père maître » heureux

Transcription

père maître » heureux
Entretien avec le père Pierre Rachelin Coicou, S.J.
le silence est préférable aux contacts avec
les gens, mais il est certain qu’un environnement de silence extérieur favorise le
silence intérieur. Celui-ci est nécessaire
pour discerner l’appel de Dieu, pour que
les novices puissent vraiment intérioriser
l’expérience du noviciat.
PB : Avez-vous déjà repéré des inconvénients par rapport à ce que vous viviez
avant de venir ici ?
Pierre Bélanger : P. Coicou, pourquoi
a-t-on pensé à déménager le noviciat
des jésuites d’Haïti ?
Pierre Rachelin Coicou : Après le tremblement de terre, nous avons commencé un
processus de discernement. Il fallait trouver un endroit plus approprié pour offrir un
espace aux jeunes qui entrent chez les jésuites, un endroit où ils puissent réfléchir,
prier, discerner sur l’appel de Dieu qu’ils
percevaient.
Quand le noviciat fut construit au début
des années 2000, dans le quartier de
Cazeau, c’était un coin tranquille. Mais
après le tremblement de terre, ça a changé
radicalement : le niveau d’activité et de
bruit dans le quartier a beaucoup augmenté. De plus, en installant deux de nos
œuvres importantes en face du noviciat,
beaucoup de réunions se tenaient chez
nous, nous accueillions de nombreux visiteurs qui, eux, n’étaient évidemment pas
des novices et ne cherchaient pas une
atmosphère de silence !
PB : Vous êtes ici depuis quelques mois à
peine ; est-ce que vous êtes déjà confirmé
dans votre choix ?
PRC : Oui, je le pense. D’abord, nous sommes ici un peu éloignés de la vie bruyante
de Port-au-Prince. Nos jeunes se retrouvent à la campagne. À Port-au-Prince, les
gens vivent presque entassés et une tension globale en résulte. Et surtout, ici, on
trouve le silence. Ne me faites pas dire que
PRC : Je préfère parler des avantages !
Des inconvénients, il y en a et il y en aura
partout, et pas seulement en Haïti ! Quelques avantages donc : ici, chaque novice a
sa chambre ; il fait moins chaud qu’en ville,
on respire.
Je dirai ensuite que nous étions préparés, aussi bien psychologiquement que
spirituellement, à faire la transition. Les inconvénients sont bien mineurs : la construction étant neuve, on doit ajuster un certain nombre de choses, la pression d’eau,
l’aménagement d’une aire de jeu par
exemple. Parce qu’on veut cultiver des
légumes, on remue la terre et cela amène
des moustiques. Mais ce sont de petites
choses. Les novices, le P. André Charbonneau, mon assistant, et moi, nous sommes
tous très heureux.
PB : Parlons donc du socius. Depuis plusieurs années, André Charbonneau, ce
jésuite du Québec, professeur de Bible à la
retraite, vit au noviciat. Comment voyezvous votre travail ensemble, vous qui êtes
si différents l’un de l’autre ?
PRC : Le père André, s’il a 85 ans, a un
cœur jeune. Il est très ouvert. J’aime travailler avec lui. Plus encore, il partage avec
les jeunes, non pas seulement ses connaissances au niveau de la Bible, mais il
partage son expérience de la Compagnie
de Jésus. Il les accompagne dans leurs
lectures spirituelles. Il donne un témoignage formidable de ce qu’est un enga5
gement pour la vie. C’est fondamental, à
mon avis, que les jeunes voient ça. Nos
novices côtoient au quotidien un homme
heureux, qui se sent pleinement réalisé
dans sa vocation. Ce n’est pas comme lire
le témoignage de la vie d’un jésuite dans
un livre; c’est beaucoup plus fort. Je pense
que le fait qu’André soit parmi nous aide à
bien comprendre ce qu’est la vocation
religieuse.
C’est un témoignage parlant, non pas
seulement pour les novices, mais pour moi
aussi : il est une confirmation de ma vocation. En le voyant vivre, je me sens appelé à
être comme lui, malgré les différences de
personnalité et de culture.
PB : De ce point de vue, ne peut-on affirmer
que la Compagnie de Jésus, dans son caractère universel, appelle de plus en plus
les jésuites à travailler avec des confrères
de diverses cultures, en Haïti comme ailleurs ?
PRC : Bien sûr ! Nous sommes une Compagnie universelle ; nous sommes des hommes pour les autres. Jésus ne s’est pas
laissé enfermer dans sa propre culture ; il
était un homme pour le monde et en ce
sens, la Compagnie nous invite à être universels dans notre formation. Si les jeunes
que j’accompagne peuvent bien sûr être
appelés à travailler ici en Haïti, je dois
aussi les préparer à vivre et à travailler
dans d’autres contextes culturels. En ce
sens également, la présence d’André
Charbonneau est signifiante : c’est quelqu’un qui est arrivé en Haïti à un certain
âge, qui est venu partager son expérience
et ce qu’il est, mais qui a aussi su s’adapter
et continuer à donner de lui-même dans un
milieu si différent de ceux qu’il avait connus. Nous avons aussi des jésuites
d’autres Provinces qui viennent œuvrer
avec nous.
PB : Est-ce qu’on pourrait croire que
beaucoup des jeunes qui se présentent à
HAÏTI
UN « PÈRE MAÎTRE » HEUREUX
HAÏTI
la Compagnie de Jésus en Haïti ont d’abord
comme objectif de travailler pour leur pays,
puisque ce pays a des besoins si nombreux ?
PRC : La vocation commence toujours par
une expérience personnelle vécue là où
l’on vit. Mais, en même temps, on apprend,
dans la Compagnie, à découvrir un Dieu
universel qui nous invite à dépasser ce
premier cercle. Dans la Compagnie de
Jésus, les jeunes apprennent vite que, par
vocation, nous sommes appelés à aller aux
frontières, là où le besoin se fait sentir.
Notre champ apostolique est d’autant plus
vaste que nous devons aller là où d’autres
ne vont pas. Les novices apprennent bien
vite que ça peut être en Haïti, mais que ça
peut être ailleurs. Le jésuite doit savoir être
heureux partout.
PB : Parlez-nous un peu des jeunes qui
vivent actuellement avec vous au noviciat.
Comment entrent-ils dans ce que vous leur
proposez ?
PRC : Rappelez-vous que l’expérience fondamentale des Exercices spirituels de
saint Ignace est d’apprendre à s’ordonner :
mettre de l’ordre dans sa vie. Ordonner les
désirs, ordonner l’extérieur et l’intérieur de
sa vie. Je pense que c’est ce que je présente, fondamentalement. Je propose aux
novices de faire grandir leur liberté inté-
rieure, car c’est sans doute là le plus grand
défi.
Un exemple : les jeunes d’Haïti comme
de partout sont très marqués par l’époque
de la technologie dans laquelle nous vivons. Je les invite à prendre une distance
par rapport à cela : ça n’est pas facile à
comprendre au début, mais je les invite à
se sentir libres par rapport à toutes ces
offres et ces distractions de l’univers technologique. C’est un processus ; l’accompagnement personnel est important pour
permettre cette croissance.
PB : J’aborde un autre sujet que vous
devez sans doute avoir en tête en formant
les futurs jésuites haïtiens. Même si nous,
jésuites, encourageons les gens, chez
nous, à avoir une image positive d’Haïti, il
reste que le pays souffre d’une réputation
entachée à divers points de vue. Comment
ce contexte peut-il influencer le projet de
noviciat que vous proposez ?
PRC : Vous avez raison. Vivre la vocation
religieuse en Haïti, c’est accepter de vivre
dans un pays difficile. Nos jeunes savent
bien que la tendance actuelle des gens de
leur âge est de fuir, d’aller vivre ailleurs à
cause de la situation politique, économique et sociale du pays. Cette ambiance
affecte aussi le noviciat. On doit donc
travailler avec eux pour qu’ils développent
le goût d’accompagner le peuple haïtien au
cœur de ses difficultés. C’est un défi et un
apprentissage.
PB : Une question nous vient en tête : estce qu’un jeune dans la vingtaine qui se
présente à la Compagnie de Jésus ne pense pas qu’entrer dans une congrégation
internationale pourra lui ouvrir les portes
du monde… et donc un chemin en dehors
de cet Haïti où la vie est difficile ?
PRC : La majorité des jeunes qui entrent
chez nous ne connaissent pas très bien
la Compagnie avant leur arrivée. Cette
composante internationale de la Compagnie n’est pas ce qui les attire d’abord. En
fait, une des idées les plus répandues à
propos des jésuites dans notre pays c’est
qu’ils ont été expulsés. Cela peut faire
peur! Quand des jeunes ont dit à leurs
parents qu’ils voulaient entrer chez les
jésuites, certains se sont fait répondre :
« Ah ! Les jésuites, on les a expulsés déjà !
Ils sont dangereux ! »
Je pense que ce qui attire le plus le
jeune chez nous, c’est la possibilité de
côtoyer des jésuites. Ils se rendent compte
alors de la différence avec d’autres prêtres
qu’ils ont connus, des prêtres diocésains
souvent. Ils voient que le jésuite est une
personne qui vit dans le monde, avec qui
on peut parler librement, qui partage les
Quelques bons moments de la fête de l’inauguration de la maison Jacques-Jules Bonnaud,
le noviciat des jésuites en Haïti, à Dumay, commune de Croix-des-Bouquets.
Le Vicaire épiscopal de l’archidiocèse de Port-au-Prince,
Mgr Patrick Aris, présidait
la célébration.
Une quinzaine de jésuites
de plusieurs nationalités
concélébraient.
Avant l’arrivée des invités,
des novices embellissent
les lieux.
Le Délégué du Provincial,
Miller Lamothe, attend les
invités dans le hall du noviciat.
6
On ne doit pas nier, par ailleurs, qu’un
attrait de la Compagnie, quand un jeune a
commencé à la connaître, c’est son insistance sur la qualité de la préparation à la
vie apostolique. Nous insistons sur la formation. Il faut être bien formé pour offrir un
bon service. Les jeunes peuvent percevoir
que c’est ce qu’on trouve chez les jésuites
et cela peut certainement attirer des
jeunes qui cherchent à grandir à tous les
niveaux. Une proximité avec les gens, mais
en même temps un désir de grandir dans la
capacité à mieux servir par une bonne préparation. Ça va ensemble.
J’ajouterais un autre aspect qui peut
attirer les jeunes chez nous. En fréquentant
les jésuites, on s’aperçoit que, s’ils sont
prêtres, leur vocation ne les restreint pas
au service cultuel. Ils voient que des jésuites sont engagés de toutes sortes de
manières.
Mon expérience personnelle va dans le
même sens. Je pensais à devenir prêtre,
mais je voulais d’abord faire des études
universitaires parce que je voulais combiner le service pastoral et d’autres maniè-
res d’aider les gens. Mon accompagnateur
m’a dit : « Je pense que ce que tu veux,
c’est d’être un religieux ».
PB : Mon propre cheminement vocationnel
a été tout à fait du même ordre.
Revenons aux novices. Quelles sont vos
espoirs pour eux, après qu’ils auront quitté
le noviciat ?
PRC : Je sais bien que le premier problème
qu’ils vont rencontrer – je commence par
le problème ! – c’est le choc culturel car,
après le noviciat, ils iront faire des études
dans un pays latino-américain. J’ai parfois
l’impression qu’ils ne sont pas très bien
préparés pour faire face à d’autres cultures. Pour ce faire, je pense qu’ils doivent
mieux connaître leur propre pays. C’est la
raison pour laquelle depuis deux ans j’ai
instauré une excursion pour connaître le
pays. Il y a des sous-cultures dans notre propre pays et on peut se sensibiliser à cela.
Je sais que certains, vivant après le
noviciat dans un milieu où il y a moins de
pauvreté, où l’accès à certains biens ou
services est plus facile, auront à se situer.
En ce sens, ils doivent s’adapter à d’autres
manières de penser, de voir les choses. Ils
doivent assumer ces différences sans
perdre de vue le milieu d’où ils viennent. Et
c’est là que l’apprentissage de la liberté
intérieure fait au noviciat devrait porter ses
fruits. Celui qui est libre est capable de
vivre dans un contexte d’opulence en
sachant prendre ses distances par rapport
au milieu. Développer la liberté intérieure :
voilà un de mes objectifs fondamentaux !
Bien sûr, tout n’est pas réglé au sortir
du noviciat. L’accompagnement continue
tout au long de la formation. Ce n’est pas
parce qu’on passe aux études universitaires que la formation spirituelle fondamentale à la vie religieuse s’arrête. La
formation, dans la Compagnie, doit être intégrale : c’est une formation spirituelle,
communautaire, humaine, académique. Il
faut qu’il y ait intégration de ces axes,
PB : En terminant, père Coicou, pouvezvous nous révéler ce qui, au fond de votre
cœur, vous rend heureux dans cette mission de maître des novices qui est la vôtre?
PRC : Je n’ai pas choisi de devenir maître
des novices, mais je me suis rendu compte
que je suis heureux dans ce travail, content
d’aider des jeunes à discerner leur vocation. Je vois la croissance de nos jeunes,
leur croissance dans la liberté en particulier; c’est une source de joie et cela inspire
ma prière. J’ai toujours aimé accompagner
des personnes dans leur cheminement.
C’est ce que je fais ici : cela me comble. ■
Un repas typique à été
partagé avec tous les
invités...
... l’équipe de la cuisine
a travaillé de longues
heures pour faire un
succès de la fête.
Le supérieur
provincial, Jean-Marc
Biron, avec des novices
après la messe.
Le socius du Provincial, Pierre
Bélanger, directeur du Brigand,
était aussi présent.
7
HAÏTI
souffrances du peuple, qui sont près des
gens et surtout des gens marginalisés.
C’est par ce chemin qu’ils commencent à
se faire une idée de la Compagnie de
Jésus.