Les temps des enfants : une analyse
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Les temps des enfants : une analyse
UNIVERSITE DE LIEGE LES TEMPS DES ENFANTS Une analyse AUTEURS Documents filmés : Jacques DUEZ Dossier d’accompagnement : Gentile MANNI Patricia PALERMINI 2007 1 Ce travail s’adresse à tous ceux qui portent intérêt au devenir des enfants et à leurs conditions d’existence. Il s’adresse en particulier à ceux dont le métier est de former enseignants et éducateurs. 2 « Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation ? Ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. » Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation 3 TABLE DES MATIERES I. INTRODUCTION …………………………………………………… 5 1. Les enjeux de la question du temps ....................................... 5 2. Une démarche originale : ……………………………………………. 12 justification méthodologique de la démarche adoptée. 3. Présentation des documents filmés …………………………….. 15 II. ANALYSE DES DOCUMENTS FILMES ……………… 16 1. Éloge de la lenteur ……………………………………………………… 16 2. L’ennui, I et II ……………………………………………………………… 20 3. De l’enfance à l’âge adulte ………………………………………….. 32 4. S’il ne me restait que quelques jours à vivre ………………… 34 5. Réflexions sur le temps, I et II ……………………………………… 37 III. EN GUISE DE CONCLUSION : …………………………… 39 « ENFANT, MON ANCETRE » OU QUAND LA PAROLE DE L’ENFANT FAIT HISTOIRE IV. BIBLIOGRAPHIE ………………………………………………… 42 4 INTRODUCTION 1. Les enjeux de la question du temps Cette production, les films réunis dans le DVD et le document d’accompagnement, s’inscrit dans la continuité d’un travail consacré au temps des enfants, Les temps des enfants 1 . Les études et recherches portant sur le temps foisonnent. Elles couvrent des champs extrêmement divers : philosophie, psychologie, sociologie, histoire, pédagogie, physique, chronobiologie, anthropologie. Les enjeux sont multiples : économiques, politiques, éducatifs, sociaux. La lecture d’ouvrages de sociologues du temps 2 , notamment les temporalistes 3 , indique par ailleurs la nécessité de conjuguer le temps au pluriel. Considérer « le temps » au singulier, c’est privilégier un aspect du temps, celui que marque l’horloge qui serait ainsi considéré comme un invariant, une donnée objective, neutre, unitaire, voire universelle. Or on remarque que, s’il existe des cycles naturels (alternance jour-nuit, retour périodique de la pleine lune, saisons, …), ceux-ci ne donnent pas lieu dans toutes les civilisations au même découpage du temps. C’est que le temps s’inscrit aussi dans un registre symbolique. Il reçoit des déterminations différentes selon le type d’activités valorisées dans une société donnée, selon aussi la représentation que cette société se donne d’elle-même ou les fins qu’elle s’assigne. Le temps est donc une construction sociale et culturelle tout à la fois, et pas seulement une donnée physique objectivable. 1 G. MANNI, Les temps des enfants, Ce rapport de recherche est publié sur le site de l’Observatoire : www.oejaj.cfwb.be/IMG/pdf/pub_Temps_enfants.pdf 2 W. GROSSIN, Pour une science des temps. Introduction à l’écologie temporelle , Toulouse, Octares Éditions, 1996. W. GROSSIN, Les temps de la vie quotidienne , Paris, Mouton, 1974. G. PRONOVOST, Sociologie du temps , Bruxelles, De Boeck, 1996. R. SUE, Temps et ordre social, Paris, PUF, coll. « Le sociologue », 1994. 3 Voir notamment le « Bulletin des Temporalistes » publié sur le site : http://www.sociologics.org/temporalistes. 5 Les sociologues du temps qui s’intéressent à la construction du temps social dans les sociétés occidentales mettent en évidence l’extrême stratification du temps dans ces sociétés. Le temps social y est différencié non seulement en fonction des activités des individus (temps de travail, temps de loisir, temps domestique, …) mais aussi en fonction de l’âge, du sexe, de la classe sociale. Plus la vie se complexifie dans ces sociétés, plus le temps s’y segmente, s’y ramifie. De nombreux travaux montrent la difficulté pour l’homme et la femme d’aujourd’hui à articuler les différents temps sociaux. Dans ce cadre, les études portant plus précisément sur le temps des enfants sont rares et éparpillées dans les différentes approches, quelques fois cachées dans les enquêtes dédiées aux adultes. Les repérer relève du jeu de piste. Voici, à grands traits, celles qui nous paraissent les plus significatives et les principaux enjeux qui s’en dégagent. Les études descriptives Parmi elles, celles relevant de la méthode dite des « budgets temps », sont quasi inexistantes. En effet, les instituts de statistiques, c'est-à-dire les pouvoirs publics, montrent un intérêt réduit sinon nul à l’emploi du temps des enfants en dessous de 15 ans. Une seule étude, réalisée en 1994 par l’ISTAT (Istituto Nazionale di Statistica) envisage la question dans une enquête portant sur l’emploi du temps des hommes et des femmes en Italie 4 . L’analyse quantitative porte sur l’emploi du temps en fonction de l’âge et du sexe. Elle envisage le temps dédié aux activités physiologiques (manger, dormir, hygiène personnelle), et le temps « obligatoire » (répartition entre école, travaux domestiques, courses). Elle examine les différentes activités dont se compose le temps libre des enfants ainsi que l’utilisation du temps pour des jeux, des fêtes, des bavardages. Enfin l’étude envisage le temps consacré aux mass media et à la lecture, à des activités d’expression (dessiner, faire de la musique) ou à des activités contemplatives (penser, prier, …). Les activités physiologiques et l’école absorbent ¾ d’une journée standard. Le temps libre (résiduaire) constitue ¼ de la journée. Ce temps libre est concentré pour les plus petits sur des activités ludiques, la télévision ne venant qu’en deuxième position alors que la situation s’inverse pour les plus grands (2h par jour à partir de 6 ans). La perte d’intérêt pour les jeux est également compensée par la lecture. Les auteurs soulignent la place importante prise par l’activité « parler », une demi-heure pour les plus petits, 4 L.-L. SABBADINI, R. PALOMBA, Tempi diversi. L’uso del tempo di uomini e donne nell’Italia di oggi, Rome, ISTAT, 1994. Voir en particulier le chapitre 2 « Il tempo dei bambini : fin da piccoli una strada segnata ? ». 6 une heure pour les plus grands. L’analyse des données de l’enquête met en évidence une différence manifeste entre l’organisation du temps libre des petits de 3 à 5 ans – prépondérant et constitué d’activités ludiques – et le temps libre des plus grands. Celui-ci serait parcellisé et composé d’activités diverses telles que le sport, la lecture, la télévision : au jeu se substituerait partiellement un « temps libre formatif ». Au-delà d’une approche quantitative, ce travail offre une approche qualitative à partir de l’analyse de « journaux d’emploi du temps », c'est-à-dire de tableaux où il est demandé aux participants de noter au fil de la journée : les différentes activités, l’heure de début et de fin, le lieu où se déroule l’activité, les personnes présentes, une activité concomitante, secondaire. Il semble (mais ce n’est pas explicité) que, dans le cadre de cette recherche, on ait demandé à des enfants, dès l’age de 6 ans, de tenir ce type de journal. L’analyse qualitative met en évidence une vision propre, spécifique aux enfants, de « l’activité » : ainsi rêver, ronfler, …sont considérés par certains enfants comme une activité, remettant en question les catégories « adultes » et par là le système de codage des données. Les auteurs reconnaissent également la difficulté à traduire la dimension émotionnelle des termes enfantins : « ma petite sœur » sera codé « frères et sœurs », « je prends un bon petit bain » devient « se laver ». L’étude indique des différences filles/garçons quant à la répartition et l’utilisation des différents temps ; les petites filles sont plus impliquées dans le travail domestique. Les auteurs y voient une préfiguration de la situation adulte. Parmi les rares études consacrées à l’organisation de la journée des très jeunes enfants, l’une d’entre elles, consacrée à la journée des enfants de 4 ans à 6 ans en région liégeoise 5 , indique que les conditions de vie des petits – avec qui, où et comment ils passent leur journée – sont étroitement dépendantes des modalités de vie de leur mère. D’autres travaux se concentrent sur l’organisation du temps scolaire. Celui-ci varie de pays à pays (nombre d’heures par jour, de semaines, nombre de jours par semaine, organisation des calendriers scolaires). Certains étudient plus spécifiquement la question de l’adaptation des horaires scolaires aux biorythmes des enfants. De ces travaux il ressort que : - les rythmes sont très variables d’un enfant à l’autre ; - les modes et rythmes de vie de la famille, l’ambiance familiale et le comportement de ses membres constituent des déterminants puissants des rythmes de l’enfant au même titre que le comportement des éducateurs et les facteurs scolaires. 5 M. CRAHAY, A. DELHAXHE, G. HENDRYCKX, V. PIELTAIN, « L’organisation d’une journée d’un enfant de 4 à 6 ans: enquête dans la région liégeoise », 1991, dans Enfance, 45 (1-2), pp. 127-152. 7 Certains auteurs s’interrogent sur le statut du temps scolaire dans la vie des enfants. Temps obligatoire – les enfants ne peuvent s’y soustraire – il occupe, après les activités physiologiques, la deuxième place dans la vie des enfants. Gilles Pronovost 6 consacre un article à une analyse comparative de l’évolution des temps sociaux et des temps scolaires ; il met en évidence un actuel brouillage des temps sociaux : « Entre le temps industriel et le temps scolaire, la distinction a parfois été mince, renvoyant à des conceptions analogues d’organisation et de structuration du temps. Mais voilà, la diversité de plus en plus grande des cadres temporels de toute activité humaine, l’enchevêtrement des frontières institutionnelles, l’hétérogénéité des significations accordées au moindre geste, ont fait en sorte que les « marqueurs » temporels se sont brouillés, à plus forte raison ce qui constitue un temps scolaire et ce qui n’en constitue pas, ce qui est « éducatif » et ce qui ne l’est pas. »7 . Il souligne par ailleurs : « C’est à l’école que l’enfant apprend bien souvent malgré lui à devoir structurer son temps ! L’organisation scolaire est pratiquement orientée selon un modèle analogue à l’organisation du temps de travail : la mesure du succès scolaire est définie par le temps qu’on y consacre. (…). Pour ce qui est de l’institution scolaire, il n’est pas exagéré de dire que ses rôles et fonctions dans l’organisation contemporaine du temps ont été par trop négligés. L’école a constitué à la fois le miroir et la contrepartie des conceptions contemporaines du temps. » 8 . Les analyses, réflexions et points de vue critiques. 6 G. PRONOVOST, « Temps sociaux et temps scolaires en Occident : le brouillage des frontières », dans C. ST-JARRE et L. DUPUY-WALKER (sous la direction de) : Regards multiples sur le temps, Sainte-Foy, Presses Universitaires du Québec, 2001, pp. 43-58. 7 G. PRONOVOST, op. cit., p. 56. On notera que, à cette forme de « compénétration » entre temps de travail et temps scolaire, répond aujourd’hui un autre type de brouillage des temps sociaux. Il s’agit de l’obligation qui est faite au travailleur de « se former tout au long de la vie » (life long learning). La nécessité de développer des compétences toujours renouvelées, adaptées aux exigences fluctuantes du monde productif, est désormais un des thèmes clé du discours économique dominant. Cf. sur ce point le livre de Nico HIRTT, L’école prostituée. L’offensive des entreprises sur l’enseignement, Bruxelles, Editions Labor/Editions Espace de libertés, 2001, en particulier pp. 27-31. Sur le même sujet, on lira aussi avec profit le livre de Jean-Pierre LE GOFF, La barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La Découverte, 1999. 8 G. PRONOVOST, op. cit., p. 46. 8 Quelques travaux proposent une réflexion sur les fonctions et les effets des contraintes temporelles auxquelles les enfants sont soumis. Sont envisagés le temps de la puériculture, le temps scolaire et le temps libre ; la plupart des auteurs voient dans l’organisation de ces temps un apprentissage des temps dominants de la société industrielle : « Par là s’effectue [comme le dit Monique Haicault] un apprentissage des temps quotidiens, une préparation à une vie réglée sur l’horloge, et, s’il nous est permis d’insister, un véritable dressage à la rigueur des temps envahissants de la société industrielle programmée. » Un autre courant d’investigation, en sociologie et en psychologie, s’intéresse aux relations entre rapport au temps et identité. A partir de l’interview de 300 jeunes portant sur la façon dont ils se rapportent à l’histoire, à leur propre histoire, sur la gestion de leur temps quotidien et interrogeant la façon dont ils définissent différents temps – libre, occupé, vide – des auteurs 9 ont mis en évidence quatre manières de se rapporter à ces différentes dimensions – historique, biographique et quotidienne – de la temporalité. Ces modalités résultent du rapport entre la représentation de soi – autonome ou hétéronome – et la représentation du temps – structurée ou non : l’auto-structuration où l’individu est à même de définir le style de son identité à l’intérieur d’un projet, l’hétéro-structuration où l’individu se conforme à un modèle de vie qu’il considère comme normal, parce que « tout le monde fait comme cela », l’hétéro-déstructuration où il n’y a aucune projection dans le futur et enfin l’auto-déstructuration. Dans cette modalité les jeunes ont la conviction de pouvoir « bâtir » leur propre vie à condition de ne se soumettre ni à des rôles stables ni aux temps des institutions. A côté de cet intérêt des sociologues pour les relations entre rapport aux différents temps de l’existence et construction sociale ou identitaire des jeunes, psychologues et psychanalystes envisagent le temps comme un élément de la construction psychique. Il 9 M. RAMPAZI, « Histoire, biographie, quotidienneté : les temporalités des jeunes », dans Bulletin des Temporalistes (numéro thématique : Temps scolaires et socialisation), n° 10, janvier 1989, pp. 16-21. http://www.sociologics.org/temporaliste. 9 est intéressant de noter l’attention récente au temps du bébé avec, parmi d’autres, les questions suivantes : « Chacun sait combien il faut prendre du temps pour être avec un bébé et prendre contact avec lui. Mais quel rôle joue le temps pour le bébé ? Comment se repère-t-il dans ses rencontres et dans son histoire ? Comment construit-il ses expériences ? Comment aussi échoue-t-il à se construire ou se protège-t-il d'expériences qui le débordent ? Comment peut-on intervenir avec lui ? 10 » Ces questions ont une incidence directe sur le cadre temporel offert aux tout-petits dans les milieux d’accueil. Dans les crèches comme dans les pouponnières, d’une part, l’organisation des horaires (celui des adultes comme celui des enfants) et d’autre part, la conception des temps proposés aux petits (temps pour « être avec soi-même » et avec les autres enfants, temps pour la rencontre avec l’adulte) constituent un nœud dans la mise en oeuvre de leur projet éducatif. Une enquête dans les pouponnières et centres d’accueil en Communauté Française 11 cherchant à connaître le contexte organisationnel offert par les institutions aux jeunes enfants, a montré combien la question de l’organisation du temps – horaires et temps de travail des différents membres de l’équipe, plage horaire des enfants, déroulement des journées des enfants, temps des visites des parents… – constitue un élément crucial dans la mise en place des conditions de bien-être et de développement des enfants accueillis. Les recherches-action et les expériences pédagogiques. Si on passe en revue un ensemble d’expériences éducatives novatrices et centrées sur la recherche de meilleures conditions de bien-être et de développement des enfants dans 10 Programme du Colloque international « Le temps des bébés », Université Lumière Lyon 2, 29 mars 2003, Lyon. Se référer à ce sujet à diverses publications : D. MELLIER, « L’intégration psychésoma et le temps de l’intrigue, ce que nous apprennent les bébés », dans Champ psychosomatique, n°30, 2003, pp. 27-43. « Le temps du bébé », dans Revue Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, vol. 53, n° 1-2, Paris, 2005 et A. CICCONE, D. MELLIER, Le bébé et le temps, Paris, Dunod, coll. « Inconscient et culture », 2007. 11 M.-L. CARELS, G. MANNI et D. PENOY, Des conditions de base pour assurer la stabilité et la continuité des interactions adulte-enfant. Liège : Service de Pédagogie générale et de l’Enseignement préscolaire de l’Université de Liège, 1995. 10 une perspective émancipatrice, de progrès humain – de Rabelais à Freinet en passant par Rousseau, Neil, Don Milani… – toutes se soucient du temps, et mettent en œuvre une conception du temps en rupture avec une organisation horaire réglée par l’horloge et les sonneries annonciatrices de fin de cours. S’interroger sur l’organisation des temps dans les différentes lieux d’accueil et éducatifs – crèches, pouponnières, écoles – pose la question de la visée et des valeurs portées par ces institutions. Quel temps, pour quoi faire ? Quel rapport au temps induit-on chez les enfants ? Cherche-t-on à les aider à se construire comme des acteurs à part entière de leur temps, conscients du temps des autres ? Met-on en place une socialisation du temps : comprendre les contraintes temporelles (points de repère), les accepter de manière active tout en laissant place à la négociation, à une marge de liberté ? A l’issue de ce travail demandé par l’Observatoire de l’Enfance et de la Jeunesse, il ressortait que prendre le temps comme objet d’étude et de réflexion livre une lecture insolite mais révélatrice de la condition humaine. A la fois contrainte sociale et produit de la société, le temps, constitue une dimension fondamentale de la vie humaine et la détermine de part en part. Ce qui est vrai pour les adultes en général vaut aussi pour les enfants en particulier. D’où la nécessité, soulignée par ce travail, d’envisager le temps comme une des dimensions du bien-être et du développement des enfants. Ce qui conduit tout d’abord à questionner les temps des enfants – temps d’accueil, temps familial, temps scolaire, temps libre, temps extrascolaire… – en vue de : ‐ dégager les logiques sociales, économiques, institutionnelles et politiques qui les sous-tendent ; ‐ comprendre la portée de l’organisation du temps, des temps, des rythmes de vie imposés aux enfants sur leur qualité de vie et leur devenir ; ‐ identifier les contraintes temporelles de ceux qui en ont la responsabilité, parents et éducateurs, contraintes qui pèsent sur le déroulement des journées et la vie quotidienne des enfants. 11 Il s’agit aussi à partir de là d’établir des priorités et de fixer les fils conducteurs d’une pédagogie qui prendrait en compte la dimension du temps et qui envisagerait notamment les questions suivantes : le milieu temporel imposé aux enfants leur permetil de s’éprouver et de devenir des êtres ‐ libres c’est-à-dire conscients des contraintes temporelles qui les encadrent et aptes tout autant à s’en dégager qu’à les subir sans s’aliéner, ‐ actifs, c’est-à-dire capables de disposer et d’utiliser leur temps pour agir sur leur environnement et le transformer, rêver et imaginer, penser, ‐ reliés socialement et affectivement ? Cependant ce qui manque dans les études précitées, c’est la possibilité d’accéder à la coloration vécue par les enfants du cadre temporel qui leur est imposé aux différents âges. En effet, rares sont les études où les enfants sont considérés et pris comme interlocuteurs. Le travail de Jacques Duez qui révèle, au cours de ses « questionnements » filmés, l’intelligence du monde que peuvent avoir les enfants montre l’intérêt de susciter leur réflexion, de recueillir leur témoignage, de les écouter. Il rend manifeste le fait que les enfants ont la capacité de développer une conscience réflexive, et même critique parfois, de ce qu’ils vivent et de la façon dont ils le vivent. 2. Une démarche originale « Il faut avoir beaucoup de jugement soi-même pour apprécier celui d’un enfant ». Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation. 12 Le travail qu’on va lire est donc fondé sur un parti pris : donner la parole aux enfants afin de leur permettre d’exprimer la façon dont ils vivent le temps à l’école et en dehors de l’école. Selon la méthode propre à Jacques Duez, le questionnement des enfants ne repose ici sur aucun a priori. Fondé sur une écoute bienveillante, il n’implique de la part de celui qui questionne aucun jugement de valeur sur ce que les enfants disent. Cette neutralité est indispensable pour garantir la liberté et la spontanéité des réponses. Dans une telle approche, la parole des enfants n’est jamais instrumentalisée. Elle vaut par elle-même dans la mesure où elle manifeste le point de vue singulier de chaque enfant tel qu’il est capable de l’exprimer avec ses mots. Les réponses des enfants aux questions qui leur sont ici posées questionnent en retour l’adulte, dans ses certitudes d’adulte, notamment à propos de ce qu’il croit être bon pour l’enfant. Par là, elles ouvrent la voie à une réflexion plus large sur la structuration du temps des enfants à l’école et en dehors de l’école. C’est ici qu’un problème méthodologique se pose. Est-il légitime de tirer d’une parole singulière, ou plus précisément, d’un ensemble de paroles singulières, des conclusions à caractère général sur ce que nous avons appelé « les temps des enfants » ? A cette question, il est possible de répondre en prenant appui sur l’utilisation que les sciences sociales, la sociologie en particulier, font des récits de vie. Un récit de vie est un témoignage vécu permettant de recueillir le point de vue de personnes impliquées dans une situation donnée. Grâce au récit de vie, il est possible d’enregistrer « les charges émotionnelles des événements 12 », d’évaluer l’impact que ceux-ci peuvent avoir ou ont eu sur ceux qui les ont vécus. Le récit de vie permet aussi d’avoir accès aux 12 J. POIRIER, S. CLAPIER-VALADON, P. RAYBAUT, Les récits de vie. Théorie et pratique, Paris, PUF, 1996, p.131. 13 représentations des acteurs, à leur système de valeurs, au sens qu’ils donnent aux situations qu’ils vivent. Dans le travail sociologique, le récit de vie peut remplir une double fonction. Il peut enrichir les résultats d’une enquête existante menée sur le même sujet mais par d’autres moyens. De ce point de vue, le récit de vie permet, par exemple, de trancher avec le caractère impersonnel des enquêtes statistiques. Mais le récit de vie peut aussi avoir une valeur heuristique dans la mesure où il permet au chercheur d’identifier des problématiques restées jusque-là inaperçues. Dans le cadre de ce travail, c’est bien une valeur heuristique qui est conférée à la parole des enfants. Ainsi aucun a priori théorique n’a guidé le travail qu’on va lire. C’est, au contraire, la parole des enfants qui a déterminé les thèmes de réflexion qui y sont abordés. Bien sûr, à ces thèmes font écho aujourd’hui des travaux émanant de spécialistes divers. Aussi notre travail a-t-il consisté à établir des liens entre le « vécu » des enfants tel qu’ils l’expriment ou leurs représentations de certaines réalités, et la production théorique existant sur les mêmes thèmes. Dès lors, si le but de ce travail est de donner matière à penser à ceux qui ont charge pédagogique d’enfants, c’est d’abord en leur révélant les ressources insoupçonnées que recèle la parole de ceux-ci quand un espace s’ouvre pour la recueillir. 14 3. Présentation des documents filmés Éloge de la lenteur Année : 1997 Année d’étude : Primaire, degré moyen Durée : 12 minutes. L’ennui, I Année : 2006 Année d’étude : Primaire, degré supérieur Durée : 15 minutes. L’ennui, II Année : 2006 Année d’étude : Primaire, degré supérieur Durée : 18 minutes. De l’enfance à l’âge adulte Année : 1999 Année d’étude : Primaire, degré supérieur Durée : 16 minutes. S’il ne me restait que quelques jours à vivre Année : 2006 Année d’étude : 2° secondaire Durée : 15 minutes. Réflexions sur le temps, I et II Année : 2000 Année d’étude : 2° secondaire. Durée : 15 minutes chacun. Enfant, mon ancêtre Année : 1987 et 2006 Durée : 20 minutes. 15 II. ANALYSE DES DOCUMENTS FILMES 1. Eloge de la lenteur « (…) le degré de la lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli. » Milan Kundera, La lenteur DESCRIPTIF DU CONTENU Dans cette vidéo où différents enfants d’école primaire évoquent les effets de leur lenteur sur leur vie d’écolier, une petite fille livre avec beaucoup de lucidité son vécu. Elle éprouve un sentiment de dévalorisation : « on pense que je suis paresseuse ». Elle se sent stigmatisée : « on se moque de moi, on se fout de ma poire ». C’est désagréable : « pas gai ». Face à cette situation elle dit combien elle se sent impuissante – elle ne peut agir sur la situation ni même interpeller l’adulte (fossé, distance, non compréhension de la situation) – ; par ailleurs elle exprime un sentiment d’infériorité puisque le rythme est donné par les plus rapides, mais aussi d’insécurité : « je vais me faire piétiner ». Elle évoque un probable décrochage scolaire, un avenir incertain. Enfin elle exprime sa solitude : elle se sent abandonnée. On connaît l’incidence des facteurs émotionnels, en particulier ceux liés à la sécurité affective, sur les apprentissages. On mesure alors combien pour cette petite fille l’école est source de désarroi et de mal-être, et pourquoi, comme elle le pressent, elle risque « d’en être jetée ». D’autres enfants qui participent à la discussion démontrent leur clairvoyance, une formidable capacité à analyser les enjeux sociaux des rythmes scolaires ainsi qu’une conscience aiguë de l’obligation sociale de s’y soumettre. 16 COMMENTAIRE Le culte de l’urgence La petite Alexandra se sent stigmatisée pour sa lenteur. Au-delà de ce qu’elle raconte sur ce qu’elle vit à l’école, elle met en question le rapport au temps de notre société. En effet, la lenteur ne peut être un défaut, voire une tare que par rapport à une représentation du temps qui privilégie la vitesse d’exécution et l’action immédiate. Une telle conception du temps manifeste l’imprégnation du temps social par le temps économique. Le temps de la production des marchandises est devenu l’étalon de tous les autres temps. Comme l’écrit Nicole Aubert dans Le culte de l’urgence, « tout le temps "hors travail" est entièrement contaminé par la conception du temps au travail 13 » et de préciser que « c’est parce que la totalité du temps hors travail est soumise à la suprématie des exigences du temps de travail que le rythme de l’activité, voire même de l’urgence, doit être conservé chez soi, dans la vie personnelle 14 ». Le temps de la production des marchandises impose une organisation du travail qui supprime tous les temps « morts » et tend à augmenter sans cesse la productivité du travail. Soumis à une telle pression, les salariés sont de plus en plus dépossédés du sens de leur travail. De surcroît, beaucoup se plaignent de ne plus avoir le temps de faire correctement leur travail. Pris dans une double contrainte – peur de paraître incompétents et de ne pas répondre aux attentes de l’employeur d’une part, impossibilité matérielle d’effectuer les tâches requises dans le temps imparti d’autre part – certains viennent grossir les rangs, toujours plus nombreux, des malades du travail 15 . 13 N. AUBERT, Le culte de l’urgence. La société malade du temps, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2003, p. 253. 14 Idem, p. 264. 15 Cf. sur ce sujet le livre de Christophe DEJOURS, Souffrance en France, Paris, Seuil, coll. « Points », 2000. 17 L’écoulement des marchandises obéit aux mêmes exigences. De là, la production à flux tendu qui supprime les stocks parce que ceux-ci représentent du capital immobilisé. De là, aussi, l’exhortation permanente qui est faite au consommateur de consommer sans délai. En effet, plus vite la marchandise sera achetée, plus vite elle se métamorphosera en argent, lequel à son tour pourra être réinvesti dans un nouveau cycle productif. Dans un tel contexte, on ne s’étonnera pas que le temps lui-même devienne une marchandise. Comme l’écrit Guy Debord, « dans son secteur le plus avancé, le capitalisme concentré s’oriente vers la vente de blocs de temps "tout équipés ", chacun d’eux constituant une seule marchandise unifiée, qui a intégré un certain nombre de marchandises diverses 16 ». Le temps dit « de loisir » obéit à une telle logique. Aussi le temps réputé « libre » l’est-il en réalité très peu puisqu’il est lui-même soumis à des impératifs de productivité : le repos, l’évasion, la détente sont organisés par l’industrie des loisirs. Dans cette perspective, il est interdit de « perdre son temps ». Comme le souligne Jean Baudrillard, l’aliénation du loisir est précisément liée à « l’impossibilité de perdre son temps 17 ». Dans cette transformation du temps en marchandise, il devient de plus en plus difficile à chacun « d’habiter son temps », c'est-à-dire de vivre selon un rythme temporel qui corresponde aux mouvements propres de sa vie psychique. Il est clair que l’aliénation subie par les adultes dans leur rapport au temps a un impact direct sur la vie des enfants 18 . D’une part, parce que les contraintes du temps de travail pèsent sur la vie familiale. D’autre part, parce que, prisonniers de cette idéologie du temps, les adultes peuvent redouter que la lenteur devienne un handicap dans la vie socio-professionnelle future de leur enfant, et exercer ainsi une pression sur celui-ci. Par ailleurs, l’école est, elle-même, soumise à des exigences de « productivité » qui s’expriment notamment dans les programmes, programmes dont, il faut le souligner, le 16 G. DEBORD, La société du spectacle, Paris, Editions G. Lebovici, 1987, p. 123. J. BAUDRILLARD, La société de consommation, Paris, Folio essais, 2004, p. 244. 18 On observe que les enfants sont soumis de plus en plus tôt aux horaires professionnels de leurs parents et de ceux qui les prennent en charge. Même le moment de leur naissance est programmé en fonction des impératifs parentaux ou de ceux du médecin accoucheur. 17 18 monde économique attend aujourd’hui qu’ils s’adaptent de plus en plus étroitement à ses besoins. Comment dès lors préserver la possibilité pour chaque enfant d’évoluer à son propre rythme en fonction de ses capacités du moment ? Plus généralement, comment éviter de faire peser sur les enfants, dès leur plus jeune âge, les contraintes d’une vie sociale à laquelle ils sont encore largement étrangers ? S’il n’est pas aisé de répondre à une telle question, du moins faut-il être conscient des enjeux qu’elle recèle pour les enfants. Quel regard porter sur la lenteur ? Est-il nécessaire de rappeler que la vitesse d’exécution n’est pas toujours garante de la solidité des apprentissages ? Dans certains cas, en effet, elle témoigne seulement du fait que tel enfant a plus d’aptitude que tel autre à reproduire des opérations ou des procédures codifiées. Ainsi des enfants plus lents ne sont pas nécessairement moins aptes intellectuellement. Leur lenteur peut être le signe d’une intériorisation du problème ou de la question posée qui les conduit à chercher leur propre chemin vers la réponse. Or on sait que quand un enfant trouve la solution à un problème par ses propres moyens, celle-ci se grave dans sa mémoire de manière durable. A propos de la lenteur, on ne peut pas non plus négliger cet autre fait : la lenteur, au même titre que d’autres difficultés scolaires, peut être liée à des problèmes rencontrés par l’enfant dans sa vie personnelle. Plus que jamais alors, la stigmatisation de l’enfant peut lui être préjudiciable et ajouter aux souffrances qu’il connaît déjà. De là la nécessité d’envisager les causes possibles de ses difficultés avant de porter un jugement définitif sur ses aptitudes intellectuelles. 19 2. L’ennui. I et II « Le mot le plus ennuyeux dans toute la planète est « attendre ». Par exemple : attendre dans la voiture pour partir en vacances. Au début c’est plutôt rigolo mais à la fin on a envie de crier très fort. Alors on invente des jeux, des questions, plein de choses qui nous vient à l’esprit. Et puis on y joue. Mais j’y pense, si on joue on s’amuse, si on s’amuse on ne s’ennuie pas ! Alors c’est quoi l’ennui ? » Tatiana, 9 ans DESCRIPTIF DU CONTENU L’ennui 1 (L’ennui à l’école). Selon les enfants interviewés, s’ennuyer c’est effectuer des tâches qu’on n’aime ou ne maîtrise pas. Suit une série de témoignages où chaque enfant égrène ses goûts/rejets en fonction de ses capacités à faire face aux activités scolaires imposées. A cela s’ajoute, pour certains, l’ennui quand ces tâches scolaires sont terminées. Néanmoins l’école offre des copains avec qui partager des jeux. A partir de là, remontent des souvenirs joyeux qui suscitent l’animation des visages et des regards. S’ils s’ennuient maintenant, c’est parce que des copains ont quitté l’école ; des enfants pleins d’imagination qui inventaient des jeux qui les enchantaient tous. Mais pourraient-ils encore courir, mettre en scène des scénarios de jeux inventés par eux et risquer ainsi d’ « être débiles » aux yeux des autres ? L’ennui 2 (L’ennui à la maison). La question de départ : « Dans la vie de tous les jours, vous ennuyez-vous ? » La réponse est quasi unanime : « Oui ». A la maison, il s’agirait de tuer le temps. Comment ? Par une succession d’actions discontinues et sans lien : d’ « aller à la toilette » à « nourrir les poissons » ou « s’occuper du chien » en passant par regarder la télévision, jouer à la play-station, à la nintendo et autres jeux sur ordinateur. Des petites filles, seules à la maison avec leur maman, malgré leurs sollicitations répétées et leur envie, ne peuvent participer aux tâches domestiques (cuisine, ménage, …). D’autres enfants voudraient jouer à des jeux de société mais avec qui ? « On ne peut tout de même pas jouer à un jeu de société tout seul », dit une petite fille. D’autres encore regrettent de ne pas pouvoir inviter des copains ou aller chez des proches. 20 C’est suite à l’insistance de Jacques Duez et aux idées qu’il suggère qu’émergent des désirs d’activités créatives autonomes : faire des films, des photographies… Si les enfants interrogés semblent bénéficier de moyens techniques divers (caméra, appareil photo), peu d’entre eux s’adonnent à la lecture, l’écriture ou le dessin. Aucun, sauf une petite fille, ne semble participer à des activités extérieures, même pas fréquenter une bibliothèque. Cette petite fille déclare, quant à elle, ne pas s’ennuyer : elle fait de la gymnastique (sans doute dans un club) et s’entraîne ; elle dit qu’elle lit, dessine, écrit… Dans sa vie, il semble que play station et autres activités ludiques informatiques n’existent pas. COMMENTAIRE Ces deux films sur l’ennui appellent plusieurs commentaires portant notamment sur les points suivants: ¾ La fonction positive de l’ennui : l’ennui n’est pas toujours ce que l’on croit. ¾ L’ennui à l’école et le piège des activités de remplissage. ¾ L’ennui comme vide relationnel. - La solitude, les machines « communicantes ». - L’assignation au domicile. ¾ L’inégalité des enfants devant l’ennui. - La capacité d’être seul : importance de la sécurité affective. - Le rôle de la culture et de l’éducation dans la structuration temporelle des enfants. 21 La fonction positive de l’ennui : l’ennui n’est pas toujours ce que l’on croit. L’ennui est biface ; il peut être appréhendé négativement quand il signifie désoeuvrement, fatigue, sentiment de solitude, immobilisme. Mais il peut être aussi appréhendé positivement comme un moment de rupture bénéfique dans un continuum d’activités qui accaparent la vie psychique d’un sujet. En effet, si l’ennui est bien, à certains égards, une expérience du vide, cette expérience peut être l’occasion d’une relance du désir. En d’autres termes, si l’ennui est l’expérience d’un non-désir, l’indice d’un état d’épuisement du désir, il peut aussi ouvrir celui-ci à de nouveaux objets. Comme l’écrit Joël Clerget, l’ennui est « un efficace tremplin vers autre chose que luimême : la réflexion, l’imagination, la pensée, l’autre » 19 . Encore faut-il accepter de reconnaître son existence chez l’enfant et lui apporter une réponse adéquate. L’ennui à l’école et le piège des activités de remplissage Bon nombre d’enfants avouent s’ennuyer à l’école. Dans un sondage paru dans le magazine Phosphore en mai-juin 1991, 43% des élèves de 5e en France déclaraient s’ennuyer à l’école et 64% en seconde 20 . En face d’eux, de plus en plus de professeurs constatent que le désintérêt pour les cours grandit chez les élèves. Aujourd’hui, l’ennui à l’école est sans doute plus mal accepté qu’auparavant parce que ses formes sont plus dérangeantes. L’ennui n’est plus dissimulé et se traduit souvent par l’agitation et le bavardage. Faut-il pour autant percevoir l’ennui comme un échec de l’institution scolaire ou une faillite des méthodes pédagogiques de ceux qui ont la charge d’enseigner ? 19 J. CLERGET, « Leçons de l’ennui », dans J. CLERGET, J.-P. DURIF-VAREMBONT, C. DURIFVAREMBONT, M.-P. CLERGET, Vivre l’ennui à l’école et ailleurs, Erès, coll. « Actualité de la psychanalyse », 2005, p. 107. 20 Chiffres rappelés dans l’article de J.-P. DURIF-VAREMBONT, « L’ennui apprécié par les élèves », dans Vivre l’ennui à l’école et ailleurs, op.cit, p. 28. 22 Tout d’abord il faut rappeler que l’ennui fait partie de l’expérience scolaire normale 21 . En effet, peut-on attendre des élèves qu’ils manifestent le même intérêt pour tous les cours ? Ensuite il convient de souligner que les difficultés croissantes rencontrées par les professeurs pour « motiver » les élèves ont aussi leur source dans un contexte sociologique qui a rendu problématique le rapport au savoir. Le savoir ne peut devenir un objet de désir que lorsque s’est opéré, chez un individu donné, un travail de sublimation des pulsions. Ce travail qui implique que le principe de réalité prenne le pas sur le principe de plaisir est le fruit de l’éducation. Or ce travail est de nos jours notoirement compromis et par les impératifs de la société de consommation qui exige la soumission au principe de plaisir et par une crise générale de la transmission dont les effets ont été largement sous-estimés jusqu’à présent. Ainsi l’ennui à l’école peut témoigner de la vacuité d’un désir qui n’a pas pu s’élaborer faute d’avoir rencontré un contexte éducatif favorable. Comme l’écrit Jean-Pierre DurifVarembont, « l’ennui concerne la structure du désir » et « s’il se manifeste à l’école, c’est bien parce que le désir y est en jeu à travers les relations aux autres (camarades, enseignants, personnels éducatifs) et le rapport au savoir 22 ». Appréhendé de cette manière, l’ennui à l’école ne peut se satisfaire de solutions toutes faites qui consisteraient à multiplier des « activités de remplissage ». Le « trop » d’occupations, le « faire pour le faire », traduit le malaise des enseignants plus qu’il ne répond au problème posé. Cette forme « d’activisme » apparaît comme « un leurre tout aussi mortifère que le « pas assez » d’une activité monotone et sans intérêt 23 ». Pour l’enseignant, la tâche qui s’impose est de tenter, face aux enfants qui s’ennuient, de relancer leur désir, autant que faire se peut, c'est-à-dire dans les limites de ce qui est en leur pouvoir. 21 C. DURIF-VAREMBONT, « Contrepoint pédagogique : de l’ennui à l’envie », dans Vivre l’ennui à l’école et ailleurs, op.cit., p. 60. 22 J.-P. DURIF-VAREMBONT, « L’ennui apprécié par les élèves », dans Vivre l’ennui à l’école et ailleurs, op.cit., p. 46. 23 J.-P. DURIF-VAREMBONT, « L’ennui apprécié par les élèves », dans Vivre l’ennui à l’école et ailleurs, op.cit., p. 45. «L’agitation, remplaçant l’agir et l’acte, frappe l’ennui d’interdit. Interdit de Cité, il est exclu comme un intrus. Mais justement, l’intrus n’a-t-il pas la fonction de nous déplacer. Il serait interdit de s’ennuyer comme il serait interdit de s’arrêter. Il faut être affairé, occupé. Il faut s’affairer, s’occuper en constante agitation et en changement permanent.Ce qui est proprement saoulant disent les élèves. Au nom de quoi ? Au nom de ce que l’ennui, par l’arrêt du temps qu’il comporte, préfigure par trop l’arrêt de la mort que notre monde rejette en bougeant. Or l’ennui, fût-il de réflexion, instruit de sa fécondité les temps morts de l’existence. » J. CLERGET, « Leçons de l’ennui », dans Vivre l’ennui à l’école et ailleurs, op.cit., p. 104. 23 La solitude des enfants et les machines « communicantes » Ce qui frappe le plus dans le second document consacré à l’ennui, c’est la solitude des enfants. Plusieurs enfants expliquent à Jacques Duez que lorsqu’ils sont chez eux et qu’ils s’ennuient, ils sollicitent un adulte de leur entourage pour partager une activité avec lui. C’est le cas, par exemple, de ces petites filles qui aimeraient que leur mère leur apprenne à cuisiner 24 . Devant la réponse négative de l’adulte, ces enfants s’efforcent tant bien que mal de « meubler » le temps. Ils allument le poste de télévision, puis l’éteignent et passent à l’ordinateur. Certains vont dormir, histoire de « tuer » le temps. D’autres vont chercher une compagnie auprès d’animaux domestiques. Ces activités qui se succèdent les unes aux autres ne semblent pas apporter aux enfants une réelle satisfaction. Le temps « vide » de l’ennui reste pour eux un temps mort. Ce qui se lit en filigrane dans le discours des enfants, c’est le manque d’échanges avec les adultes de leur entourage. C’est pourquoi l’ennui chez les enfants, du moins chez certains d’entre eux, peut être considéré comme le symptôme d’un vide relationnel, vide relationnel auquel certains tentent d’échapper par tous les moyens possibles25 . Ce que disent les enfants dans le film reflète une situation que vivent de plus en plus d’enfants aujourd’hui. Happés par une vie professionnelle toujours plus exigeante, certains parents n’ont plus assez de temps à consacrer à leur vie familiale. D’autres, façonnés par le narcissisme ambiant, refusent les sacrifices que celle-ci impose. Au bout du compte, les enfants qui ne peuvent prendre appui sur la présence réconfortante de 24 Cf. à ce propos « Etat d’âme en cuisine », Le Monde, 29 janvier 2003, article qui relève la perte de toute transmission culinaire de mère à fille. 25 L’hyperactivité, l’agitation motrice peuvent aussi être comprises comme des façons d’échapper à l’ennui. Cf. à ce sujet, J.-P. DURIF-VAREMBONT, « L’ennui apprécié par les élèves », dans Vivre l’ennui à l’école et ailleurs, op.cit. p. 36. Une autre hypothèse est que ces enfants ne tiennent pas en place parce que l’autre ne leur fait aucune place. Voir F. PAROT, « Mais pourquoi ces enfants ne tiennent plus en place ? L’ordre du corps. », dans Le débat, n° 32, L’enfant problème, nov.-déc. 2004, Paris, Gallimard. 24 grands-parents, se retrouvent face à des machines « communicantes » pour combler leur solitude. Il faut souligner que, devant ces machines « communicantes » – télévision, ordinateur, console de jeux vidéo – les enfants sont la plupart du temps figés dans la position de consommateurs passifs. S’agissant de la télévision, on sait que beaucoup d’enfants ont les yeux rivés sur elle plusieurs heures par jour 26 . Pour ceux qui sont scolarisés, elle occupe une grande partie du temps hors école. En outre, de nos jours, de plus en plus d’enfants ont leur propre télévision dans leur chambre 27 . Il est remarquable que la place exorbitante prise par la télévision au sein de l’espace familial soit corrélative d’une destruction de celui-ci. Comme l’écrit le philosophe et psychanalyste Dany-Robert Dufour, ce délabrement de l’espace familial se solde par « la fin des rituels familiaux classiques et par la fin de l’organisation hiérarchisée de l’espacetemps familial 28 ». Pour des enfants de plus en plus livrés à eux-mêmes, la télévision devient ainsi ce qu’on appelle aux Etats-Unis, le « troisième parent ». Elle permet aux enfants, comme le souligne encore Dany-Robert Dufour, de se trouver une nouvelle famille, virtuelle, susceptible de combler les carences de la famille réelle 29 . C’est aussi de « réalité virtuelle », si on peut oser une expression aussi contradictoire, dont il est question avec les jeux vidéo. Ces jeux plongent les enfants dans un monde très éloigné de leur quotidien, où ils peuvent donner libre cours à leurs fantasmes de toutepuissance. On peut se demander d’ailleurs dans quelle mesure le succès de tels jeux ne vient pas précisément du déni de réalité qu’ils imposent à l’enfant. 26 Voir par exemple Portrait des enfants, www.oejaj.cfwb.be/article.php?id_article=108 de même que la récente enquête réalisée par le CRIOC, Jeunes et Loisirs, juillet 2007, http://www.oivo-crioc/files/fr/2908fr.pdf 27 « En Europe, entre un tiers et deux tiers des enfants ont désormais la télévision dans leur chambre, selon les pays et les milieux sociaux (près de 75% dans les milieux défavorisés en Angleterre). A noter que ces chiffres s’appliquent aux enfants entre 0 et 3 ans. Cf. Recherche comparative européenne, Children and Young People in a Changing Media Environment, édité par Sonia Livingstone et Moira Bovill, Erlbaum, Mahwah, N.J. et Londres, 2001. », cité dans D.-R. DUFOUR, « Télévision, socialisation, subjectivation », dans Le Débat, n° 132, novembre-décembre 2004, Paris, Gallimard, p. 197. 28 D.-R. DUFOUR, « Télévision, socialisation, subjectivation », op. cit., p. 197. En pratique, cela signifie par exemple, la fin des repas pris en commun. 29 D.-R. DUFOUR, « Télévision, socialisation, subjectivation », op. cit., pp. 196 et sv. 25 Selon Etty Buzyn, par les jeux vidéo, l’enfant est enfermé dans l’imaginaire des autres. Pour elle, la dépendance aux jeux vidéo serait un moyen de faire taire un monde intérieur angoissant, alors que développer un monde intérieur riche est garant d’autonomie et d’équilibre psycho-affectif. Ces jeux ligoteraient l’imaginaire, limitant l’enfant dans son activité d’invention et de création. « Le jeu vidéo maintient l’enfant dans une passivité en rupture avec une confrontation à la réalité, qui lui permettrait par un retour sur lui-même de créer un monde intérieur à sa mesure. Il le prive également de tout mouvement physique libre. Certes on le voit bouger, mais uniquement en phase avec le jeu auquel il se trouve littéralement assujetti, son corps devenant lui-même « télécommandé ». Dans ce mimétisme appauvrissant, l’enfant n’éprouve plus son organisme et perd ainsi l’aptitude à déceler ses sensations et ses émotions personnelles. » 30 . Par ailleurs elle n’hésite pas à affirmer que le jeu vidéo, puisque il ne laisse jamais personne satisfait, est construit et « subtilement programmé pour maintenir une frustration permanente, garantie absolue pour les producteurs d’une consommation illimitée » 31 . L’assignation au domicile Les enfants, seuls, assignés au domicile seraient-ils donc voués au virtuel ? Verraient-ils leur imaginaire bridé, seraient-ils interdits de rêves, ces rêves qui sont des possibles différés, des avenirs imaginés, des projets de mondes meilleurs et plus justes au profit de jeux qui les aliènent à l’imaginaire d’autrui ? Par ailleurs, les enfants, seuls, assignés au domicile, seraient-ils aussi privés de leur corps ? Les machines « communicantes » figent le corps dans une certaine posture et limitent ses capacités de mouvement. De ce point de vue, elles représentent un appauvrissement de l’expérience sensorielle du monde. Les enfants, seuls, assignés au domicile, seraient-ils donc condamnés à ne plus habiter leur corps ? 30 E. BUZYN, Papa, maman, laissez-moi le temps de rêver !, Paris, Albin Michel, coll. « Questions de parents », 1995, p. 90. 31 E. BUZYN, op.cit., p. 89. 26 Les adultes d’aujourd’hui (les grands-parents ?) évoquent souvent avec bonheur leur liberté de mouvement, de déplacement et d’action dans l’espace urbain ou rural quand ils étaient enfants et adolescents, hors du regard et de la surveillance d’adultes, parents ou non. Pensons ici aux images magiques d’enfants dévalant les terrils sur des couvercles de containers dans le film de Paul Meyer « Déjà s’envole la fleur maigre » 32 fin des années 50, ou aux images de batailles épiques entre bandes adverses dans le même film. Jean-Marie Gauthier et Roger Moukalou racontent leur vie libre d’enfant dans ce milieu : « L’univers, à ce moment était fait d’usines, entourées de maisons d’habitation qui étaient séparées par des terrils ou des terrains vagues. (L’urbanisme chaotique était celui du monde industriel qui commençait déjà à montrer des signes de déclin. Mais cet univers était propice aux jeux en bandes rivales. C’est comme cela que, de manière informelle, nous avons envahi ces espaces, qui n’étaient pas vraiment habités par les adultes, que sont les pentes des terrils, les talus de chemin de fer. Nous étions devenus maîtres dans l’utilisation des baguettes de sureau ou de saule. Nous nous fixions des rendez-vous guerriers à la sortie de l’école ou le samedi après-midi.) Nous avions nos repères et nos cachettes dans ces espaces peuplés d’arbustes, d’aubépines ou d’églantiers, aux odeurs suaves, dont nos jambes redoutaient les caresses aussi légères qu’elles soient mais qui avaient le mérite incomparable d’assurer notre protection des regards parentaux. » 33 . Les enfants qui disposent d’espaces et de temps libres peuvent s’inventer des actions ou des scénarios qu’ils mettent en oeuvre. Ces jeux inventés et agis par l’enfant, seul ou en compagnie de copains, au-delà de la joie qu’ils procurent, revêtent une fonction de compréhension du monde et d’eux-mêmes ; ils occupent une place centrale dans le processus de socialisation et de maturation psychique. Etty Buzyn, à partir de quelques 32 Paul MEYER, Déjà s’envole la fleur maigre, 1959, (1 h 30). Réalisation, scénario et dialogues : Paul Meyer. Prod. : Paul Meyer. Distr. : Cinéma Public Films. 33 J.-M. GAUTHIER et R. MOUKALOU, De la guerre des boutons à Harry Potter. Un siècle d’évolution d’espace temps des adolescents, Wavre, Mardaga, 2007, pp. 11-12. 27 vignettes cliniques, montre combien le jeu qui met en œuvre l’imaginaire intime permet à l’enfant de découvrir son monde intérieur et par là de s’autonomiser. « L’imaginaire est une force dans la vie. C’est grâce à l’imaginaire que l’on peut s’adapter, innover, créer, inventer face à une situation inconnue … dans une sorte de créativité permanente de la vie. » 34 . Si la maison s’avère être, au dire des enfants, un lieu de solitude, l’espace scolaire apparaît, en dépit de l’ennui qui y survient parfois, comme un temps partagé avec d’autres, notamment les copains. De ce point de vue, l’école, assignée dans le temps et l’espace, lieu de rencontres et d’affrontements entre pairs, institution régie par des règlements et des lois, constitue, il faut le rappeler, un pivot central et parfois unique, d’une part, de confrontation au réel, d’autre part, de socialisation. L’inégalité des enfants devant l’ennui La petite enfance et la capacité d’être seul L’expérience de l’ennui chez un enfant sera d’autant plus mal vécue que la solitude sera source d’angoisse et de souffrance pour lui. Or la capacité d’être seul n’est pas une capacité innée mais le résultat d’une histoire. Pour Donald W. Winnicott, la capacité d’être seul qui constitue « l’un des signes les plus importants de la maturité du développement affectif » 35 s’acquière dans la toute petite enfance. Elle est conditionnée par une expérience : « il s’agit de l’expérience d’être seul, en tant que nourrisson et petit enfant, en présence de la mère » 36 . Face à une mère « suffisamment bonne » apte à comprendre ses besoins et à y répondre, le nourrisson développe un état de confiance 34 E. BUZYN, Papa, maman, laissez-moi le temps de rêver, op.cit., p. 69. D.W. WNNICOTT, « La capacité d’être seul », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, trad. française J. Kalmanovitch, Paris, Editions Payot, 1969, p. 325. 36 Idem, p. 327. 35 28 par rapport au monde extérieur associé à un sentiment de sécurité. Au bout d’un certain temps, il « intériorise cette mère-support du moi et devient ainsi capable d’être seul sans recourir à tout moment à la mère ou au symbole maternel » 37 . En d’autres termes, le petit enfant parvient grâce à des soins maternels appropriés à intérioriser « les bons objets », ceux qui serviront de base à l’édification de sa personnalité future. L’intériorisation de tels objets le rend « capable d’être heureux, même en l’absence d’objets et de stimulations externes » 38 . Ainsi, c’est la confiance acquise dans les personnes qui l’entourent, au premier chef la mère, et leur caractère sécurisant qui permet à l’enfant d’affronter des moments de solitude sans être débordé par l’angoisse. N’ayant pas à combattre un tel sentiment, il peut alors mobiliser ses ressources pour transformer ces moments de solitude en épisodes joyeux et créatifs. Ce qui se traduit pour le tout-petit par sa capacité à s’engager avec plaisir dans des activités personnelles, à découvrir avec intérêt et attention son environnement proche. Rôle de la culture et de l’éducation dans la structuration temporelle des enfants. Apprentissage et transmission du temps quotidien D’autres facteurs pourraient influencer l’aisance qu’ont ou non les enfants à « occuper » (se consacrer à eux-mêmes pendant) leur temps libre. On le constate, certains enfants quand ils ne sont pas engagés dans des tâches scolaires, expriment leur désarroi quant à l’utilisation de leur temps à l’école et à la maison. Désarroi qu’ils nomment « ennui ». On l’a vu, si l’ennui peut revêtir une fonction positive, se muant en rêverie, rêve, imagination 37 38 Idem, p. 329. Idem, p. 328. 29 et désir, il peut aussi traduire un sentiment de vide intérieur proche de la dépression. Or le temps s’apprend et c’est bien différent que de savoir lire l’heure. Tous les enfants ne sont pas « égaux » devant cet apprentissage. S’il existe des différences culturelles, d’autres sont dues aux modalités familiales d’apprentissage des temps sociaux. Ana Vasquez et Nadine Bouvier, dans leur article « Rythme de travail, organisation du temps : un choix culturel » 39 , exposent les résultats d’une recherche sur les effets de la transculturation concernant des enfants étrangers en France, d’origine hispanophone. « Cette recherche s’est très rapidement orientée vers l’étude des modalités d’adaptation aux codes scolaires et sociaux relatifs au temps, étant donné l’ampleur des problèmes qui se manifestent à cet endroit chez les enfants concernés. Le thème de cette recherche est donc actuellement l’étude du « temps social » ou du « temps à l’école ». » 40 . Partant d’entretiens avec les instituteurs des enfants observés, avec les enfants et leurs familles, les auteurs étudient le point de vue des enseignants ainsi que celui des enfants et des parents sur la lenteur de ces enfants. Par ailleurs elles analysent les septante séances d’observation opérées dans des classes de huit enfants. Elles constatent les difficultés des enfants quant à leur rapport au « temps français » et la mésinterprétation des comportements des enfants par les enseignants. Dans leur discussion elles soulignent que « les notions de rythme de travail et d’organisation du temps scolaire ne relèvent pas d’une organisation optimale, universelle, mais des modalités d’organisation caractéristiques des groupes culturels concernés. ». Elles concluent que « le problème du rythme de travail, ou du rythme d’apprentissage n’est donc pas un problème technique isolé, qui dépendrait uniquement de la confrontation d’enfants d’un âge donné avec des techniques et des contenus à apprendre, mais il dépend avant tout d’une conception globale de l’école et de l’éducation qui relève à son tour d’une conception de la société. » 41 . 39 A. VASQUEZ et N. BOUVIER, « Rythme de travail, organisation du temps : un choix culturel », dans Les rythmes de l’enfant et de l’adolescent, ss.dir. H. Montagner, Paris, Stock-Laurence Pernoud, 1983, pp. 368-381. 40 A. VASQUEZ et N. BOUVIER, op. cit., p. 368. 41 A. VASQUEZ et N. BOUVIER, op. cit., p. 381. 30 Certains sociologues comme Monique Haicault cherchent à comprendre les différents modes familiaux d’inculcation des temps sociaux liés à l’école chez des enfants en début de scolarité primaire et leur incidence sur le rapport au temps des enfants. « Les interviews des enfants comme l’observation des pratiques dans les familles renforcent l’idée de la nature sociale du temps. Nous avons dégagé trois caractéristiques de notre temps social. Le temps est borné ; à l’intérieur de ces bornes il peut être fragmenté ou « informe » ; enfin le temps est à rentabiliser comme un avoir, comme un capital. » 42 . Le temps est borné par des temps contraints et contraignants (horaires du réveil, de l’école, des récréations, des horaires professionnels familiaux). Les enfants doivent apprendre à repérer les bornes, un apprentissage complexe qui passe par la maîtrise de l’heure, des horaires et des durées, grâce à des repères abstraits – horloges, montres qui indiquent l’heure – et des repères sensoriels – bruits dans la maison ou sons extérieurs, odeurs du petit déjeuner, … – qui enrichissent la sensibilité temporelle. L’auteur constate différents modes de présentation de ces repères et leur incidence sur l’autonomie des enfants. Par ailleurs si l’enfant apprend que le temps est borné grâce à une mère qui fixe les bornes – 1 heure est nécessaire entre le temps du réveil (8H) et le début de la classe (9H) –, il doit en outre « apprendre à construire des équivalences entre des activités et des temps alloués, à faire l’expérience de la fragmentation sociale du temps » 43 . Ici encore le mode d’apprentissage aura des répercussions sur l’aisance des enfants à s’orienter, à s’adapter avec plus ou moins de liberté aux différents temps sociaux. Ainsi « ces contenus de socialisation liés au caractère à la fois borné et fragmentaire des temps familiaux et scolaires constituent en quelque sorte des savoirs temporels transposables. » « Ils aident l’enfant dans notre système social à s’orienter, s’adapter et, peut-être sous certaines conditions, à faire du nouveau, à créer de la liberté. Savoir jouer avec des temps contraignants sera utile plus tard dans d’autres champs d’expérience. Savoir anticiper les durées, planifier sur du long terme différentes activités fera partie des compétences 42 M. HAICAULT, « Enfants et temps quotidien : apprentissages et transmission », Bulletin des Temporalistes, n°10, Temps scolaires et socialisation, janvier 1989, http://www.sociologics.org/temporaliste, p. 6. 43 M. HAICAULT, op. cit., p. 7. 31 professionnelles. » 44 . L’étude montre également que les modalités d’acquisition des temps bornés retentissent sur le vécu et le rapport au temps « informe », le temps non pré-programmé : celui de l’attente, de la récréation, du mercredi, des dimanches, de la maladie, le temps du rêve, de la flânerie. « On a pu constater que les enfants très « encadrés » avaient perdu le goût du temps informe, faisant appel aux frères et sœurs, à la mère, pour jouer ou trouver une occupation. » 45 . Enfin le troisième caractère des temps sociaux que les enfants scolarisés doivent acquérir est l’idée que le temps est à rentabiliser ; il doit produire et être occupé. Une telle idéologie du temps conduit immanquablement à condamner l’ennui, puisque celui-ci ne peut être, de ce point de vue, qu’un moment totalement improductif dans la vie des enfants. 3. De l’enfance à l’âge adulte « L’humanité a sa place dans l’ordre des choses ; l’enfant a la sienne dans l’ordre de la vie humaine : il faut considérer l’homme dans l’homme, et l’enfant dans l’enfant. » Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation DESCRIPTIF DU CONTENU Jacques Duez lance la discussion en posant à de jeunes adolescents la question de l’éducation qu’ils donneraient à leur propre enfant : en continuité avec celle qu’ils ont reçue de leurs parents ou non ? 44 45 M. HAICAULT, op. cit., p. 7. M. HAICAULT, op. cit., p. 7. 32 Un garçon, Bertrand, y répond en envisageant, quand on passe de l’enfance à l’état adulte, l’évolution et le bouleversement radical des conceptions de la vie. Témoin du changement d’attitude et de point de vue opéré par son frère aîné qu’il a vu passer, avec l’âge, de l’insouciance débridée au réalisme matérialiste, il dessine la trajectoire des différentes périodes de la vie. Il prend le rêve comme fil conducteur. Selon lui, si l’enfant peut s’adonner au rêve et à la rêverie, l’homme adulte est absorbé par sa responsabilité de parent. Être adulte, c’est penser tout le temps à l’avenir, être dans la réalité. Pourtant, être père, c’est aussi, pour Bertrand, transmettre des rêves à ses enfants. Selon lui, c’est « moche » de perdre ses rêves et les meilleures années, c’est l’enfance. Aucun des autres interlocuteurs ne voit comment garder, à l’âge adulte, ses rêves d’enfant. Enfin la vieillesse, que Bertrand traduit par « grands-parents », permettrait un retour à une certaine insouciance et rendrait une capacité à rêver. Cette capacité, surprenante malgré l’imminence de la mort, Bertrand la considère comme bienfaisante pour les petits-enfants. COMMENTAIRE La plupart du temps, les rêves que les parents ont pour leur enfants apparaissent à ceuxci comme un carcan insupportable, surtout au moment de l’adolescence. Ce que relève Bertrand, même s’il reproche à son grand frère d’être dans le camp des parents, c’est qu’il est important que les parents nourrissent des rêves pour leurs enfants. Cela semble pour lui une des conditions pour que les enfants puissent à leur tour rêver leur vie. Il souligne que même si l’âge adulte est celui de la responsabilité, il y a une place pour le rêve dans la vie des parents qui concerne prioritairement ce qu’ils souhaitent pour leurs enfants. Sans le savoir, Bertrand fait l’éloge d’une certaine forme de transmission entre les générations : celle des rêves. 33 4. S’il ne me restait que quelques jours à vivre « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. » Spinoza, Ethique, Livre IV DESCRIPTIF DU CONTENU Face à la question radicale et quelque peu brutale de Jacques Duez : « S’il ne vous restait que six mois, quinze jours… à vivre, que feriez vous ? », plusieurs jeunes adolescents, deux filles et six garçons, nous disent les comportements qu’ils adopteraient dans cette circonstance. On constate un clivage entre deux types de réponses : il y a d’un côté, ceux qui vont « mettre de l’ordre » dans leur vie pour laisser une trace positive de leur personne et de l’autre côté, ceux qui « s’éclateront », mettant en œuvre leurs rêves les plus fous en échappant à la réalité. S’amorce une discussion sur le rôle de la religion et de la croyance en une vie après la mort, dans la détermination de l’attitude face à celle-ci. COMMENTAIRE Pour la plupart des adolescents de la vidéo, la perspective de n’avoir plus que quelques mois à vivre change radicalement leur plan d’existence. La certitude d’une mort prochaine donne corps à ce désir : « profiter » du temps qu’il reste à vivre pour s’adonner à des activités qui ne sont plus des activités de travail mais de plaisir. Parmi les adolescents, il en est un qui s’avère, quant à lui, préoccupé par le jugement que l’on portera sur lui après sa mort. Chez lui, ce n’est pas l’appétit de jouissance qui domine mais la confrontation à un certain idéal du moi. Pour la majorité des adolescents de la vidéo, le raccourcissement de l’existence conduit à privilégier le principe de plaisir avec ce qu’il implique de satisfaction immédiate. La perspective d’une mort imminente ne semble plus correspondre chez eux au désir de poursuivre des projets entamés antérieurement. A cet égard, la fiction proposée par Jacques Duez aux adolescents sert de révélateur à ce qui est une des caractéristiques de l’homme contemporain : sa difficulté à s’inscrire dans 34 une durée longue. Comme l’écrivait à la fin des années septante Christopher Lasch : « Vivre dans l’instant est la passion dominante – vivre pour soi-même, et non pour ses ancêtres ou la postérité. Nous sommes en train de perdre le sens de la continuité historique, le sens d’appartenir à une succession de générations qui, nées dans la passé s’étendra dans le futur » 46 . Cette difficulté à s’inscrire dans la longue durée témoigne bien de la prégnance du principe de plaisir sur la vie psychique des individus de notre temps. Une telle difficulté s’explique par la crise du processus éducatif qui s’exprime notamment à travers ce symptôme : une génération de parents « qui ne conçoivent plus la légitimité de dire « Non » à leurs enfants » 47 . Or dire « Non », c’est poser une limite, c’est briser les fantasmes de toute-puissance de l’enfant et lui imposer le passage au principe de réalité qui, contrairement au principe de plaisir, implique la prise en compte du temps : « pas tout, tout de suite ». On notera que dans cette tâche qui leur incombe de « contenir » les pulsions de l’enfant, les parents sont de moins en moins soutenus par les institutions sociales qui peinent à faire contrepoids aux impératifs du système économique. Celui-ci exige une consommation sans limites et ne tolère pas que la satisfaction soit différée 48 . Par ailleurs, dans une société soumise au culte de l’urgence, de l’immédiateté, de la vitesse, l’homme n’a plus la possibilité de projeter son existence dans l’avenir. Comme l’écrit Nicole Aubert, l’homme contemporain, submergé par les aléas de la contingence immédiate, « ne parviendrait plus à se penser sur le mode de l’intentionnalité et du projet ». « Il fonctionnerait dans un système de sens incapable d’envisager quoi que ce soit au-delà de l’ici et maintenant, un sens focalisé sur la disponibilité et la réalisation immédiate des choses, au détriment de la distanciation entre l’expérience et l’attente, spécifique de la notion de projet propre à l’homme perspectif. L’homme-présent tenterait d’effacer la mort en abolissant le temps, là où l’homme perspectif s’efforçait 46 C. LASCH, La culture du narcissisme, trad. Française Michel L. Landa, Paris, Climats, 2000. J.-P. LEBRUN, « Des incidences de la mutation du lien social sur l’éducation », dans Le Débat n°132, nov.déc. 2004, Paris, Gallimard 2004, p. 157. 48 Le crédit constitue le moyen idéal pour rendre la consommation la plus immédiate possible quand l’argent fait défaut du côté des acheteurs potentiels. 47 35 d’en retarder l’échéance en projetant le temps dans l’avenir, c'est-à-dire en se construisant par rapport à une perspective située dans l’à-venir du temps. » 49 . C’est une telle perspective qui semble manquer à la plupart des adolescents qui s’expriment dans ce film. 49 N. AUBERT, Le culte de l’urgence. La société malade du temps, op.cit., p. 258. 36 5. Réflexions à propos du temps, 1 et 2 « Qu’est ce en effet que le temps ? Qui serait capable de l’expliquer facilement et brièvement ? Qui peut le concevoir, même en pensée, assez nettement pour exprimer par des mots l’idée qu’il s’en fait ? Estil cependant notion plus familière et plus connue dont nous usions en parlant ? Quand nous en parlons, nous comprenons sans doute ce que nous disons, nous comprenons aussi, si nous entendons un autre en parler. Qu’est ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n’y aurait pas de temps passé, que si rien n’arrivait, il n’y aurait pas de temps à venir ; que si rien n’était, il n’y aurait pas de temps présent. » Saint Augustin, Les Confessions DESCRIPTIF DU CONTENU Dans ces deux films, Jacques Duez invite des enfants de 12,13 ans à s’interroger sur la notion de temps. Dans un dialogue qu’on pourrait qualifier de socratique entre lui et eux – il pose des questions directes ou alors reformule, met en contradiction, synthétise leurs propos ou encore pose des hypothèses à partir de leurs dires – ce professeur de morale, lui-même en questionnement par rapport au temps, met ces enfants au pied du mur en les invitant à penser par eux-mêmes. On les voit éprouver un réel plaisir à résoudre des questions difficiles présentées comme des énigmes ou des paradoxes. Dans « Réflexions sur le temps, I », Jacques Duez les confronte aux difficultés de la représentation du temps : - Si on représentait le temps comme une ligne, quelle serait l’épaisseur d’un instant ? - L’instant a-t-il une durée ? - Le futur existe-t-il ? - Dans quel temps vivons-nous ? Dans « Réflexions sur le temps, II », Elise, titillée par les questions de Jacques Duez, pose la question de la différence entre temps objectif et temps subjectif. Ainsi, le temps objectif, celui de la mesure, est toujours le même mais il peut paraître plus ou moins court selon les activités et l’intérêt qu’on y trouve. Et de conclure : « tu ne vis pas dans la mesure ! ». 37 COMMENTAIRE Les enfants semblent avoir une sorte de disposition naturelle à interroger le monde. Ainsi, relève Karl Jaspers, on entend souvent dans la bouche des enfants, « des paroles dont le sens plonge directement dans les profondeurs philosophiques » 50 . La discussion à laquelle nous assistons dans les deux films consacrés au temps illustre à merveille le propos de ce philosophe. Confrontés aux questions de Jacques Duez, des enfants mettent toute leur sagacité en œuvre pour résoudre les problèmes les plus épineux concernant le temps : Comment définir le temps ? Qu’est-ce que le présent ? Jusqu’où s’étend-il ? Quels rapports entretient-il avec le passé et l’avenir ? Comment mesure-t-on un instant ? Le temps existe-t-il en nous ou en dehors de nous ? Sans le savoir les enfants affrontent des questions qui ont donné le vertige aux plus grands philosophes, tel Saint Augustin qui, dans un passage célèbre des Confessions, implore Dieu de l’aider à trouver des réponses aux interrogations que le temps suscite en lui 51 . Certes les enfants ne sont pas des philosophes. Leur expression est balbutiante et dépourvue de toute armature conceptuelle. Néanmoins les films de Jacques Duez montrent, non seulement qu’ils sont capables de se livrer aux spéculations les plus abstraites, mais aussi qu’ils y prennent du plaisir 52 . Comment cultiver en eux cette « fibre » philosophique qui est une disposition permanente au questionnement ? Les années septante ont vu émerger un nouveau courant pédagogique visant à développer la pensée réflexive et critique chez les enfants, à l’initiative de Matthew Lipman, philosophe et pédagogue américain. L’approche lipmanienne est donc une des réponses 50 K. JASPERS, Introduction à la philosophie, trad. française J. Hersch, Paris, Librairie Plon, coll. « Bibliothèques 10/18 », 2001, p. 7. 51 SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, trad. française J.Trabucco, Paris, Garnier-Flammarion, 1964. 52 A propos de l’approche de Jacques Duez se référer notamment à : J. DUEZ (entretien entre C. LEGROS et), « La discussion philosophique en primaire. », dans Entre-vues, n° 37-38, juin 1998 et Journal de classe, Série documentaire de : Agnès LEJEUNE, Jacques DUEZ et Wilbur LEGUEBE. Réalisation : W. LEGUEBE à partir de documents de J. DUEZ. Belgique 2003. 5 x 50’. Coproduction : ARTE, RTBF, Faits divers. 38 possibles à cette question 53 . Mais on peut stimuler les capacités réflexives de l’enfant sans s’appuyer sur la méthode mise au point par Lipman. Ce qui importe ici, c’est de partir de l’enfant, de sa subjectivité pour le conduire à élaborer une pensée cohérente qu’il puisse partager avec d’autres. Ce qui importe ici aussi, c’est que, dans cet exercice, l’enfant acquière suffisamment de confiance en lui pour être capable par la suite de penser par lui-même 54 . Le temps de l’enfance est court et la capacité d’étonnement de l’enfant se tarit avec l’âge. Comme l’écrit Karl Jaspers : « Tout se passe comme si, avec les années, nous entrions dans la prison des conventions et des opinions courantes, des dissimulations et des préjugés, perdant du même coup la spontanéité de l’enfant, réceptif à tout ce que lui apporte la vie qui se renouvelle pour lui à tout instant ; il sent, il voit, il interroge, puis tout cela lui échappe bientôt. Il laisse tomber dans l’oubli ce qui s’était un instant révélé à lui, et plus tard il sera surpris quand on lui racontera ce qu’il avait dit et demandé. » 55 . Comment faire en sorte que cette capacité d’étonnement et de questionnement de l’enfance ne tombe pas dans l’oubli ? Tel est le défi lancé à tous ceux qui ont charge d’enfants. III. « ENFANT, MON ANCETRE » OU QUAND LA PAROLE DE L’ENFANT FAIT HISTOIRE « Nous ne cesserons pas notre exploration Et le terme de notre quête Sera d’arriver là d’où nous étions partis Et de savoir le lieu pour la première fois. A travers la grille inconnue, remémorée Quand le dernier morceau de terre à découvrir 53 Sur l’approche de Lipman, on peut se rapporter au livre de Marie-France DANIEL, La philosophie et les enfants. Les modèles de Lipman et de Dewey, Paris, Bruxelles, De Boeck-Belin, 1997. 54 C’est en ces termes que Michel TOZZI définit l’activité philosophique dans son livre d’introduction à la philosophie, Penser par soi-même. Initiation à la philosophie, Lyon, Chronique sociale, 2002. 55 K. JASPERS, Introduction à la philosophie, op.cit., p. 9. 39 Sera celui par quoi nous avions commencé ; » T. S. ELIOT, Poésie DESCRIPTIF DU CONTENU Frédéric, 7 ans, nous dit son désir de voyager dans le temps pour éprouver à nouveau les bonheurs de son enfance passée, comme retrouver son « pépé » vivant ou alors connaître la vie de sa mère enfant et être témoin à cette époque des relations entre son pépé et sa maman. A 7 ans, il voudrait aussi savoir ce qu’il sera adulte. Frédéric, 20 ans plus tard, en se revoyant grâce à la vidéo, mesure la distance entre l’enfant qu’il était et ce qu’il serait advenu de lui si son entourage, en particulier ses employeurs, à la faveur d’une émission télévisée, ne l’avaient découvert comme enfant, joyeux, vif et inventif. Au long de l’échange entre Jacques Duez et Frédéric, celui-ci dégage les apports insoupçonnés de cette situation inédite : être témoin de soi en tant qu’enfant énonçant ses désirs et auteur d’une pensée autonome. Il dévoile ainsi certains ressorts du cheminement vers l’âge adulte. COMMENTAIRE Le film « Enfant, mon ancêtre » confronte un tout jeune homme, Frédéric, à un pan de son enfance resté jusque-là dans les limbes de sa mémoire. C’est avec surprise et émotion que Frédéric (re)découvre l’enfant qu’il fut, filmé par Jacques Duez dans un cours de morale en 1987. Frédéric dit son étonnement et son « émerveillement » devant la vivacité d’esprit de cet enfant qui lui apparaît d’abord comme un autre et qui, pourtant, est lui. Tout le discours de Frédéric dans le film correspond à un moment de réappropriation de son passé, de cet autre, l’enfant, dont tout adolescent cherche à s’éloigner quand il commence à aborder les rivages de l’âge adulte. Cette plongée dans l’enfance redonne à Frédéric confiance en lui-même. Parce qu’il se découvre intelligent lui qu’on croit intellectuellement limité. Parce qu’il découvre en lui des potentialités qu’il ne soupçonnait pas ou qu’il ne soupçonnait plus. Ce cheminement de l’âge adulte vers l’enfance, n’aurait pas été possible sans le dépôt d’une trace portant témoignage du passé, cette trace étant constituée ici par le film de 40 Jacques Duez. C’est par l’intermédiaire de cette trace que le jeune homme renoue avec l’enfant qu’il fut. Ce film de Jacques Duez rend une « présence » au passé et restitue à Frédéric la conscience de ce passé. Grâce au film, Frédéric peut jeter des ponts entre le passé et le présent. Or, dans ce processus, c’est bien une forme d’ « identité personnelle » qui s’élabore. Le fait de pouvoir considérer que l’enfant qui exprimait ses pensées en 1987 est bien la même personne que celle qui parle aujourd’hui établit chez Frédéric un sentiment de continuité de sa propre existence, qui est un des fondements de la construction de soi. Dès le XVII° siècle, c’est en s’appuyant sur un tel fait que le philosophe anglais John Locke entreprenait de définir l’identité personnelle. Ainsi écrit-il, dans une de ses œuvres majeures, l’Essai philosophique concernant l’entendement humain : « Cela posé, pour trouver en quoi consiste l’identité personnelle, il faut voir ce qu’emporte le mot de personne. C’est, à ce que je crois, un Être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion, et qui peut se consulter soi-même comme le même, comme une chose qui pense en différents temps et différents lieux ; ce qu’il fait uniquement par le sentiment qu’il a de ses propres actions, lequel est inséparable de la pensée, et lui est, ce me semble, entièrement essentiel, étant impossible à quelque Être que ce soit d’apercevoir sans apercevoir qu’il aperçoit. » 56 . C’est donc une expérience fondatrice qu’a pu vivre Frédéric en revoyant le film de Jacques Duez. On ne peut que souhaiter aux enfants d’aujourd’hui qui vivent dans un temps si « éclaté », soumis aux contraintes du temps social ainsi qu’aux aléas de la vie professionnelle et sentimentale de leurs parents, d’avoir la possibilité de vivre, eux aussi, une telle expérience, et surtout d’avoir la possibilité de la dire. 56 John LOCKE, Identité et différence. L’invention de la conscience, présenté, traduit et commenté par Etienne BALIBAR, Editions du Seuil, coll. « Points », 1998, p. 113. 41 IV. BIBLIOGRAPHIE 1. Livres et articles AUBERT N., Le culte de l’urgence. La société malade du temps, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2003. BAUDRILLARD J., La société de consommation, Paris, Folio essais, 2004. BUZYN E., Papa, maman, laissez-moi le temps de rêver, Paris, Albin Michel, coll. « Questions de parents. », 1995. 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Belgique 2003. 5 x 50’. Coproduction : ARTE, RTBF, Faits divers. Les enfants de l’année blanche (60’), réalisation : Agnès LEJEUNE, Jean-Pierre GROMBEER et Jacques DUEZ à partir de documents de J. DUEZ. Production : RTBF, 1997. 3. Sites Internet http:// www.oejaj.cfwb.be/article.php?id_article=108 http://www.oivo-crioc/files/fr/2908fr.pdf http://www.sociologics.org/temporaliste. 45