits
bateaux, symboles de cette
fascination que la mer exerce sur
les Australiens. Sur cette route
nous avons vraiment l’impression
d’aller vers un bout du monde. A
12h 54 pile, si l’heure de la
caméra est bonne, nous arrivons
sous le panneau qui indique le
Tropique du Capricorne, à
l’extrémité nord du lac MacLeod. Nous sommes maintenant en shorts et tee-shirts, et pour la
première fois depuis notre départ j’ai mis un peu la climatisation. Il fait d’ailleurs de plus en
plus chaud, et dans une longue descente nous apercevons plusieurs touffes de « desert peas »,
ou « Sturt peas », ces magnifiques fleurs rouges à noyau noir, déjà vues il y a deux ans à
Kings Canyon, au Centre. Nous nous arrêtons, nous asseyons dans le sable pour mieux les
observer, car la délicatesse de cette plante se perçoit dans le détail. D’autres personnes
s’arrêtent aussi pour les regarder, ce sont des néo-zélandais.
Quelques kilomètres plus loin nous sommes à Coral Bay, petit village qui est un des points
d’accès principaux à la Barrière de Corail. C’est le coup de foudre immédiat : la mer est bleu
turquoise, le ciel bleu profond, le sable blanc, il fait très chaud. C’est brusquement l’été qui
fait irruption dans notre voyage, plus encore qu’à Green island ou à Long island il y a deux
ans. Nous sommes sidérés par le monde. Les deux camping affichent complet, nous aurions
205
pu peut-être choisir cette solution de louer une caravane, mais nous tombons très mal avec le
week-end. Que faire ? Nous avons vraiment envie de rester, mais il n’y a qu’un seul hôtel, le
Ningaloo Reef Resort, et il ne lui reste qu’une seule chambre qui nous coûterait 140 $,
presque sept cents francs pour une nuit. C’est trop. Nous renonçons et allons nous asseoir sur
la plage, à deux pas. Il nous suffit de ce contact, de ce vent tiède, de la mer si bleue, pour nous
décider en une dizaine de minutes. Pourvu que la chambre ne soit pas louée ! Elle ne l’est pas,
et nous ne serons pas déçus de notre décision.
C’est un petit appartement tout neuf, au premier étage, avec un grand balcon qui donne sur
des palmiers, sur
une piscine, et à
cinquante mètres
sur la mer et la
plage. Florent est
en extase, que l’on
partage, sans trop
le dire vu le prix,
qui
était
normalement de
160 $ la nuit.
Nous
rangeons
rapidement nos affaires, garons l’auto en-dessous, prenons les maillots et les appareils.
Direction la plage où nous discutons avec le « capitaine » d’une agence de tours en mer. A ce
propos nous avons souvent remarqué la propension des Australiens à s’affubler d’insignes
militaire, celui-ci porte trois barrettes, il n’en est pas pour autant capitaine ! Il nous propose en
tous cas une excursion jusqu’au récif pour 75 $ par personne. Nous trouvons ce prix trop
élevé, et nous lui louons pour aujourd’hui des masques et des tubas. Nous nous baignons,
l’eau est très claire mais froide, c’est d’autant plus sensible qu’à l’extérieur il fait très chaud
sur le sable. Beaucoup de poissons nagent autour de nous, mais ils n’ont pas la diversité de
couleurs de ceux de la côte du Queensland, le corail est très beau et assez profond, il faut pour
l’observer aller assez loin. Nous remarquons aussi que certains poissons sont presque
agressifs lorsque Florent veut leur donner des morceaux de pain. Beaucoup de gens pêchent
depuis le bord de la plage, et nous sommes peu nombreux à nous baigner. Bien rafraîchis nous
partons faire un grand tour dans les dunes. Nous pourrions y marcher pendant des kilomètres
sans nous lasser, car le spectacle est magnifique. Les dunes sont couvertes d’une végétation
dense, parfois de massifs de fleurs, et du sommet de celles qui sont les plus élevées nous
apercevons à quelques centaines de mètres la ligne blanche des vagues, qui viennent se briser
contre les récifs. A la différence de
l’immense Grande Barrière, qui est
très loin de la côte, le Ningaloo
Reef s’étend sur deux cent
soixante kilomètres de long, soit
six fois moins, mais à faible
distance du littoral. On peut donc
l’atteindre en peu de temps, et
avec des bateaux beaucoup plus
petits.
Vers 17h nous sommes de
retour de notre longue marche,
nous rendons le matériel, sans rien
réserver pour le lendemain, et
206
rentrons « chez nous » prendre des douches, admirer la vue depuis le balcon, et s’y faire
photographier pour immortaliser ces instants inattendus. Sortir pour aller sur le sable n’étant
qu’une question de minutes, nous allons faire quelques achats au petit magasin du camping,
puis de nouveau une grande ballade sur cette plage splendide, au sable si agréable. Mille six
cents kilomètres plus au sud il serait impensable de se baigner et de marcher en maillot sur les
grandes plages battues par les vagues du Great Southern, c’est pourtant le même pays, la
même saison. Ici c’est déjà presque le surpeuplement le temps d’un week-end presque estival,
là-bas nous marchions des heures dans le vent froid sans voir âme qui vive. Nous nous
promenons ainsi jusqu’à la tombée de la nuit, avec un soleil rouge splendide qui disparaît
vers l’ouest, de l’autre côté du reef. Au passage nous observons un jeune pêcheur qui attrape
un poisson de plusieurs kilos : il ressemble un peu à une dorade rose, ses dents semblent
coupantes, et ses épines dorsales si dangereuses, que le pêcheur le met à mort à l’aide d’un
grand couteau avec des gestes mesurés.
Notre soirée va être fantastique. Nous mangeons sur notre grande terrasse les crevettes de
Carnarvon, un énorme fish and chips pour Florent, des bières glacées sorties tout droit de la
bottle shop. C’est l’euphorie ici, en-dessous de nous des dizaines de personnes font comme
nous sur leurs terrasses ou dans le snack-bar près de la piscine. Des enfants jouent et partent
en courant vers la plage. Beaucoup de rires et de gens heureux. Nous descendons avec Florent
faire une partie de jeu video, puis il y reste seul. L’atmosphère qui règne ici est celle du plein
cœ ur de l’été. Nous passons une grande partie de la soirée allongés sur nos chaises sur le
balcon, à sentir un vent doux nous caresser et à écouter les vagues, au loin, avec l’impression
d’être en vacances… ..
Dimanche 3 août. Coral Bay. Australie Occidentale. C’est un moment inoubliable, nous
sommes assis sur nos fauteuils de la terrasse, Florent n’est plus qu’un petit point perdu sur
l’immense plage de sable. Le café commence à faire son effet bénéfique et nous sort
lentement d’une formidable nuit. Il fait si doux. Nous marchons pieds nus sur ces carrelages
du balcon et de l’appartement. C’est trop beau, notre esprit chavire. Au diable l’avarice !
Nous prenons la décision de rester le dimanche entier ici, de ne pas toucher l’auto, et de
passer une journée où chacun décidera de ses faits et gestes. Bref de nous payer une sorte de
week end balnéaire ! Au fond, vers le large, la grande vague du reef nous remercie, c’est cette
proximité par rapport à la terre qui est formidable, et qui manque dans la Grande Barrière. A
8h 30, lorsque nous apprenons à Florent, lors de son retour, que nous resterons ici une journée
entière, sa joie est presque émouvante, et il repart tout de suite se promener seul. C’est même
lui en partant qui va dire à l’office que nous occuperons l’appartement une journée de plus.
Plus tard nous réaliserons que l’hôtel est complet parce que c’est dimanche et qu’il fait beau.
La seule question qui nous tarabustera sera d’essayer de savoir de quelles villes ces gens
peuvent-ils venir pour un week-end ? En observant la carte elles ne sont pas légion dans un
vaste rayon de plusieurs centaines de kilomètres.
Ce sera donc une journée très calme et très farniente. Avec Christiane nous allons nous
ballader dans un minuscule centre d’achat avec quelques boutiques et un petit super marché.
Achats classiques : œ ufs, bacon, pain, lait, jus d’orange. Plus tard nous rejoignons Florent sur
la plage, mais le vent est assez fort. Il se baigne un long moment. Nous revenons manger à la
« maison » entre 11h et 12h, en bons français. Cela nous permet de constater que nous
sommes les seuls. Les gens qui couchent ici sont probablement tous à la pêche ou font des
tours en bateaux. En ce qui nous concerne la ballade ne sera pas pour aujourd’hui mais pour
demain, en cherchant mieux nous avons trouvé pour 35 $ par personne une excursion sur le
reef. L’esprit libre nous pouvons alors nous abandonner : Florent regarde la télé, Christiane lit
sur le balcon, je fais la sieste. Tout cela est très inhabituel et ne dure pas. L’appel de la plage
et de la mer est plus fort, nous ressortons, louons des équipements et pendant deux heures
207
allons au bord de l’eau, où nous alternons des séances de repos allongés sur le sable et des
bains associés au spectacle du corail et des poissons, mais pour ces derniers par séquences de
plus en plus courtes. Même si la Grande Barrière était plus belle, il faudrait être très difficile
pour ne pas apprécier Coral Bay.
Après de longues douches très
chaudes chacun fait comme il
l’entend : grandes marches dans les
dunes pour des photos, longues
séquences de lecture de nos éternels
Upfield en buvant du thé, retour des
pêcheurs qui montrent fièrement leurs
prises. Nous voyons, pour une fois,
lentement passer le temps. Vers 18h
après le coucher du soleil que nous
allons admirer du sommet d’une dune,
nous venons manger à nouveau des
fish and chips sur notre terrasse, accompagnés de mayonnaise et de bière. L’atmosphère
d’hier au soir a beaucoup changé, les enfants en vacance ont disparu, et il ne reste pas le quart
de ces tablées animées qui
rendaient l’air si sympathique.
Beaucoup de gens ont rejoint leurs
pénates, ce n’était qu’un week-end
ordinaire et, à coup sûr, nous nous
étions trompé de saison ! La nuit
est maintenant tombée, nous
retournons marcher dans la
fraîcheur du sable. Le vent luimême a changé de sens et nous
apporte des prémisses de violence.
Qu’il est doux le retour dans ce
havre de délicatesse chèrement
payé !
Quelle nuit mes chers aïeux ! A peine nous étionsnous endormis, probablement très tôt, que le vent est
devenu subitement plus brutal, et une pluie violente
s’est abattue sur Coral Bay, presque toute la nuit, avec
en prime une gouttière très bruyante au-dessus de nos
têtes. Une peur nocturne, plutôt fantasme, m’a réveillé à
plusieurs reprises : nous roulons dans un bush très gris
sur un sol rouge, la pluie délave tout, et brusquement la
voiture pénètre dans une profonde rivière, « floodway »
gonflé par les eaux du ciel, elle devient incontrôlable, et
le flot nous entraîne, l’un après l’autre, comme un corps
écartelé qui voit disparaître sa propre substance. Trois
fois, quatre fois, je me réveille dans l’angoisse de celui
qui ne sait plus séparer cette eau de gouttière qui
s’écoule bruyamment, de ces flots assassins du rêvefiction. Vers le matin toutes ces additions d’écoulement
d’eau sous des formes diverses me persuadent, à demi
208
réveillé, que nous allons être coupés du monde, et qu’il nous faudra des jours et des jours,
dans une terre hostile, devenue amphibie, pour retrouver des horizons plus accueillants.
Je ne sais pas comment Christiane et Florent ont passé cette nuit, sans doute n’en parlonsnous pas, mais je suis pour ma part dans un piteux état. Du balcon, sur lequel souffle encore
un air frais, des grandes flaques d’eau manifestent ce combat nocturne, mais le ciel présente
une alternance de gros nuages noirs et de plaques bleues dégagées. Nous décidons donc de
maintenir la ballade prévue en bateau, et après un temps de récupération assez long nous
quittons notre bel appartement, la mort dans l’âme. Il est environ 9h lorsque nous prenons
l’auto, garée au pied de notre escalier. Est-elle surprise que l’on repense à elle ? Au bureau de
tourisme nous allons régler les billets de l’excursion, pour 105 $, faisons quelques courses,
garons l’auto près de l’hôtel, puis nous nous rendons au lieu de rendez-vous, tout d’abord une
petite barque, puis un bateau un peu plus grand, un peu rustique, puisque le seul confort est
constitué par des banquettes. Il n’y a qu’une minuscule salle intérieure pour déposer nos
affaires, nous resterons donc sur le pont, recouvert en partie d’une bâche. Il y a avec nous un
vieux monsieur australien, trois jeunes anglais ( deux filles et un garçon ), trois dames plus
très jeunes de Melbourne, et un couple avec deux enfants, qui sont belges travaillant en
Malaisie. L’équipage est formé de trois hommes, simples et directs. Pendant une heure et
demi nous allons longer la côte vers le nord, puis contourner le reef par une passe étroite et
suivre à quelques centaines de mètres son rebord externe, à petite allure, visiblement à la
recherche de quelque chose. Au bout d’une demi-heure trois baleines se manifestent, dont une
assez près de nous. C’est très différent du calme de la Grande Baie Australienne, car ces
animaux se déplacent très vite, puis plongent pendant plusieurs minutes avant de refaire
surface. Tout l’art de celui qui conduit le bateau est donc de prévoir à quel endroit elles vont
apparaître, et le plus souvent il s’en tire bien, car nous pouvons les apercevoir tout à fait
correctement, à quelques dizaines de mètres parfois. Le manège va durer plus d’une demi
heure, sans que les baleines paraissent se fatiguer, au contraire, nous constatons vers la fin
qu’elles restent dans l’eau de plus en plus longtemps, jusqu’à cinq minutes, et reparaissent
plus loin encore. Le bateau est alors obligé d’aller au plus vite avant qu’elles ne replongent.
La mer est calme, mais sa couleur est très sombre, presque noire, davantage que le ciel très
bas, couvert de gros nuages. Ainsi décrite, elle ne fait absolument pas penser à l’eau limpide
du lagon, c’est un autre monde, le début de la haute mer.
Après cette course épuisante, dont les trois cétacés sortent vainqueurs, nous retournons à
l’intérieur du lagon. Ici la mer est d’un bleu plus clair. L’un des deux marins de pont lance
une ligne et pêche deux grosses bonites, qu’il va débiter en tranches et les donner aux
touristes présents. Il nous en
propose et nous explique que
même si on est à l'hôtel, les
restaurateurs acceptent de les faire
cuire pour 5 $. J’ai de la peine à
imaginer un tel système en France.
Nous tentons de lui expliquer
notre refus, en lui disant que ce
soir nous ne savons pas encore où
nous allons dormir ! Mais il a l’air
de comprendre notre anglais
comme nous nous comprenons le
sien, c’est à dire pas grand chose.
A un moment le bateau se
rapproche du récif, depuis le pont
de pilotage, un peu plus haut, nous
209
voyons plusieurs tortues et deux dugongs. Puis le bateau s’amarre, cinq courageux vont se
baigner avec des masques et des tubas, dont nous trois. Nous allons prendre une dizaine de
photos de ces fonds coralliens et sableux. C’est très beau, mais moins prolifique que dans le
Queensland, autant pour les coraux que pour les poissons. Mais nous avons sans doute mal
commencé en débutant dans ce domaine par la Grande Barrière, elle est exceptionnelle, mais
elle représente pour nous notre seule référence. Nous restons plus d’une demi heure dans
l’eau, le problème étant ensuite pour se changer dans l’exiguïté d’une pièce minuscule.
Le retour se passe en activités diverses : nous mangeons notre pique nique ( pain, chocolat,
fromage, coca ), nous discutons les Belges de Kuala Lumpur ( lui travaille à la construction
du métro ), ils nous donnent de bonnes indications sur les Pilbara et les Bungle Bungle. Nous
parlons un moment aussi avec les anglais, l’un d’entre eux est canadien de Vancouver. Le
retour se fait sous le soleil, qui donne à la mer une couleur turquoise extraordinaire. Quatre
heures après notre départ nous sommes de retour à la plage de Coral Bay, dont nous longeons
les dunes. Avec les onze personnes qui étaient à bord, cette excursion a rapporté presque 400
$ aux trois marins, ce qui est peu pour un si gros bateau. Nous reprenons l’auto et allons nous
changer aux « publics toilets » L’Australie est un pays anglo-saxon, il y a donc des toilettes
partout, souvent avec des douches, et d’une très grande propreté.
Il est 15h lorsque
nous quittons Coral
Bay, trop tard pour
penser
aller
à
Exmouth,
à
l’extrémité du Cap
Range. Une heure
plus
tard
nous
arrivons à la Minilya
roadhouse et à la n° 1 en direction du nord-est. Nous sommes de retour dans le paysage du
bush, après les éblouissements de la mer, du sable et du vent, des coraux. Un beau troupeau
d’émeus sauvages passe près de nous dans un superbe paysage de savane sans arbres. Nous
sentons que beaucoup de choses changent dans la nature.
210
LES ROCHERS ROUGES DU PILBARA :AU PAYS DES COMPAGNY TOWNS
Pour la troisième fois cette année nous franchissons le Tropique, ici dans le sens dud-nord.
Partout autour de nous ce ne sont que des petits arbustes, le sol est très rouge, et déjà
apparaissent quelques termitières, preuve, s’il en est, du passage dans un autre milieu. A ce
moment là nous sommes à cent soixante dix kilomètres de la Nanutara roadhouse où nous
voulons passer la nuit, et il est un peu moins de seize heures. Le paysage devient plat et le
bush bien dégarni : c’est presque toujours une sorte de savane de buissons à deux niveaux,
parsemée parfois de tous petits arbres, avec beaucoup de fleurs. Autre remarque importante :
sur cette route les kangourous morts puent ! C’est sans doute le signe que nous arrivons vers
des pays plus chauds. C’est par ailleurs toujours un vide humain avec une alternance de bush
dénudé et de terre très rouge.
A Winning il n’y a qu’une maison, il est près de 17h, la topographie change : ce sont des
successions de petites collines rouges, couvertes d’arbustes, et qui font un peu penser à des
dunes. Nous sommes inquiets cependant car nous avons oublié de faire le plein, et l’aiguille
de la jauge d’essence baisse vite. Le paysage est de plus en plus curieux, alignements rouges
est-ouest, chapeautés d’arbres et entourés de savane. Les arbres ne dépassent pas deux ou trois
mètres, avec de toutes petites feuilles. Nous nous arrêtons et grimpons sur un de ces
alignements, ce sont bien des dunes de sable rouge alignées ainsi. En dehors de la route
quelques stations d’élevage sont indiquées par des panneaux de bois, à des distances parfois
très grandes. Nous passons notre temps à monter sur des dos de dunes, puis redescendre dans
des sortes de petits bassins de cinq cent mètres de large, pour escalader à nouveau de longues
dunes d’une quinzaine de mètres de hauteur, couvertes d’arbres au sommet. Lorsque nous
parvenons ainsi en haut d’une dune nous apercevons le même paysage, à perte de vue, sans
aucune trace humaine. Deux panneaux, à l’entrée de deux pistes nous indiquent la direction de
la station de Yanrey, à cent trois kilomètres, puis celle de Nyang à quarante trois, avec
l’indication qu’il est possible d’y passer la nuit..
Sinon c’est le vide absolu. Depuis Winning nous n’avons vu qu’une petite construction
avec des capteurs solaires. La géographie se modifie encore, pendant qu’entre nous nous
tirons un bilan de cette première partie de notre voyage, car nous sommes exactement à la
moitié de notre séjour en Australie. Nous arrivons sans doute dans les premiers contreforts des
Hamersley Ranges, de couleur rouge et orientés est-ouest. Ce ne sont pas de grandes
montagnes, mais des alignements d'une centaine de mètres de hauteur, autour desquels tourne
la route. Vers 17h 30 apparaissent de grandes mesas, plus imposantes, avec des versants
d’éboulis de roches rouges. Un grand kangourou roux nous regarde passer, mais comme nous
l’avions repéré d’assez loin, j’ai eu le temps de réduire ma vitesse. On ne sait jamais !
Nous avons ensuite l’impression que la route grimpe insensiblement, à travers un paysage
de mamelons, qui évoque une structure ancienne. Au moment où la nuit arrive nous sommes
dans une zone de végétation herbeuse jaunie et de bosquets d’arbres très espacés. Il n’y a
pratiquement pas de circulation, sauf tout à coup deux road trains immenses, qui ne circulent
pas vite sur cette route perpendiculaire au réseau hydrographique. Beaucoup de panneaux
floodway et de double mètres en rendent compte. En plusieurs endroits, le lit de la rivière
arrive exactement à hauteur de la route. Il fait de moins en moins clair, et assez brusquement
nous tombons sur un véritable cimetière de kangourous au bord de la route, dans un paysage
de très belles dunes rouges, avec en arrière-plan deux ghost-gum magnifiques et une grande
montagne. A vingt kilomètres de Nanutarra ( NT ) nous devinons un grand inselberg, sorte
d’Uluru sans couleur. Plus loin, sur l’horizon, d’autres massifs apparaissent sur le ciel sombre.
A 18h nous sommes enfin à la roadhouse de Nanutarra, exactement située à la bifurcation
entre la n° 1 et l’unique route qui mène vers le cœ ur du massif des Pilbara et des Hamersley
Ranges. Dans un vaste rayon de trois cents kilomètres dans toutes les directions, il n’y a que
211
quelques stations de bétails et trois roadhouses. A notre grande surprise celle dans laquelle
nous venons d’entrer est presque complète : des gens partout, surtout des campeurs ou des
gens en caravane ou camping-car. Nous sommes très heureux de trouver une cabine, très
fruste, mais qui va nous permettre de passer une nuit pour 40 $. Nous avons juste la place
pour notre lit et un matelas d’une propreté douteuse pour Florent. Cela nous change de la
douceur de vivre d’hier : nous sommes au cœ ur du bush et tout ici respire un peu le
provisoire. Pour atteindre les toilettes, la douche et les lavabos il faut traverser une grande
étendue de boue rouge, collante, dont la couleur se retrouve partout, à la base de tous les
bâtiments préfabriqués battus par la pluie, sur toutes les voitures, aux chaussures de tout le
monde. Et il y en a du monde ! En face de nous, le camping étant plein, on a installé des
voitures et des camping-car dans lesquels les gens vont dormir, serrés les uns contre les
autres.
Mais nous n’éprouvons aucun sentiment de rejet de ces conditions inhabituelles, bien au
contraire ! Nous avons l’impression de vivre une grande aventure, isolés sur les contreforts
montagneux du massif le plus sauvage d’Australie avec celui des Kimberley. Rien, dans les
Pilbara, ne peut être comparé aux autres régions de ce vaste pays que nous connaissons.
Même si les populations aborigènes sont très anciennes dans cet espace, l’intégration de ce
grand massif à l’Australie est récente, et doit son existence à la présence dans son sous-sol de
fabuleuses richesses minérales. Même si quelques éleveurs blancs ont précédé l’arrivée des
géologues et des mineurs, les Pilbara sont avant tout le pays des « compagny towns » : toute
agglomération humaine a été créée et vit de l’extraction du minerai, toutes ses activités en
découlent, la société minière étant propriétaire de tout. Ce soir nous frappons pour la première
fois à la porte d’un autre monde : les chercheurs d’or de Kalgoorlie appartenaient au passé, ici
le passé n’existe pas.
Nous allons manger au restaurant de la roadhouse, un petit food store nous permet aussi de
ne pas avoir peur de souffrir de la faim demain, et il y a même des téléphone pour annoncer,
urbi et orbi, notre grande solitude. Nous traversons dans la nuit l’étendue de latérite gluante
qui nous sépare de notre cabine, des gens dorment déjà ou s’installent dans leurs moyens de
transport pour passer le nuit. Nous nous retrouvons très vite entre nos quatre murs de tôles,
vraiment entre nous dans ce petit espace, où nous sommes obligés d’empiler nos valises pour
avoir un minimum de place. Allons ! Ne pleurons pas ! Il est formidable ce voyage !
Ce n’était pas très compliqué ce matin : pas de douche pour personne et je ne me rase pas.
Il a plu cette nuit et atteindre le bâtiment des toilettes relève de la guerre des tranchées. Après
avoir chargé l’auto, nous allons manger quelque chose et boire du café au restaurant. Nous
avons tous les trois passé une bonne nuit dans notre étroit logement, et nous sommes reposés,
même si nous avons le corps toujours recouvert par le sel de Coral Bay ! Il est 7h 30 lorsque
nous quittons la roadhouse, après avoir fait le plein d’essence, et prenons la direction de l’est
vers Tom Price et Paraburdoo. Un panneau annonce tout de suite la couleur : la prochaine
« accomodation » est à deux cent soixante sept kilomètres ! Comme nous venons de remplir
notre réservoir nous rions très fort en le lisant, c’est la prétention des nantis ! Mais hier nous
réagissions pas de la même manière lorsque la jauge descendait dangereusement ! Cela veut
dire aussi en clair que sur toute cette distance il ne doit y avoir aucune habitation permanente.
Le ciel, très bas et très couvert, nous apporte vite de la pluie. La route est bonne, sans
marques, mais récente, et les kangourous morts sont légion. On aperçoit dans le lointain des
massifs arrondis, pour le reste c’est un paysage de petits mamelons faits de grosses boules
rouges et isolées, qui évoquent d’anciens drumlins. De temps en temps apparaissent des
chaînes plus élevées, bien marquées sur l’horizon. De grandes herbes jaunes dominent le
paysage. La circulation automobile est très faible, les ponts sont à une seule voie, assez longs,
et cohabitent toujours avec de grands ghost gum blancs, qui jalonnent les bords d’immenses
212
lits de torrents vides d’eau. Nous arrivons vers le Mont Stuart, tout autour de nous se sont
installées une sorte de savane arborée avec un sol rouge bien visible et des montagnes
couvertes d’herbes jaunes. La route, étroite, est jonchée de kangourous morts, jamais nous
n’en avons vu autant. Comment est-ce possible alors que la circulation est si faible ? Vers le
Mont Edith nous avons comptabilisé six voitures en une heure, ce qui est moins que dans le
Nullarbor. Grande solitude du bush intérieur.
Deux cents kilomètres après notre départ de Nanutarra nous n’avons toujours pas vu de
maison, seulement deux ou trois fois des gens qui campent dans la nature. Nous avons eu
l’impression de remonter une grande vallée, et effectivement un panneau nous indique neuf
cent cinquante six mètres d’altitude. A 10h pile, et à deux cent vingt six kilomètres du départ
nous arrivons, dans un paysage tout à fait montagneux, à l’embranchement de la piste pour
Tom Price, la route continuant sur Paraburdoo. Sans hésiter un seul instant nous prenons la
piste, ce qui nous raccourcit de plusieurs dizaines de kilomètres. Nous allons nous le
reprocher pendant plus d’une heure. En effet la pluie a transformé la latérite en boue et la
voiture dérape sans arrêt. Nous sommes donc obligés de rouler lentement et de contrôler en
permanence la direction du véhicule. De plus la boue se colle partout sous la voiture et sur les
côtés, formant des paquets impossibles à enlever. Après avoir contourné le Mont Samson, à
vingt kilomètres de Tom Price, le brouillard vient s’ajouter à la pluie, et nous avons tout à fait
l’impression de nous retrouver en hiver dans les Alpes. Mais il suffit de regarder la densité de
la boue rouge pour réaliser que nous en sommes très loin ! Notre allure ralentit encore, et la
voiture tangue de plus en plus sur cette véritable patinoire. C’est avec un grand soulagement
que nous atteignons la petite cité minière de Tom Price avec une voiture méconnaissable,
entièrement recouverte de latérite brun-rouge. Nous apprendrons peu de temps après au tourist
info que toutes les pistes menant à Tom Price étaient interdites depuis hier au soir en raison
des dangers de dérapage sur la totalité du réseau. Rien ne le signalait sur celle que nous avons
utilisée, mais nous comprenons maintenant pourquoi nous n’avons rencontré personne sur
cette piste, les gens ayant appris ces conditions à la radio locale. Nous mettons bien la radio
de temps en temps, mais pour écouter de la musique, jamais des informations, dont nous
avons de la peine à localiser l’origine. Comme pour confirmer cela nous verrons une barrière
baissée au départ de la piste de Paraburdoo, interdisant toute circulation ! C’est peut-être beau
l’ignorance mais nous sommes passés assez naïvement à côté d’un grand danger.
Nous voici donc dans une ville minière, appartenant à la compagnie HI, Hamersley Iron
Compagny, qui a la concession d’un vaste territoire dans les Pilbara. Cette compagnie gère
absolument tout dans cet espace, les mines bien sûr, mais aussi les routes, les voies ferrées, les
ports pour l’exportation du minerai, et aussi les villes. Ces dernières sont au nombre de sept :
Channar, Paraburdoo, Tom Price, Marandoo, Brockman, qui sont situées près des centres
d’extraction, et les deux sites maritimes d’exportation, Dampier et Karratha, mais trois d’entre
elles seulement peuvent revendiquer le nom de ville, Tom Price, Paraburdoo et Dampier.
Vues d’avion ces petites villes ressemblent à de minuscules oasis, avec quelques dizaines de
rues très courtes non asphaltées, bordées de maisons individuelles entourées d’arbres. Elles
ont été installées dans des zones vides : Tom Price en 1966, Dampier la même année, et
Paraburdoo en 1971. Leur population est comprise entre deux et trois mille habitants. C’est la
compagnie minière qui gère tout, de l’eau potable à l’éducation, en passant par les centres
commerciaux et l’information. HI n’est pas la seule société qui détient ainsi un monopole
quasi absolu sur une portion de l’espace australien, car dans les seuls Pilbara plusieurs autres
grandes sociétés détiennent des droits identiques, la plus importante ayant son terminal à Port
Hedland.
Après un rapide tour dans la partie centrale de la petite ville nous réussissons à nous
inscrire pour un tour supplémentaire de visite de la mine qui a lieu à midi. Normalement les
visites n’ont lieu qu’une fois par jour à 9h 30. Nous réaliserons plus tard la chance qui a été la
213
nôtre, car cette visite va être quelque chose d’exceptionnel, et nous ne regretterons pas la
somme de 36 $. De plus nous apprendrons que ceux qui ont fait la visite le matin n’ont pas vu
grand chose à cause du brouillard très dense qui régnait exceptionnellement sur la région.
Nous allons vite manger dans un fast food un hamburger et des œ ufs au bacon, et nous nous
enfilons dans un grand bus badigeonné de latérite rouge. Très vite arrive un groupe
d’Allemands des troisième et quatrième âges, un peu du genre « pousse-toi de là que je m’y
mette », et même assez brutaux pour se précipiter les premiers lorsque l’on peut faire une
photos. Par contre le guide, un Australien, parle allemand, et pendant deux heures Christiane
va pouvoir tout nous traduire. Cela va nous changer des approximations des visites guidées en
anglais.
La visite débute par un petit tour de Tom Price, des maisons individuelles des mineurs, des
problèmes qu’ils rencontrent dans une région très chaude ( une des plus chaudes du monde ),
de leurs salaires. Mais ce que nous attendons surtout c’est la visite de la montagne de la mine
de Tom Price, découverte en septembre 1962 ( l’année où nous visitions avec Christiane, lors
de notre premier voyage commun, en juillet, la mine de fer de Kiruna en Suède ! ), par trois
géologues, dont l’Américain Thomas Moore Price, décédé la même année, et qui avait
consacré sa vie à la géologie de la région. C’est un bloc de minerai de huit kilomètres de long,
un de large et six cent vingt mètres d’épaisseur, et le site est splendide. Nous ne sortons que
très rarement du car, le plus souvent pour prendre des photos. A l’exception des explosions,
destinées à fragmenter le minerai, nous allons assister à toutes les opérations : chargement du
minerai par de gigantesques pelleteuses sur des camions qui ont la taille de plusieurs autocars
et qui coûtent deux millions de
dollars pièce, transports divers, usine
de concentration d’un minerai qui a
pourtant déjà une teneur naturelle de
70 %. Notre grande chance est
d’avoir certes évité le brouillard ce
matin, mais aussi de ne pas avoir de
poussière rouge partout en raison de
la pluie de cette nuit. Le guide nous
explique que c’est exceptionnel de
voir aussi clairement, et que
d’habitude un voile permanent de
poudre d’oxyde de fer flotte sur tout
le site.
Il nous explique aussi que la société appartient à la compagnie américaine Rio Tinto, et
rapporte chaque année deux milliards de dollars à l’Australie. Les clients sont essentiellement
asiatiques ( Corée, Japon, Malaisie, Chine ). C’est depuis un point de vue que nous avons le
panorama le plus spectaculaire sur une immense excavation au pied de la montagne de fer :
les engins, qui nous paraissaient énormes tout à l’heure, semblent minuscules dans cet univers
214
rouge creusé de longues tranchées. Nous ne sommes de retour à Tom Price, où nous rendons
les casques, que vers 14h, émerveillés par ce spectacle dantesque, complètement hors de nos
normes habituelles. Nous nous promenons pendant une heure dans le centre et au tourist info.
C’est là que nous rencontrons un couple de Français qui viennent de Chine, et qui semblent
avoir une grande expérience de l’Australie. Ils nous confirment de faire très attention aux
kangourous et aux pierres, et nous racontent quelques mésaventures de gens rencontrés, qui
ont eu à payer des réparations coûteuses à cause de cela ( 1300 et 2000 $ ). Au moment où
nous allons prendre l’auto un énorme vol de perroquets nous entoure. Un peu plus loin, sur un
parking spécial, qui n’est ouvert qu’à eux, nous photographions deux road trains qui
transportent du minerai. Chacun tire quatre remorques, et leur longueur doit largement
dépasser soixante mètres.
Vers 15h nous quittons cette petite cité pour l’immense parc national de Karijini. Très vite
nous nous retrouvons sur une piste qui était aussi fermée ce matin, et sur laquelle la boue
latéritique n’est pas encore sèche, sorte de « bouillasse » qui se projette partout, sous et sur le
véhicule. Notre voiture est devenue méconnaissable : jusqu’à la hauteur des fenêtres elle est
revêtue d’une carapace rouge épaisse, qui ne permet plus de distinguer quoi que ce soit.
Compte tenu de l’état de la route nous roulons lentement, ce qui nous permet d’ailleurs de
mieux observer le paysage. Le temps est de nouveau couvert, mais sur la trentaine de
kilomètres de la Bunjima drive nous
découvrons
ce
qui
fait
la
caractéristique de ce parc sur le plan
de la végétation, à savoir des
associations dont la base est formée
par un océan de spinifex, dont les
jeunes pousses ont une couleur vert
tendre. A côté de cette plante
dominante, nous pouvons voir
quelques beaux ensembles de mulla
mulla, grosse fleur de forme
cylindrique et de couleur violette. Les
arbres sont assez nombreux mais isolés : ce sont le plus souvent des acacias ( wattles ) et les
eucalyptus sont très rares.
Vers 16h nous arrivons dans un paysage très différent. Sur le plan topographique en effet le
nord du parc est occupé par six grandes gorges, qui sont taillées dans les roches anciennes par
des rivières qui s’écoulent toutes vers le nord : celles de Bee, de Wittenoon, avec de
nombreuses indentations, de Kalamina, de Yampire, de Dales et enfin de la Munjina. La
notion géographique de gorge est très caractéristique de l’Australie : vaste territoire de
plateaux anciens, ceux-ci peuvent être érodés verticalement lorsque la structure le permet, et
cette action de l’eau donne naissance à de multiples falaises abruptes, célèbres souvent par la
richesse de leurs couleurs. Celles du parc de Karijini, dans les Monts Hamersley, sont parmi
les plus célèbres. En une heure nous avons le temps d’aller observer, depuis des points de vue,
l’endroit où les gorges de Wittenoom se subdivisent en de nombreuses gorges secondaires,
quatre au total, celles de Knox, de Joffre, de Hancock et de Weano. Nous sommes seuls, mais
le temps couvert et la luminosité qui commence à décroître ne nous permettent pas de profiter
suffisamment de ces lieux exceptionnels : un rebord brutal, où viennent se perdre les derniers
spinifex et s’accrocher les ultimes arbustes, des couches de roches rouges coupées
verticalement qui se terminent tout en bas par de véritables oasis, que la lumière déclinante
nous permet mal de distinguer.
Nous sommes navrés ! Etre venus jusqu’ici et ne profiter qu’une seule heure, et une
mauvaise heure, de tout cela nous rend très tristes. Il est 17h lorsque nous reprenons la
215
Bunjima drive pendant plus de trente kilomètres. Très mauvaise piste, il fait désormais si
sombre que nous avons peur pour la voiture, la discussion avec les Français n’a pas arrangé
les choses, et nous avons l’impression que partout de gros cailloux menacent notre carter, et
ne pensent qu’à le faire exploser ! Elle devient fort heureusement meilleure au-delà de
l’embranchement vers les gorges de Dales, mais la nuit est désormais tombée. Nos phares
éclairent des étendues de spinifex, quelques kangourous disparaissent très vite, une grosse
chouette frôle la voiture de ses ailes immenses. Arrivés enfin sur la Great Northern Highway,
beaucoup plus large, nous allons emprunter les gorges de la Munjina mais sans rien voir du
paysage. Autour de nous tout baigne dans le noir le plus absolu, grand vide où nous ne
devinons aucune trace humaine, où nous ne croisons aucune voiture sur des dizaines de
kilomètres. Nous avons même peur à un moment d’avoir loupé la Auski roadhouse, appelée
aussi Munjina roadhouse, où nous avons l’intention de passer la nuit, et nous ouvrons tout
grand nos yeux pour la repérer.
Elle jaillit tout à coup de la nuit sombre, quelques lumières, un grand réverbère pour
éclairer le tout. Ouf ! C’est la seule roadhouse, et même la seule habitation, sur cinq cents
kilomètres, entre le Tropique du Capricorne et Port Hedland, qui se trouve deux cent
cinquante kilomètres vers le nord. Il y a fort heureusement de la place, pour 45 $, dans une
petite cabine étroite, avec lits superposés pour Christiane et moi. Florent a son éternel lit
pliant, qui est presque devenu la norme pour lui depuis que nous sommes en Australie
Occidentale. Nous allons manger au restaurant de la roadhouse : pâtes, viande hachée
excellente, tomates. En dehors de quelques routiers il
n’y a pas grand monde. La Great Northern Highway,
qui va de Perth à Port Hedland en passant par
l’intérieur, est très loin des itinéraires plus touristiques
des bords de mer. Nous nous couchons vers 21h,
assez tard donc, après une longue discussion sur
l’itinéraire de demain. Deux chauffeurs de poids
lourds dorment dans la cabine à côté de nous.
Mercredi 6 août. Au réveil le ciel
est bleu, grand et dégagé. C’est
tellement beau et calme dehors que
nous décidons de retourner au parc de
Karijini, que nous n’avons peut-être
pas vu sous son meilleur jour. La nuit
a été excellente, nous avons senti
dans notre abri le vent très fort qui
chassait les nuages. A 6h 30 nous
sommes déjà debout, les douches
sont collectives et très propres. Après
le café pris à la roadhouse nous
reprenons en sens inverse la route
d’hier au soir, pour un aller-retour de
cent cinquante kilomètres. Il est 7h 45. Le paysage est émouvant et superbe, sans doute le plus
calme et le plus recherché que nous ayons vu en Australie. La luminosité a quelque chose
d’irréel, les fleurs et les plantes du bush semblent rénovées par la pluie d’hier, et le rouge des
roches ressort davantage sur le bleu profond du ciel. Nous faisons plusieurs arrêts dans les
gorges de la Munjina, sur un look out, et peu avant l’entrée du parc. Les teintes des plantes
216
sont tellement vives que nous avons l’impression d’avoir changé brusquement de saison : les
spinifex jaune tendre pour les plus gros, vert clair pour les tout jeunes, de nombreux bosquets
de petits eucalyptus blancs, les grands mulgas très droits aux feuilles vert argenté, et surtout
des centaines de bouquets de fleurs de toutes les couleurs, où dominent le jaune et le violet.
Parmi elles les plus remarquables sont les mulla mulla, plumet violet au bout d’une longue
tige rouge, et les « bush tomatoes », que nous découvrons pour la première fois dans leur
écorce, cachées entre des feuilles épaisses vert clair et des fleurs violettes.
C’est la première fois que nous ressentons
avec tant d’intensité la force de l’association
des trois couleurs dominantes de l’Australie
du nord-ouest : le rouge des roches et du sol
rocailleux, le vert aux nuances infinies des
plantes et des arbres, le bleu uniforme du
ciel. Seules les taches blanches linéaires du
tronc des ghost gums tranchent sur ces teintes
fondamentales. Nous allons rester dans le
parc jusqu’à 11h, visitant lentement les
gorges de Dales. Grâce à un très beau livre
qui nous a été remis après la visite de la
mine, nous sommes capables de donner des
noms à de nombreuses plantes nouvelles, que nous voyons
apparaître sur le plateau et surtout au fond de la gorge. Les plus
beaux arbres sont les ghost gums, les mulgas et les
snakewoods, acacias très torturés aux petites feuilles luisantes.
Nous découvrons aussi des Cork trees, arbres sans feuilles
ornés de fleurs superbes en grappes jaunes et vertes. Trois
points de vue sur les gorges de Dales vont nous offrir de belles
ouvertures : Kalamina falls, Fortescue et Circular pool. Partout
des chutes d’eau, des piscines naturelles, et une vue
plongeante, et même dangereuse, sur des parois rouges
verticales, où la végétation s’accroche au moindre ressaut.
Nous marchons lentement, presque avec regret de ne pas
prendre le temps de s’asseoir, et d’attendre, sans rien dire, que
le jour s’écoule. Un petit groupe d’Italiens passe, accompagné
d’un guide. Pourquoi ne pas avoir prolongé la visite par la piste
de Bunjima jusque dans la partie ouest du parc, vers les quatre
autres grandes gorges entrevues partiellement hier au soir dans
une demi pénombre ? Tout sans doute aurait dû nous y pousser,
mais nous sommes ainsi faits, qu’il nous est toujours très
difficile d’opérer des retours en des lieux connus ( même de nuit ! ), et que l’appel du chemin
à parcourir est plus fort que tout. A 11h nous sommes donc de retour sur la Great Northern
Highway, où l’on remarque à plusieurs reprises des croix sur le bord de la route avec des
fleurs. Est-ce parce qu’hier on nous a expliqué que le cas le plus fréquent d’accident
correspond à des tonneaux effectués par une voiture après avoir essayé d’éviter un kangourou,
que nous avons l’impression de les voir pour la première fois ? Mais la route est excellente,
cette portion a été terminée jusqu’à Port Hedland en 1987, en remplacement de l’ancienne
piste.
A 11h 40 nous voilà de retour à la Auski roadhouse. On fait le plein car un panneau nous
annonce qu’il n’y a pas d’essence jusqu’à Port Hedland ( 260 kilomètres ). Un car Greyhound
217
fait relâche quelques minutes : l’équipage est formé de deux hommes et d’une femme, quant
aux voyageurs ils sont de tous types, beaucoup de jeunes, d’aborigènes, de métis, de vieilles
femmes seules, de gens assez pauvres semble-t-il. Un gros road train avec quatre remorques
de minerai de fer est sur le parking, son chauffeur est un petit bonhomme malingre aux
jambes en arceaux et au tricot de corps trop long couvert de taches de graisse. Après avoir bu
du café et mangé des sandwichs australiens dehors, assis sur une table en bois, en discutant
avec une mère est ses deux petits qui se dirigent vers Perth, sans craindre la longueur de la
route semble-t-il, nous quittons la roadhouse vers midi. Nous avons deux cent soixante
kilomètres de vide à parcourir. Le paradoxe, c’est que jamais nous ne penserons à une panne
toujours possible !
Nous empruntons tout d’abord une grande plaine, couverte de spinifex nains, très secs,
comme les rares collines qui l’entourent, parcourue par un large lit de rivière sans eau bordé
de ghost gums, suivi immédiatement par un autre, identique. La route est ensuite une
succession de montées et de descentes. Une marre artificielle nous signale sans doute que
l’élevage est une activité de la région, mais sous quelle forme, et où ? A 13h, au lieu-dit de
Wodgina, une magnifique érosion en boule a parsemé un peu partout de gros rochers en
équilibre précaire. Avec Florent nous marchons jusqu’à eux, ce qui nous permet d’avoir une
vue un peu plus large du paysage qui nous entoure, trilogie de rouge, vert et bleu. Quant à la
topographie elle ne se modifie pas, nous traversons toujours des massifs anciens, faisant
alterner larges plaines et courtes montagnes, dont les alignements sont le plus souvent sudnord.
Même si nous sommes sensibles à ce
paysage pris dans son ensemble, ce qui parfois
nous touche encore plus concerne certains
détails. Ainsi, une demi heure plus tard, nous
tombons en extase devant un énorme parterre
de Sturt Peas, ces fleurs du désert si originales
et si belles, avec leur œ il noir, luisant, enchassé
de velours rouge. Elles prennent naissance sur
une terre très sèche, et on a de la peine à croire
qu’un milieu aussi aride puisse donner vie à
des plantes si délicates. Nous savons par la
carte que nous longeons aussi une voie ferrée
qui vient de la mine de Newman, mais nous ne
la verrons jamais. Je pense à la photo de
couverture du livre que nous utilisons en classe terminale, elle a probablement été prise
d’avion, non loin de l’endroit où nous nous trouvons. Combien de fois l’ai-je regardé en
pensant qu’un jour peut-être nous
découvririons cet immense espace
rouge parsemé de pustules vertes
du bush. Nous discutons aussi
beaucoup de l’opportunité d’aller
à Roebourne et Dampier. Il nous
faudrait quitter la Great Northern
Highway peu avant Port Hedland,
et nous diriger vers l’ouest.
L’aller-retour représenterait cinq
cents kilomètres, soit une bonne
journée, sans la visite des
installations
des
terminaux
218
d’exportation des minerais. Nous préférons renoncer, Port Hedland sera sans doute suffisant
dans ce domaine.
Par la suite – entre 13h 30 et 14h 30 – nous allons pour la première fois être en contact
avec des feux de brousse spectaculaires, ce qui nous rappelle ce que nous avions vu d’avion
au sud de Darwin en 95. Ceux que nous allons voir aujourd’hui couvrent une grande
superficie. Sont-ils dirigés par des hommes ? Le paysage ayant changé entre temps – nous
sommes entrés dans une vaste plaine couverte d’un bush de type scrub – le feu semble se
propager assez vite à l’ouest de la route que nous utilisons. A plusieurs reprises nous passons
à côté de zones couvertes de cendres encore fumantes, qui viennent s’arrêter le long de la
route. Tout, ou presque, a brûlé. En observant ce paysage nous ne pouvons que comprendre le
débat qui s’est instauré en Australie à propos de ces pratiques anciennes : certaines espèces,
comme les mulgas, résistent mal au feu et se régénèrent difficilement, ils sont alors remplacés
par des espèces plus résistantes comme le spinifex ou d’autres plantes herbeuses. Comme
partout c’est l’arbre et l’arbuste qui souffrent beaucoup, entraînant une simplification et une
dégradation de l’environnement naturel.
A 14h 40 nous entrons dans Port Hedland. Je ne peux m’empêcher de penser que vingtdeux jours plus tôt, par une nuit de pleine lune, nous passions dix mille mètres au-dessus de
cette ville, ne percevant du sol que quelques rares lumières suivies par les grands vides
intérieurs. A ce moment là nous nous demandions vraiment si nous allions atteindre ce point,
situé à peu près à mi-distance dans notre itinéraire : nous avons fait effectivement sept mille
deux cent cinquante kilomètres ce soir, depuis Adélaïde, et nous rendrons la voiture à presque
quatorze mille dans cette même ville. Notre première visite est pour le tourist info, et on nous
y apprend que cette ville de douze mille habitants connaît des problèmes pour loger les gens
de passage, et que les locations sont chères. Tout est complet sauf un motel qui a une option
sur sa dernière chambre jusqu’à 16h 30, nous allons nous manifester mais le propriétaire nous
demande d’être patients. Pour passer le temps nous montons donc sur une tour qui a été
installée derrière le tourist info, et qui fait vingt-six mètres de haut. C’est très vertigineux,
mais cela nous permet d’observer d’abord le site de la ville, qui a été construite sur des
terrains gagnés sur la mer, séparés de la terre par une lagune. Un grand pont de trois
kilomètres met la ville en relation avec son arrière-pays. En fait la majeure partie de l’espace
est constituée de zones destinées au transport du minerai. La ville elle-même est quelconque
et couverte d’une poussière rouge omniprésente.
De retour au motel nous pouvons finalement avoir la chambre, mais le propriétaire est
obligé d’acheter un lit pliant ( un de plus ) pour coucher Florent. Elle nous coûtera 80 $ mais
nous sommes très satisfaits de l’avoir trouvée. Il faut encore profiter du peu de jour qui nous
reste, nous fonçons donc vers le grand pont pour voir passer un train de minerai, prévu pour
16h 30. Mais rien ne vient, sinon un autre train avec des wagons vides une demi heure plus
tard.
219
Heureusement que la vue rachète un peu ce rendez-vous manqué : à nos pieds d’énormes
salines, les plus importantes d’Australie, et tout le reste est consacré au minerai de fer, géré ici
par la société BHP Iron Ore : stocks de minerai, gigantesques tapis roulants, qui mènent aux
minéraliers, trains de presque trois kilomètres de long. Vers 17h 30 nous retournons au centre,
mais ce n’est guère enthousiasmant, c’est vraiment une ville de frontière, inachevée et assez
sale. Les gens qui habitent ici ne sont pas les Australiens raffinés du sud-est, cela se voit à
leur tenue et à leur comportement. Nous voyons beaucoup d’hommes seuls. Sont-ils
désœ uvrés, ou est-ce notre imagination qui nous joue des tours ? Faute de trouver un centre
digne de ce nom nous trouvons la poste, où nous mettons des cartes dans une grande boîte, et
nous téléphonons à Toulon, comme tous les trois jours à peu près. Denise peut nous donner
des nouvelles de tous : Michel, Sophie et Valentin se promènent dans le sud du Massif
Central, Frédéric est nommé pour un an au LEP de Claret, à moins de cinq cents mètres de
chez nous !
La nuit tombe assez brusquement alors que nous cherchons quelque chose d’agréable pour
manger. Mais nous ne trouvons qu’une sorte de fast-food où l’air conditionné est trop fort, et
la nourriture proposée venue tout droit du Middle-West américain : poulet-maïs-coca. Vers
19h nous retournons vers la poste et la série de cabines téléphoniques autour desquelles des
noirs aborigènes boivent des bières. Nous téléphonons de nouveau en France et cette fois-ci à
Frédéric pour le féliciter de sa nomination. Un quart d’heure plus tard nous sommes au motel,
en même temps que nos voisins, quatre ouvriers couverts de poussière rouge. Nous nous
installons, et, un peu déçus par Port Hedland, nous tentons de trouver un sommeil qui refuse
obstinément de venir. Ce n’est qu’au milieu de la nuit que nous en comprendrons la raison : le
café étant en libre service dans les roadhouses, nous en avons beaucoup trop bu, Christiane et
moi, et cette nuit nous semble courte.
220
MAIS OU EST DONC PASSE LE GRAND DESERT DE SABLE ?
Nous partons à 8h du motel, mais nous sommes levés depuis bien longtemps. L’idée que
nous allons traverser aujourd’hui la portion littorale du Grand Désert de Sable a été sans doute
aussi pour quelque chose dans notre nuit loupée. Ce qui est révélateur d’une certaine
impatience c’est que j’oublie de prendre une photo de cet endroit. C’est sans doute la seule
fois du voyage. La situation de ce motel est pourtant intéressante, puisqu’il est installé au bord
de la lagune, avec une belle vue sur les installations portuaires. Nous nous retrouvons très vite
dans une ville morte ( nous sommes pourtant un jeudi ). Personne dans la rue principale,
sommes-nous les seuls êtres vivants ici ? Tout cela confirme notre impression sur une ville
qui ne vit que dans la mouvance d’une grande société minière. Nous sortons de l’argent d’un
distributeur, allons faire des courses dans un Coral, food store assez grand, où nous dépensons
55 $ en choses diverses, auxquels il faut ajouter quelques dizaines de dollars pour un plein
bien complet. Un peu plus loin, et après avoir pas mal tourné pour trouver, nous consacrons 8
$ au lavage de la voiture, récupérant à peu près sa couleur blanche après les dégâts de la
latérite. Mais nous avons l’impression qu’elle gardera toujours un fonds de teinte rouge, trace
indélébile des montagnes du Pilbara !
Nous voici donc au pied du mur ! J’ai le souvenir d’un livre a priori très banal sur
l’Australie, vieux de plus de trente ans, que Christiane et moi avions réussi à gagner à cette
époque en collectionnant des points Mondo, sur des achats faits en Suisse. J’y avais vu des
images magnifiques sur Birdsville et ses vingt habitants, sur les chercheurs d’opales de
Coober Pedy, sur les derniers pêcheurs de perles de Broome. Mais celles qui étaient encore les
plus présentes en moi concernaient ce « Rum al Khali », ce « désert des déserts », qui en
Australie porte le nom de Grand Désert de Sable, le désert sans doute le plus vide du monde
sur le plan humain. Il faut pour le comprendre réaliser ses dimensions : du littoral de l’Océan
Indien jusqu’à la piste douteuse de la Canning Stock Route, qui ne figure même plus sur le
guide des grandes pistes, et qui ne doit être fréquentée que par quelques rares audacieux par
année, il y a plus de six cents kilomètres, entièrement vides. Dans son prolongement vers le
sud-est, le désert de Gibson, tout aussi dépeuplé, couvre le même espace jusqu’à la piste de
Warburton. Cette grande bande désertique,
longue de plus de mille kilomètres au total,
mesure à peu près six cents kilomètres en
largeur, du sud-ouest au nord-est, soit une
superficie pour tout l’ensemble qui
correspond presque à celle de la France.
Vers 1960, au moment où je découvrais
ces étonnantes photographies, quelques
centaines d’Aborigènes nomadisaient dans
cet espace, peut-être quelques milliers. Sur
un fond fréquent de dunes et de rare
végétation ils symbolisaient pour moi la
liberté, la solitude dénudée, le geste fier du
chasseur qui n’a de compte à rendre qu’à la
nature à laquelle il a réussi à s’adapter.
Parmi les plus belles images, j’ai le souvenir
de celle, émouvante, qui représentait un
homme nu, filiforme, tenant dans l’une de
ses mains une longue sagaie, et dans l’autre
la main de son enfant qui marchait à côté de
221
lui. Tous me semblaient libres, terriblement libres, et une sorte de joie se dégageait de leur vie
quotidienne, de leur simplicité, de leurs regards.
Et voici que nous sommes aujourd’hui aux portes de cette terre merveilleuse ! Six cents
kilomètres nous séparent de Broome, de l’autre côté du désert. Pour y parvenir les choses sont
très simples : la Great Northern Highway circule entre désert et océan, agrémentée de deux
roadhouses et de rares campings le long des plages. Beaucoup de noms fleurent un peu la
France : Missiessy, Desault, Jaubert, Bossut, Gourdon, Villaret, Gantheaume, et cette
toponymie se poursuit plus au nord, au-delà de Broome, comme si les découvreurs français, le
long de cette côte déserte, avaient voulu faire un contrepoids géographique, symétrique par le
rôle des mots uniquement, à l’intense colonisation anglaise au sud-est de l’Australie. Ces
noms en effet n’ont rien de vivant, ils jalonnent les baies, les caps ou les rares endroits
remarquables de cette côte rectiligne, ils sont inscrits dans une histoire passagère qui n’est en
rien féconde, sauf pour l’esprit fugitif du découvreur. Il aurait fallu une bonne dose de
courage pour s’installer sur ce littoral au début du XIX° siècle, et ces Français, dont nous
avons repéré la trace depuis la Tasmanie, ne firent que passer, observer et noter. Ce pays
étranger devait, par principe, le rester pour eux.
Avec les kilomètres qui passent nous commençons à comprendre pourquoi les différents
guides décrivent ce trajet entre Port Hedland et Broome comme l’un des plus ennuyeux
d’Australie. En fait nous avons un peu l’impression de faire un exercice de corde raide
virtuel : le grand océan d’un côté, que nous ne voyons jamais, mais que l’on peut atteindre par
des pistes de latérite poudreuse en certains endroits, le grand désert de l’autre, dont quelques
dunes rouges viennent parfois mourir au bord de la route, mais qui n’est jamais présent, sinon
dans nos têtes, malgré les regards désespérés que nous lançons toujours vers l’est et le sud-est.
Nous circulons assez vite, sur une belle route, long fil tendu entre les rives du Pilbara et du
Kimberley, dans l’insondable vide qui nous entoure. Un guide parlait du souffle chaud du
désert qui parcourt cette route, nous ne ferons que l’imaginer et les commentaires faits sur
l’enregistreur au soir de cette traversée le prouvent. Les voici, fidèlement transcrits.
Cette route monotone
mérite bien ce qualificatif !
On pourrait le comprendre
en pensant qu’il s’agit d’une
des régions les moins
peuplées d’Australie que
nous traversons. Sur tout ce
grand ruban d’asphalte, il
n’y a que deux roadhouses.
Nous avons tous les trois
l’impression de sentir le
grand vide qui est sur notre
droite. Pas d’arbres mais des
spinifex. A 10h 20 nous
nous arrêtons auprès d’un
magnifique champs de Sturt Peas, à cet endroit la route est très droite, parfois en mauvais état.
Le plus souvent le paysage est plat avec de petites mesas. Nous avançons bien et il y a très
peu de circulation. Contrairement à ce que nous imaginions la région n’est pas du tout sèche,
tout est vert, et même vert tendre. Nous longeons assez souvent des zones qui ont été
incendiées, cela nous permet de voir au plus près les ravages que les feux peuvent causer sur
les broussailles et les petits arbres : presque tous ont le tronc noirci et la plupart de leurs
feuilles sont mortes sous l’action de la chaleur. En revanche, en y regardant de plus près, de
jeunes pousses vert clair apparaissent déjà près des moignons noircis des touffes d’herbe ou
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des spinifex. A un moment, grâce à une montée exceptionnelle, nous avons un coup d’œ il
vers le sud-est, monde de broussailles toutes petites, à perte de vue. C’est ça le Great Sandy
Desert ? Nous cherchons désespérément quelque chose qui s’apparente à notre rêve.
Pour faire deux cents kilomètres nous avons mis une heure quarante sept, et nous sommes
presque au tiers du parcours. Nous ne nous attendions pas à aller si vite, tout à l’heure je me
suis surpris à 150 km/h. Quelle impression bizarre de se déplacer aussi vite dans ces pays
vides, comme si nous sentions que ce désert n’a pas grand chose à donner à ceux qui ne
peuvent être que des voyageurs pressés. A 12h 10 nous bifurquons vers le littoral, car nous
sommes à une dizaine de kilomètres de l’immense eighty miles beach. Le trajet se fait par une
longue piste rouge, qui serpente à travers une savane très sèche et sans arbustes, et arrive dans
un site superbe : la terre rouge se termine brusquement sur des dunes, puis une plage de sable
blanc, bordée par une mer turquoise. C’est assez déconcertant car à peine arrivés sur le sable
nous voyons des dizaines de pêcheurs qui se détachent sur un littoral rectiligne, se déroulant
sous nos yeux à perte de vue. Il fait très chaud, mais personne ne se baigne et l’eau n’a pas la
limpidité de Coral Bay. En revanche des coquillages couvrent parfois le sable. Après une
longue marche, puis la traversée du camping, où se trouvent quelques caravanes, nous allons
pique-niquer en pleine nature, assis sous un petit arbuste. Nous mangeons nos slices et buvons
notre eau, autour de nous des petites dunes de sable rouge. Cet endroit restera sans doute dans
notre mémoire comme le pique-nique de Bony, le héros d’Uppfield. Il ne manque que le petit
feu pour faire bouillir l’eau du thé et griller les côtelettes de mouton.
A 14h nous arrivons à la
Sandfire
roadhouse,
notre
première habitation le long de
la route depuis ce matin. Nous
l’aurions imaginée plus grande.
Nous buvons du café, faisons le
plein, téléphonons à quelques
motels pour ce soir à Broome,
mais leurs prix ne sont pas les
nôtres. Nous verrons bien ! Une
demi heure plus tard un
panneau nous annonce que nous
sommes à trois cent dix huit
kilomètres de notre but, soit à
peu près à mi-chemin, de part et
d’autre se trouvent partout des
petites dunes rouges, couvertes partiellement de végétation. Puis la route devient longue,
droite, sans aucun arbre sur l’horizon, avec des sortes de mirages qui déforment les lignes
droites et la surface de l’asphalte. C’est un moment pénible pour circuler, nous avons
l’impression qu’il dure longtemps. Heureusement, à 15h 50, dans un petit bosquet d’arbres, un
petit étalage de fruits inattendu se présente à notre vue. Nous nous arrêtons auprès de cette
marchande du désert, surprenante rencontre de cette jeune fille souriante, venue en Australie
pour quelques mois depuis son Ecosse natale, et qui vend, à la périphérie de ce grand vide,
des melons et d’énormes pastèques, mais aussi des tomates et d’autres fruits, qui sont cultivés
à la ferme de Nita Downs, la seule sur tout le parcours nous dit-elle. D’autres personnes
arrivent au bout de dix minutes. Nous penserons souvent à la petite Ecossaise du Grand
Désert de Sable australien.
Vers 16h 30 le paysage plat et uniforme est de nouveau terriblement monotone. Pourquoi
n’éprouvons-nous pas les mêmes sentiments que dans le désert du Nullarbor ? Dans le détail
de ce dernier nous étions en permanence en quête d’extérieur, et nous trouvions dans la
223
platitude d’ensemble de quoi satisfaire notre demande. Ici ce n’est pas du tout le cas, et la
Great Northern Highway ne nous apporte rien. Disparues les photos en noir et blanc du beau
livre d’images ! Pas une fois nous ne mettons sur la pellicule cette portion de route n°1. Tout
se passe au contraire dans l’auto, nous parlons beaucoup… ..de Rousseau et du mythe du Bon
Sauvage, nous nous filmons pendant une dizaine de minutes en faisant semblant de causer à
Sophie et Frédéric depuis le téléphone de l’auto, qui, comme celui de Tasmanie, ne sera pas
utilisé une seule fois ! Bref nous délirons un peu, histoire de passer un temps qui nous paraît
bien long. C’est tellement monotone que je somnole par intermittence en conduisant. Je ne
sais plus très bien où se situent le rêve et la réalité entre la France et l’Australie. Sophie et
Frédéric sont là près de nous, ils nous parlent longuement de leurs faits et gestes. Frédéric et
sa copine Sophie ( quel piège les prénoms ! ) viennent de faire du canoë en Ardèche et ils sont
maintenant en train de fabriquer un autre camping-car qui doit succéder au vert foncé. Il fait
très chaud sur Toulon et les branches des arbres se cassent à cause de la sécheresse, et ils sont
tous en train de manger de la pastèque avec Indi. Elle est aussi grosse que celles de la
marchande du Great Sandy Desert. Elle aussi a sans doute poussé en Ecosse. Je crois que je
m’endors. Tous les autres sont bien réveillés et discutent de plus en plus fort autour de moi.
Cela ne me permet pas de tenir les yeux suffisamment ouverts mais c’est sans importance, la
route est droite, et j’ai mis « l’easy drive » sur quatre vingt kilomètres heure. Le grand
kangourou nous tournera le dos tout à l’heure, comme cela il ne risquera rien. Et nous non
plus ! Pour l’instant il me regarde sans me voir. Il écoute l’histoire de Michel et de Sophie,
calmement assis dans le bush, près d’un mulga sacré. Mes yeux se ferment encore et mes
paupières sont tellement lourdes ! Michel a enjambé le Chassezac mais il n’a pas pu rattraper
Frédéric et sa Sophie qui allaient trop vite avec leurs courtes pagaies. La Sophie de Michel,
qui fût la mienne, porte Valentin sur le dos, mais je ne me souviens plus qu’elle avait les
cheveux aussi bouclés. Est-ce l’effet de l’été et du soleil ? Je crois que je dors vraiment depuis
plusieurs minutes, les images se succèdent dans mon esprit au rythme de cette route qui n’en
finit plus.
Il faut réagir ! Les ombres commencent à s’allonger et les bas-côtés sont maintenant
couverts de petits arbres de trois à quatre mètres de haut, rectilignes, denses, serrés les uns
contre les autres, cachant le paysage sur des dizaines de kilomètres. C’est peut-être un bon
signe d’éveil : le paysage est revenu à l’ordre du jour. C’est sans doute la partie la plus
pénible du trajet, Christiane me dit que nous sommes à peu près à la hauteur du cap Latouche
Tréville. Combien de temps s’est écoulé depuis mon dernier enregistrement ? Je ne sais pas
car une sorte de somnolence nous touche à nouveau tous les trois, seuls à rouler sur cette route
passerelle. Les arbres deviennent maintenant un peu plus grands, la plupart sont de la famille
des acacias, quant aux eucalyptus ils se font rarissime. Un peu avant 17h, brusquement, la
route débouche sur une grande plaine, et paradoxalement cette platitude sans arbres nous sort
de notre léthargie. Cela nous paraît même plus plat que le Nullarbor.
Il est 17h lorsque nous retrouvons les arbres et une autre route, enfin, pour la première fois
depuis ce matin. A côté se trouve une roadhouse, celle de Roebuck, et la route qui mène vers
l’ouest est celle de Broome, qui n’est plus qu’à trente six kilomètres. A ce moment là nous
avons exactement fait six cents kilomètres aujourd’hui. Une demi heure plus tard nous
arrivons dans cette petite ville au passé prestigieux et original, mais nous ne voyons que notre
propre fatigue, la monotonie et l’inactivité. Ce parcours plein de promesses a viré au record
inutile. Le Grand Désert de Sable reste encore pour nous une grande inconnue. Rien n’est pire
sans doute que de naviguer ainsi, médiocrement, aux marges d’un grand rêve. Nous ne nous
rendons même pas compte que nous sommes à la porte des Kimberley, dans l’Australie la
plus récente. Nous avons beaucoup de peine à trouver un motel, et nous sommes obligés d’en
visiter trois, qui sont trop chers, ou complets, avant de nous décider pour un quatrième, le
« Broome Ocean Lodge », 672 Cable Beach road, où nous trouvons une grande chambre pour
224
95 $ la nuit. Elle donne
de plain-pied sur une
petite terrasse entourée
d’arbres et de feuilles
magnifiques, ou que
nous voyons comme
tels malgré la nuit, et
dans
une
chaleur
nouvelle, qui bruisse de
chants d’insectes. C’est
la première fois que
nous sommes fatigués à
ce point par un voyage.
Pas question de bouger
d’ici.
Heureusement
nous avons des pâtes et les « fruits of the loom » de l’Ecossaise. Nous nous couchons tôt.
Peut-être, car tous est imprécis.
225
AUX FRONTIERES DE L’AUSTRALIE : LA MAGIE DU KIMBERLEY
En huit jours nous avons couvert, depuis Perth, plus de trois mille cinq cents kilomètres, et
nous sommes parvenus au pays des « veuves de Broome » pour reprendre le titre d’un livre
d’Upfield. Mais Broome est loin de représenter tout le Kimberley, un pays vaste comme
l’Italie, plus la Suisse, ou l’Espagne, peuplé à peine de trente mille habitants, presque tous
résidant dans les six petites villes de cet immense espace : Broome, Derby, Fitzroy Crossing,
Halls Creek, Kununura et Wyndham. Le reste est vide d’hommes, à l’exception de quelques
communautés aborigènes, de gigantesques domaines d’élevage extensif et de rares
roadhouses.
Cette immense région de montagnes anciennes, organisées en vastes arcs de cercle ouverts
sur la mer, possède un littoral très complexe et presque totalement inaccessible par l’intérieur.
Ce sont de vastes estuaires qui s’ouvrent sur de grandes baies, ou de grands archipels formés
de centaines d’îles, comme ceux de Buccaneer et de Bonaparte. Seul le qualificatif de sauvage
peut s’appliquer à cette région : malgré les gros efforts faits pour mettre en valeur ce territoire,
c’est une région difficile d’accès et peu fréquentée. C’est un peu le bout du monde de
l’Australie. Seule la Great Northern Highway mérite le nom de route, et elle ne fait que
contourner la totalité du massif sur plus de mille kilomètres. Goudronnée désormais sur toute
sa longueur, elle n’en reste pas moins fermée de nombreuses semaines pendant la saison des
pluies en raison des crues de rivières, qu’elle franchit presque toujours à la hauteur de leur lit
lorsqu’il est à sec, rendant impossible toute relation entre les Territoires du Nord et l’Australie
Occidentale. Nous y sommes en plein hiver, qui est la saison sèche et relativement chaude
pendant la journée surtout. Il existe quelques pistes dans l’intérieur du massif, mais elles ne
sont accessibles qu’aux 4x4 en saison sèche. La plus célèbre est la Gibb River Road, en très
mauvais état d’après ce qu’on nous a dit plus tard.
Notre matinée ne commence pas bien, et nous sommes à vrai dire très loin de ces
considérations géographiques qui viennent d’être abordées. Nous n’avons pas passé une
bonne nuit et sommes même très fatigués. L’énervement de la longue route d’hier nous
contraint un peu à philosopher sur notre manière de voyager, sur notre âge, et sur les
kilomètres que nous engloutissons. Une sorte de pessimisme flotte sur notre nuit et sur notre
réveil, ce qui risque de nous faire un peu rater notre journée. Seule consolation pour l’instant :
la chambre est splendide et il n’y a pas un nuage dans le ciel. Notre grande baie vitrée donne
directement sur un beau jardin couvert de grosses fleurs, de cocotiers et de bougainvilliers,
nous nous y promenons un petit moment, puis gagnons le centre ville en voiture.
Broome est la plus grande ville du Kimberley, avec un peu plus de neuf mille habitants,
une « ville » comme il y en a des milliers en France, petite bourgade pour notre pays, promue
ici au rang de capitale d’une région dont la taille peut se comparer à lui. Avant cependant de
jouer ce rôle elle fut vraiment la capitale mondiale de la pêche aux perles dès le début des
années 1880, grâce à des fonds marins favorables et à des communautés asiatiques très
actives : japonais, malais, chinois. Cette pêche existe encore, mais quelques rares bateaux
seulement, des lougres perliers, la pratiquent de manière traditionnelle. C’est une ville chaude
et agréable, elle nous fait un peu penser à Key West, à l’extrémité de la Floride, et l’activité
touristique semble être devenue essentielle. Beaucoup d’aborigènes déambulent sur les
trottoirs et le long des routes, et semblent perdus dans une civilisation qui n’est pas la leur.
Notre premier geste est d’aller jusqu’à la mer et de regarder les grandes plages de sable blanc
bordées de cocotiers, la plus belle est celle de Cable beach, située face à l’ouest, à sept
kilomètres de la ville, le sable y est parfaitement blanc et la mer bleu turquoise. Après une
promenade à pied le long de la plage nous revenons au centre vers 10h 30, de l’autre côté de
la presqu’île.
226
Nous sommes tout de suite charmés par cette petite ville. Les maisons sont cachées dans la
verdure des massifs de fleurs, et sous de grands cocotiers. Elles n’ont aucune prétention, sont
souvent construites en bois et recouvertes de toits d’onduline. Le quartier qui porte le nom de
Chinatown n’est en fait formé que de quelques maisons, presque toutes spécialisées dans le
commerce des perles. Nous avons aussi la surprise de découvrir nos premiers « boabs »,
plantés en plein centre, ou le long de certaines avenues. Ces arbres, qui sont un symbole du
Kimberley, ont une étonnante histoire, puisqu’ils ne sont pas considérés comme des espèces
autochtones. Ce sont des graines de baobabs africains, transportées par les océans le long du
tropique, ou simplement par des fientes d’oiseaux migrateurs, qui ont trouvé là une terre
d’élection et s’y sont multipliées. Leurs formes étranges sont sans doute une des plus belles
choses du Kimberley. Au fur et à mesure que la matinée s’avance, nous sommes saisis aussi
par la chaleur, beaucoup plus forte que dans le Pilbara.
Notre première activité est de nous renseigner dans une agence de voyage pour réserver
quelques visites que nous ne pouvons pas effectuer seuls. Cela paraît très vite compliqué car
beaucoup affichent complet. Nous avons tout à fait l’impression d’entrer dans un monde
nouveau, qui est celui des « tours operators ». Ils ont pignon sur rue à Broome et passer par
eux semble incontournable pour de nombreuses excursions dans le Kimberley. La visite de la
ferme des perles, que nous voulions faire aujourd’hui, doit ainsi être reportée à demain. Pour
le reste nous nous donnons quelques heures de réflexion. Comme nous ne sommes pas en très
grande forme tous les trois, nous nous séparons pour tourner en rond chacun de notre côté, et
si possible dans le même sens. C’est d’ailleurs un peu compliqué car la ville est construite en
carré, et s’organise autour de quelques rues à angle droit. Carnarvon, Weld et Hamersley sont
les plus actives pour le commerce, centré surtout autour des perles et des productions
aborigènes. Ces dernières nous intéressent surtout, et nous nous retrouvons à plusieurs
reprises dans différents magasins, devant des peintures le plus souvent, mais les prix sont trop
élevés pour nous. Nous faisons des courses pour le repas dans un magnifique supermarché,
qui, comme les autres magasins, nous donne vraiment l’impression que les touristes ont de
l’argent ici. Une fois de plus aussi nous sommes frappés par le prix de la viande, qui n’est pas
très chère puisque nous achetons des steaks à un prix qui nous semble très bas : six cents
grammes pour 6 $, soit 25 francs.
Il est aux environs de midi lorsque nous sommes de retour à notre motel, où nous avons
réservé la chambre pour une seconde nuit en partant ce matin, et nous mangeons dehors sur
une table blanche installée sous l’arbre aux si belles fleurs. Mais quelle chaleur ! Florent nous
étonne car il mange quatre pies à lui tout seul ! Après avoir récupéré dans la fraîcheur de l’air
conditionné de la chambre nous reprenons l’auto et allons vers 14h de nouveau au centre. Au
Tourist Center, qui se révélera plus tard être simplement une société privée, qui a pris
abusivement ce sigle attirant, nous réservons deux nuits dans un motel à Halls Creek pour 190
$, avec l’intention de visiter les Bungle Bungle à partir de cette ville. Une société y existe
pour cela, mais la jeune fille de l’agence n’arrive pas à la contacter. Plus tard nous
comprendrons pourquoi ! Nous continuons alors nos petites visites de Broome, lentement,
sans nous presser, comme s’il fallait effacer , ou compenser, les kilomètres d’hier. Ce sont
d’abord des visites aux différents boabs de la ville : leurs branches sans feuilles émergent de
manière curieuse de leur large tronc, leur donnant un aspect inachevé voire mystérieux. Une
fiche savante inscrite sur le plus imposant d'entre eux, près du Wing’s restaurant, nous indique
que cet « Adansonia gregorii » peut avoir aussi ses ancêtres du côté de l’arbre-bouteille de
Madagascar. Nous passons quelques instants au cimetière japonais, très bien entretenu, où de
nombreuses pierres tombales concernent des plongeurs qui connurent une fin tragique sur les
bancs de perles. Nous faisons ensuite le tour de la petite presqu’île de Broome jusqu’au phare
de Gantheaume point, où l’érosion éolienne a découpé des formes fantastiques dans des
roches rouges aux stries empilées ; en plusieurs endroits se trouvent des empreintes de
227
dinosaures. Non loin de là s’étend la belle plage de Riddell, où nous marchons un assez long
moment, avant de regagner Cable beach.
Cette magnifique plage est un peu le symbole de Broome, surtout à marée basse comme
c’est le cas lorsque nous y arrivons. Nous allons tout d’abord nous baigner, l’eau est
excellente et des petites vagues nous permettent de nous sentir plus actifs, et il fait encore
tellement chaud que nous apprécions doublement ce moment. La journée se termine par un
splendide coucher de soleil, au milieu d’une foule d’Australiens qui pique-niquent en
trinquant, souvent sur des petites tables couvertes de nappes blanches. Un couple avec deux
enfants, très bien habillés, est à côté de nous, ils mangent une grosse salade composée et
l’homme et la femme boivent du vin blanc et rosé. Au moment où le soleil atteint l’horizon, se
reflétant sur une mer rouge et dans les chenaux remplis d’eau de la plage, deux caravanes de
chameaux, montés par des touristes, se découpent sur le ciel cramoisi. Véritable cérémonie
que ces couchers de soleil australiens, nous l'avions plusieurs fois constaté, mais celui-ci est
sans doute le plus beau, avec l’immortelle fin du jour d’Uluru, il y a deux ans. Il est
exactement 18h.
Nous
cherchons
ensuite
vainement l’aéroport dans la nuit
qui tombe, avec l’espoir d’y
trouver un magasin où des
pellicules
seraient
meilleur
marché, mais nous cherchons
vainement ses bâtiments. Une
demi heure plus tard, dans la nuit
noire nous repassons dans le
centre,
où
des
dizaines
d’aborigènes éméchés mènent un
grand tapage, et nous regagnons
le motel. Douches, crakers avec
sauce salsa accompagnés d’une
VB glacée pour moi et d’une
Swan Gold pour Christiane, tout cela comme prélude à d’énormes tranches de viande avec de
la salade, pendant que tournent à côté quelques lessives. Longue soirée télévision, ce qui veut
dire que nous dépassons sans doute le quart d’heure habituel.
Très bonne nuit. Le moral revient ? Nous rangeons tout, sans trop nous presser, pendant
que Florent se fait cuire ses pâtes du matin. Dehors le temps est aussi beau qu’hier. Vers 7h
45 tout le monde est prêt, même le coffre de la voiture, qui, après une journée tranquille,
récupère sans problème son chargement habituel. Pour aller à la Willie Creek Pearl farm nous
empruntons une magnifique piste de latérite rouge. La couleur est tellement forte que je ne
peux résister au plaisir de prendre une photo. Cette piste n’est cependant pas identique
partout : alors que nous roulons, avec même du plaisir, sur les parties en terre rouge, elle se
transforme parfois en fonction du sous-sol, et présente des sections de sable blanc dans
lesquelles les roues patinent et où des sections pierreuses, pleines d’ornières, secouent très fort
voiture et occupants. Nous avons là un petit prélude des pistes du Kimberley dès que l’on a
l’audace de sortir de la numéro 1.
228
Il est un peu plus de neuf
heures lorsque nous arrivons à
la ferme. D’autres personnes
sont déjà là, nous constaterons
plus tard que nous sommes
presque les seuls en voiture
normale, la plupart sont des
4x4. Il y a même deux
camping-cars
4x4.
Nous
retrouvons la bande de
Français que nous avions vus
dans la région de Pemberton,
au sud de Perth. La visite
commence à 9h 30 et va durer
deux heures. Ce type de visite
est très fréquent en Australie :
une ferme, spécialisée dans tel ou tel produit, organise des visites guidées, en général très bien
faites sur un type de produit, avec magasin de vente en fin de parcours. C’est en général très
bien fait sur le plan pédagogique, mais aussi sur le plan des relations humaines, ici par
exemple on nous offre du thé et des gâteaux, le timing de la visite est parfait, et l’atmosphère
est très conviviale. Elle se fait en trois temps. Nous avons droit tout d’abord à un long exposé
sur l’histoire des huîtres perlières à Broome et en Asie, puis à une visite à pied au bord de
l’estuaire de la Roebuck, où les huîtres sont élevées dans des sortes de grosses nasses de fer.
La partie la plus intéressante est constituée par la longue explication, avec travaux pratiques,
sur la formation des perles ; on nous apprend à distinguer les différents types de perles et
plusieurs huîtres sont ouvertes aux stades divers de leur croissance. Le présentateur fait un
peu boy-scout retraité mais, même s’il s’écoute un peu parler, ses explications sont claires,
même si nous ne saisissons pas toutes les nuances.
A 11h 30 nous repartons par la même piste, en prenant soin d’être les derniers, car sur la
longue portion en mauvais état nous ne pourrons pas rivaliser de vitesse avec les 4x4 qui ne
pourraient pas nous doubler. C’est l’heure la plus chaude lorsque nous arrivons à Broome.
Christiane a repéré un marché ce matin – nous sommes samedi – et nous nous y arrêtons un
peu plus d’une demi heure. Sous les boabs et les cocotiers, de modestes étalages sont installés.
Certains concernent de la nourriture, beaucoup de l’artisanat tenu par des jeunes très
décontractés, style hippies des années soixante, presque toujours nu-pieds dans la poussière,
parfois avec des petits enfants, presque toujours très blonds. Ce qui nous frappe aussi c’est la
grande diversité ethnique des visiteurs : beaucoup sont des descendants d’asiatiques, certains
sont aborigènes. Mais pour être honnête, en dehors de noix de boabs dessinées ou pyrogravés
il n’y a pas grand chose d’intéressant à acheter, et la chaleur nous fait abandonner la place.
Il est midi passé lorsque nous quittons définitivement Broome, et un peu avant de rejoindre
la Great Northern Highway nous trouvons une place de parc, où il fait extrêmement chaud et
où nous avons de la peine à trouver de l’ombre. Nous y mangeons donc rapidement nos slices
sous un soleil de plomb, et rejoignons vite la fraîcheur relative de la voiture. Après la
Roebuck roadhouse le paysage est sec, très sec : les herbes sont hautes et jaunes. Ce qui nous
frappe surtout c’est l’importance des boabs, il y en a de toutes les formes et de toutes les
tailles. Nous parlons aussi du prix des choses, le Kimberley est vraiment une région chère, il
est fait pour un public assez riche car les excursions sont hors de prix. Beaucoup d’ailleurs
sont faites par hélicoptère ou avion. Cent cinquante kilomètres nous séparent de la William
Bridge roadhouse, nous traversons pour y parvenir une véritable savane africaine : herbe
jaune, petits bouquets d’acacias, grandes termitières, et, couronnant le tout, des boabs de plus
229
en plus nombreux. A la roadhouse nous faisons un petit arrêt dans un univers poussiéreux, de
nombreux aborigènes semblent occuper le terrain, à un point tel que nous ne pouvons aller
aux toilettes qui sont leur point de ralliement. Que trouvent-ils de si intéressant ici ? Il faut
que leur vie soit bien triste ailleurs pour qu’ils passent ainsi leurs journées autour de la
roadhouse. Beaucoup sont couchés dans la poussière, derrière de vieilles voitures.
Un peu plus loin nous rejoignons l’embranchement en direction de Derby. Sur les quarante
kilomètres qui nous séparent de cette petite ville, les boabs sont tellement beaux dans le
paysage, que nous ne savons pas lesquels choisir pour notre album de photos. Ils sont souvent
associés à de très grandes termitières. Lorsque nous quittons la climatisation de l’auto une
chape de plomb tombe sur nous, tellement il fait chaud. Que doit donc être l’été ici ? On dit
que c’est la région la plus chaude d’Australie, mais comme je l’ai déjà lu pour d’autres lieux,
on ne sait plus très bien qui
croire. Il est probable qu’entre
les Pilbara, le Kimberley et le
Great Sandy Desert, les
nuances climatiques doivent
être infimes, et les conditions
également excessives. Un peu
avant d’arriver à Derby, nous
nous arrêtons devant un énorme
boab, qui possède un tronc
creux de quatorze mètres de
diamètre extérieur, et serait
vieux de mille ans. Il porte le
nom de « Prison Tree », car il
aurait servi, au XIX° siècle, de
prison pour les aborigènes
récalcitrants. Nous visitons l’intérieur, c’est effectivement impressionnant. Nous faisons une
petite ballade dans la savane qui l’entoure, où se trouvent également de nombreux autres
boabs. Un gros serpent file à toute allure devant moi, pas question de trop réfléchir s’il
appartient à une des nombreuses espèces venimeuses d’Australie, nous ragagnons la voiture
en toute hâte.
Où sont donc passés les trois mille habitants de Derby ? Nous entrons dans une ville morte,
et nous sommes très déçus par cette petite ville administrative : il n’y a rien, tout est fermé, et
seuls des aborigènes déambulent comme des âmes en peine le long de Loch street et sur
Nicholson square. Après avoir fait un aller et un retour, ce qui nous prend royalement cinq
minutes, nous nous mettons à la recherche d'un motel, en nous demandant un peu ce que nous
sommes venus faire ici. Mais le hasard est ainsi fait que nous trouvons un établissement fort
sympathique, perdu au milieu d’immenses arbres et une végétation exubérante. Il s’agit du
West Kimberley Lodge, à l’entrée de la ville, sur Sutherland street. Une Australienne jeune,
très ouverte et souriante nous accueille, elle parle parfaitement le français, car elle revient
d’un séjour de plusieurs années à Paris où elle était étudiante. La voilà maintenant gérante de
motel dans cette petite ville perdue du « far north west » ! Pour 70 $ nous avons une chambre
très correcte, avec une grande cuisine commune. Nous nous installons donc, et vers le milieu
de l’après-midi, retournons vers le centre. Derby n’est constituée que de trois ou quatre
grandes rues qui se coupent à angle droit, toujours aussi inanimées. Nous y marchons un
moment, puis gagnons le grand estuaire et le quai, qui date de 1885, mais qui n’est plus
utilisé. Il domine un paysage de vastes étendues de vase et de mangrove, peu appétissantes
pour le baigneur. Quelques personnes pêchent des crabes ou des poissons-chats.
230
Après avoir hésité à aller manger dans un sea-food, qui n’ouvre qu’à 19h et qui nous paraît
un peu trop cher, nous nous rabattons sur une grosse pizza mexicaine , nous faisons le plein
d’essence, et au centre « ville »
je suis heureux comme un
enfant car je photographie le
soleil couchant derrière un
grand boab, qui curieusement a
conservé une partie de ses
feuilles. Belle image d’une ville
morte, où le temps semble
s’être arrêté. Vers 18h nous
sommes au motel, la nuit
tombe, et nous allons manger
dans la cuisine notre pizza, des
pâtes et un melon. Nous en
profitons pour discuter avec
deux couples d’Australiens
« retired ». C’est eux qui nous
parlent des difficultés de la Gibb River road . Le Lonely nous dit bien qu’il n’est pas
indispensable d’avoir une 4x4 pour aller jusqu’aux gorges de Windjana, puis à Tunnel Creek
pendant la saison sèche. Eux nous expliquent que cela n’est possible que lorsque la niveleuse
est passée sur la piste, et qu’actuellement ce n’est pas du tout le cas, et que dès la fin des
quarante kilomètres de la portion goudronnée, les ornières sont trop profondes pour permettre
à un véhicule trop bas de passer. Ils nous indiquent aussi que le trafic est presque inexistant et
qu’en cas de panne cela nous poserait un problème supplémentaire. Nous sommes donc venus
à Derby pour pas grand chose, car il n’y a aucune autre destination possible depuis cette ville.
C’est très déçus que nous regagnons notre chambre et nous couchons à peine une heure trente
après l’apparition de la nuit. Il fait très chaud car la climatisation ne marche pas, nous devrons
nous contenter du ventilateur. Je crois que nous nous endormons tous en rêvant aux boabs !
C’est dimanche aujourd’hui. Le 10 août exactement. Dans vingt jours nous serons de
retour en France, et nous repasserons sans doute au-dessus de Derby, de Broome ou de Port
Hedland. La nuit a été bonne sauf pour Florent, qui a un peu joué aux somnambules, en
insistant au milieu de la nuit pour se coucher sur les valises et en appelant Sophie. Nous
quittons le motel vers 8h après avoir discuté un long moment avec nos voisins australiens, qui
nous confirment tout ce que nous avons appris hier au soir sur la Gibb river road, qu’ils
déconseillent fortement. Ils ne nous encouragent pas non plus à coucher à Fitzroy Crossing,
petite ville d’un millier d’habitants, à mi-chemin à peu près entre Derby et Halls Creek. Ils
prennent comme raison le manque de logements et le grand nombre d’Aborigènes. Cela nous
surprend beaucoup, car nous n’avions pas ressenti des sentiments aussi forts lors de notre
premier voyage, même si nous n’avions pas perçu de franche amitié entre les Blancs et les
Noirs de ce pays. Depuis que nous sommes arrivés dans le Kimberley, et même déjà un peu
dans le Pilbara, nous avons découvert d’autres comportements. Dans les roadhouses et dans
les villes les Aborigènes se rassemblent par groupes, souvent ivres et toujours très bruyants,
peu agressifs semble-t-il, mais sans aucune relation avec les Blancs. Nous avons l’impression
de pénétrer désormais dans une région où ils sont proportionnellement plus nombreux
qu’ailleurs, ce qui semble gêner les Australiens blancs.
Vers 8h 40, après quarante kilomètres, nous arrivons à la route n° 1. Au bout d’une heure
de route nous avons effectué quatre vingt huit kilomètres, mais dans nos têtes les réflexions
du couple de ce matin font leur chemin. Y aurait-il des problèmes graves avec les
231
aborigènes ? Nous avons eu l’impression que ces gens avaient presque l’air d’avoir peur. Le
paysage ne s’est guère modifié par rapport à celui d’hier : la route goudronnée traverse un
grand vide humain, il n’y a personne et la circulation est nulle. Quelques panneaux annoncent
l’existence de stations d’élevage mais aussi de troupeaux errants, et la route est parfois coupée
par quelques « cattle grids », suivies de chaque côté de la route par des barrières de fil de fer
délimitant d’immenses exploitations extensives. De temps en temps un bovin isolé s’aperçoit
sur le bas-côté. Où trouvent-ils donc de quoi se nourrir ? Nous nous arrêtons pour filmer des
termitières et une véritable forêt de boabs, un tous les vingt mètres peut-être.
Deux heures après notre départ de Derby nous avons déjà parcouru cent soixante trois
kilomètres, la route est très droite et traverse sans arrêt des floodways, dont certains sont très
larges. Nous tentons d’imaginer le paysage par temps de crue en plein cœ ur de l’été. Non loin
de Fitzroy Crossing le paysage reste le même : c’est un grand plateau plus qu’une montagne, à
la végétation assez dense et aux arbres espacés. Cette lente avancée dans l’espace nous
entraîne à des réflexions communes à propos du tourisme ici : pour venir visiter le Kimberley
il faut avoir une 4x4 et faire les grosses excursions en avion. Tout cela n’est pas à la portée de
touristes de notre acabit. Nous appartenons à une toute petite minorité avec notre voiture de
ville, et les gens qui voyagent dans cette région nous semblent plutôt être des retraités
fortunés ou aisés. Nous voyons peu de jeunes dans l’ensemble depuis Coral Bay. Vers 11h
nous entrons dans Fitzroy Crossing, petite bourgade de mille habitants, quelques rues en
carré, des acacias et des boabs, des Aborigènes qui attendent sous le soleil, mais pas plus
qu’ailleurs. Nous trouvons une jeune fille trés avenante qui nous conseille bien. Elle nous
apprend qu’il est impossible d’aller visiter les Bungle Bungle depuis Halls Creek, car la
compagnie qui autrefois effectuait la visite depuis cette ville s’est déplacée ailleurs. Elle nous
conseille de réserver un tour depuis Turkey Creek, où nous prenons aussi une chambre pour
deux nuits. Mais l’excursion à elle seule nous coûtera 125 $ par personne, plus de 1700 francs
pour nous trois ! Ce tarif nous paraît vraiment excessif, mais c’est le moyen le moins onéreux
pour aller dans les Bungle Bungle. Nous nous trouvons donc avec quatre nuits réservées, dont
deux déjà payées à Halls Creek, alors que nous ne disposons que de trois jours ! Pour nous qui
réservons rarement et au jour le jour quand le cas se présente, c’est une situation assez
nouvelle. Il nous faudra négocier ferme pour essayer de nous faire rembourser la deuxième
nuit d’Halls Creek !
Comme il n’est que 12h 15 nous décidons de prendre la piste du parc national de Geikie
Gorge, qui est à une vingtaine de kilomètres vers le nord. Nouvelle déception en arrivant sur
le site, car il n’y a que deux bateaux par jour, et le second est à 15h, ce qui est trop tard pour
nous, car nous n’aurions plus le temps de faire les trois cents kilomètres qui nous séparent
d’Halls Creek. Nous nous contentons seulement d’un petit tour à pied, d’une photo, et de
grands regrets pour Tunnel Creek et Windjana, que de toutes façons on ne pouvait atteindre
que par une très mauvaise piste, qui rejoint la Gibb river road. A 13h nous sommes de retour à
Fitzroy Crossing et nous allons prendre notre repas dans la roadhouse de la Shell. La serveuse
est une française, originaire de Perth. Elle nous parle beaucoup du Kimberley qu’elle connaît
bien, et surtout du problème aborigène, qui d’après elle n’en est qu’au tout début. Elle nous
semble assez pessimiste sur l’avenir de la région, car d’après elle l’immigration des
Australiens blancs est très faible. La plupart des Aborigènes ne travaillent pas, déambulent
près des lieux publics, ignorent, voire se moquent des Blancs, et particulièrement des
touristes. Après ces affirmations, qui correspondent au vécu de cette femme, nous traversons
une communauté de Noirs : les maisons préfabriquées sont sales et délabrées, des papiers et
des boîtes traînent partout. En pire, bien pire, cela nous rappelle certaines réserves indiennes
d’Amérique. Au Tourist Info, où nous retournons pour tenter de solutionner le problème de
notre nuit supplémentaire, une femme aborigène nous propose une peinture pour 200 $, nous
hésitons beaucoup et sommes à deux doigts de l’acheter. Elle le sera sans doute par la jeune
232
fille du tourist info, qui la revendra trois ou quatre fois plus cher, à voir les prix de celles qui
sont affichées dans le local.
Il est 14h lorsque nous quittons Fitzroy Crossing pour nous diriger droit vers l’est, vers
Halls Creek. A plusieurs reprises nous traversons la rivière Fitzroy sur des ponts bâtis sur
pilotis. Au panneau « Halls Creek 286 km, Next services » nous comprenons que nous
entamons la traversée d’un nouveau désert, et la carte ne montre même pas l’existence de
stations d’élevage et aucune construction n’est indiquée. Je transcris fidèlement l’enregistreur
dans ce qui suit.
« Nous venons de passer le panneau indiquant la distance qui nous sépare de Halls Creek,
il n’y aura plus d’essence, ni d’aide quelconque à attendre sur cette route qui représente un
tiers de la taille de la France. La route est installée dans une grande plaine, il n’y a plus de
boabs, mais des acacias à graines rouges sur un sol qui alterne entre le jaune et le brun. Nous
longeons de nombreux brûlis récents dans une savane à spinifex avec de petits arbustes,
parfois remplacée par de la savane claire à buissons épineux. La voiture continue de tourner
comme une horloge. Quelques montagnes apparaissent sur l’horizon vers 14h 30, en même
temps qu’un panneau nous signale l’existence d’une station d’élevage à quarante kilomètres
vers le nord, ce qui était inattendu. Il est maintenant 15h , en une heure nous avons fait
exactement quatre vingt dix kilomètres, et nous longeons des montagnes rouges, non, c’est
exagéré, ce sont plutôt des échines résiduelles qui dépassent d’un grand plateau. Vers 15h 30
nous nous arrêtons pour filmer et photographier un immense brûlis, dont les cendres blanches
et grises font ressortir le rouge de petites termitières. C’est très curieux mais nous avons
l’impression que le feu a couru rapidement sans entrer profondément dans le sol, et en ne
brûlant les branches et les
feuilles que sur un mètre de
hauteur. Au fur et à mesure que
nous avançons en direction de
l’est, dans des terres plus
continentales, le spinifex envahit
davantage le paysage désolé,
formé de petits plateaux vides,
aussi vides que cette route où la
circulation est très faible : depuis
notre départ nous avons croisé
huit
voitures !
Le
soleil
commence maintenant à allonger
les ombres, et des termitières
apparaissent partout. L’auto ronronne sans état d’âme. Heureusement ! Nouveau salut du
profane aux mystères d’une mécanique obéissante. A 16h 57 nous arrivons au croisement
avec la piste de Tanami, qui mène au Wolf Creek Crater, et au bout de plus de mille
kilomètres de solitude, au Centre Rouge d’Uluru. Arrêt pour méditer quelques minutes,
debout sur la piste qui file loin vers le sud. Cette envie folle du vide me reprend, jamais nous
n’aurons le courage de sauter le pas. Quelles impressions doit ressentir celui qui se lance
ainsi, avec sa foi et sa fragilité, dans le néant de cette solitude. »
Un quart d’heure plus tard nous sommes à Halls Creek, qui avec ses mille trois cents
habitants, ressemble comme une sœ ur à Derby ou Fitzroy Crossing : une grande rue centrale,
très large, et quelques rares autres allées qui semblent se perdre dans le bush. Mais ce coup
d’œ il est bien rapide, car notre but est de trouver au plus vite le motel où nous avons réservé.
Ce qui est fait très vite, mais nous avons de la peine à faire comprendre au « manager » que
nous avons payé deux nuits, que nous voulons n’en rester qu’une, et que ce serait bien s’il
pouvait nous rembourser la seconde, sur de l’argent qu’il n’a pas encore reçu ! Le brave
233
homme ne comprend pas grand chose, dit qu’il va téléphoner à l’agence de Broome, et qu’il
passera nous voir. Au bout d’une petite demi heure il vient frapper à notre porte et nous
rembourse 88 $, il a dû prendre 2 $ pour le téléphone. Même s’il a bien compris nos
arguments – la fin d’activité du tours operator de cette ville – il ne semble pas ravi. Pour nous
en tous cas c’est une bonne leçon : ne jamais rien payer d’avance !
Lorsque nous ressortons il fait nuit noire sur la seule grande rue et l’immense place
centrale en terre battue. Des dizaines d’aborigènes partout, par petits groupes. Pour la
première fois nous sommes frappés par le nombre de jeunes, et surtout par leur tenue. Ils
n’ont ici rien de commun avec ces personnes misérables d’Alice Springs ou de Broome :
coiffés de casquettes, vêtus de jeans et de tee shirts vantant des équipes de basket ou de baseball américaines, ils nous font tout à fait penser aux jeunes noirs du sud des Etats-Unis. Eux
ne nous regardent pas encore de manière méprisante, mais c’est juste. Nous sentons très bien
que cette génération n’aura pas du tout le même comportement que celui de ses aînés. Le seul
téléphone de la place est entouré d’enfants bruyants, ce qui ne nous empêche pas de parler
longuement à Denise, et d’avoir de bonnes nouvelles de tous. Nous nous rendons très vite
compte aussi qu’il n’y a rien à faire ici, et que nous sommes obligés de retourner au motel. Il
est à peine 18h 30 lorsque nous nous décidons à aller manger au restaurant du motel, mais
Florent refuse de nous suivre, préfère la télévision et des pâtes. Nous y allons donc les deux et
mangeons un gros morceau de viande rôti, des frites et de la salade. L’atmosphère est très
sympathique, même si nous nous sentons un peu seuls, trois tables étant occupées. Nous nous
couchons tôt, essayant de prendre connaissance de toute la documentation que nous avons sur
les Bungle Bungle, dont le nom aborigène est Purnululu.
Nous nous sommes finalement endormis assez tard malgré les rires et les cris de dizaines
de jeunes aborigènes dans la rue et sur la grande place près du motel. Ils sont en fait les
descendants d’une communauté qui a connu bien des vicissitudes. Quelques éleveurs
s’approprièrent un immense territoire dans cette région vers 1870, réduisirent en esclavage les
Aborigènes qui y vivaient, en les faisant travailler de force dans les « stations ». Un siècle
plus tard celles-ci disparurent et les Aborigènes, privés d’emplois, émigrèrent à Halls Creek
où des maisons furent construites hâtivement pour eux. Ils continuent d’y traîner leur ennui et
leur oisiveté, l’alcool et les violences familiales faisant des ravages parmi eux. Quant aux
jeunes, d’après ce que nous avons entendu hier au soir, ils semblent heureux de vivre, et
même tard le soir, en plein cœ ur de l’hiver.
Nous déjeunons dans notre chambre après un réveil très matinal, ce qui nous permet de
voir un beau lever de soleil, par un temps qui s’annonce splendide. A 7h 30 nous quittons le
motel, qui a retrouvé son grand calme. Trente mètres et nous voici dans la grande rue qui
ossature la « ville » de Halls Creek. Premier arrêt dans une bakery, quelques dizaines de
mètres plus loin, puis, sur le grand parc ombragé près de l’office du tourisme, qui devrait déjà
être ouvert mais qui n’ouvrira jamais, nous nous en persuadons après une attente inutile d’une
demi heure. Il y a aussi dans Halls Creek deux stations service, que nous visitons pour savoir
si elles n’ont pas de 4x4 à louer pour aller jusqu’au cratère du météore de Wolfe Creek. Dans
la première, Texaco, les Toyota RAV 4 sont déjà louées pour 180 $ la journée, il faudrait que
nous prenions une catégorie au-dessus à 220 $, soit plus de mille francs. Dans la seconde,
Shell, ils n’ont pas de 4x4 à louer, mais le gérant nous dit que cela ne pose pas de problème
pour faire les trois cents kilomètres de piste ( aller-retour ) avec une voiture normale ! Qui
croire ?
Nous voilà donc partis, un grand moral au cœ ur, pour les dix huit kilomètres qui nous
séparent de l’embranchement de la Tanami Track. La piste est là, telle que nous l’avons
aperçue hier au soir, et nous nous y engageons. Nous sommes d’autant plus déterminés à aller
jusqu’au bout, que la remarque du gérant correspond à ce que dit le « Lonely Planet », à
234
savoir que le cratère est accessible en saison sèche avec des voitures normales. Au bout de
trois kilomètres nous sommes tellement secoués, que nous nous arrêtons une première fois,
pour regarder de près l’état de la piste : elle est formée de séries de petites ondulations
séparées les unes des autres d’une vingtaine de centimètres, et creuses de cinq à dix
centimètres. De nombreux cailloux, parfois assez gros, parsèment la piste par ailleurs. Nous
repartons mais nous n’arrivons pas à trouver une vitesse convenable pour atténuer les chocs :
trop lentement – entre vingt et trente kilomètres à l’heure – il nous faudrait trop de temps, trop
vite cela entraîne des chocs de cailloux contre la carrosserie ou contre le carter, ce qui n’est
pas un bon présage. Nouvel arrêt. Que faire ? La mort dans l’âme nous renonçons. Sans doute
manquons-nous d’audace, mais notre budget est très serré et nous avons peur d’avoir à trop
payer en cas d’avarie sur la voiture. Pourtant nous avions fait bien pire en Islande. Mais
c’était notre camping-car, et ici tout retard important pourrait s’avérer tragique pour notre
retour. Nous ne cesserons par la suite de nous reprocher ce renoncement dans le calme de la
maison de Toulon.
Nous ne verrons jamais le
cratère de Wolfe Creek, le « Lit
de Lucifer » d’Upfield, où il
situe un de ses romans, et dont
les descriptions nous avaient
tellement donné l’envie de le
connaître réellement. Il faut
croire que nous sommes
poursuivis par un étrange destin
dans nos relations avec les
cratères météoritiques : en 1974
nous avions beaucoup circulé
autour du plus grand du monde,
en Arizona, sans trouver le
temps pour y aller, en 1997 nous sommes tout près du second en taille ( 850 mètres de
diamètres et 50 mètres de profondeur ) et nous renonçons ! Dépités nous revenons tourner en
rond au milieu des aborigènes de Halls Creek. Vers 9h 30, le temps semble passer lentement,
nous allons nous promener sur une piste de cinq kilomètres pour voir la « muraille de Chine »,
barre de quartz blanc dans un paysage désolé de collines, et le billabong de la Caroline Pool.
Retour à Halls Creek pour tenter notre chance à Air Oasis, qui propose un tour en avion audessus du cratère, mais c’est 100 $ par personne ! Impossible pour notre bourse, malgré les
sollicitations d’une anglaise, qui serait bien partie avec nous ( il faut un minimum de quatre
personne pour faire un voyage ). C’est notre troisième échec aujourd’hui ! Comme il faut
passer le temps Christiane va demander bravement au poste de police, installé sur la grande
place, s’il est possible de faire fabriquer une plaque de voiture pour offrir à Frédéric, mais on
lui dit que non. L’expérience est intéressante pour elle car elle assiste à de longues discussions
entre policiers et Aborigènes pour tenter de résoudre des conflits familiaux. Pour ma part,
assis dans la voiture j’observe des dizaines d’Aborigènes qui ne savent que faire. Que de
problèmes va bientôt connaître l’Australie, si elle veut vraiment s’occuper de toute sa
population !
A 10h 40 nous repartons encore, signe d’ennui et d’hésitation, sur la même piste que tout à
l’heure. Nous passons tout près d’une grande communauté aborigène, qui vit dans des
maisons préfabriquées dans un état de dégradation avancé, entourées de détritus de toutes
sortes. Ayant perdu leurs traditions, n’ayant pas d’emplois ( que faire ici ? ), ils survivent avec
l’argent de l’aide sociale qu’ils semblent dépenser n’importe comment. Nous avons vu ce
matin un couple, dans le magasin de la station d’essence, qui achetait apparemment
235
n’importe quoi pour manger, un peu à l’impulsion, sans aucune logique. Plus tard nous nous
ferons à plusieurs reprises la même remarque. Quelques kilomètres plus loin nous arrivons à
la « old town », qui fut créée en 1885, lorsque eut lieu une éphémère ruée vers l’or. Il ne reste
de tout cela qu’un bâtiment
complètement délabré. Nous
retournons ensuite à Caroline
Pool pour pique-niquer à l’ombre
d’un mulga, mais nous sommes
tellement agressés par les
mouches, qui tentent de pénétrer
en force par toutes les ouvertures
du corps humain, que nous
mangeons très vite nos pies pour
retourner à Halls Creek, à travers
un beau paysage de spinifex. Il
est 13h, nous passons à côté
d’une école où deux instituteurs
blancs
surveillent
plusieurs
dizaines d’enfants noirs et trois ou quatre blancs, qui jouent de leur côté. Nous cherchons
vainement un « Art Center » qui ne semble exister que dans notre guide.
Il est 13h 10 lorsque nous quittons Halls Creek. Jamais nous n’aurions pensé y rester si
longtemps. Dernier regard sur les rassemblements d’Aborigènes, sur ceux qui marchent seuls
le long de la route, sur les jeunes habillés de couleurs vives. Derniers regards sur ces maisons
préfabriquées, éventrées, sans portes ni fenêtres, devant lesquelles courent quelques chiens
jaunes, qui ressemblent à s’y méprendre à des dingos. Cinq kilomètres plus loin c’est une
nouvelle communauté sur notre gauche, et puis la route, un peu vallonnée, quelques
montagnes brunes sur l’horizon avec des pointements de tous les tons, des arbres inconnus.
Sur les cent soixante trois kilomètres
du trajet – absolument vide d’hommes
– qui nous sépare de Warmun, ou
Turkey Creek, nous allons longer des
paysages d’une grande beauté. Les
plus remarquables sont constitués par
des champs de spinifex dorés, sur un
sol caillouteux rouge, d’où pointent
quelques petites termitières et des
eucalyptus aux larges feuilles, que
nous n’avions jamais vus. Plus loin ce
sont quelques boabs, un peu perdus
dans une savane à spinifex parsemée
de mulgas. Lorsque nous nous
arrêtons, pour photographier, un grand silence s’installe. Où sont donc les oiseaux
d’Australie ? Quant aux kangourous, il y a plusieurs jours déjà que nous n’en voyons plus, à
l’exception de quelques dépouilles. Comment les Aborigènes pouvaient-ils survivre dans un
tel milieu ? La route traverse des dizaines de lits de rivière à sec, ce qui nous permet de
comprendre la raison de sa fermeture temporaire pendant la saison humide.
A 14h 30, nous passons sur notre droite l’embranchement pour le parc national de Bungle
Bungle. Il nous reste encore une soixantaine de kilomètres à faire. Beaucoup de montagnes
bosselées, les arbres sont aussi plus nombreux malgré les spinifex envahissants. Circulation
nulle sur la route. Il est un peu plus de 15h lorsque nous arrivons au petit village aborigène de
236
Warnum, immédiatement suivi de la roadhouse de Turkey Creek. En fait Turkey Creek n’est
qu’une roadhouse, il n’y a aucune habitation en dur autour, sinon un camping, où il y a
visiblement beaucoup de monde, un petit aérodrome, et les installations habituelles d’une
roadhouse. A quelques centaines de mètres se trouvent plusieurs villages préfabriqués
d’Aborigènes. Nous recevons un accueil agréable des quelques Australiens blancs qui gèrent
la roadhouse. Nous rendons visite, dans le camping, à la personne qui s’occupe de l’excursion
de demain : elle nous annonce que nous serons douze personnes et nous explique ce qu’il faut
apporter et surtout ne pas oublier. Nous faisons ensuite la découverte de notre chambre, dans
un bâtiment préfabriqué. C’est exactement ce qu’il nous faut comme confort pour le prix de
65 $ la nuit. Dehors la station d’essence est envahie par de nombreux enfants noirs, qui
s’amusent dans la poussière avec un vélo et des pneus. Vers 18h nous mangeons à la
roadhouse un menu très « bush cooking » et nous allons ensuite assister, de nuit, aux feux de
broussailles qui entourent la roadhouse. Nous regardons la télévision un moment, et pour la
première fois trouvons un programme destiné aux Aborigènes.
Il est des jours qui marquent une année, un voyage, parfois une vie. Il est possible que
celui-ci en fasse partie ! Notre trente-troisième jour de voyage en Australie – le soixante dixseptième si on ajoute le séjour de 1995 – est à marquer d’une pierre blanche. C’est sans doute
l’un des plus spectaculaires et le plus chargé d’émotion. Nous nous levons à 4h 30 après une
nuit agitée pour tous, et après avoir rapidement déjeuné, nous faisons à pied la trentaine de
mètres qui nous sépare du petit bus d’East Kimberley Tours. Il fait nuit noire et Silke, notre
guide d’origine allemande, est là avec d’autres personnes : quatre jeunes font seulement le
voyage jusqu’au camping du parc, ils ne feront donc pas l’excursion avec nous, un couple de
Raleigh en Nouvelle Galles du Sud, un autre couple de Brisbane avec leur grand fils, et nous
trois. Pendant la première heure du trajet, en grande partie opéré sur la route goudronnée,
nous écoutons, sans trop comprendre, de longues explications sur les aborigènes qui peuplent
la région de Turkey Creek, et sur la vie des communautés de la région . C’est malheureux
cette barrière de la langue, mais nous avons trop de peine à tout suivre. Pour être honnête
aussi l’heure est vraiment matinale pour essayer de faire des efforts, et nous somnolons tous
de temps en temps. Nous sommes dans une petit car 4x4 fabriqué en Australie Occidentale,
qui semble d’une solidité à toute épreuve. Tout est prévu pour les chocs les plus violents, et
les sièges sont malgré tout assez confortables.
Nous prenons ensuite la piste qui mène au parc. Nous allons mettre presque trois heures
pour parvenir jusqu’à celui-ci, bien que la distance parcourue ne soit que d’une cinquantaine
de kilomètres. Nous avons tous compris tout de suite pourquoi elle était interdite aux voitures
qui ne sont pas 4x4 : son état est très mauvais, gros rochers au milieu du parcours, ornières
profondes, gués impossibles à
franchir sans essieux surélevés,
pentes parfois très fortes
nécessitant de rouler au pas
dans de véritables pierriers. Il
existe quatre autres pistes qui
permettent d’atteindre la région
du parc, mais elles sont privées
et passent par des régions
d’élevage. L’Etat d’Australie
Occidentale refuse de faire des
frais de viabilité qui seraient
disproportionnés par rapport au
trafic. Dans le jour qui se lève
237
nous traversons deux chaînes de montagne successives, plusieurs torrents à sec, parfois garnis
de grandes vasques d’eau. Mais ce sont les rochers mal taillés de la piste et la poussière qui
dominent.
Vers 8h 30 nous faisons un arrêt-thé bienvenu, qui nous donne un peu le déclic du plaisir,
car jusqu’à ce moment nous avons beaucoup souffert : bruit, secousses, impression de
déplacement lent nécessitant sans arrêt démarrages et ralentissements, qui nous poussent en
avant ou nous collent contre notre siège. Il nous permet aussi de faire connaissance de nos
compagnons de route, avec lesquels nous échangeons quelques mots. Une dame nous dit que
notre « good morning » était tellement bon ce matin, qu’elle nous avait pris pour des
Australiens. Nous sommes flattés, mais elle ne le dit plus après avoir parlé un moment avec
nous ! A 9h nous déposons les quatre jeunes au camping et repartons tout de suite par une
piste qui se dirige vers le sud, vers Cathedral Gorge. Le soleil est maintenant haut dans le ciel,
et le spectacle est splendide car nous roulons sur un grand plateau couvert de spinifex et de
maigres arbustes, parfois apparaissent par grandes plaques des « Bungle grass », herbes de
couleur rouge clair ou rousses, caractéristiques de la région. Quelques rares arbres en fleur se
détachent sur le massif des Bungle Bungle, qui apparaît dans le lointain, vaste draperie
décharnée par l’érosion, sur laquelle se perçoivent déjà de multiples couleurs.
A 9h 30 nous arrivons au premier parking, et c’est là, à peine sortis du camion-bus, que
nous recevons notre premier grand choc esthétique : malgré le bruit passager de quelques
avions de tourisme il règne ici un calme étrange de bout du monde, et nous avons sous les
yeux une multitude de mamelons striés de bandes de différentes couleurs, vers lesquels notre
petit groupe se dirige. Nous allons passer presque une heure et demi à nous promener à travers
ces dômes fragiles, sur lesquels des milliers de plaques de roches colorées semblent défier la
pesanteur et tenir par miracle sur la paroi. A leur pied se réfugient de gros spinifex de couleur
vert tendre, qui accentuent la fragilité de tout l’ensemble. En entrant dans une première gorge
nous avons l’impression de cheminer dans une cathédrale en plein air, pleine de vitraux
naturels qui vont de perdre, plus haut, contre la voûte du ciel d’un bleu intense. Le chemin est
bien tracé mais sableux, et Christiane glisse, laisse échapper sa bouteille d’eau, qui roule et
s’en va flotter sur une unique marre d’eau présente en contrebas. Nous tentons de la récupérer
en tenant Florent par les pieds mais c’est impossible. Ce sera fait lors du passage de retour,
grâce à un bâton. Nous nous arrêtons souvent pour obtenir des explications, qui parfois nous
sont données en allemand. C’est lors de la marche de retour que nous apprécions encore plus
le panorama de ces grands dômes, posés les uns contre les autres, et qui n’évoquent pour nous
rien de connu. Même les paysages d’Arizona ou du Colorado ne peuvent se comparer à cette
succession de centaines de mamelons, séparés par des labyrinthes issus d’une érosion
démesurée et inattendue. Il fait très chaud lorsque nous sommes de retour au bus, avec un
« timing » remarquable, puisqu’il est 10h 50, que nous nous donnons dix minutes pour boire
de l’eau fraîche, et que notre guide nous fait repartir à 11h, ce qui était prévu. Elle conduit son
groupe avec une rigueur toute germanique, et malgré son aspect frêle, possède une réserve
238
d’énergie étonnante pour conduire son engin, vérifier les pneus à chaque arrêt, et s’occuper de
donner à boire à tout le monde, sans oublier de discuter un moment avec chacun. C’est ainsi
que nous aurons tous à tour de rôle, le droit de circuler devant, à côté d’elle, et d’admirer, sans
avoir à les négocier, les pièges du chemin.
Une heure plus tard nous avons refait la piste du sud en sens inverse, et il est exactement
midi lorsque nous nous garons à côté d’une immense structure d’aluminium, dont les vastes
baies sont recouvertes d’une moustiquaire anti-mouches. C’est le seul moment de repos qui
est prévu dans cette ballade et il va durer une demi heure. Le repas est très bien préparé par
les trois ou quatre jeunes qui gèrent le camping : salades et viandes froides avec des boissons
sucrées et du thé. C’est un moment très agréable, qui nous permet de discuter avec les deux
couples qui nous accompagnent, même si le seul problème est constitué par les mouches, qui
malgré les moustiquaires sont très nombreuses. A 12h 30 nous repartons, et cette fois-ci, c’est
Florent qui est délégué devant à côté de Silke, qui l’impressionne beaucoup par sa manière de
conduire cet engin aussi puissant. Le chemin est très long, et particulièrement mauvais pour
parvenir jusqu’à la gorge d’Echnida Chasm : il nous faut une heure complète, par une forte
chaleur et dans des secousses permanentes. Nous avons de longues explications sur le paysage
et sa géologie, fort heureusement Christiane parle parfois
en allemand avec Silke, ce qui nous permet de
comprendre davantage que ce matin.
A 13h 30 nous arrivons au parking, qui est le point de
départ de la seconde marche. Elle va durer plus d’une
heure, et elle est très différente de celle du matin. La
gorge traverse ici des conglomérats d’énormes galets, qui
s’empilent sur des centaines de mètres d’épaisseur, mais
pour y parvenir nous devons faire une assez longue
marche en plein soleil, en longeant de grands rochers de
grès rouges, qui sont entourés à leur base par de grands
piémonts couverts de spinifex vert tendre, où s'intercalent
des dizaines de petits eucalyptus de la famille des Ghost
Gums. Lorsque nous parvenons enfin à l’entrée de la
gorge, après une marche agréable sur un chemin constitué
de sable et de cailloux ronds, le paysage devient tout à fait
étonnant. Ce sont de part et d’autre de grandes murailles
de galets fluviaux enchassés dans une gangue de couleur
rouge. En levant les yeux nous nous apercevons que ces
parois verticales s’élèvent à plus de cent mètres au-dessus
de nous. Quelle force de transport dantesque a permis à
ces milliards de tonnes de sédiments fluviaux d’être ainsi
déposés sur une telle épaisseur, en des temps géologiques
qui devaient être d’une violence inouïe ? De longs
palmiers, se terminant par de maigres plumeaux de
feuilles en éventail, sont collés contre ces parois, et tentent de s’élever très haut, vers la
lumière ; d’autres arbres les accompagnent sur une partie de ce trajet, et forment au niveau du
sol une cohorte ombragée, à l’intérieur de laquelle il est agréable de marcher.
Taillée dans ce matériel friable la gorge devient plus étroite, la lumière décroît, et une sorte
de nuit s’installe. Nous circulons les uns derrière les autres dans cette pénombre, escaladant
des blocs de conglomérats, qui parsèment la gorge. Puis c’est la fin. Brusquement la gorge se
termine par une sorte de reculée, petit cirque intérieur d’une dizaine de mètres de diamètre,
bordé de partout par des murailles verticales qui se perdent dans l’infini. En levant les yeux
nous apercevons tout en haut l’étroite fente de la gorge dont le sommet est éclairé par le
239
soleil. Nous éprouvons presque de l’angoisse et un sentiment de claustrophobie dans ce lieu
où nous pourrions être ensevelis très vite par quelques éboulements des ces roches qui
paraissent très friables. C’est ensuite le lent retour vers la lumière, vers un soleil qui est
toujours aussi chaud et lumineux. Au passage nous admirons des nids d’oiseaux installés à
même le sol sur le bord du chemin. Puis nous débouchons en pleine lumière crue, celle qui
fait mal aux yeux de ceux qui reviennent de ce royaume des ombres.
Vers 15h nous sommes de retour au bus, pour un trajet qui va être long, à travers un
paysage où les nuances de couleur sont très belles, en particulier celles créées par les
différentes teintes de la Bungle Grass. Nous faisons un petit arrêt dans un bungalow où des
« volontaires » ( pourquoi ? ), plutôt âgés, vendent des souvenirs on ne sait pas trop pour le
bénéfice de qui. Nous achetons des cartes postales. Pendant la première partie du retour je
succède à Christiane devant. C’est une partie très intéressante de la piste pour observer la
conduite de cet engin, car il s’agit de la traversée d’une des deux montagnes, qui nous
séparent encore de la Great Northern highway. Ce ne sont que montées, descentes brutales,
obligation fréquente de « crabauter », c’est à dire d’enclencher les deux ponts et de rouler
avec les quatre roues motrices. Cela implique de s’arrêter une ou deux secondes avant de
repartir, juste devant l’obstacle à franchir : gros rocher, pente très forte, gués de tailles
diverses. Silke, qui semble connaître tous les pièges de cette piste, conduit remarquablement
bien, suffisamment vite pour rejoindre souvent des 4x4, dont elle est obligée de solliciter
l’arrêt sur le côté dès que cela est possible. Certains sont en effet très lents, en particuliers
deux ou trois camping-cars 4x4, qui semblent hésiter à négocier certains passages. Nous
revient alors à l’esprit notre propre comportement en Islande, sur les quelques pistes de
l’intérieur où nous nous sommes aventurés avec notre camping-car, néophytes inconscients de
certains dangers.
A 16h 30 nous faisons un
arrêt d’une petite demi heure,
dans
un
endroit
qui
visiblement a été choisi de
longue date pour son site.
Combien de fois plus tard
penserons-nous à la douceur
infinie de ce paysage. Sous un
soleil rasant le bus s’est arrêté
près d’un Ghost Gum, où
Silke va nous préparer le thé
accompagné de gâteaux. Nous
sommes entourés d’herbes porc-épic, ces fameux spinifex dont les Australiens semblent fiers.
Ils sont ici extraordinaires. L’un des voyageurs m’explique qu’ils sont un refuge pour de
nombreux petits animaux, rongeurs, serpents, oiseaux, qui non seulement y trouvent un abri
sûr, mais aussi une température plus agréable en plein cœ ur des journées d’été. Le thé que
nous buvons ici correspond au plus beau moment du voyage : on sent que chacun, par ce geste
de communion, fait le bilan d’une journée exceptionnelle. Tout le monde s’exprime avec
mesure, comme pour mieux s’accorder à la splendeur du paysage qui nous entoure et au
silence total qui règne sur cette nature. Il ne nous manque que la pratique de l’anglais pour
nuancer davantage encore ce grand moment.
240
Personne ne voulant venir me
relayer devant je peux encore
mieux admirer, avec la nuit qui
tombe, la superbe manière de
conduire
de
Silke.
Elle
m’explique qu’il y a quelques
jours elle a crevé presque au
même endroit et à la même
heure, et qu’il lui a fallu plus
d’une heure pour réparer. Elle me
dit aussi qu’elle fait cette
excursion tous les deux jours, et
que c’est son mari qui fait l’autre
journée. La nuit est maintenant
totale. A un moment un énorme
kangourou est dressé sur notre droite, semblable à une statue. Il ne détale même pas lorsque
nous passons à côté de lui. Derrière nous, dans l’habitacle, tout le monde semble assoupi, au
rythme du balancement de l’engin sur cette mauvaise piste. A 18h nous sommes sur
l’embranchement de la n° 1, cela nous paraît délicieux de rouler sur du goudron. Dans la nuit
totale qui règne sur cette portion de route, nous passons à plusieurs reprises à côté de feux de
broussailles, qui semble courir, tels des feux-follets, de spinifex en spinifex.
Il est 18h 30 lorsque nous sommes de retour à la roadhouse. Le couple de Raleigh nous
invite à venir boire quelque chose dans leur caravane. Ce sont des gens très sympathiques, lui
est un pur produit de l’Australie anglo-saxonne, elle est d’origine libanaise, mais est née et a
toujours vécu en Australie. Ils ont été une fois en Europe, et rêvent d’y retourner un jour pour
y écouter des concerts de jazz, particulièrement dans le sud de la France. Je ne savais pas que
cette spécialité de notre pays était connue aussi loin. Ils nous offrent du pastis Ricard, et sont
très étonnés lorsque Christiane préfère un verre de vin blanc australien, ce qu’honnêtement
j’aurais préféré aussi ! D’après eux ce sont des petits éleveurs, leur maison est grande et ils
seraient ravis de nous revoir une autre année chez eux. Nous parlons beaucoup de l’Australie
et de la France, et nous leur expliquons les problèmes qui ont été les nôtres il y a deux ans,
lors de notre premier voyage, à cause de la reprise des essais nucléaires de Mururoa. Cela les
fait beaucoup rire, et ils nous expliquent que la majorité des Australiens n’y attachaient qu’un
faible importance ! Propos de circonstance ou réalité ? Nous avons trop souffert il y a deux
ans pour croire qu’à l’époque l’événement était secondaire. En sortant de chez eux nous
rencontrons l’autre couple, qui nous cherchait, pour nous donner leur adresse au cas où nous
serions de passage à Brisbane. A 19h 30 nous retrouvons Florent, qui pendant ce temps là est
allé regarder la télévision dans notre chambre, puis est allé s’exercer un moment sur un jeu
video qui est dans le restaurant. Nous mangeons à la roadhouse : soupe, saucisses, pâtes.
Quelle journée splendide ! A pleurer, comme le Rousseau de Florent, en se rappelant son
souvenir.
Nous étions hier au soir à la fois éblouis et très fatigués. La nuit a été fort heureusement
réparatrice. En dehors du magnifique spectacle et de l’énorme plaisir que nous avons éprouvé,
nous avons pris conscience de la difficulté physique de circuler sur les pistes australiennes, et
nos belles résolutions de revenir ici plus longtemps pour les emprunter en 4x4 se sont un peu
amoindries. Mais l’impressionnant souvenir des tours de rochers cylindriques de Purnululu,
avec leurs stries de bandes orange et noir, nous rachète de toutes nos courbatures. Nous nous
levons vers 7h, dehors la température doit être déjà bien chaude. Une heure plus tard nous
sommes prêts, beaucoup de gens sont déjà partis, et ce matin tôt le minibus a déjà sans doute
241
pris le chemin des Bungle Bungle. A une centaine de mètres un hélicoptère charge plusieurs
personnes , avant de s’envoler dans la direction du sud. Nous prenons de l’essence, observons
un peu la vie de cette roadhouse, où les Aborigènes n’ont pas encore fait leur apparition. Nous
sommes, nous voyageurs, sa seule raison d’être, et tout ce qui s’y fait n’est destiné qu’à
satisfaire des gens de passage. Etonnante structure tout de même. Le temps est calme, le ciel
est bleu profond et les montagnes qui entourent Turkey Creek sont noircies par les incendies
qui y circulaient ces deux derniers jours. Nos amis d’hier au soir sont invisibles, eux qui
voyagent pour plusieurs mois ont sans doute beaucoup plus de temps et doivent encore
dormir.
Cent cinquante kilomètres nous séparent de l’embranchement pour Wyndham. La route est
très belle, montagneuse, agrémentée d’une végétation très variée, de la Bungle grass aux
Ghost gums, mais c’est toujours un monde sans animaux. Deux fois nous verrons des aigles,
mais fort peu d’autres oiseaux. Beaucoup de feux jalonnent aussi notre parcours. Il nous
faudra aussi plus de vingt kilomètres pour doubler trois road trains de transport de minerai qui
se suivent, car il n’y a pas de longues lignes droites sur cet itinéraire. Cela nous empêche de
nous arrêter à un « lock out » pour admirer le paysage près de Durham river. Nous quittons la
n° 1 pour effectuer les soixante derniers kilomètres jusqu’à Wyndham : la route est moins
bonne, plus tortueuse, dans un paysage de mesas de couleur grise. Les boabs sont de nouveau
très nombreux, sans doute parce que nous sommes plus près de la mer, alors qu’ils étaient
presque inexistants depuis Fitzroy Crossing et Halls Creek. Ils sont parfois énormes,
échevelés ou en groupe. Nous n’en avons jamais vu autant à certains endroits.
Il est 10h 15 lorsque nous arrivons à Wyndham. Comme Derby il s’agit également d’une
ville d’estuaire, mais avec ses huit cents habitants elle ne dépasse pas la taille d’un petit
village situé dans un véritable cul-de-sac. Nous allons tout d’abord jusqu’au port après la
traversée du petit damier urbain, succession de maisons sur pilotis, souvent agrémentées de
petits boabs et d’autres
arbres. Les maisons
sont adossées à une
montagne élevée, le
mont Bastion, et nous
remarquons que plus
les maisons sont dans
les parties hautes, plus
il semble s’agir de
gens
aisés.
Nous
marchons un moment
vers le port, puis près
de la jetée, et à 11h nous laissons Florent avec la caméra à la ferme des crocodiles. Pendant
qu’il va effectuer cette visite, nous grimpons avec l’auto au « Five Rivers lockout » au
sommet du mont Bastion, par une route très raide. De là la vue est impressionnante sur le
grand estuaire du Cambridge Gulf, bordé par d’immenses littoraux de mangrove. L’intérieur
est au contraire sec et désolé, et la petite ville paraît bien modeste avec quelques dizaines de
maisons, et autant d’arbres, qui ressortent à peine dans l’uniformité du paysage. Nous sommes
exactement au-dessus de la ferme des crocodiles, et avec de bonnes jumelles nous pourrions
voir Florent et ses compagnons de visite.
Au retour nous faisons un petit arrêt pour visiter une ferme aborigène, mais elle est fermée.
Sur la petite place en plein soleil, un énorme crocodile en carton pâte, ou en produit
synthétique, symbolise la cité. Tout autour de nombreux Aborigènes attendent, souvent en
plein soleil. A côté se trouve un info service, mais ce n’est qu’un magasin de souvenirs sans
grand intérêt . Il est peut-être midi lorsque nous allons retrouver Florent, il fait 33° dans le
242
bâtiment de la ferme. Il semble très intéressé par sa visite, même s’il n’a pas tout compris des
explications. Dans la large rue centrale nous mangeons d’excellentes pies dans un petit
magasin, servis par une jeune australienne blonde très sympathique, dont les seuls clients sont
des enfants aborigènes. Nous faisons ensuite le plein d’essence, et je fais vérifier tous les
niveaux et les pneus. La femme du garagiste a envie de parler, et c’est elle qui nous dit de ne
pas manquer la réserve ornithologique de Marlgu Billabong. Il faut pour cela prendre une
piste assez mauvaise de dix kilomètres, à la sortie sud de la ville, mais nous ne regrettons pas
notre visite : d’immenses boabs annoncent la présence de l’eau et le billabong est couvert de
nénuphars et de centaines d’oiseaux de toutes sortes, que nous pouvons admirer depuis un
observatoire de bois. Il règne ici un calme absolu, et nous pourrions rester des heures à
écouter les chants d’oiseaux qui ont complètement oublié notre présence.
Il est 13h 30 lorsque nous partons pour Kununurra, qui se trouve à une centaine de
kilomètres. Après l’embranchement de la Great Northern Highway la route tourne beaucoup
et traverse des paysages tout à fait africains : la tonalité de base est donnée par une savane très
sèche, de couleur jaune foncé, et les boabs sont présents partout, de toutes tailles et de tous
âges. Certains sont énormes, presque irréels, comme si de monstrueuses tentacules de
pieuvres géantes avaient été greffées sur des troncs aussi larges que hauts. Dans une plaine
installée sous une longue corniche, avec son versant en pente forte, des dizaines de boabs
jeunes sont serrés les uns contre les autres, formant une petite forêt étrange. Lesquels
prendront un jour le dessus ? Il est 15h environ lorsque nous arrivons à Kununurra. Elle peut
mériter le nom de ville avec ses quatre mille habitants, et installée à une quarantaine de
kilomètres des Territoires du Nord elle n’a été fondée qu’en 1960, lorsqu’a été mis en place le
projet d’irrigation de la rivière Ord. La proximité du grand lac Argyle explique que cette
petite capitale d’une nouvelle région agricole est vite devenue moderne et active en raison du
tourisme nautique.
Comme nous avons décidé d’y
passer deux nuits le choix du
logement est important, mais nous
avons beaucoup de peine pour
trouver quelque chose car les prix
sont élevés. Dans le premier motel
que nous visitons, une chambre de
type backpackers coûte 75 $, le
second est complet, dans un
troisième nous en aurions pour
135 $ la nuit. Il faut donc être plus
raisonnables et essayer les
campings. Il y en a beaucoup,
presque tous au bord du Lily Creek lagoon, le grand lac de retenue de Kununurra. Le premier
n’a rien à proposer. Dans le second on nous loue une caravane toute équipée pour 55 $, ce qui
n’est pas donné, mais nous la prenons, ne serait-ce que pour son emplacement entre deux
petits boabs, avec un grand auvent, beaucoup de places pour la voiture et les sièges et tables
extérieurs. Il ne manque que les draps, et le camping n’en a pas à louer.
Nous transférons nos affaires et repartons vers le centre. Par rapport à toutes les petites
villes que nous avons visitées depuis Broome, celle-ci nous paraît active, mieux achalandée,
mais aussi plus chère. Une série de rues sont organisées en demi-cercle autour d’une grande
esplanade. Les magasins sont nombreux, en particulier un grand centre commercial où nous
faisons des courses, mais où la nourriture nous paraît chère. Nous nous promenons au centre,
la population que nous croisons correspond à trois types bien différents : des Aborigènes
toujours identiques à eux-mêmes, par petits groupes bruyants, vêtus souvent de très vieux
243
habits européens, des touristes du troisième âge, bien mis, short british et bas blancs avec
large chapeau australien pour les hommes, shorts longs et chemises kaki pour les femmes,
enfin des jeunes, c’est la première fois depuis longtemps, très décontractés, souvent pieds nus,
et même parfois assez sales. Nous nous laissons prendre également aux publicités des
marchands de diamants. Tout près de là se trouvent en effet les plus grandes mines
d’Australie, celles d’Argyle, qui produisent trente pour cent des diamants du monde, et plus
particulièrement des diamants roses, qui sont uniques. Nous entrons dans le magasin
« Kimberley fine diamonds ». C’est fascinant. Tout respire une grande richesse, mais bien que
nous ne passions pas pour d’éventuels clients, on nous montre de magnifiques pierres, en
particuliers des diamants roses, que je ne trouve pas trop gros pourtant, à 50.000 $ ! On nous
fait même cadeau d’un très beau prospectus en français. La mine de diamants est située plus
de deux cents kilomètres au sud, et ne peut se visiter qu’en hélicoptère.
Vers 17h tout ferme. Nous nous promenons encore un moment autour des bâtiments du
centre commercial. Nous sommes encore frappés par la saleté des cheveux et des pieds de
certaines personnes, des jeunes surtout, mais pas uniquement. Certains portent des habits
qu’ils n’ont pas lavés depuis des semaines sans doute. Nous connaissions la réputation de
certains bushmen blancs, mais nous ne pensions pas que cela pourrait déteindre en un
comportement collectif. Les Aborigènes sont toujours entre eux, très minoritaires ici, mais
toujours aussi perdus dans ce monde d’étrangers. Au camping nous retrouvons notre belle
caravane, et il fait encore tellement chaud que nous mangeons dedans, sous l’air conditionné,
des steaks très tendres. Nous sommes une fois de plus étonnés par l’importance de tous les
ustensiles divers que nous trouvons dans cette caravane, et tout cela sans avoir signé le
moindre état des lieux. La caravane disposant de deux chambres nous n’avons aucun
problème pour la nuit. A partir de 4h du matin cependant de nombreux oiseaux sont de plus
en plus bruyants au-dessus de nous, la caravane étant recouverte complètement par un bel
arbre à feuilles persistantes qui sert de perchoir nocturne. Vers le petit matin aussi une
certaine fraîcheur s’installe autour de nous. C’est vrai que nous sommes en hiver, il vaut
mieux le dire pour s’en persuader !
Dès notre réveil nous nous mettons à penser… au coucher de ce soir. En effet la caravane
dans laquelle nous venons de passer la nuit n'est pas libre, et le camping n’a rien d’autre à
nous proposer. Nous allons donc discuter à la réception, et comme les gens sont très
arrangeants, ils téléphonent pour nous à un autre camping, qui peut nous proposer une
caravane, la dernière, et pour une nuit seulement. Nous nous préparons donc assez vite et nous
partons pour le Town Caravan Park, qui lui est en plein centre, alors que nous avons dormi au
Kona Lakeside, au bord du plan d’eau de Kununurra. C’est un peu plus cher puisque nous
payons 67 $, soit le prix d’un motel très correct dans une ville ordinaire, mais la caravane est
sensationnelle, nous avons non seulement tout ce qu’il faut, mais même davantage, avec l’air
conditionné, micro-onde, grand frigidaire et congélateur, belles chambres avec des lampes
partout. Nous louons des draps, et comme la gérante du camping est très efficace et de bon
conseil, nous réservons une excursion pour ce soir sur le lac, et une chambre pour demain soir
à Timber Creek. Avec une grande autorité elle nous indique aussi tout un itinéraire dans la
plaine de l’Ord, afin de ne louper aucune ferme intéressante. Nous voilà donc amplement
parés pour quarante huit heures.
Avant 1960 la plaine de l’Ord river était une plaine alluviale comme il en existe de très
nombreuses en Australie : vide d’habitants, consacrée à l’élevage extensif avec une unique
grande propriété, celle de la famille Durack. La construction de deux retenues d’eau, par le
grand barrage d’Argyle et par celui de Kununurra, a permis de mettre en place un grand projet
d’irrigation. Dans un espace où tout sent l’inachèvement et le mouvement, nous allons
arpenter tout d’abord les rives du lac, puis la plaine irriguée, ses installations agricoles et les
244
lieux ouverts au tourisme. Dans la chaleur moite qui se dégage de cette belle terre, ce ne sont
que réseaux d’irrigation, engins de terrassement qui aplanissent des routes, fermes cachées
derrière une profusion d’arbres et de
plantes de toutes sortes, où
dominent les espèces tropicales.
Toute cette visite va s’échelonner
de 9h 30 à 13h. Nous allons tout
d’abord dans une fabrique d’objets
en pierres zébrées ( zebra rocks )
qui proviennent de la région, où
nous assistons à la taille de ces
pierres, qui paraissent presque
artificielles tellement les stries sont
régulières. La fabrique est installée
au bord du lac, nous nous
approchons, il fourmille d’herbes
flottantes et de poissons-chats. Nous
allons suivre ensuite scrupuleusement le plan qui nous a été proposé : ferme des tea-trees,
bananeraie, où nous achetons des fruits et des glaces. La propriétaire nous propose d’aller les
manger au bord d’un petit billabong paradisiaque : c’est un moment délicieux, calme, les
oiseaux chantent partout autour de nous et des poissons viennent sans frayeur jusque sous nos
pieds. Nous allons ensuite à la « melon farm », avec un magasin d’exposition où l’on trouve
toutes sortes de fruits et de légumes, dont quatre gros melons pour 1 $. Et ainsi se suivent
toutes sortes de productions : du maïs, de la canne à sucre, des arbres fruitiers de toutes sortes,
et même un élevage laitier de race frisonne. Dans le genre c’est sans doute l’élevage le plus
tropical du monde.
Nous nous promenons ainsi jusqu’au bout de la plaine, dans des parcelles que l’on est en
train d’aménager et qui attendent leurs futurs exploitants. Heureux pays où les paysans ne
quittent pas la terre ! C’est à 13h que nous pouvons enfin apercevoir d’un seul coup d’œ il
l’importance des travaux réalisés dans cette zone, depuis le « lockout » de Kelly’s Knob, qui
domine la ville de Kununurra. Notre retour se
fait par le centre ville où Florent va s’acheter
qiuelque chose dans un « Hungry Jack ». Il est
13h 30 lorsque nous sommes de retour au
camping, dans la caravane la chaleur est terrible
malgré l’air conditionné, nous nous installons
sous l’auvent pour écrire et lire, avec une petite
coupure vers 15h pour aller acheter en ville de la
lessive, et revenir immédiatement au camping.
A 17h deux jeunes viennent nous chercher
dans un petit bus pour nous mener à
l’embarcadère. En un autre endroit nous prenons
aussi trois autres personnes. Pendant deux
heures et demi nous allons faire un tour
magnifique sur ce Lilly Creek Lagoon, passant
dans le même temps du jour à la nuit complète
en profitant d’un coucher de soleil
époustouflant. Hélas pour ce moment
exceptionnel – mais aussi pour tout notre trajet
jusqu’à Katherine le lendemain et le
245
surlendemain – c’est la seule pellicule de photo, sur vingt-trois, qui sera perdue par le
laboratoire Kodak de Marseille, il ne nous restera que trois ou quatre diapositives et quelques
cartes postales pour combler ce grand vide.
Le premier souvenir qui nous reste de cette lente promenade, c’est la qualité du discours de
ceux qui nous conduisent : les deux frères, qui forment l’équipage de ce long bateau plat, bien
adapté au lac et à ses plantes aquatiques, se complètent tout à fait, l’un est biologiste est
connaît très bien ce milieu original, l’autre, plus sportif, conduit l’engin et recherche tout ce
qu’il faut voir. Toute une collection d’images nous restent ainsi en mémoire, les premières
auraient dû former, grâce au téléobjectif, de belles cohortes d’oiseaux lacustres, souvent
perchés sur des branches d’arbres morts qui émergent de l’eau. Car nous sommes ici dans une
ancienne zone terrestre mise en eau il y a plus de trente ans. Tout le milieu biologique que
nous visitons est une création humaine, pourtant jamais nous n’avons vu un lieu où la
profusion de la nature est aussi forte. En un tiers de siècle celle-ci a pris possession des lieux,
et sa puissance a quelque chose d’émouvant. Après les oiseaux, le soleil va se coucher au
moment où des milliers d’énormes chauves-souris quittent leurs abris diurnes pour aller boire
dans certaines parties précises du lac : elles tournoient dix à vingt mètres au-dessus de nous,
en poussant des cris perçants, puis s’éloignent sur un ciel rouge sang. C’est un moment à la
fois inquiétant et inoubliable, qui nous évoquent les oiseaux d’Hitchcock, mais aussi les
grottes de Carlsbad, à la limite du Texas et du Nouveau Mexique.
On nous sert des boissons, de la bière et du vin, exprimant toujours ce rapport qu’ont les
Australiens entre la nature et l’alcool au coucher du soleil, ou quand un spectacle de la nature
est particulièrement prenant. La nuit est maintenant totale et le bateau se guide grâce à une
unique torche. Lorsque le spectacle le permet de gros projecteurs s’allument sur les côtés, et
nous pouvons alors observer, se déplaçant entre les herbes aquatiques du fond du lac,
plusieurs gros poissons barramundi, des tortues, des crocodiles « fresh-water ». On nous fait
observer à la surface les yeux phosphorescents de dizaines de ces animaux, qui disparaissent
dès qu’un rayon lumineux se dirige
vers eux. A un moment tout s’éteint, le
bateau court lentement sur son erre, et
un des accompagnateurs, penché à
l’avant, se saisit d’un crocodile d’une
cinquantaine de centimètres. Ils nous le
montrent et nous expliquent tout ce
qu’ils savent sur sa morphologie et sa
vie. Est-ce la bière et le vin, mais une
douce nostalgie s’empare de nous, sous
une voûte céleste splendide. Notre
guide nous égraine les étoiles et les
constellations. Moment rare de douceur
et de calme, avec autour de nous les
petits cris de la vie qui montent de ce
milieu aquatique original. Une certaine
fraîcheur commence à se faire sentir
lorsque nous regagnons notre point de départ. Vers 20h nous sommes de retour au camping,
où d’énormes morceaux de steaks-filets nous attendent. Nous nous couchons tous avec le
souvenir éblouissant des étoiles au-dessus du lac.
Nous sommes aujourd’hui le 15 août. Selon le lieu où nous nous trouvons ce jour là, tous
les ans nous nous faisons des réflexions sur la France, et sur cette date qui symbolise un
moment particulier : la chaleur, la fin des vacances qui approche, la circulation sur les routes,
246
surtout cette année puisqu’il y a un long week end, le 15 août tombant un vendredi. Ici aussi
c’est la chaleur, mais c’est un autre monde, aux antipodes de la situation française, c’est la
décontraction, ce sont les chants d’oiseaux à la fois si matinaux et si beaux. Ils nous ont
réveillés vers 5h ce matin, ils sont partout, sur les eucalyptus et sur les branches tordues des
boabs, et sur des quantités d’autres arbres dont nous ignorons tout des noms. Nous prenons
notre petit déjeuner en observant les fleurs qui nous entourent, toutes plus belles les unes que
les autres. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant de se décider à fréquenter les
campings australiens ? Florent regarde la télévision dans la caravane, comme s’il ne pouvait
plus s’arracher à cette douceur de vivre. Nous rangeons nos affaires avec regret, en pensant
que nous serions bien restés une journée de plus, et nous marquons définitivement notre
territoire et filmons longuement ce paradis de verdure et de chants d’oiseaux. Il est 8h, la clé
est rendue, et la porte se referme, sans doute pour toujours, sur Kununurra et, avec elle, sur le
Kimberley.
247
VICTORIA ET KATHERINE : RETOUR DANS LES TERRITOIRES DU NORD
La première nommée est une longue route de plus de cinq cents kilomètres, goudronnée
mais souvent étroite, ne permettant par endroit que le passage d’un seul véhicule, souvent
fermée à cause des inondations en été. Elle relie l’Australie Occidentale à la Stuart Highway,
Kununurra à Katherine. La seconde est cette petite ville où nous avions voulu venir il y a deux
ans pour compléter notre connaissance du grand nord australien, ce que le temps nous avait
refusé. Elles associent dans leurs prénoms toute l’européanité du XIX° siècle, mais qu’on ne
s’y trompe pas, il n’y a rien d’européen dans ce voyage de quelques jours aux limites du Top
End, qui termine à la fois notre grande équipée de vingt trois jours en Australie Occidentale,
et le second côté de notre triangle, arc-de-cercle plutôt que ligne droite, depuis le Cap
Leeuwin.
Une
quarantaine
de
kilomètres nous séparent de
l’embranchement qui mène,
par une route aussi longue
jusqu’au lac Argyle. Il nous
faut une petite heure pour
effectuer ce double trajet, par
un temps splendide et à travers
des paysages magnifiques de
roches rouges, couvertes ça et
là d’une maigre végétation. Le
lac Argyle est un grand lac de
retenue, fermé par un barragepoids. C’est lui qui a permis l’irrigation de la plaine de l’Ord et son étendue est très grande.
Le tour que nous y faisons est rapide, car nous n’avons pas envie de prendre un bateau
qu’attendent quelques autres touristes, et qui doit faire un tour de lac. Un petit village, avec un
motel et quelques maisons, est installé là, non loin de l’eau, mais il semble bien mort. Nous
allons faire quelques pas sur la grande digue du barrage, après avoir admiré tout le paysage
alentour depuis un point haut. Il est 9h 40 lorsque nous reprenons la route qui rejoint la n°1,
quelques kilomètres encore et nous quittons l'Australie Occidentale, en franchissant pour la
seconde fois cette année, cette longue ligne imaginaire qui coupe l’Australie du sud au nord,
nous l’avions franchie à Eucla le 23 juillet à 16h, il est 10h 15 le 15 août, et depuis nous
avons effectué plus de huit mille kilomètres dans cet Etat..
Peu de temps après avoir franchi la frontière nous passons près de l’entrée d’un parc
national, celui de Keep River. Il est peu
signalé, et le Lonely l’expédie en six
lignes. Comme nous pensons avoir le
temps nous décidons d’y aller, même si
cela doit nous prendre une partie de la
journée. L’unique piste est une « gravel
road » sur presque une centaine de
kilomètres, et curieusement nous ne
sentons pas l’inhibition qui a été la nôtre
sur la piste de Wolf Creek. Pourtant nous
sommes ici particulièrement seuls,
puisque nous ne verrons qu’une seule
voiture pendant toute notre visite, et la
piste n’est guère meilleure que la Tanami
248
road. Nous resterons dans le parc jusqu’à passé 15h, mais il nous faut tenir compte de l’heure
et demi qu’il a fallu rajouter à notre montre en franchissant la frontière.
Etant donné que la piste est une ligne droite sud-nord, nous allons tout d’abord d’une seule
traite jusqu’au parking qui la termine au nord, à travers un paysage qui n’est pas sans nous
rappeler certains endroits du parc de Kakadu, avec des boabs en plus. A cet endroit se
trouvent des grottes qui abritent des peintures aborigènes. Pour les atteindre nous devons
marcher plusieurs dizaines de minutes, dans des roches finement sculptées par l’érosion en
stries horizontales. Les grottes ne sont pas aussi spectaculaires que celles de Nourlangie ou
d’Ubirr, mais des panneaux donnent des explications sur leurs différents dessins, dont nous ne
verrons, hélas, jamais les photos. La plus grande représente un grand serpent qui ondule, et
beaucoup se devinent par superposition, et correspondent à des périodes différentes. Mais
elles sont beaucoup moins stylisées que celles du parc de Kakadu, c’est ici leur nombre qui est
important, puisque dans ce petit espace les tableaux indiquent qu’il y en a cent quatre vingt,
qu’elles débutent il y a cinq mille ans et que les plus récentes ont cinquante ans. De cet abri
sous roche la vue domine d’une vingtaine de mètres un beau paysage dans une savane très
sèche, mais assez riche en arbres d’où émergent de plusieurs boabs. De retour à l’auto nous
pique niquons sous des mulgas, notre arbre fétiche pour ce genre d’activité.
Nous faisons un deuxième arrêt une vingtaine de kilomètres plus au sud, dans un paysage
très curieux. Un chemin part d’un parking en direction d’une gorge. D’abord assez large, il est
bordé d’arbres qui possèdent d’énormes racines aériennes en lacis de plusieurs mètres de
hauteur. En été celles-ci doivent alors être totalement recouvertes par les eaux, et la gorge doit
alors se transformer en un impressionnant torrent. Sur notre droite en allant vers la gorge de
très nombreux boabs sont installés le
long de la pente d’un plateau qui se
termine par une corniche. Les plus beaux
poussent presque au sommet, tout contre
la corniche, curieusement alignés les uns
derrière les autres. Mais la chaleur est
trop forte et nous renonçons à poursuivre
notre marche le long de la gorge.
Peu avant le retour à la grande route
nous nous promenons le long d’un
billabong, le « kakatoes pool », rempli
d’oiseaux, mais le chemin est long et aucun arbre ne nous propose son ombre. Nous
observons un moment de loin les ébats de ces centaines d’oiseaux, qui sont de toutes tailles, et
surtout de toutes espèces : nous reconnaissons des pélicans, des canards de races différentes,
de nombreux types de perroquets, mais il y a aussi beaucoup d’inconnus. Malgré l’envie de
Christiane de persévérer nous faisons demi-tour. Il est 13h 15 et il nous reste trois cent
soixante dix kilomètres jusqu’à
Timber Creek. Le temps est
splendide, immuablement bleu et
dégagé, comme il l’est depuis
des jours et des jours : pour
retrouver un temps couvert, il
nous faut remonter au moins dix
jours, jusqu’à Tom Price dans le
Pilbara.
La Victoria highway, ainsi
nommée parce qu’elle longe en
partie la rivière qui porte ce nom,
249
et qui se termine par un grand estuaire, traverse des paysages uniformes, dans lesquels les
boabs occupent une place de moins en moins importante. De grandes tables apparaissent
maintenant. La route est parfois dangereuse, surélevée, sans bandes de sécurité, la circulation
n’est guère importante, et une voiture sur deux tire une caravane. Nous croisons sans arrêt des
floodways, parfois sur d’importantes distances, ce qui doit rendre de grandes portions de route
totalement impropres à la circulation en cas d’écoulement d’eau. A une centaine de kilomètres
de Timber Creek , nous avons la surprise de voir un lieu-dit, qui est sans doute une station
d’élevage, appelé « Auvergne » ! Quel auvergnat est donc venu s’installer ici, et quand ? Un
peu plus loin de travaux se font sur la route pour la surélever.
Il est 17h lorsque nous arrivons à Timber Creek, qui n’est pas une ville comme nous le
pensions, mais une roadhouse un peu plus grande que d’habitude. Nous avons d’ailleurs
l’impression de nous être trompés d’endroit dès notre arrivée. En cherchant le gérant nous
entrons dans une salle qui donne sur la station et qui est remplie d’Aborigènes qui boivent et
fument en faisant beaucoup de bruit, et dans laquelle nous nous sentons très vite de trop.
Finalement nous trouvons la personne qui s’occupe du camping et du motel, et elle nous
donne la chambre n°1 pour 75 $. Elle est au premier étage, en face du camping, où se trouvent
cinq ou six caravanes. Afin d’aller voir le coucher du soleil – sommes-nous devenus des
Australiens bon teint ? – nous reprenons l’auto pour rejoindre un « lockout » qui est indiqué
sur le dépliant de la roadhouse. En y allant nous remarquons que plusieurs villages
d’Aborigènes sont installés non loin. La piste monte ferme pour l’atteindre, mais nous ne
regrettons pas cet effort… que nous imposons à notre voiture. Le spectacle est très beau, soleil
et ciel rouge sur un paysage vide et dans lequel s’enfonce la Victoria River. Au retour nous
filmons de nombreux feux de brousse un peu partout autour de nous, spectaculaires dans la
nuit qui tombe. A la roadhouse il fait nuit, nous allons acheter des sandwiches et des boissons
et nous mangeons dans notre chambre en regardant un moment la télévision. En-dessous de
nous les Aborigènes vont mener un tapage impressionnant une grande partie de la nuit. Nous
avons la malchance d’être juste sur les toilettes collectives de la roadhouse, et elles sont
semble-t-il à la fois centre de ralliement et théâtre de véritables affrontements verbaux, qui se
traduisent par des cris et souvent des hurlements. Cela déteint sur notre moral, d’abord parce
que notre nuit est très perturbée, ensuite parce que nous sentons qu’il est impossible à ces
deux sociétés australiennes de vivre sur le même rythme. Quelque part le syndrome de ma
jeunesse algérienne rejaillit.
Notre réflexion sur le monde des Aborigènes se poursuit ce matin, car nous avons
l’impression d’avoir été dérangés tout le temps par des cris et des rires venus un peu de
partout, surtout du rez-de-chaussée, mais aussi parfois du balcon qui passe devant la porte de
notre chambre. C’est un peuple jeune d’esprit, qui ne semble pas s’embarrasser de préjugés,
mais qui vit avec cet ennui profond qui l’entraîne dans la boisson et dans une brutalité de
gestes, de langue et de comportement général. Notre nuit n’a donc pas été bien fameuse, il
aurait été stupide de tenter d’intervenir ou même de se plaindre auprès du gérant ce matin.
Que peut-il faire contre cela ? Nous passons beaucoup de temps à nous préparer, à déjeuner,
et nous n’avons pas le courage d’aller faire un tour avec le célèbre Max, pour aller voir sur la
Victoria River des crocodiles et autres barramundis. Il est 8h 40 lorsque nous quittons Timber
Creek par la n°1 – il n’y a d’ailleurs qu’elle ici comme route – pour nous retrouver tout de
suite dans un bush vide. Le paysage est sec, les montagnes faiblement élevées, et des travaux
routiers nous ralentissent de nouveau. Il semble ici que l’on est en train de rajouter une bande
d’asphalte à cette route qui en de nombreux endroits est étroite, et nécessite de se déporter sur
une portion empierrée du bas-côté.
Peu après avoir traversé la Victoria river, nous entrons dans le parc national de Gregory.
Un « lockout » nous permet d’avoir une très belle vue sur une partie du parc, formée d’une
250
véritable forêt d’arbres bas sur une savane parsemée de spinifex. Dans le fond, de curieuses
montagnes en forme de table forment un arrière-plan spectaculaire. C’est d’ailleurs à cet
endroit que je termine la fameuse pellicule photographique qui nous fera toujours défaut :
trente-six photographies perdues sur Kununurra, sur Keep river et Timber Creek, où sans
doute nous ne reviendrons jamais ! Merci Kodak ! Il y a toujours aussi peu de circulation, et la
route va souvent passer dans d’immenses floodways, larges là aussi de plusieurs centaines de
mètres. Est-ce le temps particulièrement chaud, mais craignons beaucoup de sortir de l’auto,
car à chaque fois nous sommes envahis par des mouches, qui collent partout et pénètrent
surtout dans le nez et dans les oreilles. Après les deux maisons de Willeroo, la route et les
paysages sont très monotones, et nous roulons jusqu’à Katherine sans nous arrêter un instant,
sous un soleil de plomb.
Il est 12h 40 lorsque nous
entrons dans cette petite ville
de sept mille habitants, seule
agglomération
importante
entre Darwin et Alice Springs.
Elle est d’allure très simple,
car la Stuart Highway, qui la
traverse, prend le nom de
Katherine Terrace, qui forme
le centre agréable de la ville.
Au premier « caravan park »,
le Red Gum, nous trouvons et
louons une très jolie petite
maison de bois, avec tout le
confort et une avancée en terrasse, pour 65 $. La chaleur est vraiment éprouvante, et la
personne de l’accueil nous donne toute une documentation sur la ville et ses environs. Après
en avoir fait un rapide inventaire nous allons réserver une ballade en bateau dans les gorges
pour le lendemain, dimanche, avec une probabilité élevée de grosse fréquentation de ce site
très touristique. Nous en profitons aussi pour réserver la location de la chambre pour une
deuxième nuit.
A 13h 30 nous voici en ville. Notre première action est d’aller manger un poulet-frites dans
un « red roster », puis d’aller faire le plein de nourriture dans un grand magasin, où l’on
trouve également des films. Notre emploi du temps va être ensuite assez haché : c’est d’abord
une visite chez un marchand de pierres taillées. Nous y rencontrons un Suisse et une
Espagnole de Lausanne, avec lesquels nous discutons plus d’une heure. Ils voyagent en
Australie depuis plus de six mois, ont acheté ici une voiture, et leur relation sur le pays est
intéressante, même s’ils nous paraissent bien craintifs pour emprunter certains itinéraires. De
retour au camping, nous nous baignons dans la piscine car la chaleur est très forte, tout en
discutant avec quelques personnes. Il est peut-être 17h 30 lorsque nous allons un peu tard vers
les Hot Springs, sources thermales chaudes dans un paysage agréable et tropical. Florent se
baigne longuement, nous non, la piscine nous a suffi. A peine de retour au camping – il fait
totalement nuit – nous sommes invités à boire du vin par trois personnes, un vieux monsieur,
sa femme et sa sœ ur, qui comme nous louent un bungalow. Discussion intéressante une fois
de plus de la part de ces gens qui ne sont pas des intellectuels, mais qui connaissent si bien
leur pays, avec nuances, et qui ont une grande ouverture d’esprit. Passé 20h nous mangeons
nos grands beef devant notre petite maison, dans une atmosphère chaude et sèche.
C’est un jour de grande excursion, aussi sommes-nous tous debout vers 6h 30. Il fait
encore nuit dehors mais un jour magnifique s’annonce. Nous nous préparons assez vite et
251
déjeunons à l’australienne, c’est à dire tôt et dehors, en mettant le maximum de choses sur la
table, et par une douce chaleur qui commence à s’installer. Un peu avant huit heures nous
prenons la direction de Katherine Gorge, qui s’appelle maintenant le Nitmiluk national parc,
par une route excellente d’une trentaine de kilomètres. Il fait de plus en plus chaud et nous
sommes sidérés par le monde qui se trouve déjà là, ce qui nous entraîne à nous tromper de
parking et nous oblige à une première longue marche. Trois bateaux partent pour des
excursions dans les gorges : une pour huit heures de temps, une autre pour quatre et la
dernière pour deux heures. Même en prenant celle de quatre heures nous ne ferons qu’une
toute petite partie des gorges de la rivière Katherine. Celle-ci est en fait constituée de treize
gorges séparées par des rapides, le tout sur une douzaine de kilomètres. Mais l’organisation
est très bien faite, car pendant cette période de sécheresse, nous allons être obligés de
descendre à trois reprises du bateau, de faire un bout de chemin par une piste pour rejoindre
un autre bateau, avec un « timing » irréprochable. Pendant la saison des pluies au contraire, un
seul bateau suffit pour tout faire.
L’attente dans la queue avant de partir est trompée par l’observation de milliers de grosses
chauves-souris noires, qui nichent dans de très grands arbres qui ressemblent un peu à
d’immenses peupliers. Leurs déjections sont tellement nombreuses, que toute une zone
interdite est délimitée. Elles resteront là, accrochées aux branches, pendant toute la journée,
attendant la fraîcheur du soir pour s’envoler. La visite va donc pour nous avoir lieu de 9h à
13h, mais nous serons un peu déçus. Sommes-nous devenus exigeants ? Les couleurs, en
particulier, ne sont pas celles que nous avons observées les semaines précédentes, mais il ne
faut pas être excessif, si nous n’avions pas visité le Pilbara et le Kimberley notre jugement
serait peut-être différent. Ce qui rend sans doute ces gorges si attrayantes c’est qu’elles
forment en hiver des plans d’eau successifs très longs, et que les activités nautiques sont
nombreuses. Beaucoup de gens font du canoë, et les plus courageux font ensuite du portage,
une fois qu’ils sont parvenus à l’emplacement des rapides, qui ne forment plus en cette saison
que des masses de gros galets et de rochers le long desquels circulent de minces filets d’eau.
Le côté un peu sportif va nous plaire dans cette excursion, car à trois reprises nous allons
effectuer, avec plusieurs dizaines de personnes, et sous la conduite d’un guide, un assez long
chemin le long des falaises, pour le passage des rapides. Cette diversité nous plaît beaucoup,
surtout que plusieurs arrêts viennent ponctuer ces marches, et que des explications nous sont
alors données. Elles concernent d’abord la géologie et la climatologie lorsque l’on nous
explique la nature des roches et du creusement de la gorge au cours des temps, et qu’on nous
montre l’énorme différence d’écoulement entre l’hiver et l’été. Pendant la saison humide, la
rivière coule en effet environ quinze mètres au-dessus du niveau où nous nous trouvons. Nous
essayons d’imaginer l’ampleur de cet écoulement, que nous repérons le long des parois par
des marques d’érosion bien visibles. Les explications portent aussi sur la végétation et son
adaptation aux deux saisons si contrastées, et sur la faune qui peuple le canyon : gros
252
poissons, tortues, crocodiles d’eau douce ( les « freshwater » ), wallabies de rochers. Enfin les
eaux tumultueuses du « wet » ont creusé le long des parois des grottes, qui ont été occupées
par les Aborigènes, où depuis des temps reculés ils célébraient des cérémonies religieuses.
Elles sont bien indiquées et nous nous arrêtons à deux reprises. Dans la première, l’East
Gallery, on nous explique longuement une large fresque sur une paroi très lisse, datant de sept
mille ans, sur laquelle apparaissent de nombreuses représentations humaines et surtout
animales, décrivant la faune de la gorge : une série de « flying foxes » pendues à leurs
branches exactement comme nous les avons remarquées ce matin, des tortues d’eau, un
kangourou. En un autre endroit
d’autres très belles peintures
épousent les formes des rochers,
et les artistes ont même utilisé les
couleurs des différentes couches
pour
accentuer
certaines
représentations : un crocodile, un
goanna, et surtout un homme aux
bras levés. Même si elles sont
très
belles
ces
peintures
n’atteignent pas cependant la
qualité de celles de la Terre
d’Arnehm et de Kakadu, tous
proches, et où nous rêvons, un
peu à haute voix, d’y retourner.
Vers midi nous faisons un arrêt thé et gâteaux, et nous en profitons, avec Florent et
quelques autres personnes, pour nous baigner. Même un peu trouble l’eau est délicieusement
fraîche, nous traversons complètement la rivière pour gagner l’autre rive. Il paraît, d’après
notre guide, que les « freshwater crocodiles »ne se nourrissent que de poissons. Du moins
c’est ce nous avons cru comprendre ! Le retour s’effectue bien sûr par le même chemin et
avec les mêmes transferts. Si la lente promenade sur les trois bateaux est un peu monotone,
les trois passages sur les rapides sont
beaucoup plus intéressants et très
beaux sur le plan esthétique. Comme
prévu nous sommes de retour à 13h ,
nous tentons de louer un canoë mais
sans succès, ce chaud dimanche a
attiré beaucoup de monde et aucun
n’est disponible avant… demain.
Une heure plus tard nous sommes
alors de retour dans notre petite
maison, au motel. Nous mangeons à
l’extérieur des tranches de gigot et
une salade de tomates, concombres et
carottes, en buvant du lait. Pendant plus d’une heure nous nous baignons ensuite dans la
piscine du camping, où nous sommes seuls. Vers 16h 15 nous repartons en voiture vers les
sources thermales, où nous nous baignons. C’est très agréable de se retrouver dans de l’eau
chaude qui circule dans des chenaux sous une végétation tropicale dense. A un moment, dans
un endroit où l’eau est particulièrement claire, un joli petit serpent brun et jaune s’échappe
dans un bouquet de grosses plantes vert sombre. C’est là malheureusement que Christiane a
un accident : en voulant aller voir de jeunes enfants aborigènes, qui se baignent dans une
partie plus accidentée, elle se prend le pied dans une racine, tombe sur le chemin rempli de
253
trous glissants de boue, et se fait une entorse à la cheville. Elle a beaucoup de peine à
récupérer, et, pendant que Florent reste à nager dans cette eau chaude, je la raccompagne au
motel où elle va tenter de se soigner. Pourvu qu’elle ne se soit rien cassé !
Je rejoins Florent aux sources chaudes et nous nous baignons encore un moment ensemble,
avant de revenir retrouver Christiane. Sa cheville a doublé de volume, mais elle a sorti, paraîtil, des remèdes-miracles, sous la forme de pansements dits « américains », qui vont tout
arranger. C’est du moins ce que nous espérons tous car sinon la suite du voyage sera pénible
pour elle. Nous mangeons encore sur notre table à l’extérieur, pendant que la nuit tombe.
Cette fois-ci nous ne nous sommes pas fait la cuisine, mais nous avons été acheter au camping
trois portions de poisson « barramundi », préparées avec une sauce au citron, accompagnées
de frites et de tomates, qui sont excellentes. Christiane et Florent décident d’aller se coucher.
Il fait si doux que je reste seul dehors, à observer les nombreux couples d’Australiens
« retired » dans leurs caravanes. Comme dans les autres campings fréquentés ils forment
l’essentiel de la population qui y réside en cette saison, et semblent davantage prendre leur
temps que d’autres voyageurs. C’est en me voyant seul que le couple qui occupe la maison
voisine, vient spontanément discuter avec moi. Ce sont aussi des retraités, et ils ont tous deux
quatre-vingt ans passés, et s’expriment lentement, surtout l’homme, ce qui facilite beaucoup
notre compréhension. Ils connaissent la France, mais leur passion c’est l’Australie. Ils
m’expliquent, avec une pointe de fierté, qu’ils ont déjà fait deux fois le tour complet de leur
pays avec une 4x4, en tirant aussi une caravane, il y a trente ans et quinze ans. Ils ont une
grande nostalgie de cette époque, où leur force et leur vitalité pouvaient s’exprimer à plein, et
en me montrant leur voiture, un gros break surchargé de matériel de toute sorte, ils me disent
que leur âge, hélas, ne leur permet plus de camper, mais que cela coûte trop cher de louer une
chambre, et que c’est à cause de cela qu’ils voyagent moins. Mais comme ils sont de
Melbourne, et que cette ville est de l’autre côté de l’Australie, je ne peux qu’admirer leur
courage d’entreprendre. Une sorte de tristesse plane cependant sur notre discussion, qui va
durer plus d’une heure et demi. Tour à tour ils expriment une grande joie de vivre, à raconter
une infime partie de leurs aventures à un étranger de passage, mais leurs voix lentes et leurs
regards expriment une violence contenue de ne pas accepter la fuite éperdue du temps et la
grande peur de l’immobilité définitive, entraînant la perte des grands horizons. Je n’arrive pas
à me séparer de ce vieux couple dont le contact me procure beaucoup d’émotions. Quelque
part nous sommes comme eux, et un jour nous leur ressemblerons peut-être tout à fait, si nous
parvenons si loin dans la vie.
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UNE SEMAINE SUR LA STUART HIGHWAY : AUX SOURCES D’UN MYTHE
AUSTRALIEN
Nous nous réveillons tard : il est 7h 30 ce lundi 18 août, ce qui est exceptionnel en voyage,
et il nous faut presque une heure et demi pour nous préparer. Le temps de faire le plein, de
rendre la clef, de ranger le coffre, de trouver la pharmacie pour acheter une bande pour
Christiane, qui est plutôt mal en point, et ne peut pas poser son pied gauche parterre, mais
refuse d’aller consulter un médecin, car elle est sûre de son diagnostic. Qu’elle ne se trompe
pas surtout car nous nous lançons aujourd’hui dans la traversée de notre plus grand désert ! Il
est 9h 30 lorsque nous « enfourchons » la Stuart Highway. Nous allons l’occuper pendant sept
jours, filant droit vers le sud, chevauchée fantastique de trois européens, qui savent ce que cet
itinéraire représente dans l’imaginaire australien. Il y a plus d’un siècle, en 1862 l’explorateur
John Mac Dougall Stuart, effectuait la première traversée du continent australien, du sud au
nord, après deux tentatives infructueuses. Avant lui seul le bateau permettait à Port Darwin de
communiquer avec le reste de l’Australie.
Une carte de ce pays en 1853 montre l’immensité des grands vides, totalement inconnus,
de l’ouest, du centre et du nord. Nous sommes à l’époque des Eyre, Sturt, Leichhardt, Todd,
Warburton, Burke, Wills, explorateurs émérites, mais qui avaient tous échoué d’une manière
ou d’une autre dans la grande traversée des déserts du Centre. En 1860 Burke et Wills
venaient même de trouver la mort dans cette tentative. La même année Stuart faisait un
premier essai qui l’amenait jusqu’au centre géographique de l’Australie, le Mont Stuart
actuel, mais il renonçait peu après. En 1861 une deuxième tentative lui permettait d’atteindre
des territoire situés plus au nord encore, mais sans le grand succès escompté. Enfin en 1862
lors de sa troisième expédition, il atteignait le golfe de Van Diemen, non loin de l’actuelle
Darwin, après neuf mois de route. C’était le 25 juillet 1862. La première traversée de
l’Australie du sud au nord venait d’être réalisée. Dix ans plus tard la ligne de télégraphe était
posée, elle suivait un tracé proche de celui de l’expédition, ainsi que la Stuart highway
actuelle, qui de Darwin à Port Augusta s’allonge sur presque deux mille huit cent kilomètres,
plus de trois mille jusqu’à Adélaïde.
Ce parcours sera pour nous une succession de points forts, qui vont rester profondément
ancrés dans notre mémoire : la forêt tropicale et les sources d’eau chaude si limpide de
Mataranka, les œ ufs semés par le serpent arc-en-ciel sous formes de boules géantes de granit à
Devils Marble, la mission d’Hermannsburg et les derniers Arandjas des Monts Mac Donnell,
les dunes rouges fleuries, de nulle part et de partout, les fous de l’opale de Coober Pedy,
comme Priscilla était folle du désert, le merveilleux bush de Woomera, le plus beau d’entre
tous, sur la fin, comme un dernier cadeau de remerciement de la longue route à ses utilisateurs
d’un moment.
Nous connaissions déjà les deux terminus, Augusta et Darwin, et, à mi-chemin, nous étions
restés cinq jours dans la région d’Alice Springs en 95. A cette connaissance très ponctuelle
nous allons donc rajouter ces cinq nouveaux sites, qui eux aussi participent à l’histoire de cet
immense pays et au mythe de la Stuart Highway. Mais il serait injuste de ne mentionner que
les lieux les plus remarquables, car pendant une semaine entière nous allons vivre dans
l’intimité d’une route traversant des paysages différents, le plus souvent grands vides
humains, long parcours linéaire et méridien représentant le double de temps par rapport à la
traversée du Nullarbor.
Au moment de quitter Katherine nous avons une petite surprise : pour la première fois
depuis bien longtemps le temps est couvert, et tout à l’heure, dans la pharmacie-bazar, nous
avons vu un journal dont le titre était « La pluie, enfin ! ». Nous avons aussi peut-être tort
mais nous renonçons à retourner à Kakadu, même s’il reste sans doute notre plus beau
souvenir d’Australie, cela nous aurait demandé au moins trois jours et plus de six cents
255
kilomètres,. Nous le regrettons d’autant plus que la route nous paraît tout de suite très
monotone, c’est vraiment une grande et large route, les gens ne se saluent plus en se croisant,
et nous avons un peu l’impression d’avoir abandonné l’Outback. Mais cette monotonie est
peut-être celle de notre regard intérieur : dix jours seulement nous séparent maintenant du
retour définitif vers l’Europe. Nous étions partis avec l’impression que ce long voyage serait
presque infini, et voici que le terminus approche, nous n’avons plus que cette longue ligne
droite qui court vers le sud à parcourir, avant de mettre un point final à nos découvertes. Nous
avons toujours éprouvé dans nos voyages, une fois passé le quinze août, ce sentiment que
quelque chose d’inéluctable nous rapprochait plus vite du mois de septembre et de la rentrée
scolaire. Une fois de plus il ne manque pas à l’appel, et ce grand plongeon vers l’hiver du sud
est pour nous une sorte de retour aux sources, une boucle qui se ferme.
Après une heure de route, et cent kilomètres, nous
arrivons à Mataranka, sous un ciel bien gris et bien bas.
Il ne s’agit en fait que d’une petite bourgade installée là
uniquement car la présence de sources chaudes
abondantes à 34° a créé un paysage tropical luxuriant.
C’est ici que vivait Jeannie Gunn l’héroïne du roman de
1902 « We of the never never », qui fit connaître le nord
de l’Australie, les Aborigènes, les difficultés d’une
citadine dans une ferme d’élevage au début du siècle.
Nous allons nous arrêter plus d’une heure et demi pour
nous baigner dans les grandes piscines naturelles, qui
s’étalent sur plusieurs centaines de mètres. Le paysage
est fantastique autour de la Waterhouse surtout : l’eau
chaude de la rivière Roper, claire et légèrement bleutée,
s’écoule dans une abondante végétation de toute taille et
de toute forme, dominée par les nombreux palmiers
Livistona Rigida. Christiane, qui a réussi à nous
accompagner en claudiquant, ne se baigne pas mais
filme longuement cet étonnant milieu, qui va rester
comme une image d’oasis extraordinaire. Tout
l’ensemble est d’ailleurs organisé en parc national, qui
porte le nom d’Elsey, en souvenir d’Elsey Station lieu où se déroulait le roman cité ci-dessus.
On peut d’ailleurs visiter une réplique de la homestead dans le parc.
Un peu plus loin le vrai village de Mataranka est le point de départ d’une route en direction
du Golfe de Carpentarie deux cents kilomètres plus à l’est, mais c’est un cul-de-sac, et seule
la rivière Roper permet d’atteindre la mer. Nous nous arrêtons dans ce petit village de
Mataranka, qui a entre dix et quinze maisons. Des dizaines d’Aborigènes sont assis par
groupes sur la grande place. Nous entrons dans un café qui donne sur la route, en face se
trouve une grande place de parking pour garer les road trains. C’est donc une sorte de
restaurant routier bien sombre, avec un grand comptoir de bois, assez sale, les murs en
lambris, sont couverts de centaines de photos de serveuses, parfois dans le plus simple
appareil, le plus souvent les seins nus. C’est sans doute dans des lieux comme celui-là que la
monotonie de la route s’efface pour les gros bras qui arrivent du sud et d’Alice Springs,
encore debout grâce aux amphétamines. Nous y achetons des boissons et des pies, que nous
allons manger sur la grande place, sous un immense banyan aux multiples racines. Impossible
cependant d’arriver au bout de nos pies : nous n’avons pas compris le mot australien d’abats,
et nous nous apercevons trop tard qu’elles sont farcies avec une viande qui sent une grosse
odeur d’urine. Impossible d’avaler une bouchée supplémentaire, malgré notre faim, et nous
sommes contraints de tout jeter.
256
La route reste assez monotone jusqu’à Larrimah, où se trouvent quatre maison, dont une
roadhouse, et deux pistes de terre rouge qui partent vers l’est et vers l’ouest. Nous ne nous y
arrêtons pas et continuons vers le sud, sans trop nous presser car une certaine somnolence
s’empare de nous tous. La circulation est très faible, à l’exception de plusieurs gros road
trains, et le paysage ne s’est pas modifié : petits arbres de deux à trois mètres de hauteur,
espacés tous les cinq à six mètres sur une savane d’herbes jaunes. La topographie est très
plate, et aucune autre forme de relief ne vient agrémenter le paysage. A Daly Waters, où la
Carpentaria highway se dirige vers l’est jusqu’à la mer, nous faisons un arrêt dans la
roadhouse de Hiway Inn. Il est 14h, l’essence est chère, presque un dollar le litre, et nous
buvons du thé très fort, histoire de faire passer l’odeur des pies que nous n’arrivons pas à
évacuer. La route est toujours bien droite, bien revêtue et assez large, mais nous constatons
qu’elle secoue beaucoup. Est-ce en raison du passage répété des grands road trains ?
Un peu avant la roadhouse de Dunmarra, nous croisons la piste de Buchanan, qui permet
de rejoindre Timber Creek vers l’ouest. Nous passons devant la roadhouse, très seule dans
cette immense étendue d’arbres et de terre rouge. Puis sur cent kilomètres nous vivons notre
propre solitude, jusqu’à Elliott où nous sommes à 15h 15. Comme la plupart des lieux habités
de cette région de la Stuart highway, l’activité de ce centre, qui compte une dizaine de
maisons, fut importante pendant la guerre. Par crainte d’une invasion japonaise presque tous
étaient des points de regroupement de troupes terrestres d’hôpitaux ou de bases aériennes,
pouvant contenir plusieurs milliers d’hommes chacun. Il ne reste plus rien de cette lointaine
activité guerrière, sinon ces lieux-dits, devenus depuis des haltes possédant tout le nécessaire
pour satisfaire le trafic routier croissant depuis une vingtaine d’années. Si d’autres activités
existent, elles sont peu visibles, et même l’élevage semble peu représenté dans ce bush
dominé par une suite ininterrompue de petits arbres. Depuis notre départ de Katherine nous
avons déjà parcouru plus de quatre cents kilomètres dans une immense plaine à la végétation
uniforme, pays de transition marqué par l’appartenance à un milieu encore influencé par la
double saison sèche et humide, qui caractérise le nord.
A la sortie sud d’Elliott le
paysage
change
assez
brusquement : jusqu’à Renner
Springs le bush est plus ouvert,
plus coloré aussi, en raison des
terres plus rouges, couvertes
par
plaques
de
savane
constituée d’herbes jaunes. La
monotonie de la végétation
arbustive, qui avait dominé
jusque là, s’efface en raison de
l’apparition d’arbustes plus
dispersés, de tailles et de
couleurs variables. Habitués à percevoir le paysage australien dans la nuance plutôt que d’un
premier coup d’œ il, nous pressentons des changements prochains. La route est très bonne – il
s’agit de la dernière portion qui a été asphaltée il y a une dizaine d’années – et nous roulons
parfois très vite. Nous nous demandons même si nous n’allons pas faire en un jour, ce que
nous escomptions faire en deux. En roulant nous parlons de la discussion que j’ai eue avec le
vieux couple australien hier au soir. A la réflexion je les ai trouvés très critiques sur
l’Australie, sauf sur ses paysages, s’étonnant qu’on puisse y revenir. Ils avaient une sorte
d’admiration pour la diversité européenne, surtout sur le plan de la langue, reconnaissant que
le fait de ne parler et de n’avoir besoin que de l’anglais était un signe de fermeture
intellectuelle.
257
La route s’étend à perte de vue sur l’horizon plat, absolument droite sur une terre
franchement rouge. Il est 15h 30, nous sentons que nous franchissons une frontière
biogéographique, et que nous nous éloignons de l’influence de l’océan et du nord, les arbres
sont beaucoup plus espacés et des buissons tendent à les remplacer. A l’exception du corps
d’un kangourou nous voyons très peu d’animaux, et les belles fleurs de l’ouest ont
complètement disparu depuis longtemps. La route monte légèrement dans ce que l’on appelle
pompeusement les Ashburton Ranges, et à plusieurs moments cette nouvelle topographie nous
permet d’apercevoir un peu l’horizon à partir de points un peu plus élevés : tout n’est que
platitude, et en dehors du long ruban de la route il n’y a aucune trace humaine. Un peu avant
Renner Springs nous retrouvons même des spinifex, l’herbe porc-épic disparue depuis
Kununurra.
Il est 16h lorsque nous arrivons au Lubra’s lookout, qui domine légèrement les quelques
maisons de Renner Springs : une roadhouse de BP – qui semble avoir le monopole de
l’essence depuis Katherine – et un grand motel. C’est ici que se marque le mieux la ligne de
démarcation entre le Top End à deux saisons et le Centre, sec tout le temps. Nous sommes en
effet revenus dans les paysages qui nous évoquent le Centre Rouge, avec une herbe éparse et
sèche sur un sol pierreux. Quelques stations sont signalées, dont celle d’Helen Springs.
Quelques kilomètres plus loin, une vache morte est sur le bas-côté, et d’autres se promènent
en broutant. Mais que diable peuvent-elles brouter dans cette savane si sèche ? Encore un
effort pour la voiture, qui continue son ronronnement habituel : les Ashburton ranges se
transforment en collines rouges peu forestières, entourées d’herbes jaunes dans la région de
Banka Banka. Dès que nous sommes au sommet de l’une d’entre elles, c’est à perte de vue
une terre rouge, souvent violette, parsemée de broussailles et de petits arbres, totalement
dépourvue de la moindre activité humaine, quelle que soit la direction vers laquelle se tourne
notre regard.
L’activité d’élevage se précise depuis que nous avons rejoint ces terres de savanes plus
sèches : quatre vaches écrasées malgré les panneaux « cattle wandering ». Est-ce un
roadtrain ? Ce sont pratiquement les seuls véhicules qui circulent, nous en avons croisé sept
ou huit depuis midi, le reste est surtout formé de voitures tirant une caravane. Quelle heure
est-il lorsque nous faisons un petit arrêt au Stuart Memorial ? Il est situé près d’Attack Creek,
endroit où l’explorateur fit demi-tour lors de sa seconde tentative, après avoir été menacé par
des Aborigènes hostiles. A Threeways, d’où part l’unique grande route qui rejoint le
Queensland depuis la Stuart Highway, nous hésitons à nous arrêter dans la roadhouse, après
avoir jeté un œ il distrait au mémorial à John Flynn, le fondateur du Royal Flying Doctor
Service. Heureusement il ne reste que vingt cinq kilomètres à parcourir jusqu’à Tennant
Creek. Nous sommes fatigués par la longueur de la route, mais la vision de notre fin de
parcours est magnifique, avec un soleil rasant sur le bush..
Depuis notre départ de Katherine ce matin nous avons parcouru exactement en huit heures
sept cents kilomètres de bush et croisé quatre ou cinq roadhouses. Installée dans des collines
rouges et entourée d’une maigre végétation, Tennant Creek est aussi la seule ville avant Alice
Springs, avec ses quatre mille habitants. Les motels de la ville n’ayant pas la réputation d’être
bon marché, nous trouvons le très beau camping de l’Outback Caravan Park. D’immenses
eucalyptus, mais aussi d’autres grands arbres qui ressemblent à des peupliers, abritent, entre
autres, des mobilhomes. Deux sont encore libres, mais un seul nous suffira : c’est grand et
fonctionnel. Nous retournons en ville nous acheter une énorme pizza et de la bière fraîche, et
nous mangeons dans notre salle à manger, avec l’air conditionné et la télévision, avant de
retrouver nos grands lits. Que pouvons-nous dire de plus attrayant sur la traversée des
déserts ?
258
L’immense séjour nous a permis de passer une soirée « comme à la maison », à part que
chez nous on ne boit pas de bière, on se nourrit rarement de pizzas, et on ne regarde jamais la
télévision en mangeant ! En revanche nous avons eu de la peine à maîtriser nos lits : Florent
n’a fait que glisser sur l’assemblage de cubes sur lesquels on avait disposé les draps, et
Christiane et moi nous avons dû nous habituer à un énorme creux central dans notre matelas,
vers lequel nous avons convergé l’un et l’autre toute la nuit.
A 7h Florent bondit vers la douche, et il faut croire que nous savons désormais gagner du
temps, car nous sommes prêts à partir à 8h 10, au moment où le jour, un peu voilé, se lève !
Notre premier acte est de penser à la voiture. Nous avons toujours un peu tendance à l’oublier,
mais c’est tout de même elle qui nous mène de découverte en découverte, sans jamais
manifester le moindre ennui ni le moindre soupir de fatigue. Nous sommes ensemble depuis
Adélaïde, soit trente jours exactement, et hier nous avons passé onze mille kilomètres de
route, le quart de la circonférence terrestre. Nous lui devons bien aujourd’hui un gros plein,
un contrôle des niveaux et un nettoyage rapide de l’extérieur mais plus approfondi des vitres.
Tennant Creek nous semble bien morne, adossée au sud des « Monts » Mac Douall. Elle porte
le surnom de « Golden Hearth » des Territoires du Nord, et c’est une ville récente, puisqu’elle
n’existait pas en 1930, lorsqu’un prospecteur découvrit de l’or dans la région. Une petite
« ruée vers l’or » suivit et plusieurs mines virent le jour. Il en reste encore quelques unes en
exploitation.
Notre courte visite de la « ville » va donc se faire dans cette direction. Nous allons tout
d’abord faire un petit tour à la Tennant Creek Battery, où l’or était extrait du minerai et traité.
Mais rien ne nous explique le rôle des différentes machines qui sont là, presque en ordre de
marche. Sur cette grande rue, qui porte le nom de Peko road, se trouve le One Tank Hill
Lookout, à côté d’une ancienne mine, celle d’Argo. Nous observons surtout le paysage et le
site de cette étrange ville parsemée de collines, où les arbres sont bien plus nombreux que les
maisons et tendent à les faire disparaître aux yeux de l’observateur. En suivant la Pako road
sur une vingtaine de kilomètres nous arrivons à un des principaux sites d’extraction, qui a
terminé ses activités en 1985, qui est Nobles Nob. Elle fut pendant longtemps une des plus
grandes mines à ciel ouvert d’Australie. L’immense excavation est d’autant plus
impressionnante, que tout est vide autour, dans un monde de petites collines rouges et de bush
très peu fourni. Un vent assez fort souffle sur tout ce paysage, et de nombreuses machines
achèvent de rouiller un peu partout autour du trou profond. En raison de leur espace, les
Australiens ne semblent pas trop se poser la question du devenir de ces grandes plaies
minières, nombreuses sur leur territoire, et de ces friches industrielles qui ne gênent personne.
Nous sommes de retour un peu avant 10h dans la grande rue du centre ville. A
l’information on nous donne quelques renseignements sur les mines d’or encore en activité,
elles peuvent être visitées, mais uniquement quelques installations de surface, et sur demande.
On nous renseigne aussi sur l’art aborigène et on nous conseille une boutique dans la ville, qui
est en même temps une école de peinture, et que le « Lonely » conseille aussi vivement. Nous
nous mettons donc à la recherche de la boutique d’Anyinginyi. C’est une maison préfabriquée
de forme banale, mais totalement peinte extérieurement de motifs aborigènes. Les deux
personnes que nous y rencontrons sont charmantes, et elles nous laissent regarder des dizaines
et des dizaines de peintures. Certaines sont exposées aux murs, mais la plupart sont par
paquets dans des tiroirs. Il faut donc les sortir les unes après les autres, les mémoriser, et voir
ensuite leur prix. Au bout d’une demi-heure nous nous décidons enfin pour une toile qui nous
plaît beaucoup, que nous payons 90 $, et qui a été faite par une artiste aborigène qui vit dans
la station d’élevage de Stirling, située un peu au sud de Barrow Creek, à proximité du Mont
Stuart.
Ravis par notre achat, que nous allons transporter roulé dans un papier de soie, nous nous
promenons encore quelques instants dans le centre de Tennant Creek. Nous n’y voyons que
259
des Aborigènes, en particulier une école où ne se trouvent que des enfants noirs. Vers 10h 45
nous prenons la direction du sud. Quelques centaines de mètres après la sortie de la ville, un
aborigène, barbu et entièrement nu, est assis sur le talus couvert d’herbes sèches du côté droit
de la route. En passant à petite vitesse près de lui, nous avons l’impression qu’il ne fait même
pas attention à la voiture, et son regard semble perdu dans des réflexions intérieures qui ne
peuvent que nous échapper. Est-il là pour manifester l’appartenance de ce territoire au peuple
des Warumungu, qui sont propriétaires de trois petites régions le long de la Barkly highway,
qui mène vers le Queensland, et près de la Stuart highway, dont tout l’espace occupé par
Tennant Creek ? Nous nous trouvons d’ailleurs dans une zone où les terres aborigènes sont
largement majoritaires : entre la Stuart highway et l’Australie Occidentale tout le désert de
Tanami appartient au peuple Karlantupa, et il se prolonge vers le sud, bien au-delà des
frontières d’Australie Occidentale et Méridionale, par les grands territoires aborigènes du
désert central. Tout cet ensemble n’est traversé que par la piste de Tanami, et par deux autres
pistes très secondaires, dont la Warburton track.
Nous sommes donc de retour dans la solitude des grands trajets, celle du Kimberley et de
l’ouest, celle ressentie hier au soir aussi, avant d’arriver à Tennant Creek, avec ce plaisir
d’être seuls sur des dizaines et des dizaines de kilomètres successifs. C’est maintenant que
nous réalisons l’extraordinaire épopée qu’a dû être la construction de la Stuart highway, un
des projets les plus ambitieux d’Australie. Vers 1940, le bombardement de Darwin par les
Japonais montrait la fragilité de l’espace australien du nord. Entre Alice Springs et Darwin la
seule piste était à cette époque totalement désolée, très mal entretenue, véritable « track » qui
ne pouvait être parcouru qu’en convois à cause des embûches diverses : ensablement,
marécages vers le nord, ornières géantes. La portion entre Alice Springs et Port Augusta
n’était guère meilleure, mais le train entre ces deux villes compensait la faiblesse de la
circulation routière. Il fallut trois ans pour aménager correctement la piste vers le nord depuis
Alice Springs en l’empierrant, et permettre ainsi le passage de plus de cent mille soldats et de
leurs véhicules vers le Top
End.
Cette solitude complète dure
environ une heure, pendant
laquelle nous longeons le
territoire
aborigène
des
Kartantijpa,
puis
des
Mungkarta, mais sans nous
arrêter, sous un violent soleil et
une végétation de bush nain,
d’où les arbres ont presque
complètement disparu. Nous
sommes ici aux limites
orientales du désert de Tanami,
et les influences de ce dernier
sont très sensibles. Il est 11h 30 lorsque nous arrivons à la Devil’s Marble Conservation
Reserve, où nous allons rester plus d’une heure. C’est un des points forts de notre parcours sur
la Stuart highway : ces « billes du diable » sont formées par un empilement de grands rochers
de forme sphérique de part et d’autre de la route. Un parking bien situé permet de se trouver
tout de suite au cœ ur de cette étonnante petite région. C’est l’érosion en boule dans des granits
rouges qui donne cette structure curieuse, identique, mais en plus grandiose, à ce que nous
avions vu dans l’île du sud de la Nouvelle Zélande, au bord de la mer dans la région de
Dunedin.
260
Avec Florent nous faisons une longue
ballade à pied, Christiane se contentant de
nous filmer depuis le parking en raison de
son handicap. Même si quelques dizaines de
touristes parcourent les lieux, c’est
suffisamment grand pour s’y sentir seuls et
isolés. Nous grimpons au sommet des plus
grands, et de ce belvédère nous observons le
panorama. Le bush est tel que nous l’avons
décrit tout à l’heure, maigre végétation
arbustive sur un sol jaune et dénudé. Partout
nous observons des amoncellements de
grosses boules, parfois sur trois ou quatre
niveaux, et souvent de formes parfaitement
rondes, en équilibre instable. Rares sont les blocs isolés : posés un peu au hasard de la
topographie uniforme de cette grande plaine, ils sont le résultat d’une érosion qui a créé sur
place ces formes à partir de petites collines de granit. Pour la mythologie aborigène ce sont
des œ ufs du grand serpent arc-en-ciel, en attente de naissance de nouvelles divinités. Cette
explication nous semble bien plus belle que celle des géologues et des morphologues, poésie
beaucoup plus en accord avec la beauté sauvage du paysage. Nous continuons notre visite
dans la chaleur, contournant quelques splendides spécimens. L’un d’entre eux est facilement
reconnaissable : il a servi de support pour une publicité de voiture 4x4 en France. Quelques
magnifiques « Ghost Gums » de petite taille viennent parfois agrémenter le paysage par la
blancheur immaculée de leurs troncs. Mais les ombres sont très rares, la chaleur en plein midi
est trop forte, et nous quittons le vaste espace des Devil’s Marble, pour reprendre notre longue
marche vers le sud.
Nous avons encore quatre cents kilomètres à parcourir, si nous voulons être à Alice
Springs ce soir et nous devons rouler maintenant, mais notre décision est vite oubliée, car
quelques kilomètres plus loin nous nous arrêtons à Wauchope dans une station service, où
nous mangeons d’excellents sandwichs et des œ ufs. En dehors de deux employés blancs, nous
ne voyons que des aborigènes depuis le terrasse de bois où nous sommes assis en mangeant
notre « bush cooking », ou pour le moins proclamé tel à très haute voix par Christiane.
Beaucoup de ces Aborigènes sont dans des voitures très abîmées. L’une d’entre elle prend de
l’essence mais ne peut repartir, six ou sept personnes sont à l’intérieur, qui sortent et
s’assoient avec fatalisme dans la poussière qui couvre tout le sol. Nous ne restons guère plus
d’une vingtaine de minutes en ce lieu assez déprimant, puis nous reprenons notre marche vers
le sud.
Le paysage ne varie guère : quelques arbres éparpillés tous les cent mètres, des broussailles
tous les vingt mètres, et une herbe jaune et rare sur un sol rouge. Parfois de grandes tables de
type « mesa » dominent la plaine de vingt ou trente mètres, et correspondent avec celle-ci par
un long talus, qui évoque les longs pédiments sahariens. Vers 14h, sous un soleil torride,
nous arrivons à Barrow Creek. Ce n’est pas compliqué : une roadhouse de médiocre taille et
l’ancienne station du télégraphe, qui est un monument historique, forment les seuls bâtiments
de cet endroit. Quelques rares eucalyptus tentent de faire de l’ombre à une dizaine de voitures,
qui ressemblent plus à des épaves, et dans lesquelles sont assis, ou couchés, de nombreux
Aborigènes particulièrement dépenaillés. Deux Blancs seulement, un homme et une femme
assez jeunes, paraissent vivre là, ils nous semblent être vraiment des habitants du bout du
monde. Mais il y a beaucoup trop de bouts du monde dans ce pays, et nous aurions pu utiliser
cette expression pour tellement d’endroits ! Nous prenons de l’essence, et au moment de
partir, nous nous arrêtons devant une plaque qui rappelle l’assassinat de James Stapleton et de
261
John Franks, le 23 février 1874, par des Aborigènes ( « natives » ). Ils étaient les
télégraphistes et le premier, transpercé par une lance, eut la force de télégraphier à Adélaïde
avant de mourir. Les représailles sur les tribus de leurs assassins durèrent au moins cinquante
ans, mémoire longue d’une forme du colonialisme !
Un peu plus au sud, un panneau, écrit de manière maladroite, indique la direction de la
station de Stirling, c’est de là que provient la toile que nous avons achetée. Nous avons une
pensée pour cette femme aborigène, dont nous aurons désormais chez nous un petit morceau
de son art. Quelques minutes plus tard nous sommes au Stuart Memorial, qui fut érigé en
l’honneur de celui qui avait traversé le premier toutes ces étendues. Le petit monument en
briques rouges est d’une
laideur extrême, mais un
arrêt sur le parking où il est
situé
nous
permet
d’apercevoir, non loin de la
route et en direction de l’est,
le petit sommet du Mont
Stuart, considéré comme le
centre géographique de
l’Australie. Quelques grands
arbres ont été plantés là,
mais l’endroit n’est guère
engageant
et
nous
poursuivons notre route.
Cinquante minutes monotones plus tard nous nous arrêtons un moment à Ti Tree pour faire
de l’essence. Mais il n’y a plus d’électricité depuis plus de trois heures, et deux personnes
attendent avec une certaine philosophie car elles ont absolument besoin de faire le plein. A
côté de la station se trouve une galerie d’art aborigène, l’Aaki Gallery, qui a de très belles
choses, moins chères encore que ce matin. Nous en serions presque à regretter notre achat, et
nous hésitons pour une deuxième grosse dépense, mais notre côté raisonnable ( nous en avons
un ) l’emporte. Entre Ti Tree et Aileron, les soixante kilomètres de route nous sont pénibles et
paraissent très monotones, pour la première fois je regrette que nous n’ayons pas pris la
double assurance conducteur, car malgré ses réticences Christiane aurait pu très bien conduire
ici, la circulation en sens inverse étant très faible. Petit arrêt à Aileron où nous prenons vingt
dollars d’essence et visitons une expositions de pierres.
Une demi heure plus tard nous arrivons au « Turn Off » ( TO ) d’Artunga, où deux pistes,
la Sandover highwai et la Plenty highway permettent de rejoindre le Queensland. L’éclairage,
plus oblique, nous permet d’avoir une vision du bush différente, et pour la première fois sans
doute, je vais photographier la Stuart Highway elle même, avec dans la mémoire le souvenir
des mêmes panoramas sur l’Eyre highway. Ici cependant le bush est différent, nous sentons la
proximité du Centre Rouge, et le souvenir des grandes ballades autour d’Alice il y a deux ans
nous revient automatiquement à l’esprit. A ce moment là la Stuart Highway devient pour nous
plus intime, plus personnelle : il nous aura fallu presque deux jours pour commencer à la
comprendre, à saisir toute la beauté qui se dégage de ce grand coup d’œ il horizontal qui se
déroule devant notre regard au fur et à mesure que nous avançons.
Trente kilomètres au nord d’Alice Springs le ciel a été débarrassé de ses derniers nuages
lorsque nous franchissons le Tropique. Nous voici de retour dans cette limpidité de l’air du
désert central, que nous avions découverte en 95, et qui était restée un des plus beaux
souvenirs de cette région. Nous apercevons maintenant les premières hauteurs des Mac
Donnell Ranges, sous un soleil rasant magnifique. C’est à ce moment précis que notre antenne
radio, tordue contre une branche d’arbuste dans le Kimberley, décide de nous quitter ! Il
262
faudra songer à la faire remplacer ! A 17h 10 nous passons près du panneau annonçant
l’entrée dans Alice Springs. Arrivée émouvante car cette ville et son environnement avaient
été un grand moment de notre précédent voyage. Parvenus par la route du nord nous repérons
tout de suite sur celle-ci deux motels et deux campings. Ces deux derniers sont complets, et à
tout hasard nous réservons une caravane pour demain soir dans le second. Non loin de là, et
toujours sur la Stuart highway, nous louons une chambre pour 75 $ dans un grand motel
confortable, mais où nous ne sommes pas très nombreux.
Après avoir pris possession des lieux nous repartons en auto pour aller vers le centre,
distant d’un petit kilomètre. Il fait presque nuit et nous retrouvons la longue rue piétonne, ses
acacias et ses eucalyptus, posés sur de grands carrés de pelouse. Nous retrouvons aussi de
nombreux Aborigènes assis sur les bancs ou les trottoirs. Certains semblent avoir beaucoup
bu. Nous retournons aussi au supermarché Rainbow, où nous faisons des courses pour 33 $.
Mais comme tout est en train de fermer nous sommes une fois de plus obligés de plier bagage,
après un arrêt dans un Hungry Jack pour Florent, qui a toujours besoin de se nourrir
différemment. Il fait nuit noire maintenant. Nous retournons faire un petit pèlerinage de
l’autre côté du trèfle routier qui se trouve au sud, et passons dans le quartier aborigène proche
du Gap Resort où nous étions en 95. C’est assez sinistre, mal éclairé, même si une propreté
relative n’évoque en rien les quartiers et les maisons aborigènes du Kimberley. Nous
mangeons dans notre chambre du jambon et des salades toutes préparées, et pour fêter notre
retour à Alice Springs nous y ajoutons même du vin blanc australien. La télévision ne nous
tient pas en éveil longtemps, puisque nous devons dormir vers 9h.
Pour la première fois depuis bien longtemps nous avons eu froid tous les trois cette nuit.
Nous nous réveillons assez tôt, mais nous ne nous pressons guère, puisqu’il nous faut plus
d’une heure et demi pour le déjeuner et les douches. Avant de partir nous allons réserver pour
une nuit supplémentaire : pas de lourdes valises à mettre dans le coffre ce matin. Après avoir
trouvé facilement le garage Ford, nous y faisons réparer l’antenne, ce qui nous demande une
petite heure et nous permet de discuter avec un autre client qui attend comme nous. La
réparation nous coûte 60 $, qui seront vraisemblablement à notre charge, mais nous aurions
sans doute payé plus cher à l’agence Hertz de l’aéroport d’Adélaïde. De 9h 30 à 11h 30 nous
allons nous ballader et faisons les magasins du centre ville, surtout ceux spécialisés dans l’art
aborigène, et nous constatons que le prix des peintures est deux à trois fois plus élevé que
dans les boutiques de la Stuart Highway. Il fait très frais malgré un ciel bleu splendide, et
nous assistons à l’arrivée des Aborigènes des environs. Ils se font transporter en taxi jusque
sur la rue centrale et vont passer leur journée à observer les gens, assis sur les bancs de pierre
ou les pelouses. Que doivent-ils penser de nous, tous ces Blancs qui vaquent à leurs
occupations sans jeter un œ il sur eux ? C’est vraiment ici que l’on peut parler de déchéance, et
jusqu’à quand ? Le pire des endroits sans doute pour ce peuple du désert, spectateur non
concerné d’un autre monde. Nous mangeons dans le même « food court » qu’il y a deux ans,
et sans doute des
choses identiques :
chinois,
lasagne,
pommes de terre,
selon le goût de
chacun.
Il est 12h 30
lorsque
nous
quittons Alice vers
l’ouest,
en
direction de la
263
Larapinta drive, que nous mettons un moment à trouver. Cette route ne nous est pas inconnue,
elle se transforma même, en 1995, en une vallée de larmes, ayant eu contre moi trois voix
hostiles à une visite de la communauté Arandja d’Hermannsburg, qui était estimée trop
lointaine. Pas question de renoncer aujourd’hui ! Aussi allons-nous longer un grand moment
les Monts Mac Donnell de l’ouest, et le parc national qui porte le même nom, et que nous
avions déjà en partie visité. Le temps un peu couvert au départ devient plus beau, et même
ensoleillé. Nous sommes un peu pressés d’atteindre la mission, aussi réservons-nous pour le
retour quelques arrêts pour admirer le paysage de ces montagnes anciennes. Après la piste
d’Owen Springs, la route, qui s’éloigne de la chaîne montagneuse, devient moins bonne. Elle
est formée tout d’abord une seule voie revêtue d’asphalte sur la partie centrale de la route,
puis elle devient une très mauvaise piste, enfin les dix derniers kilomètres sont goudronnés.
Sur la portion la plus longue, qui est la piste caillouteuse, nous n’allons pas trop vite, et
faisons plusieurs arrêts pour observer deux dingos et des dizaines de gros perroquets noirs à
ventre rouge, qui de loin ressemblent à des corbeaux. Les seules voitures qui circulent sont
très vieilles et sont occupées uniquement par des Aborigènes, qui conduisent vite.
Au bout de deux heures de route nous arrivons à Hermannsburg. Quelques maisons sont
occupées par des européens, mais la plupart le sont par des Aborigènes. C’est en 1876 que
cette mission, située à cent trente kilomètres d’Alice, fut fondée par des pasteurs allemands
luthériens. Pendant une vingtaine d’années ils tentèrent de sédentariser et de christianiser les
populations Arandja, particulièrement mobiles dans un vaste espace désertique. Mais c’est la
conjonction de deux faits qui menèrent peu à peu ce peuple aborigène à abandonner
complètement sa vie nomade. Le premier fut la prise de possession de tous les points d’eau
par des éleveurs blancs, qui établirent de grandes « stations », le second fut l’arrivée du
pasteur Carl Strehlow, qui créa une école, traduisit la Bible et des Hymnes en langue Arandja,
et forma les adultes à d’autres activités que celles du nomadisme. Son fils, Théodore
Strehlow, naquit à la mission en 1908, seul enfant blanc parmi des dizaines de jeunes Arandja
de son âge, dont il devint l’ami. Devenu ethnologue, c’est à lui que plus tard les anciens de la
tribu confièrent leurs chants traditionnels, qui furent ainsi sauvés de l’oubli. Deux ans
auparavant j’avais visité seul le centre qui porte son nom à Alice, où sont conservés les
documents et les ustensiles divers de ce peuple. Venir aujourd’hui à Hermannsburg est un peu
la conclusion de cette visite et de lectures faites sur leur passé.
La mission donne une grande impression de profondeur historique. Il faut payer 4 $ pour la
visiter, pour se promener autour de son église, de son réservoir d’eau, de ses immenses
eucalyptus, et entrer dans les divers bâtiments qui la constituent : école, salles de travail,
réfectoire, chambres. C’est tout à fait conforme aux multiples photos que j’ai déjà vues de
l’endroit, mais nous avons en plus ce que la connaissance livresque est incapable de donner :
le calme de ce lieu, la poussière
jaune et les fleurs splendides,
l’exubérance de la nature autour
des zones arrosées, avec en
prime une journée digne d’un
plus beau printemps. A
l’intérieur cette impression de
retour aux sources se modifie
lors de la visite d’un salon et
d’un bureau, où sont affichées
de multiples photos anciennes,
en particulier celles d’enfants
en salle de classe. Nous avons
le sentiment que l’originalité
264
d’un peuple a été prise en main par des chrétiens, à l’allemande, avec rationalité et contrainte.
Vieux débat que celui-là : cette race a été sauvée de la rapacité des éleveurs blancs, mais elle
y a perdu son âme. Ces jeunes enfants en blouse blanche, assis dans une salle de classe sontils sages ou passifs ? J’interroge leurs regards, aucun ne semble heureux. Nous achetons
quelques cartes et buvons un thé, servi par une grande religieuse un peu sévère. Dehors un
Aborigène transporte des caisses. Une vieille femme arrose quelques arbustes autour de la
nouvelle église, flambant neuve. Des dizaines de perroquets verts se confondent avec les
feuilles d’eucalyptus, puis partent en criant, de leur vol saccadé, vers une autre destination.
« La vie est là, simple et tranquille »… .Mais est-ce la vie ?
Il est 15h lorsque nous quittons la mission, qui occupe la plus grande place dans le village.
Le reste d’Hermannsburg se traverse très vite, mais l’influence de l’ordre missionnaire sur les
maisons des Aborigènes est grande. Il y a ici une dignité, les peintures, parfois criardes, sont
récentes, et une grande propreté règne partout autour de ces habitations dominées par de
grands eucalyptus noirs. Nous faisons encore un tour sur ces pistes poussiéreuses, comme s’il
nous était difficile de quitter ce lieu souvent imaginé à travers la lecture de la vie de Strehlow.
Quel dommage que son œ uvre principale sur les « pistes chantées des Arandjas » n’ait jamais
été traduite en français ! Il n’y a aucune déception dans cette lente promenade au milieu de la
banalité de ce village de brousse, mais plutôt l’inquiétude d’avoir atteint un bout du monde
ambigu, et de se poser de nouvelles questions malgré le calme apparent de toutes choses.
Nous reprenons la piste et une dizaine de kilomètres plus loin faisons un petit arrêt devant
le monument dédié à Albert Namatjira, un peintre d’Hermannsburg, qui fut le premier
Aborigène à recevoir la nationalité australienne. C’était en 1957… Même si ses peintures, trop
réalistes, ne nous plaisent pas, nous rendons un petit hommage à la dignité de l’homme et à sa
lutte pour l’égalité avec les Blancs. Peu après nous sommes doublés par trois jeunes
Aborigènes qui roulent à très vive allure sur la piste, dans un nuage de poussière
impressionnant. Quelques kilomètres plus loin nous les retrouverons, hilares et décontractés, à
côté de leur voiture enfoncée dans le bas-côté ! Nous ne nous pressons guère, et, une fois
retrouvés les Monts Mac Donnell, nous nous arrêtons souvent pour admirer la superbe
végétation du bush et les très belles corniches et chevrons qui dominent la Larapinta drive. Ce
paysage nous avait déjà plu deux ans plus tôt, avec l’éclairage dont nous bénéficions
aujourd’hui il nous subjugue, nous qui sommes seuls à circuler sur cette route. Enfin seuls,
pas tout à fait. A un moment nous sommes arrêtés par trois Aborigènes qui nous demandent
des cigarettes, et paraissent très intrigués par notre accent. Leur voiture est en panne sur la
route et nous sommes incapables de leur fournir et de l’aide et des cigarettes.
Il est 17h lorsque nous arrivons à Alice Springs et sans transition nous allons passer une
heure au Kmart et faire des courses dans un Coales. Quel autre monde ! C’est impensable tant
de contrastes ! Je sors me promener seul dans un jour qui décline, peu de gens pressés,
quelques touristes, des prix d’hiver sont proposés pour de nombreux articles dans des
magasins pour étrangers, touches impressionnistes d’une journée qui meurt. Il est presque 19h
lorsque nous sommes de retour de nuit au motel, après un arrêt au Hungry Jack, toujours pour
Florent. Après un repas rapide fait de soupes, nous regardons la télévision jusqu’à 21h peutêtre.
Le temps est un peu couvert ce matin, et il fait moins froid que la veille au même moment.
Il est 8h 45 lorsque nous quittons le motel, où nous sommes peut-être trois ou quatre clients.
J’ai eu cette nuit beaucoup de peine à digérer le repas chinois de midi, sans doute mangé trop
vite en raison de l’impatience de rejoindre Hermannsburg, ou, peut-être plus prosaïquement, à
cause de produits moins frais. Mais ce ne semble pas être le cas de Christiane et Florent, qui
pourtant ne se sont pas privés. Nous retournons donc au centre et nous nous garons près du
grand centre commercial du Rainbow, où mes deux compagnons de route veulent faire des
265
courses. Pour ma part je découvre tout d’abord, deux rues plus loin, un autre centre
commercial, sorte de Plaza à l’américaine avec de nombreux commerces intéressants sur l’art
du Centre Rouge. Puis ma promenade me mène vers les sables sans eau de la Todd river, qui
sont traversés par une passerelle pour piétons. La signification de cette dernière m’interpelle,
d’autant plus qu’elle longe en la surplombant une route goudronnée. Je comprendrai un peu
plus tard son utilité devant un kiosque de photographe qui expose des clichés d’Alice prises
l’été dernier, au moment de grandes pluies : la Todd river, vide de toute trace d’eau pendant la
saison actuelle, écoule alors une eau boueuse et tourbillonnante sur toute sa largeur, la route a
disparu, et le flot parvient jusqu’à la base de la passerelle, trois ou quatre mètres au-dessus !
Je vais également à pied à l’Anzac Hill, située à l’extrémité nord de Todd street, et que l’on
atteint par un petit chemin raide. La vue sur la ville est complète, grande oasis de verdure et
de bâtiments blancs et bas, tout près de laquelle viennent mourir, de part d’autre, les Monts
Mac Donnell de couleur ocre.
Nous nous retrouvons vers 11h 30 et quittons définitivement Alice Springs, assez
lentement, pour refaire un pèlerinage dans cette ville du cœ ur de l’Australie, où nous aurons
finalement passé cinq nuits en deux séjours. Après avoir traversé le parc Traeger nous
retrouvons la Gap road et passons devant le Gapview Resort Hotel, où nous étions il y a deux
ans. Plusieurs Aborigènes sont là, déjà, près du magasin « drive in » de boissons alcoolisées
qui lui fait face. Quelques centaines de mètres plus au sud nous rejoignons la Telegraph
Terrace, qui devient la Stuart highway une fois franchie la cluse du Heavitree Gap, qui
traverse les Monts Mac Donnell. Adieu Alice ! Nous reconnaissons parfaitement les moindres
détails de la route qui passe devant l’aéroport, puis prend une direction franchement sud dans
la grande solitude retrouvée. Il ne nous reste plus qu’une photo à prendre : le grand panneau
de la Stuart highway, nous
prévenant qu’Adélaïde est encore à
mille cinq cent dix neuf kilomètres !
C’est la troisième fois que nous
empruntons
les
deux
cents
kilomètres qui nous séparent de
l’embranchement d’Ayers Rock,
puisqu’en 95 nous avions fait l’aller
et le retour. Cela ne nous empêche
pas d’apprécier ce paysage du
Centre Rouge à sa juste valeur, avec
ses acacias de grande taille dans
cette portion de bush. Une centaine
de kilomètres après Alice nous
tombons
sur
d’immenses
troupeaux
de
dromadaires, dépendant d’une ferme spécialisée,
qui en exporte vers toutes les régions désertiques
du globe. Beaucoup de ces animaux sont sauvages,
et une publicité, vue dans un magasin d’Alice,
parle de quinze mille pour le seul Centre Rouge,
multiples descendants de ces dromadaires afghans
importés au XIX° siècle par les Anglais. Nous
avons un petit pincement de cœ ur lorsque nous
passons devant le panneau indiquant la direction
des cratères de météores d’Henbury. Quel souvenir
nous a laissée la piste rouge de l’Ernest Gilles road
qui y mène ! C’était la découverte de la solitude du
266
véritable bush australien.
Un peu plus au sud les derniers alignements montagneux du système des Mac Donnell
ranges disparaissent, ils sont très vite remplacés par de grandes dunes de sable rouge,
recouvertes par endroits d’herbes et de bouquets de fleurs blanches et jaunes. La route
s’applique à les contourner dans une vaste zone qui doit être un grand erg vu du ciel. Nous
voulons absolument voir cela d’un peu plus haut : nous garons la voiture et grimpons sur
l’une d’entre elles. Impression merveilleuse ! Nous sommes revenus à nos découvertes de 95 :
un sable rouge très fin, qui ne salit pas les doigts à travers lesquels il s’écoule, de grosses
touffes de plantes herbeuses à longues racines, et du haut de ce petit observatoire, qui nous
porte à l’altitude des plus grands arbres, nous pouvons observer ce panorama unique qui
s’étend à nos pieds, formé de rares arbres sombres, de petits arbustes éparpillés et de touffes
d’herbe de couleur jaune qui ressortent sur le sable rouge. Au milieu de tout cela le serpent
gris de la Stuart highway, vide de véhicules et de bruits, illustre la tentation d’aller toujours
plus loin. Dix minutes plus tard, les dunes ne sont plus là, nous longeons une zone de
pointements rocheux. Hier au soir, en regardant la copie de la carte dressée par Stuart lors de
son voyage de découverte en 1862, j’avais repéré quelques endroits caractéristiques. Nous
sommes tout près de ces zones où il avait noté : « red sand hill and spinifex », puis un peu
plus au sud « scrubby plain with patches of grass at intervalls ».
A 14h nous arrivons à l’Erlunda roadhouse. C’est de là que part vers l’ouest la Lasseter
highway, empruntée en 95 au retour d’Uluru. Nous nous y arrêtons, filmons pour rappeler à
Frédéric ce passage, discutons avec une dame et son bébé en buvant un café. Elle vient seule
d’Adélaïde et rejoint son mari à Alice
Springs ! C’est son deuxième jour de
voyage et elle compte arriver ce soir.
Le souvenir du soleil, des roadtrain et
des sandwichs de 95 est toujours là,
même si une grande toiture
d’aluminium recouvre maintenant les
pompes à essence. Nous mangeons sur
les grandes tables de bois, au milieu
d’une foule bigarrée, voyageurs de
deux Greyhound venus du sud.
Lorsque nous quittons la roadhouse,
après avoir fait le plein, nous
commençons vraiment plus de mille
kilomètres de route inconnue, paysage
267
nouveau qui correspond à la dernière partie de notre grande traversée centrale de l’Australie.
Il est 14h 45, nous pourrions aller beaucoup plus vite car le revêtement de la route est
excellent, mais nous avons envie de mieux observer encore ce paysage. Le bush est beau,
calme, organisé dans un premier temps de manière simple : la route bien sûr, puis une longue
bande de terre rouge recouverte d’herbes, de gros bouquets de fleurs, et de petits buissons, qui
correspond sans doute à une portion déboisée lors de la construction de la route, enfin des
arbres, au tronc très court mais au vaste ramage largement ouvert, qui sont presque tous des
mulgas. Vers 15h 15, après être passés devant la Kulgera roadhouse, nous entrons en
Australie Méridionale. Seule nouveauté : de grands panneaux demandent aux automobilistes
de faire attention aux « wandering cattle ». Le panneau est également écrit en japonais et
en… allemand, ce qui nous paraît curieux mais correspond sans doute aux deux personnalités
les plus présentes sur le plan touristique, à l’exception des anglophones. Le paysage est
maintenant un peu plus montagneux, même si le mot de montagne est tout à fait excessif, il
s’agit plutôt de grands plateaux au rebord en pente forte, et de collines éparpillées. Le grand
nombre de « grid » prouve aussi que nous sommes dans des régions d ‘élevage. A Indulkana
nous croisons pour la première fois la voie ferrée du Ghan. C’est sans doute sa présence qui
explique la faiblesse de la circulation routière, et particulièrement des road train.
A Agnes Creek nous nous arrêtons un long moment au bord de la route : aucun bruit à part
quelques chants d’oiseaux, le sol est
couvert de petits melons sauvages,
nourriture préférée des dromadaires, et
de gros massifs de marguerites de
couleur blanc-bleuté. Le ciel est
splendide et la température fraîche. A
16h 20 exactement nous passons les
quarante mille kilomètres au compteur,
il y a un peu plus d’un mois nous
l’avions prise à vingt sept mille six cent
soixante et onze à Adélaïde. Un quart
d’heure plus tard il n’y a plus d’arbres,
c’est une terre brune, aux couleurs
fades, couverte de melons du désert.
Quelques arbustes apparaissent dans le
lit des creeks.
A 17h nous arrivons à Marla, petit bourg de deux cents personnes, où se croisent à nouveau
le chemin de fer et la route. Il nous donne plus l’impression d’être une grosse roadhouse.
Comme nous craignons que la nuit ne tombe trop vite en raison du danger des kangourous et
du bétail au coucher du soleil, et qu’il n’y a pas de roadhouse avant trois cents kilomètres vers
le sud, nous cherchons une chambre, et nous en trouvons une superbe à la Marla travellers
rest, qui est la roadhouse, pour 71 $. Les chambres donnent par une grande baie vitrée sur une
grande pelouse entourée d’une végétation luxuriante et magnifiquement entretenue, avec des
vasques d’eau, des roseaux, des fleurs, des oiseaux qui chantent partout. Après les quatre cent
soixante kilomètres parcourus dans l’après midi, c’est un moment splendide de paix calme,
nouvelle démonstration de l’art de vie des Australiens. Pendant que nous récupérons en
observant cette douceur paradisiaque Florent filme un long moment. Nous allons ensuite
manger dans la roadhouse des soupes et du riz au curry et nous téléphonons longuement en
France, vers 20h. Nous constatons, en faisant la centaine de mètres qui nous sépare de notre
chambre, que la température est déjà plus froide. A force d’aller vers le sud, nous
rencontrerons bien l’hiver quelque part !
268
Réveil à 6h 30. Nous savons que depuis Marla trois cents kilomètres nous séparent de
Coober Pedy, mais qu’ils sont particulièrement vides : vers l’ouest ce sont les immenses
territoires aborigènes du Grand Désert Victoria, vers l’est les grandes solitudes du Désert de
Simpson et du grand bassin du lac Eyre et de ses annexes salées. A 7h 45 nous abandonnons
ce havre de paix, où nous avons largement récupéré des fatigues de la journée. Cinq minutes
plus tard nous roulons vers le sud sur la Stuart highway, et surprise, il tombe quelques gouttes
d’eau. Mais cela ne va guère durer et le temps va très vite se mettre au beau, et se dégager
totalement de ces quelques bandes de nuages. Au bout d’une heure nous constatons une
évolution très nette du paysage : même si la topographie reste toujours celle d’une grande
plaine, la végétation est beaucoup plus rare, plus basse et plus sèche. Les grands arbres ont
disparu complètement, ceux qui subsistent sont de petite taille et dispersés dans ce qui est
désormais un véritable « scrub » désertique. Chose nouvelle aussi, les kangourous morts ont
fait en masse leur réapparition sur le bord de la route, avec leurs cortèges de corbeaux et
d’aigles. A un moment nous nous arrêtons pour filmer un de ces derniers en train de dépecer
une carcasse de kangourou, rien ne le dérange dans cette activité, ni le bruit du moteur, ni ces
gens qui à cinq mètres de lui le regardent de si près. Nous observons souvent des vols de
nombreux gros cacatoès blancs et rouges, ceux que l’on trouve à mille francs l’unité chez les
marchands d’oiseaux de Toulon. Ici ils sont des milliers. De quoi se nourrissent-ils ? Toute
cette vie animale nous surprend, nous avons même l’impression qu’elle est inversement
proportionnelle à l’importance des arbres : dans le nord, où le bush était beaucoup plus arboré,
elle semblait moins dense. Depuis que nous avons rejoint des pays à la fois plus secs, et qui
ressemblent davantage à des savanes, la faune est beaucoup plus présente, même si les
espèces ne se renouvellent pas.
D’après la carte nous devons nous trouver très près de la voie ferrée du Ghan, mais nous ne
la voyons jamais. A l’exception des trois maisons de la Cadney Homestead, et de nombreux
panneaux solaires alimentant les relais téléphoniques, nous ne verrons aucune autre trace
humaine sur les trois cents kilomètres du parcours. Vers 10h le paysage change encore, nous
avons l’impression d’entrer dans un véritable désert, dans lequel les arbres ont cette fois-ci
complètement disparu, où la couleur rouge qui prédominait largement depuis des jours
devient jaune et blanche, où l’herbe s’efface progressivement devant une mer de cailloux, qui
évoque tout à fait un reg saharien. Nous n’avions encore jamais rencontré ce type de paysage
désolé, qui semble à première vue particulièrement inhospitalier. Même dans leurs parties les
plus isolées, nos grands parcours australiens ne nous ont jamais donné ce sentiment, éprouvé
ici, de parcourir une autre planète, la végétation, toujours présente sous des formes diverses,
nous a toujours accompagnés. Ici nous avons l’impression de rouler au cœ ur de l’Afrique
désertique : quelques petits buissons épineux sur ce grand reg, évoquent une hamada du
Tanezrouf ou du Hoggar.
Vers 10h 30 premières
traces
humaines,
des
panneaux signalant des
dangers de mines, et
quelques minutes plus
tard, un panneau « opal
field, restricted area ».
L’océan de cailloux est
recouvert de centaines de
tas de déchets rocheux de
couleur blanche, ocre ou
parfois rose. Quelques
grosses machines crachent
269
de la poussière blanche en déposant leur chargement au sommet de ces cônes. Nous sommes
au « 17 miles diggings », première manifestation de l’énorme champ d’opales du nord. Le
paysage devient lunaire, il fait en effet à la fois penser à certaines photos rapportées par les
astronautes lors de leurs expéditions dans les parties les plus tourmentées de notre satellite,
mais aussi à d’immenses décharges de terre et de matériaux de construction lors de grands
travaux. A l’endroit où l’activité semble la plus importante, nous nous arrêtons pour observer.
Des clôtures nous séparent de ces tas de roches concassées aux couleurs variées. Sur la
concession de ce chercheur d’opales trois machines fonctionnent, sortes de grands fûts
métalliques au bout d’un grand bras articulé, appelés « blowers », qui répandent les déchets.
Mais nous ne voyons aucun homme travailler. Sont-ils sous terre, et la machine n’est-elle que
la partie émergée d’une recherche qui s’effectue en profondeur ? Ce champ d’opale s’étend
sur plus de vingt kilomètres, et c’est sans rupture de cette activité que nous entrons dans la
« ville » de Coober Pedy, où domine au premier contact une terrible impression de désordre et
d’inachevé. Ce n’est pas étonnant que les films de la série des Mad Max aient été tournés ici,
mais aussi l’admirable Pricillia, la folle du désert !
Afin de profiter au maximum de notre après-midi nous recherchons tout de suite de quoi
nous loger. Pas question de passer trop de temps pour cela, ni de choisir les plus chers, les
heures et les jours qui passent trop vite, et nos dollars qui disparaissent encore plus
rapidement, sont devenus notre grande préoccupation. Cela exclut donc les motels
troglodytiques et quelques bâtiments nouveaux aperçus çà et là. Nous avons la chance de
passer près du Stuart Range Caravan Park, tenu par des Grecs – qui sont en même temps
chercheurs d’opales, activité dans laquelle ils ne semblent pas s’être mal débrouillés – et nous
y trouvons une « cabin » construite en briques, petite mais confortable pour 65 $. Nous y
transférons nos affaires et repartons tout de suite vers le centre, dans la mesure où il existe un
centre dans cette ville. Car c’est vrai que notre premier contact est étrange. Coober Pedy est
une capitale, la capitale mondiale de l’opale : c’est là qu’elles furent découvertes, en 1915,
mais ce n’étaient pas les premières d’Australie, vinrent avant Coober Pedy les gisements de
White Cliffs, d’Opalton et Lightning Ridge. En 1956 on découvrit à Coober Pedy la plus
grande opale précieuse du monde, « l’Olympic Australis ». Depuis plus de quatre-vingts ans
des générations de personnes sont venues ici pour tenter fortune et se lancer, le cœ ur plein
d’espoir, dans la découverte du bon filon.
C’est une ville étrange, tout d’abord par son environnement climatique, sec et poussiéreux.
C’est une région sans eau, très chaude l’été, avec des températures qui dépassent souvent
cinquante degrés centigrades, et qui rendent l’atmosphère irrespirable, et froide la nuit
pendant l’hiver, avec un ciel toujours désespérément bleu. Ces conditions extrêmes font que
ses deux mille cinq cents habitants ont choisi, pour la moitié d’entre eux, de vivre dans des
habitations souterraines, les « dugouts », creusées dans des roches sédimentaires, où la
température est uniformément à vingt-cinq degrés. Si l’on ajoute à ces demeures enterrées les
270
quelques deux cent cinquante mille puits de mines qui ont été forés dans toute la région, on
comprend mieux les multiples panneaux représentant un homme en train de tomber dans un
trou, avec l’inscription « danger, deep shafts », mais aussi l’extraordinaire paysage vu
d’avion : partout des milliers de petits terrils de couleurs diverses, résultats de recherches
individuelles, qui se retrouvent même dans le centre de la ville. La diversité ethnique est aussi
une des composantes essentielles de Coober Pedy, puisqu’on ne compte pas moins de
cinquante trois nationalités différentes. Dans cette atmosphère de « frontière » les règlements
de comptes ne choisissent pas toujours des voies légales et les vols d’opales ou les violences
de toutes sortes y sont fréquentes, surtout à l’explosif. On signale même parfois la disparition
de touristes isolées : l’an dernier une jeune touriste allemande n’est ainsi jamais revenue à son
motel, et son corps a sans doute disparu dans l’un des innombrables puits de mines
abandonnés de la région.
Nous avions beaucoup lu sur Coober Pedy, sur la difficulté d’y vivre, et sur sa
marginalisation relative par rapport à la société australienne. Mais on ne doit pas oublier que
l’Australie est un pays jeune, et même si nous n’avons jamais eu l’impression de risquer quoi
que ce soit, comme dans certaines villes américaines et européennes, des formes de violences
particulières y existent. Nous tenons de Mark Fields, notre cher cousin de Vancouver, une
histoire terrible qui est assez révélatrice des mœ urs de certaines régions reculées du bush.
Ayant voyagé pendant six mois en Australie, il connut une anglaise qui partagea sa passion
quelques semaines, mais qui disparut par la suite, en faisant du stop toute seule dans une
région de l’Outback du Queensland. Plus personne n’entendit parler d’elle, malgré les
recherches effectuées par sa famille et la police. Coober Pedy est ainsi, comme d’autres lieux
isolés, aux marges des lois. Pour être honnête nous ne nous en rendrons compte que
partiellement : multiplication des panneaux d’interdiction de pénétrer dans les propriétés
privées, clôtures de tôles omniprésentes, nombre étonnant de bruyants chiens de garde, ce que
nous n’avions vu nulle part ailleurs.
Nous commençons notre visite par une demi heure de recherche d’opales dans un immense
pierrier prévu à cet effet, mais nous ne trouverons pas grand chose, à l’exception de quelques
éclats. Il arrive que certaines personnes en trouvent de très belles, il y a une semaine une
canadienne a trouvé une opale de six mille dollars non loin de là. En revanche il est
absolument interdit d’entrer dans une concession, ni même de faire mine de s’en approcher.
La recherche des opales est en effet une grande question d’habitude mais aussi de chance :
après avoir extrait la roche du filon, où elle est fragmentée par des explosifs, seul un œ il
humain est capable de repérer les opales parmi les tonnes de pierres. Après ce premier échec
nous montons sur un point de vue, le Big Winch, duquel nous avons un panorama complet de
la ville. Nous prenons une longue séquence de film sur cette extraordinaire cité, où la plupart
des habitations sont enterrées, comme le motel Flag que nous apercevons en face de nous,
dans un paysage poussiéreux, où la tôle domine sous toutes les formes, enfermant partout des
dépôts de matériel disparate, le tout dégageant une grande impression d’anarchie urbaine.
Deux ou trois routes seulement sont goudronnées, ce qui fait que tout déplacement de
véhicule se traduit tout de suite par un gros panache de poussière. Cette dernière, faute de
vent, flotte alors un long moment sur la rue empruntée, puis se dépose lentement de part et
d’autre de celle-ci en se dilatant. On comprend ainsi cette présence permanente de poussière
jaune sur toutes choses.
A côté de ce point haut nous visitons deux magasins de vente d’opales. Nous sommes
frappés par les prix, très élevés, et par le fait que vendeurs et patrons sont tous étrangers, un
constat que nous ferons pendant tout notre séjour : Chinois et Japonais surtout, mais aussi
Indiens, Syriens, Allemands. En revanche les mineurs eux-mêmes sont surtout Grecs,
Yougoslaves et Italiens, en petites entreprises familiales. Comme dans les mines d’or ou de
diamants il n’y a pas en effet à Coober Pedy de grosses sociétés exploitantes. Celles-ci
271
s’occupent plutôt de la commercialisation, et quatre-vingt pour cent du négoce sont détenus
par des Chinois de Hong Kong. A l’égard de l’opale les Asiatiques n’ont pas les préventions
des Européens et Américains, sans doute entretenues par les lobbies plus puissants de
diamantaires ou de tailleurs d’autres pierres précieuses. Vers 14h nous cherchons à manger, et
sur Wights Street nous nous asseyons sur une petite terrasse, sous un parasol mais dans une
poussière ambiante dégagée par les voitures qui passent sur la route, et même par les piétons
qui passent près de nous, dont quelques Aborigènes, les premiers que nous voyons ici. Le
propriétaire, assez jeune, nous parle en italien. Nous y mangeons d’excellentes pies avec du
coca et du jus d’orange.
Nous allons encore nous promener une heure dans cette ville étonnante, entrant deux fois
dans des tailleries d’opales, mais le mot est un leurre pour attirer d’éventuels clients, car nous
ne verrons pas une seule fois quelqu’un en train de polir une pierre. Nous entrons aussi dans
une église catholique, taillée dans le rocher par des mineurs italiens. Il fait très frais dans cette
« underground church », mais la visite la plus intéressante
est celle de l’Umoona mine and museum. Pour quelques
dollars nous entrons – casqués – dans une ancienne mine,
en partie transformée en habitation. C’est très intéressant
car elle nous procure des indications sur les anciennes
méthodes de recherche, au pic et à la barre à mine, sur les
filons. Une explication nous est aussi donnée sur l’origine
de l’opale, silicate formé de sphères microscopiques qui
réfractent la lumière dans toutes les couleurs du spectre,
selon la place de l’observateur. Ainsi les couleurs
dépendent de l’angle d’incidence de la lumière et changent
lorsque l’opale est bougée. On nous montre aussi la
différence entre les opales précieuses, solides ( ou aussi
cabochons ) et doublets, et les opales communes, appelées
triplets, recouvertes d’un couche de quartz. Nous
cheminons ainsi, pendant plus d’une demi-heure, dans ces
étroites galeries et dans ces salles qui présentent outils et
objets de la vie quotidienne des premiers mineurs dans les
débuts de l’exploitation. Nous ressortons par une galerie
plus grande, taillée à la machine rotative comme les
bâtiments souterrains les plus modernes de Coober Pedy.
La ville étant entourée par les hauteurs des Stuart Ranges, nous partons vers le nord-est
pour visiter la région des Breakaway, petit massif de collines séparées de la chaîne principale,
connues surtout pour leurs couleurs
et aussi parce qu’elle furent le lieu
de tournage de Mad Max III. Pour
nous y rendre nous allons
emprunter la piste qui mène à
Oodnadatta, et au track qui porte le
même
nom.
De
nombreux
panneaux indiquent tout d’abord les
dangers d’explosion et les trous de
mine, prévoyant une amende de
mille dollars pour toute personne
entrant dans les zones minières. La
piste est belle, elle fait renaître en
nous l’envie de la solitude de ces
272
grands espaces. Elles n’est en principe accessible qu’aux 4x4 mais nous n’avons pas de
problème pour y circuler. Nous allons ainsi la suive jusqu’à la Dog Fence, à travers un
paysage complètement désolé, dès que nous avons quitté la zone minière, formé surtout de
grands regs de roches noires et de sable gris.
La Dog Fence est encore une
institution à la démesure de cet
immense pays. Sur cinq mille six
cents kilomètres, de Surfer
Paradise dans le Queensland,
jusqu’à
la
Grande
Baie
Australienne
en
Australie
Occidentale, les hommes ont
construit une barrière en fil de
fer accrochée à des piquets,
disposant de portes et de cattle grid, pour empêcher les dingos, ces chiens sauvages de couleur
jaune des déserts centraux, d’entrer dans le sud-est du pays, et de s’attaquer aux troupeaux de
moutons qui s’y trouvent. Elle paraît un peu minable et pas très haute comme nous
l’imaginions, mais elle est très efficace. Nous allons la longer un long moment avant de
parvenir dans la région de Breakaways. Nous restons dans cette zone de collines jusqu’à 17h,
profitant d’un ciel d’une pureté exceptionnelle en ressentant une grande impression de
solitude. Elle se visite par de nombreuses pistes, qui permettent de passer aux pieds de
collines érodées de couleur ocre, blanches, jaunes ou brunes. Il n’y a pratiquement pas de
végétation et nous avons tout à fait l’impression de nous trouver dans la « vallée de la mort »
californienne, qui aurait confisqué les couleurs du « painted desert » d’Arizona. Nous roulons
lentement et nous arrêtons
souvent, rien ne nous pousse et
le temps est aboli ici. Depuis le
point de vue, qui se trouve sur
la colline la plus élevée, le
spectacle est grandiose, digne
des points de vue les plus
célèbres
des
Montagnes
Rocheuses,
vaste
paysage
dénudé et érodé d’où ressortent
les taches de couleurs vives des
différentes
couches
géologiques. C’est un grand
moment pour nous, dans cette
273
calme fin d’après-midi
Vers 17h 30 nous sommes de retour à Coober Pedy, cette fois-ci par la Stuart highway, et
retournons jouer aux chercheurs d’opales dans les monceaux de pierrailles, où la « gratte », en
anglais « noodling », est autorisée. Mais nous ne trouvons de nouveau que des éclats. Pendant
que Christiane et Florent persistent, je pars me promener avec l’auto dans Coober Pedy, avec
l’intention de faire un maximum de photographies insolites, mais comme tout est insolite ici
mon choix se cantonne à peu de choses : des magasins abandonnés par leurs propriétaires, des
camionnettes qui sont le symbole de la cité, avec le nécessaire pour creuser sur le plateau
arrière et le panneau « Explosives » bien en vue. De retour vers les chercheurs d’opales, je les
récupère alors que le soleil se couche. D’autres personnes font comme eux, mais personne ne
peut savoir ce que l’on trouve vraiment ici.
Il nous reste maintenant à chercher de quoi manger. Dans une pizzeria, nous nous achetons
des fish and ships très gras, ce qui nous entraîne dans une discussion animée sur notre manière
de nous alimenter. De retour au camping nous mangeons, sans pouvoir finir nos rations
beaucoup trop grosses. Il est 20h, à côté de nous des gens très bruyants se sont installés dans
les deux cabines voisines. Ils ont deux 4x4 surchargées avec des radios qui n’arrêtent pas de
leur communiquer des messages. Ce sont sans doute des gens qui arpentent les pistes du
bush : depuis ici nous ne sommes pas très éloignés des trois grandes pistes qui sont la
Birdsville, l’Oodnadatta et Strzelecki, qui parcourent les déserts de Sturt et de Simpson, et les
régions salées du lac Eyre. Leur équipement semble remarquable, et nous les observons avec
une certaine envie.
Plus que six jours de voyage ! Est-ce pour cela que nous avons passé une aussi mauvaise
nuit ? La nostalgie s’est emparée de nous car nous avons réalisé les trois que ce séjour a une
fin, et qu’inexorablement celle-ci approche. Et puis ces Australiens superbement équipés pour
voyager dans le bush nous démontrent que notre tentative était un peu superficielle : que
connaissons-nous vraiment de la solitude australienne et des grands espaces vides ? Nous
avons fait beaucoup de route, mais la peur de casser quelque chose d’important dans la
voiture de location nous a peut-être retenus, et nous n’avons pas trop osé forcer le destin. Si
nous devons un jour revenir ici, il faut que ce soit autrement, si le courage d’entreprendre
quelque chose de nouveau habite encore en nous.
Après avoir chargé l’auto et rendu les clefs nous sommes à 9h sur les tas de débris de
forages autorisés pour le grapillage. Christiane et Florent sont devenus de véritables drogués
de l’opale, et ils trouvent de nouveau de petits morceaux. Le temps est toujours aussi dégagé,
mais il fait très frais et le vent souffle avec violence. Nous allons rester encore trois heures
dans cette ville peu banale, et nous la quitterons finalement avec nostalgie. Après une
adaptation un peu longue et un début difficile, elle nous a plu par son côté inachevé, par son
étrange beauté, par son anglais aux accents bizarres. Nous allons regretter de ne pas rester un
jour de plus, appréciant cette nouveauté, reçue comme un dernier cadeau de la diversité
australienne. Ainsi notre matinée passe-t-elle très vite : recherche de fragments d’opales,
visite d’une nouvelle église souterraine et de deux magasins de commerce d’opales, incursion
dans la galerie de peinture du plus grand hôtel « dugout », repas identique sur la même
terrasse qu’hier à midi, observant deux Aborigènes ivres et dépenaillés et nous demandant
quel rôle ils peuvent vraiment jouer dans cette ville. Sans nous le dire nous ne voulons plus
partir. Le vent froid souffle une fine poussière sur l’inactivité de ce samedi matin, et nous
tournons en rond, à pied comme en voiture, pour saisir ces dernières images : des dizaines de
maisons préfabriquées enfermées dans leurs carrés de clôtures de tôles sur une grande plaine
pierreuse, des réserves d’eau cylindriques sur leurs échafaudages, une porte blanche
incongrue, qui ferme une paroi de colline, close sur les secret d’un homme qui croyait à la
274
fortune, et se retrouve pris au piège de la solitude, dans les entrailles d’une terre qui renferme
sans doute sa richesse.
C’est la fin ! La peur au ventre
nous allons effectuer notre dernier
trajet, le seul qui soit encore inconnu.
Peur du terminus qui se rapproche,
peur d’une grande page qui se tourne,
et de ce symbole d’un nouveau
monde qui s’éloigne.
A peine sommes-nous sortis de
Coober Pedy qu’un changement
institutionnel se produit : nous
entrons dans l’immense zone
militaire de Woomera, qui est
totalement interdite à l’exception de
la Stuart highway, et ceci jusqu’à la
roadhouse de Glendambo, trois cents kilomètres plus au sud, puis Woomera. Il y a deux ans
nous serions passés par ici avec un petit rire moqueur, c’est en effet dans ce vaste arrière-pays
du Grand Désert Victoria, qu’eurent lieu plusieurs dizaines d’expériences atomiques aériennes
faites par la Grande Bretagne. En songeant aux lectures très moralisatrices de certains
journaux australiens au sujet de la reprise des essais français en 95 – pour laquelle nous étions
franchement contre – on ne peut que songer aux curiosités de l’histoire et à la versatilité des
opinions publiques. Pour rejoindre Port Augusta le panneau à la sortie de la ville indique cinq
cent soixante kilomètres, nous en ferons cinq cent soixante dix sept. Sans la petite incursion à
Woomera nous n’aurions pas eu ces dix sept kilomètres supplémentaires, car rien ne va venir
nous distraire dans ce long déplacement méridien.
Nous longeons encore quelques mines et de petits terrils, un château d’eau, quelques
départs de pistes pour 4x4, en direction de quelques concessions, puis c’est le bush tout vide,
un paysage très plat, sans arbres, fait de buissons épars. C’est sans doute la portion de la
Stuart highway sur laquelle nous roulerons le plus vite, entre 130 et 140 km/h, pratiquement
seuls tout le temps, et sans animaux pour venir nous distraire. Au fur et à mesure que nous
allons vers le sud les buissons deviennent plus gros, quelques arbres apparaissent parfois sur
un fond de couleurs très contrastées, entre le sol qui redevient plus rouge, et un ciel bleu
profond. A 14h 25 nous mangeons des pies achetées avant notre départ de Coober Pedy : le
parking est ouvert en plein vent, et celui-ci est très fort, vent du sud chargé de fraîcheur. Dans
cette direction aussi de grandes barres de nuages ne disent rien qui vaille. Notre hiver se
préciserait-il ? Peu de temps après nous arrivons à la roadhouse de Glendambo, où nous
faisons le plein d’essence. Nous avons traversé toute la zone militaire presque sans nous en
rendre compte, à travers un paysage de plaine très uniforme. Il n’y a d’ailleurs rien à dire sur
Glendambo, sinon que la roadhouse est neuve et bien organisée. Nous y buvons un café,
comme dans toutes les roadhouses, et nous reprenons notre route. Cette fois-ci une petite
variante s’est introduite dans la monotonie de l’ensemble, puisque la Stuart highway longe la
zone militaire interdite au nord et les grandes étendues du lac Gairdner au sud.
Peu après Glendambo un énorme remblai de la route permet de passer sur une voie ferrée,
et d’observer à perte de vue le spectacle de cette immensité sans arbres, couverte seulement
de petits buissons qui ressemblent beaucoup aux chénopodes du Nullarbor. Quant à la voie
ferrée, il s’agit depuis Tarcoola, quatre vingt kilomètres plus à l’ouest, de la fusion du Trans
Australia railway, qui vient de Perth, et du Central Australian railway, qui arrive d’Alice
Springs. La route longe maintenant vers le sud toute une série de lacs dépourvus d’eau. Il est
15h 15 lorsque nous faisons un arrêt près de l’Island Lake, lac salé tout blanc, entouré d’un
275
véritable désert : pas un arbre, pas un arbuste, seulement des touffes arrondies de plantes de
couleurs différentes, qui oscillent entre le vert clair et le brun foncé. Au fond, au milieu de ces
lacs couverts de sel, pointent de drôles de reliefs qui font penser à de petits inselbergs, mais
qui sont plutôt des îles virtuelles au milieu de ces grands lacs asséchés. Un vent très fort
souffle sur cette vaste plaine.
Vingt minutes plus tard, après un petit détour depuis Pimba, nous entrons dans Woomera.
Coober Pedy était une ville inorganisée et poussiéreuse, qui respirait un perpétuel
inachèvement, Woomera est son contraire : c’est une ville « clean », tracée au cordeau pour
des militaires qui ont le sens de l’ordre, avec des bâtiments modernes mais classiques, de
grands eucalyptus, une signalisation routière qui respire plus l’Amérique que l’Australie.
Nous nous attendions à tout sauf à cela ! Il faut cependant dire que cette ville, qui a environ
mille six cents habitants, en a compté six mille pendant sa récente période de gloire. Celle-ci
tenait sans doute aux essais nucléaires britanniques, mais rien ne fait allusion à ce passé-là
dans la ville, puis comme base de lancement de fusées, anglaises aussi, et de zone d’essai pour
la mise sur orbite d’un satellite européen. L’échec de ce dernier à partir de cette base fut un
coup dur pour Woomera, qui de nos jours vit surtout de la proximité d’un centre militaire
américain ( le « Joint Facility » de Nurrungar ) consacré aux suivi des satellites, et paraît-il à
des essais plus secrets de missiles. La plus grande partie de sa population est américaine, ce
qui explique peut-être son allure.
Au cœ ur de la ville un petit musée en plein air présente de vieux avions ainsi que des
fusées expérimentées ici. On expose même des débris de fusées récoltés par des Aborigènes
dans le désert de Victoria. Notre arrêt est d’autant plus rapide qu’un vent très froid souffle sur
Woomera. Nous sommes encore habillés comme en plein désert chaud, et nous ne pouvons
pas tenir longtemps dehors. Une fois dans l’auto nous inversons même la manette de la
climatisation en la faisant passer sur le chauffage ! A force d’aller vers le sud nous avons
retrouvé des conditions hivernales, et cent soixante dix kilomètres seulement nous séparent de
Port Augusta. Il est maintenant 16h, et nous partons sur une grande route vide, en ressentant
une impression bizarre lorsque des Américains nous doublent – ou nous croisent – avec leurs
véhicules équipés du volant à gauche. Après Pimba nous longeons de nouveau un très beau
lac salé. Désormais notre itinéraire se confond avec celui de la voie ferrée, qui nous croisons à
plusieurs reprises par des ponts construits de nouveau sur des remblais de terre.
Mais ce qui va surtout
retenir notre attention entre
16h 30 et 17h 30, c’est la
richesse et la densité du
bush que nous traversons.
C’est tellement beau que
nous avons sans arrêt envie
de nous arrêter pour
prendre des photos du plus
spectaculaire paysage de
bush australien. Tous les
ingrédients sont de plus
réunis pour le mettre en
valeur :
des
nuages
échevelés extraordinaires,
parfois noirs comme de
l’encre, des rayons solaires rasants qui mettent en relief la moindre chose, un air parcouru par
un vent si fort, que sa limpidité évoque celle de notre Provence sous le mistral. Quant au
paysage lui-même il va provoquer en nous une heure entière d’émerveillement : sur un sol
276
rouge parsemé ça et là de branches mortes la nature a semé une profusion végétale que nous
avions rarement vue aussi harmonieuse, associant des arbustes vert argenté à des buissons vert
sombre, sur des niveaux différents, lesquels sont dominés par des eucalyptus de toutes tailles
et surtout de toutes formes. C’est un moment exceptionnel. Après nous avoir offert la
limpidité des sources tropicales de Mataranka, les boules de granit rouge du serpent arc-enciel des Devil’s Marble, la mission immobile des Arandja d’Hermansburg, des dunes de sable
rouge des déserts centraux, les fous de l’opale de Coober Pedy, la Stuart highway nous
présente sans doute son plus beau spectacle, celui d’une nature exceptionnelle, qui nous
renvoie aux débuts des temps, où nulle intervention humaine n’est perceptible, Australie
éternelle d’avant l’Australie.
Comme si ce don superbe ne pouvait suffire à notre émotion, nous en éprouvons une autre
à 17h 36, en arrivant sous le panneau qui indique la jonction de la Stuart highway et de l’Eyre
highway. Nous sommes contraints de nous arrêter, comme pour respecter une minute de
silence, presque la larme à l’œ il. Quelle grande émotion ! Nous terminons sans doute la plus
grande boucle de notre vie : nous étions passés là en allant vers l’ouest le 22 juillet, le jour de
l’anniversaire de Christiane, poussés par l’enthousiasme de la découverte. Il était 8h 05 du
matin. Nous sommes le 23 août en fin d’après-midi, nous arrivons du nord, et cette boucle
représente en cet instant douze mille neuf cents kilomètres à elle seule. Nous avions eu, en
juillet, l’impression que le véritable voyage commençait ce jour là, quelque part en nous, il se
termine aujourd’hui.
277
ADELAIDE DU BOUT DU MONDE
Port Augusta n’est plus qu’une étape. Avons-nous encore envie de découvrir quelque
chose en ce dimanche matin 24 août ? Il faut croire que oui car malgré le froid nous avons
passé une bonne nuit et au réveil nous hésitons beaucoup. Il nous reste encore quatre jours
jusqu’au départ final et nous procédons par élimination. Vu le froid et le temps couvert nous
préférons renoncer à aller deux jours dans les Flinders Ranges. Les photos et les descriptions
montrent des sites superbes, mais il faut une longue route pour y aller – et en revenir – aussi
renonçons-nous, un peu comme nous avons renoncé en Tasmanie à la visite des Craddle
Mountains. Peut-être avons-nous raison, surtout que dans la continuité des Monts Flinders se
trouvent également le pays de Marree, et toute une série de lacs salés au sud du lac Eyre, ce
qui aurait aussi été très tentant. Peut-on imaginer toutes ces visites pour un troisième voyage ?
Hier notre soirée a été très courte : à peine avions nous dépassé le panneau de jonction des
deux highways que nous nous sommes retrouvés dans Port Augusta. Nous avons renoncé à un
premier motel Budget dans le quartier de la gare, pour nous décider de louer dans un Flag, une
belle chambre, mais très froide, à 74 $, à côté de celui où nous avions dormi en juillet.
Frigorifiés nous avons été manger des sandwichs dans un Hungry Jack, et à 19h 30 nous
étions tous les trois au lit, avec l’impression de retrouver le rythme initial de notre voyage
dans la recherche du chauffage. Ce matin, une fois notre décision prise, nous déjeunons, nous
préparons, et à 8h 30 prenons la direction du sud, pour les trois cents kilomètres qui nous
séparent d’Adélaïde. En effectuant ce trajet pour la seconde fois notre esprit se perd en
sentiments divers et nous sommes tous silencieux, à une impression de déjà vu s’ajoutant
quelques regrets d’être au bout de notre piste. Nous ne verrons pas grand chose du paysage
traversé. Est-ce uniquement parce que nous croyons le connaître ? Peu à peu nous entrons
dans le froid et la grisaille du sud, puis dans les faubourgs de la grande ville.
Il est presque 11h lorsque nous sommes au centre, par un temps triste et couvert. Christiane
a bien repéré l’office du tourisme, qui est près de la gare, par chance nous trouvons une place
de parc pas trop éloignée et nous nous y rendons à pied. Bien que ce soit dimanche il est
ouvert, et deux personnes peuvent nous renseigner. Nous prenons des informations sur le
circuit des vignobles de la Barossa valley, mais surtout sur Kangaroo island, une visite à
laquelle nous avions renoncé en 95, faute de pouvoir y aller avec notre propre voiture. Dès les
premières explications nous comprenons que ce ne sera pas encore pour nous car les prix sont
très élevés : une excursion complète sur une longue journée nous coûterait plus de 180 $ par
personne – bus, bateau, bus – ce qui est trop pour nous. Après le renoncement des Flinders
Mountains nous voici donc sans but final, car nous avons déjà à deux reprises visité le centre
d’Adélaïde en 95 et il y a un mois, et il n’y a pas grand chose en hiver à l’extérieur de la ville.
Or nous sommes dimanche soir et notre avion est jeudi après-midi. Avons-nous fait une erreur
de « timing » quelque part ?
Nous avons eu aussi des renseignements intéressants sur les hôtels, et nous en repérons un
qui a l’air bien placé, ne voulant pas recommencer notre expérience loupée de l’hôtel de
l’aéroport lors de notre arrivée de Tasmanie en juillet. La circulation n’est pas très dense et
nous trouvons facilement l’endroit. Il est presque midi et j’attends Florent et Christiane devant
l’entrée de l’hôtel, sur un magnifique stationnement interdit, et en face d’une station de
police ! Nous louons la chambre pour 80 $ la nuit, et montons toutes nos affaires depuis la
voiture, moment de panique car le nombre de nos bagages a grossi avec le temps, et
l’habitude des motels ou des campings a entraîné un certain éparpillement de nos affaires. La
maison est vieillotte mais très propre, et notre chambre quelconque, sans fenêtre basse, mais
avec douches, WC et frigidaire. L’avantage réside surtout dans le fait que nous sommes au
début d’Hindley Street, en plein centre, à vingt mètres à peine du Rundle Mall qui est la rue
centrale la plus active. Pour la voiture l’hôtel prend en charge une partie du prix du parking,
278
qui est situé en face. C’est un grand parking à étages, et le gérant, un indien enturbané, nous
installe à une place près de la sortie. Pendant ces trois jours nous pourrons voir ainsi la voiture
chaque fois que nous passons devant l’entrée. Tout cela aura une certaine importance lorsque
nous viendrons la rechercher.
Il est midi trente. Nous sommes installés au cœ ur d’une des cinq grandes villes
australiennes, et nous ne toucherons plus la voiture jusqu’à mercredi matin. C’est une
nouvelle expérience pour nous, car nos visites de villes, à l’exception de Perth et de Sydney,
ont toujours été rapides, voire
superficielles, nous n’y sommes en
général restés que quelques heures, et
nous n’avons pas une connaissance
approfondie de la plupart d’entre elles :
Brisbane, Adélaïde, Melbourne, pour
parler des trois plus grandes, mais aussi
Hobart, Cairns, Darwin, restent pour
nous des terres assez mystérieuses,
même en tenat compte d’une géographie
urbaine assez simple. Nous allons avoir
une grande liberté de mouvement les uns
par rapport aux autres, Florent surtout,
qui a bien repéré dans Hindley street
deux ou trois grandes salles de jeu, dont
une Time Zone. Il fait très froid et nous
avons désormais repris nos habits
d’hiver. Après avoir mangé dans un Mac Do en face de l’hôtel, nous allons passer tout
l’après-midi au centre, à nous ballader sur le Rundle Mall. La plupart des magasins sont
ouverts car c’est la période des soldes d’hiver. Nous ne verrons pas Florent de tout l’aprèsmidi, il va aller d’une salle de jeu à une autre, épuisant sans trop compter tout ce qu’il n’a pas
pu dépenser depuis Perth. C’est vrai que nous n’avons pas traversé de vraie ville depuis un
mois, et Florent est un jeune citadin !
Après quelques parties de jeux avec lui au Time Zone, nous allons manger, vers 20h, dans
un Pizza Hut qui est juste en dessous de l’hôtel. C’est la soirée « All you can it » et nous nous
gavons de pizzas, toutes plus grandes et grasses les unes que les autres. Une fois ressortis dans
la rue, nous sommes saisis par le froid. C’est lui qui nous chasse vers l’entrée de notre hôtel,
et nous nous couchons assez tôt.
Nuit très calme à Adélaïde. Aucun bruit extérieur ne vient troubler notre repos, et comme
nos deux fenêtres, qui ne peuvent
s’ouvrir, sont trop hautes et donnent
sans doute sur les toits sans nous
permettre de voir le centre ville, nous
avons
l’impression
d’être
complètement isolés. Même les
autres clients – l’hôtel est complet –
ne se font pas entendre. Nous
confirmons donc notre décision de
rester à Adélaïde et de ne pas toucher
l’auto, aussi nous ne nous levons pas
très tôt, déjeunons et prenons
tardivement des douches, qui, pour
279
cela sans doute, sont tièdes. Une fois sortis nous constatons que le temps est mauvais, très
froid, venteux, avec de temps en temps de petites éclaircies, mais le froid est le dénominateur
commun de tout le monde, les gens sont emmitouflés, couverts de manteaux et d’écharpes.
Adélaïde nous fait penser à Lausanne au mois de janvier, avec la neige en moins.
En fait toute la journée sera
consacrée au Rundle Mall, la grande
zone piétonne, et aux rues avoisinantes.
Comme nous l’avions déjà constaté le
centre d’Adélaïde n’est pas très grand,
organisé en rues parallèles autour de la
grande artère de Kings William, qui est
perpendiculaire à l’ensemble. On
fréquente aussi Crenfell street, Pirie,
Wakefield. La rue où se trouve l’hôtel,
Hindley street, est plus ancienne,
comme tout le quartier qui l’entoure.
On y trouve de vieilles maisons où le
bois joue un grand rôle dans la
construction, comme dans notre hôtel. C’est aussi une rue plus interlope, beaucoup de cafés,
de bars, de salles de jeu, quelques sex-shops, des discothèques aux néons scintillants. La
fréquentation est plus bruyante. A deux ou trois reprises, nous rencontrerons des jeunes au
comportement un peu limite. Mais nous avons l’impression que la rue a une spécificité, et
même un certain passé que nous ne regrettons pas de côtoyer. Il en va tout autrement du
Rundle Mall avec ses belles maisons anciennes, ses arcades très rétro, comme la plus belle qui
est celle d’Adélaïde Arcade, parfois modernes comme celle déjà fréquentée il y a deux ans et
aussi en juillet, avec ses ascenseurs vert pomme et ses « cornish pies » délicieuses. Florent
passe la majeure partie de sa journée dans des Time Zone, ou équivalent, comme s’il avait du
temps à rattraper dans ce domaine, de notre côté nous faisons les magasins et les soldes, et
nous nous achetons beaucoup, excellent moyen pour découvrir que les Australiens produisent
de très belles choses, et qu’il n’y a pas seulement des chaussettes ( je terminerai tout de même
à douze paires dans ce domaine ! ). Les vêtements « made in Australia » sont de bonne
qualité, surtout ceux en laine, mais cela concerne aussi les vestes, les costumes, les
chaussures, et surtout la chemiserie. Nous téléphonons aussi à Denise et à Michel aussi, car
nous sommes toujours à la recherche des fameux CD qu’il nous a demandés sur des groupes
australiens, mais les titres qu’il souhaite semblent déjà dépassés ici.
Nous passons aussi beaucoup de temps à observer les gens, pressés et couverts en ce lundi
matin, qui gagnent rapidement leurs lieux de travail. Les personnes d’origine anglo-saxonne
dominent largement, et nous ne verrons que deux ou trois Aborigènes dans notre quartier,
dont un, très grand, qui arpente le Mall sans arrêt. Des dizaines de personnes vantent les
soldes devant l’entrée des magasins, avec des micros. Certains le font avec une grande
conviction, mais plusieurs se contentent de lire des dépliants indiquant les prix. Nous
observons longuement celui de Zamels, le bijoutier, il est jeune, semble beaucoup s’ennuyer,
et son costume fait plus penser à un élève d’une grande école type ENA, qu’à un bonimenteur
commercial de soldes. Il y a aussi ceux pour qui toute cette agitation ne signifie rien : cette
ville, qui semble cossue et même riche, possède aussi ses pauvres. Ce n’est pas comme en
France une pauvreté affichée, qui se traduit par des quémandeurs répartis un peu partout. Ici
les jeunes jouent, parfois très bien, des instruments de musique , mais ils ne font pas la quête,
ils attendent que l’on veuille bien leur donner quelque chose. Il y en a vraiment beaucoup,
peut-être plus qu’en France. Des pauvres plus âgés font les poubelles du Rundle Mall. J’en
piste un un moment, il ramasse les canettes d’aluminium, les aplatit rapidement d’un coup de
280
pied, avant de les fourrer dans un grand sac. Plus qu’en France nous sommes en Australie
dans une civilisation des « cans » de toutes sortes, bière bien entendu, mais aussi coke, fanta,
eau, toutes sortes de boissons sucrées. En ville ces canettes sont jetées dans les poubelles
publiques, ailleurs sur le territoire australien elles sont l’élément de pollution le plus visible le
long des routes ou dans la nature.
A midi nous mangeons d’excellents kebabs dans notre food court préféré. A côté de nous
un jeune chauffeur de taxi d’origine italienne nous parle longuement de son métier, de ses
origines, des problèmes d’Adélaïde, une ville qui ne marche pas bien, où le chômage est plus
fort qu’ailleurs, et qu’il souhaiterait quitter pour Melbourne ou Sydney, où le travail ne
manque pas. Il nous dit aussi qu’il y a très peu de Français ici, comme dans toute l’Australie,
et que les minorités culturelles sont surtout grecques, allemandes et italiennes. Il est
malheureusement très pressé car il n’a droit qu’à une demi heure pour son repas. Après son
départ ses remarques nous frappent beaucoup, c’est vrai qu’à d’autres signes nous avons
constaté que ces façades bourgeoises du
centre et ces magnifiques magasins cachent
d’autres difficultés : grand nombre de
panneaux destinés à la vente ou à la location
d’immeubles, foule qui ne respire pas la
richesse dans certains magasins plus
populaires du centre, jeunes chômeurs qui
vendent des journaux spécialisés à la criée. Il
y a beaucoup de jeunes dans cette foule
d’Adélaïde : des jeunes un peu ivres dans
Hindley street vers le soir, des hordes calmes
de jeunes lycéens et lycéennes en tenue, mais
jamais ensemble, beaucoup de belles filles
aussi, en mini-jupes très courtes et sans bas
malgré l’hiver, filles libérées auxquelles les
jeunes hommes ne semblent pas accorder beaucoup d’importance. Est-ce de la pudeur très
« british » ou la préférence d’amitiés masculines ? Au magasin Rip Curl je suis frappé par le
manège d’une très jolie vendeuse, qui tente vainement de séduire ses amis vendeurs, qui
préfèrent nettement rester entre eux, à rire très fort d’histoires que nous ne comprenons pas,
mais qui ne semblent pas voler bien haut. Sans tomber dans le travers d’une critique
systématique d’une société décrite comme machiste, il est vrai que ces petits faits, se rajoutant
à d’autres, peuvent poser quelques questions.
Ainsi les images succèdent aux images, surtout le soir, une fois retrouvée notre chambre
silencieuse. C'est la première fois que nous avons l’impression de découvrir l’intimité d’une
grande ville australienne, la première fois que nous observons les gens en prenant notre
temps, avec une certaine profondeur, que seul peut donner un regard nouveau. Si notre anglais
était suffisant nous pourrions bien sûr aller plus loin, mais nous compensons nos lacunes par
une grande proximité géographique : quelques pas seulement, une vingtaine d’escaliers, et
nous quittons la petite bulle calme Brunel pour les rues animées et les foules d’Adélaïde.
Monde plein de contrastes, à travers lequel nous passons toute notre journée, qui nous captive
et que nous apprécions, les yeux grands ouverts.
Journée épuisante aussi, car dans une telle découverte, nous sommes sollicités de toutes
parts. A 18h la nuit est tombée, les gens rentrent chez eux en frissonnant. Pouvons-nous faire
autrement ? Florent va s’acheter des « whoppers » au Hungry Jack, sous l’hôtel, nous
mangeons rapidement des pies dans notre chambre. Ce soir, pour la première fois, nous
regardons la télévision plus longuement, avec un autre regard. L’émission « Missing »,
enquête policière faite par les téléspectateurs sur des faits réels, nous montre la part cachée de
281
la brutalité de cette société. Pourquoi repensons-nous à ce moment là aux 12 % de chômage
de la ville dont nous a parlé le « taxi driver » ? Pourquoi aussi les insipides journaux télévisés
nous semblent-ils très éloignés des préoccupations quotidiennes des gens ?
Très bonne nuit dans notre chambre en sous-pente, où le bois craque lorsque l’on marche,
maison ancienne qui rappelle des souvenirs d’enfance. Tout de suite le centre ville, dont nous
ne sentons rien d’ici et dont nous sommes si près, revient dans notre esprit. Nous sommes
subjugués par lui, par cette expérience nouvelle que nous procurent ces citadins. Peut-être
avons nous trop fréquenté les routes et les pistes, trop vu de déserts et de paysages sans traces
humaines. Ici au contraire c’est l’inverse, nous sommes dans la densité la plus importante : à
force de constater que l’Australie est un pays vide, nous avons oublié qu’il existe aussi des
Australiens dans de grandes cités, dont la vie n’a rien à voir avec le magnifique milieu de leur
immense espace. Par contraste, nous n’allons, pendant trois jours, que parcourir les mêmes
rues, circonscrites à un espace ridiculement petit, où nous découvrons sans cesse de nouveaux
magasins, de nouveaux visages, des situations multiples qui ne se renouvellent pas. Nous
arpentons le petit carré central de cette grande ville, sans même avoir envie de franchir les
limites des quelques rues où nous avons élu domicile. C’est dans ce microcosme que tout
vient se télescoper, que nous signons notre testament australien, au bas duquel nous vivons les
dernières heures d’un long voyage.
Nous nous levons vers 7h 30, nous déjeunons dans la chambre de thé, de petits gâteaux,
mais aussi de tous les restes de notre innommable carton, que nous traînons avec nous, de
chambre en chambre, depuis les chaleurs du nord. Notre première visite est pour Central
Market, qui est à trois rues du Rundle Mall et donne sur Victoria Square. La ville d’Adélaïde
est formée de deux centres jumeaux, séparés par la rivière Torrens, mais nous n’irons pas dans
le noyau du nord, que nous avions déjà traversé à plusieurs reprises, et qui nous avait semblé
assez inactif autour de Wellington Square. L’autre noyau est celui où nous sommes depuis
deux jours, et qui est construit en damier autour de Victoria Square. En dehors de ces deux
centres le reste de la ville est immense, formé de dizaines de quartiers en quadrillage, portant
chacun un nom, formés de petites maisons basses. C'est dans l'un d’entre eux, au nord, que
nous avions couché il y a deux ans, c’est aussi à l’ouest que nous avions passé une nuit près
de l’aéroport en juillet. C’est immense sur le plan de l’espace, mais nous n’y retrouvons pas
l’attrait du centre.
Le Marché Central est un grand bâtiment qui renferme des magasins de nourriture, de
fruits et de légumes, de charcuteries et de boucheries. Il est cependant encore un peu tôt et
beaucoup d’autres boutiques commencent à peine à ouvrir. Elles concernent surtout des
formes d’artisanat local. Dans tout cela nous retrouvons l’atmosphère du grand marché de
Melbourne. C’est le même cosmopolitisme : il y a beaucoup d’asiatiques, et de nombreuses
personnes parlent grec ou italien. Dans une charcuterie une jeune fille nous parle même en
français. Tout cela est différent de l’unité culturelle du centre : l’influence anglaise est loin,
les riches magasins du centre aussi. C’est pour nous une expérience enrichissante, le retour à
une Australie besogneuse et multiple. En marchant vers le Rundle Mall, nous faisons un petit
arrêt sur North Terrace dans un extraordinaire magasin de brocante, où semble résumée toute
l’histoire victorienne de l’Australie du Sud, dans un amoncellement de petits meubles, de
bibelots, de vaisselle, d’objets de toutes sortes parfaitement mis en valeur.
Il est un peu plus de 11h lorsque nous sommes de retour dans le Mall central, et nous
allons manger dans le même food court de Myer et Gays Arcade les mêmes excellents kebabs.
Nous chechons vainement notre jeune chauffeur de taxi, une vieille dame le remplace avec
son thé et son gâteau à la crème, mais nous n’entendrons pas le son de sa voix. De midi à 14h
nous nous séparons, Florent rejoint ses salles de jeu, Christiane ses magasins, pour ma part je
reviens lire un moment dans la chambre, un peu aussi pour échapper à la froidure. Nous allons
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rester ensuite tout l’après-midi au centre, procédant aux derniers achats importants :
Christiane a droit à son cadeau d’anniversaire, un bijou en or australien, Florent une chaîne en
argent, plus prosaïquement je me paye une paire de très belles et solides chaussures fabriquées
en Australie – des Flatters – et une veste.
Beaucoup d’images s’accumulent encore : un long moment avec Florent dans un Time
Zone, où j’apprécie le comportement des jeunes qui s’y trouvent. Quelque minutes plus tard,
alors que je suis de nouveau seul, cette impression s’estompe lorsque j’assiste à la poursuite
d’un jeune homme – on dirait Florent – sur le trottoir du Rundle Mall, par deux vigiles. Il
vient sans doute de voler quelque chose dans un grand magasin, et il est ceinturé sans aucun
ménagement et plaqué fortement à terre. Un cercle de badauds se forme autour d’eux, dans
une sorte de grande indifférence, et sans aucun commentaire. Au bout d’une minute
d’immobilisation, les deux gardiens l’entraînent vers une porte annexe du magasin, qui se
referme de suite. Le cercle disparaît, sans qu’aucune parole ni aucun parti pris ne se soient
manifestés. Tout cela s’est passé très vite, je pénètre dans le magasin pour voir si cet incident
a eu une influence sur le comportement des clients, mais il n’en est rien, chacun vaque à ses
achats, tout au plus le speaker de service vante-t-il d’une voix un peu plus forte la grande
qualité des objets soldés.
Les heures passent, mais dans cette atmosphère qui pourrait être pour nous celle de la
période de Noêl, ou des soldes du début janvier, nous continuons de faire le plein de multiples
impressions. Un léger brouillard est tombé sur la ville, et par instants une pluie très fine sature
l’atmosphère, étouffe un peu les multiples musiques jouées à tous les coins de rue par des
artistes de passage, qui nous semblent souvent malheureux, mais ce n’est peut-être qu’une
impression. Nous faisons encore le plein de visages, nous observons les maîtres soldeurs,
racoleurs impatients d’attirer les clients dans leurs magasins, je retrouve le marchand de
timbres que j’avais sollicité il y a deux ans, et puis surtout ces Australiens et ces Australiennes
– quel drôle de nom pour un peuple que de s’identifier à l’une des quatre directions
fondamentales de la planète – pressés de rentrer chez eux entre 16 et 18h, lorsque la nuit
tombe et qu’un vent froid s’ajoute à la pluie. C’est un peu lugubre à cette heure-ci ce centre
ville dont nous connaissons maintenant tous les recoins, où, dans une lumière qui décroît, tous
les geste s’accélèrent et en particulier la marche de tout un peuple qui nous entoure. C’est en
même temps une impression bizarre de vivre cet instant qui précède le vide : il faut tout faire
vite, même pour aller acheter dans une pâtisserie fine le dernier délicieux caramel, qui nous
donne une intense impression de réchauffement.
Il est 18h, le Rundle Mall est mort avec la nuit, nous avons encore le temps d’aller manger
nos dernières pies, mais pas pour Florent qui leur préfère un Mac Do. Plus rien désormais ne
nous retient sur cette grande rue désertée par ses piétons, où les deux grosses boules
d’aluminium luisent désormais sous les lampadaires sans refléter le moindre mouvement.
Nous prenons donc le chemin de notre proche exil, et retournons quelques instants à l’hôtel
pour écouter les informations et la météo. Vers 20h nous voici de nouveau dehors, pour sentir
une dernière fois le froid de la rue d’Hindley street. Nous nous promenons jusqu’au dernier
Time Zone où nous jouons longuement les trois à toutes sortes de jeux. Il n’y a pas grand
monde ce jour de semaine, qui est aussi un jour d’école, mais une bande de cinq ou six jeunes
– entre douze et quatorze ans – entre et brutalise la plupart de jeux avec des tournevis pour ne
pas avoir à payer. Les autres jeunes qui gèrent l’établissement – de dix-huit à vingt ans ceuxlà – s’occupent de les faire sortir après un face à face où les paroles échangées ne semblent
pas amicales. Nous avons là deux jeunesses tellement différentes, que cette scène nous fait
penser tout de suite à celles que nous connaissons en France. Même si nous nous contentons
d’observer sans rien dire, cela nous montre que la société australienne n’est guère éloignée de
la nôtre sur ce plan là.
283
Nous jouons encore un moment, nous nous photographions les trois dans un appareil à
l’entrée du Time Zone, souvenir un peu ridicule, mais drôle, de notre séjour à Adélaïde.
Dehors, sous la pluie, de belles BMW et des Mercédés sont garées devant les pubs, une
voiture de police roule lentement. Elle semble chercher quelqu’un. Mais il fait trop froid. Il
est un peu plus de 21h lorsque nous retrouvons la chaleur et l’odeur agréable du bois de notre
hôtel.
La décision est prise : il nous reste encore une journée pleine à vivre en Australie, nous
allons la consacrer à autre chose qu’au centre ville, où nous venons de vivre deux journées et
demi inoubliables, expérience australienne hivernale et citadine qu’il nous fallait avoir. La
journée commence par un événement tragi-comique. Après avoir préparé nos affaires, pris les
douches, déjeuné, et réglé le montant de la location avec la propriétaire, nous gagnons le
parking de l’autre côté d’Hindley Street avec toutes nos affaires. L’auto est toujours là, à nous
attendre, et nous chargeons tranquillement le coffre. C’est à ce moment là que nous sommes
appelés bruyamment par l’indien enturbané de service qui s’occupe du paiement. Il est excité
et même méchant. Il semble que sur une fausse indication de son collègue dimanche soir,
nous ayons mis l’auto dans une zone réservée à des clients privilégiés vingt quatre heures sur
vingt quatre, et que le client habituel a été obligé, c’est horrible !, d’aller se garer deux étages
au-dessus, dès le lundi matin, ce que l’honneur d’un gardien de parking indien ne peut
accepter. Méprisant, il nous traite de tout, nous dit que la voiture a été déclarée volée à la
police, et nous affirme, péremptoire, que nous serons probablement arrêtés par elle, et qu’il ne
faudra pas s’en étonner. Nous avions déjà remarqué que les indiens n’avaient souvent pas
d’humour, mais celui-ci dépasse tout. Il refuse d’admettre nos explications, le bon de l’hôtel
de prise en charge, et se plaît à nous parler très fort devant d’autres personnes, qui attendent
placidement sans mot dire, mais en nous regardant un peu comme si nous étions de dangereux
terroristes. Curieusement tout cela nous laisse de glace et nous le laissons s’exciter, vraiment
indifférents, payons nos quinze dollars, l’autre moitié étant réglée par l’hôtel, et partons
tranquillement. Une seule chose retient notre esprit, dire adieu dignement au centre
d’Adélaïde, vers lequel convergent toujours autant de gens pressés, et qui nous laisse des
souvenirs inoubliables.
Nous allons pour notre part en contresens du mouvement général, en direction de l’ouest,
vers la mer et l’aéroport. Nous empruntons pour cela une grande avenue, l’Anzac highway,
qui prend naissance près d’un monument au sud ouest de la ville, qui symbolise l’effort de
guerre australien pendant les deux guerres mondiales. Notre but est de chercher une chambre
pour la nuit prochaine, pas trop loin de l’aéroport. C’est bien plus facile de chercher de jour,
mais nous comprenons pourquoi nous avons eu tant de problèmes le premier soir : la plupart
des motels ne sont pas loin de la mer, mais en retrait par rapport à celle-ci, dans des rues
calmes et sans publicité tapageuse. Dans le quartier de Glenelg nous trouvons exactement le
type de chambre qu’il nous fallait pour cette dernière nuit australienne : assez grande, de
plain-pied, avec la place de parc à côté de la porte d’entrée. Même s’il n’est que dix heures du
matin, les propriétaires nous laissent occuper les lieux, et nous vidons complètement l’auto,
jusqu’aux moindres petites pierres entassées sous le siège de Christiane. Nous obtenons aussi
des conseils pour aller visiter la région de la Barossa valley, qui est assez loin dans le nordest. Il est 11h 30 lorsqu’après nous être trompés de route nous mangeons dans un Mac Do au
bord de la route de l’Anzac.
Nous retraversons Adélaïde et nous nous dirigeons vers le nord, sur la 1, avant de prendre
la direction du nord-est, par la Sturt highway, puis Salisbury et Elisabeth. Il fait un temps de
Toussaint, le ciel est bas et grisâtre, et il pleuvine souvent. La Barossa valley est avec la
Hunter valley, en Nouvelle Galles du Sud, la plus célèbre région productrice de vin en
Australie. Nous faisons un arrêt à Gawler. Gentille petite ville, fort agréable, aux maisons
284
anciennes nées dans les limites des deux derniers siècles, avec des vérandas de bois et de fer
forgé, de nombreux magasins. Florent y découvre un spécialiste de jeux, nous une pâtisserie
où nous nous gavons de gâteaux pleins de crème, et pour ma part une librairie, où je trouve un
énorme guide sur l’Australie en 4x4 ! Malgré son prix, 55 $, je me l’achète, coup de folie
destiné plutôt à conjurer l’avenir et la chaleur d’un éventuel retour, à la veille de notre départ
de ce pays. Pour finir notre visite de Gawler nous allons au Tourist info, où on nous indique
les meilleurs itinéraires à travers les vignobles.
Ce qui va nous manquer dans cette visite – mais peut-être est-ce seulement dans nos têtes –
ce sont les petites routes, qui tournent dans les vignobles, sorte de préfiguration d’une Europe
qui n’est plus loin maintenant. C’est une région doucement vallonnée, très verte, remplie de
vignobles immenses, où se sont investis récemment de nombreux capitaux étrangers, et en
particulier français, d’après le propriétaire du motel où nous dormons. Les petites villes ont un
aspect assez germanique lié à leurs premiers colons, venus s’installer ici dès le milieu du
XIX° siècle, et où la vigne s’imposa assez vite. Beaucoup de noms germaniques disparurent
au moment de la première guerre mondiale, et furent anglicisés par patriotisme, mais l’aspect
général demeure. Florent, toujours aux aguets, repère même à Tanunda, un magasin qui vend
des sandwiches allemands. Il faut le déposer, l’attendre plus de vingt minutes sur une place de
parc qui n’en est pas une, et le voir arriver, triomphant, avec un hamburger à la saucisse et à la
choucroute !
La Barossa valley compte plus
d’une
cinquantaine
de
« wineries », grands établissements
viticoles le plus souvent ouverts au
public. Nous en visitons plusieurs,
dont celui d’Orlando, où l’on
achète du vin blanc, et de Penfold,
qui est immense. Jusqu’à 15h
passées nous allons lentement nous
promener dans ce paysage viticole,
où les vignes en espaliers sont
superbement travaillées, où les
bâtiments d’exploitation et de
vinification sont très modernes et
indiquent que dans les années à venir, comme cela s’est passé pour le blé, la concurrence des
pays de l’hémisphère sud deviendra grande dans le domaine du vin. A la sortie de Lyndoch,
nous nous trompons de route et nous aboutissons au Parra Wirra recreation park, qui n’est pas
particulièrement notre destination. Nous sommes alors obligés de faire demi tour par une
petite route qui tourne beaucoup.
Nous sommes de retour à Adélaïde à la nuit tombante, après un plein à 72 cents le litre, un
des moins chers de notre voyage. Il est presque 18h lorsque nous arrivons sur la plage de
Glenelg, au moment où le soleil se couche. Nous sommes très heureux de l’observer
s’enfoncer dans l’océan, et de ne pas avoir manqué notre dernier coucher de soleil australien.
Tout de suite cependant le froid se fait très vif. Nous marchons un moment dans cette petite
ville balnéaire, qui ressemble beaucoup à celles que nous avons vues dans le Queensland ou
dans le Victoria il y a deux ans. Nous y trouvons un restaurant grec de la chaîne Yeros, et
nous allons y passer une soirée formidable. Il y a deux ans nous avions terminé notre séjour
en Australiepar un repas chinois à Manly beach, à Sydney, nous voici maintenant pour une
dernière soirée à Glenelg, devant un bon kilo de viande de mouton et de poulet, avec de
multiples salades. Les serveurs parlent grec entre eux, de la musique méditerranéenne envahit
cette petite salle, et nous n’avons pas le courage de dire à ces jeunes hommes, dans leur exil
285
du bout du monde, que dans deux jours nous aurons rejoint la « Mare Nostrum ». Mais
seraient-ils heureux d’un tel « retour » ?
Nous allons encore nous promener dans les rues de Glenelg, où, malgré la petite pluie et le
froid, de nombreux artistes exercent leurs talents. Nous sommes admiratifs devant un pianiste,
en plein air, sous une bâche, qui égraine du Mozart… . Le vin blanc allemand, la nostalgie et
le mouton grecs, ce jeune mélomane qui
nous ramène aux sommets du XVIII° siècle
européen : c’est aussi l’Australie tout cela,
qui nous confirme que la richesse culturelle
vient toujours d’ailleurs et des autres.
Il fait de plus en plus froid, vers 19h 30
nous sommes de retour au motel. La
cérémonie des valises commence, elle va
durer trois heures ! Nous avons tellement de
choses lourdes – livres, prospectus, pierres,
sable… . – qu’il nous faut choisir et
éliminer, la mort dans l’âme. Nous
laisserons ainsi deux grands cartons pleins,
que la peur de l’excédent de bagage nous
fera abandonner bien en vue dans notre
chambre.
Quelle mauvaise dernière nuit australienne ! Comme il fait très froid dehors nous n’avons
pas osé arrêter l’appareil de climatisation, qui nous envoie un air à peine tiède. Nous allons
donc nous réveiller très souvent, au rythme des humeurs de cet appareil bruyant. Chaque fois
nous pensons que c’est notre dernière nuit en Australie, ce qui fragilise un peu plus la période
de sommeil qui suit. Que tout est passé vite ! C’est incroyable ! Nous avons en même temps
conscience de la moisson de couleurs, d’images, de sons et d’impressions diverses, que nous
avons faite. Elle est énorme, et va mettre beaucoup de temps à se décanter. C’était hier le
départ de Nice dans l’affolement oublié de la grève de British Airways, et pourtant tant de
choses se sont passées depuis..
Le petit matin est triste dans nos
esprits et froid pour le thermomètre,
mais le beau temps semble revenu. Le
propriétaire du motel nous parle de la
chaleur de l’été, des cohortes de
touristes, allemands surtout. Vers 9h
nous quittons cet endroit avec nos
nombreux bagages, prêts à l’envol, c’est
le premier de ces instants qui
s’immortalisent : Florent debout à côté
de nos valises. D’autres suivent comme
ce retour sur le petit port de Glenelg, sur
le parking du coucher du soleil. Comme
pour la plage de Sydney, il y a deux ans,
nous allons encore marcher sur du sable,
puis flâner le long de la jetée. Une école enfantine est là pour essayer de voir des baleines
signalées ce matin. Ce sont pour tous ces gens des matins ordinaires : voir, avant le travail,
quelques baleines des mers du Sud. Les minutes filent deux fois plus vite, et nous sommes là,
à deux doigts de partir rejoindre notre été. Cet adieu nous fait tellement penser au 24 août 95,
286
presque deux ans jour pour jour en arrière, lorsque tous les trois avec Frédéric nous avions fait
notre pèlerinage final sur la plage de Bondi à Sydney, par un temps identique, qui sentait déjà
la douceur du printemps.
Ce sont nos dernières photos sur le sable blanc. Nous immortalisons aussi notre Ford
Falcon, grâce à sa solidité et à sa fiabilité aurions-nous fait tant de choses ? Ce sont ensuite
les derniers kilomètres en terre australienne vers Glenelg North, route de l’aéroport que l’on
emprunte à faible allure, un peu pour rester ici encore un peu, voie royale sous le soleil, au
fond de laquelle se détache la ville d’Adélaïde, adossée à une longue barre montagneuse.
Adélaïde, cette ville qui nous semble maintenant si familière ! Tout à coup surgissent deux
gros 747 de Malaysia et de Quantas. L’aéroport international est là, nous l’avons contourné
complètement. Au terminal international nous laissons dans un premier temps la voiture sur le
parking, et nous faisons la queue presque cinquante minutes au guichet d’enregistrement.
L’employé est très sympathique, puisqu’il oublie de nous faire payer les quatorze kilos de
supplément de bagage, ce qui nous permet d’économiser au moins une centaine de dollars.
Nous enregistrons aussi tout jusqu’à Nice, cela nous laissera toujours rêveurs. Nous ne serons
jamais des voyageurs blasés ! On nous remet aussi nos cartes d’embarquement pour
Singapour, celles pour Londres également. Nous n’aurons donc que celles de Nice à prendre à
Londres. Voilà ce que l’on peut appeler un voyage organisé, où on nous épargne un minimum
de soucis.
La formalité suivante est le
retour de la voiture à ses légitimes
propriétaires. Pour cela il nous faut
aller au Terminal domestique, où
se trouve Hertz. Nous négocions
pour nous faire rembourser la
dépense de l’antenne, mais en
vain,
celle-ci
n’étant
pas
considérée comme une partie où
une usure peut apparaître. Pour le
reste tout marche bien, même si
l’employé est un peu surpris des
13.824 kilomètres effectués en
quarante jours ! En ajoutant à ce total les quatre jours passés en Tasmanie, nous aurons fait
exactement 15.035 kilomètres. Heureusement que le kilométrage était illimité ! Une fois tous
ces préliminaires terminés, nous voici donc pour presque deux jours les mains vides – presque
vides car nos bagages de cabine sont très lourds entre les livres et les pierres – dans cette
situation un peu déstabilisante, mais assez agréable, qui consiste à se laisser transporter par
d’autres. Nous comprenons en ces instants les difficultés et les pertes de temps de ceux qui
sont en permanence dans cette dépendance, où qui n’ont jamais pu, ou voulu, se rendre
autonomes. Nous allons manger rapidement quelque chose, et à 12h 45 nous passons la police
et la sécurité pour aller attendre dans la zone de départ, où Christiane va encore acheter un
énorme koala pour Valentin.
Un peu moins d’une heure plus tard l’avion décolle d’Adélaïde. C’est un 767, qui est loin
d’être plein, surtout dans les travées centrales. Nous pouvons ainsi nous caser près de deux
hublots, pour ce qui sera l’un des plus beaux vols de notre vie, avec celui de l’inoubliable
survol du Groenland et du nord du Canada en 1974, il y a un quart de siècle, dans un vieux
707 d’une compagnie canadienne disparue depuis. Tout va être superbe dans ce vol AdélaïdeSingapour, particulièrement la première partie, qui correspond à la traversée en diagonale de
toute l’Australie, en direction du nord-ouest, et de jour cette fois-ci. Pendant plus de trois
287
heures et demi nous allons avoir la plus étonnante leçon de géographie de notre vie, dans une
atmosphère d’une grande limpidité, pas un nuage ne venant s’interposer entre la terre et nous.
L’itinéraire suivi est très simple et les espaces humanisés disparaissent vite de notre vue à
peine dépassé le Golfe Spencer : peu après le décollage c’est la terre rouge de la péninsule
d’Eyre, que nous avons traversée au début de notre voyage, puis, très rapidement aussi, la
solitude du Grand Désert Victoria, puis celle du désert de Gibson, suivi enfin par celle du
Great Sandy Desert. C’est émouvant de solitude : nous ne verrons jamais d’installations
humaines, sauf Derby au fond du King Sound au moment de quitter définitivement l’espace
aérien australien. De temps en temps apparaissent quelques rares pistes, très droites le plus
souvent, comme nous avons en même temps la carte sous les yeux nous pouvons reconnaître
le tracé de certaines d’entre elles. A un moment, dans le cœ ur du désert de Gibson, une nuée
de poussière révèle le passage d’une voiture, sur une piste rectiligne se dirigeant vers le nord :
c’est sans doute la Gary ou la Gunbarrel track, ouvertes seulement aux 4x4. Tout autour de ce
minuscule point, à des centaines de kilomètres, ce ne sont que d’immenses étendues
désertiques. Nous pensons à ces gens seuls, si seuls, et nos fantasmes renaissent avec les
souvenirs de la solitude islandaise et l’envie folle de revenir ici des mois, de circuler seuls,
librement, sous ce ciel où passent les avions.
Vu de notre observatoire
tout est remarquable : ce sont
surtout les formes de relief
magnifiquement
dessinées,
longs synclinaux perchés aux
rebords érodés, suite de
versants isolés taillés en
chevrons, longues lignes qui
évoquent des failles avec des
vallées bien dessinées. Ce sont
aussi
celles
issues
de
l’écoulement anarchique de
l’eau, parfois longs chevelus
irradiant dans toutes les
directions, trouées superbes de
rivières à sec à travers des montagnes. Nous avons un grand moment d’émotion lorsque nous
arrivons au-dessus de ce qui doit être la région d’Hermannsburg, où nous étions il y a huit
jours, et où l’avion prend franchement une trajectoire nord-ouest, suivant à peu près, en se
décalant vers l’ouest, le tracé de la piste de Tanami. Comment est-il possible que la terre soit
aussi vide ? Les couleurs rouges qui dominent largement nous montrent la prééminence de
l’élément minéral sur le végétal. Pour ce dernier seule notre imagination peut pallier la
distance, elle apparaît avec des tâches plus sombres, mais dans certaines portions elle est
totalement absente, particulièrement dans le survol du désert de Gibson et du Grand Désert de
Sable. C’est cette partie surtout que nous attendons tous. Une fois franchis les derniers
alignements des Petermann Ranges et la piste de Docker Creek, nous commençons par
survoler une série de lacs entourés de sel à la limite est du désert de Gibson. C’est ensuite que
l’impression de solitude devient totale : jusqu’au bush dense de la région de Fitzroy Crossing
nous allons traverser de vastes plaines et plateaux, qui pourraient tout aussi bien être martiens,
territoire rouge où nous nous contentons de deviner les alignements de dunes. Pendant
presque une heure, soit peut-être huit cents kilomètres, rien ne manifeste la présence de
l’homme. Il y a quarante cinq jours nous avions observé ce paysage vide à la pâle lumière de
la lune, aujourd’hui sa tonalité rouge foncé renforce, sous celle du soleil, son caractère austère
288
et inhumain. Seule note d’originalité : la longue et étroite trace du lac de sel Percival et de
ceux qui le prolongent sur plus de trois cents kilomètres.
Brusquement le désert de pierres et de sables rouges butte sur une ligne assez nette orientée
est-ouest, qui précède de quelques dizaines de kilomètres la longue traînée de la Great
Northern Highway. Nous voici de retour dans des régions connues, et en une dizaine de
minutes nous allons vivre des moments très intenses. Le survol du littoral du nord-ouest est
extraordinaire : nous voyons nettement le bush prendre progressivement de l’ampleur, jusqu’à
recouvrir la totalité du paysage par une masse vert sombre, puis nous survolons Derby, perdu
dans les méandres de la côte du King Sound, enfin l’avion passe sur les centaines d’îles vertes
de l’archipel des Boucaniers, qui reposent sur un océan bleu foncé. Quitter l’Australie par ce
spectacle ne peut qu’entraîner une folle envie de revenir, de profiter encore, tant que cela est
possible, de ce superbe pays. Au moment où nous passons au-dessus de Derby l’avion fonce à
848 km/h, il est à 10.670 mètres d’altitude et nous sommes à 2.328 kilomètres d’Adélaïde
après 3h 20 de vol. Ces précisions parfaitement inutiles et ponctuelles données, j’ajoute que
pendant cette première partie du vol, on nous a servi apéritif et repas avec vin à volonté.
Derrière nous un Australien d’une trentaine d’année va passer son temps à boire : whisky, vin
rouge et surtout bières qu’il se fait apporter sans arrêt. Jamais nous n’avons vu un homme
boire autant d’alcool. Il finira le voyage ivre-mort, incapable de s’attacher pour l’atterrissage,
ronflant encore à sa place un quart d’heure après celui-ci.
Après l’intense moment d’émotion de la traversée de l’Australie, nous nous séparons les
trois, et profitant d’autres sièges libres, nous tentons de dormir un peu ou de regarder
distraitement les films projetés. De temps en temps nous jetons un coup d’œ il à l’extérieur, et
nous constatons que les nuages sont de plus en plus nombreux au fur et à mesure que l’on se
rapproche de l’Equateur. A un moment, à travers une belle déchirure de nuages, nous passons
au-dessus de Denpassar, la capitale de Bali, que l’on voit parfaitement. La ville est
immédiatement suivie d’un grand et magnifique volcan. Après un assez long passage sur la
mer de Java, nous survolons un moment les côtes basses et marécageuses de l’ouest de
Bornéo, et nous nous posons à Singapour, après avoir eu droit à un second repas. Nous
retrouvons un ciel bas et très couvert et le bel aéroport de Changui, où nous avons plusieurs
heures à passer. Comme il est ici une heure et demi de moins, nous nous perdons un peu dans
les heures et dans les horaires.
C’est donc un peu fatigués par notre première partie de voyage, encore éblouis par le
merveilleux spectacle de la géographie australienne, que nous entamons la seconde. Nous
avons volé environ sept heures d’Adélaïde à Singapour, avons attendu quatre heures parmi les
orchidées et les fauteuils luxueux de Changui, mais le trajet le plus long reste à faire. Nous
avons le grand plaisir de retrouver le 747 que nous avions pris au retour il y a deux ans, celui
qui est peint de motifs aborigènes et que nous appelons entre nous le didjeridoo. Combien de
fois depuis a-t-il fait ce long voyage, qui est la ligne number one d’Australie ? Très chargé
l’avion quitte Singapour à 23h locales, pour nous il est minuit trente, et on nous annonce un
trajet de treize heures. Nous avons décollé dans la nuit noire, au moment où un autre avion de
la Quantas partait pour Francfort, et où d’autres étaient programmés pour les villes du sud de
l’Australie.
Nous avons tout de suite été pris en main : apéritif, boissons, repas très agréable, même si
tout cela était un peu tardif pour nous. Avant cela nous avons eu l’impression que l’avion
mettait beaucoup de temps à trouver son altitude de croisière, compte tenu de son lourd
chargement. Quant à Florent il n’a pas eu le courage d’attendre le repas, il s’est endormi tout
de suite, et nous l’avons suivi de près, ayant à peine goûté à nos « pastas ». Nous manquons
cruellement de place dans cette catégorie touriste, elles ne sont pas encore les classes
populaires des navires d’autrefois, mais elles tendent à le devenir et nous sommes vraiment
coincés les uns contre les autres. Mais le sommeil n’est que superficiel, dans notre tête ce sont
289
encore les magnifiques images de l’après-midi, le rouge, le bleu, la solitude, alors que
maintenant nous allons lutter avec la nuit, étrange combat de la vitesse pour la quête de la
lumière, très longue nuit sans rêves, où seule l’imagination parvient à percer le noir qui
s’étend à perte de vue en-dessous de nous.
Notre itinéraire est très curieux : après avoir survolé le Golfe de Siam et la presqu’île de
Malacca, puis la plaine de l’Indus et celle du Gange jusqu’au Pakistan, l’avion évite
brusquement l’Afghanistan en se dirigeant vers le nord, survole la mer d’Aral, et passe au
nord de la mer Caspienne. Nous voyons apparaître sur l’écran des noms superbes : Alma Ata,
Samarcande, Boukhara, Tachkent, mais ce ne sont que des noms, que rien ne vient
matérialiser. La nuit semble éternelle. Depuis combien de temps survolons nous la Russie ? Il
est en tous cas 9h 40, heure d’Australie, lorsque nous survolons Volgograd. Une vague lueur
lunaire semble éclairer ce qui doit être un grand fleuve, et nous avons encore quatre heures de
vol. C’est le moment choisi pour nous servir le breakfast, omelette un peu baveuse avec sa
tomate à peine cuite. Une espèce d’aube très fine n’en finit pas sur l’horizon. Dessous c’est le
noir et la taïga mêlés. A 11h 30 nous survolons la Lithuanie et la région de Riga, en devinant à
peine de longs littoraux rectilignes, perdus dans le gris d’un jour qui refuse de se lever. Nous
avons encore plus de deux heures de vol. De temps en temps quelques lumières plus denses
apparaissent au-dessus de la Scanie suédoise et du Danemark.
A 13h 45 – heure d’Adélaïde, ce
qui n’a vraiment plus de sens –
nous nous posons à LondresHeathrow. C’est le petit matin ici –
il est 5 heures – mais l’aéroport est
déjà bien actif. Ce sont pour nous
les heures difficiles d’une attente où
l’on essaie de récupérer, d’un avion
qui loupe son créneau de décollage
pour une raison de passager
manquant, et quitte Londres avec
deux heures de retard, après avoir
attendu une heure sur l’herbe d’un
parking. Nous sommes épuisés.
Petit repas à bord, beau spectacle à
l’arrivée, atterrissage brutal. Nous sommes de retour chez nous. Il est 13h 30, il y a trente six
heures nous enregistrions nos bagages à Adélaïde. Quelle grande joie : tout le monde est là,
Frédéric avec notre camion, Sophie avec Valentin et Denise. A Villeneuve-Loubet nous
retrouvons Michel et Sophie de Fred. Impossible de s’arracher l’après-midi, la soirée et la nuit
à ces retrouvailles familiales. Tant pis pour la fatigue et tant mieux pour le moral ! Nous
pouvons bien rajouter une cinquantième étoile à notre drapeau quotidien !
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