Faire obstacle à l`afro-pessimisme

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Faire obstacle à l`afro-pessimisme
Faire obstacle à l’afro-pessimisme –
L’histoire du Forum Afrique-Canada
Conseil canadien pour la coopération internationale 1
« Nul autre continent que l’Afrique ne voit si souvent des étrangers parler en
son nom, ni ses politiques élaborées par d’autres, ni n’a de gouvernements si
complaisants à l’égard des étrangers qui parlent à leur place. Le travail du Third
World Network (Ghana) cherche à inverser cette tradition. Il ne s’agit pas simplement
d’un regroupement de bénéficiaires ou de partenaires dans la solidarité, mais
de membres d’un groupe de peuples africains qui parlent d’une même voix en
ce qui concerne des problèmes communs, de façon que les habitants de
l’Afrique s’expriment en leur propre nom en tant que citoyens africains, qu’ils
s’expriment en tant que citoyens du monde, et qu’ils agissent en leur nom et de
concert avec d’autres en vue de régler des problèmes mondiaux communs. »
Yao Graham, Third World Network – Africa, Ottawa, 2005
solidarité internationale le travail de sa vie, faisait
remarquer, non sans une pointe de désespoir :
« Des millions de personnes sont déjà mortes
de la faim, de la maladie et de la violence, et
des millions d’autres sont confrontées à des
existences hobbesiennes dans des conditions
de dégradation sociale et environnementale
croissante... »
Au cours des années pendant lesquelles a duré
le mouvement de l’indépendance et au début de
la période postcoloniale, une vague d’optimisme
a balayé l’Afrique. Quarante ans plus tard,
dans les années 1990, on a finalement éliminé
l’apartheid avec l’aide d’un tenace mouvement
international de solidarité. Mais les militants
mondiaux qui avaient aidé à déloger le dernier des
gouvernements blancs dans le Sud ne trouvaient
pas vraiment à se réjouir. La désintégration
sociale semblait sévir d’un bout à l’autre du
continent. Le Libéria. La Sierra Leone. La Somalie.
L’Angola. Le Rwanda. Le Congo. Les diamants de
guerre. Les enfants soldats. Les mines terrestres.
Les réfugiés. Les épidémies.
Les conseillers de la Banque mondiale et du Fonds
monétaire international (FMI) continuaient
d’affluer dans les capitales africaines, exigeant
des limites à l’intervention des gouvernements
et prêchant la plus récente version de l’évangile
selon le marché mondial. Pourtant, s’il y avait
un endroit où l’échec du marché était évident,
c’était en Afrique où, au tournant du siècle, la
totalité de l’entreprise du développement était
en apparence morte.
Pour une trop large part des citoyens africains,
la vie semblait vouloir obéir à un cliché – dure,
brutale et courte. En effet, en 1996, Colin Leys,
un universitaire occidental qui avait fait de la
1
Le présent texte a été rédigé par Jamie Swift, aux termes d’un contrat avec le Conseil canadien pour la coopération
internationale (CCCI). Le CCCI assume la responsabilité des erreurs ou des omissions qui pourraient s’y être glissées.
Les points de vue exprimés ne sont pas nécessairement partagés par l’ensemble des membres du CCCI. Ce texte est
une traduction de l’anglais.
Conter nos histoires : Tirer les enseignements stratégiques de l’expérience du développement
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L’un d’entre eux est l’Organisation catholique
canadienne pour le développement et la paix
(Développement et Paix), l’organisme de
développement officiel de l'Église catholique au
Canada. Développement et Paix soutient la réalisation de projets dans treize pays africains. Selon
la chef d’équipe pour l’Afrique, Danielle Gobeil,
vers la fin des années 1990, Développement et
Paix, à l’instar de nombreux autres organismes
qui parrainent la réalisation de projets en
Afrique, souffrait de la « fatigue du praticien »
– faisant de son mieux sans faire beaucoup de
progrès. Et il n’y avait aucun endroit pour discuter
des problèmes auxquels les praticiens étaient
confrontés dans leur travail quotidien.
C’est du moins la conclusion à laquelle arrivait
l’économiste politique ougandais Yash Tandon,
en 1996, dans un article intitulé An African
Perspective. Il y décrivait une situation où les
inscriptions dans les écoles et les salaires réels
chutaient, alors que les maladies évitables et les
guerres ethniques augmentaient. La grande
expérience faite avec la vie de millions de
personnes pauvres, appelée l’ajustement structurel, avait lamentablement échoué. M. Tandon
en venait à la conclusion qu’une des principales
raisons de cet échec était que trop souvent, les
Africains n’étaient pas « maîtres de leurs propres
ressources… Ils ne possèdent pas leur propre
terre. Les produits de la terre – le coton, le café,
le cacao, le bois d’œuvre, les matériaux biogénétiques, les minerais – sont directement contrôlés
par des [sociétés] transnationales ou sont
échangés sur le marché mondial à des prix très
inférieurs à leur valeur réelle. Étant donné cet
exode massif des valeurs, l’Afrique n’a aucune
chance de gagner un revenu suffisant pour
assurer la subsistance de sa population ».
« Le Rwanda a été un choc pour nous tous, a-telle expliqué. Nous avions besoin de parler entre
nous. Nous nous disions que nous ne devions
pas être les seuls à vouloir parler de tout cela. »
Bien que Mme Gobeil se soit décrite comme
une praticienne et non comme une analyste des
politiques, elle croyait que les ONG canadiennes
avaient besoin de discuter à la fois de la prestation
des services et de la marginalisation de l’Afrique
dans un contexte mondial élargi. Sauf la diffusion
d’images de crise montrant la faim et la maladie,
on faisait fi de tout un continent, du moins
lorsqu’il s’agissait de la « mondialisation ».
d
À côté de la carte
Dans ce contexte, il est à peine surprenant
qu’un phénomène appelé « afro-pessimisme »
ait pris racine non seulement parmi les universitaires, mais aussi au sein des organisations
non gouvernementales (ONG). Au cours de ces
décennies perdues en Afrique, ces ONG étaient
devenues de plus en plus populaires. Elles s’étaient
attiré la sympathie à la fois des puissants organismes multilatéraux qui étaient convaincus que le
gouvernement faisait partie du problème, et de
ceux qui avaient une vision différente de l’avenir
du monde – une vision engendrée par la quête de
justice envers les millions de personnes laissées
pour compte. De nombreux organismes non
gouvernementaux de développement du Canada
ayant des projets en Afrique ont adhéré à cette
cause, souvent en privilégiant le soutien aux
organisations de la société civile du Sud.
« On travaille sur une petite échelle et force
est de constater que les choses n’iront nulle part
si le travail ne se fait pas à l’échelle mondiale »,
a-t-elle dit.
Inter Pares, une ONG canadienne beaucoup plus
petite, avait des préoccupations semblables.
Molly Kane avait acquis une certaine expérience
du travail de plaidoyer politique avant de se
joindre à l’organisation, qui estimait que son
travail consistait, du moins en partie, à remettre
en question les priorités sociales, au pays comme
à l’étranger. Pour Mme Kane, les ONG devraient
toujours être conscientes des répercussions
Conter nos histoires : Tirer les enseignements stratégiques de l’expérience du développement
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étape subséquente, bien qu’on ait prévu un
engagement systématique à l’égard des collègues
africains. On espérait laisser le dialogue
évoluer tranquillement, en commençant « là
où se situaient » les participants.
politiques de leur travail. Cela influe sur les
projets et sur les organisations qu’elles choisissent
de soutenir en tant que partenaires.
« Nous pouvons faire des projets jusqu’à ce
que mort s’ensuive, et ce seront de beaux projets.
Mais en tant qu’organisations, nous avons la
responsabilité de tenir compte de l’environnement politique. La politique publique. En
tant que citoyens, dans quelle sorte de société
vivons-nous ? Quel type d’influence pouvonsnous exercer sur les gouvernements qui établissent le cadre dans lequel vivent les gens ? »
« Là où se situaient » de nombreux Canadiens
par rapport à l’Afrique selon certains participants
des ONG, cela découlait, du moins en partie,
des images utilisées dans les campagnes de
financement. Au lieu de présenter les Africains
comme des citoyens actifs revendiquant leurs
droits, certaines initiatives de financement les
présentaient encore comme des victimes passives
et des bénéficiaires de charité. Tous avaient pour
but d’améliorer les conditions de vie matérielles
des gens. On se demandait toutefois si l’on y
parviendrait mieux en présentant l’image
classique d’enfants pauvres et souffrants, avec
des « mouches dans les yeux », recevant de l’aide
de quelqu’un d’autre (souvent une personne
blanche), ou s’il valait mieux présenter aux
Canadiens des messages axés sur des personnes
en train de développer leur capacité de s’organiser.
En fait, le « renforcement des capacités » a été
l’un des mots d’ordre du Forum Afrique-Canada.
En 1999, a-t-elle rappelé, l’Afrique n’en
menait pas large dans les discussions du Canada
en matière de politique publique : « Elle était
à côté de la carte. Bono ne venait pas au Canada ».
Le désir de partager les frustrations suscitées
par les problèmes de l’Afrique et le besoin
d’avoir une tribune où le faire d’une manière
constructive ont mené, cet hiver-là, à la création
du Forum Afrique-Canada (FAC). On voulait
inviter les représentants des ONG canadiennes
à une rencontre de trois jours, dont l’ordre du jour
demeurerait ouvert, le principal objectif étant de
discuter de leur travail en Afrique. Les organisateurs, dont faisaient aussi partie le Primate’s
World Relief and Development Fund de l’Église
anglicane, Oxfam Canada, le Conseil canadien
pour la coopération internationale et les Fonds
Humanitaires des Métallos, espéraient créer
un lieu où les gens pourraient se consulter les
uns les autres, examiner le travail relatif à la
collecte de fonds à caractère éthique et le travail
de programmation, et tirer parti de l’expérience
des autres, tout en élaborant graduellement
des stratégies susceptibles de réorienter les
politiques du gouvernement canadien à l’égard
de l’Afrique.
Kathy Vandergrift était aussi présente à la réunion
de fondation du FAC, à titre de directrice des
politiques à Vision mondiale Canada, l’une des
plus importantes organisations d’aide et de
développement du pays. Le plaidoyer politique
était un mandat plus nouveau pour Vision
mondiale qu’il ne l’était pour certains autres
participants, bien que l’organisation ait été en
voie de faire rapidement ses preuves en contestant la conditionnalité des prêts de la Banque
mondiale et du FMI, en favorisant la justice
sociale au sein du système de commerce international et en soulignant l’importance des droits
de la personne pour la réduction de la pauvreté.
Les principaux objectifs étaient la formulation
de propositions et la revendication d’un
changement dans les politiques. Le processus
était ouvert – à un point tel que les promoteurs
n’avaient préparé aucun programme pour une
Mme Vandergrift a ajouté que malgré un certain
scepticisme, au départ, à Vision mondiale, « nous
avons accepté de plus en plus d’intégrer le travail
d’élaboration des politiques à notre mandat de
Conter nos histoires : Tirer les enseignements stratégiques de l’expérience du développement
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base ». Les politiques et les programmes plus
traditionnels sont de plus en plus indissociables.
Elle était fière du rôle de leader qu’a joué son
organisme dans la campagne en faveur de la
responsabilité sociale des entreprises, qui a mis
l’accent sur le rôle que la société pétrolière
canadienne Talisman a joué dans le sud du
Soudan, pays déchiré par la guerre. « L’un des
buts du FAC, a-t-elle dit, est de travailler en
concertation sur les deux fronts – plaidoyer/
politiques et renforcement de nos programmes. »
est abondant ? Qu’est-ce que le « partenariat »,
en réalité ? Comment les organisations peuventelles renforcer leur capacité d’effectuer des
analyses des politiques et des activités de plaidoyer
en intégrant les politiques à leur culture et à leur
capacité organisationnelles ? « Sommes-nous
en train de contribuer à l’“afro-pessimisme”
et à l’indifférence du public » en faisant la
promotion d’images stéréotypées de l’Afrique
dans les campagnes de publicité et de collecte
de fonds ? « Avons-nous réussi à influer sur les
politiques au Canada ? Quel impact avons-nous
eu sur les engagements financiers et politiques
du gouvernement ? »
Ce fut l’une des principales conclusions du
premier forum, tenu en mai 2000 au lac
Macdonald, dans les Laurentides, au nord de
Montréal et d’Ottawa. Une quarantaine de
personnes de vingt organisations ont répondu
positivement à l’invitation lancée aux organisations qui partageaient :
Les participants au premier forum savaient que
la collaboration entre les organismes avait ralenti
depuis une dizaine d’années, qu’il y avait eu un
passage du développement aux secours d’urgence
et que, comme le mentionnait le rapport du
forum, « il est plus facile d’obtenir des fonds
pour aider les victimes des guerres et des situations d’urgence que pour soutenir les activités
à long terme d’organisations populaires ».
Les présentations ont souligné la gravité de la
situation en Afrique subsaharienne. Micheline
Ravololonarisoa, de ACORD, un consortium
d’organisations installé à Nairobi, a soutenu
que l’apparition de nouveaux seigneurs de la
guerre et de réseaux criminels était le signe
d’un chaos économique généralisé résultant
du démantèlement des économies locales au
nom de la mondialisation. L’activiste kenyane
Eunice Sahle, qui travaille au Canada comme
universitaire, a souligné que plutôt que de prendre
leurs sources dans une mauvaise gouvernance
et dans un manque de responsabilité, de nombreux problèmes africains résultaient d’une
obsession de trouver des solutions axées sur le
marché, qu’elle dit érigé en « fétiche ». Brian
Tomlinson du Conseil canadien pour la
coopération internationale (appelé à devenir
l’hôte du FAC), a fait remarquer que malgré les
progrès accomplis par le Canada relativement
à l’annulation de la dette bilatérale, l’aide
canadienne à l’Afrique avait chuté de 34 p. 100
dans les années 1990. Cela s’accompagnait
d’un déclin de l’analyse politique chez les
membres du CCCI et d’une perception croissante
selon laquelle l’Afrique subsaharienne n’était
plus à l’ordre du jour politique.
Les questions étaient nombreuses. Les partenaires
africains veulent-ils se contenter d’être des
prestataires de services lorsque le financement
Les participants au FAC ont discuté des pièges
d’une nouvelle idéologie de l’aide. Comme la
capacité des gouvernements africains de
n
n
n
un engagement en faveur du développement
à long terme et de la justice sociale en
Afrique, distinctement de l’assistance
humanitaire;
une expérience des programmes continus en
Afrique, en partenariat avec des organisations
de la société civile locale ou par l’entremise
de réseaux internationaux;
une participation aux activités d’éducation
du public au Canada, et un intérêt pour
l’élaboration des politiques et le plaidoyer
auprès du gouvernement canadien.
Conter nos histoires : Tirer les enseignements stratégiques de l’expérience du développement
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« La participation de chaque personne venait
s’ajouter à son horaire déjà très chargé », a
rappelé Claudie Gosselin, embauchée à titre de
coordonnatrice à temps partiel du FAC par
l’entremise du CCCI. « Non seulement devionsnous établir un lien réel avec ce que les gens
faisaient déjà, mais il fallait aussi rendre cela
amusant. »
réglementer leurs économies et de fournir des
services avait diminué, les ONG ont été mobilisées
pour agir en tant que prestataires de services, une
solution de rechange à des gouvernements
inefficaces. Le renforcement de la société
civile, qui semblait être une entreprise
vertueuse, avait donc de multiples significations.
Mme Ravololonarisoa a fait valoir que les ONG
et la société civile ne peuvent se substituer à
l’État, et qu’il revient aux gouvernements de
créer des conditions favorables à la mobilisation
de la société civile. Pour elle, l’État doit
négocier avec les institutions financières
internationales, et c’est à la société civile de
s’assurer que dans ce contexte, l’État se comporte
de manière responsable envers les citoyens.
Les organisateurs se sont vite aperçus que les
gens n’étaient pas du tout réticents à sortir de
leurs bureaux et à aller dans les bois.
« La première année, nous avons pris un bain
de minuit dans le lac; la fois suivante, nous avons
beaucoup dansé pendant la soirée, dit Molly Kane.
Nous avons cherché à encourager cela. »
À la fin de ce forum, les participants ont conclu
qu’il s’était agi d’une première étape nécessaire.
En tant qu’organisations ayant des intérêts et des
problèmes communs, les ONG étaient mieux
placées pour aborder une deuxième étape, cette
fois en compagnie de partenaires africains,
qu’ils ont décidé d’intégrer dans le dialogue.
Le forum a été particulièrement la création de
ses membres participants. Bien que le CCCI ait
hébergé le bureau de la coordonnatrice, le FAC
n’était pas une entreprise du CCCI. C’était
plutôt un projet conjoint d’ONG participantes,
qui avaient payé leur contribution. De plus, de
nombreux participants étaient des personnes
chargées des programmes, qui avaient rarement
eu la chance de réfléchir en profondeur à des
questions stimulantes portant sur les politiques,
surtout de manière soutenue. Le forum allait
devenir un « atelier de discussion sur les politiques » essentiel pour les praticiens du
développement, qui ne faisaient pas que se
réunir pour arriver à comprendre la façon de
tirer davantage parti des fonds du gouvernement.
La deuxième session, à la fin du printemps de
2001, a aidé à consolider le forum. Cette fois,
une douzaine de personnes de l’Afrique ont
participé, mais pas en tant qu’invités ni même
en tant que partenaires. En effet, les organisateurs
ont essayé d’éviter ce dernier terme, insistant
pour qu’on utilise plutôt le terme « collègues »
africains. Comme le FAC n’est pas une source
de financement, il s’agit là d’une juste qualification des relations.
Selon Danielle Gobeil, « l’idée était de se
rassembler et de parler de deux sujets – la pratique
et une analyse plus globale. Pourquoi les choses
sont-elles ce qu’elles sont ? La marginalisation
de l’Afrique, l’Afrique qui ne va nulle part dans
l’économie mondiale ».
Les organisateurs avaient maintenant trouvé
une façon de faire. Il était essentiel que les
gens sortent de leur bureau et qu’on les amène
dans un milieu boisé. Le but était d’organiser
une rencontre prolongée, en personne, dans
un cadre informel, sans tâche spécifique à
accomplir et avec un programme souple, pour
que les gens puissent se détendre et mettre de
côté leur personnage institutionnel.
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exportations croissantes étaient la solution et,
effectivement, les exportations de l’Afrique se sont
accrues de 30 p. 100 entre 1980 et 2000. Le problème, c’est que la valeur de ces exportations a
chuté de 40 p. 100 au cours de la même période. »
C’est peu après cette deuxième rencontre du
FAC que l’Afrique est réapparue sur la carte
politique du gouvernement du Canada… et sur
les premières pages des journaux.
d
Les analystes des politiques de développement
issus de la tradition de la théologie de la
libération de l’Église catholique ont trouvé
écho chez leurs homologues de Vision mondiale,
qui soutenaient que « le commerce et non l’aide »
était un simple prétexte pour « une libéralisation
générale au sein de l’[Organisation mondiale du
commerce] et pour les compressions des budgets
d’aide de nombreux pays au cours des 25 dernières
années. Mais ce slogan idéologique repose sur
une dichotomie trompeuse et vide de sens, qui
s’apparente davantage à de l’opportunisme
financier et politique, et à la poursuite des intérêts
économiques en place des pays donateurs,
qu’à de solides principes de développement ».
Le Nouveau Partenariat pour le
Développement de l'Afrique (NEPAD)
À la rencontre du G8 en 2001, à Gênes, le
président Mbeki de l’Afrique du Sud a présenté
aux gouvernements les plus puissants du monde
une Nouvelle initiative africaine. Trois mois plus
tard, des chefs d’État africains avaient lancé le
Nouveau Partenariat pour le Développement
de l'Afrique (NEPAD) pour éliminer la pauvreté
et sortir le continent de son « exclusion à
l’heure de la mondialisation ». Le gouvernement
canadien n’a pas tardé à prendre le taureau par
les cornes. En tant qu’hôte du sommet du G8 de
2002, le premier ministre a annoncé que le
dilemme africain serait à l’avant-plan du sommet
à venir, à Kananaskis. Un plan d’action suivrait.
Tout cela, conjugué au fait que leur gouvernement
s’en faisait le défenseur, a amené les ONG
canadiennes du FAC à scruter le NEPAD de près.
Cela les a aussi incitées à inviter leurs collègues
africaines à se joindre à elles pour faire l’analyse
urgente des politiques d’une initiative qui
reconnaissait que la mondialisation « avait accru
la capacité des plus forts à promouvoir leurs
intérêts au détriment des plus faibles ».
Les participants du FAC les plus actifs croyaient
que le sentiment d’urgence entourant le NEPAD
signifiait une reconnaissance implicite qu’après
plus de vingt ans – depuis que le Rapport Berg,
publié en 1981 par la Banque mondiale, avait
amorcé la première étape de l’ajustement structurel – les politiques officielles des gouvernements du Nord en matière de développement,
et les institutions financières internationales
qu’ils contrôlent, avaient échoué. Le programme
complet de la libéralisation, de la déréglementation et de la privatisation du commerce était
compris dans le terme technique « conditionnalités ». Il était connu de ses critiques – et ils
étaient légion – comme le « Consensus de
Washington » ou néolibéralisme. Le consensus
entre ces critiques au sein de la communauté
des ONG canadiennes était évident.
Les ONG canadiennes ont joué un rôle déterminant en lançant une discussion mondiale sur le
NEPAD. Avec ses collègues africaines, dont
certaines n’avaient même pas entendu parler du
NEPAD avant d’en apprendre l’existence par
l’entremise des courriels échangés avec les ONG
canadiennes, le FAC a élaboré une réponse
globale. Bien qu’accueillant positivement une
initiative africaine, leur analyse a donné lieu à
une critique des politiques néolibérales
endossées par le NEPAD. Tout partenariat prétendant être « nouveau » allait devoir être
démocratique et transparent, les gouvernements
africains étant tenus de rendre des comptes à
« “Le commerce et non l’aide”, telle est l’approche
des États-Unis à l’égard de l’Afrique », faisait
remarquer Développement et Paix. « Les
Conter nos histoires : Tirer les enseignements stratégiques de l’expérience du développement
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Third World Network – Africa, dont le siège
social est au Ghana, appréciait la possibilité
d’un débat général et approfondi entre les
organisations de la société civile canadienne et
leurs collègues et partenaires de l’Afrique. Cela
a entraîné l’adoption d’une analyse et de positions
partagées, avec lesquelles les deux parties se
sentaient à l’aise et qu’elles trouvaient utiles en
tant que base au programme de mobilisation.
leurs citoyens et aux organisations de la société
civile. Après tout, ces éléments étaient la marque
politique du discours de la Banque mondiale et
des donateurs officiels, caractérisé par de nombreuses et sévères réprimandes concernant le
besoin de transparence et de responsabilisation.
les ong canadiennes ont joué un
rôle déterminant en lançant une
discussion mondiale sur le nepad.
« Le forum a permis non seulement de discuter
des politiques, mais aussi d’adopter une position
commune de plaidoyer. Venant d’une ONG
africaine, j’ai trouvé cela très utile », a dit
M. Hormeku, un vétéran d’innombrables
rencontres internationales. « Il s’agit d’un type
d’interaction très différent, sinon unique. C’est
très distinct de bon nombre de réunions d’ONG
dans le Nord. »
Pourtant, selon l’analyse du NEPAD poliment
exprimée par le FAC, « l’absence de consultations
préalables et de débats avec la population
africaine pose des problèmes d’engagement
sur le plan de la participation démocratique, et
cette absence se reflète d’ailleurs dans le contenu
du document et dans les priorités qu’il établit ».
Le FAC a pris soin de ne pas adopter de positions
auxquelles on ne pourrait donner suite, cherchant
à imprimer une impulsion soutenue par la force
du nombre. Évitant la dénonciation pour occuper
plutôt un espace politique dans le dialogue
avec le gouvernement, le forum évoluait vers ce
qu’un participant a décrit comme une approche
politique sophistiquée et mûre comportant
une tentative d’harmoniser davantage la prise
de décisions par le Canada et les grands
problèmes criants.
Le fait que le NEPAD soit une initiative
descendante destinée à des fins de consommation
par les donateurs du Nord, et non des citoyens
africains, était au cœur de la critique du FAC.
La réponse conjointe Canada-Afrique a pris au
pied de la lettre la place accordée à la démocratie
par la Banque mondiale et des donateurs tels
que l’ACDI. Elle concluait que « pour atteindre
les objectifs louables du NEPAD (élimination de
la pauvreté, démocratisation, promotion des
droits de la personne), il ne suffit pas d’adopter
des mesures techniques et administratives. En
effet, si l’on veut promouvoir la démocratie à
long terme et répartir équitablement les
retombées économiques, il est essentiel que
les acteurs de la société civile puissent suivre
de près les mesures prises par leur gouvernement
et exiger de lui qu’il leur rende des comptes.
Or, le NEPAD est en grande partie muet sur la
participation du public ».
La professeure Bonnie Campbell, une
participante-observatrice de longue date de l’entreprise du développement, a aussi commenté
la nouveauté du FAC : « Il a le don d’impliquer
des personnes modestes, dont les positions
sont très claires. Les discussions concernant le
Canada et le NEPAD ne demandaient pas qu’on
dise aux autres quoi faire. Il s’agissait de travailler
– je déteste le mot partenariat – avec d’autres pour
s’attaquer à des problèmes communs. Il s’agissait
d’écouter avec respect ce que des gens d’autres
coins du monde avaient à dire sur les questions
du commerce, de l’exploitation minière ou de la
sécurité, et de cerner les incidences sur le plan
Évidemment, ce type de discours est monnaie
courante dans le milieu des ONG. Ce qui
rendait éloquente la réponse du FAC, c’était la
façon dont elle avait surgi. Tetteh Hormeku, du
Conter nos histoires : Tirer les enseignements stratégiques de l’expérience du développement
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telles que la survie et la paix. Le forum a reconnu
le fait, souvent passé sous silence, que les ONG ne
constituent qu’une partie de la société civile, et
non la société civile comme telle. De plus, il a
souligné que les ONG qui participent à l’entreprise
du développement sont souvent « fragmentées »
et qu’elles ne sont « pas très indépendantes
des intérêts des donateurs (du Nord) ». Le forum
s’est demandé s’il pouvait être acceptable, sur le
plan éthique, « de répondre aux donateurs du
Nord qui nous demandent “d’être réalistes” en
défendant les intérêts des mouvements populaires africains, au nom de ceux qui ne seront
jamais à la table ».
des politiques. Il s’agissait de s’assurer qu’on
parle aussi, si possible, avec des personnes qui
participent à la prise de décisions stratégiques
au gouvernement. Il s’agissait de préciser les
domaines où il serait possible de faire avancer
les dossiers dans le processus d’élaboration
des politiques, plutôt que (de se cantonner
dans) une position marginale. »
À l’approche du sommet du G8 à Kananaskis,
le forum a organisé des réunions entre plusieurs
de ses membres africains et des fonctionnaires canadiens responsables du processus
de planification, y compris des personnes du
cabinet du premier ministre chargées du G8, des
Affaires étrangères et de l’ACDI. Cela découlait
naturellement des efforts fructueux faits pour
assurer la participation de fonctionnaires aux
discussions sur les politiques à l’occasion des
forums comme tels. Le coprésident du FAC,
Serge Blais, a aussi fait une présentation devant
la ministre de la Coopération internationale,
dans le cadre des consultations de l’ACDI sur le
renforcement de l’efficacité de l’aide.
Parallèlement, il a accompagné sa collègue et
coprésidente du FAC, Molly Kane, au Forum social
africain, au Mali, où le NEPAD était l’un des
principaux points à l’ordre du jour. Quelques
mois avant le sommet du G8 à Kananaskis, de
nombreux collègues africains s’étaient rendus
à une rencontre à Montréal, à l’invitation de la
ministre de la Coopération internationale,
pour discuter du NEPAD et de la rencontre du
G8. À cette occasion, ils ont abordé les commentaires du forum sur le NEPAD au cours de
discussions parfois houleuses avec les
représentants du gouvernement du Canada.
Même si l’utilisation (par inadvertance peut-être)
du mot « jamais » est teintée d’afro-pessimisme,
elle était compensée par le fait de reconnaître
l’importance de ce que les théoriciens de la
politique appellent le « discours sur les droits ».
En donnant la priorité aux droits des pauvres, il
est possible de situer la notion souvent vaseuse du
« développement » sur un terrain plus ferme
et plus familier. Les droits sociaux, culturels et
économiques (tels que le droit à de l’eau potable)
prennent de l’ampleur à une époque où une chose
aussi vitale pour la survie de l’être humain est de
plus en plus considérée comme une marchandise
pouvant être assujettie à des règles commerciales,
si souvent déterminées par des intérêts privés
et les gouvernements les plus puissants du monde.
En 2003, le forum a commencé à explorer avec
ses membres une « approche axée sur les droits »
et à discuter de la façon dont une telle approche
pourrait être appliquée de manière utile à la fois
à l'élaboration de programmes et aux activités
de plaidoyer. Au lieu de se laisser emporter par la
nouveauté de cette approche, le forum a souligné
que pour revendiquer et faire respecter les droits
sociaux, il faut de l’argent, une chose dont
manquent les pays et les populations pauvres,
particulièrement dans le contexte des programmes d’ajustement structurel et d’un système
de commerce international inégal.
Au cours de son évolution, le FAC n’a pas
répugné à s’autocritiquer. Il a reconnu les
visées différentes du Nord et du Sud : les ONG
du Canada se demandaient comment avoir
accès au financement de l’État maintenant que
l’Afrique était de retour sur la carte, alors que
les organisations africaines étaient souvent
aux prises avec des préoccupations quotidiennes
Conter nos histoires : Tirer les enseignements stratégiques de l’expérience du développement
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d’être assez refermé sur lui-même. Mais
venant de Développement et Paix, j’ai appris à
adopter un point de vue plus canadien. »
Un forum diversifié
La définition du mot « forum » dans le dictionnaire indique qu’il s’agit avant tout d’une
discussion et d’un débat ouverts sur des questions
d’intérêt public. Le Forum Afrique-Canada a
tenté de demeurer fidèle à l’image d’un lieu où
il est possible de discuter librement. À ce titre,
il est devenu un lieu exceptionnel de concessions
mutuelles par-delà trois fractures. La fracture
intercontinentale, entre les groupes et collègues
du Canada et ceux de l’Afrique. La fracture entre
les programmes et les initiatives de plaidoyer
canadiens. Et enfin la troisième, assez bien
connue, la fracture canadienne.
Les séances du forum offrent des services
d’interprétation simultanée. Cela est utile non
seulement pour les participants canadiens
mais aussi pour les personnes en provenance
du Ghana et du Sénégal, qui ne sont pas en
mesure de communiquer facilement avec leurs
collègues des ONG de l’Afrique de l’Ouest (l’un
des héritages de la domination coloniale).
Finalement, le FAC a tenté avec un certain succès
une autre forme de rapprochement – ouvrir de
meilleures voies de communication entre une
diversité d’ONG, dont beaucoup ont contribué à
la mise en place des programmes et à la prestation
de services, alors que d’autres ont privilégié le
plaidoyer politique. Comme le disent les travailleurs sociaux, c’était un « défi », pour les ONG de
services, de composer avec le cadre stratégique
à l’intérieur duquel elles fournissent leurs
services. Ainsi, une ONG pourrait appuyer des
organismes semblables en Afrique engagés dans
l’approvisionnement en eau dans un coin éloigné
du Sénégal, les deux partenaires devant mieux
comprendre les mesures politiques qui ont été
prises à l’échelon macroéconomique en matière
de privatisation de l’eau.
« Le bilinguisme du FAC n’était pas que de la
poudre aux yeux, a dit Claudie Gosselin. Ce
n’était pas ce qu’on entend trop souvent à
Ottawa. En français : “Bonjour tout le monde.
Merci d’être venus.” Puis, en anglais : “Passons
maintenant aux choses sérieuses.” Il y avait dès
le départ un engagement à surmonter cette
différence – une réalité autant canadienne
qu’africaine. Cela s’est produit parce que le
président et le personnel, de même que la
majorité des personnes faisant partie du
comité de coordination, étaient réellement
bilingues. »
Pour Kathy Vandergrift, de Vision mondiale, le
forum a été différent. « Ils ont travaillé plus fort
pour régler ce problème que ne l’ont fait la plupart
des coalitions dont j’ai fait partie. » Elle a ajouté
que le caractère bilingue du FAC rend plus
faciles les relations avec la fonction publique
bilingue d’Ottawa.
Tetteh Hormeku a résumé la dynamique
lorsqu’il a signalé qu’il avait participé à des
séminaires éducatifs trop nombreux pour les
mentionner. « Mais j’ai toujours trouvé qu’il
était beaucoup plus efficace de regrouper
divers types d’organisations, fortes de la
diversité de leurs expériences, pour débattre
de questions stratégiques particulières.
Pendant les discussions sur le NEPAD, je me
souviens qu’une des principales questions
était de savoir si les organisations canadiennes
prévoyaient ce qui pourrait être réalisé, étant
donné qu’on allait octroyer davantage de
financement pour une priorité du NEPAD. Il
est devenu clair que bien que nous accueillions
Danielle Gobeil est une doyenne de Développement et Paix, une organisation dont le bilinguisme traduit le caractère binational de l’Église
catholique, l’une des quelques institutions du
Canada qui jettent un pont sur le fossé binational.
« Un indicateur de la réussite du forum, c’est
que les gens continuent d’y participer – les
francophones et les Torontois, dit-elle. Cela
les rapproche. Le Québec avait l’habitude
Conter nos histoires : Tirer les enseignements stratégiques de l’expérience du développement
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Le FAC a cherché à montrer qu’il fallait tendre
vers l’afro-optimisme.
tous favorablement des fonds additionnels, le
contexte était le suivant : “Y aurait-il des fonds
supplémentaires pour les plus vulnérables ?”
puisque tellement d’éléments du NEPAD
étaient axés sur le marché. C’était une discussion très intéressante. Tout le monde apportait
un point de vue différent. Ceux d’entre nous
qui étaient spécialisés dans les organisations
de plaidoyer politique ont beaucoup appris du
fait de fonder notre analyse sur l’expérience
directe d’organisations qui exécutent des projets concrets au bénéfice de populations vulnérables. Ce fut donc un processus d’apprentissage réciproque. »
« Lorsque des personnes prennent trois
journées pour se réunir dans les bois, à l’automne,
alors que les chambres ne sont pas chauffées,
de conclure Danielle Gobeil, c’est que les
questions en cause leur tiennent vraiment à
cœur. Le simple fait que les gens continuent
d’y venir est un indicateur de la réussite du
forum. »
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