Quand la France résiste à la Cour européenne en refusant d

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Quand la France résiste à la Cour européenne en refusant d
Quand la France résiste à la Cour européenne en refusant d’incriminer la servitude et
l’esclavage …
Commentaire de l’arrêt de la Cour européenne du 11 octobre 2012
La Cour européenne des droits de l’homme a, dans un arrêt du 11 octobre 20121, condamné
pour la deuxième fois la France pour violation de l’article 4 de la Convention européenne, au
titre de l’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif permettant
de lutter efficacement contre la servitude et le travail forcé. La première condamnation était
intervenue en 2005 avec l’arrêt Siliadin2.
Les faits sont malheureusement d’une grande banalité, ce qui donne une portée d’autant plus
importante au raisonnement de la Cour, puisque l’on peut croire que de nombreux cas
d’espèce devraient bénéficier de l’obligation mise à la charge de la France.
Deux sœurs, désignées sous les initiales C.N. et V., ressortissantes françaises mais nées au
Burundi, sont arrivées en France chez leur tante, respectivement en 1994 et 1995 alors
qu’elles étaient âgées de 16 et 10 ans. Leurs parents semblent avoir été tués en 1993 lors de la
guerre civile qui a frappé le Burundi. La décision de confier les enfants à leur tante a été prise
par le conseil de famille.
M. N., oncle des enfants, avait été ministre au Burundi et travaillait en France pour le compte
de l’UNESCO. Il jouissait à ce titre d’une immunité diplomatique.
Le couple avait 7 enfants, dont un handicapé et habitait dans une maison comprenant 4
chambres. A leur arrivée, les requérantes furent hébergées dans ce qu’elles qualifient de
« cave » non aménagée et mal chauffée, située au sous-sol du pavillon. C’est dans cette pièce
que se trouvait la chaudière et une machine à laver.
Les requérantes indiquent que dès leur arrivée, elles ont été employées comme « bonnes à tout
faire ». La première rapporte qu’elle devait assumer, outre l’ensemble des taches ménagères
qu’elle partageait avec sa sœur, les soins du fils handicapé des époux M., ainsi que l’entretien
du jardin. Elles indiquent n’avoir reçu aucune rémunération, et n’avoir bénéficié d’aucun jour
de repos. Elles prétendent ne pas avoir eu accès à la salle de bain et avoir pu seulement utiliser
des toilettes de fortune. Elles ne mangeaient pas avec le reste de la famille, mais se
nourrissaient de pâtes, de riz, de pommes de terre et à l’occasion des restes de viande de la
famille.
Seule la seconde requérante eut la possibilité d’être scolarisée dans des conditions semble-t-il
difficiles, puisque sa tante s’est opposée à ce qu’elle rencontre la psychologue scolaire malgré
la proposition qui avait été faite par l’équipe pédagogique de son établissement.
La Cour rapporte en outre un certain nombre d’éléments démontrant les mauvais traitements
subis par les requérantes, comme l’absence de titres de transport malgré l’éloignement de
l’établissement scolaire pour la seconde requérante, les brimades physiques et verbales, les
menaces de retour au pays…
Une procédure judiciaire est finalement entamée le 16 février 1999. A l’issue d’une bataille
procédurale allant jusqu’à la Cour de cassation, portant sur la question de l’immunité
1
C.N. et V. contre France, 11 octobre 2012, Requête n° 67724/09.
Siliadin contre France, 26 juillet 2005, Requête n° 73316/01 ; D. 2006 p. 346, D. Roets ; RSC 2006 p. 139, F.
Massias, RTDCiv. 2005 p. 740, J-P. Marguénaud ; JDI 2006 p. 1138, E. Decaux, RDPbc 2006 p. 795, M.
Levinet, JCP 2005 II 10142, F. Sudre.
2
diplomatique de M. M., les époux M. furent finalement jugés par devant le tribunal
correctionnel de Nanterre le 17 septembre 2007. Les époux M. furent déclarés coupables de
violences volontaires n’ayant pas entrainé d’incapacité totale de travail supérieure à huit jours
sur mineur de moins de quinze ans par personne ayant autorité, et soumission à des conditions
de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine (225-14 et 225-15 du
Code pénal). Ils furent condamnés à 15 mois d’emprisonnement assortis du sursis ainsi qu’à
une amende délictuelle de 10 000 euros, outre le versement de 24 000 euros à titre de
dommages et intérêts pour la première requérante et un euro symbolique à la seconde,
conformément à ce qu’elle avait demandé.
Néanmoins, la Cour d’appel de Versailles infirma le jugement et relaxa les époux M. du fait
de soumission à des conditions d’hébergement et de travail contraires à la dignité. Seul le délit
de violences volontaires fut retenu. Les requérantes formèrent un pourvoi en cassation. Mme
M. fit de même. Le Procureur général s’abstint. La Cour de cassation n’eut donc à se
prononcer par rapport aux infractions de soumission à des conditions de travail et
d’hébergement contraires à la dignité et à l’absence de rémunération que sur la dimension
civile.
La Cour de cassation confirma la décision de la Cour d’appel en rejetant les prétentions des
requérantes.
La question posée à la Cour européenne des droits de l’homme porte donc sur le fait de savoir
si les faits subis par les requérantes relevaient ou non de l’article 4 de la Convention. En
d’autres termes, est-ce que la France a manqué à son obligation de protéger efficacement les
dénommées C.N. et V. contre des faits d’esclavage, de servitude, de travail obligatoire ou
forcé. La réponse est très claire : un tel manquement est effectivement caractérisé à l’endroit
de celle des deux requérantes qui, arrivée en France à l’âge de 16 ans, n’a bénéficié d’aucune
protection concrète et effective contre les actes dont elle a été victime3.
I – L’apport de l’arrêt commenté quant aux notions figurant à l’article 4 de la Convention
La Cour revient tout d’abord sur la définition du travail forcé.
On entend par là, classiquement « un travail exigé sous la menace d’une peine quelconque et,
de plus, contraire à la volonté de l’intéressé, pour lequel celui-ci ne s’est pas offert de son
plein gré », (voir l’article 2 § 1 de la Convention n° 29 du Bureau international du travail sur
le travail forcé).
Mais l’arrêt présente pour intérêt de préciser cette définition.
La Cour indique en effet que « tout travail « exigé d'un individu sous la menace d'une peine »
ne constitue pas nécessairement un « travail forcé ou obligatoire » prohibé4 ». Elle précise en
effet que certains travaux peuvent être contraires à la volonté de l’individu et ne pas entrer
dans le champ du travail forcé.
Au sens de l’article 4, le « travail » se définit par la nature et le volume de l'activité en cause,
indique la Cour en se référant à l’existence d’un « fardeau disproportionné ». Mais de manière
plus précise encore, elle illustre ce critère en dissociant la situation de la première requérante
de celle de la seconde : si sans l’aide de la première requérante, les époux M. auraient dû
avoir recours à une employée de maison professionnelle et donc rémunérée, tel n’est
3
4
§ 106 de la décision.
Arrêt commenté, § 74.
visiblement pas le cas pour la seconde requérante.
Aussi, la première requérante a bien été victime de travail forcé, alors que tel n’est pas le cas
de la seconde. Au-delà, l’article 4 impose que soit caractérisé la menace d’une peine. La Cour
l’évalue au regard notamment de la perception subjective de la victime. Le fait de devoir
rentrer au Burundi était « perçu » par la première requérante comme une peine. A ce titre, le
critère de l’article 4 était bien rempli.
L'existence d'un travail forcé ou obligatoire est bien caractérisée à l'endroit de la première
requérante. Le second point sur lequel l'arrêt se révèle particulièrement intéressant est lié à la
distinction entre traite des êtres humains, esclavage, servitude et travail forcé.
L’arrêt C.N. et V. contre France définit un critère de distinction entre servitude et travail
forcé. Conformément à ce que l’on pouvait déduire de l’arrêt Siliadin5, il est affirmé que la
servitude constitue une qualification spéciale du travail forcé ou obligatoire ou en d'autres
termes, un travail forcé ou obligatoire « aggravé ». En revanche, allant plus loin qu’en 2005,
la Cour précise que si la servitude « aggrave » le travail forcé, c'est parce qu’elle implique
« le sentiment des victimes que leur condition est immuable et que la situation n'est pas
susceptible d'évoluer6 ». Comme pour la « peine », le critère proposé renvoie à la perception
de la victime.
Même si la Cour ne revient pas explicitement sur la définition de l'esclavage, il semble
important d’articuler les éléments de définition en vigueur avec le contenu de l’arrêt
commenté, afin de clarifier le rapport entre les différentes notions visées par l’article 4.
Dans l’arrêt Rantsev contre Chypre et la Russie, la Cour n’avait pas appliqué l’historique
définition retenue en 1926 par la Société des nations7. Elle s’était appropriée la définition du
tribunal pénal de l’ex-Yougoslavie élaborée dans l’arrêt Kunarac : « Le concept traditionnel
d’esclavage a évolué pour inclure toutes les formes contemporaines d’esclavage basées sur
l’exercice d’un ou plusieurs des pouvoirs attachés au droit de propriété8 ».
En 1926, les rédacteurs de la Convention relative à l’esclavage poursuivaient prioritairement
une évolution des systèmes juridiques des Etats parties. En définissant l’esclavage comme
« l’état ou la condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété
ou certains d’entre eux », les membres de la Société des Nations entendaient faire disparaître
« des législations écrites ou des coutumes tout ce qui prévoit l’existence sur une personne en
faveur d’une autre personne privée, de droits de la même nature que ceux qu’un individu peut
avoir sur d’autres choses9 ». Or, strictement, les attributs du droit de propriété doivent résulter
5
L’arrêt Siliadin a en effet été lu comme introduisant une “hiérarchie interne à l’article 4, telle que la “servitude”
apparaît comme moins que l’”esclavage” mais comme plus que le “travail forcé””. F. Sudre, préc. p. 1959.
6
§ 91.
7
Convention de la société des nations relative à l’esclavage, signée à Genève le 26/09/1926 : « l’esclavage est
l’état ou la condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre
eux ».
8
Tb pénal international pour l’ex Yougoslavie, Le Procureur contre Dragoljub Kunarac, Radomir Kovac et Zoran
Vukovic, 12/06/2002, ch. App. IT-96-23 et IT 96-23/1-A.
9
Rapport de la 6ème Commission de la société des Nations à l’assemblée de 1926 à propos de l’article 2. Voir
également le rapport de la Commission temporaire de l’esclavage de 1925 : « La commission a décidé que les
cas isolés de contraventions aux lois concernant l’esclavage relevaient des juridictions pénales des pays
intéressés et que son attention devait être dirigée principalement vers les formes de servitude qui étaient
reconnues et tolérées par les gouvernements ou que ceux-ci éprouvaient des difficultés à faire cesser
immédiatement ».
d’un titre de propriété10. C’est cette absence de “droit de propriété”, au sens juridique, qui
avait conduit la Cour à écarter la qualification d’esclavage dans l’arrêt Siliadin.
Depuis l’arrêt Rantsev, la Cour a relégué au second plan le nature du fondement “justifiant”
l’exercice d’un droit de propriété, que ce soit un titre ou, en l’absence de titre, une simple
situation de fait. De ce fait, « l’exercice d’un ou plusieurs des pouvoirs attachés au droit de
propriété11 » suffit à qualifier l’esclavage.
La mise en regard de ces différentes décisions met donc en évidence une bienvenue
clarification des liens entre travail forcé, servitude et esclavage. Le travail forcé repose en
premier lieu sur “un travail” d’une nature et d’un volume tels que sans la personne qui y est
soumise, une personne aurait dû être recrutée pour accomplir lesdites taches. Ce “travail” doit
en outre être exercé sous la “menace d’une peine” pour entrer dans la définition du “travail
forcé”. La servitude est une forme de travail forcé aggravé, du fait du sentiment de la victime
de l’immuabilité de la situation. L’esclavage implique au-delà l’exercice d’une contrainte
physique ou psychologique portant sur tous les éléments de la vie privée de l’individu.
Il reste à situer la traite des êtres humains au sein de cette gradation. Néanmoins, on peut
croire que la traite ne relève pas de la même échelle que les notions précédentes. La traite
incrimine les actes préparatoires à l’exploitation de la personne. Or, l’article 3 du Protocole de
Palerme vise bien parmi les faits d’exploitation, tant le travail forcé, que la servitude ou
l’esclavage. De ce fait, l’articulation entre la traite et les trois notions qui viennent d’être
définies ne s’inscrit pas dans une gradation liée à la gravité des faits, mais plutôt dans un
rapport chronologique. La traite précède l’exploitation, quelle qu’en soit la forme. De ce fait,
il est sans doute inutile de tenter de l’intégrer dans une échelle de gravité avec les autres
notions définies. La Cour aura sans doute l’occasion de préciser ce point dans ses prochaines
décisions.
Néanmoins une fois posées les clarifications que permet l’arrêt étudié12, il reste à la France à
se mettre en conformité avec les exigences européennes.
II - Les implications de l’arrêt quant au contenu du droit français
L’arrêt du 11 octobre 2012 ne constitue pas à proprement parler une surprise. Différents
auteurs annoncent depuis l’arrêt Siliadin que les modifications législatives intervenues depuis
les faits n’étaient pas de nature à mettre la législation française en conformité avec les
exigences de la Cour européenne13. Le principal reproche formulé par la Cour européenne
dans l’arrêt Siliadin était lié à l’absence d’incrimination spécifique de l'esclavage domestique
ou du travail forcé. Dans l’arrêt commenté, la Cour européenne indique que « L’état du droit
dans la présente affaire est le même que celui qui prévalait dans l’affaire Siliadin14 ».
10
« L’esclavage peut ainsi être défini comme la situation d’une personne qui est, juridiquement, la propriété
d’une autre personne ». L-E. Pettiti ; P-H Imbert, E. Decaux, La Convention européenne des droits de l’homme,
Economica, 2ème édition, 1999, p. 179.
11
Conformément à la définition élaborée par le tribunal pénal international pour l’ex –Yougoslavie, Kunarac,
préc.
12
L’arrêt ne permet pas en revanche de situer les faits de pratiques “analogues à l’esclavage” ou “analogues à la
servitude” que vise l’article 3. Sur cette question, J. Vernier, La traite et l’exploitation des êtres humains en
France, La documentation française, 2010, p. 47 et s.
13
D. 2006, p. 346, D. Roets ; RSC 2006 p. 139, F. Massias, “Les infractions pénales réprimant le phénomène de
traite des êtres humains à des fins d’exploitation par le travail”, AJ Pénal 16/04/2012, B. Bourgeois.
14
§ 107.
Ni la loi du 18 mars 2003, qui a notamment incriminé les faits de traite des êtres humains, de
non rétribution d’un travail et de soumission à des conditions de travail et d’hébergement
contraires à la dignité15, ni la loi du 20 novembre 2007 qui a complété ladite infraction de
traite n’ont répondu précisément aux griefs de la Cour. Si l’incrimination des faits de traite
était pour la France une obligation au regard de ses différents engagements internationaux,
l’actuelle définition ne vise pas toutes les formes d’exploitation retenues dans les définitions
internationales de la traite, et notamment dans le protocole de Palerme16.
L’article 3 dudit protocole définit l’exploitation, dans le cadre de la traite des êtres humains,
comme comprenant, au minimum, l’« exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres
formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques
analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ». Ces éléments ont été
repris à l’article 2 3° de la Directive européenne 2011/36/UE17. En l’état, la définition
française de la traite des êtres humains ne couvre strictement que l’exploitation de la
prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle18. L’article 225-4-1 ne vise ni
la servitude, ni l’esclavage, ni travail forcé. Le droit français est donc lacunaire sur ce point.
On pourra toujours opposer que les articles 225-13 (travail non rétribué) et 14 (conditions de
travail et d'hébergement contraires à la dignité humaine) du Code pénal – articles qui sont
visés dans l’incrimination de la traite de l’article 225-4-1 - peuvent fonder la sanction des
faits d’esclavage domestique. Mais ils restent trop imprécis et « insuffisamment dissuasifs »,
ainsi que cela a été affirmé dès 2001 dans le Rapport d’information de la Mission
d’information commune sur les diverses formes d’esclavage moderne de l’Assemblée
nationale.
Ces dispositions relèvent en effet d’une appréciation extrêmement subjective des juges, tant
les notions de dignité et de vulnérabilité se révèlent juridiquement floues19. Le fait pour le
législateur d’avoir créé une présomption de vulnérabilité pour les mineurs et pour les
migrants20 ne suffit pas à lever les objections évoquées. En effet, les difficultés liées à la
notion de vulnérabilité perdurent pour tous ceux qui ne relèvent pas desdites présomptions.
Quant aux difficultés liées à la notion de dignité, elles demeurent entières.
Les juges de la chambre criminelle de la Cour de cassation ont tenté dans un arrêt du 13
janvier 200921 de combler les lacunes de la loi en affirmant que « tout travail forcé est
incompatible avec la dignité humaine ». Néanmoins, il est évident que la force normative
d'une telle affirmation se révèle insuffisante au regard du principe d'interprétation stricte de la
loi pénale d’une part, et de la gravité des enjeux soulevés d’autre part.
15
Les faits jugés dans l’arrêt Siliadin étaient antérieurs à 2003.
La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, du 16 mai 2005, reprend à
son article 4, les termes du Protocole de Palerme.
La Directive 2011/36/ UE déloppe partiellement la définition de l’article 3 du Protocole. Elle indique à son
article 2 3° : “L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes
d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, y compris la mendicité, l’esclavage ou les pratiques
analogues à l’esclavage, la servitude, l’exploitation d’activités criminelles, ou le prélèvement d’organes”.
17
Directive qui doit être transposée en droit français avant le 13 avril 2013.
18
Proxénétisme, agression ou atteintes sexuelles, exploitation de la mendicité, conditions de travail ou
d'hébergement contraires à sa dignité, soit contrainte d’une personne à commettre tout crime ou délit.
19
F. Sudre, JCP 2006 II 10142.
20
Article 225-15-1 du Code pénal.
21
Crim. 13 janvier 2009, n° 08-80.787, Bull. crim. n° 9 ; D. 2009 p. 1935, B. Lavaud-Legendre ; AJ pénal 2009
p. 181, C. Duparc ; RSC 2009 p. 376, Y. Mayaud.
16
L'arrêt du 23 juin 201022 qui a précédé la condamnation de la France par la Cour européenne
dans le dossier de mesdames C. N. et V. confirme les réserves mentionnées. En l'espèce, la
Cour de Cassation avait repris le raisonnement de la Cour d'appel, considérant ne pas disposer
de suffisamment d'éléments pour prouver l’infraction de soumission de personnes vulnérables
ou dépendantes à des conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité
humaine. La Cour faisait donc implicitement droit au raisonnement de la personne poursuivie,
indiquant que les faits reprochés s'inscrivaient dans un contexte de solidarité familiale et
d'obligation de secours, de nature à empêcher la caractérisation de toute intention criminelle.
Les failles de la loi française en matière d’incrimination de la servitude et du travail forcé sont
donc nombreuses. Non seulement ces faits ne sont pas incriminés dans le cadre de la traite des
êtres humains, mais ils ne le sont pas davantage en tant que tels, c’est-à-dire lorsque ces
formes d’exploitation sont caractérisées, comme c’était le cas en l’espèce, sans avoir à
remonter aux actes préparant l’exploitation.
Or, la France a affirmé à de nombreuses reprises le caractère prohibé des pratiques de travail
forcé, de servitude ou d’esclavage, que ce soit en adhérant à la Convention numéro 29 de
l’Organisation internationale du Travail23, à la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l'homme et des libertés fondamentales24, ou plus indirectement à la Charte sociale
européenne de 199625. En outre, l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a
explicitement demandé aux Etats d’instaurer une incrimination spécifique de l’esclavage
domestique26. Néanmoins, aucun de ces engagements n’a visiblement été suffisamment
incitatif pour obliger les autorités françaises à incriminer les faits concernés.
Les nombreuses violations aux exigences internationales obligent à s’interroger sur les raisons
expliquant cet état de fait.
De manière sidérante, la Cour de cassation fait abstraction de l'objectivité des faits. Elle
s’abrite derrière des considérations, que l’on devine culturalistes, sur la solidarité familiale
pour procéder de la sorte. Rien n’aurait pourtant dû pouvoir justifier qu’une jeune fille de 16
ans, dans une situation de totale dépendance matérielle, psychologique et affective, ait été
employée comme domestique, fût-ce par sa tante, en l’absence de toute rémunération et de
jours de repos, et qu’elle ait de surcroit subi des formes de maltraitance en étant réveillée la
nuit pour répondre aux exigences de cette dernière ; sauf à considérer que pour les magistrats
de la Chambre criminelle, les normes applicables à une jeune ressortissante française
originaire du Burundi ne sont pas les mêmes que celles applicables aux justiciables nés en
France….
22
Crim. n° de pourvoi 09 – 84801.
Article 1 : “Tout membre de l’Organisation internationale du Travail qui ratifie la présente convention
s’engage à supprimer l’emploi du travail forcé ou obligatoire sous toutes ses forme dans le plus bref délai
possible”.
24
Article 4 1° : “Nul ne peut être tenu en esclavage, ni en servitude”. Article 4 2° : “Nul ne peut être astreint à
accomplir un travail forcé ou obligatoire”.
25
L’article 1 2° de ladite charte protège la liberté du travail.
26
Dans la recommandation 1663 (2004) l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe recommande au
Comité des ministres d’encourager les Etats membres à “lutter de toute urgence contre l’esclavage domestique
sous toutes ses formes et de veiller à ce que le maintien d’une personne dans n’importe quelle forme d’esclavage
soit considérée comme un crime dans tous les Etats membres”.
23