La vieiLLe à Pitou

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alain ulysse tremblay
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Correction d’épreuves : Pierre-Yves Villeneuve
© Alain Ulysse Tremblay et Tête première, 2013
Dépôt légal — 1er trimestre 2013
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada
ISBN 978-2-924207-03-1
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Tous droits réservés
Imprimé au Canada
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Attention, chien méchant !
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Ils n’ont pas de nez
Les fils de la femme (…)
L’odeur éternelle
De l’eau qui ruisselle
La saveur liquide
Des pierres solides
Rosée et ozone
Sont pour eux des zones.
L’auberge volante, GK Chesterton
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Sœurs, quittez vos rouets, le soleil s’est couché.
Ce pilier clair au-dessus de nous, c’est la Lune.
Montez, allez nager et jouer sous le ciel,
Mais n’importunez plus personne à l’avenir.
Honte à vous si vous agacez le promeneur,
Si vous alourdissez le filet des pêcheurs,
Avec de l’herbe et de la vase, et si, contant
Vos contes de poissons sorciers à un enfant,
Vous l’attirez au fond des eaux.
La Roussalka, Pouchkine
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chapitre 1
Où l’on apprivoise un chien qui a
apprivoisé sa vieille
C’était apparu comme ça, tôt un matin, dans son jardin :
trois boulettes luisantes, humectées de rosée. Elle ne les
aurait pas vues si Pitou, sortant soulager sa légitime envie,
n’avait frôlé la crise d’apoplexie en les apercevant sur son
territoire, sous ses cèdres.
Mais tais-toi, veux-tu bien ! avait-elle beau le gronder, sauf
que Pitou n’en démordait pas et faisait tout un gratin de ces
trois boulettes. Tu vas réveiller le quartier, salopiot de bestiau ! Mais tais-toi donc, malappris de bourrique d’âne imbécile d’heureux !
Pas moyen de lui faire entendre raison autrement qu’en
s’emparant des fameuses boulettes pour les jeter sur la table
de la cuisine, alors que Pitou s’égosillait de plus belle en
sautant tout autour.
Chut, Pitou ! C’est un ordre, non négociable et irrévocable !
Sauf que Pitou s’en fichait bien des subtilités de la langue
humaine. Et voici que les gens de l’étage se remuaient la
carcasse, maugréant contre ce fatigant de chien, profitant du
prétexte pour aller aux toilettes – comme on proteste – dont
la chasse d’eau faisait entendre parfois des aubades, et
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d’autres fois de mauvais rêves de reflux et de noyade, surtout
quand la vieille avait la chance de dormir encore à cette
heure-là – Pitou oubliant au détour des songes ses légitimes
envies pour se consacrer à la divine paresse.
La vieille nourrit Pitou : un bol de moulée (moyenne) pour
chien (moyen). Il hésita un instant avant d’abandonner la
chasse aux boulettes puis se concentra sur son bol, semblant
enfin se dire (pensa-t-elle à sa place) que mieux valait
manger tout de suite la nourriture gratuite (et familière) que
de s’attaquer à des boulettes mystères, dont on ne savait si
l’écale était coriace, ni si la saveur en valait le jeu. Et à vue
de nez, celles-là ne valaient pas pipette.
Pas pipette ? Pas une !
Elle prépara un café instant Suréquital, fait de café responsable, en brassant dans sa tasse la même objection que tous
les matins : de quoi (pis encore, de qui ? Point d’exclamation !) un café peut-il bien être tenu responsable ? Jusqu’à ce
jour, rien, pas de réponse au bout de la traversée du Gobi
(voisin du désert de QI) !
Ô triste misère…
Ce n’était, oui ! qu’une des ô tristes misères à envelopper de
mille et un contresens, cette saprée quotidienne de vie. Parce
que, dans le fond, qui donc (à part Juan Valdez) pouvait bien
se préoccuper des états d’âme d’un grain de café, responsable ou pas ? Et pourtant, pourtant, il y avait candidate au
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chapitre 1
poste : elle-même. Toute sa vie n’avait été que quotidienne,
sans plus. Même si pour plus d’un, elle semblera peu usitée.
Le temps pour la vieille de s’installer à table, tasse fumante
en main, Pitou revint à la charge, redoublant de réclamations
à propos d’un certain titre de propriété sur ces boulettes.
Après tout, c’était lui qui les avait trouvées. Et il y avait une
loi, ou du moins un accord tacite entre chiens et humains :
Si c’est à terre, c’est au chien.
C’était par terre, toutes ces jolies boulettes, et tant que Pitou
ne les aurait pas goûtées (ou, du moins, humées), elles
seraient à lui. Car son vice canin le plus noir patibulait dans
les milieux malfamés de l’odorat et le côté sombre (pervers)
de notre Pitou salivait à l’idée de les renifler d’une fibre à
l’autre, comme un sale cabot boulettophile.
Il y avait certes cette autre loi humaine qui disait :
Si ça parle, ça ne se mange pas.
Mais jusqu’à présent, ces boulettes s’étaient entêtées à se
taire, même sous la torture des crocs (avant que sa vieille
ne les confisque pour on ne sait quelle obscure – et sans
doute absurde – raison).
Le plafond retentit de coups sourds. Heureusement, les planchers étaient tapissés (non pas d’un plâtre décoratif, comme
les murs, mais d’un mince matelas de matériaux industriels,
paraît-il très isolant – une farce, sans doute, d’ingénieur),
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ce qui devait contribuer à l’insonorisation, mais voilà ! pas
assez aux goûts de certains. Et puis, il y a de ces locataires,
difficiles parfois, qu’on saluerait bien à grands coups de pied
au cul ! La vieille haussa les épaules, ignorant pour la énième
fois ces manifestations d’incivilité en se disant qu’elle en
glisserait un mot à Estèbaniou lors de sa prochaine visite.
Puis, elle défroissa la première boulette.
On y lisait : test deux. Test ? Test de quoi ? Elle alla à la fenêtre
du salon, mais aucune pancarte (pas plus que quelque signalisation que ce soit, ce qui s’avérait dangereux, tout de
même !) ne mentionnait qu’on testait dans les environs. Et
puis tester quoi ? Rien, pour ainsi dire, dans cette rue, n’était
digne d’être testable. Les gens n’étaient pas testables, et pourtant si détestables, parfois…
La deuxième boulette restait muette là-dessus et se contentait
d’énoncer : test trois. La vieille soupira. Déjà que la vie de tous
les jours n’était guère facile avec tous ces règlements et ces
lois qu’il fallait respecter (même de ces fridolinades qu’elle
ne connaissait ni de père ni de Brigitte Bardot ; pour dire à
quel point ils sont méprisables, ceux-là qui ont forgé les lois),
d’ajouter des tests au lot avait quelque chose de cruel, lui
semblait-il, et d’indécent.
Et d’immoral aussi, tiens ! proféra-t-elle à voix haute en
provoquant une recrudescence des revendications de Pitou
à qui, en désespoir de cause, elle lança la boulette test trois.
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Pitou la flaira longuement (car d’elle dépendait le sort des
autres) avant de lui donner des coups de patte pour la retourner, au cas où un indice (olfactif) se serait dissimulé dessous
– on avait déjà vu ça, oui, des odeurs rampantes qui s’enfuient sitôt leur existence mise au jour. Comme sa comestibilité lui apparut vite improbable (et que son odeur s’avéra
bâtarde), il dédaigna la boulette pour trotter jusqu’à son
panier dans lequel il se laissa choir avec un grand oumphhf !
Une sieste, c’était toujours bon pour la digestion (les croquettes pour chien moyen lui tombaient soudainement sur
l’estomac). Surtout par cette canicule qui durait depuis plus
de dix jours.
La vieille en profita alors pour défroisser la dernière boulette.
Test quatre. Elle s’attendait à y lire une évidence, comme test
un, par exemple, mais voici qu’on lui larguait plutôt une
énigme. La vieille passa dix minutes à scruter le néant en
mâchouillant de l’air, la boulette défroissée pendant au bout
de sa main, comme agitée par un léger courant d’air qui
n’existait que dans notre imagination.
Où était donc ce test un ? Car c’était inconcevable, du moins
pour elle, d’avoir des tests deux, trois et quatre s’il n’y avait
pas de test un, le test originel, ou original (bref, celui par
qui le processus est enclenché, comme la Bible par exemple,
dont le premier mot est Bereshit, qui veut dire « au commencement »). Sinon, ce serait un peu comme commencer
sa vie à l’âge de sept ou huit ans, sans petite enfance et tout
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le tralala d’apprentissage qui vient avec. Mais il est vrai
aussi qu’en cette ère créationniste, tout pouvait être réécrit.
La politique, comme la table des Lois.
Elle termina son café en silence, en écoutant Pitou ronfler
et mâchouiller du vide (comme dans un vieux couple, l’un
avait pris les tics de l’autre et il arrivait parfois à la vieille de
se gratter). La ville était tranquille et sa vague rumeur se
laissait deviner par la fenêtre ouverte, ne couvrant jamais
tout à fait la faune s’activant dans les environs. La vieille, au
fur et à mesure que croissait son handicap, s’en fichait bien
de la faune et de ses jacassements qu’elle vous aurait vendus
pour pas grand-chose.
Les corneilles, en particulier, occupaient une grande place
dans sa vie. Elles nichaient depuis toujours en meute, lui
semblait-il, à trois ou quatre familles, dans les hauteurs des
peupliers surplombant les édifices de l’autre côté de la ruelle.
Elle les connaissait depuis toute petite, quand sa mère avait
acheté cette maison aux pièces trop grandes propices aux
ombres et aux peurs d’enfant cachées dans les recoins.
Elle se souvenait de ce noir charbonnier de l’enfer, lorsqu’elle
avait sept ans à peine, qui s’était introduit dans la maison
par la cheminée (condamnée dès le lendemain matin) en
croassant ses cendres partout sur les tapis en poil de lama
du salon. Et sa mère qui courait avec le balai… Et le volatile
qui l’esquivait en se moquant bien imprudemment d’elle.
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Oui, l’impudent ! Il avait moins ri quand madame avait sorti
l’arme de service de son défunt de mari et abattu la poulettaille à bout portant, provoquant une pluie noire de gros
flocons de plumes qui vinrent enneiger en négatif le blond
pâle du poil de lama.
Aussi – c’était il y a si longtemps déjà ! –, elle les avait détestées, ces corneilles revenant chaque printemps saturer l’air
de leurs chœurs émérites de faussets rossignols. Il lui était
même arrivé, chef d’orchestre désemparée, de brandir son
poing en leur direction. Quelles voix, mes amis ! Mais
quelles horribles et grinçantes vocalises, chaque matin, en
guise d’édulcorant dans son café instant Suréquital… Sauf
qu’avec le temps et l’ouïe qui baissait, la rugosité du chœur
des corneilles s’était transformée en bel adagio. Et au lieu
de vous les vendre, elle vous aurait maintenant pris de
l’argent pour vous les faire entendre.
Chose surprenante, cependant, elles laissaient Pitou indifférent, ces corneilles. Jamais il ne daignait lever la tête vers
elles, pas plus que sur n’importe lequel autre stupide volatile,
à moins de délit d’entrée par effraction dans la cour ou de
survol inapproprié de l’espace aérien du territoire. Un chien
a quand même sa dignité, et qui donc ? quel cabot sans
honneur se vanterait de guerroyer des poulets volants ?
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Pitou avait l’oreille sélective et il se contentait d’entendre
ce qu’il voulait bien, même dans la (bonne) parole de sa
maîtresse.
D’ailleurs, récriminait-il quand il souffrait d’insomnie (car
c’était un vieux chien de onze ans qui ne faisait rien comme
les autres, ronfleurs à cœur fendre !), d’où vient cette règle sans bon
sens qui veut que le chien ne soit jamais le maître, même si le maître se
conduit parfois comme un pur demeuré, un sourdingue et un idiotriplebuse ?
Ce qui n’est pas, bien sûr, le cas de m… ZZZ !
Après avoir rincé sa tasse et rangé le peu de vaisselle mise à
sécher la veille, la vieille remplit son bac à lessive d’eau
chaude savonneuse et y mit à tremper sa camisole, ses sousvêtements, ses bas noirs (qu’elle portait été comme hiver),
sa chemise hawaïenne (qui n’affichait presque plus ses gaies
couleurs d’antan sinon un seul palmier dans le dos qui ressemblait à un gros doigt d’honneur, à force de trempettes
javellisées), son tablier et sa robe verte (dont elle avait trois
exemplaires dans son placard, oui, son placard : à son âge,
il ne servait plus à rien d’entretenir une garde-robe. Elle avait
d’ailleurs jeté tous les vêtements de sa mère, ne pouvant se
résoudre à les donner, car :
Juste elle pouvait porter ça, et ça, et, oh mon Dieu ! et ça aussi !
Comme un cannibale rêvant barbaque de fesses à la fenêtre
de sa cuisine, elle tournait sa lessivante mixture dont le
fumet rustique la gardait loin du désir de laveuse mécanique.
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Elle utilisait un savon pétri de son enfance, celui dont l’odeur
était incomparable et qui contenait, se rappelait-elle, un peu
du parfum de sa mère.
Bref, elle utilisait, cette vieille, un savon coulé de son imagination, et qui donc aurait été assez cruel pour le lui reprocher, elle qui le savait mieux que quiconque ?
Puis, alors qu’elle ne rêvait même plus et qu’elle contemplait
plutôt le vide à travers sa haie de cèdres, elle la vit, cette
autre boulette, moins luisante, moins imbibée de rosée tout
juste convertie en brumette s’attardant quelques secondes à
ras le sol, comme un fond de teint, avant d’être happée par
un coup de vent et de disparaître dans le grand souffle de
l’instant estival chargé d’humus et de trèfle des champs
voisins, car c’était une petite ville, avec sa campagne toute
proche, avec ses petites gens et ses petits mystères. La boulette test un, sans doute, était l’un de ceux-là.
Un coup d’œil à Pitou… Parfait ! Il venait tout juste de se
retourner en maugréant pour ajuster son rond de chien, et
quand Pitou s’affairait ainsi, c’était qu’il se préparait pour
une solide sieste, peu importe s’il n’y avait qu’une heure à
peine depuis son réveil.
Avec le temps aussi (onze ans multipliés par sept, tout de
même, c’est honorable, quand tout s’en va, va), Pitou avait
appris les habitus et coutumes, si peu complexes, de sa maîtresse. Ainsi, il savait, quand l’odeur du détergent venait lui
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piquer la truffe, qu’elle en aurait pour un certain temps à
touiller sa mixture, à la triturer, à la brasser et à brosser son
linge sur la planche à laver. La stratégie d’ajuster son rond
de chien ne consistait en fait qu’à se cacher le nez sous sa
queue, histoire de retrouver une odeur familière, agréable
et rassurante.
Pitou savait aussi qu’il serait inutile de courir vers la porte
quand il l’entendrait s’ouvrir. Le linge mis à sécher sur la
corde, dans la cour, prendrait au moins une heure – de plus,
fallait-il un minimum de vent, ce qui semblait faire défaut
ce jour-là – à se désempester, et encore ! c’était vite dit, car
il restait toujours un petit relent de charognerie. Pour un
pitou de son rang, toute odeur non assumée constituait – par
essence – une charognerie.
Et les humains étaient champions de la non-reconnaissance
de leurs émanations. Alors, ils puaient à cœur de jour sans
s’en rendre compte, comme ce roi nu, mort de ne pas avoir
assez pué (et de ne l’avoir pas connue).
Elle le lavait, son linge de vieille, tous les jours. Le pire,
c’était les jours de pluie (ou l’hiver) quand elle devait le faire
sécher à l’intérieur. Pitou n’avait alors d’autre choix que de
kamikaser du nez plus profondément sous sa queue.
Il y a de ces chiens, se consolait-il, parce qu’il considérait en
être, qui gagnent dix fois leur paradis.
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Aussi, quand elle sortit avec son panier à linge, lourd de
tissus non essorés, Pitou fit-il semblant de rêver qu’il courrait
le lapin dans les cèdres, seul domaine sauvage qu’il ait jamais
connu, avec la forêt vierge du parc voisin qu’il fréquentait
de moins en moins depuis quelques années (après avoir fait
un sort aux écureuils et aux ratons laveurs, ces malpropres
qui font de la fausse représentation ! selon lui, et aux petits
bestiaux de moindre envergure, il n’y avait plus grand intérêt
à fréquenter l’endroit), vieux os obligent.
Avant, il y avait un petit zoo dans ce parc, et dans une autre
vie, Pitou avait déjà mangé une girafe et deux bébés hippopotames frais nés, exploit considérable qui lui valut une
médaille gravée à son nom (avec l’année, la date de naissance
et le numéro de téléphone de sa maîtresse d’alors), un bol
en or qui ne servit jamais et un trident (en or aussi) dont il
ne sut quoi faire. Peu importe, les honneurs et les petits
fours, il était contre, de toute façon (quoique pour les petits
fours, il consentait à faire exception).
La vieille commença par essorer à la main – produisant
quelques jeux d’eau – ses bas, sa chemise hawaïenne et ses
deux tabliers, en prenant bien son temps, et en ne quittant
pas la boulette test un (enfin ! qui sait ?) du coin de l’œil, au
cas où un malotru entendrait la chiper. Oui ! Car ça s’était
déjà vu, croyez-le, des bestiaux sauvages chapardeurs de tout
ce qui traîne – style raton laveur –, dont des boulettes égarées
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qui n’avaient pas demandé l’asile politique avant d’entrer
dans l’espace aérien de Pitouland.
Quand elle eut terminé d’étendre ses sous-vêtements, sous
lesquels la boulette, insouciante (cigale, trognon de pomme
et chutes de pollen), se chauffait au soleil de ce mois de
juin magnifique, elle s’en empara, reconnaissante qu’elle
soit encore un peu humide, donc exempte de craquements
suspects (aux oreilles affûtées du Pitou futé, bien für, mein
herr !) quand elle la glissa dans sa poche, ce qui lui rappela
le docteur.
Elle rentra, excitée, et mit à bouillir de l’eau pour son
deuxième Suréquital de la journée. Elle ne l’avait pas consulté,
son médecin, depuis au moins dix ans, contrairement à ce
qu’elle disait encore il y a un mois à son neveu :
Oui, oui, Estèbaniou ! Je te le dis, je l’ai vu justement la
semaine dernière, et non… Non, non ! Tout va bien ! Merci
d’avoir appelé, mon Estèbaniou. Et de penser encore à ta
vieille tante !
Peut-être même était-il mort tant, déjà à l’époque, il s’affichait si ridé, si vieux. Il lui avait recommandé de ne pas
abuser du Suréquital :
Un etchitant, fräulein, gui beut othkasonnier des pilputotians et de l’olgatchatyen, guten mutter !
Des palpitations et de l’agitation, cette vieille, peut-être en
avait-elle eu assez, après une vie trop tumultueuse à son
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goût, meublée depuis si peu de rêves d’hiver (de neige sur
la Garonne) et d’âtre, de feu, de coin de cheminée, pour
enfin digérer cette vie passée si vite à faire ces ravages qu’elle
refusait toujours de condamner… Et qu’en avait-elle fait,
oui, de sa vie ? Elle ne savait plus trop, ou du moins, ne
voulait plus trop le savoir. C’était sans gloire et, à l’occasion,
même horrible, ce lichen nauséabond qui tapissait les dalles
de sa mémoire…
Elle préférait se dire qu’il ne s’était rien passé – d’important,
en tout cas –, sinon elle aurait certainement aimé s’en souvenir. Bien sûr, il lui restait Estèbaniou, son neveu, et sa
nièce, Avaliana (qu’elle n’avait pas revue depuis longtemps
déjà), animatrice à la télévision… Bien sûr lui remontaient
encore certains soirs des bribes de rires, comme des fantômes sans vergogne venus la narguer, de ces soirs d’été
avec sa mère, dans leur résidence du Cap-Vert, et les zinzins
planant d’un cri… nostalgique, aurait-on dit, avant de
s’écraser.
Alors, elle opta pour les palpitations et ne retourna plus chez
le vieux docteur.
Oui, oui ! Il est bel et bien mort ! se souvint-elle en un éclair de
lucidité, parce qu’elle avait vu passer son corbillard. C’était
quand, déjà ?
Un jour de visite au marché (avec Pitou, bien sûr !), alors qu’elle
magasinait de l’ail et des oignons, car elle ambitionnait de
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touiller une sauce à spaghetti. Oui, c’était bien ça ! Mort avec
son nom écrit sur une couronne mortuaire, avec la mention
« Herr Doktor », parce qu’il était allemand, paraît-il, ce qu’elle
n’avait jamais remarqué, car en français ça se voyait moins
qu’un Noir (noir) ou qu’un Asiatique (bridé jaune).
Pitou grogna quelques invectives à l’adresse de la bouilloire,
car le sifflet lui perçait les tympans et l’inspirait à muncher
(crier, en peinture), mais il se fit violence (en ramenant ses
pattes sur ses oreilles) pour rester concentré sur sa sieste
dont le souvenir s’effondrait en miettes dans le fond de sa
cervelle. Alors, la vieille déplia précautionneusement la
boulette, camouflant le bruit hypothétique en tournant un
sucre imaginaire dans son Suréquital, ce qui fit dresser
l’oreille gauche de Pitou, tant c’était inhabituel, ce sucre.
Elle faillit, d’ailleurs, en échapper la cuillère, bien réelle
celle-là, dans la tasse, estomaquée par le nouveau message
qui lui ordonnait :
Devenez lucide, ne pensez plus.
Elle se rendit à la fenêtre, scruta la cour avec soin, mais ne
vit pas d’autre boulette. Pourquoi, se dit-elle alors, être
lucide ? Sans la boulette test un, toute cette histoire n’avait
guère de sens, voyez-vous. Alors, pour la lucidité, on pourra
toujours repasser ! Et même si ça n’a aucun résultat, ça efface
au moins les plis (repasser, s’entend !). Cela la rendit de mauvaise humeur. C’était une farce, ces boulettes !
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De qui se moque-t-on, ici ? hein ! De qui ?
Elle saisit la pile de boulettes dépliées – chipant à ras le panier
la test trois de Pitou, au risque de le réveiller – et marcha d’un
pas décidé vers la porte avant. Avant, elle saisit par le manche
un bec de canard monté sur ressort et muni d’un pic.
Ce canard hybride traînait dans le panier à parapluies – exempt
de pluie et de parapluies car la dernière remontait à Mathusalem
(c’était pourquoi on se caniculait la couenne depuis ce tempslà) et le dernier s’était brisé lors d’un temps de rage particulièrement électrique. La vieille se promettait de le remplacer
chaque jour que l’orage menaçait (sans jamais s’abattre, d’où
l’enfer et ses toasteurs), pour aussitôt l’oublier, comme un
vulgaire machin, le soleil revenu. Et puis, il ne faisait pas bon,
dans la famille, sortir par temps couvert, à cause de l’hérédité
d’un ancêtre qui avait été touché sept fois par la foudre.
J’ai été frappé sept fois par la foudre, fils !
Combien de fois, papy ?
Sept.
Puis, elle ouvrit sa porte, histoire d’affronter le nouveau jour
dans toute l’ampleur de sa lumière…
Ayoyelesvieuxyeux ! SonnezlesmaDing ! Dindon !
… et de ses dangers potentiels. Elle n’avait de regard que
pour le bac de récupération, brandissant comme les tables
de la loi ses papiers froissés et maculés d’herbe et de terre.
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Comme d’habitude, il lui faudrait faire preuve de fermeté,
à cette pauvre vieille, pour ne pas se laisser envahir par la
vermine quotidienne, là, sur son perron, qui se présentait
sous forme de rouleau de papier retenu par un élastique.
C’étaient des oiseaux de malheur, ces rouleaux, de mauvais
augures qui lui avaient causé si grande impression et frousse,
les premières fois qu’elle les avait déroulés sur la table de la
cuisine, alors qu’elle était petite, avec sa maman qui barbotait une sauce à spaghetti (quand on parle de simultanéité
temporelle ou, comme ici, extra-temporelle ! Pour ce que
ça peut bien vouloir dire ? Rien, sinon qu’il doit exister
quelque part dans ou ailleurs que dans l’Univers une place
dédiée à la sauce à spag).
Que de malheurs, de méfaits, de traîtrises, de conflits étalés,
commentés, rapportés, photographiés et catalogués dans ces
pages volantes ! Quelle tristesse ! Pour cette raison, elle avait
toujours détesté la presse écrite, qu’il lui avait bien fallu lire,
à quelques reprises dans sa vie, parce qu’il n’y avait rien
d’autre au petit coin.
Elle s’était promise qu’on ne l’y reprendrait plus, et que celui
qui, sans raison apparente, déposait ce papyrus chaque matin
à sa porte – s’il avait la moindre parcelle de jugeote – finirait
bien par s’apercevoir que ces rouleaux maléfiques finissaient
tout de suite leur vie utile dans le bac de récupération, juste
à gauche de la porte, section papiers et cartons, et que ce serait
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peut-être pour le farceur plus profitable d’aller déposer ailleurs
ses minableries de contrats para et extra-patibulaires.
Sauf que, et elle n’avait aucune idée pourquoi, il persistait,
comme s’il était investi d’une mission céleste – dont il faudrait bien un jour préciser la nature du Dieu tout puissant,
se disait-elle quand elle ruminait cette question funeste,
parce que jusqu’à maintenant :
Côté mysticisme, c’est que du pipeau et de la cymbale, tout ça !
Plus d’une fois, elle l’avait surpris la main dans le sac, ce
jeune livreur de journaux. Enfin, puisqu’il ne comprenait
rien à ses remontrances, elle n’avait d’autre choix que de le
crucifier du regard sur l’autel du ridicule quand elle avait la
malchance de le croiser, sombre ado sans abdos aux jeans
de Yo man, t’as-t’y vu mes sties de culottes neuves que ma mére m’a t’achetées
t’hier ?
C’pa, m’me, protestait le jeune en remontant ses culottes
neuves. Fquc’elvréxcuse, d’zéad’mafaàmoé, çalàlà !
Sauf que ce matin-là, en vitrine du rouleau, un titre en
caractères gras disait : Les tests ont débuté hier, ce qui ne manqua
pas d’intriguer la vieille. Un instant, elle pensa qu’il s’agissait
de tester des bretelles pour ados, mais elle se ravisa quand
elle lut. Alors, elle fourra pêle-mêle ses propres papiers dans
la poche de son tablier et détendit le ressort de son bec de
canard.
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L a vieille à Pitou
Elle fit sauter l’élastique du journal d’un solide coup de bec
– joli coup, en fait, qui l’impressionna elle-même – et elle se
mit à pâlir au fur et à mesure qu’elle lisait, sans toucher à
l’odieux objet, le reste des titres : un Surveillez nos spéciaux pour
le moins acceptable même si plutôt accablant, quand on ne
pouvait même pas voir la gueule du bestiau auquel ça s’appliquait ; un Le premier ministre décline toute responsabilité qui portait à
rire blond – Rien de nouveau là-dedans, se dit-elle –, flanqué d’une
publicité montrant une bière suante affublée du titre La Bout
de la M pour vos parties, pas bien convaincante non plus, et même
très cynique, quand on sait ce que l’alcool fait à la queue leu
leu, à la bitt à Tibi et au courage martiniquais.
Enfin, elle aboutit à quelques précisions, au rez-de-chaussée,
sur ces fameux tests. Elle lut et relut, la vieille, avant de
soupirer, de sabrer cette littérature impie à coups de bec de
canard et de l’enfoncer avec soin, fermement, dans le bac
de récupération, sous la pile des rouleaux non détachés, afin
que le vent n’en éparpille pas les pages d’ici le lendemain
matin, jour de cueillette (ou dans ces pages mêmes, et inutile
d’imaginer les dégâts, le désordre et le cafardnaüm). Elle
prit tout le temps qu’il lui fallait pour dégager l’élastique
cassé qui s’était coincé le bout qui saigne entre les planches
de la galerie. Car rien, non, rien de rien ne résistait à son
bec de canard qu’elle maniait comme un espadon.
Elle avait peu appris sur les tests – une vague question de
science, si pointue qu’on se demandait pourquoi quelqu’un
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quelque part avait senti le besoin irrépressible de la formuler
– ni sur rien, en fait, comme de quoi, maugréa-t-elle, ceux
qui écrivent ces rouleaux sont des inconscients – ou des
scientifiques –, car s’ils savaient à quel point personne ne
les lit, peut-être feraient-ils plus d’efforts. Mais peut-être
aussi avaient-ils conscience de ne pas être lus, ce qui leur
donnait alors pleine latitude d’écrire n’importe quoi, sur
n’importe qui, et de vous livrer ça à la porte tous les matins,
que vous le vouliez ou pas.
La seule vague de frisson qu’elle avait déjà un tant soit peu
ressentie pour la science, début vingtaine, fut quand ces
Américains mirent pied sur la Lune (elle n’avait pu dire
pourquoi), mais cela ne s’était plus jamais reproduit, tout
comme l’orgasme qu’elle avait presque atteint (ou atteint,
l’histoire n’est pas claire là-dessus non plus) par accident,
en Afrique, au début de la trentaine.
Dans la rue passa un jeune couple poussetant un bébé qui
lui adressa ses plus glaireux areu. C’étaient des gens aux dents
éblouissantes, propres à ceux qui meublent la télévision – cet
objet haïssable à qui elle avait défendu l’accès à son salon sa
vie durant et qui n’était pas, sous prétexte de vieux jours,
pour lui arracher un seul brin de commisération. Elle leur
rendit leurs sourires, mais édentés. L’homme prononça des
paroles qui ressemblaient à :
Mewwamaam, hosenbll’jorn’hin ?
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… qu’elle ne sut décrypter. C’était agaçant, à la fin, et ce depuis
quelques années, cette mode que les gens avaient adoptée de
ne plus rien articuler (il est vrai aussi que son appareil était
presque cassé…) Et elle, est-ce qu’elle vous mâchait le
concombre en vous racontant ses petites misères ? Mais non,
voyons ! De un, parce que tout le monde avait les siennes, de
petites misères, et que les concombres des autres sont toujours
un peu dégoûtants. Et de deux, parce qu’elle avait été bien
élevée, par une mère qui lui disait tout le temps :
On te jugera, ma fille, non pas sur tes opinions, mais sur
ton élocution.
Comme à d’autres on disait, en désespoir de cause :
On te jugera, ma fille, à la manière dont tu couperas le
fromage.
Ce qui n’avait jamais rien voulu dire pour elle, cette vieille
qu’enfant on soupçonnait de quelques dons, mais dont le
seul avéré consista, en fin de compte, à réussir la mayonnaise
et les œufs farcis (bref, des dons d’ovipare), ce dont s’aperçut
vite sa mère, déçue, mais tout de même mère aimante, qui
lui conseilla en guise d’ultime effort consolatoire :
Dis-toi, ma fille, que le silence est toujours la meilleure
preuve d’intelligence. Et qu’entre l’élocution et le fromage,
il y a toujours la poire.
Bonne enfant, elle avait obéi et ne se contenta plus, lors des
réunions de famille ou en société, que d’ouvrir l’oreille et
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de sourire de temps à autre, si bien que tout le monde la
trouva charmante et d’excellente éducation. Même sa mère
finit par croire que tel était effectivement le cas.
Quand sa frustration contre le journal se fut éteinte, la vieille
se trouva penaude, comme ça, debout sur la galerie. Un
voisin – maigrelet à lunettes – passait la tondeuse sur son
carré de pelouse. Elle avait l’impression que sa machine
faisait des bulles plutôt qu’un bruit de mécanique – qui sait ?
La technologie évoluait si vite ! Comme il ne l’avait jamais
saluée (ni elle en retour) en près de trente ans de covoisinage, elle en profita pour ne pas briser la tradition.
Les ouvriers qui rebriquelaient la façade de l’immeuble d’en
face s’essuyaient le front à grands pans de chemise ouverte,
car déjà, si tôt, la chaleur cuisait. Plus tard, au tribunal, leur
contremaître témoignerait :
On était samedi matin, m’sieur le juge, et avec cette chaleur
du diable, on rêvait de nos piscines, nous autres. Puis après,
on a fini vers une heure en sautant le lunch, m’sieur le juge,
fait qu’on a rien vu, si vous voyez ce que je veux dire, m’sieur
le jure, je l’juge !
Ils avaient beau déchiqueter entre leurs dents des jurons
contre le mortier et la truelle, la vieille n’entendait rien. Et
ce qu’elle aurait entendu, si tel avait été le cas, ne lui aurait
inspiré qu’un haussement d’épaules tant il y avait longtemps
que plus rien ne l’insultait, sauf peut-être de se faire balancer
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des boulettes énigmatiques dans sa cour. En cela, elle se
reconnaissait humblement comme l’âme sœur de Pitou.
Elle fit le tour du pâté de maisons pour rentrer chez elle par
la ruelle (la première de ses trois promenades quotidiennes,
histoire de dégourdir ses vieilles jambes pour qu’elles n’attrapent pas la retraite), ce qui représentait sept cent quatrevingt-dix-huit pas dans les bons jours et quelque mille, mille
deux cents quand la retraite (justement !) lui tombait sur les
rognons. Il le fallait.
Pour ne pas cesser de marcher, lui avait dit une infirmière,
il faut marcher un peu tous les jours.
Conseil qu’elle avait trouvé fort judicieux tant il n’était pas
rare de croiser, en ces temps de déchéance, ces ères de
colère, de vieux motards standardisés qui avaient retrouvé
une forme de jeunesse (délinquance comprise) en enfourchant des fauteuils roulants motorisés carénés comme des
Ferrari. Elle ne voulait pas faire partie de ce parc de têtes
blanches (et brûlées) dont les rares cheveux rescapés volaient
au vent comme sur les Harley d’antan, sans casque, les
jambes en l’air et le sourire fendu (plutôt plissé, tendu sur
des dents ravagées par la carie) de l’extase la plus pure. Non,
elle ne se voyait pas, notre vieille, se joindre à ce troupeau
d’anachorètes en goguette.
Et si c’est pas maniaque, juste un peu, disait-elle à personne,
alors je mange mon chien.
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Pitou avait beau dormir, ou faire semblant, il avait tout
entendu.
Ah ? Va donc ! Vieille hypocrite ! Mes côtelettes te poursuivront jusqu’en enfer !
Son nez enregistrait tous les déplacements de sa maîtresse
car, après des années de cohabitation, il restait branché en
permanence sur son odeur (assez caractéristique, merci !
même pour un chien presque amputé de la truffe, ce qui
n’était pas le cas de Pitou qui avait encore toutes ses cellules
olfactives).
Un nez de jeune chien, avait dit le vétérinaire à la bonne
femme.
Il savait tout de suite quand elle quittait la galerie avant, ce
qui était déjà assez pour le mettre sur un pied d’alerte. Car
il fallait la surveiller, cette vieille, avec sa fameuse retraite et
sa raison qui s’écroulait avec fracas au fond de sa mémoire.
Je souffre de la retraite dans les jambes, lui avait dit sa mère
assise dans une chaise longue, à la plage, regardant tomber
du ciel des sportifs en paraskis. C’est ça qui va m’avoir, ma
fille, tu verras bien comme j’ai raison. J’ai toujours eu des
problèmes avec mes jambes, aussi…
Elle mourut le lendemain aux aurores dans leur résidence
balnéaire du Cap-Vert, dans sa chambre aux fenêtres ouvertes
sur le vaste balcon de marbre, la mer émeraude et bleu froid,
les oiseaux mal embouchés et les embruns qui collaient aux
rideaux de dentelle. Le médecin retira l’aiguille de son bras
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et elle ferma aussitôt les yeux pour ne plus jamais les rouvrir.
Sa fille n’avait donc jamais eu l’occasion de lui demander
comment il se pouvait qu’on meure de retraite.
Elle avait dix-sept ans et les années, au lieu de l’arranger, la
défiguraient davantage en poussant les os de son crâne à
s’affirmer, ce qui n’avait rien de délicat (ni de très humain).
Même que des tantes parlèrent de l’emburquer (sinon, il ne
restait qu’à l’enfermer dans un sarcophage pour la jeter aux
oubliettes) si on voulait la marier. Et elles se mirent donc en
quête de quelque vieil Arabe riche et aveugle…
Mais elles ne trouvèrent qu’un militaire autrichien, borgne
et alcoolique, qui rappelait à tout le monde ce mauvais père
qu’elle n’avait finalement pas eu, malgré sa présence affectueuse. Ainsi décida-t-on qu’elle ferait une existence de
vieille fille, ce que sa mère aurait approuvé. Elle ? Elle s’en
fichait, pourvu que monsieur Brillant, au service de sa génitrice depuis plus de dix ans, continue de s’occuper des
affaires courantes et des menus détails du quotidien.
On l’enterra, cette mère aimante et aimée, dans le cimetière
de la paroisse, longeant les rivages du grand fleuve. Là où
chaque grande marée venait prendre son dû, grâce à l’érosion et malgré les efforts des hommes, pour le retourner à
la mer (cette livre de terre exigée en paiement à chaque
saison). Il y avait de quoi pleurer de disparaître ainsi quatre
fois, mais qu’y faire ?
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On n’était tout de même pas pour interdire les grandes marées
juste pour garantir aux morts un repos éternel, n’est-ce pas ?
C’est l’arthrite, avait confirmé le docteur en lâchant son stéthoscope sur la morte mamelle maternelle.
Vous êtes sûr, docteur ? s’était-elle inquiétée. Mais, dites-moi,
comment se peut-il que la retr…
Le docteur était parti en coup de vent, car on l’attendait d’urgence à l’hôpital pour conclure un autre patient. C’était folie,
en cette époque étrange, comme les gens mouraient, de maladie ou de n’importe quoi. Était-ce un signe des temps ? Nous
annoncerait-on à nouveau une fin du monde dont la date et
l’heure seraient encore calculées selon un calendrier presque
occulte, comme celui des Mayas ? Un jour, les Mayas, ils ont
compris l’inutilité de calculer des calendriers.
On va pas y passer l’éternité, tout de même ! se sont dit les
gars.
Alors, ils ont cessé de compter au 21 décembre 2012. Et ils
sont allés s’occuper de leurs troupeaux de lamas, parce que
tout le monde crevait de faim depuis qu’ils avaient découvert
le calendrier. Nous savons, au moment d’écrire ces lignes,
que l’humanité a survécu au 21 décembre 2012, mais il
n’entre pas dans notre propos de nous y attarder.
La retraite… Quel mystère, tout de même ! Elle n’osait pas
interroger monsieur Brillant, le vaillant dévoué de sa mère
défunte et enterrée avant de prendre le large comme tous
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les autres. Et comme notre vieille n’avait jamais eu beaucoup
de fréquentations dans sa vie, sinon avec des soldats, des
ânes, des vieux salauds et un chien (son Pitou) aussi ignorants les uns que les autres… Pas même un mari à traiter de
plus âne que soi… Ni d’enfants à comparer à leur père…
Rien que sa nièce, Avaliana, et son neveu, Estèbaniou…
Donc, comme elle n’avait eu presque personne, ou si peu,
dans cette vie, elle se devait de les ménager.
Pitou faisait semblant d’être sur le qui-vive. Ce n’était pas la
première fois qu’elle lui faisait le coup de la ruelle. Il se posta
près de la porte et attendit, se faisant oublier, lui et sa queue
droite de pointeur. Quand la vieille, ne recevant aucune
réponse à ses appels répétés, entra dans la cuisine, Pitou lui
trouva un air si misérable et désemparé qu’il n’eut pas le
cœur de l’asticoter. Aussi se contenta-t-il de la suivre jusqu’à
l’évier où elle remplit la bouilloire et la mit sur le rond du
poêle (à ne surtout pas confondre avec le rond du chien,
même si les deux dégagent de la chaleur).
C’était l’heure de son troisième Suréquital. Et où étaient-elles
donc ces satanées palpitations promises par le Herr Doktor
mort allemand ?
Sapré bon yen ! jurait la vieille en chinois. On sait plus à qui
se fier de nos jours !
À bout de ressources, elle se perdit dans la contemplation
de sa haie de cèdres tandis que Pitou tentait d’attirer son
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attention sur son bol d’eau sec. Mais elle était alors trop
occupée à redécouvrir ces boulettes pêle-mêle dans la poche
de son tablier – les regardant avec suspicion, comme si elles
venaient tout juste d’apparaître. Pitou donna, en vain, un
coup de patte à son bol qui se mit à tournoyer avec un petit
son de toupie avant de s’aplatir dans la prostration (et, insulte
suprême ! à l’envers).
Elle ouvrit l’antique boîte à pain héritée de sa mère et y plaça
les boulettes dépliées après les avoir repassées au fer, sur sa
planche, en sirotant son Suréquital. Depuis que le pain arrivait tranché dans des sacs de plastique, les boîtes à pains
étaient devenues des antiquités… tout juste bonnes à garder
au frais des boulettes repassées.
Pitou fit semblant de mourir de soif, les pattes raides et la
gorge serrée, pathétique d’agonie, vert comme un foie dans
le ratafia.
Après, seulement, il eut droit à son bol d’eau, ce qu’il trouva
parfaitement inéquitable.
Si j’étais un café, maugréa-t-il, on se préoccuperait plus de mon équité à
moi.
Il grogna, pour la forme, et but quand même.
La chaleur qui régnait eut gain de cause sur l’orgueil du
vieux chien. Il tomba à la renverse et se plaignit comme s’il
venait de mourir d’un infarctus foudroyant.
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Pitou ! ordonna la vieille parce qu’il était mort au beau
milieu de la cuisine. Panier !
Alors, il ressuscita le temps de se rendre entre les bras de
son panier qui, s’il s’avisait un jour de lui donner un ordre,
serait mordu, et pas juste pour la forme.
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