ou le mythe d`Ys dans tous ses états
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ou le mythe d`Ys dans tous ses états
Dahut +1 Lulu ou le mythe d'Ys dans tous ses états Ce topo analysera le chapitre « Dahut, princesse d'Ys » en fonction de deux aspects : Dahut comme un avatar inabouti de Lulu et le mythe d'Ys champsaurien en le comparant au « champ mythique » d'Ys. Avant tout, constatons les lacunes : il n'est fait mention d'Ys nulle part dans les ouvrages consultés qui traitent de l'auteur Félicien Champsaur. Il suffit de taper les mots clefs « Lulu + Dahut (ou Ys) + Champsaur » dans plusieurs moteurs de recherche pour se rendre compte de la faible attention accordée à ce chapitre du roman1. D'ailleurs, les « adaptations » que tireront Wedekind et Pabst de Lulu n'y feront même pas référence sauf, peut-être, si on considère que dans le film de ce dernier, la réplique « the headless women opened the box and disaster overcome us! »2 fait allusion à Dahut qui ouvre le barrage à son Amant tout en référant au titre et au thème du film. Tout est donc à faire? Pas nécessairement. Dans l'édition du texte de Sophie Basch, une note survient à la page 712 expliquant que la statue équestre représentant Grallon fait référence à l'opéra le Roi d'Ys. Il faut rester sceptique devant une telle remarque, bien que Champsaur ait pu voir une représentation de cet opéra, l'OpéraComique en fit une représentation en 18883, aucun élément de l'opéra ne se retrouve dans la réécriture champsaurienne du mythe d'Ys : les noms des personnages sont différents (dans l'opéra, le roi d'Ys n'est jamais nommé, et Dahut se prénomme Margared), Champsaur ne fait jamais mention du prince Karnac, ni d'une supposée sœur de Dahut; la ville de l'Opéra est très pieuse (seule Margared possède un moment d'égarement) et son sacrifice volontaire rétablit l'ordre dans la cité. Les seules ressemblances appartiennent aux nœuds du mythe: c'est Dahut qui ouvre le barrage (bien que dans l'opéra, c'est Karnac qui le fait à la suggestion de Margared), on fait mention de Saint-Corentin et au moment où Dahut tombe dans les flots, l'océan se retire. Il faut donc retourner aux différentes versions du mythe pour connaître les ressemblances et divergences que Champsaur effectue. Selon Minard, « [a]ll the Bretons versions […] hold Dahut responsible. Ys is always located, usually at the Bay of Douarnenez [...] »4. Trois variations du mythe qu'il donne en exemple tiennent cependant le Diable directement responsable de l'ouverture du barrage, un démon envoyé par Dieu afin de punir Dahut de sa débauche. Les changements dans le « champs mythique » se situent généralement au moment où Dahut doit mourir : soit elle se sacrifie, soit elle tombe involontairement du cheval conduit par son père. Champsaur s'éloigne de la trame plus catholique bien qu'il évoque brièvement Saint Corentin ordonnant à Grallon d'abandonner sa fille « la Satane ». Dahut est, dans le roman, une diablesse qui se tente elle-même. L'auteur de Lulu décide cependant d'enrichir considérablement la légende en décrivant longuement la cité d'Ys, ses palais et ses églises aux vitraux particuliers : ils représentent Dahut sous deux facettes (Reine de la Terre, Reine de la Mer). Elle est aussi une statue immense immergée et une sphynge. Un peu comme Lulu qui se fait représenter sous plusieurs aspects. Prungnaud renforce ce rapprochement remarquant qu'un jeu de mots nous renseigne sur le fait que Lulu est la reine de Paris (Par Ys)5. Comme Lulu, Dahut règne avant tout grâce à son 1 2 3 4 5 Une seule exception, Figures littéraires de la cathédrale: 1880-1918. PABST, G.W., Pandora's Box, 52:12. BASCH, Sophie, Romans de cirque, p. 712. MINARD, Antone, « Pre-packaged Folk Narrative », p. 60. PRUNGNAUD, Joëlle, Figures littéraires de la cathédrale: 1880-1918, p. 103. talent de séductrice. Ce sont ses charmes qui permettent son vice: « [l]es vertus seraient des piments en tout cas, si elle n'arrivait à le séduire et le corrompre, comme tous ceux qui l'approchaient [...] »6. Ainsi, elle courtise son père en « nou[ant] autour de son cou ses bras de caresses »7, exactement comme si elle l'étranglait. On peut encore ajouter que toutes deux proviennent de Bretagne, qu'elles possèdent une très grande beauté et que leur mère n'est pas présente durant leur vie d'adulte. Champsaur fait mention d'un « écuyer noir » qui apporte des amants à Dahut tout en les couvrant d'un masque. Une fois que Dahut en finissait avec eux, il les tuait en pressant un ressort dans le masque. Voilà une variation intéressante sur les amants qui sont apportés à Dahut : ils sont tous masqués, ainsi, ils se ressemblent tous et partagent le même sort. Le masque semble servir ici d'uniforme visant à normaliser les amants aux yeux de Dahut, on dissimule un être singulier pour laisser la place à Dahut de poser mentalement le visage d'un amant idéal sur le corps masqué. Une seconde scène qui diffère largement du mythe traditionnel est celle de l'invocation à l'Océan. Dahut qui effectue un strip-tease devant ce dernier renforce son lien entre elle et Lulu qui a déjà effectué un tel effeuillage sur le trapèze. Cette confusion entre Dahut et Lulu atteindra son paroxysme lorsque le narrateur (soit les pensées de Decroix rapportées en discours indirect ou ceux du narrateur extradiégétique) confondra l'une avec l'autre : « Dahut – non, Lulu. »8. Ce don à l'océan sera vite repris par Lulu elle-même lors du monologue final du chapitre où elle s'offre elle aussi à la mer, mais se considère au-delà de Dahut puisque l'océan ne serait pas non plus capable de « lasser [s]on éternelle soif des amours impossibles. »9 Lulu reste supérieure à Dahut puisqu'aucun remords, ni craintes ne la retiennent. Dahut est une Lulu inachevée qui a finie par craindre son amant et s'est enfuie. C'est ainsi qu'elle sera punie de mort pour n'avoir pas su triompher de l'Amant 10. Une autre influence, plus considérable celle-ci, qu'a pu avoir Champsaur lors de la composition de ce chapitre est le tableau d'Evariste-Vital Luminais qui montre la fuite à cheval du roi et de sa fille accompagnés d'un moine11. Les trois paragraphes (p. 717) décrivant cette même scène semblent pouvoir s'en inspirer : le tableau ne montre pas la ville d'Ys submergée dans le roman, il ne fait pas tout à fait nuit, mais l'écume blanche est très nette sur la toile, et une vague « la [cueille] au moment où elle se laissait choir »12. La création de l'abbé Guénolé n'apporte pas grand chose au roman, peut-être est-ce celui qui pousse Dahut à se sentir menacée et à voler la clef. Cependant, une autre tournure narrative aurait pu rendre le père, qui ne cesse de pardonner, un peu plus méfiant; sa présence narrative est donc peut-être due au tableau. Les paroles de Saint-Corentin pourraient aussi très bien remplacer cet abbé qui n'est plus mentionné dans le texte durant la fuite, mais qui est, comme dans le tableau, probablement au-devant du roi qui « restait en arrière »13. 6 7 8 9 10 CHAMPSAUR, p. 716. Idem CHAMPSAUR, Félicien, « Lulu, roman clownesque », p. 718. Idem Andromeda, dans la nouvelle « Blanche comme l'écume » du recueil la Dame à la louve de Renée Vivien, incarnerait beaucoup mieux cet idéal de Lulu que Dahut. 11 Voir l'annexe. 12 CHAMPSAUR, p. 717. 13 Idem Bibliographie CHAMPSAUR, Félicien, « Lulu, roman clownesque » dans BASCH, Sophie, Romans de cirque, Robert Laffont, Paris, 2002, 858 pages. PABST, G.W., Pandora's Box, Nero-Film, vidéocassette n&b, 1983 (1929), 110 min. PRUNGNAUD, Joëlle, Figures littéraires de la cathédrale: 1880-1918, Presses universitaire Septentrion, France, 2008, 269 pages. VIVIEN, Renée, La Dame à la louve, Gallimard, folio 2€, Barcelone, 2007 (1904), 141 pages Films LALO, Édouard, (dir.) DAVIN, Patrick, Le Roi d'Ys, Dynamic DVD, DVD couleur, 2009 (1875), 108 min. MINARD, Antone, « Pre-packaged Folk Narrative », dans HALE, Amy & PAYTON, Philip, New directions in Celtic Studies, University of Exeter Press, 2000, 235 pages. Peinture LUMINAIS, Evariste-Vital, La fuite du roi Gradlon, huile sur toile, 256x365 cm, c1884, dans L'INTERNAUTE, http://www.linternaute.com/musee/diaporama/1/6984/musee-des-beaux-arts-dequimper/5/30510/la-fuite-du-roi-gradlon/ . Autres sources consultées MERRIT, Abraham, Œuvres complètes ● 2, Éditeur Lefrancq, Bruxelles, 1998 (1931-34), 862 pages. [Ma version préférée du mythe] VION-DURY, Juliette, « De la tentation urbaine aux cités maudites » dans Le Lieu dans le mythe, Pulim, [Limoge], [date non disponible], 350 pages. WEDEKIND, Frank, Lulu (v.f. et adaptation par Pierre Jean Jouve), l'Age d'Homme, Lausanne, 1983, 185 pages. Articles BAZILE, Sandrine, « Lulu s'affiche - Affiches et intertextualité dans Lulu Roman clownesque (1901) de Félicien Champsaur », [en ligne], http://www.imageandnarrative.be/inarchive/affiche_findesiecle/bazile.htm, décembre 2007 PRUNGNAUD, Joëlle, « L’image de l’architecture gothique dans la littérature fin-de-siècle », [en ligne], http://crm.revues.org/2495?&id=2495, c1996. Musique DEBUSSY, Claude, Prelude, chorale, and fugue, Seraphim, 1969, 33 1/3, 40 min. [Version supérieure] DEBUSSY, Claude, Préludes, Études, l'Isle Joyeuse, Transart Live, 2005 (2003), 2 DC. [La cathédrale engloutie est un prélude pour piano de Debussy qui s'inspire du mythe d'Ys, il est possible d'entendre clairement les cloches englouties qui sonnent les morts. Composé peu de temps après Lulu, j'ai malheureusement dû laisser tomber la comparaison avec l’œuvre car autrement anachronique.] Annexe LUMINAIS, Evariste-Vital, La fuite du roi Gradlon, huile sur toile, 256x365 cm