François Héran : « Sur les réfugiés, l`Europe doit changer d`échelle

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François Héran : « Sur les réfugiés, l`Europe doit changer d`échelle
François Héran : « Sur les réfugiés,
l’Europe doit changer d’échelle et
d’approche »
ELSA FREYSSENET / JOURNALISTE AU SERVICE ENQUÊTE ET VIRGINIE ROBERT / CHEF DU SERVICE INTERNATIONAL | LE 03/09 À 16:46, MIS À JOUR À 18:05
Francois Heran est démographe et l'ancien directeur de l'Ined. - Jean-Luc Bertini / Pasco
INTERVIEW - Le démographe François Héran décrypte pour « les
Echos » les ressorts et l’origine des désaccords entre pays européens
sur l’accueil des réfugiés. Malgré ses discours volontaristes, la France
n’est, « dans les faits », pas « une grande terre d’asile » montre-il,
chiffres à l’appui. Face à l’urgence actuelle, il estime que séparer « immigration économique et immigration de refuge n’a plus de sens ».
Pensez-vous, comme Angela Merkel, que les blocages de certains pays
européens sur les réfugiés remettent en question les fondements de l’Europe ?
Le courage de Mme Merkel impressionne et laisse François Hollande sur place. Mais sa prise de
position mêle la prédication, la stratégie et le réalisme. Elle veut doubler la suprématie économique de
l’Allemagne d’un magistère moral, car elle sait qu’elle en a les moyens. Si elle prévoit sans frémir
d’accueillir 800.000 réfugiés en 2015, c’est que ce chiffre a déjà été atteint en 1992. Cette année-là,
comme les années suivantes, l’Allemagne accueillait à la fois les migrants fuyant les guerres de l’exYougoslavie et les Russes ou Kazakhs d’origine allemande (ou supposés tels), qui bénéficiaient d’un
droit au retour. Un tel surcroît dans un pays de 80 millions d’habitants augmente la population de 1 %.
Angela Merkel sait aussi que, depuis les années 1970, l’Allemagne compte plus de décès que de
naissances. Les projections démographiques annoncent une baisse de 20 % de la population active
d’ici à quarante ans. L’intérêt se joint à la morale. L’Allemagne peut jouer sur les deux tableaux.
Un tel afflux est-il soutenable dans une Europe en crise économique ?
« Soutenable » est une notion relative. Sur les 4,5 millions de personnes qui ont fui la Syrie, selon le
Haut-Commissariat aux réfugiés, 40 % sont en Turquie, dans des conditions déplorables, et beaucoup
d’autres en Jordanie, au Liban, en Egypte. N’arrivent en Europe que les plus jeunes et les plus instruits.
Dans une Grèce en grande difficulté économique, l’afflux de réfugiés pose un sérieux problème. Mais
pour l’Union européenne, avec ses 510 millions d’habitants, accueillir un million d’exilés, c’est
seulement croître de 1/500. Ce qui me frappe, c’est de voir à quel point les politiques redoutent les
mouvements de population sans avoir la moindre idée des ordres de grandeur. Alain Peyrefitte a
rapporté la réaction horrifiée du général de Gaulle apprenant qu’on allait peut-être devoir accueillir
10.000 rapatriés à la fin de la guerre d’Algérie. Or ils ont été près d’un million à gagner la métropole, qui
comptait alors 47 millions d’habitants ! Les chiffres absolus impressionnent, mais, en démographie, il
faut raisonner en proportions.
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La Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie, les pays Baltes
bloquent tout plan d’accueil concerté au niveau de l’Europe…
Il subsiste en Europe un profond clivage Est-Ouest. Pendant des décennies, les pays communistes
n’accueillaient qu’un nombre infime d’immigrés des « pays frères ». Les conditions d’accueil étaient
draconiennes : on interdisait le regroupement familial et, si les femmes tombaient enceintes, on les
enjoignait de repartir ou d’avorter. Cette volonté d’autarcie a créé un état d’esprit persistant. La Hongrie
et son mur ne sont qu’un exemple. Voyez aussi le fossé qui sépare encore aujourd’hui l’ouest et l’est de
l’Allemagne. Il n’y a quasiment pas de migrants ou d’enfants de migrants sur le territoire de l’ex-RDA —
4 % ou 5 % de la population — alors qu’on monte à 25 % dans les autres Länder. En Allemagne, les
migrants sont à l’Ouest mais la xénophobie est à l’Est, car les populations de ces régions n’ont jamais
été habituées à leur présence. Quand le Front national rêve d’un pays quasiment sans immigration,
qu’elle soit légale ou non, il réactive le modèle communiste d’une société vivant sur elle-même.
De tels mouvements migratoires sont-ils si nouveaux dans l’histoire européenne ?
Ni pour l’Allemage ni pour la France. Des années 1880 aux années 1920, notre pays a accueilli
150.000 juifs russes fuyant les pogroms. En 1939, plus de 700.000 Catalans ont fui l’Espagne de
Franco : nous les avons très mal accueillis, ce qui n’a pas dissuadé nombre d’entre eux de rejoindre la
Résistance. A partir de 1973, en revanche, l’Etat a réservé à 170.000 boat people vietnamiens et
cambodgiens un accueil digne de ce nom, avec des programmes de logement et d’emploi. Ces
expériences étant plus anciennes que celles de l’Allemagne, la France est désemparée devant un afflux
extraordinaire. Mais l’histoire montre que de grands Etats ont su mettre sur pied un plan d’urgence pour
accueillir un flot imprévu de migrants. Le frein est d’abord politique.
A voir. VIDEO : François Héran : « Les réticences à l’Est face aux migrants est un héritage
communiste »
Paris est pourtant en pointe, aux côtés de Berlin, pour faire bouger l’Europe sur la
question des réfugiés…
Dans les faits, la France reste en retrait. En dépit du travail accompli par les offices de sélection et
d’accueil, la France n’est pas une grande terre d’asile. Sur les 200.000 entrées de migrants noneuropéens qu’elle enregistre chaque année, seuls 10 % sont des réfugiés, et cette part est stable depuis
dix ans. La spécialité de la France, c’est l’accueil du flux continu de migrants ordinaires. Avant la crise
actuelle, en 2012, nous étions en 12e position en Europe par le nombre de demandeurs d’asile rapporté
au nombre d’habitants ! La Suède en recevait 5 fois plus, la Suisse 4 fois plus, la Norvège 2 fois plus, et
je ne parle pas de Malte ou de Chypre. L’Allemagne enregistrait autant de demandes que nous, mais
son taux de décisions positives était le double du nôtre : 29 % contre 15 %. Fin 2014, les taux ont
progressé sous la pression de la crise syrienne : 42 %, contre 25 %, toutes origines confondues. Mais
l’écart subsiste entre les deux pays.
Comment l’expliquer ?
Cette différence est ancienne. Sur les dernières décennies, les flux migratoires vers l’Allemagne ont une
allure de montagnes russes, avec des pics impressionnants (en 1992, en 2002), où la part des réfugiés
peut dépasser 50 % puis retomber à zéro. Rien à voir avec le solde migratoire de la France : nous
accueillons en continu une migration issue de nos anciennes colonies, plus modérée que celle de
l’Allemagne mais constante. Or, il faut le rappeler, c’est le respect des conventions internationales sur
les droits de l’homme qui alimente en France le gros de l’immigration. Sur les 200.000 titres accordés
chaque année à des immigrés extracommunautaires, 10 % seulement le sont au titre du travail non
saisonnier, les 90 % restants le sont en application d’un droit : le droit d’épouser un Français
(50.000 entrées par an), le droit des étrangers de vivre en famille (35.000), le droit d’asile (18.000) et ce
quasi-droit, désormais, d’étudier à l’étranger (plus de 60.000). Certes, l’immigration chez nous ne
représente qu’un quart de l’accroissement annuel de la population ; c’est bien moins que chez nos
voisins européens. Mais cela dure depuis des décennies. Résultat : un quart de la population vivant en
France est soit immigrée, soit enfant d’immigré. La France peut logiquement demander que ce facteur
soit pris en compte par la Commission européenne dans sa répartition des réfugiés.
Mais, s’agissant des réfugiés, la part prise en charge par la France vous paraît-elle
suffisante ?
Non, bien sûr. Si la France devait accueillir en proportion autant de réfugiés que le chiffre annoncé par
Mme Merkel pour l’Allemagne, cela représenterait 640.000 personnes. Divisé par deux, cela ferait
encore 300.000 personnes à accueillir. Nous en sommes très loin. Même les chrétiens d’Orient n’ont été
accueillis qu’au compte-gouttes.
A supposer qu’il soit un jour adopté, le plan Juncker est-il adapté à la situation ?
Quand le président de la Commission suggère de répartir les demandes d’asile entre les pays de
l’Union au prorata de leur population et de leur richesse, il reprend les critères classiques d’Eurostat. La
France a demandé qu’on tienne compte également du taux de chômage. Elle aurait pu soutenir aussi
qu’elle prend continûment sa part de la migration économique ordinaire, et qu’en cela elle garantit
l’exercice des droits de l’homme. Mais, surtout, l’Europe doit changer radicalement d’échelle et
d’approche.
C’est-à-dire ?
La convention de Genève de 1951 sur le droit d’asile est exigeante : le demandeur doit démontrer qu’il
est personnellement exposé à la persécution. D’où de laborieuses enquêtes au cas par cas pour
différencier la demande d’asile de la migration économique. Manuel Valls a beau se cramponner à cette
distinction, elle est inadaptée au cas des guerres civiles. Quand vous fuyez un pays où l’économie
s’effondre, où les salaires ont été divisés par quatre, où les écoles et les boulangeries sont fermées,
vous ne pouvez plus démontrer que vous êtes personnellement persécuté, alors que vous êtes bel et
bien un exilé à la fois politique et économique. L’Organisation internationale des migrations parle de « migration mixte ». Le mur mental et administratif qu’on veut dresser entre immigration économique et
immigration de refuge n’a plus de sens dans de telles extrémités. L’UE doit réviser ses catégories. On
parle beaucoup aujourd’hui de « réfugié climatique ». Or le « réfugié économique », plus tangible à mon
sens, mériterait au moins autant d’attention.
Nicolas Sarkozy voudrait suspendre l’actuel accord de Schengen pour le
remplacer par un accord de libre circulation réservé aux pays européens ayant la
même politique migratoire. Qu’en pensez-vous ?
Rétablir au sein de l’Union des frontières intérieures ou des sous-Schengen serait une régression
analogue à la sortie de l’euro. On le voit déjà entre la France et l’Angleterre, du fait que les Britanniques
nous sous-traitent le contrôle des frontières de l’espace Schengen. Nous reproduisons le triste
paradoxe de la frontière entre Etats-Unis et Mexique : deux grands pays liés par un accord de libreéchange mais séparés par un mur anti-migrants. Laurent Fabius vient de chapitrer la Hongrie pour avoir
posé des barbelés à sa frontière, mais les barrières qui ceignent l’entrée du tunnel sous la Manche et le
port de Calais ne valent pas mieux. Faut-il s’étonner que les hommes tentent de s’agripper aux
marchandises pour pouvoir circuler avec la même liberté qu’elles ?
La question que vous posez va au-delà de la demande d’asile ; elle vaut aussi pour la migration
ordinaire. Durant la campagne de 2012, Nicolas Sarkozy promit, s’il était élu, de diviser par deux les
200.000 entrées légales en France, alors qu’il n’avait pas réussi à faire bouger ce chiffre sous son
mandat. Et Mme Le Pen de surenchérir en proposant de diviser ce chiffre par 10, puis par 20, autant
dire en abolissant la migration légale. Ces annonces sont déconnectées de la réalité, puisque l’essentiel
des entrées correspond à l’exercice d’un droit garanti par les conventions internationales. On ne peut
interdire le regroupement familial ou mettre en cause le mariage avec des Africains ou des Asiatiques
sans appliquer les mêmes mesures aux Américains ou aux Canadiens. Vous imaginez les rétorsions ?
Ceux qui rêvent d’un pays sans migration semblent ignorer que la migration ne répond pas à la loi du
marché mais à la logique des droits. Le modèle dont ils rêvent évoque celui des régimes soviétiques :
un monde de coercition, où l’on vivrait entre soi, à l’écart des grands courants de circulation et
d’échange.
@ElsaFreyssenet
@virginierg