FORME BREVE AU CINEMA PAR Patrick Louguet

Transcription

FORME BREVE AU CINEMA PAR Patrick Louguet
Article mis en ligne dans le dossier « Tranfilmicités, échanges et citations » du site en ligne https://patrick.louguet.perso.sfr.fr
Modification et inquiétude sensible de la forme brève :
esquisse d’une typologie cinématographique
Patrick Louguet
Ainsi va le cinéma : du naufrage
dans un piège de cristal à l’image
dans l’image que trouble un vent
salvateur.
Jean-Louis Leutrat1
Formes de temps
Pour Gilles Deleuze et Jean-Louis Schefer, c’est par le temps et non par le
mouvement que le cinéma se distingue le plus fortement de la peinture et de la
photographie. Bien que le mouvement soit aussi caractéristique essentielle de la
matière de l’image filmique au point qu’Henri Chomette la caractérise de
« substance mouvante »2, les arts d’images immobiles sont cependant capables,
en leurs manières propres, d’exprimer des déplacements. Cette capacité
expressive à vaincre la fixité caractérise l’art pictural plus puissamment, sans
doute, que la photographie quand celle-ci n’a à sa disposition que la prise de vue
“en filé” ou en pause longue d’ouverture du diaphragme :
Je pensais tout à l’heure que l’événement propre au cinéma
(l’invention d’images nouvelles) avait été l’introduction du
temps dans les images, non l’inverse, et que dans ce temps
entrait aussi la parole susceptible de constituer une partie de
l’image. La photographie n’a, quant à elle, jamais pu
introduire une telle évolution : elle présente, travaille des
images un peu plus fermées que celle de la peinture3.
1
Jean-Louis Leutrat, Un autre visible, le fantastique du cinéma, Le Havre, de l’incidence éditeur, novembre 2009, p. 46.
Henri Chomette, « Le poème d’image et le film parlé », La Revue du Cinéma, n° 13, 1930, p. 29.
3
Jean-Louis Schefer, Du monde et du mouvement des images, Paris, éd. des Cahiers du cinéma, « essais », 1997, p. 47.
2
1
Dans cette perspective, l’enquête portant sur les critères de définition de
formes brèves propres au septième art, et sur les problématiques afférentes, peut
sembler paradoxale. En effet, les temporalités filmiques mises en œuvre sont
celles de relatives longues durées. Les ruptures relatives qu’instaurent des
bifurcations de l’ordre de flash-back ou de projections anticipatrices (flashfoward), loin de dissiper l’impression ressentie d’une durée neuve, inventive,
contribuent très souvent à l’entretenir, voire à la faire naître. Le cinéma est le
lieu d’inventions de durées – Gilles Deleuze : de blocs de mouvements-durée –
qui permettent au spectateur de rompre avec la monotonie des tâches répétitives
et la précipitation de suites d’actions dans sa vie de tous les jours (entertainment
ou distraction à considérer alors en bonne part, en héritant des conceptions
hollywoodiennes et pascaliennes, tout en rompant avec chacune d’elle à chaque
fois que l’autre qui lui fait face a sa part de pertinence ). On voit mal alors, et a
priori, comment considérer le cinéma comme lieu d’invention de formes brèves.
A priori : pour les trouver, on est plutôt spontanément enclin à examiner la
branche dérivée de l’art du cinéma, celle de l’art vidéo qui, dès sa fondation –
avec en particulier le courant fluxus – explore différentes formes de temporalité,
dont des formes brèves.
Considérer la circulation fluide – cursus – des mots dans les paroles
prosaïques, qu’elles soient poétiques ou philosophiques, nous donne accès à une
perception spatiale des signes graphiques lorsque la feuille de papier recueille
les traces de ces paroles. C’est un lieu commun de dire qu’il y a alors des
vitesses de lecture variables selon les lecteurs, y compris des temps d’arrêts qui
ne dépendent que de leur seule subjectivité, tandis que les spectateurs face à un
écran sont subordonnés à des temporalités objectives, celles portées par l’œuvre
elle-même.
Le film (…) ne travaille pas seulement une durée, ne se
contente pas de la suggérer : il nous l’impose. Le temps de
la projection ne supporte pas les pauses que la lecture ou la
visite nous autorisent.4
Si le lecteur peut s’abandonner à divers “caprices et rêveries”, faire des
pauses, quitter sa lecture pour la reprendre le lendemain, etc. l’objectivité de
l’écrit réside toutefois dans l’énoncé lui-même, entre un début et une fin de
4
Philippe Ragel, « Le temps de naître et le temps de mourir », in Ouvrir/Fermer (Dir. Philippe Ragel), Hors-série de la revue
murmure, 2007, p. 10. Cet auteur enracine cette considération dans l’ouvrage de Bernard Stiegler, La Technique et le temps,
vol. 3 : « Le temps du cinéma et la question du mal-être », Paris, Galilée, 2001.
2
phrase. La forme brève est alors celle d’une pensée capable de se dire ou de
s’affirmer en peu de mots.
En philosophie, on connaît les maximes pratiques kantiennes et les
aphorismes méditatifs nietzschéens comme formes brèves. La plupart
concernent la praxis. Les premières offrent de façon très condensée des règles
de conduite dans le champ de la moralité quand beaucoup, parmi les seconds, les
mettent à l’épreuve, soupçonnant la connivence trop forte de certaines sentences
avec des préceptes religieux attristants pour attiser mauvaise conscience et
ressentiment. En littérature et en poésie les miniatures abondent, ainsi que les
métaphores picturales pour les caractériser : blasons, cartouches, vignettes et
autres médaillons. Qu’il nous suffise ici de faire état de l’haïku japonais, cette
forme poétique dont la puissance évocatrice réside dans sa brièveté, resserrée en
un tercet composé en français de vers de 5, 7 et 5 syllabes. Cette forme fait
souvent partie d’œuvres hybrides de plasticiens contemporains qui associent à
leurs figures ou explorations picturales quelques mots, en une posture qui n’est
pas sans rappeler celle de Magritte quand il peint « ceci n’est pas une pipe »5.
Ces caractérisations générales ne dispensent pas, évidemment, de considérer les
contenus, d’accueillir les singularités, surtout lorsqu’il s’agit de questionner
diverses formes brèves dans les arts du cinéma et de la vidéo, car seul un
parcours d’œuvres peut offrir les variations conceptuelles (ou variations idéelles,
mieux dites pour être fidèles à la ligne de partage établie par Gilles Deleuze
entre Cinéma et Philosophie) d’où peuvent émerger les critères de distinction.
Temporalité minimaliste au travail et complétude.
Parmi les critères essentiels des images cinématographiques il y a la
projection sur grand écran. Dominique Noguez et Dominique Païni y insistent :
la dimension de l’écran est constitutive, solidaire de la projection des images, de
la modernité artistique du cinéma6. À cet égard, l’installation de Marcel
Broodthaers MB, une seconde d’éternité, présentée en 2007-2008 au Tri postal
de Lille, est remarquable en ce qu’elle exhibe l’écran et le projecteur de cinéma
“au travail”7. En une seconde le spectateur voit les deux initiales du nom de
5
Cette huile sur toile de 1929 a pour titre célèbre « La trahison des images » (Los Angeles County Museum of Art). Michel
Foucault ne peut s’empêcher de penser que la pipe de Magritte est une machine à engendrement des lettres peintes : « Ceci
n’est pas une pipe » Voir son texte sur cette toile célèbre de Magritte in Les plus beaux textes de l’histoire de l’art (choisis,
réunis et commentés par Pierre Sterckx) , Paris, Beaux-arts édition, 2009.
6
Dominique Noguez, Ce que le cinéma donne à désirer, Bruxelles, éd. Yellow Now, 1999 et Dominique Païni, Le cinéma, un
art moderne, Paris, éd. Cahiers du cinéma, « livres », 1997.
7
MB, une seconde d’éternité, œuvre que Marcel Broodthaers réalise en 1970 et à laquelle il donne le sous-titre : d’après une
idée de Charles Baudelaire. Les composants de l’installation, photographiés et accompagnés de textes analytiques, figurent
3
l’artiste se dessiner sur l’écran dans une écriture bâton, selon le procédé
d’animation image par image. Mais l’installation exhibe aussi la circulation en
boucle du ruban pelliculaire, laquelle dure tant que le projecteur est en marche et
le spectateur peut assister autant de fois qu’il le souhaite à ce graphisme animé
pendant une seconde. Répétition ad infinitum, simulacre d’éternité que cette
réitération qui donne son nom à l’œuvre. Ecran lumineux et projecteur – dont le
bruit ronronnant du moteur – sont composants tout aussi nécessaires que
constitutifs de l’image-mouvement, exaltés par une installation qui n’a rien à
cacher. On a affaire ici à un parangon de forme brève car au plus près de l’acte
de naissance du cinéma : « 24 images par seconde ». Un parangon et non le
parangon : si modèle de forme brève il constitue, il ne saurait évidemment pas
être le seul. Cette installation muséale MB exhibe aussi un autre principe, non
pas de brièveté contrecarrée par ce qui la néantise, mais plutôt de brièveté
entretenue par et dans la syncope de la mise en boucle répétitive. Car cette
temporalité minimaliste d’une durée proche de la seconde s’établit aussi malgré
ce bouclage, une fois passé le très bref moment de l’écran vide, mais lumineux
qui scande la répétition. L’installation MB, une seconde d’éternité, offre bien
une forme brève de l’ordre d’une véritable miniature cinématographique.
Miniature comme petite totalité : cette forme brève MB … qui se répète en
boucle est irréductible, cependant, à celle que le courant du cinéma expérimental
des années soixante désigne, outre-Atlantique, sous le nom de flicker effect,
clignotement accéléré où, paradoxalement, la brièveté se dissout en atteignant la
limite de l’instantanéité minimaliste, conduite au paroxysme d’un phénomène
visuel de scintillation proche d’un phénomène stroboscopique8. S’il est difficile
d’assigner une limite temporelle supérieure à la forme brève, on voit donc,
cependant, qu’il y a sens à définir une limite inférieure, celle de son degré zéro
dans le catalogue éponyme de l’exposition Le passage du temps (commissariat Caroline Bourgeois et François Pinault
Fondation, du 16.10.2007 au 01.01.2008), Lille, Skira, 2007, p. 46-49, 169.
8
Depuis le livre-manifeste de Stan Brakhage, Metaphors on Vision (1964) il y a ce courant qui « prône le cinéma comme
système quasi-physiologique ». L’expression est de Louis-José Lestocart qui, dans son article « L’art du clignotement »
établit des œuvres très contemporaines dans cette lignée (artpress 2, n° 21 Cinémas contemporains, mai-juin-juillet 2011 p.
15-17). J’ai toujours pensé pour ma part (victime de la doxa hollywoodienne dénoncée par Brakhage ?) qu’il y avait là une
tendance nihiliste poussée à l’extrême qui visait, sous couvert d’art cinématographique, à s’emparer des rétines, des cerveaux
et des consciences, tendance d’un pouvoir arraisonnant qui n’est pas sans rapport avec la pratique des électrochocs prônée par
des psychiatres américains, même si les formes d’intrusion paraissent plus douces et librement consenties, de l’ordre d’une
« servitude volontaire » pour les aficionados du flicker effect (a contrario, dans le film de Stanley Kubrick Orange
mécanique (A Clockwork Orange - 1971) on se souvient que c’est corps attaché et forceps aux yeux qu’Alex, en rééducation,
est contraint de subir les images mobiles! Sous l’effet d’excitations lumineuses constantes, ses yeux écarquillés sont alors
bien vite injectés de sang ! Il y a aussi un peu de ça dans tous les films « psychédéliques » qui essaient de transcrire sur
l’écran, en abolissant toute distance, les perturbations sensorielles provoquées par la prise de cocaïne. Plus intéressantes sont
les œuvres artistiques de créateurs qui, ayant fait l’expérience de la drogue, créent loin d’elle tout en héritant de certains
souvenirs, un peu à la manière des surréalistes lorsqu’ils tentent après-coup (et non immédiatement, ce qu’ils font aussi) de
transcrire le contenu de leurs rêves proches.
4
ou de sa disparition, ainsi que nous venons de l’établir. En cela la réalisation
MB… de Marcel Broodthaers est précieuse qui questionne la condition même
qui donne sens cinématographique au défilement des images.
Un autre cas de forme brève, de toute autre espèce, se trouve dans le
western Randy Rides Alone de 1934 d’Harry Fraser (avec John Wayne !). Il
s’agit de ce fameux moment où le cheval séparé brutalement de son cavalier,
victime d’un coup d’feu, effectue une cabriole très spectaculaire. Cette cabriole
est vraiment porteuse d’idée, significative tout à la fois de la brièveté d'une
forme mouvementée, mais aussi de sa complétude, ou de sa capacité parfois à
s'enrouler sur elle même et à se clore. J’y vois, pour ma part, une allégorie de
forme brève cinématographique, permettant de penser un premier type en
quelque sorte. C’est ce type ou, si l’on préfère, cette catégorie, que l’on peut
penser à partir des propos tenus par Jacques Rancière sur le film Mouchette de
Robert Bresson. Le philosophe, dans les pas de Schlegel et de Deleuze, comme
il le dit, confronte les ressources respectives des arts littéraires et
cinématographiques (Bernanos/Bresson). Sa conceptualisation répond alors à la
double fascination de la boule et de la boucle :
Cette image de Mouchette roulée en boule peut nous évoquer la
théorie schlégélienne du fragment roulé en boule sur lui-même comme
un petit hérisson ou la conceptualisation deleuzienne de l’imagetemps : un présent qui se met en boucle avec sa propre infinitisation ;
une coupure et un ré-enchaînement à partir du vide, un raccord sous
forme de non-raccord9.
Certes, ce que Jacques Rancière énonce là, c’est pour caractériser une image
présente dans le texte de Bernanos : « Elle s’est roulée en boule dans une touffe
de genêts où elle ne tient guère plus de place qu’un lièvre10 ». Est probablement
à l’œuvre, ici, l’expression de ce que le philosophe appelle le
« cinématographisme littéraire11 (…) particulièrement sensible dans la Nouvelle
histoire de Mouchette12 ». Mais de fait, si cette image cinématographique est
absente du film de Bresson, on n’aurait pas de difficulté à la trouver ailleurs.
En revanche, Rancière met en évidence que dans le film de Bresson, avant que
le motif du cercle ne reprenne ses droits, Mouchette suit une « la ligne de fuite »
9
Jacques Rancière, « Mouchette et les paradoxes de la langue des images », Les écarts du cinéma, Paris, La fabrique
éditions, 2011, p. 51.
10
Georges Bernanos, Nouvelle histoire de Mouchette, éd. Plon, coll. « Pockett », Paris, 1997, p. 65 et 67.
11
Jacques Rancière, Les écarts du cinéma, op. cit., p. 49 et 50.
12
Ibidem, p. 50.
5
qui est aussi « ligne de virtuosité », « ligne de résistance13 » qui lui est propre, à
contre-courant en quelque sorte, et qui vient contrarier la « logique de la
traque », laquelle est enveloppante pour être aussi principe de totalité. C’est dans
cette logique cynégétique qu’il y a, comme on sait, communauté de destin entre
Mouchette et le lièvre traqué par les chasseurs, lesquels vont organiser leur
ronde de mort autour du petit animal, pour disparaître ensuite « comme par
magie14 ». Le motif du cercle qui enserre et qui vient clore, se retrouve, in fine,
comme forme des ondes aquatiques qui se sont refermées sur le corps noyé de la
jeune fille, forme brève que Rancière caractérise d’ailleurs en recourant à
l’onomatopée « grand plouf »
À la fin du film il n’y a qu’une surface d’eau secouée par un
grand plouf et qui reprend aussitôt sa sérénité. La
mort/destin emblématisée au prégénérique est devenue un
jeu d’enfant – on serait tenté de dire : le jeu de l’art15.
Ce « grand plouf » ultime qui vient conclure la série des roulades (« le jeu
d’enfant ») est bien, dans le film de Bresson, l’inéluctable forme brève d’une
disparition. De ce point de vue, il y a là comme l’expression d’un fatum propre
au film qui n’est pas vraiment surprenant compte tenu de l’orientation imprimée
dès l’ouverture «à la ligne de traque » puisque le collet en fil de fer, installé par
Arsène le braconnier, inscrit d’emblée, sur la surface, la figure du cercle de
mort.
En revanche, dans One Week (La Maison démontable) de Buster Keaton,
et dans la comédie musicale de Melvyn Leroy et Busby Berkeley, Gold Diggers
(Chercheuses d’or – 1933), une forme brève s’édifie lorsqu’un événement
perturbateur intervient par surprise dans un agencement, l’altère jusqu’à
modifier la perception qu’on en a, et la pensée qu’on éprouvait jusque là.
Dans One Week, c’est le moment où la caméra tente de capter la jeune
femme de Buster, nue dans sa baignoire. Celle-ci avance la main pour faire
obstacle à tout regard indiscret. Elle y réussit puisque cette main envahit toute la
surface dans une action soudaine d’une efficacité redoutable.
Quant à Gold Diggers, c’est à la fin d’une complainte sentimentale
chantée en duo que la jeune femme jette une rose en direction de la caméra :
13
Les expressions entre guillemets se trouvent dans le texte de Rancière cité, en particulier à la p. 71.
« Les chasseurs et les chiens, ayant rempli leur office, disparaissent comme par magie », Patrick Louguet, chap. 2
« Alliances : l’épilogue du Mouchette de Robert Bresson », Sensibles Proximités, les arts aux carrefours (Cinéma, Danse,
Installation, vidéo-art), Arras, Artois presses Universités, série « cinémas », nov. 2009, p. 74.
15
Jacques Rancière, Les écarts du cinéma, op. cit p. 72.
14
6
l’écran la reçoit et se brouille alors, tel un plan d’eau troublé par l’effraction
d’un objet16.
Un western, un burlesque, une comédie musicale autour de l’accueil de la
singularité du film Mouchette : par où l’on vérifie que l’invention d’une forme
brève n’est pas l’apanage d’un seul genre (vérification, une fois de plus, est-on
tenté de dire, eu égard à d’autres catégories esthétiques).
Transition
Trois postulats guident ici les choix de formes brèves :
1. Tout d’abord le refus de mettre à l’écart les installations muséales et le
domaine du vidéo art, même si l’accueil des œuvres est conduit ici à partir du
cinéma, et d’autant moins que dès la seconde moitié du XXe siècle la vidéo
émerge comme sa branche cousine.
C’est comme ferment, c'est-à-dire en tant que moyen d’expression
obligeant les autres à s’interroger, que le cinéma établit une relation
avec l’histoire tumultueuse des avant-gardes du XX e siècle.
Autrement, il semble poursuivre sa propre route à l’écart. Il comporte
bien sa frange expérimentale, avec son excroissance, le video-art, mais
ces manifestations demeurent des curiosités, parfois passionnantes
mais sur la marge.17
2. Le septième art, dès l’origine, explore des formes brèves.
3. Les artistes “appropriationnistes” qui poursuivent aujourd’hui
l’exploration des formes cinématographiques – les transformant en formes
brèves ou les récupérant – peuvent contribuer à les entretenir ou à les vivifier à
leur façon, ne serait-ce qu’en stimulant le désir des “retours aux sources”.
Dégradés en pilleurs, ils peuvent aussi contribuer à leur mise à mort, triturant
des pans entiers de l’œuvre qu’ils citent jusqu’à la détruire18.
16
Les trois morceaux choisis, formes brèves, ont pour durée 15 secondes dans le western de Fraser, 19 secondes dans le
burlesque de Buster Keaton et 37 secondes dans la comédie musicale de Melvyn Leroy et Busby Berkeley.
17
Jean-Louis Leutrat, Un autre visible, le fantastique au cinéma, op. cit. p. 18.
18
C’est l’un des enjeux majeurs du chapitre « Le bonjour d’Alfred » de l’ouvrage de Jean-Paul Fargier, Ciné et TV vont en
vidéo (avis de tempête), Le Havre, De l’incidence éditeur, 2010, p. 263-277. J’y reviens un peu plus loin (voir note 49) à
propos du vidéogramme appropriationniste 24h Psycho de Douglas Gordon.
7
La forme brève est-elle éphémère ? Le détour par le couplage direct caméramoniteur
Le premier postulat est en fait un parti-pris heuristique : celui de refuser la
ligne de partage entre cinéma et vidéo même si à l’origine, ou dans la période
jeune de l’art vidéo les critiques – davantage que les praticiens théorisant –
avaient tendance à durcir l’opposition des critères de distinction. Avec un demisiècle de recul, on peut considérer qu’il y a moins différence de nature entre le
cinéma et la vidéo que différence de degrés, que celle-ci soit analogique ou
numérique, dès lors que l’œuvre est enregistrée sur un support, bande
magnétique ou dvd et projetée. Il y a donc une pétition de principe qui s’attache
au destin commun de la projection sur écran, que celui-ci soit une surface unique
ou polyptique dans l’esprit de ce qu’avait conçu Abel Gance. Nous pouvons dire
ceci désormais, compte tenu des usages projectifs dans les musées
d’aujourd’hui, quasi exclusifs, à partir d’un uniforme étalonnage numérique19.
Certes, à l’époque des installations des moniteurs vidéo qui ont vu leur apogée
dans les années 1990, le flux électronique trouvait sa source derrière le(s)
petit(s) écran(s) pour venir irradier le spectateur de sa lumière scintillante et,
dans ce cas, plus fortement accusée fut la différence de nature entre lumière
photonique et lumière électronique20.
On peut encore objecter, avec raison, qu’à l’opposé de la projection il y a
le couplage direct caméra-moniteur, simple ou multiplié dans un mur d’images
ou formant réseau, à la base de dispositifs adoptés par Vitto Acconci, Gary Hill
ou encore Bruce Nauman dans certaines de leurs installations muséales (disant
cela, je songe plus particulièrement à l’installation vidéo de Dan Graham,
Present Continuous Past(s) présentée pour la première fois en1974 et à celle «
interactive » de Bruce Nauman, Corridor de 1969). Cependant, ils ont ceci de
décisif qu’ils font l’économie de l’inscription sur un support. Ce court-circuit
caméra-moniteur permet à ces artistes de mettre à l’épreuve diverses
temporalités entre restitution immédiate et temps différé d’une captation, et de
mettre en œuvre le principe d’interactivité. La mise entre parenthèse heuristique
de ces installations a au moins – ou quand même – ce premier avantage de poser
19
« Si l’image a pris d’autres formes, utilisé d’autres supports pour devenir véritablement ce que l’on appelle, de manière
métaphorique, un flux numérique dans les dernières années, l’idée de flux ne saurait être liée à cette seule donnée d’ordre
technologique. Le film sur pellicule aboutissait à un flux-faisceau-projection et, paradoxalement, l’image-flux numérique
revient très souvent à ce même mode de diffusion. Le vidéoprojecteur mime le projecteur de l’image analogique, pour revenir
à ces grands courants de lumière qui traversent les obscurités sous-marines des salles », Didier Coureau, Flux
cinématographiques, cinématographie des flux, Paris, L’Harmattan, « esthétiques ars », 2010, p. 14.
20
Voir le n° 22 des Cahiers Circav, Cinéma(s) et Nouvelle(s) Technologie(s), (Dir. P. Louguet et Fabien Maheu), Paris,
L’Harmattan, nov. 2011.
8
les formes brèves comme formes éphémères : dans l’événement insaisissable ou
non-répétable résiderait leur brièveté. Eu égard à l’esprit de ces installations, il
faut quand même souligner le caractère paradoxal de toute trace photographique
ou vidéographique des événements artistiques qu’elles constituent. C’est alors la
tentation de redonner à une archive la dignité d’une œuvre mais où l’installation
première, du même coup coup, est dénaturée, tant en ce qui concerne l’absence
de support que l’interactivité.
La forme brève de Prénom Carmen comme suture d’impuretés
Du point de vue d’une forte connivence, et même d’un étroit lien de
parenté, affirmés dès la modernité des années soixante, entre vidéo et cinéma, on
ne peut évidemment pas faire l’économie de l’œuvre de Jean-Luc Godard :
De tous les cinéastes, Godard est certainement celui que
l’on associe le plus aisément à ce qu’on appelle l’art
contemporain. La revue Art Press lui a consacré un numéro
spécial et plusieurs artistes dans les années 1970 ont
reconnu leur connivence avec sa pratique (…) La relation de
Godard avec l’art vidéo a réactualisé la participation du
cinéaste à l’art contemporain.21
Deux formes brèves sont donc considérées ici : Il y a d’abord cette forme
brève installée par Jean-Luc Godard dans Prénom Carmen. Dans cet opus de
1983 on est sensible à cette action surprenante de l’acteur, Jacques Bonnafé, en
train de caresser de la main l’écran neigeux d’un téléviseur de sa chambre
d’hôtel, écran neigeux parce que hors sélection d’un canal. Le geste
mouvementé apparaît alors à contre-jour, et d’abord plein cadre, dans une quasicoïncidence entre les bords du moniteur et ceux de l’écran. On a dès lors
l’impression que ce geste appartient davantage au cadre du téléviseur, qu’il
s’inscrit comme composante organique de l’image vidéo filmée. Sans opération
de montage autre que l’articulation de deux plans en coupe franche, avec pour le
premier agencement les seules ressources du tournage cinématographique –
mais avec ce poste de télévision – Godard nous offre une forme brève de
questionnement de deux arts aux carrefours. Il s’agit ici d’une forme brève
d’hybridation, forme brève bien accordée à l’impureté constitutive de l’art du
cinéma. Cette forme brève d’impureté locale, de brève rencontre entre deux arts,
21
Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat, Godard simple comme bonjour, Paris, L’Harmattan, coll. « Esthétiques »,
2004, p. 16.
9
et qui intègre le geste de cette main de Bonnafé cadré en gros plan – circulant
sur l’écran qui diffuse sa lumière électronique – a donc le mérite de questionner
les rapports croisés entre histoire du cinéma et histoire de la vidéo. Cette forme
brève réalisée par Jean-Luc Godard se confond donc avec ce moment
exceptionnel, non réitéré dans le film, d’une suture entre art vidéo et art du
cinéma. C’est que la surprise de l’effraction soudaine du tube cathodique en très
gros plan, quasiment plein cadre, est parvenue à inquiéter notre regard comme
notre réflexion. Ceux-ci sont inquiétés, mais non angoissés, en ce sens qu’ils
sont forcés à sortir de leur quiétude. Le plan moyen suivant nous montre
Bonnafé enveloppant littéralement le téléviseur tout en continuant à en caresser
l’écran légèrement bombé comme s’il s’agissait de la peau d’une femme,
conférant à la scène sa troublante sensualité22. À ce bref climat participe
évidemment la composante sonore, celle d’une chanson langoureuse dont le
rythme lent est épousé par les va-et-vient de la main : aucun souffle continu
d’un vieux téléviseur allumé, vide de tout programme, et qui aurait pu être
l’écho des ronflements des projecteurs 16 mm que Nam June Paik, Marcel
Broodthaers, et d’autres, donnent à entendre dans les musées. Godard, en cette
forme brève, fait place à la mélodie pure, composition sonore indemne de tout
bruitage “réaliste” (dont la source serait dans l’image), dès lors que Prénom
Carmen est bien, à sa manière, une œuvre musicale. Pour les autres complexités
audio-visibles de cette œuvre, je ne peux que renvoyer aux descriptions et
analyses de Damien Truchot, Créer à son rythme, la vitesse d’exécution23, en
particulier pour ce qu’il en est de la reprise de corps à corps filmés sous des
angles différents, agencement dans lequel le sentiment de l’instant éternel24
qu’éprouve le spectateur s’enracine dans une reprise régie par la dialectique du
même (le corps à corps) et de l’autre (repris d’un autre angle).
Toutefois, du côté de l’image-mouvement, avec cette suture à l’œuvre où
c’est un écran de verre neigeux qui s’inscrit sur la toile, Godard, avec Prénom
Carmen, renoue bien avec l’esprit de Nam June Paik qui n’hésitait pas à filmer
les récepteurs de télévision lorsqu’il déplaçait, à l’aide d’aimants, leurs flux
visuels. Il le faisait à une époque où il ne disposait ni de magnétoscope, ni de
caméra à tube électronique (la fameuse “tri-tubes”). C’est bien avec l’élégance
de la brièveté, et dans une combinaison où l’histoire des arts modernes et
22
Le morceau choisi du film Prénom Carmen a une durée objective de 42 secondes.
Damien Truchot, « Créer à son rythme, la vitesse d’exécution », n° HS de la revue murmure de 2009, La vitesse de l’art, p.
143-160. Voir également, du même auteur, « Le double mouvement des vagues – Jean-Luc Godard », le mouvement des
concepts, esthétique-cinéma, revue murmure, Lille, fév. 2008, p. 151-170.
24
Voir Alain Chareyre-Méjan, chap. 21, « En quel sens nous sommes éternels ? », Essai sur la simplicité d’être, Toulouse,
Erès édition, coll. « 69 », 2010, p. 147-158.
23
10
contemporains est inséparable des mises en forme esthétiques singulières que
Godard rappelle, à sa façon, l’époque où l’art vidéo restait tributaire de la
caméra optique traditionnelle, et d’abord, donc, pour enregistrer des installations
faites par Paik ou Vostell de déstabilisations de la trame électronique. Ajoutons
que cette forme brève de Prénom Carmen entre aussi en écho avec la main
apparue à l’avant-plan, devant la lune monitorisée, dans l’œuvre “fluxus” de
Name June Paik et de Jud Yalkut, Electronic Moon. Évidemment, ce bloc, tout
aussi unique que bref, de Prénom Carmen – si ce n’était le rôle de la main qui
caresse de façon insistante, d’un geste non-furtif mais parce que se réalisant
« boîte dans boîte – préfigure la méthode “constructiviste” mouvementée, où la
dislocation des images cède la place à des recompositions “cubistes”,
combinaisons adoptées par Godard dans ses Histoir(e)s du cinéma, quoique sur
un mode accéléré et en privilégiant les fondus enchaînés25.
Histoir(e)s de cinéma : « À prendre ou à laisser ! »
Dans Histoir(e)s du cinéma, œuvre à multiples mises en mouvement
iconiques – de la photo, du dessin, de la peinture et du cinéma26 – la brièveté des
enchaînés est exaltée par leur répétition clignotante, sans jamais atteindre
toutefois, là aussi, la limite inférieure du flicker effect où plus aucune forme ne
serait franchement discernable au bénéfice de purs mouvements de la couleur et
de la lumière. Le morceau choisi concerne l’alternance rythmée du visage en
gros plan de Fritz Lang portant monocle, et du corps nu allongé de la doublure
de Brigitte Bardot, nu aux fesses glorieuses du Mépris27. Ici, c’est de clôture et
25
Je ne prétends pas que cette esthétique régisse la totalité des Histoire(s) … de Godard, en particulier pour ce que les
enchaînés permettent d’obtenir (tantôt des flux, tantôt des entrechocs, tantôt l’exaltation d’analogies formelles sur la surface,
reposant ou non sur des échelles différentes) mais elle s’y trouve aussi. Je soutiens, en revanche, qu’il y a dans Histoire(s) …
un certain héritage de l’art de Bresson, tel que le caractérise Suzanne Liandrat-Guigues (en assumant la façon dont Deleuze
définit cet art comme art de la dislocation spatiale). L’originalité de son propos, c’est d’avoir confronté le film Picpokett à
quelques œuvres picturales de Braque, peintre cubiste s’il en est ! Voir Suzanne Liandrat-Guigues, « De Braque à Bresson :
mobile de poche », in Le cinéma surpris par les arts (co-dir. Jean-Pierre Criqui et Gilles Mouëllic, Cahiers du Musée national
d’art moderne, n° 112/113, éd. du Centre Pompidou, été/automne 2010, p. 60-71.
26
Voir aussi, à cet égard, cette série de superpositions graphiques (dessins de Topor – photos de William Klein) où se
succèdent brièvement diverses métamorphoses « intensives » du visage de Polly Magoo, là où sa composante « réflexive »,
reste constante, le contour du visage assigné à la même place sur la surface, si l’on veut bien m’accorder cet usage des
concepts deleuziens : William Klein, Qui êtes-vous Polly Magoo (film de 1965) avec Dorothy Mac Gowan, véritable
starlette de la mode des années 1960, dans le rôle du mannequin fictionnel.
27
Il est bien connu désormais (la presse cinéma de type “grand public” ayant rapporté à l’envi l’anecdote) que Godard, dans
sa première version du mépris soumise à agrément, n’avait pas respecté la clause, mise dans le contrat de production
hollywoodienne, de présenter le corps nu de BB, star nationale, après le succès mondial du film de Vadim Et Dieu créa la
femme. Brigitte Bardot n’accepta que les plans où elle est allongée nue sur le ventre, dans l’axe de la caméra, relevant la tête
vers l’avant. D’où la nécessité pour Jean-Luc Godard de recourir à un modèle professionnel, sosie portante perruque, en
11
d’autosuffisance dont parle Fritz Lang, cinéaste donné à entendre par Godard
pendant la répétition clignotante, ou dans les courts-circuits des boucles rapides
de cette forme brève procédant par enchaînés. Je cite : « une réalité qui ne se
décompose pas, qui est ce qu’elle est, et qui est donc à prendre ou à laisser. »28
Bien évidemment, un tel propos est aussi contrepoint ironique à la célèbre litanie
de questions que pose Brigitte Bardot à Michel Piccoli, lui demandant de
renouveler son jugement de gout sur ses détails anatomiques, considérés “à
part”. . .
Une réalité à prendre ou à laisser selon que l’on aime ou pas le cinéma, et
en totalité (y compris ses parties prises “à part”) : Jean-luc Godard ne perd
jamais une occasion de donner à penser qu’il y a plusieurs degrés de cinéphilie,
à proportion peut-être de l’aptitude à s’ouvrir aux autres arts. Mais l’intérêt du
propos proféré par Fritz Lang c’est aussi de souligner que l’accueil disponible
des formes cinématographiques favorise les perceptions globales, celles sur
lesquelles Merleau-Ponty insiste dans sa Phénoménologie de la Perception. Le
propos met aussi l’accent sur une singularité excédante du type de celles que
Jean-Louis Leutrat caractérise lorsqu’il énonce à propos des enchaînés « qu’il
n’y a rien de plus à voir, précisément parce qu’il y a tout à voir ». Dans La
comtesse aux pieds nus de Joseph Léo Mankiewicz, il y a précisément ce
caractère indécomposable de l’invention d’une idée qui apparait dans la forme
brève de l’enchaîné d’images, au point de jonction de deux temporalités
bifurquantes. La plupart des enchaînés de Mankiewicz, en ce film, sont source
d’émergence de l’idée, la forme brève étant celle de la fusion des formes. Ainsi
pour ne prendre qu’un exemple parmi tous ceux que comportent le film,
l’enchaîné du flash-back narratif qui survient en deuxième position, celui qui
conduit Harry Dawes du cimetière de Rappalo à une salle de projection des
bouts d’essais de Maria Vargas à Cinecittà, avant qu’elle ne devienne Maria
d’Amata. Cet enchaîné nous dit quelque chose du statut de réalisateur tel que le
conçoit Mankiewicz. En effet, la forme brève de cet enchaîné qui transforme la
petite vitre de la salle de projection et son faisceau lumineux en petit miroir
réfléchissant, exprime alors l’idée selon laquelle le cinéaste est source de
lumière, celui capable de rassembler toutes les significations au moment même
où il réalise un film29.
particulier pour ces plans de léger surplomb où la nudité est captée “des pieds à la tête”. L’apport de la voix de la star
internationale de l’époque, avec sa diction un peu traînante si caractéristique, contribue à bien établir l’illusion.
28
Le passage d’ Histoir(e)s du cinéma de Jean- Luc Godard, achevé avec cette parole, dure 48 secondes.
29
Je me permets de renvoyer à mon étude monographique : La Comtesse aux pieds nus, un cinéma qui se raconte et qui se
pense. Arras, A.P.U. (Artois Presses Université), coll. « cinémas », mars 2003.
12
Il faut également faire état des fondus de fermeture au rouge, tout aussi
denses que brefs, sur la moitié de ces visages féminins d’une émouvante nudité
et qui nous regardent en gros plan. Ces fondus (plusieurs occurrences de même
type) appartiennent au film Cris et Chuchotements de Bergman sorti en 1973. Il
s’agit alors de la reprise d’une forme brève relativement autonome et qui
participe d’une poétique de la révélation dans la disparition même. À proximité
de la mort, ces moments intimes et infimes, mais de grande intensité
émotionnelle, ont pour scène le grand lit de la malade. Ils entrent en écho avec
les vues matinales, moments éphémères de présentation du paysage forestier
alentour, moments où les pâles rayons lumineux d’une aube brumeuse se frayent
un chemin à travers les arbres. Ces formes brèves transitionnelles de Cris et
chuchotements ressortissent tout à fait à ce qu’énonce Gilles Deleuze à propos
de « très beaux “regards-caméras” qui, comme dans Monika (1953) établissent
une réflexion totale et confèrent au gros plan un lointain qui lui est propre 30»
La cataracte et autres formes d’occultation et de révélation :
Entre visage sablonneux et visage cristallisé, l’araignée, telle la dentellière,
tisse sa toile…
mais aussi des composants vitreux.
Avec l’installation projective de Peter Fischer présentée lors de
l’exposition du Fresnoy, puis ensuite au Musée des Beaux-Arts de Lille en
2005-2006, le public nordiste a pu découvrir ou retrouver une forme brève, très
dépendante des conditions d’existence même de l’écran31. Installation tout
autant cinématographique que muséale, l’installation projective Repellus est
aussi interactive puisque le visiteur de musée est convié à se saisir d’une pelle
rectangulaire, à la remplir de sable et à le faire couler ensuite devant le
projecteur : un visage mouvementé apparaît alors sur ce rideau de sable devenu
écran d’une matérialisation très granulaire. Grain de peau, grain de la surface,
c’est alors tout-un. Si le spectateur veut à nouveau percevoir ce visage, il lui
faut une nouvelle fois se saisir de la pelle. Ce rideau-écran éphémère, – qui
répond aussi au principe de la clepsydre – n’existe donc que le temps de
l’écoulement du sable. Dans cette durée de l’écoulement, il y a bien ici
30
Gilles Deleuze, Cinéma 1 : L'Image Mouvement, Paris, les éditions de Minuit, coll. « critique », 1983 p. 135.
En musées, comme on sait, les supports d’inscription des signaux peuvent être numériques, mais sans dispositif de
projection et sans écran de matérialisation de l’image, il n’y a pas véritablement de conquête cinématographique de formes
spatio-temporelles. Repellus, comme MB … de Marcel Broodthaers, exhibe le ruban pelliculaire.
31
13
élaboration d’une forme brève qui contribue à l’affirmation de la double nature
invisible-visible de l’image cinématographique et de sa dépendance à l’écran. Le
nom donné à l’installation convient bien à sa complexité : il hérite de tout un jeu
homophonique entre le verbe latin Rĕpello (écarter de soi, repousser) et re(donner) un coup de pelle dans le sable, mais aussi Pello au sens de remuer et de
mettre en mouvement – là encore le sable – pour matérialiser l’imagemouvement, lui redonner forme, ramener à soi le visage mobile disparu.
Jean-Louis Leutrat, après avoir décrit les diverses métamorphoses du film
d’Auguste Lumière qui s’attache à un moment de la vie paysanne en France « à
la toute fin du XIXe siècle », récapitule ainsi :
Ce film est exemplaire de la manière par laquelle le cinéma
a fait d’instinct, si l’on ose dire, de l’apparition-disparition
l’un de ses sujets de prédilection, et de sa complicité avec
les matières impalpables (la fumée) et les forces invisibles
(le vent) sa caractéristique principale32
L’auteur n’établit pas explicitement de corrélation stricte entre
“apparition-disparition” et forme brève, mais il la suggère « en creux » comme
“passage à la limite” dès lors qu’il nous invite à la traquer dans ce qu’il appelle
des formes « complices ». Repellus est cette œuvre d’art contemporain qui
permet, précisément, de considérer la forme brève comme forme disparaissant
peu de temps après son apparition. Certes, la matière – le sable – n’est pas
impalpable mais elle est suffisamment fluide pour donner son caractère
éphémère à la forme brève. Il s’agit ici d’un éphémère relatif puisque cette
forme réapparaît, prise tout entière dans un mouvement syncopé d’ordre
magique dès lors que l’arpenteur de musée, tel un prestidigitateur, est invité par
l’artiste à manipuler. Pour Jean-Louis Leutrat, à l’opposé de cette causalité
ludique, les mouvements spontanés, “à vue”, sur l’écran de la salle de cinéma,
n’ont, semble-t-il, d’autres moteurs qu’eux-mêmes. Ils s’inscrivent dans un
ordre miraculeux consubstantiel au 7e art quand l’ordre fantastique suggère
plutôt que les événements mobiles sont les effets de forces invisibles. En cela
l’élément naturel qu’est le vent est d’emblée poétique, s’inscrit toujours dans
une méta-physique de l’ambigüité.33
La forme brève contenue dans l’installation Repellus se joue donc du
paradoxe que constitue la perception macroscopique du sable comme matière
32
33
Jean-Louis Leutrat, Un autre visible, le fantastique du cinéma, op.cit., p. 47.
Ibid, « Comment peindre le vent ? », p. 42-46.
14
dure, dense, visible, mais dont la fluidité, précisément – comme condition de
possibilité – permet son “invisibilisation”. En même temps, ce rideau de sable
conduit à se souvenir d’un autre épisode de western dans le film d’Harry Fraser
de 1934 déjà cité, Randy Rides Alone. Il s’agit du moment où John Wayne
parvient à échapper au regard de ses poursuivants en fendant l’eau d’une
cascade pour se cacher dans la grotte dont elle masquait l’entrée. Cette solution
providentielle, qui associe brièveté d’un bloc et luminosité aveuglante d’un
ruissèlement liquide, est même devenue cliché de western34. C’est alors la forme
d’un rideau de cinéma brièvement entrouvert et qui condense, comme dans
Repellus, diverses significations de la cataracte : ici à la fois chute d’eau et voile
surnuméraire qui vient modifier et inquiéter notre perception tout en empêchant
carrément la vision des personnages pourchassant.
Une solution analogue, translucidité en plus, et donc opacité en moins –
quoique mobilisant des moyens d’animation, il est vrai – se trouve dans le film
de Fritz Lang, Le Tombeau Hindou (1958) quand une araignée vient très
rapidement tisser sa toile devant l’entrée exiguë d’une grotte où se sont réfugiés
les poursuivis. La forme brève, c’est ici l’édification d’une toile qui vient tramer
toute la surface de l’écran, qui débute au premier fil pour se clore au dernier
tissé.35
Et puisque décidément, dans la mémoire spectatoriale, « l’art est la lecture
de l’art », pour reprendre une proposition forte, car principielle, de Georges
Steiner36, on se souvient des expérimentations de Marcel L’Herbier au cœur
même de ses films fictionnels. Elles sont explicites, évidemment, à travers les
manipulations de l’ingénieur fictionnel Einar Norsen, démiurge de la modernité
scientifique pour ne pas dire scientiste de l’Inhumaine (1924). Plus discrètes,
non mises en abyme, elles n’en sont pas moins présentes dans son Eldorado de
1921 où, avec ses opérateurs Georges Lucat et Georges Specht, il n’hésite pas à
explorer la façon dont des cartons découpés, mais aussi des textures diverses de
dentelles, de voiles et autres supports et caches diaphanes, modifient et
34
En 1947, cette solution providentielle est adoptée par Cecil B. de Mille dans son film Les Conquérants d’un nouveau
monde (Unconquered) dans l’épisode où Gary Cooper et Paulette Godard se réfugient dans une anfractuosité de la falaise
masquée par une cascade.
35
« L’araignée et le travail issu de ses entrailles sont un inépuisable sujet de réflexion. Il est des toiles cinématographique
dont les fils sont comme des cordes (L’homme qui rétrécit, 1957), d’autres protectrices comme celle tissée par l’araignée
bienveillante du Tombeau hindou (1958), d’autres encore comme on en voit sur les dessins des livres d’enfant (La Nuit du
chasseur, 1955)» nous dit Jean-Louis Leutrat dans son ouvrage, Un autre visible, le fantastique au cinéma, op.cit., p. 140.
36
Georges Steiner, Réelles présences, les arts du sens, Paris, éd. Gallimard, 1991, p. 37. Cette maxime esthétique garde toute
sa pertinence, en dépit des préjugés qui sont les siens sur l’art contemporain, préjugés que ne manque pas de brocarder
Georges Didi-Hubermann dans son ouvrage Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, éd. de Minuit, coll. « critique »,
1992, Voir en particulier la note 4 page 154 où, avec des auteurs de la revue Esprit n° 173 de juillet-août 1992, DidiHuberman range Georges Steiner du côté « de « cette conjuration et de cette exécration de l’art contemporain », Ibid. p. 155.
15
inquiètent notre perception. Le bénéfice paradoxal – à mettre au compte de l’art
du cinéma, évidemment – c’est que la perception offusquée du spectateur
s’aiguise, ou devient plus autonome, capable de trouver là l’occasion de
s’émanciper de la narration37. La forme brève de ces fragments est alors forme
d’objectivation qui, dans la distance et la variation, renforce la perception qu’on
a de la scène, accentuant alors la puissance de ce qu’Orson Welles appelle
l’audience camera38. Celle-ci s’affirme magistralement dans le prologue de
Citizen Kane (1941), jusqu’à l’effraction tonitruante de News on the March,
après que la petite boule neigeuse qui enfermait la maison miniature se soit
brisée en une forme brève. Précédant cette effraction d’un documentaire sur la
vie de Kane qui occupe brusquement toute la surface, il y a, on s’en souvient, ce
très court moment où le spectateur est mis en état d’apercevoir, à travers l’un
des éclats de verre, l’entrée anamorphosée de l’infirmière.
La forme brève comme forme offusquée et offusquante exacerbe aussi la
vision qu’a un personnage d’une situation donnée. Tel est le cas d’un regard
espion davantage filtré qu’ornementé par une vitrerie dans La rue sans joie de
Georg Wilhelm Pabst39. En effet, si l’œil est ornementé, installé au centre d’une
fleur stylisée, le visage est quant à lui carrément vitrifié et cette peau artificielle
translucide laisse filtrer la pensée inquiète et le sentiment jaloux qui la soustend. En effet, dans cette scène d’hôtel équivoque, maison close luxueuse, Asta
Nielsen observe sa rivale à travers un motif floral de style “art déco” gravé dans
le verre de l’imposte, laquelle semble séduire son riche client. Elle le fait dans
son dos comme le montrent deux contrechamps. Cependant, le moment de la
forme brève, de l’audience caméra offert au seul regard spectatorial, c’est aussi
« dans le dos » du couple épié qu’il s’établit. Le spectateur est témoin de l’idée
de meurtre en train de naître dans l’esprit de Nielsen, dans un rapport complice
digne d’Hitchcock. Il y a ici réalisation d’un court-circuit, celui du face à face
“personnage jaloux sur écran /observateur de la salle”, dès lors que la prostituée
mondaine et son riche client – ce voleur de haut vol dont elle est l’acolyte – tout
à leur activité sensuelle d’échange des bijoux (bracelets et colliers de perles
glissent le long des bras nus et du cou de la jeune femme) sont exclus de cette
forme brève40.
37
Une certaine accumulation de formes transitionnelles brèves lors de l’épisode où Sibilla pose comme modèle (l’épisode
dans le patio de l’Alhambra dure 2 mn 25 sec)
38
. Peter Bogdanovich, Moi, Orson Welles (Peter Bogdanovich, Joseph Rosenbaum et Évelyne Châtelain), Paris, éd. Belfond,
mars1998.
39
Il s’agit de deux rosaces gravées dans le verre de l’imposte située au dessus de la double porte qui sépare deux « salons ».
40
L’extrait de ce film de 1925 dure 1 mn 10 sec.
16
Gestuelles de peintres en régime de cinéma
S’agissant de formes brèves mouvementées, on ne peut manquer les « films
de peinture », fictions ou documentaires. Un parangon, parmi les quelques films
fondateurs de ce genre particulier, c’est évidemment Le Mystère Picasso (1956)
d’Henri Georges Clouzot avec ses partis-pris quelque peu canailles de
dramatisation : en fin d’une des bobines, Picasso est conduit, sur l’injonction de
Clouzot, à « se dépêcher ». Les gestes synthétiques de Picasso sont tout aussi
précipités que précipitant, gestes de métamorphose, de reconquête d’une
nouvelle forme par transformation d’une précédente. L’épisode particulièrement
significatif, dramatisé par Clouzot, avec la complicité actorielle de son chef
opérateur, réside dans cette suite d’événements bien connue où il transforme un
poisson en un coq, puis le coq en tête géante de faune examinée par trois petits
personnages en pied : « 105 mètres de pellicule restants valent 5 mn » dit
Clouzot qui interrompt quand même deux fois la prise de vue, accordant
“généreusement” à Picasso le temps de préparer ses encres.
La forme brève dans ces films où il est question de l’acte de peindre,
rompant avec le plein cadre de Picasso-Clouzot, passe aussi par de très gros
plans vivement colorés exaltant une matière en fusion, matière prise tout entière
dans l’énergie de gestes virtuoses. Mais peut-être faudrait-il mieux dire série de
formes brèves où l’une verse en une autre constamment, de façon quasicontinue. C’est ce que réalise Martin Scorsese dans son moyen métrage Life
Lessons, (Apprentissage), premier film à sketches du film New York Stories (de
1989). L’œuvre « brutale et énergique » du peintre fictionnel Lionel Dobie, joué
par Nick Nolte, pourrait s’inscrire dans le mouvement Cobra « par son
primitivisme et son expressionnisme »41, ainsi qu’on a pu le dire des œuvres de
Christoforou et de Lindström, en particulier pour la spontanéité du geste, une
volonté de fouiller la matière, les valeurs tactiles et rythmiques de leurs
peintures etc. Deux agencements de ce film. L’un concerne les gestes tout
autant telluriques que sismographiques du peintre et les formes brèves qu’il
créée et modifie constamment42, au bénéfice paradoxal du cinéma – comme chez
Clouzot sur ce point – puisque le film en garde la mémoire fluide. Il faut
souligner que l’autre forme brève qui vient conclure ce bloc lié par la continuité
41
Olivier Cena, Une force de la nature, in rubrique « Arts » du n° 3074 de la revue Télérama du 10 décembre 2008, p. 63.
L’artiste, dans la puissance de son geste créateur, a la capacité de mesurer, “à toute vitesse” et de façon objective, les
formes émergentes au fur et à mesure de leur “montée” sur la toile (un peu comme on dit aussi en cuisine que la matière
“prend” quand elle est conduite à la consistance voulue).
42
17
musicale, c’est l’ombre portée du peintre qui vient recouvrir le corps de sa
compagne en train de dormir.
Un des coups de maître de Scorsese dans Life Lessons (Apprentissages –
1989 : leçons de vie, dites ainsi au plus près de la diégèse, mais aussi leçons de
création, au plus près de l’art du cinéma !) consiste à insérer le corps même de
l’artiste dans son œuvre en trois formes tout aussi brèves que fantomales, bien
que se succédant et se déplaçant dans la persistance d’une durée continue. C’est,
si l’on veut, une façon paradoxale d’affirmer, dans l’accumulation, une brièveté
qui s’inscrit dans la durée relative de la présence de la toile offerte à notre
regard. Ceci constitue une nouvelle hypothèse qui conduit à considérer ce bloc
de mouvement-durée loin de la solution adoptée par Godard avec le
clignotement des enchaînés d’Histoire(s) de cinéma avec lequel il entretient les
formes brèves, en recourant à la dialectique mouvementée discontinuité /
continuité. Certes, les durées mises en jeu sont différentes mais c’est que,
précisément, il n’y a pas de valeur objective d’une forme brève indépendante de
tout agencement singulier. La confirmation probante, par les œuvres, des
hypothèses, consiste ici à les superposer et non à chasser l’une par l’autre,
méthode qui se trouve “allégorisée’’ en quelque sorte par l’œuvre même que
constitue Histoire(s)… De fait, les solutions de Godard et de Scorsese – même si
leurs truchements techniques différent – sont régies par le même principe en ce
qu’elles permettent toutes deux la permanence de formes, que ce soit comme
“fond d’écran” ou dans un retour de formes perçues affectant toute la surface.
Sous nos yeux et à plusieurs reprises Lionel Dobie se confond donc avec sa
toile – par cet agencement sériel de plusieurs inscriptions mouvementées. Le
corps massif de l’acteur Nick Nolte prêté au personnage est incrusté dans
l’écran (comme il l’est dans la pellicule) selon des opérations de montage à la
truca. L’ensemble de la série est dense, nonobstant une durée relativement
courte de 39 secondes, et offre ces moments de surimpressions ou de confusions
pendant lesquels le peintre peint tout autant sur sa toile que sur la peau de son
dos. L’accumulation des formes brèves donne alors à penser qu’il n’est pas si
sûr qu’une fois l’œuvre d’art achevée – peinture et film en l’espèce – elle soit
irrémédiablement détachée de la personne même de l’artiste. En tout cas cette
séquence est littéralement confondante : toile, peau, et surface de l’écran, c’est
ici aussi tout-un ! Cette accumulation a le mérite d’inscrire le corps propre
comme composant de l’œuvre : la silhouette démultipliée de l’artiste et sa peau
transparente, ajoutés aux traces colorées sur la toile, attestent alors, elles aussi,
d’une présence fantomale constitutive ; et d’autant plus que d’un bout à l’autre,
18
la présence de l’artiste véritable43 reste invisible au bénéfice des traces
cinématographiques laissées sur la grande toile de l’atelier new-yorkais (qu’est
donc ce loft : atelier “réel” ou décor de studio planté dans un lieu désaffecté ?).
En outre, il y a dans ce film une autre brièveté fantomale : elle réside dans
ce bloc de mouvement-durée où l’on voit sur la grande toile du peintre
fictionnel Lionel Dobie l’édification d’un visage, puis son annulation jusqu’à sa
disparition complète après que ses couleurs ont fusionné avec d’autres sous
l’effet des coups de brosses et de leurs circulations. À cette différence près que
le visage peint est finalement complètement annulé – en ne gardant en mémoire
que la perception de l’avant-dernière étape du processus pictural – on pense
alors à un autoportrait de Bengt Lindström :
Autoportrait presque abstrait, où ne subsiste plus que le
contour approximatif du visage, une vague silhouette
déformée, deux yeux peut-être, ou plutôt deux ronds, une
gueule, en quelque sorte, ou sa trace, son souvenir, ce qu’en
a laissé le geste violent du peintre. Ici la couleur triomphe,
les teintes se mêlent.44
La forme brève à la bifurcation fortuite entre deux suites liées, et qui les
désenlace :
Journal d’une fille perdue de Pabst(1929).
Une scène extraite des Trois pages d’un journal de Pabst (ou encore
Journal d’une fille perdue45, celui de Thymiane, personnage central du film),
permet d’apprécier l’émergence d’une forme brève au moment même d’une
disparition. La forme brève a alors affaire au retrait d’une “chose-étante”, le
corps agité de Thymiane, en dehors de toute valeur fantomale, et sans pour
autant conduire à un vide radical. S’il y a inquiétude et défection de la
perception, celle-ci ne dure que le bref moment d’une sortie de cadre du
personnage en train de courir. En même temps cette forme brève annonce
l’évanouissement ou l’effondrement proche de Thymiane sur un écran qui va
redevenir surface pleine et entière de visibilité. Mais avant d’approfondir
43
Il s’agit de Chuck Connelly, artiste ami de Scorsese, boudé tragiquement par les collectionneurs new-yorkais après qu’il a
dénigré publiquement le film.
44
Olivier Cena, op.cit, p. 63.
45
Georg Wilhelm Pabst., Journal d’une fille perdue ou Trois Pages d'un journal (Das Tagebuch einer Verlorenen Allemagne 1929 90 m), interprètes : Louise Brooks, Fritz Rasp, Valeska Gert, Andrews Engelmann, André Roanne.
19
l’analyse, il faut évoquer cette scène très célèbre comprise entre la découverte
dans la rue, devant la pharmacie paternelle, du cadavre de l’ancienne
gouvernante – mère de substitution de la jeune orpheline, chassée par le père
après qu’il l’a engrossée et qui s’est suicidée – et la découverte par Thymiane
que la nouvelle gouvernante, à peine recrutée, est déjà la maîtresse de son père.
Entre ces deux épisodes dramatiques qui conduisent Thymiane de l’extérieurrue, à l’intérieur-appartement se situe une course affolée dans les escaliers d’où
émerge soudain cette surprenante forme brève46.
À la course affolée de Thymiane répond la vitesse d’une caméra qui tente
de la capter en un virtuose panoramique à 180°, négocié en contre-plongée. Mais
il y a ce moment étonnant de la forme brève de l’escalier comme forme de
disparition fortuite lorsque la caméra, entraînée par sa vitesse propre, quitte
Thymiane dont on ne voit plus que la main courir sur la rampe d’escalier. Jusque
là, il y avait deux suites parallèles et dépendantes de deux courses conjointes,
celle du personnage et celle de la caméra. Ces deux courses se séparent au lieu
même de l’émergence de la forme brève d’une cage d’escalier au mouvement
quelque peu chahuté, vidée du personnage dont il ne reste plus que la main.
Dans ce bref moment de détachement ou de “désentrelacement” des deux suites,
produit par l’accélération de la vitesse de la caméra, la cage d’escalier se révèle
alors pleinement grille d’exacerbation de notre perception, à la fois ce qui
l’empêche et ce qui la stimule.
Avec la prise en compte de cet agencement au cœur d’un épisode de
double révélation tragique, on peut donc considérer que cette forme brève
singulière – forme d’une soudaine séparation des composants – répond à une
esthétique de la dissociation relative d’événements cinématographiques : Louise
Brooks court et la caméra qui la poursuit vaille que vaille la perd un instant.
De fait, beaucoup de réalisateurs du cinéma muet ont multiplié à l’envi ce
principe d’émergence d’une forme brève, contemporaine d’une dissociation, et
même d’une disparition, à l’intérieur même de la surface, et non simplement en
recourant à la dialectique champ / hors champ.
46
Évidemment, l’inversion topologique entre le bas et le haut est aussi, à ce moment, renversement des valeurs morales !
20
Enfouissement des corps, effacement des lettres
Le premier morceau choisi d’une disparition soudaine en un point de la
surface se trouve dans le City Girl de Murnau. L’événement considéré, d’une
durée de 54 secondes, peut-être ainsi résumé : « Ils franchissent la barrière du
champ de blé et disparaissent dans les hautes herbes ».
L’arrivée à la campagne est triomphale et c’est dans la plus grande gaieté
que le jeune couple vainc le dernier obstacle sur le chemin de la ferme
paternelle. Ils sautent donc joyeusement par-dessus la barrière. On remarque de
quelle façon quelque peu chaotique la petite cage au canari, tenue d’une main
par la jeune femme, suit le mouvement dans ce plan où elle court seule,
accompagnée en panoramique. Puis son compagnon la rejoint et bientôt ils
disparaissent à deux reprises, et brièvement, dans les blés murs, ces hautes
herbes champêtres. Cette disparition réitérée en deux véritables immersions –
quasi instantanées – laisse alors voir deux formes brèves de paysage où
dominent les blés. En même temps, le redoublement de cette forme discrète rend
d’autant plus triomphale la réapparition du couple qui reprend sa course vers la
maison paternelle. L’ensemble du bloc considéré ici, avec cette double forme
brève, peut aussi être considéré comme petite totalité à valeur de modèle réduit
prémonitoire d’une totalité diégétique plus grande : le couple se rend plein
d’espoir à la campagne pour y mener une vie rurale en compagnie des parents
paysans. Les blés sont murs, l’avenir se présente sous bon auspice. Mais le
couple doit faire face à l’hostilité déclarée du père et risque par deux fois la
rupture, jusqu’à la réconciliation finale. Dans l’après-coup, les deux brèves
disparitions dans les hautes herbes prennent alors pleinement des significations
d’absorption ou d’engloutissement, et de risque de perte de soi ; alors qu’au
moment présent du premier accueil, elles s’inscrivent dans une signification
d’avenir prometteur et de rebondissements puisque bondissantes sont en effet les
réapparitions du couple qui se relève, plein d’énergie.
Une seconde série ultérieure à considérer, c’est le moment où le père,
embusqué au bord de la route et armé d’un fusil, tire sur Lem, son fils. Lem
conduit dans la nuit une charrette tirée par deux chevaux au galop pour tenter
de récupérer son épouse qui s’est enfuie. Après avoir maitrisé un emballement
momentané de l’attelage, il reprend les rennes et aperçoit bientôt le fusil de son
père. Son premier cri s’inscrit classiquement sur un premier intertitre
« Father….it’s Lem! » Mais la forme brève, ici, c’est celle du procédé
d’animation de la lettre en un seul plan sur fond noir, façon propre au cinéma
muet de dramatiser les intertitres. La forme brève c’est donc l’expression
21
figurale et mouvementée du seul cri visuel « Father » du second intertitre qui
retentit formidablement dans notre tête au moment où le fils menacé tente de se
faire reconnaitre par son père 47, d’autant plus fortement que le carton scriptural
(ou l’équivalent, avec ce fond noir d’où se détachent les lettres animées), de très
courte durée, est inséré en coupe franche au sein de l’agencement mouvementé
de la voiture tirée par deux chevaux sous la conduite de Lem.
Cette forme brève de la lettre animée renvoie, dans la version française du
Metropolis de Fritz Lang (1927), à l’éclosion du mot « malheur » juste avant
que n’explose la grande machine énergétique mue par les ouvriers ou encore,
pour reconsidérer le cinéma de Friedrich Wilhelm Murnau, aux lettres qui se
liquéfient dans L’Aurore (Sunrise, A Song of Two Humans – 1927)48. La forme
brève est ici l’animation de la lettre comme composante de l’image-pulsion. Elle
s’inscrit dans la scène fameuse du couple enlacé au clair de lune. Le personnage
masculin (l’homme) est d’abord allongé tandis que la “tentatrice” (la vamp) est
penchée sur lui. L’enjeu du dialogue, présent sur des cartons paysagés, c’et le
désir sexuel que ces deux personnages éprouvent l’un pour l’autre, le couple
étant capté dans des valeurs de cadre différentes, de l’assez proche au tout
proche49.
Murnau, dans cette scène, affirme sa capacité à exprimer la progression du
désir en soumettant les lettres, comme les corps des personnages, à une poussée
d’autant plus irrésistible qu’elle met précisément en jeu une suite de formes
brèves. L’image-affection est tout autant ici image action qu’image-pulsion et
non seulement la lettre le dit mais, étant elle-même en mouvement, elle participe
de cette poussée qui sourd du plus profond du grand écran pour éclater
lumineusement aux yeux des spectateurs ; et tout cela sous un clair de lune, de
cette pleine lune bien ronde à peine voilée par la brume, si attractive pour les
amants qu’elle pourrait les entraîner jusqu’à la folie meurtrière. L’agencement
de la forme brève est le suivant : dans un intertitre, sur fond de brume, apparaît
la question, animée car en deux temps « Couldn’t she get » puis « drowned ? »
(« Ne pourrait-elle ... être noyée ? » laquelle proposition sous entend celle-ci :
« Ne pourrais-tu pas la noyer ? »). Une fois la question installée sur deux lignes,
les lettres se mettent à couler comme des larmes jusqu’à disparaître dans le bas
47
[Lem voit le fusil – Il crie “Father ! ” – Le père tire – Le fils s’effondre] Durée : 54 secondes.
Extrait de L’Aurore (Sunrise) de Murnau : 2mn 47 sec.
49
Je reprends, avec l’autorisation d’Artois Presse Université, et tout en l’enrichissant, un passage de mon ouvrage Sensibles
proximités, les arts aux carrefours … op. cit. Il figure au ch. 14 «Lettres animées et, une fois disparues, le son », p. 323-325.
Dans ce même chapitre, je prends aussi en compte la forme brève de la lettre détrempée (à la manière d’un lavis) dans la
scène de quai de gare parisienne dans le film Casablanca (1942) de Michael Curtiz, au moment où Humphrey Bogart prend
connaissance de la lettre d’Ingrid Bergman dans laquelle elle lui dit qu’elle renonce à le suivre au Maroc : à peine lues, les
lettres s’effacent sous l’effet de la pluie ruisselante. Ibidem, p. 314-315.
48
22
comme si, en tombant, elles se dissolvaient dans l’élément liquide en suspension
dans la brume. À ce moment, un enchaîné montre de près l’homme poussant
hors d’une yole sa femme qui bascule bientôt dans l’eau pour y disparaître
rapidement. La forme brève est ici la suivante : le mouvement de chute du corps
relaye celui de la coulée des lettres. Effrayé par le spectacle que la vamp a
provoqué en lui, contaminant son espace mental – l’enchaîné entre la lettre qui
disparaît et la scène de la noyade est bien ce qui opère sous nos yeux le transfert
de signification d’une idée qui, apparue en elle, doit germer en lui – l’homme
marié se défend de cette “solution” en tentant d’étrangler sa séductrice. Mais
très vite cette pulsion meurtrière s’efface devant la pulsion sexuelle et le couple
s’étreint avec passion jusqu’à ce moment où, assis dans l’herbe, la femme fatale
fait surgir devant leurs yeux toutes les tentations de la ville et de ses lumières
dans une succession d’images surimpressionnées, affectées de divers
panoramiques et travellings : que d’enseignes scintillantes et clignotantes, de
toutes formes, dont l’incontournable spirale ! Dans cette série de blocs de
mouvement-durée on peut dire que l’art de Murnau réalise précisément
l’enchâssement de formes brèves constituées des lettres animées, du mouvement
de bascule d’un corps jeté à l’eau, d’une lutte très courte bien vite transformé en
étreinte et des enchaînés entraînant les lumières de la ville dans un jeu de rapides
métamorphoses bien propre à rendre crédible le renversement pulsionnel et la
puissance de son flux énergétique50.
Jeux de lettres : brièveté des substitutions
En 1994, dans un n° hors-série Mots-voir/Circav, je me suis intéressé à
ce que j’ai appelé de véritables « calligrammes mouvementés » de l’art du
cinéma51. Ce qui domine en eux, c’est une durée continue, celle de la circulation
des lettres selon une trajectoire spiralée par exemple (nulle brièveté dans ces
cas). On pense aussi à la rotation des lettres dans anemic cinéma, au sein de
véritables contrepèteries cinématographiques réalisées par Marcel Duchamp en
1925. En revanche, plus proche de la dissolution liquide du « « Couldn’t she
get … drowned ? » de Murnau, non pas par analogie de phénomène perceptif,
mais pour ce qu’il en est de la petite totalité que constitue sa brièveté
50
Le renversement pulsionnel, du passif à l’actif pour ne considérer qu’une de ses caractéristiques, est un concept abordé par
Freud dans sa Métapsychologie. On peut relire cet ouvrage avec un certain détachement, sans être encombré par les grandes
“machineries oedipiennes”.
51
Je me permets de le citer : « Problèmes d'interprétations philosophiques et/ou poétiques posés par l'intégration "texteimage" au sein d'un dispositif vidéo-artistique avec moniteurs », (Dir. Philippe Bootz) Poésie et Ordinateur,
A:\LITTêRATURE , Mots-Voir/ Circav – 1994, p. 105-116 (bilingue français-anglais).
23
événementielle, on peut convoquer ici le jeu de déplacement des lettres de
l’affiche « IRMA VEP » : celles-ci se réorganisent sous nos yeux sur l’écran de
Louis Feuillade pour donner un nom, éponyme, au titre de sa série
feuilletonnesque, Les Vampires. Cet agencement est bref et, à y réfléchir, pas si
éloigné que cela de la solution adoptée par Murnau dans l’Aurore car le
changement des lettres (certes obtenu ici image par image) se fait sous les yeux
des spectateurs, de façon fluide, continue, et non par un jeu de substitutions
intermédiaires qui seraient montées cut. On apprécie la subversion réalisée par
Feuillade en cette forme brève : l’aspect ludique du procédé (les lettres sont
déplacées comme si une main invisible jouait au scrabble) est ici mobilisé pour
s’achever dans la signification inquiétante du mot VAMPIRE, obtenu en phase
terminale de ce processus rapide de “changement à vue”.
Mais il est des formes brèves (encore plus brèves est-on naturellement
tenté de dire) qui tiennent à la captation de la lettre déchirée. Soit ce que dit
Boris Henry du générique d’ouverture de Freaks de Tod Browning :
Alors que le titre est inscrit sur l’écran depuis une dizaine de
secondes, une main apparaît sur la gauche sous la forme
d'une ombre, hésitante et fugitive, 'puis elle surgit, s'avance
par petits mouvements de doigts, s'attaque à la lettre « F »,
replie le papier sur 1e « R » et, d'un coup, arrache
l'intégralité du mot. La main joue à l'araignée par un travail
dynamique du geste pour supprimer le titre ; ce sont d'abord
les dernières phalanges qui s'avancent, puis les doigts tout
entiers, et enfin, la main, le tout en une fraction de
seconde52. Dans la trouée laissée vide par l'absence de titre,
sur le fond noir, nous avons tout juste le temps de
distinguer53 le tronc de l'homme à la main araignée qui finit,
dans son élan, par froisser le papier-titre arraché. Cette
trouée est en quelque sorte une version horizontale de la «
gardine », l'embrasure du rideau où, quelques plans plus
loin, se tiennent Hans et Frieda, le couple de nains. La mise
en abyme ne fait que débuter.54
52
C’est moi qui souligne.
Idem
54
Boris Henry, « Monstrueuse ouverture » in Ch. 1 « Déchirements/dédoublements », Ecrans ; n°9 thématique de la revue
Exploding. Cet article est accompagné de nombreuses images gelées de ce générique d’ouverture (le numéro 5 de cette
revue, en mars 2000, a pour titre Formes brèves. Malheureusement, je n’ai pas eu accès à ce numéro).
53
24
Une solution de type cristalline et pansémiotique
Arrivé à ce point d’enquête, on peut faire l’hypothèse que la forme brève
est par excellence forme fluide capable de s’inscrire dans une poétique des
alliances dans laquelle les éléments naturels, tout comme les artifices sonores,
prennent toute leur place comme dans cette belle singularité assez courte de 31
secondes empruntée au film de David Lean de 1984, La Route des Indes (A
Passage to India).
La scène considérée a pour site géographique les grottes de Marabar et
leurs alentours, à une trentaine de kilomètres de Chandrapore. Seule dans une
grotte très obscure, après avoir craqué une allumette, Adela (Miss Quested) fait
un tour complet sur elle-même, le son amplifié par l’écho roulant transformé en
grondement, comme si la jeune femme se trouvait au cœur d’un orage qu’elle
aurait déclenché. Cette composante sonore est bien propre à signifier son climat
intérieur. L’agencement retenu débute ici : elle est plongée brusquement dans le
silence et dans le noir et cela d’autant plus « comme au cinéma », qu’elle perçoit
vivement l’écran aveuglant de lumière marqué par la porte d’entrée. C’est sur
cet écran d’abord vide que se dessine bientôt, brièvement, la silhouette inquiète
du médecin fictionnel, cet indien qui lui sert de guide en ce haut-lieu touristique.
Elle interroge à haute voix cette présence en criant son nom. La brève apparition
est intense, très contrastée, et la netteté sensible du contour de la forme
masculine inscrite sur la surface, figée mais répétant son appel, donne une
coloration irréelle au surplus de réalité55. L’émotion est trop forte et le
contrechamp de cette vision nous montre une Adela à la respiration oppressée,
puis en train de pleurer, comme si une caméra indiscrète avide de confusion
avait saisi l’image-affection formée du regard mouillé d’une spectatrice56.
Prise ainsi au piège d’un lieu d’autant plus maintenu comme lieu des
simulacres qu’il est véritablement chambre d’écho du désir – son nom prononcé
à voix haute par le docteur l’enveloppe à son tour par sa réverbération sur les
parois – on se demande comment Adela va pouvoir s’en sortir (la proximité
spirituelle et sentimentale entre ces deux êtres est très grande). C’est alors que
David Lean invente une solution de type “pansémiotique”, réalisant des
55
« La puissance de l’image est moins dans son abyme, c'est-à-dire dans l’indéfinie représentation de la représentation […] ,
que dans son abîme, c'est-à-dire dans l’obstacle frontal, le plan qu’elle nous oppose brutalement comme un trou. » Georges
Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre (corps, parole, souffle, image), Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe »,
2005, p. 61.
56
Un peu comme la Nana (Anna Karina) de Godard dans le film Vivre sa vie (1962), spectatrice pleurant dans le noir face au
visage de la Jeanne (Renée Falconetti) de Dreyer (La passion de Jeanne d’Arc -1928) exprimant d’une larme le désarroi
intérieur qu’elle éprouve à subir une mise à la torture spirituelle.
25
alliances visuelles et sonores propres à alimenter une signification panthéiste
accordée, si l’on veut, au tantrisme mais surtout donnant accès à une poétique
des éléments. En effet, le passage en coupe franche de l’intérieur vers l’extérieur
fait succéder au jaillissement des larmes en gros plan sur le visage une coulée
d’eau sur la pierre, comme si l’élément liquide en prenait le relais amplificateur.
On a ici un exemple qui montre que l’art du cinéma est capable d’inventer des
solutions de mouvements continus en dépit d’un montage cut. L’agencement
d’une nouvelle forme brève, à la sortie de cette courte série de la grotte, est donc
ici ce petit bloc qui répond à la conception deleuzienne du cristal comme
matrice de temporalité, lieu de permutations toujours possibles entre images
actuelles et images virtuelles57. Le cristal a ici la transparence, la luminosité et la
fluidité de l’élément liquide, lequel – on le sait depuis Héraclite – marque le
caractère irréversible de la fuite du temps. En outre, et pour rester fidèle
jusqu’au bout à la taxinomie deleuzienne, il y a ici fusion entre image-temps,
image-affection et image-perception. C’est vraiment l’idée de totalité condensée,
celle d’un Panta En qui jaillit de l’élémentaire ou de la matérialité et se déploie
jusqu’à exprimer le principe des alliances, le En Panta, lui aussi de type
héraclitéen. Ainsi, l’eau qui coule sur le rocher confirme, dans l’enchaînement
rapide des mouvements visuels et sonores, les valeurs-paysages du visage.
Parcourant en très gros plan la surface de l’écran – de l’arrière-plan à l’avantplan – cette circulation liquide intensive contribue également au “devenirvisage” de la masse de pierre58. C’est aussi être fidèle à Deleuze que de vouloir
accorder expression conceptuelle et caractérisation littéraire : ce que réalise le
cinéaste anglais, conférant à l’intériorité sentimentale une expression naturelle
forte au cœur du paysage, c’est bien alors ce pouvoir divin qu’a un être humain
de « faire pleurer les pierres ». Ce faisant, David Lean cristallise, dans la
translucidité mouvante de cette forme brève, une image cinématographique
capable de rassembler et de condenser tout ce qu’il avait installé jusqu’ici dans
la grotte, ce piège “optico-sonore” de la chambre d’écho. Par l’élégance de son
style, l’écho des larmes, comme l’écho du son, n’a rien de mélodramatique et si
cet agencement liquide singulier parvient à faire pleurer le spectateur, c’est de
cette émotion provoquée par la poétique d’une œuvre cinématographique née
57
Sur la double question de l’indiscernabilité et de la réversibilité (la “présupposition réciproque”) de l’actuel et du virtuel
dans l’image-cristal, voir Gilles Deleuze, Cinéma 2 : L'Image temps, Paris, éd. de Minuit, coll. « critique »), 1985, p. 94-95.
Voir aussi « image cristal, toujours double et redoublée », Pourparlers, Paris, éd. de Minuit, p. 75. Dans le cristal de cet
agencement leanien figure, à coup sûr, ce qu’Adela avait pu imaginer au moment où elle avait vu, en Angleterre, la photo
des grottes de Marabar sur l’affiche de l’agence de voyage.
58
Sur les processus cinématographiques de visagéification voir Gilles Deleuze, Ch. 6 : « L’image-affection : visage et gros
plan », Cinéma 1, L’image-mouvement, Paris, les éditions de Minuit, coll. « critique », 1983, p. 125-144.
26
des factures, fractures et soudures de ses mouvements visuels et sonores. On sait
que pour l’obscur d’Éphèse, « feu est Logos59 », par quoi se comprend aussi le
En-penta et c’est aussi dans la lecture qu’en fait Heidegger que l’esthéticien peut
puiser de quoi penser l’action de forces résidentes faisant subir des torsions à la
matière, au cœur même de celle-ci. Le rassemblement leanien dont il est
question dans cette forme brève “larmes d’Adela” c’est celui qui préside à une
révélation de l’être au sens où les événements visuels et sonores sont précipités
dans des alliances multipartites projetables sur l’écran. Le dernier plan, plan
extérieur de la série considérée, de plus courte durée que ceux, précédents, dans
la grotte (mise à part la brève apparition du médecin, comme sur un écran de
cinéma), semble d’autant plus bref et intensif que l’événement fluide occupe une
grande partie de la surface. Le choix de la coupe franche ici ne contrarie pas la
fluidité de l’agencement. On peut alors dire que Lean « crée liquide » comme
Deleuze dit qu’on « écrit liquide » ou qu’ « on pense liquide60». C’est bien la
pierre en gros plan qui conclut la petite série et qui s’inscrit dans la forme brève
considérée, roche légèrement concave sur laquelle roule l’élément. Cette petite
roche a alors l’allure d’une marche creusée par les pas. Cette pierre, très
légèrement inclinée vers nous, semble incrustée au plus profond de la surface,
son bord antérieur marquant l’avant-plan. Elle hérite cependant de la
composante mouvementée de l’eau qui ruisselle. C’est de cette façon qu’elle a
une valeur de seuil fluide, un seuil-réceptacle qui serait nettement creusé : le
gros plan de la pierre érodée par l’eau (comme un liquide lacrymal au volume
dilaté) est ce qui permet d’effectuer la circulation continue entre l’intérieur
obscur de la grotte et le vaste paysage écrasé de soleil, et de donner au
grondement sonore intérieur sa pleine expression liquide. Ce qui se joue alors en
Adela – de façon condensée dans la totalité de l’agencement et qui se résout
dans la forme brève – c’est bien une appropriation tout autant sensorielle que
sensuelle, voire érotique, de son être, ou tout au moins l’émergence d’un désir
secret de possession, d’autant plus ambigu qu’on le devine partagé61.
Le fil du sculpteur
59
« Héraclite est “l’obscur” parce qu’il pense, en questionnant, vers la clarté », Martin Heidegger, « Alèthéia (Héraclite,
Fragment 16) », Paris, Essais et Conférences, éd. Gallimard, coll. « Tel », 1988, p. 341.
60
Gilles Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 183.
61
J’ai repris ici (toujours avec l’accord d’Artois Presse Université) l’analyse d’une scène (en la modifiant quelque peu pour
mieux insister sur les formes brèves qu’elle recèle), que j’ai effectuée dans mon article « Le piège optico-sonore de la
chambre d’écho : mise en abîme du spectateur de cinéma dans le film de fiction de David Lean La Route des Indes », in
actes du colloque Le son au cinéma, (Dir. E. Héboyan, F. Heitz, P. Louguet, P. Vienne), Arras, A.P.U., nov. 2010, p. 85-98.
27
Pour aborder de façon plus directe la clause esthétique de la disparition, à
valeur relative ici dès lors qu’elle commande à un double processus de
visibilisation et d’invisibilation, il faut porter le regard sur le film Orphée de
Jean Cocteau et privilégier une combinaison de formes brèves en un court bloc
de 28 secondes. Il s’agit de la scène où Heurtebise est près d’Euridice,
souffrante, veillant sur elle dans la maison d’Orphée. Eurydice se repose tout
habillée, sur son lit non défait, et soudain la sonnerie du téléphone retentit.
Heurtebise décroche, répond, et en fin de conversation on éprouve une certaine
émotion perceptive à voir le téléphone filaire se raccrocher de lui-même, lors
d’un gros plan de très courte durée qui intervient comme ponctuation d’autant
plus élégante qu’elle est discrète62. Le fil téléphonique absent, c’est bien
évidemment le fil invisible qui métamorphose des formes brèves comme
moments d’un processus de pétrification, moins fil d’Ariane ici que fil dont se
sert le sculpteur pour ôter de la glaise avant que son œuvre ne soit figée dans le
plâtre, le marbre ou le bronze : en usant de son pouvoir d’invisibilisation,
Heurtebise quitte Eurydice – femme en chair et en os, certes, mais dont on
pouvait déjà pressentir le devenir-statue en ce qu'elle s'endort – pour
réapparaître dehors aux côtés d'une statue féminine, drapée à l’antique, debout
près du seuil de la maison. On ne manque pas de remarquer que, comme
Eurydice très peu de temps auparavant, la statue plaque contre elle un des pans
de sa tunique Tout cela participe de la poétique d’Orphée et de la volonté du
réalisateur d’inquiéter les choses les plus familières, sans que cette familiarité ne
soit détruite. Cocteau revendique cela explicitement, une esthétique de la
simplicité, en quelque sorte, mais bien accordée à la manière antique avec
laquelle Orphée exerçait ses influences musicales dans le monde méditerranéen,
minéraux, végétaux et animaux compris63.
Formes brève au carrefour du 7e art et de l’art vidéo :
62
Jean-Louis Leutrat, Un autre visible, le fantastique du cinéma, op. cit. p. 77 fait le détour par l’ouvrage de Lévi-Strauss
[Regarder, écouter, lire, Plon, 1976, p. 76] pour demander aussi au gros plan cinématographique de nous mettre en présence
d’une « circonstance fugitive qui nous avait échappé ». On pourrait dire aussi : laquelle, sans cette grosseur, “aurait pu” nous
échapper, et c’est plutôt ce qui se joue ici dans cet agencement coctalien. Avec le fil absent, invisible révélateur, on assiste à
une contraction instantanéiste de la durée, plutôt qu’à sa dilatation ou à son étirement si tant est – comme l’énonce Leutrat
avec une image, certes amusante comme il le dit lui-même à propos de l’idée qu’on peut se faire de l’histoire de l’art, mais
non dépourvue de pertinence heuristique – que le temps « fait de l’accordéon » (ibidem).
63
Sur les modélisations cinématographiques des devenirs-sculpture, cf. Suzanne Liandrat-Guigues, Cinéma et sculpture, Un
aspect de la modernité des années soixante, Paris, L’Harmattan, « l’art en bref », 2002 et aussi Esthétique du mouvement
cinématographique, en particulier la question n° 9: « Comment le sculptural est-il envisagé à la fin du XIXe siècle ? », Paris,
Klincksieck, « 50 questions », 2005, p. 30-32.
28
L’appropriationnisme est ce courant d’art contemporain qui poursuit
aujourd’hui l’exploration des formes acquises de longue date, ou consacrées par
une tradition cinématographique désormais séculaire. Il contribue à entretenir
ou à vivifier à sa façon ces formes et n’est pas sans parenté avec le courant des
années soixante du found footage par lequel des cinéastes tout aussi audacieux
qu’impertinents s’appropriaient des rushes préexistants volontairement négligés
par les réalisateurs “de première main”, y compris les plus courts abandonnés
dans les chutiers des salles de montage. Le found footage est un courant proche
du mouvement du cinéma expérimental. On y trouve la revendication – par
exemple par Sharon Sandusky – d’un archival art film (film artistique
d’archives hétérogènes ou de sources diverses) et plusieurs mouvements de l’art
du XXe siècle, dont le pop art, sont l’occasion de found footage. Dans le found
footage d’une appropriation de pellicule déjà impressionnée et récupérée, des
opérations de montage produisent évidemment de nouvelles formes. Il faut
apprécier tout ce que ce courant doit à la thématique du ready made de Marcel
Duchamp car, dans le ready made, il y a aussi un geste d’articulation de deux
éléments (hétérogènes) distincts qui répond à une logique neuve de montage
d’objets récupérés, par exemple dans la fameuse roue de bicyclette fixée sur un
long tabouret (1913).
Toutefois, les artistes appropriationnistes contemporains récupèrent
comme tels des matériaux filmiques aboutis, ou achevés au sein de blocs
relativement longs, ou les transforment en formes brèves plus ou moins
citationnelles. Ils réinvestissent donc les formes acquises, s’en emparent
comme de nouveaux matériaux d’expérimentation ou comme nouvelles
substances à retravailler. Les œuvres ainsi réalisés sont le plus souvent des
installations muséales sur grand écran. On peut citer à cet égard les œuvres de
Douglass Gordon64, Pierre Huygue, Les Leveque, Brice Despellger65 etc. Il faut
rappeler cependant qu’avant de s’inscrire dans les arts vidéo et numérique de
l’image-mouvement la citation occupe très vite une place de choix dans la
volonté cinématographique de perpétuer la mémoire de formes inventées et, au
64
A contrario de la thématique de la forme brève, Douglas Gordon est surtout connu pour avoir étiré ou dilaté très
exagérément, le film d’Hitchcock dans son 24 h Psycho. Il fait partie de ces appropriationnistes, “célibataires” car parfois , et
même souvent, pilleurs impertinents qui parasitent les œuvres maîtresses du réalisateur anglais, ainsi nommés par Jean-Paul
Fargier qui n’hésite pas à en dire, paraphrasant avec humour le nom donné par Duchamp à son Grand verre, « Alfred mis à
nu par ses célibataires mêmes » , in Ciné et Tivi vont en vidéo, chapitre « Le bonjour d’Alfred » op. cit. p. 267. Jean-Paul
Fargier montre bien, qu’à ce jeu là, ni le cinéma, ni l’art vidéo n’ont à y gagner (ces pillages systématiques ne sont pas des
citations occasionnelles métamorphosées dans une nouvelle œuvre : voir l’exemple de la note suivante).
65
Despellger se fait une spécialité de reconstituer des scènes de grand maîtres du cinéma, “à la manière de”, mais avec des
ressources appauvries, récemment celle de la cérémonie orgiaque d’Eyes Wide Shut de Kubrick.
29
besoin, de les mettre à l’épreuve. La reprise vaut alors tout autant pour une
série, un agencement, un bloc que pour un geste66.
Entre l’enchaîné d’images, les champs/contre-champs ou des incrustations
qui n’affectent qu’une partie de la surface, les solutions prolifèrent. On peut citer
la séquence de mariage du film The Happy Ending (1969) de Richard Brooks
qui matérialise les souvenirs de cinéma de la mariée en incrustant
successivement près de son visage divers extraits de « comédies du mariage ou
du remariage » pour parler comme Stanley Cavell. Il semble qu’on dispose là
d’une reprise, d’une solution néo-classique d’incrustation, même type de forme
brève que celle mise en œuvre par Cecil B. DeMille lorsque dans son film de
1949, Samson et Dalila, il fait apparaître devant Dalila, en proie au remord,
incapable de dormir, le supplice de Samson asservi à la meule. Cette apparition
est de l’ordre d’une hallucination cauchemardesque. Elle est intéressante car, de
même qu’elle se négocie comme coupe dans l’image, surcadre aux bords flous
et vers lequel Dalila lève les yeux, « comme au cinéma », de même c’est une
tranche de temps d’autant plus brève qu’elle contraste avec le caractère long,
inexorable, sans fin, du supplice de la meule que Samson est violemment
contraint de faire tourner.
On peut aussi considérer une nouvelle fois le film Vivre sa vie de Jean-Luc
Godard et son utilisation du film de Dreyer, La passion de Jeanne d’Arc,
lorsqu’il confronte en une série de champs / contre-champs les visages de
Falconetti et d’Anna Karina dans une salle de cinéma parisienne67. Plus près de
nous, en 2003, Bertolucci achève The Dreamers (Innocents), avec en particulier,
s’ajoutant à de nombreuses insertions de grands classiques d’avant-guerre, ce
moment où Louis Garrel, Eva Green et Michael Pitt courent à toute vitesse à
travers salles et galeries du Louvre, rejouant à leur manière une scène fameuse
de Bande à part de Jean-Luc Godard. Il y a aussi ce cas manifeste
d’appropriationnisme, avant que la critique, dès les années 90, ne caractérise
ainsi un courant de l’art contemporain, constitué par la première œuvre
cinématographique de Joseph Cornell :
En 1937, il réalise Rose Hobart, (“film-collage” de 1937
d’une durée de 17 mn 25) que le réalisateur décrivait
comme « une tapisserie en action », et qui est la version
66
Cf. Alban Pichon, « Geste d’emprunt » (Jean-Luc Godard étant cité au début du paragraphe intitulé « Le prélèvement et la
greffe »), Lille, revue murmure au titre thématique Sur le geste, mai 2006, p. 65.
67
« Les larmes qui coulent sur le visage extasié de celle-ci (Anna Karina) sont comme une eau baptismale puisée à la source
des pleurs de Falconetti », Jean-Paul Fargier, Ciné et TV vont en vidéo (avis de tempête), op. cit., p. 273.
30
condensée d’un mélodrame Universal tourné par George
Melford en 1931, East of Borneo.68
Dans Rose Hobart, préfiguration du courant de found footage, il y a
effectivement exaltation de nombreuses formes brèves.
Œuvres contemporaines d’exaltation de la forme brève :
Home Stories et Kristall
Un autre exemple typique d’appropriationnisme est le film Home Stories
de Matthias Müller de 1991 qui pourrait être apparenté au found footage s’il ne
s’agissait de petites séries prélevées dans des longs métrages achevés, et non de
récupération de rushes inutilisés.69 Dans ce film que d’aucuns classeraient trop
vite dans le genre expérimental, l’artiste entretient un rapport subversif avec la
narration des œuvres originelles. Ce faisant il ne déconstruit pas absolument la
narration mais en invente une nouvelle. Certes, il n’y a plus permanence d’une
seule actrice centrale comme dans Rose Hobart de Joseph Cornell, mais
véritablement convocation de multiples stars telles Lauren Bacall, Lana Turner,
Tippi Hedren, Eva Marie Saint, Grace Kelly etc. etc. qui les fait apparaître
comme autant d’archétypes de femmes américaines plus ou moins mythifiées.
Cependant elles sont aussi comme autant d’actrices réunies au sein d’une même
situation inquiétante d’un nouveau film. En effet, dans Home Stories, on assiste
au réveil de ces stars féminines – inquiétées par une effraction sonore – qui se
lèvent et se rendent à la fenêtre, puis à la porte de leur chambre etc. Tout se
passe comme si elles participaient à un même événement énigmatique,
nonobstant les différences de décors de leurs chambres.
Mais si Home Stories, comme Rose Hobart, négocie avec la narration
d’autres types de rapports que dans les œuvres originelles, en revanche, dans
Kristall, l’ opus que Matthias Müller présente en 2006 avec Christoph Girardet,
la narration est systématiquement déconstruite ou déstructurée. Elle tend à
disparaître au profit d’accumulations répétitives de formes brèves qui instaurent
de véritables chorégraphies de déplacements corporels et gestuels, avec parfois
des reprises de trajectoires similaires. Ce film, où dominent des solutions de
montage, organise en série accumulatives des mouvements semblables, formes
68
Philippe-Alain Michaud dans son article figurant dans la plaquette d’accompagnement du dvd produit par Beaubourg à
l’occasion de l’exposition Le mouvement des images (mars 2006 à janvier 2007). Œuvre figurant sur le dvd mais non
exposée.
69
Home Stories est l’autre film appropriationniste qui a été projeté dans l’exposition du Centre Beaubourg-Georges
Pompidou, Le Mouvement des images (celui-ci ne figure pas sur le Dvd édité par le Centre).
31
brèves analogues empruntées en tout ou partie à 138 films. Chaque série s’ouvre
en fondu à partir d’un écran noir (fade in) ou s’achève avec un fondu de
fermeture au noir (fade out). Emprunts en tout ou partie : le tout dernier plan où
l’on voit le miroir brisé d’une grande armoire se reconstituer sous nos yeux est
une forme brève obtenue par prélèvement partiel dans un fameux plan séquence
du film Orphée de Jean Cocteau. Il s’agit de cette scène où l’on voit Eurydice
suivre la mort et Cégeste dans le royaume d’Hadès, après que Maria Casarès –
qui incarne la mort – a fracturé la glace d’un coup de poing énergique pour
accéder au conduit surnaturel. Le plan-séquence où le miroir se reconstitue c’est
celui qui marque le terme de la petite cohorte, dérobée par la même à notre
regard, et c’est avec cette forme brève coctalienne que Girardet et Müller
achèvent cette œuvre appropriationniste.
Kristall (Sa durée totale est de 14 mn20 sec) est donc un florilège
d’agencements opérant les liaisons – par unification ou contrariété – entre
regard(s) porté(s) et verre(s) brisé(s). Sur le générique de fin qui donne la liste
des 138 films, les réalisateurs appropriationnistes donnent le nom de “clips” aux
formes empruntées, exaltées dans leur brièveté en tant que fragments insérés
dans leur film. Kristall procède donc par déconstruction/reconstruction d’images
cristallines. Toute la question est de savoir si, ce faisant, Müller et Girardet
donnent accès à d’autres formes de temps que celles qui étaient les leurs à
l’origine, ou si au contraire, celles-ci parviennent à subsister à travers les
nouveaux assemblages, révélant alors leur qualité de bloc de mouvement-durée,
voire de noyau spatio-temporel irréductible. Une chose est certaine, cependant,
c’est que ces artistes appropriationnistes parviennent à maintenir la dialectique
actuel/virtuel de telles images, mêmes si les virtualités temporelles sont
modifiées. Il me semble intéressant alors, moins pour conclure que pour lier
l’ensemble de ce que j’ai établi jusqu’ici, de nous intéresser à un agencement
exceptionnel créé par le cinéaste Karel Reisz pour ce qu’il en est d’une
intrusion de l’image-cristal au sein de l’image-action, ce qui ne va pas sans
d’essentielles mises en tension.
Brièveté de la forme-chute et trait meurtrier aussi rapide que l’éclair
Dans le film de Karel Reisz, La Maîtresse du lieutenant français (The
French Lieutenant’s Woman-1981), il y a cette scène de “bref basculement”
d’un présent de convention à un simulacre de passé avec changements de
costumes, de rôles et d’époques qui affectent Merryl Streep (Sarah/Anna) et
Jeremy Irons (Charles Henry Smithson/Mike). Dans ce film dont l’argument est
32
la réalisation d’un film dont l’action se passe au XIXe siècle, on a affaire à une
surdétermination des mises en abyme du jeu actoriel et des relations complexes
entre réel et virtuel. On a ici, dans la brièveté même de l’événement, l’invention
d’un véritable cristal spatio-temporel au sens où l’entend Gilles Deleuze.
Voyons là de près :
Les acteurs fictionnels du XXe siècle, en “costume de ville”, répètent une
scène de chute appartenant au film dans lequel ils jouent, et dont l’action se
déroule au XIXe siècle. Il n’est pas anodin de remarquer que cette répétition a
lieu dans la véranda d’un cottage où ils cohabitent non loin du lieu de tournage.
Cette architecture vitrifiée est apparentée quelque peu, par ses ouvertures sur le
jardin, à celui d’une loggia, espace intermédiaire ou “interfacial”, ni tout à fait
dedans, ni tout à fait dehors70. La véranda qui constitue un petit théâtre qu’on
pourrait alors qualifier d’optique pour ce qu’il est de sa capacité à piéger la
lumière solaire, apporte sa composante structurale et matiériste à ce cristal
cinématographique.
Quant à la composante temporelle, c’est en ce lieu de la répétition
diégétique que Karel Reisz réalise un des plus brefs raccord-mouvement de
l’histoire du cinéma puisque celui-ci s’effectue pendant la chute même de
Merryl Streep, au secours de laquelle se porte simultanément Jeremy Irons. En
fin de chute, les acteurs fictionnels se retrouvent dans une forêt, revêtus d’habits
du XIXe siècle.
Mémoire du cinéma : cette scène créée par le cinéaste, avec l’élégance qui
la caractérise et à laquelle contribue celle de ses très grands acteurs, renvoie
évidemment au « truc à arrêt » 71 de Georges Méliès, tout aussi célèbre que
fondateur, par lequel le “cinémagicien” réalisait ses changements à vue
D’ailleurs, comme pour se rendre disponible à la signification
métacinématographique de cette chute, on ne peut s’empêcher d’éprouver le
sentiment étrange de se trouver aussi dans le studio de verre que fit construire
Méliès, à Montreuil, en 189672. Et cela, dès le début de la répétition dans la
70
Célébrissime est la loggia du tableau de Jan Van Eyck, La vierge du chancelier Rolin, conservé au musée du Louvre.
Il y a bien des naïvetés sur ce trucage fondateur très abouti, confondu souvent avec le seul arrêt de mise en rotation de la
manivelle. En effet, le « truc à arrêt » nécessite de couper et de coller des fragments de pellicule autour du point d’arrêt
correspondant au moment pendant lequel, au tournage, s’effectue la substitution de personnage. Cette opération procédant
pas collage à partir de deux coupures (deux petites chutes en résultent donc) permet de monter dans le mouvement, par
exemple à mi-chemin de la chute du sauteur, ou pendant la rotation du danseur etc. de façon à ce que le spectateur éprouve
cette illusion substitutive.
72
Comme on sait, en ce studio de Montreuil, édifié seulement un an après l’invention des frères Lumière, des parois vitrées
pouvaient s’ouvrir, telles des portes, vers l’extérieur et chaque cloison de verre était dotée d’un volet rabattable ou d’un
rideau qui, plus ou moins déroulé, permettait de moduler l’entrée de la lumière.
71
33
véranda par laquelle les comédiens, texte du découpage technique en main,
expérimentent leurs déplacements relatifs.
Cet agencement cristallin se situe, certes, au cœur de l’image-action et ne
renvoie pas à une des situations optiques et sonores pures qui caractérise pour
Deleuze le cinéma d’Antonioni. Mais sa brièveté le met en tension – fulgurante
serais-je tenté de dire – avec son au-delà. Car cette forme brève a bien sa face
virtuelle dans un « au-delà de l’image-mouvement 73», celle d’une image-temps
dans laquelle, de façon troublante, en nous reconduisant au passé, sans qu’il
s’agisse de l’“en deçà” d’un flash-back, la forme cinématographique se reprend
là aussi. Cette forme-chute de Karel Reisz, ainsi agencée en raccordmouvement, à la charnière de deux plans montés en coupe franche, est effectuée
dans la rapidité sidérante d’un changement à vue où la forme agencée se projette
au-delà d’elle-même, virtuellement et littéralement, d’un seul trait en quelque
sorte. Certes l’événement est d’autant plus original ici qu’il est unique, non
répété. On songe alors à la mise à mort du poète, frappé d’une lance dans le dos,
à l’articulation des deux plans où, dans Le testament d’Orphée ( 195 ) l’on voit
d’abord Jean Cocteau recevant la lance de dos, trait meurtrier qui n’est pas sans
évoquer la foudre de Zeus, même si lancé par un guerrière casquée. Ensuite,
dans une sorte de succession simultanée, on le voit de profil, puis de face, le
corps transpercé, empoignant la lance comme s’il pouvait la retirer, s’exclamer
« Quelle horreur ! ». Cette exclamation retentit juste après qu’a cessé le
sifflement de la lance apparenté au bruit d’un avion supersonique juste avant
qu’il ne franchisse le mur du son74.
Il me semble que ces formes cristallines fulgurantes, celle de Reisz
comme celle de Cocteau, sont alors révélatrices, dans leur non répétitivité
même, de la face sombre, cachée, virtuelle de certaines formes apparemment
bouclées sur elles-mêmes et qui se répètent : il appert alors que les brèves
répétitions, insistantes, têtues, que nous avons rencontrées jusqu’ici, sont
73
« Dans l’image-cristal il y a cette recherche mutuelle, aveugle et tâtonnante, de la matière et de l’esprit : au-delà de
l’image-mouvement ; « en quoi nous sommes encore pieux ». Le germe est le miroir sont encore repris, l’un dans l’œuvre en
train de se faire, l’autre dans l’œuvre réfléchie dans l’œuvre. Ces deux thèmes qui ont traversé tous les autres arts, devraient
affecter aussi le cinéma. Tantôt c’est le film qui se réfléchit dans une pièce de théâtre, […] tantôt dans un film à l’intérieur du
film. », Gilles Deleuze, chap. 4 « Les cristaux de temps », Cinéma 2, l’Image-temps, Paris, éd. de Minuit, coll. « critique »,
p. 101-102. Quand Deleuze écrit « « en quoi nous sommes encore pieux », il paraphrase Serge Daney et, s’agissant de
différentes formes de réflexion il envisage, évidemment, outre la forme théâtrale, diverses modalités de convocation ou de
mobilisation cristallines des autres arts au sein de l’art du cinéma.
74
Ça fait partie de la poétique de Jean Cocteau d’accorder mythologies antiques et sciences et techniques contemporaines.
Voir sur l’Internet ma communication au colloque de l’Université de Nice Sophia Antipolis
http://cinemaginaires.wordpress.com/2010/07/04/le-mythe-d’orphee-reflexivite-poetique-du-septieme-art-dans-l’oeuvrecinematographique-de-jean-cocteau-patrick-louguet/
34
comme autant de tentatives désespérées de trouver une voie de sortie. Autrement
dit : la voie de sortie de ces formes brèves mises en boucle se trouve
virtuellement dans l’événement unique, celui qu’elles reprennent comme si le
réalisateur, ce faisant, conjurait de la sorte sa peur de l’avoir manquée ou, plus
simplement, s’adonnait au plaisir du ressassement ou du repentir.
Ce qui donne toute sa force intensive à la forme-chute inventée par Karel
Reisz, c’est qu’il n’y a qu’une seule répétition, stricto sensu. La scène se joue
deux fois dans la pièce vitrée : une première fois les corps s’approchent et
s’empoignent assez lentement. La seconde fois, alors que Mike, son partenaire
(et, par dédoublement/redoublement diégétique, également son amant le temps
du tournage) l’a invitée à se précipiter vers lui, Anne glisse et la chute se
produit alors qui nous fait changer de lieu et d’époque, tout aussi brusquement
que brièvement.
Esquisse d’une typologie
Au terme de ces divers cheminements, il faut tenter un bilan récapitulatif :
la forme brève mobilise tantôt la direction d’acteurs, tantôt des opérations de
tournage, tantôt de montage, ou les trois ensemble. Elle a aussi l’autonomie
relative des procédés d’animation qui la façonnent (les lettres mouvementées de
Murnau ou de Feuillade). Elle s’inscrit tantôt dans un plan-séquence, tantôt dans
l’articulation de plusieurs plans distincts. Il est cependant impossible de dégager
des critères abstraits de la forme brève, séparés des singularités créatrices qui les
mettent en œuvre.
Le plus souvent inscrites dans de plus vastes totalités, il faut souligner la
grande plasticité temporelle des formes brèves. Il est évidemment vain de leur
assigner une durée minimale objective, de les dire par exemple instantanées ou,
à l’opposé, de les rattacher au film court comme des réalisateurs militants des
années soixante-dix se réclamaient du “film-tract”. Même la forme MB de
Marcel Broodthaers, une seconde d’éternité, bien qu’elle semble mettre en
évidence la clause temporelle élémentaire de l’image-mouvement, ne saurait
constituer l’étalon objectif de la forme brève.
Cependant, on peut dire que la forme brève cinématographique est
évanescente ou fugitive, et d’autant plus qu’elle s’affirme de façon autonome,
cette autonomie fût-elle relative. Elle est tantôt totalité en soi, tantôt totalité
enchâssée dans une autre, ou prête à basculer en elle. Dire son indépendance
relative, c’est dire aussi sa dépendance, les liens plus ou moins discrets noués
entre la forme brève et l’œuvre tout entière dans laquelle elle s’inscrit. Mais dire
35
ce sort commun, ce n’est pas pour autant considérer que la petite totalité de la
forme brève soit, dans tous les cas, modèle réduit de la grande totalité qu’est le
film. Ces cas, pour exister, sont d’autant plus précieux qu’ils sont exceptionnels.
La question, on le sait mieux depuis Deleuze, c’est d’apprécier au cas par cas les
inventions de l’image-mouvement pour décider si ces petites totalités sont
isolées comme des monades « sans portes ni fenêtres », selon l’orthodoxie
leibnizienne, ou si ces monades sont aussi capables de s’ouvrir à d’autres
monades. Peuvent être considérées comme des monades les génériques de Saul
Bäss. Ceux-ci ont une véritable autonomie, et cela en dépit de leur lien
thématique au principal argument narratif affirmé dans les contraintes littérales
du générique. Ainsi dans les films d’Otto Preminger l’Homme aux bras d’or
(The Man with the Golden Arm – 1955) et Autopsie d’un meurtre (Anatomy of
murder –1959), les génériques sont ces belles totalités de signes mouvementés
qui, pour le dire à la manière de Hegel, achèvent dans la forme brève finale
leur devenir-symbole.
Une autre réponse serait de type organiciste, chaque partie recevant sa
signification ultime de la totalité qui l’englobe. En fait, les inventions des
œuvres cinématographiques et vidéographiques exigent de penser à la fois sur
un mode leibnizien et sur un mode hégélien (au moins pour considérer une
dialectisation de la totalité filmique). Pour sortir de la difficulté et penser “au
plus près” l’art du cinéma, il a donc bien fallu que Gilles Deleuze invente
d’autres concepts à l’intérieur d’un nouveau plan d’immanence75. Le « bloc de
mouvement-durée » est l’un de ceux-ci, concept qui convient tout à fait pour
penser chaque forme brève dans son identité originale, sachant qu’un bloc n’est
pas sans faille et peut s’ouvrir à d’autres blocs.
On peut aussi tirer au moins une leçon de l’appropriationnisme de
Girardet et Müller, c’est leur aptitude à mettre en valeur des formes brèves
issues du patrimoine considérable des œuvres, à les exalter ou à les révéler en
refaçonnant des formes matricielles plus amples. Avec leur dernier opus
Kristall, Girardet et Muller permettent donc au spectateur cinéphile de penser
loin dès lors qu’il est un spectateur reconnaissant. Il est reconnaissant d’abord
au sens où il perçoit dans les formes brèves toutes leurs conditions
d’enracinement. Cela vaut pour le rapport au patrimoine externe, mais aussi
pour ce qui se joue entre perception et souvenir proche dans la réception d’une
œuvre : si Bergman “se paye le luxe” d’insérer dans le générique de Persona
(1966) des gros plans très rapidement évanescents du même visage du petit
75
Voir les diverses contributions consacrées à Gilles Deleuze réunies par Suzanne Liandrat-Guigues sous l’intitulé fédérateur
le mouvement des concepts, esthétique-cinéma, revue murmure, Lille, fév. 2008.
36
garçon nous faisant face, c’est aussi parce que son prégénérique s’attarde sur
celui-ci de diverses manières, jusqu’au moment où il caresse le visage de sa
mère occupant tout l’écran76.
De La rue sans joie de Pabst, dans le Persona de Bergman jusqu’au
Prénom Carmen de Godard en passant par La Route des Indes de Lean, c’est
peut-être aussi la même mise à l’épreuve d’une vitrification qui ne soit pas,
dans tous les cas, pétrification dans un devenir-chose irréversible, mais qui soit
aussi cette cristallisation filmique, en puissance d’expansion en tant que creuset
de formes sensibles de temps. Si « piège de cristal » il y a, celui-ci – telles les
glaces qui emprisonnent le bateau dans l’arctique, ou tels les rochers
temporairement mis hors-eaux où s’est échoué le navire, pour reprendre une
image de Jean-Louis Leutrat accueillant un tableau de Caspar David Friedrich –
est toujours susceptible de se fracturer (grand effet d’un infime
réchauffement) :
Chaque film se présenterait comme une portion de temps
encapsulée, la projection réanimant ces existences, ou ces
blocs de durée englués. On pense au navire immobilisé
« comme en un piège de cristal » qu’a peint Caspar David
Friedrich dans un tableau intitulé Le Naufrage. La
projection remet ce navire à flot ; elle est comme une rafale
de vent, un baiser réanimant une belle « au bois dormant »77.
Dans le creuset cinématographique de transsubstantiations matérielles et
temporelles – où se précipitent lumières, transparences et opacités – émergent
alors des formes brèves : mieux, elles sont les transformateurs-mêmes (comme
on dit d’un être qu’il est opérateur ou modélisateur), les forces motrices de ces
transsubstantiations78.
Toutefois, on est également en droit d’attendre leurs surgissements, ou
leurs décantations, à partir de formes tout aussi lentes qu’interminables, comme
les travellings en allers-retours de Tarkovski dans la piscine vide, recouverte
76
La première apparition de l’actrice aphasique dans sa chambre de clinique psychiatrique c’est sa présence face au poste de
télévision. Elle assiste alors, horrifiée, au “spectacle” d’un bonze en train de s’immoler par le feu.
77
Jean-Louis Leutrat, Un autre visible, le fantastique au cinéma op. cit., p. 45.
78
Dans le Vampyr de Dreyer (1932), lorsque David Gray rêve qu’il se trouve face à son corps gisant dans son cercueil. Juste
avant cette découverte de dédoublement, pendant qu’il chemine, le regard inquiet, son être diaphane est maintenu
pratiquement tout au long de la suite onirique, de telle sorte que son corps est véritablement substance de l’entre-deux, perçu
comme étant ni dehors, ni dedans, se mouvant véritablement dans une troisième dimension (mais nulle brièveté dans ce
façonnage, il est vrai). En revanche, plus ou moins brèves sont les apparitions de ces « entités ectoplasmiques flottantes » du
film d’Alain Resnais, On connaît la chanson 1997) apparentées à des méduses translucides. Voir Suzanne Liandrat-Guigues
et Jean-Louis Leutrat, Liaison secrètes, accords vagabonds, Paris, éd. Cahiers du cinéma, coll. « auteurs », 2006.
37
d’une peau lacunaire “végétalisée”, de Nostalghia (1983). C’est que, comme
nous l’avons vu, avec le morceau choisi d’Histoir(e)s du cinéma, décisif sur ce
point – et avec d’autres œuvres autour de l’opus sériel de Godard dont le retour
à l’installation fondatrice MB – la forme brève s’impose aussi à notre regard en
perdurant dans le déploiement de multiples stratagèmes d’insistance. Tel serait
alors le paradoxe de son affirmation que, d’une manière ou d’une autre, elle
doive passer compromis avec la répétition. Au cinéma, nous savons bien –
délices du ressassement – que si une forme n’est répétée de fait, elle l’est
toujours de droit, allant parfois jusqu’à donner le sentiment que le temps “fait
du surplace” pour reprendre une expression de Jean-Louis Leutrat. Ce
sentiment, le spectateur l’éprouve lorsque, dans le douzième tableau de son film
Vivre sa vie, (1962) Godard reprend en cut, plusieurs fois de suite, le moment
où la prostituée fictionnelle et son jeune client amoureux s’enlacent79.
La forme brève réitérée, d’une certaine façon devenue image mobile de
l’éternité, est alors ce qui donne sa mesure propre au présent d’une rencontre80
que le septième art est aussi capable d’exalter, ou d’exhausser, comme
événement tout aussi unique qu’éphémère. Enfin, dotés de grandes capacités
intensives, et même s’ils se rappellent à nous précisément à cause d’elles, il
convient de faire place aux traits sidérants, ceux qui exaltent la création
d’images cristallines tellement originales dans les films de Cocteau et de Reisz.
Dans Le Testament d’Orphée comme dans La Maîtresse du Lieutenant
français, ces deux cinéastes ne manquent pas d’épanouir, chacun à sa façon et
comme on l’a vu, des solutions germinatives de formes brèves parfaitement
maîtrisés, abouties et fondatrices, enracinées dans l’art de Georges Méliès.
79
Cette scène appartenant au 12° tableau fait écho à la fin du tableau n° 6 intitulée « Mitraillade dehors ». Cette séquence
« Mitraillade dehors » est régie par un montage saccadé s’apparentant à un panoramique à l’intérieur du bistrot (obtenu
probablement par prélèvement d’images à l’intérieur du « pano-filé »), en analogie rythmique avec les bruits d’une
mitraillette, autre façon de réitérer, dans une succession ou répétition discontinuiste, une forme brève.
80
Voir Alain Chareyre-Méjan, chap. 21, « En quel sens nous sommes éternels ? », Essai sur la simplicité d’être, Toulouse,
op. cit., p. 147-158.
38