Le Meilleur des mondes1 (Brave new world) - esad

Transcription

Le Meilleur des mondes1 (Brave new world) - esad
Le Meilleur des mondes1
(Brave new world)
« Sur un transporteur à mouvement très lent, un portetubes plein de tubes à essais pénétrait dans une
grande caisse métallique, un autre en sortait. Il y avait
un léger ronflement de machines. Les tubes mettaient
huit minutes à traverser la caisse de bout en bout,
leur expliquait-il, soit huit minutes d’exposition aux
rayons durs, ce qui est à peu près le maximum que
puisse supporter un œuf. Un petit nombre mourait ; d’
autres, les moins influencés se divisaient en deux ; la
plupart proliféraient en quatre bourgeons ; quelquesuns, en huit ; tous étaient renvoyés aux couveuses, où
les bourgeons commençaient à se développer ; puis,
au bout de deux jours, on les soumettait soudain au
froid, au froid et à l’arrêt de croissance. En deux, en
quatre, en huit, les bourgeons bourgeonnaient à leur
tour ; puis, ayant bourgeonné, ils étaient soumis à une
dose d’alcool presque mortelle ; en conséquence, ils
proliféraient de nouveau, et, ayant bourgeonné, on
les laissait alors se développer en paix, bourgeons
des bourgeons, des bourgeons, — tout nouvel
arrêt de croissance étant généralement fatal. À ce
moment, l’œuf primitif avait de fortes chances de se
transformer en un nombre quelconque d’embryons
compris entre huit et quatre-vingt-seize, « ce qui est,
vous en conviendrez, un perfectionnement prodigieux
par rapport à la nature. Des jumeaux identiques,
mais non pas en maigres groupes de deux ou trois,
comme aux jours anciens de reproduction vivipare,
alors qu’un œuf se divisait parfois accidentellement ;
Éditions Presses-Pocket, 1998, première édition 1932
1
Le Meilleur des mondes, Aldous Huxley - Traduction par Jules Castier
1
Le titre français est extrait
de Candide ou l’optimisme de
Voltaire. Le titre de la version
originale, américaine est une
citation du livre The Tempest
de William Shakespeare.
«O, wonder!
How beauteous mankind
is! O brave new world
That has such people in’t!»
mais bien par douzaines, par vingtaines, d’un coup.
– Par vingtaines, répéta le Directeur, et
il écarta les bras, comme s’il faisait des
libéralités à une foule, par vingtaines.
Mais l’un des étudiants fut assez sot pour
demander en quoi résidait l’avantage.
– Mon bon ami ! le directeur se tourna vivement
vers lui, vous ne voyez donc pas ? Vous ne voyez
pas ? Il leva la main ; il prit une expression
solennelle. Le Procédé Bokanovsky est l’un des
instruments majeurs de la stabilité sociale !
– Instruments majeurs de la stabilité sociale.
– Des hommes et des femmes conformes
au type normal ; en groupes uniformes. Tout
le personnel d’une petite usine constitué par
les produits d’un seul œuf bokanovskifié.
– Quatre-vingt-seize jumeaux identiques faisant
marcher quatre-vingt-seize machines identiques !
Sa voix était presque vibrante d’enthousiasme.
– On sait vraiment où l’on va. Pour la première
fois dans l’histoire. Il cita la devise planétaire :
« Communauté, Identité, Stabilité. » Des mots
grandioses. Si nous pouvions bokanovskifier
indéfiniment, tout le problème serait résolu […]
L’un des étudiants leva la main et, bien qu’il
comprît fort bien pourquoi l’on ne pouvait pas tolérer
que des gens de caste inférieure gaspillassent le
temps de la communauté avec des livres, et qu’il y
avait toujours le danger qu’ils lussent quelque chose
qui fît « déconditionner » un de leurs réflexes,
cependant… en somme, il ne concevait pas ce qui avait
trait aux fleurs. Pourquoi se donner la peine de rendre
psychologiquement impossible aux Deltas l’amour des
2
fleurs ? Patiemment, le D.I.C. donna des explications. Si
l’on faisait en sorte que les enfants se missent à hurler
à la vue d’une rose, c’était pour des raisons de haute
politique économique. Il n’y a pas si longtemps (voilà
un siècle environ), on avait conditionné les Gammas,
les Deltas, voire les Epsilons, à aimer les fleurs — les
fleurs en particulier et la nature sauvage en général.
Le but visé, c’était de faire naître en eux le désir
d’aller à la campagne chaque fois que l’occasion s’en
présentait, et de les obliger ainsi à consommer du
transport.
– Et ne consommaient-ils pas de transport ?
demanda l’étudiant.
– Si, et même en assez grande quantité, répondit
le D.I.C., mais rien de plus. Les primevères et les
paysages, fit-il observer, ont un défaut grave : ils sont
gratuits. L’amour de la nature ne fournit de travail à
nulle usine. On décida d’abolir l’amour de la nature,
du moins parmi les basses classes, d’abolir l’amour de
la nature, mais non point la tendance à consommer du
transport. Car il était essentiel, bien entendu, qu’on
continuât à aller à la campagne, même si l’on avait
cela en horreur. Le problème consistait à trouver à la
consommation du transport une raison économiquement
mieux fondée qu’une simple affection pour les
primevères et les paysages. Elle fut dûment découverte.
– Nous conditionnons les masses à détester
la campagne, dit le Directeur pour conclure, mais
simultanément nous les conditionnons à raffoler
de tous les sports en plein air. En même temps,
nous faisons le nécessaire pour que tous les
sports de plein air entraînent l’emploi d’appareils
compliqués. De sorte qu’on consomme des articles
3
manufacturés, aussi bien que du transport.
D’où ces secousses électriques. »
---------------------------------« – La population optimale est sur le modèle
de l’iceberg : huit neuvièmes au-dessous de la
ligne de flottaison, un neuvième au-dessus.
– Et ils sont heureux, au-dessous de la ligne
de flottaison ? En dépit de ce travail affreux ?
– Ils ne le trouvent pas tel, eux. Au contraire, il leur
plait. Il est léger, et d’une simplicité enfantine.
Pas d’effort excessif de l’esprit ni des muscles.
Sept heures et demie d’un travail léger, nullement
épuisant, et ensuite la ration de soma, les sports, la
copulation sans restriction, et le Cinéma Sentant.
Que pourraient-ils demander de plus ? »
---------------------------------« – Shakespeare est interdit parce qu’il est vieux.
Ici, nous n’avons pas l’emploi des vieilles choses.
– Même si elles sont belles ?
– Surtout si elles sont belles. La beauté attire, et
nous ne voulons pas que l’on soit attiré par les vieilles
choses. Nous voulons qu’on aime les neuves.
– Mais les neuves sont si stupides, si affreuses !
Ces spectacles, où il n’y a rien que des hélicoptères
volant de tous cotés, et où l’on ressent les gens
qui s’embrassent ! Des boucs et des singes !
– Des animaux bien gentils, pas méchants
en tout cas…»
4
---------------------------------« – Ce n’est pas seulement l’art qui est incompatible
avec la stabilité. Il y a aussi la science. La vérité est
une menace, et la science est un danger public. Nous
sommes obligés de la tenir soigneusement enchaînée et
muselée. […] Elle nous a donné l’équilibre le plus stable
de l’histoire. Mais nous ne pouvons pas permettre à la
science de défaire ce qu’elle a accompli. Voila pourquoi
nous limitons avec tant de soins le champ de ses
recherches. Nous ne lui permettons de s’occuper que des
problèmes les plus immédiats du moment. Toutes les
autres recherches sont soigneusement découragées. »
----------------------------------« Le dernier arrivant fut Sarojini Engels.
– Vous êtes en retard, dit avec sévérité le Président
du Groupe. Que cela ne se reproduise plus. Sarojini
s’excusa et se coula à sa place entre Jim Bokanovsky
et Herbert Bakounine. Le groupe était à présent au
complet, le cercle de solidarité était parfait et sans
défaut. Un homme, une femme, un homme, en un
anneau d’alternance sans fin tout autour de la table. Ils
étaient là douze prêts à être réunis en un, attendant de
se rapprocher, de se fondre, de perdre en un être plus
grand leurs douze identités distinctes. Le Président se
leva, fit le signe de T, et, mettant en marche la musique
synthétique, déchaîna un battement de tambours doux
et infatigable et un chœur d’instruments — para-bois et
super-cordes — qui répétèrent avec agitation, maintes
et maintes fois, la mélodie brève et obsédante du
Premier Cantique de Solidarité. Encore, encore — et ce
5
n’était pas l’oreille qui percevait le rythme martelé, c’était
le diaphragme ; le gémissement et le retentissement de
ces harmonies répétées obsédaient non pas l’esprit, mais
les entrailles, et créait un ardent désir de compassion.
Le Président fit un nouveau signe de T et s’assit. L’office
était commencé. Les comprimés de soma consacrés
furent placés au centre de la table du repas. La coupe
de l’amitié, remplie de soma à la glace aux fraises,
fut passée de main en main, et avec la formule : « Je
bois à mon anéantissement », fut portée douze fois
aux lèvres. Puis, à l’accompagnement de l’orchestre
synthétique, on chanta le Premier Cantique de Solidarité.
Nous sommes douze, ô Ford ;
que ta main nous rassemble
Comme au Rû Social gouttelettes tombant,
Ah ! Fais-nous courir tous ensemble,
Plus vifs que ton Tacot ardent !
vouloir universel débordait sur chaque visage en sourires
heureux et amicaux. Ils firent le tour de la pièce, procession
circulaire de danseurs, chacun d’eux posant les mains sur
les hanches du danseur précédent — le firent et le refirent,
criant à l’unisson, tapant des pieds au rythme de la musique
en marquant, en battant vigoureusement la mesure de
leurs mains sur les fesses qui étaient devant eux ; douze
paires de mains frappant comme une seule, comme une
seule, douze fesses résonnant visqueusement. Douze-enun, douze-en-un. « Je l’entends, je l’entends qui arrive ! »
La musique s’accéléra ; les pieds tapèrent plus vite ; plus
vite, encore plus vite s’abattirent les mains rythmiques.
Et tout à coup une puissante voix synthétique de basse
tonitrua les paroles qui annonçaient la fusion consommée
et l’accomplissement final de la solidarité, la venue
de Douze-en-Un, l’incarnation du Grand-Être. »
Douze strophes d’ardeur délirante. Puis la coupe de
l’amitié fut passée de nouveau de main en main ; « Je bois
au Plus Grand Être », telle était à présent la formule. Tous
burent… On chanta le Second Cantique de Solidarité :
Viens, Grand Être, ô l’Ami Social et certain,
Toi, l’anéantisseur de Douze-en-Un, génie !
Nous voulons mourir, car la fin,
C’est l’aube de Plus Grande Vie !
De nouveau, douze strophes. Quand ils en furent là, le
soma avait commencé à agir. Les yeux étaient brillants,
les joues étaient rouges, la lumière intérieure du bon
6
7
« Tout est au mieux
dans le meilleur des mondes »2
Citation issue de Candide
ou l’optimisme de Voltaire.
3
Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley se
situe dans un avenir où l’on datera les années selon
une ère nouvelle, remplaçant l’ère chrétienne par
celle de Ford. La civilisation de la machine reçoit sa
puissance suprême des progrès de la biologie : les
hommes ne sont plus désormais vivipares, mais sont
fabriqués (« décantés »), dans des bocaux au sein de
gigantesques laboratoires. Ils sont physiquement et
psychologiquement conditionnés de la manière la
plus rigoureuse en classes sociales selon les besoins
planifiés (tâches subalternes, travaux techniques,
postes gradués de commandement) d’une société
que dirigent totalitairement quelques individus
supérieurs biologiquement déterminés. Chaque
être humain est parfaitement satisfait d’appartenir
à sa classe qu’elle soit inférieure ou supérieure, et
peut se procurer toutes les jouissances adéquates
au conditionnement de sa classe (le soma, drogue
d’état, la satisfaction quasi immédiate des désirs
sexuels, l’important étant que quelqu’un ne reste
jamais bien longtemps avec la même personne). Cette
standardisation de l’humanité va mener le personnage
principal, le Sauvage, sorti de sa réserve et exposé à
l’organisation de la Communauté, à se suicider, cette
solution apparaît comme l’ultime alors qu’il a échoué à
imposer la liberté aux membres de cette Communauté.
Solution, qui consistait à imposer la liberté aux
membres de cette Communauté, ayant échoué.
2
Édition Gallimard, 2003
3
8
Éditions Bantam Giant, 1953
9
4
4
Éditions Penguin, collection Modern classic, 1969
10
Tableau Fernand
Léger, titre, date
5
5
Collection Le livre de Poche
11
Le mieux est l’ennemi du bien
7
« L’histoire révèle son essence « ironique »,
l’interprétation, la déformation et la dislocation,
caractérisent non seulement la relation de la
pensée aux messages du passé, mais également
la relation d’une époque aux autres. »6
Il semblerait que tout dans la modernité
emmène à une forme de distinction. Ainsi on
pourrait dire qu’être moderne, c’est être différent
de quelque chose, différent de ce qui a précédé.
Et au fond meilleur. Les anciens idéaux classiques
ou romantiques sont abandonnés au profit de
formulations nouvelles, de styles nouveaux,
d’expressions neuves. Dans Le Meilleur des mondes
la modernité peut se trouver dans l’aspect total de la
cité utopique. Modernité signifie progrès du style, de
la technique, de la science. L’ancien doit être liquidé,
effacé, recouvert. Tout nouveau développement
contribue à la marche du nouveau et du progrès. On
assiste alors à tous les effets de la technologie, la
modernité devenue sauvage, le futur comme rêve
futuriste devenu fou en ne sachant pas où tout cela
va mener. La dystopie semble alors la seule issue.
Une distinction suit l’autre, une rupture remplace
une rupture. Mais à la fin du temps, il pourrait bien
ne plus y avoir d’autre rupture. Toutes ces ruptures
d’avec la tradition ne peuvent continuer indéfiniment.
Le modernisme aura indubitablement une fin.
Il y aura une fin aux inventions, aux nouveautés, à
6
La fin de la modernité, Gianni Vattimo, Édition Seuil, 1987
12
La dystopie ou contre-utopie
est un récit de fiction, parfois
raccordé à la science-fiction,
se déroulant dans une société
imaginaire, inventée par les
écrivains, afin d’exagérer
et ainsi montrer des
conséquences probables.
7
Bois gravé attribué à Ambrose Holbein datant de mars 1518, en bas à gauche,
Raphaël Hythlodée montrant «son» île, Utopia, à Thomas More.
13
Thomas More invente le mot
latin «Utopia», construit à
partir du grec «ou», non, ne…
pas, et de «topos», région, lieu
qui n’existe en aucun lieu.
l’avant-garde. Ce qui circonscrit la modernité est la
fin de la modernité. Une telle fin est le moment où
la modernité ne fonctionne plus, où l’art moderne ne
peut plus trouver du neuf, où la science moderne se
détruit elle-même, où le progrès atteint ses ultimes
conclusions. Chacune de ces situations ultimes
apportera la fin de la modernité. La fin de l’utopie sera
une dystopie sur le mode annoncé par Nous autres8 de
Zamiatine, Le Meilleur des mondes de Huxley. La fin de
l’utopie n’est pas simplement le lieu qui veut atteindre
le développement technologique mais aussi ce qui
arrive quand il se pervertit et devient dystopie. S’il y a
une tâche postmoderne, d’après Vattimo, « ce sera de
s’abandonner au projet de l’utopie et à la crainte de
ses conséquences et en réchapper. » Lorsque tous les
principes de la nouvelle Communauté se généralisent,
le meilleur des mondes perd ce qu’il cherchait dans sa
nouveauté, ses distinctions infinies avec tout le reste,
d’avant le modernisme. La modernité se marquant par
la répétition indéfinie du nouveau, la reformulation
sans limites de l’ordre établi, la recherche sans
frontières du choc de l’inédit, le besoin presque
pathologique des distinctions de ce qui a déjà été. Le
meilleur des mondes étant difficile à réinterpréter
puisqu’il s’agit d’un monde pour tous où chacun se
satisfait de sa situation, une utopie d’où sont bannis
les guerres, les conflits sociaux et la maladie.
ni les Epsilons au cerveau atrophié n’ont de parents)
et la monogamie, « Tout le monde appartient à tout le
monde ». Tout participe efficacement, en particulier
le soma, drogue idéale, sans effets secondaires, à la
stabilité d’un monde qui n’a plus besoin d’histoire, ni
de religion, ni d’amour : un monde qui se complet ainsi
dans sa propre satisfaction. L’individu est conditionné
dès sa naissance par l’« hypnopédie », qui inculque
pendant le sommeil les principes du monde nouveau.
L’intrigue du roman se construit toutefois autour de
personnages qui sont inadaptés à cette société.
Ce livre d’Aldous Huxley évoque la modernité
sans pouvoir réellement être considéré comme moderne
aujourd’hui. Bien que certaines des situations décrites
soient réalisées après les écrits de l’auteur, l’impression
de modernité n’est que momentanée. Même si Le Meilleur
des mondes a connu un regain d’intérêt à certaines
périodes, après l’apparition des autocraties, ou encore
l’invention du clonage, son thème, à savoir la création
d’une catégorie d’hommes-esclaves, semble plus
contemporain, en osmose avec l’actualité, que moderne.
Huxley a imaginé en quelque sorte le désir
secret de ses contemporains : une utopie réussie. Il a
éliminé aussi les naissances naturelles (fabriquées in
vitro, selon des calculs précis : ni les Alphas dominants
8
Nous autres, Evgueni Ivanovitch Zamiatine, Paris, Gallimard, 1971
14
15
L’hypnopédie est une
méthode re posant sur la
théorie que l’homme peut
apprendre en dormant.
Le Meilleur des mondes
fut adapté pour la
télévision en 1988.
Une adaptation par Ridley
Scott est actuellement
en préparation.
À voir également:
- la fin de la modernité, de
Gianni Vettimo et Charles
Alunni, Édition Seuil, 1987.
- «La fin des hommes» dans
Les marges de la philosophie
de Jacques Derrida, University
of Chicago Press, 1982.
- Retour au meilleur des
mondes (Brave new world
revisited), de Aldous
Huxley, Pocket, 2006.
Première édition, 1958.
- Den brysomme mannen
(Norway of life), de Jens
Lien, film norvégien, 2006.
16