Ils est l`antichambre de l`effort et la coulisse de l`exploit. On y

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Ils est l`antichambre de l`effort et la coulisse de l`exploit. On y
Nataf / Presse Sports
dossier
Dans le vestiaire du SO Chambéry,
vainqueur d’Istres en Coupe de France,
le 24 novembre 2006.
Dans le secret
des vestiaires
Ils est l’antichambre de l’effort et la coulisse
de l’exploit. On y célèbre bruyamment les plus belles
victoires et l’on y digère en silence les défaites
les plus amères. Entre soi. Lieu clos par excellence,
où le corps se déshabille et où le mental fourbit
ses armes, le vestiaire sportif est un monde à lui seul.
Un monde organisé par de nombreux rituels,
entre prosaïsme et irrationnel. Visite guidée.
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ENTRE RÉALITÉS ET CLICHÉS, PETITE INCURSION…
Dans l’antichambre
de l’effort
Le sportif y côtoie ses pairs et y vit d’intenses émotions, avant et après le match
ou pendant la mi-temps. Entrez avec nous dans l’intimité des vestiaires.
es patères, des bancs, des casiers, des
effluves de camphre, la vapeur des
douches. Et le zip de l’élastoplaste
que l’on déroule ou le martèlement des
crampons sur le carrelage… Parler
des vestiaires sportifs, c’est convoquer tout à la fois
des images, des odeurs et des bruits, une ambiance
très particulière dans laquelle se retrouvent les pratiquants du dimanche comme les athlètes de haut
niveau. Lieu d’hygiène et de concentration, d’intimité et de partage, cet espace clos sur lui-même
joue dans la vie du sportif un rôle qui va bien au
delà de son utilité strictement fonctionnelle.
Pour certains, il représente d’abord l’indispensable plage de détente qui précède et suit l’effort, en créant une communauté de pairs, voire
d’amis. «Avant de commencer l’entraînement, le
passage aux vestiaires est un moment où on
retrouve les copains, où on se raconte notre journée, c’est très convivial», raconte Julien Médard,
sabreur du Groupe France d’escrime qui s’entraîne
à l’Insep. Même en compétition, la complicité
s’y exprime plus qu’ailleurs: «C’est un lieu où les
D
joueurs se charrient et se chambrent beaucoup,
remarque le journaliste de France 2 Laurent
Jaoui, qui fréquente depuis quinze ans les coulisses du foot. Ça donne une atmosphère plutôt
sympathique.»
Mais le vestiaire, c’est aussi et surtout l’espace de
transition qui permet de se muer en sportif. De l’enfant qui enfile pour la première fois son habit de
judoka au champion de foot qui revêt le maillot
de son équipe, l’enjeu reste le même: «Dans les vestiaires, on enlève les oripeaux de ce qui nous définit dans la vie de tous les jours, analyse Francine
Barthe-Deloizy, auteure d’une Géographie de la
nudité (1). C’est un passage qui transforme notre
identité: il faut se mettre nu pour devenir quelqu’un
d’autre.»À l’inverse, une fois la performance sportive achevée, les vestiaires permettent le retour progressif à la vie civile: «Devant la glace, c’est la
cohue, raconte sur son blog une joueuse de rugby
amateur (2). Le sèche-cheveux, le gel, le fond de teint,
l’eye-liner (tiens tu utilises celui-là? il est bien?),
le gloss... Difficile d’imaginer qu’il y a trente minutes,
on s’empoignait pour aller déposer un précieux
UNE ANTIQUE TRADITION
Les vestiaires sportifs ne sont pas une invention moderne : ils constituaient un lieu
incontournable pour les Romains, qui faisaient grand cas de l’activité physique et
des soins corporels. Lors de leur visite quotidienne aux thermes, ils s’y arrêtaient
pour laisser leurs affaires dans de petites niches aménagées dans les murs, surveillées
par un esclave, et s’y enduisaient le corps d’huile. Puis ils passaient dans la palestre,
une cour intérieure où ils pratiquaient gymnastique, jeux de balle ou athlétisme. Enfin,
ils terminaient par une succession de bains et une séance de massage. Un circuit digne
de la préparation de nos plus grands champions… ● S.G.
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ballon derrière une ligne. Ou peut-être justement
parce que, pendant 80 minutes, on a été concentré sur autre chose, il y a un besoin de féminité, un
besoin de se retrouver.» À cet égard, les vestiaires
sportifs ont quelque chose à voir avec la loge du
comédien, où l’on endosse un rôle avant de s’en
défaire. Sauf qu’ils mettent en jeu de façon beaucoup plus directe le corps et son dévoilement, ce
qui pose problème à certains. «J’ai horreur de me
déshabiller sous le regard d’autres personnes, avoue
Laurence, adepte de fitness. Alors je m’arrange
toujours pour m’arrêter chez moi avant le cours afin
de passer une tenue de sport. Ça m’évite de me sentir mal à l’aise.»
UNE NUDITÉ SANS AMBIGÜITÉ?
De fait, les vestiaires sportifs imposent souvent
une promiscuité physique qui malmène la pudeur,
particulièrement dans le cadre des sports collectifs. «Cela peut apparaître violent à certains enfants
ou adolescents de se dévêtir à plusieurs dans le
même espace», souligne Ronan David. Ce doctorant à l’université de Caen, qui s’inscrit dans la lignée
de la sociologie critique du sport, s’est penché sur
cet univers et sur les pratiques qu’il abrite. (3)
Pour lui, les vestiaires sont emblématiques de la
violence qui sous-tend le sport: «Non seulement
la pudeur n’y est pas respectée, mais elle est même
souvent carrément stigmatisée: on joue à enlever
la serviette du copain qui sort de la douche, par
exemple. Et tout le monde fait comme si tout ça ne
posait pas le moindre problème. Pire: on défend ce
fonctionnement sous prétexte que c’est ainsi que
se forme une communauté.»
Mais si la nudité ne représente pas un problème
aux yeux du monde sportif, c’est peut-être aussi
parce qu’elle est présentée comme dépourvue
d’ambiguïté. «Les vestiaires sont le lieu d’une
Patrick Artinian / Presse Sports
Dans le secret des vestiaires
Orteils dénudés, protègetibias, crampons délacés :
nature morte
d’après-match.
nudité désexualisée, nuance Francine BarthesDeloizy. D’abord en raison de leur non-mixité.
Ensuite parce que le corps du sportif est autre
chose qu’une enveloppe charnelle: c’est avant
tout un outil qui permet une capacité d’action,
une performance à venir. La nudité sexuelle n’a
pas sa place dans ce contexte.» Pourtant, pour
tous ceux qui n’y entrent pas, ces lieux interdits exhalent un parfum équivoque et suscitent
parfois quelques sous-entendus grivois. Dans
l’un de ses titres, la chanteuse Clarika joue
d’ailleurs du cliché avec malice: «Les garçons
ont dit-on/Des mœurs singulières/Dans les vestiaires(…) Ah si j’étais un garçon/Je saurais ce
qu’ils font/Dans les vestiaires…» Ce fantasme
récurrent n’a rien de vraiment étonnant: les
sportifs correspondent parfaitement à l’imagerie classique d’une certaine masculinité, pétrie
de muscles et gorgée de testostérone. Dans les
représentations qui imprègnent l’inconscient
collectif, le sport reste encore un emblème de
la virilité triomphante. Il est d’ailleurs assez rare
d’entendre fantasmer sur les vestiaires féminins… Quant aux rumeurs d’homosexualité qui
planent sur certains vestiaires, elles sont souvent évacuées d’un haussement d’épaules par
les sportifs, y compris et surtout dans les clubs
qui s’affichent gays.
Déjà investi d’un rôle important lorsqu’il est le
prélude de simples entraînements, le vestiaire
sportif devient une sorte de chaudron dès lors
qu’il précède une compétition. L’enjeu lui confère
alors une dimension supplémentaire qui en décuple
la charge émotionnelle. Antichambre de l’exploit,
il représente l’étape ultime avant l’entrée dans
l’arène. La préparation psychologique y prend
alors une place centrale, à l’écart du bruit et de la
foule, comme dans une matrice. «C’est un cocon
très hermétique, où l’on n’entend rien de ce qui se
passe dehors, même s’il y a 80 000 personnes dans
le stade», décrit Eric Briquet, arbitre de rugby de
haut niveau et par ailleurs délégué départemental Ufolep du Var.
DES RITES POUR TROMPER LA PEUR
Dans cette bulle isolée du reste du monde, il s’agit
pour chacun de se concentrer afin de se montrer
le plus performant possible une fois sur le terrain.
Ce passage est organisé par des rituels permettant
une mise en condition progressive du champion.
À travers des entretiens avec les joueurs de l’USA
Perpignan, Jean-Luc Canal et Caroline Quintilla,
issus du laboratoire Corps et culture de l’université de Montpellier, ont identifié plusieurs d’entre
eux, qui se retrouvent peu ou prou dans les autres
sports. Rituels liés au temps, tout d’abord. Selon
leur caractère, certains sportifs arrivent très en
avance, d’autres un peu plus tard. Mais le moment
passé au vestiaire obéit toujours à un déroulement immuable, même s’il diffère d’un joueur à
l’autre. Le sportif s’appuie sur des points de repères
qui balisent la durée de l’attente et la rendent plus
supportable: «Je rentre une heure avant dans les vestiaires, dit l’un d’entre eux. Pas 55 mn ni 1 h 05. Je
fais des choses minutées pour faire passer plus vite
l’avant-match.» (4)
D’autres rituels sont liés à la façon d’occuper l’espace: souvent, les joueurs choisissent le même
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casier et la même place sur le banc. Une manière
là encore de se lover dans des habitudes rassurantes pour éviter d’être gagné par le trac. Ainsi
à Roland-Garros, Steffi Graff occupait-elle invariablement le casier numéro 19, car c’est celui
qui lui avait été attribué la première fois qu’elle
avait remporté le tournoi. Dans le cas des sports
collectifs, cette place dans les vestiaires est
aussi synonyme d’intégration dans le groupe.
«Le vestiaire est un lieu d’observation rêvé pour
comprendre comment fonctionne une équipe,
explique Laurent Jaoui. La place de chacun y
est emblématique: il y a le leader, ceux qui sont
un peu à l’écart, et l’entraîneur au milieu.»
Parmi les rites, il faut évidemment citer les petites
et grandes superstitions sensées vacciner contre
le mauvais œil: on enfile d’abord la chaussure
droite, on fait une petite prière ou un signe de
croix, on enlève son alliance, on se munit de
gris-gris et fétiches divers… Les individus les
plus terre à terre peuvent basculer dans l’irrationnel le plus fou dès lors qu’il est question de se
prémunir contre l’échec. C’est ainsi que le joueur
de tennis croate Ivan Ljubicic a retrouvé un homme
nu dans son casier lors du tournoi de Key Biscane
en 2005. Il s’agissait du joueur français Mickael
Llodra, qui justifia ainsi son acte: «J’essaie de capter une part de ton énergie positive. Tu gagnes
beaucoup de matches cette année.»
L’ambiance d’un vestiaire de compétition est cependant très différente selon qu’il accueille un sport
collectif ou individuel. Dans le premier cas, il
est avant tout le lieu où se consolident les relations entre les joueurs. « Ce sas permet une
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TRANSE ET DÉLIRE
Cette emprise de l’entraîneur est parfois critiquée.
« Toutes les analyses décrivent les vestiaires
comme le lieu de rites gentils, de pratiques codifiées qui ne posent pas vraiment problème, s’insurge Ronan David. Mais le but, c’est bien quand
même de mettre le joueur en état de transe et
de délire, en exaltant l’idéologie virile du guerrier. La violence de l’acte sportif, fondée sur un
objectif de domination, a besoin d’exploser dans
le vestiaire. » Pour les habitués des lieux, la
charge appelle pourtant quelques correctifs :
« Le lavage de cerveaux, ça a pu exister à une
certaine époque, reconnaît Eric Briquet. Les prépas à l’ancienne jouaient souvent sur la violence
verbale. Mais depuis une quinzaine d’années,
ces pratiques ont disparu. On s’est rendu compte
que cela ne servait à rien que l’inGaël Monfils
met ses chaussettes.
dividu s’efface. Aujourd’hui, l’approche est beaucoup plus
professionnelle. »
À l’inverse, après la défaite le vestiaire peut se muer en «un endroit
de désolation et de putréfaction»,
un «no man’s land» où l’on respire «l’odeur de la mort», selon
les mots employés par le NéoZélandais Anton Oliver, resté
longtemps cloîtré avec ses coéquipiers après leur récente défaite
contre le XV de France. Il peut
aussi devenir un endroit où l’on
se barricade, comme le vestiaire
suisse assiégé dans le stade
d’Istanbul après le match qui éliminait la Turquie voir ce que font les autres, d’encourager les
copains… En ce qui me concerne, je trouve ça
du Mondial de football…
La problématique des sports individuels est dif- mieux que de rester tout seul enfermé dans son
férente: il s’agit de partager le vestiaire non avec coin.» Mais alors, quid de la sacro-sainte concendes pairs, mais avec l’adversaire. L’intimidation tration? «Pour faire le vide, il suffit de se mettre
peut alors faire partie du jeu. Lors du dernier un walkman sur les oreilles.» Diable! Être privé
Roland-Garros, on a ainsi entrevu un Nadal au de vestiaire n’empêcherait donc pas l’excelregard de tueur jaugeant froidement un Djokovic, lence ! Tout juste manque-t-il peut-être ce
hilare, juste avant la demi-finale qui devait les fumet d’embrocation et de sueur mêlés qui
opposer. C’est le premier qui a gagné… La guerre nourrit chez certains anciens sportifs une indédes nerfs sévit aussi dans les compétitions de judo fectible nostalgie…●
SOPHIE GUILLOU
ou de patinage (lire encadré). En revanche, en
escrime, le passage au vestiaire n’est chargé d’aucun enjeu… pour la bonne raison que personne
n’y va. «On a tous l’habitude de se changer dans
les tribunes, explique Gauthier Grumier, épéiste
(1) Géographie de la nudité, être nu quelque part, coll. «D’autre
champion du monde 2006 par équipe. Dans les part», Bréal, 2003.
compétitions d’escrime, on est très nombreux, (2) monblogdefille.mabulle.com
souvent plus d’une centaine par rencontre. Il fau- (3) «Le vestiaire sportif comme lieu de fabrication de la violence
masculine».
drait des vestiaires immenses pour accueillir tout (4) «Du mec au joueur: les rites de transformation des rugbymen
le monde! Être dans les tribunes nous permet de dans le vestiaire», disponible sur http://corpsetculture.revues.org
Hugues Lawson Body / Presse Sports
phase de préparation collective, une mise en
synergie des esprits, explique Eric Briquet. C’est
là que se fait le groupe. Cinq minutes avant le
coup d’envoi, il y a des échanges très forts entre
les joueurs: ils se tapent les mains, se secouent,
se frottent la tête, comme pour préparer le corps
au contact.» À un moindre degré, basketteurs
et handballeurs connaissent ce moment de
fusion qui doit souder l’équipe. Dans cette ultime
préparation, le coach a évidemment un rôle
éminent à jouer pour motiver ses troupes, si
besoin avec la manière forte. Tout le monde a
en mémoire les cris et les gesticulations d’un
Bernard Laporte exhortant ses joueurs à se
reprendre lors du match France-Italie en 2002
– une séquence récupérée par la publicité – ou
la colère froide d’Aimé Jacquet à la mi-temps de
la demi-finale de la Coupe du Monde 1998 contre
la Croatie, captée dans le documentaire «Les
yeux dans les Bleus».
« ON PENDAIT LES MANTEAUX AUX CROCHETS... »
Sollicitée par En jeu (n°389, mai 2005) sur ses souvenirs sportifs,
culottes imprimées aux jours de la semaine avec des couleurs diffé-
l’écrivaine et vidéaste Valérie Mréjen avait choisi d’évoquer les
rentes. C’était l’occasion d’observer, de voir lesquelles portaient déjà
vestiaires des cours d’éducation physique.
un soutien-gorge, celles qui rentraient leur chaîne en or sous la che-
«Je me souviens des vestiaires. Chacun devait apporter ses affaires
mise en coton, celles qui pliaient soigneusement leurs affaires, celles
de sport dans un sac préparé la veille, qui contenait un survêtement
qui laissaient le tout chiffonné en tas. Certaines étaient prêtes assez
et des tennis, un short, un T-shirt, un polo, des chaussettes en coton
vite et semblaient motivées, d’autres traînaient, prenaient leur temps,
bouclé un peu épaisses ou des socquettes en éponge fantaisie avec deux
se faisaient attendre interminablement. Certaines changeaient chaque
mini-pompons à l’arrière. On pendait les manteaux aux crochets de
fois de polo soigneusement plié et repassé: jaune, rose pâle, bleu…
la barre centrale et mettait ses affaires en tas sur les bancs parallèles.
D’autres enfilaient le même T-shirt un peu trop grand avec un imprimé
Je me souviens de l’odeur de poussière et de sueur figée, dans les tapis
ou une publicité, le nom d’un club de sport qu’elles fréquentaient en
en mousse, du carrelage usé et glacé, et que, pour éviter d’y poser le
dehors de l’école. Après le cours, il fallait enfiler à nouveau les mi-bas
pied nu, on s’appuyait sur une basket écrasée par le poids. En se pen-
et se tenir en équilibre afin d’éviter les moutons de poussière, remettre
chant pour enfiler son survêtement, l’œil balayait les chaussettes
les tennis dans le sac en plastique et le sac en plastique avec le sur-
lâches, les auréoles sous les manches de polo, les élastiques usés, les
vêtement humide au fond du sac de sport. »●
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Dans le secret des vestiaires
Vestiaires de glace
Si certains vestiaires sont relativement ouverts aux medias, d’autres restent clos sur leurs
mystères. C’est le cas dans le milieu du patinage. Petite visite dans le saint des saints,
à l’occasion des Masters, en septembre.
rissement de patins et triples sauts en
cascade: sur la patinoire de Courbevoie
(Hauts-de-Seine), les as du patinage français se retrouvent durant quatre jours pour tester leur nouveau programme. Le premier jour est
réservé à l’entraînement, ultime réglage avant
l’entrée en lice. La tension n’étant pas encore
trop forte, nous voilà autorisés à dépasser la frontière de la salle de presse pour voir à quoi ressemble un vestiaire de patineurs… de l’extérieur.
«C’est un endroit vraiment privé», souffle Nicolas
Beaudelin, ancien patineur devenu responsable
des relations presse de la Fédération. Entrouvrir
cette porte, c’est s’aventurer en territoire interdit. Dans le milieu du patinage, le vestiaire est
exclusivement réservé aux athlètes. Personne
d’autre n’y pénètre, pas même les coaches. «On
a coutume de les laisser tranquilles, confirme
Baptiste Porquet, entraîneur à Toulouse. C’est là
qu’ils se concentrent, qu’ils réfléchissent à leur
programme… La seule incursion qu’on se permette, c’est de toquer à la porte pour leur annoncer que c’est bientôt leur tour.»
C
Une fois vidé de ses occupants, le sanctuaire se
dévoile: une pièce exiguë, où un néon maigrelet
peine à éclairer trois rangées de bancs orphelins. Pas même un miroir pour vérifier si le costume tombe bien. Pas non plus l’ombre d’un
patin: une règle d’or un rien paranoïaque veut
que les sportifs ne les laissent jamais sans surveillance. Dans le passé, quelques cas avérés de
sabotage ont défrayé la chronique: un coup de
ciseaux passé sur la lame, et le propriétaire
desdits patins perd tous ses appuis sur la glace.
Evidemment, ça refroidit…
C’est donc dans cet espace nu que se retrouvent
tous les concurrents avant et après leur passage
sur la glace. Inévitablement, en attendant son
tour, on scrute la physionomie de celui qui
vient d’exécuter son programme. «En général,
celui qui a réussi a plutôt envie de parler, celui
qui a raté se retire dans son coin», relève Alban
Préaubert, grande silhouette qui porte avec
une modestie souriante son titre de numéro 2
français. À l’entendre, entre patineurs tricolores, l’ambiance serait plutôt conviviale. À
coup de stages et d’entraînements communs, des
liens se créent qui empêchent une rivalité trop
agressive. En revanche, lors des rencontres
internationales, la confrontation peut parfois
tourner à une véritable guerre des nerfs. «On
essaie de déstabiliser un peu l’adversaire, de
marquer son territoire », confirme Alban
Préaubert. À ce petit jeu de l’intox, les Russes
sont considérés des experts: «Ils aiment faire
sentir qu’ils sont les plus forts. Ils ont l’habitude
de parler entre eux en fixant les autres, pour leur
donner l’impression qu’ils parlent d’eux. »
Malheur à celui qui se laisse intimider: sa prestation risque fort d’en pâtir…
Mais la déstabilisation peut aussi venir de gestes
plus innocents. «Pour me détendre, j’ai l’habitude de courir pieds nus dans le vestiaire, raconte
Alban. Je suis sûr que cette manie en irrite certains, qui imaginent que j’agis ainsi exprès dans
le but de nuire à leur concentration. » Large
sourire. «Ça peut être pris pour de la provocation.» Mais évidemment, ça n’en est pas du
tout…● S.G.
POUR OU CONTRE LES CAMÉRAS ?
«Ce n’était pas bien de montrer les vestiaires à la mi-temps. Dans
irruption de la télé-réalité dans le monde du sport. Pourtant,
le rugby, il faut préserver une part de mystère, d’intimité. » Au
dans les faits, l’espace de liberté des journalistes s’est consi-
lendemain du catastrophique France-Argentine en ouverture
dérablement réduit. «Il y a quinze ans, on pouvait sans problème
de la Coupe du monde, Clément Poitrenaud ne décolère pas. En
accéder aux vestiaires pour faire des interviews, raconte Laurent
cause : les images tournées par TF1 en marge du match, notam-
Jaoui, journaliste au service sports de France 2. Aujourd’hui,
ment la lecture de la lettre de Guy Môquet sensée galvaniser
c’est de plus en plus difficile. On est entré dans une ère où le sport
les troupes. Du coup, durant le reste de la compétition, la
obéit à une logique commerciale, avec une communication très
chaîne continuera à filmer en coulisses, mais sans plus le droit
contrôlée. Je peux comprendre que les sportifs veuillent préser-
de diffuser les images dans la foulée, certains joueurs s’étant
ver leur intimité. Mais en même temps je le regrette : il y a évi-
sentis ridiculisés.
demment une proximité et une spontanéité beaucoup plus grande
Sans doute la réaction eût-elle été différente si les Bleus avaient
quand un type vous répond à chaud, avec sa serviette nouée autour
vaincu… Mais au delà de la polémique, reste une question de
de la taille, plutôt qu’en salle de presse une heure après la fin du
fond : les vestiaires doivent-ils redevenir un sanctuaire à l’abri
match. » Alors, respect de l’intimité ou verrouillage de l’info ?
de toute intrusion médiatique ? Depuis plusieurs années (1),
Le débat reste posé. ● S.G.
les caméras ont investi cet espace intime pour se rapprocher
au plus près des joueurs, en particulier dans les sports collectifs comme le foot, le rugby et le hand. Certains dénoncent cette
(1) Canal + fut à l’origine des premières incursions, dès 1984, dans les vestiaires
du championnat de France de football.
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