Petit / Silva Screen
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BERTRAND BLIER AUTOPORTRAIT MUSICAL par Stéphane Lerouge Le musique de Bertrand Blier, c'est d'abord la sienne, celle de ses dialogues, de sa langue, alchimie de poésie et de trivialité, portée par des solistes de haut-vol comme Gérard Depardieu, Patrick Dewaere, Miou Miou, Jean Carmet, Jean-Pierre Marielle, Albert Dupontel, Jean Dujardin… Mais son cinéma convoque aussi une autre musique, cette fois avec des notes, avec des combinaisons mélodiques, harmoniques, rythmiques, orchestrales. Car, au même titre qu'Alain Resnais, Bertrand Tavernier, Alain Corneau ou Jacques Audiard, Bertrand Blier est un cinéaste mélomane, discophile averti, aussi disert sur Beethoven que Duke Ellington. Avant d'habiller ses films avec des œuvres existantes de Schubert ou Dusapin, le metteur en scène des Valseuses a noué de fécondes collaborations avec des compositeurs d'horizons très variés, de Stéphane Grappelli à Serge Gainsbourg. A l'occasion de l'hommage que lui rend Premiers Plans, Bertrand Blier raconte la genèse de plusieurs bandes très originales. Stéphane Grappelli Au cinéma, le pléonasme est l'une de mes phobies. Notamment concernant la musique : je ne supporte pas qu'elle répète ce que l'on voit déjà à l'écran. Elle doit apporter autre chose. Sur Les Valseuses, par exemple, j'ai écrit l'adaptation de mon roman en écoutant des albums de Stéphane Grappelli. Dès cette étape, j'étais convaincu de tenir la bonne couleur : il me fallait ce décalage-là, entre des loubards modernes et un jazz au parfum suranné, d'une autre époque. Si, sur mes deux branleurs, j'avais plaqué une guitare électrique sur un rythme binaire, la musique aurait été inutile : elle aurait dit la même chose que les deux mecs. J'ai donc demandé à Grappelli, à la fois de jouer et surtout d'écrire lui-même la musique des Valseuses, expérience inédite pour lui. Je n'oublierai jamais l'enregistrement, au studio Davout. Au début, ça a carrément vasouillé. Personne n'avait de partoche, Stéphane se contentait d'exposer ses thèmes à ses partenaires. Comme rien n'était écrit, chaque musicien avait ses idées. Et là Grappelli hurlait : "Non, pas comme ça ! C'est mon thème, c'est moi qui ait composé la musique !" Au bout d'un moment, je suis intervenu, j'ai commencé à faire le chef. Je me suis assis sur un cube, l'image derrière moi. Je les faisais attaquer, accélérer, ralentir, pour que la musique colle à l'image. C'était un joyeux bordel dont on est finalement venu à bout assez rapidement. Le résultat a défrisé tout le monde, à commencer par mes acteurs. D'abord par sa valeur de speedation, qui vitamine vachement les poursuites. Sans parler de la légèreté, d'un humour désuet, d'une façon originale de dédramatiser la violences des bastons. Cette musique, c'est la pudeur des deux voyous, leur tendresse, leur coin de ciel bleu. Au finish, je suis sorti de cette aventure musicale enthousiasmante mais foutraque avec une conviction : "Si jamais je dois utiliser un soliste de jazz, je le lâcherai sur une architecture précise." Festival Premiers Plans d’Angers 2015 Georges Delerue Sur mon film suivant, Calmos, une nouvelle idée de soliste m'est venue à l'esprit : Slam Stewart, basse chantante de légende. Une voix masculine grave et racleuse pour donner une identité de groupe à mes hommes qui fuient les femmes en prenant le maquis. J'en ai parlé à Georges Delerue, compositeur de mon premier film, Hitler, connais pas, qui s'est enthousiasmé : "Il faut que je lui trouve des thèmes sur lesquels il pourra s'exprimer." C'est exactement ce que j'attendais : faire improviser une grand soliste mais dans un cadre bien défini, sur une structure établie par un compositeur. La rencontre Delerue / Stewart a été magique, un rendez-vous unique entre un géant noir du jazz américain et un compositeur français jusqu'à la moelle, disciple de Darius Milhaud. Stewart ne lisait pas la musique et, quand il a écouté au casque les nappes de cordes que Delerue avait écrites derrière sa basse, les larmes lui sont montées. J'aime beaucoup la grâce nonchalante du thème principal : il contient une jubilation à foutre le camp à la campagne, à se barrer au vert, le plus loin possible. Avec Georges Delerue, on s'est retrouvé sur Préparez vos mouchoirs, partition moins intéressante, par ma faute : je lui ai stupidement demandé de faire aussi bien que Mozart. Or, si on travaille avec Delerue, on doit le laisser être Delerue. Et si on veut Mozart, autant piocher directement dans Mozart. Du coup, sur les Mouchoirs, Delerue et moi n'avons pas retrouvé l'état de grâce de Calmos. Ce qui n'altère pas mon point de vue sur Georges : c'était un homme charmant, très humble, le plus grand professionnel de musique de film que j'aie rencontré. Il ne se laissait pas trop emmerder par le metteur en scène : il prenait note de la commande mais, après quoi, il faisait quoiqu'il arrive du Delerue. C'est la marque d'un grand compositeur : à la fois donner satisfaction et résister. Philippe Sarde Beau-père était mon premier film avec, comme personnage central, un musicien, médiocre pianiste de bar dans un restaurant de luxe. Au départ, la référence musicale, c'était Bud Powell. C'est aussi le rêve, l'idéal de mon pianiste, une sorte de Powell du dimanche. En gros, je voulais du piano seul avec un thème et un jeu déchirants. Comme, à part cela, je n'avais pas de grande idée, j'ai saisi l'opportunité de travailler avec Philippe Sarde. Il m'est toujours délicat de parler de Philippe… Il était (et il est toujours) le frère du producteur, Alain Sarde, ce qui a un peu faussé notre relation, au départ. Mais je me suis dit : "Faut pas être con : pourquoi refuser de travailler avec le frère du producteur s'il peut m'apporter ce dont le film a besoin ?" En plus, Philippe est un mec charmant, très drôle, fin connaisseur du cinéma. Du coup, il est intervenu très en amont : plusieurs mois avant le début du tournage, je lui ai refilé des albums de Bud Powell, pour l'aider à cerner l'esprit. Le sujet imposait un sentiment de douce déprime. J'aime beaucoup le thème principal que Philippe m'a pondu, sa tristesse, son petit cafard. C'est aussi un thème à tendance schizophrène : versant jazz avec Dewaere, versant classique avec Nathalie Baye. Pour l'enregistrement, Sarde a réuni des solistes épatants : Maurice Vander, Eddy Louiss et Stéphane Grappelli, mon compositeur des Valseuses. Le son du violon de Stéphane était magnifique notamment pour les scènes d'amour. J'adore la finesse de ce merveilleux sirop. Ce que font les Américains avec soixante-dix cordes, nous en France, on l'obtient avec un seul bonhomme, le meilleur violoniste de jazz du monde. Le jour aussi où j'ai vu débouler en studio le batteur américain Kenny Clarke, avec son matos, je me suis souvenu avec émotion des heures enchantées passées à écouter ses disques. Avant le premier tour de manivelle, on a évidemment enregistré avec Vander la partie de piano que Patrick Dewaere était censé jouer dans le film. Il nous fallait ce play-back pour le tournage… Quel paradoxe jubilatoire : avoir Maurice Vander pour le faire jouer comme un pianiste de bar gentiment ringard. On avait un grand qu'il fallait rendre moyen. Je nous revois, Philippe et moi, en studio : "Pas mal cette prise, Maurice. Mais trop jolie, trop sophistiquée pour notre personnage. Il faut recommencer !" Maurice râlait, forcément ! Que dire de plus sur Beau-père ? Ce fut une expérience simple, linéaire, sans extravagance. Enrichie d'une très bonne entente avec Philippe Sarde. S'il fallait résumer, je rappellerais ma dédicace publiée sur le disque sorti à l'époque : «J'avais demandé à Philippe une musique déprimante… mais, à ce point-là, je ne savais pas que c'était possible.» Festival Premiers Plans d’Angers 2015 Serge Gainsbourg Gainsbourg m’a écrit la bande originale de Si j’étais un espion, mon premier film de fiction mais, étrangement, a refusé de travailler sur Les Valseuses ! Je ne lui en ai pas voulu. La preuve : treize ans plus tard, j’ai repensé à lui pour Tenue de soirée. Dès la lecture du scénario, il a accepté aussi vite qu’il m’avait rembarré pour Les Valseuses. Et pourtant, l’histoire était tout aussi triviale… sinon plus perverse. On peut voir aussi Tenue de Soirée comme un pendant, une réponse, un écho tardif aux Valseuses : même rapport triangulaire, avec trois comédiens qui auraient dû être exactement les mêmes. En plus, dans la vie, Gainsbourg ressemblait assez au personnage de Depardieu dans le film, une sorte de provocateur décadent. J’ai donc tourné Tenue de soirée, j’ai montré le premier montage à Serge et… j’ai poireauté. A cette époque, il était en pleine tournée. J’avais toutes les peines du monde à le joindre. Ou alors il me disait : «Ah oui, Bertrand. Appelez-moi jeudi soir, backstage, à Châteauroux !» Et quand je lui demandais si tout allait coller, il me répondait : «Ouais, ouais, pas de problème. Ca va être cool… » Cool, faut le dire vite : je n’avais aucun élément, aucune maquette à me mettre entre les oreilles. Ca devenait très stressant. J’ai fini par le chopper chez lui, à deux jours de la séance : on était samedi, on enregistrait lundi. Il m’a dit : «Bon, je vais m’y mettre. Revenez demain.» Et dans la nuit, il a pondu une trentaine de thèmes, au piano, enregistrés sur un petit dictaphone. Ce qui me fascinait : Serge avait une installation hi-fi de pointe mais il continuait de se servir de ce dictaphone au son tordu et nasillard. On a ensemble sélectionné plusieurs thèmes et on s’est donné rendez-vous le lendemain. A partir de là, on a vécu un enregistrement marathon : une semaine complète barricadés au studio Ferber ! C’était une aventure insolite, assez jubilatoire, un peu comme un tournage. On arrivait à seize heures, on se barrait vers cinq heures du matin. La formation était restreinte : des rythmiques, des claviers, Serge au piano, plus quelques solistes invités, sax ou accordéon. Dans l’urgence, dans la nuit, il s’est passé quelque chose, un état de grâce. Par exemple, pour tourner les séquences de bal, j’avais utilisé plusieurs chansons de Serge en play-back. Notamment un truc dansant et bêta comme L’Ami Caouette. Quand il a vu le premier montage, il m’a balancé : «On ne va pas garder cette merde !» A Ferber, on s’est amusé à enregistrer un autre thème mais en décalquant la même base rythmique. Là, vraiment, j’ai découvert un Gainsbourg très actif, très homme de terrain : donnant des indications précises sur la prise de son, recherchant des sonorités, capable de passer une demi-heure pour trouver la boîte d’allumettes qui allait faire le «tchic-tchic» dont il avait besoin. Il se mettait aussi au synthé ou au piano pour essayer d’aboutir l’un des motifs sélectionnés. On pouvait y passer deux, trois heures. Après quoi, quand il n’était pas content de lui, Serge vociférait : «Aux chiottes ! C’est de la merde ! De-la-mer-de !» On prenait alors un autre thème et rebelote jusqu’à plus soif. Le résultat final m’a enchanté : la musique révèle la part de tristesse, de solitude des personnages. Du Gainsbourg pur jus. Festival Premiers Plans d’Angers 2015