mission à kaboul - Lignes de défense

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mission à kaboul - Lignes de défense
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MISSION À KABOUL
La relation de sir Alexander Burnes (1836-1838)
PRÉFACE DE MICHAEL BARRY
DOSSIER HISTORIQUE, TRADUCTION & NOTES
DE NADINE ANDRÉ
Chandeigne
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Colleion dirigée par Anne Lima & Michel Chandeigne.
© Chandeigne, novembre 2012.
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PRÉFACE
Sir Alexander Burnes ou la tragédie de l’expert
Londres, Moscou, Washington : à ce jour, trois puissances mondiales modernes se sont fracassé les mâchoires militaires sur le
caillou afghan – fiché dans son repli obscur d’Asie, coincé en travers
des ambitions d’hégémonie planétaire. Chaque expédition afghane
– lancée en 1838, en 1878, en 1919, en 1979, en 2001 – aura coïncidé avec une bouffée d’orgueil impérial atteignant le vertige en
Grande-Bretagne, en Union Soviétique, aux États-Unis – avant
crevaison. Et chaque armée, fournie d’outils de guerre dernier cri,
sera entrée rapidement en Afghanistan, comme un couteau dans
le sable proverbial, pour y échouer aussitôt à consolider une victoire militaire inatteignable dans un terreau se dérobant sans cesse
sous la lame. Le retrait impérial tourne alors à la déroute, l’empire
mondial se fissure, mais les sables se referment vite sur la blessure
du trou afghan.
L’atroce trépas du brillant officier britannique sir Alexander
Burnes, victime de la confrontation anglo-russe pour dominer
l’Asie de son temps, lui-même l’un des meilleurs experts régionaux
de l’empire qu’il eut l’honneur de servir, et observateur des plus
avertis des divers peuples et royaumes séparant alors les possessions
du tsar Nicolas Ier de celles de la reine Victoria, pour finir déchiqueté vif par une foule afghane le 2 novembre 1841, demeure à
jamais un symbole du piège mortel de Kaboul.
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SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT
Le texte historique essentiel, dont Nadine André assure ici, avec
brio, la première traduction française, est un rapport de mission de
sir Alexander Burnes à Kaboul en 1837-1838, à la veille de la longue
série de conflits planétaires allumés dans la caillasse afghane.
Parce que Burnes fut un acteur majeur de la toute première guerre
internationale d’Afghanistan, la lecture de son parcours politique
s’impose.
De 1837 jusqu’à sa métastase terroriste après 1989, l’Afghanistan,
pour son infini malheur, aura été un principal théâtre de rivalité
entre un empire russe continental en expansion vers l’Asie du Sud,
et une puissance anglo-saxonne – Londres jusqu’en 1947, Washington
depuis – ancrée sur le pourtour marin du continent et tout aussi
déterminée à contenir la Russie dans l’intérieur des terres. La confrontation s’assombrit d’une sanglante teinte idéologique à partir
de 1919, quand Moscou veut fournir son soutien diplomatique et
financier aux dirigeants de l’Afghanistan neutraliste contre
l’empire anglo-indien d’abord, puis contre le Pakistan après le
retrait britannique des Indes en 1947, pour durer jusqu’à l’invasion du pays en révolte par l’armée Rouge en 1979, soldée par le
retrait soviétique final de Kaboul en février 1989, défaite qui sapa,
de fait, l’Empire historique russe : le mur de Berlin s’écroula neuf
mois plus tard.
Burnes est mort broyé dans le premier heurt entre les empires
russe et anglo-saxon pour contrôler Kaboul.
Quelques regards de biais sur ce premier conflit sur une profondeur
de 200 ans, à la lumière des deux autres écrits majeurs d’Alexander
Burnes, A Voyage on the Indus et Travels Into Bokhara, publiés ensemble à Londres en 1834, outre quelques lettres de Burnes recueillies
par son secrétaire hindou Mohan Lal, peuvent compléter ici le très
utile dossier de Nadine André.
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PRÉFACE
Aperçus de la première guerre anglo-afghane : 1838-1842
En 1837, année de l’avènement de la reine Victoria, l’Empire
britannique et l’Empire russe, anciens alliés contre Napoléon en
Europe, s’affrontent désormais en Asie. La Russie pèse sur les deux
grands États musulmans à sa lisière méridionale, la Turquie et
l’Iran. La Grande-Bretagne, suzeraine à Delhi depuis 1803, entend
garantir ses possessions indiennes en renforçant au contraire les
monarchies ébranlées de la Turquie ottomane et de l’Iran des
shahs qadjar, à la manière de deux vastes remparts géographiques,
pour barrer aux Russes les chemins terrestres du sous-continent.
La flotte anglaise en Méditerranée assure sa protection au sultan
de Turquie. Mais l’Iran, malgré, au sud, les garanties britanniques de
défense de son intégrité territoriale et la flotte anglaise qui patrouille
dans le Golfe, ploie sous la poussée russe, au nord. La Caspienne
offre un vecteur maritime direct pour la puissance russe, jusqu’au
cœur du Moyen-Orient que représente l’Iran. Au cours de campagnes répétées entre 1812 et 1828, l’armée russe écrase et chasse
les troupes iraniennes du littoral caspien.
En 1828, par le traité de Turkmantchay, le souverain iranien,
Fath Ali Shah, cède à la Russie toutes les provinces autrefois iraniennes du Caucase, et accepte la transformation de l’Iran en protectorat russe de fait. L’Angleterre s’est avérée impuissante à
protéger Téhéran. La Russie l’avait voulu démontrer.
Saint-Pétersbourg pousse son avantage, en promettant en échange
son soutien à toutes les revendications territoriales du shah d’Iran
aux dépens, cette fois, de l’Afghanistan – détaché de l’empire iranien depuis l’indépendance du royaume de Kaboul en 1747.
En 1837, ce royaume de Kaboul avait déjà éclaté en chefferies
rivales. Le prince Kamran de Herat à l’ouest, ennemi juré de l’émir
Dost Mohammed de Kaboul à l’est, gouvernait son petit fief,
désormais autonome, à la frontière immédiate de l’Iran.
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SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT
Le nouveau souverain de Téhéran depuis 1834, Mohammed
Shah, saisit l’occasion miroitante d’élargir vers l’est son empire
amputé au nord par la puissance russe – d’autant plus que le tsar
lui assure, cette fois, son appui. Puisque le monarque iranien ne
peut rien contre la Russie, autant pour le shah profiter de l’argent
et des fournitures militaires russes contre un autre adversaire
encore plus faible, soit le prince afghan de Herat.
Avec l’affaire de Herat en 1837, la Russie exploite déjà, pour sa
part, cette corrosive recette d’intervention en Asie musulmane qui
fera merveille pour Moscou soviétique au XXe siècle suivant : identifier un différend frontalier local ; intervenir pour l’enflammer
jusqu’à l’hystérie ; réduire ainsi toujours plus étroitement l’allié
choisi sous la dépendance de la Russie.
Aussi, en 1837, l’armée iranienne campe-t-elle devant Herat – et
le comte Simonich, ambassadeur du tsar, avec ses officiers, plante-til ses tentes tout près du pavillon du shah. L’armée iranienne, avec
ses conseillers russes, braque ses canons contre les remparts d’argile
craquelée de la vieille cité – mais sur les créneaux, un officier britannique, Eldred Pottinger, conseille les défenseurs afghans.
La seule présence de cet officier, toutefois, fait hésiter le cabinet
du tsar, soucieux d’éviter un affrontement militaire trop direct
avec Londres. La Russie n’est alors nullement sûre de gagner une
telle confrontation ouverte, et à raison : la Grande-Bretagne commande les mers et peut canonner jusqu’à Saint-Pétersbourg (et
détruira la flotte russe en Crimée en 1856). Le Parlement de
Londres dénonce la main à peine cachée de Saint-Pétersbourg
dans l’assaut iranien contre Herat, oasis perçue comme ultime
verrou terrestre commandant l’accès au sous-continent indien.
Or, quand une confrontation oppose une puissance autoritaire
(comme la Russie tsariste) à une rivale parlementaire et libérale (telle
l’Angleterre victorienne), une règle du jeu s’avère constante : la puis10
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PRÉFACE
sance autoritaire jouit toujours du premier avantage, bouscule,
provoque, car le gouvernement parlementaire cède d’abord par
crainte de son opinion électorale peu encline à la guerre; mais si la
puissance autoritaire pousse son avantage trop loin, et franchit une
sorte d’invisible ligne de tolérance, l’électorat de la puissance parlementaire se raidit, et le gouvernement libéral, fort de son nouvel
appui populaire, peut rétorquer par la guerre. Le cas s’est vérifié au
XXe siècle de Munich à Danzig; l’URSS, après avoir profité de la débâcle
vietnamienne de Washington pour soutenir ses alliés en Indochine
ou en ancienne Afrique portugaise, franchit à son tour une ligne de
tolérance de Washington que Brejnev calcula mal en envahissant
Kaboul en décembre 1979 – caillou qui grippera son empire.
Au printemps de 1838, Herat paraissait proche de la reddition.
Les lignes de communication terrestres britanniques semblaient
trop lointaines, au Panjab, pour que Londres pût secourir la lointaine oasis afghane, face à la puissance russo-iranienne.
Mais en juin 1838, l’amirauté britannique, sachant lire une mappemonde, riposta là où elle se savait forte : en frappant par la mer
et au bas-ventre de l’Iran, au sud. La marine anglaise dans le Golfe
débarqua soudain sur l’île iranienne de Kharg, et menaça le royaume
de Téhéran d’une occupation de tout son littoral méridional –
que la Russie serait de toute évidence incapable d’empêcher.
Saint-Pétersbourg protesta de son innocence, mais s’inclina, et
instruisit le comte Simonich de contraindre Mohammed Shah
d’Iran au retrait devant Herat.
Restait à la Russie à trouver et pousser en 1838 un autre pion sur
une case afghane 1, interposable sur la route des Indes. Ce n’est pas
que l’approche de l’Inde fût alors une priorité stratégique absolue
pour Saint-Pétersbourg, autrement préoccupé par ses intérêts en
Europe ou en Extrême-Orient. Mais, face aux défenses impériales
britanniques garanties par une flotte invulnérable sur toutes les
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eaux du globe, la poreuse frontière terrestre du nord-ouest de l’Inde
paraissait, aux yeux de Saint-Pétersbourg, comme unique point
où la puissance russe pouvait réellement inquiéter l’Angleterre, la
contraindre à y fixer des troupes, à y distraire ses ressources militaires. En outre, tout comme naguère Bonaparte débarqué en Égypte
en 1798 pour tenter de sectionner à partir de la Mer Rouge la route
maritime vitale entre Londres et Bombay (selon la célèbre formule
géostratégique du jeune et génial général du Directoire : «la puissance
qui e maîtresse de l’Égypte doit l’être à la longue de l’Inde»), l’étatmajor russe n’ignorait en rien que c’est la possession de l’Inde, avant
tout, qui garantissait à l’Angleterre son statut de grande puissance.
Les événements de 1838 permettent d’ailleurs déjà de dégager
clairement les grandes lignes de la pensée stratégique de SaintPétersbourg en Asie face à la Grande-Bretagne (prémonitoires des
approches soviétiques plus tard envers les États-Unis), telles que
les précisera, un peu plus tard dans le siècle, le ministère russe des
Affaires étrangères, dans ses instructions secrètes à son ambassadeur à Londres, le baron de Staal, datées du 8 juin 1884.
L’extrait de la lettre du ministère du tsar Alexandre III, ci-dessous, se
laisse lire sous la lumière rase du rétablissement de l’influence britannique à Kaboul en 1843; de la défaite essuyée par la marine russe
sous les canons des flottes alliées anglo-françaises en Crimée en
1856; de l’humiliation subie par la Russie contrainte par Londres de
renoncer à Constantinople en 1878 ; le tout au lendemain de la
seconde guerre anglo-afghane de 1878-1880 qui devait soustraire,
encore une fois, Kaboul à la zone d’influence russe : «Ces grandes
leçons données par l’hisoire nous avaient démontré que nous ne
pouvions pas compter sur l’amitié de l’Angleterre ; qu’elle pouvait
nous frapper partout avec l’aide d’alliances continentales, tandis que
nous ne pouvions l’atteindre nulle part. Une grande nation ne pouvait pas accepter une semblable position. C’est pour en sortir que
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PRÉFACE
l’empereur Alexandre II, d’impérissable mémoire, a ordonné notre
mouvement en Asie centrale. Il nous a conduits à occuper
aujourd’hui dans le Turkestan et la Steppe turcomane une position
militaire assez forte pour tenir l’Angleterre en respect, par la menace
d’une intervention dans les Indes.» 1
En 1838 déjà, tel point d’appui se présentait par ailleurs aux
Russes, si Herat se dérobait, à Kaboul même : plus proche encore
des Indes. Là encore, une amère revendication territoriale aigrissait les rapports entre deux principautés asiatiques voisines, dispute exploitable pour la diplomatie russe.
Profitant des dissensions internes du royaume afghan, le maharajah des Sikhs, l’avisé Ranjit Singh, avait en 1826 étendu sa
domination jusqu’à Peshawar, ancienne capitale d’hiver des rois de
Kaboul. L’émir Dost Mohammed à Kaboul nourrissait avec ferveur l’espoir de recouvrer cette cité (que l’Afghanistan ne récupérera jamais), mais avec suprême habileté, le vieux souverain sikh, à
Lahore, sut s’allier à l’empire britannique.
Pour les autorités anglaises, l’urgence évidente était de réconcilier ces deux principautés ennemies de Kaboul et Lahore, comme
double barrière contre la puissance russe. Mais l’émir Dost
Mohammed exigeait, pour prix de son alliance avec Londres, que
celle-ci fît pression sur le monarque sikh, pour obliger ce dernier à
lui restituer Peshawar.
L’officier russe Yan Vitkevitch parut à Kaboul en décembre
1837, porteur de lettres du Tsar, affirmant le plein soutien de la
Russie à l’émir Dost Mohammed, pour toutes les revendications
territoriales du souverain de Kaboul contre les Sikhs. (L’appui soviétique aux revendications territoriales – exactement les mêmes –
du royaume neutraliste afghan contre le Pakistan, indépendant
depuis le 15 août 1947, fera glisser pareillement l’Afghanistan dans
le camp de Moscou). Le jeu anglo-russe, par combattants asiatiques
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SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT
interposés dont Saint-Pétersbourg exacerba la rivalité, venait de se
déplacer à toute proche portée de l’Indus – et atteint le seuil de
tolérance de l’empire britannique.
C’est pourquoi sir Alexander Burnes fut envoyé à Kaboul de septembre 1837 à avril 1838, pour dissuader l’émir Dost Mohammed
d’accepter le soutien russe. Burnes conseilla vivement à lord Auckland,
gouverneur général des Indes, et son principal adjoint, sir William
Macnaghten, de chercher une entente stratégique avec l’émir en
place dans la capitale afghane. L’habile Dost Mohammed s’était
montré fort adroit survivant des guerres civiles de son royaume,
avait réussi à imposer un gouvernement stable du moins dans Kaboul
et ses environs. Mieux valait, selon Burnes, encourager une réconciliation entre Dost Mohammed et les Sikhs, ménager ce puissant
chef de Kaboul.
Le plaidoyer de Burnes tomba sur des oreilles sourdes. L’émir
avait scandalisé les autorités indo-britanniques pour avoir seulement osé recevoir un jour à sa cour le capitaine Vitkevitch, en avril
1838. Sans doute l’émir entendait-il seulement par là accroître sa
pression sur les Anglais, pour convaincre les Sikhs de lui rendre
Peshawar. Mais lord Auckland et Macnaghten jugèrent Dost
Mohammed trop enclin, à leurs yeux, à poursuivre son contentieux territorial, avec l’appui fatal des Russes.
Lord Auckland s’entêta, préféra l’invasion du royaume afghan
pour destituer et déporter en Inde cet émir Dost Mohammed, afin
de le remplacer par un souverain jugé plus souplement dévoué aux
intérêts britanniques, prêt surtout à signer une cession définitive
du territoire de Peshawar aux Sikhs.
Lord Auckland avait un candidat : un ancien roi de Kaboul
détrôné depuis les guerres civiles de 1809, et réfugié sur sol
indien, à Ludhiana, sous protection anglaise : Shah Shuja – nom
depuis devenu synonyme de traître national, dans l’imaginaire
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PRÉFACE
historique afghan. Burnes jugeait les capacités gouvernementales
de Dost Mohammed largement supérieures à celles de ce Shah Shuja.
Face à l’obstination hostile de ses supérieurs, la mission de Burnes
à Kaboul tournait à l’impossible. Burnes ne pouvait satisfaire aux
exigences de l’émir, mais tentait néanmoins de convaincre Dost
Mohammed de rester dans le système d’alliances anglaises.
Excédé par les tergiversations de Burnes, Dost Mohammed
reçut le capitaine Vitkevitch au château de Kaboul en avril 1838,
après avoir fait attendre l’officier russe durant quatre grands mois.
Burnes rentra en Inde.
Mais, devant les protestations outrées de Londres, Saint-Pétersbourg
rappela Vitkevitch de la capitale afghane. Toutefois la machine de
guerre était déclenchée.
Sir Alexander Burnes, archétype de l’expert diplomatique qui
jugule une conviction politique intime, et dément des années
d’expérience du terrain, pour rassurer ses supérieurs et lubrifier sa
propre ambition, se mit, en effet, au service de l’invasion britannique, destinée à renverser l’émir Dost Mohammed, que Burnes
respectait, pour lui substituer Shah Shuja, que Burnes méprisait.
La déclaration de Simla, capitale d’été des Britanniques en Inde,
datée du 1er octobre 1838, rédigée par sir William Macnaghten et
proclamée par lord Auckland, affirmait se fonder sur « le témoignage puissant et unanime des meilleures autorités» – donc celui
de Burnes, désormais rallié à la politique d’Auckland et nommément cité – pour justifier l’invasion de l’Afghanistan et le renversement de Dost Mohammed aux yeux du monde : chef-d’œuvre
de verbiage diplomatique anglais du XIXe siècle impérial, mais que ni
Moscou ni Washington, pourtant orfèvres, n’ont su depuis dépasser. 1
Burnes et Vitkevitch, pions de leurs empires respectifs sur l’échiquier afghan, se rencontrèrent une seule fois dans Kaboul. Les deux
diplomates s’apprécièrent, semblables par tant de traits : jeunes,
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aventureux, moustaches en bataille, l’un d’origine écossaise et cousin
du poète Robert Burns, l’autre aristocrate lituanien, capables
pareillement de coiffer le turban et de traverser déserts et montagnes en longues heures à cheval, linguistes accomplis sachant
séduire tous leurs interlocuteurs locaux – Vitkevitch en turc et en
persan, Burnes en persan et en hindoustani. Dans un jardin de
Kaboul, les deux officiers rivaux trinquèrent en français, langue
universelle de la diplomatie de leur monde.
Tous deux mourront en pions sacrifiés pour Kaboul : Vitkevitch
désavoué par son gouvernement, et retrouvé suicidé, son pistolet
au poing, dans une chambre d’hôtel à Saint-Pétersbourg en automne
1839; Burnes cisaillé sous les coutelas d’une foule afghane en furie,
en novembre 1841.
L’ampleur du retournement diplomatique de sir Alexander
Burnes apparaît nettement dans ses vives descriptions des deux
protagonistes afghans du drame, Dost Mohammed et Shah Shuja,
rencontrés l’un après l’autre plusieurs années avant l’invasion.
C’est lors de sa première mission à Kaboul en 1832 que Burnes
s’était longuement entretenu avec l’émir Dost Mohammed dans la
citadelle, en compagnie du Révérend Joseph Wolff (aventurier spirituel qui parcourait alors l’Asie pour y retrouver trace des Dix
tribus perdues d’Israël). Reçus dans une pièce du château de
Kaboul d’une simplicité spartiate, assis à même le tapis entre des
murs blanchis et nus, les deux Occidentaux conversèrent avec l’émir,
tout naturellement, en persan, Burnes traduisant pour Wolff.
Les successions au trône étaient turbulentes en Afghanistan, où les
princes du sang nés de mères différentes, chacune liée à un clan, se disputaient le pouvoir. Fils d’une mère qizilbash, l’élite de gardes royaux
d’origine iranienne dans la capitale, Dost Mohammed, du clan des
Barakzaï, avait vaincu ses cousins du clan des Saddozaï, dont Kamran
encore cramponné à Herat et Shah Shuja désormais en exil en Inde.
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PRÉFACE
Imposant sous son immense turban, avec son regard de jais, son
bec d’aigle et sa barbe noire filigranée d’argent, l’émir Dost Mohammed
discuta poliment de théologie avec Wolff, mais, surtout, interrogea
Burnes, avec pénétrante acuité, sur les politiques européennes depuis
la chute de Napoléon, sur la conscription militaire en Russie et en
Angleterre, sur l’économie anglaise et la révolution industrielle de
la machine à vapeur, sur le statut des princes indiens demeurés
autonomes sous protectorat britannique. L’émir respectait la puissance anglaise et rendit un hommage appuyé à l’équité britannique 1. Le souci d’équité de l’émir Dost Mohammed, « L’Amide-Mohammed », passera d’ailleurs en proverbe afghan : « le Do
e-il mort qu’il n’y a plus de juice?»
Et Burnes d’en conclure : «On reste frappé par l’intelligence, le
savoir, la curiosité qu’il [Dos Mohammed] manifese, de même que
par sa politesse accomplie et sa manière d’adresser la parole. Il est sans
aucun doute le chef le plus puissant d’Afghanisan, et pourrait bien par
ses capacités se hisser à un rang plus haut encore dans son pays natal. » 2
Ironie du destin : Burnes cautionnerait la politique qui pousserait les sujets de ce même émir, précisément, au désespoir, en provoquant, en 1841-1842, la plus grande catastrophe militaire de
toute l’histoire britannique avant la reddition de Singapour en 1941.
Pourtant Burnes avait d’abord insisté, auprès des autorités angloindiennes : « Il reste à reconsidérer pourquoi nous ne pourrions
agir de concert avec Dos Mohammed. On ne saurait douter des
capacités de cet homme, qui nourrit une haute opinion de la
nation britannique ; et si la moitié de ce que vous faites pour les
autres était faite pour lui, et si des propositions lui étaient offertes
conduisant à ses intérêts, c’est demain qu’il abandonnerait la Perse
et la Russie [...] N’oublions pas que nous ne lui avons rien promis,
alors que la Perse et la Russie lui offraient beaucoup [...] Cet
homme a quelque chose, et si le proverbe veut que l’on ne saurait
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faire confiance aux Afghans, je ne vois pas de raison de se méfier
de lui plus que des autres.» 1
Mais pour complaire à Auckland et Macnaghten, l’officier écossais tut tels arguments, si forts, en faveur de Dost Mohammed.
Burnes étouffa aussi ses critiques de Shah Shuja, vu par lui en exil
en 1831 à Ludhiana, au Panjab. 2
Récompense du retournement de Burnes : occuper le second
rang officiel, tout de suite après sir William Macnaghten, dans la
hiérarchie civile des forces d’occupation britanniques à Kaboul,
capitale conquise par les troupes de Sa Majesté le 7 août 1839.
Le 4 novembre 1840, après avoir mené ses derniers fidèles à
cheval, sabre au clair, contre la cavalerie anglo-indienne dans les
vallées au nord de Kaboul, l’émir Dost Mohammed descendit de
selle pour tendre son épée à sir William Macnaghten, avec un
geste d’une telle noblesse que l’envoyé britannique ordonna de
traiter le souverain destitué avec tous les égards avant de l’envoyer,
avec sa famille, en Inde (on songe à la reddition semblable d’Abdel-Kader au duc d’Aumale dans l’Algérie de 1847).
Un an plus tard, à la veille du mois de novembre 1841, Macnaghten
devait prochainement quitter Kaboul, pour prendre ses nouvelles
fonctions de gouverneur de Bombay. Sir Alexander Burnes se
voyait appelé à lui succéder, âgé de trente-six ans seulement, comme
envoyé extraordinaire de la Couronne britannique en Afghanistan.
C’était compter sans le ressentiment de la foule dans Kaboul.
Elle déborda contre Burnes le 2 novembre 1841. La mort de l’officier écossais, lynché devant sa porte, embrasa l’Afghanistan.
Macnaghten, principal architecte de l’invasion, non plus ne devait
jamais quitter le pays. Le 23 décembre, Macnaghten, effaré par
l’écroulement de sa politique, tenta d’ultimes pourparlers avec le
chef des insurgés, Akbar Khan, fils de Dost Mohammed. La réunion
eut lieu entre les deux camps. L’Envoyé britannique venait de
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PRÉFACE
présenter à Akbar Khan, pour l’amadouer, une splendide paire de
pistolets de duel, dans un coffret ouvragé. Akbar Khan les lui déchargea
en pleine figure. Les officiers de la suite de Macnaghten furent
capturés par les insurgés. Les morceaux du cadavre de Macnaghten
finirent accrochés au-dessus d’étals de boucherie dans le Grand
Bazar de Kaboul. Shah Shuja, enfermé dans son château, ne contrôlait plus un pays tout entier en révolte contre la présence des
Britanniques, et leur monarque fantoche.
L’expédition tourna, comme chacun sait, au désastre, avec le
célèbre massacre en janvier 1842, dans les défilés glacés, sous la
mitraille des jezzail ou longues arquebuses des montagnards afghans,
de tout le corps expéditionnaire anglo-indien fuyant Kaboul pour
tenter de regagner l’Inde. L’armée de Kaboul, forte de 16000 âmes,
partit le 6 janvier. Le 12 janvier, le lieutenant William Brydon,
seul, sur un cheval mourant, gagnait la forteresse anglaise de
Jalalabad, de l’autre côté des cols. Dès la fonte des neiges, le 4 avril
1842, Shah Shuja, abandonné par ses protecteurs impériaux, était
passé à son tour par les armes des chefs alliés d’Akbar Khan, et jeté
dans un fossé.
La contre-attaque des forces britanniques, dès septembre 1842,
tentera de prouver l’invulnérabilité de l’empire. Le général Nott
évacue Kandahar et remonte vers Kaboul, y fait jonction avec le
général Pollock dépêché depuis l’Inde, tous deux bousculent la
troupe d’Akbar tentant de bloquer la route où blanchissent les
ossements des massacrés de janvier. Les armées réunies détruisent
le Grand Bazar de Kaboul où pendirent les lambeaux de Macnaghten,
arrachent les arbres fruitiers de la vallée, exécutent tout villageois
des alentours saisis les armes à la main, avant de rentrer de nouveau en Inde sous le feu exaspéré des montagnards.
Mais en novembre 1842 les Britanniques remettent paradoxalement le pouvoir en Afghanistan à l’émir Dost Mohammed, relâché
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par le nouveau gouverneur général des Indes, lord Ellenborough,
avec les honneurs royaux dus à son rang : ce souverain même que
les troupes britanniques – contre les premiers avis de Burnes –
avaient déporté à Barrackpore, après sa reddition, en novembre
1840. Burnes avait eu raison trop tôt ; s’était ravisé par opportunisme ; et en était mort. Les contraintes politiques s’imposent
malgré les individus – l’initiale solution préconisée par Burnes, en
1838, s’avérait donc la bonne.
Le fardeau financier de l’expédition afghane (un tiers des revenus
annuels de l’Inde pour la seule année 1840); l’enlisement; le désastre
– avaient d’ailleurs ébranlé le monde politique à Londres. Dès le
mois d’août 1841, les Whigs de lord Melbourne perdaient la
confiance du Parlement, donc le pouvoir. Le nouveau cabinet des
Tories de lord Peel se donna pour tâche de réduire aussitôt les
coûts, puis de parachever le retrait. Pas avant d’infliger une sanglante riposte dans Kaboul, pour bien souligner aux yeux de l’univers que les Britanniques n’avaient en rien perdu sur le plan militaire,
que leur retrait restait dicté par leur libre choix.
Selon la seconde déclaration de Simla, promulguée le 1er octobre
1842 par le nouveau gouverneur général des Indes nommé par les
Tories, lord Ellenborough : « Des désasres sans équivalent de par
leur étendue, si ce n’es par la quantité d’erreurs qui en sont à l’origine et par la trahison qui les a parachevés, auront été vengés en
une seule, et brève, campagne, sur tous les théâtres des malheurs
passés; et des vicoires répétées sur le terrain, avec la prise des citadelles de Ghazni et Kaboul, auront fixé de nouveau la réputation
d’invincibilité qui s’attache aux armes britanniques. L’armée britannique en pleine possession de l’Afghanisan se retirera, maintenant,
jusqu’au [fleuve] Sutlej. Le gouverneur général laisse aux Afghans
eux-mêmes le soin de créer un gouvernement au milieu de l’anarchie qui es la conséquence de leurs crimes.» 1
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PRÉFACE
Pas un mot pour feu Macnaghten, encore moins pour feu Burnes,
passés sous silence dans ce texte mais bien considérés coupables de
la «quantité d’erreurs» commises à Kaboul.
Ainsi les Tories, pour solder la débâcle afghane et en rejeter toute
la responsabilité politique sur le précédent cabinet des Whigs, tenteront-ils de justifier publiquement la féroce expédition punitive
de septembre 1842, puis le retrait définitif des troupes britanniques d’Afghanistan en octobre 1842. Plus succinct, l’argot militaire des postes anglo-indiens résumera ainsi, à l’avenir, chaque
opération de représailles menée contre les villages pachtounes
insoumis de la frontière du Nord-Ouest, jusqu’au départ britannique final des Indes en 1947 : «Butcher and bolt» (fais-y une boucherie, puis déguerpis.)
Un moment secouée par cette catastrophe de Kaboul, la puissance britannique renforcera aussitôt sa domination dans le souscontinent proprement dit. Faisant fi des traités avec les princes
locaux, sindhis ou sikhs, de rapides campagnes entre 1843 et 1849
soumettent toute la vallée de l’Indus pour clore de fortifications la
frontière impériale du nord-ouest. Et si le soulèvement afghan de
1841-1842 avait réveillé des espoirs d’indépendance chez les
musulmans de Delhi, une impitoyable répression aura vite raison
de la «Mutinerie» des troupes indigènes de l’empire des Indes, tant
hindoues que musulmanes, en 1857.
Or, par un paradoxe aussi apparent qu’inouï, l’émir Dost Mohammed
à Kaboul, l’ancien ennemi, le chef auréolé du prestige d’un djihad
victorieux, interdira à ses sujets, pourtant ivres de vengeance antibritannique, d’aller porter secours aux mutins de Delhi, leurs frères
en la Foi, en 1857.
Il est vrai que depuis janvier 1857, l’émir de Kaboul touche
désormais un subside britannique mensuel de 10000 livres sterling
(somme énorme pour l’époque), outre quantité de fusils, pour
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SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT
rétablir sa suzeraineté à travers le royaume afghan (enfin réunifié
par sa prise de Herat à la veille de sa mort en 1863) – et le maintenir dans le giron étroit des alliances stratégiques si essentielles
pour Londres, pour contenir en Asie la poussée impériale russe.
La Grande-Bretagne aura-t-elle donc, en dernier lieu, et malgré toutes
les apparences sanglantes, gagné la guerre afghane de 1838-1842?
Une trêve, plutôt : la conquête russe de l’Asie centrale jusqu’aux
frontières afghanes, en 1868, provoque, en novembre 1878, une
nouvelle occupation militaire britannique de Kaboul. Les mitrailleuses lourdes et fusils à répétition de l’Armée des Indes modernisée semblent désormais interdire aux insurgés tout espoir de
prendre d’assaut les camps retranchés des occupants.
Tel un nouvel Alexander Burnes comme miraculeusement ressuscité, sir Henry Rawlinson, brillant orientaliste, vétéran (à
Kandahar) de la première guerre anglo-afghane de 1838-1842, puis
diplomate de son empire à Téhéran d’où il enregistrait avec inquiétude les progrès de l’influence russe, et avec cela, sans doute
aucun le plus génial iranisant de son siècle (il déchiffrera les
cunéiformes achéménides), avait insisté en 1875, du haut de son
expertise irréfutable, qu’une nouvelle occupation britannique de
Kaboul ne pourrait absolument plus se solder par une défaite
comme celle, à ses yeux relative, de 1842 – l’armement avait trop
changé. 1
Néanmoins, la deuxième guerre anglo-afghane de 1878-1880
répétera la première comme dans un cauchemar : campagne des
plus brèves pour détrôner un émir jugé, encore une fois, trop
complaisant envers Saint-Pétersbourg ; installation sur le trône de
Kaboul d’un nouveau prince indigène impuissant à contrôler son
peuple ; nouvelle insurrection populaire dans Kaboul le 2 septembre 1879, où le Résident sir Louis Cavagnari trouvera la mort
comme sir Alexander Burnes avant lui ; et même une nouvelle
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PRÉFACE
défaite, essuyée par un détachement anglo-indien devant des artilleurs
afghans à Maïwand dans le désert près de Kandahar en juillet 1880.
Les Britanniques n’occupent que le terrain sur lequel ils campent.
Entre-temps, à Londres, les Tories de lord Disraeli, responsables
de cette invasion-ci, sont balayés en mars 1880 par les Whigs de
Gladstone, lesquels chargent sir Lepel Griffin à Kaboul de négocier un retrait au plus vite. Les Britanniques évacuent un royaume
incontrôlable en faveur d’un nouvel émir, Abdur Rahman, petit-fils
de Dost Mohammed : le nouveau souverain afghan reçoit, comme
son grand-père, subsides et armes pour imposer sa suzeraineté, à
condition de n’entretenir de relations diplomatiques qu’avec la seule
Inde britannique, et d’interdire son pays aux diplomates russes.
L’appui russe – devenu soviétique – permettra cependant à
l’émir Amanollah de proclamer sa pleine indépendance diplomatique contre les Britanniques en 1919. Le soulèvement escompté
par l’émir dans les territoires frontaliers n’aura certes pas lieu assez
tôt pour empêcher la Royal Air Force – nouvelle escalade technologique – de bombarder des camps afghans pour contraindre le
souverain de Kaboul à demander l’armistice. Mais cette troisième
guerre anglo-afghane de 1919, gagnée militairement, sera politiquement perdue par Londres. L’assistance soviétique, tout au long
du XXe siècle, aux forces militaires du royaume proclamé neutraliste, remplacera toujours plus les anciens subsides britanniques,
jusqu’à l’imprudente prise directe du pouvoir par les officiers communistes afghans formés à l’école de l’URSS le 27 avril 1978 :
début de l’interminable crise moderne où l’URSS aura sombré, et
le militantisme islamiste surgi. La guerre ratée des Soviétiques entre
1979 et 1989, pour imposer l’autorité de leurs protégés, puis les
multiples erreurs de l’opération des alliés américains depuis 2001,
souligneront le caractère répétitif, voire hallucinant, des divers
conflits afghans.
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SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT
L’échec de l’expert
La première guerre anglo-afghane demeure donc un archétype
qui hante. Le sort de ses protagonistes aussi.
L’Afghanistan, pour sa part, ne semble même pas changer, du moins
pour l’essentiel, depuis la fondation du royaume au XVIIIe siècle
dans l’entre-deux des ruines simultanées de la monarchie safavide
d’Iran et de l’empire moghol des Indes : civilisation de pauvreté
guerrière, de clientélisme nourri soit de rapines, soit de subsides
parasitaires aux dépens des grandes puissances voisines, mais aussi
d’émiettement politique voulu entre ses différentes chefferies.
La société tribale afghane traditionnelle, née dans la résistance
aux pouvoirs impériaux de la Perse et de l’Inde voisines, entrave la
concentration du pouvoir entre les mains d’un seul. Elle reconnaît
la primauté du chef qui donne – nourriture, terrains, armes – et
non de celui qui prend. Les domaines sont aussitôt morcelés en parts
égales à la mort d’un chef entre tous ses fils, lesquels doivent rivaliser de dons pour réunir des adhérents – d’où le déchaînement
des vendettas, surtout entre cousins. Or l’Afghanistan montagneux
et désertique est un terrain pauvre. Pour obtenir suffisamment de
richesses à partager entre ses partisans, un chef afghan doit obtenir
l’essentiel de ses ressources de l’étranger – par le pillage de l’étranger,
ou par l’octroi de subsides de la part de cet étranger.
Avant la création du royaume en 1747, il n’était pas de prestige
plus haut que celui du chef de guerre afghan menant les siens en
Inde ou en Perse, pour en piller les villages ou les caravanes. À
moins qu’un chef de guerre afghan n’aille se mettre au service de
ces mêmes souverains de l’Inde ou de la Perse, contre riches subsides à redistribuer à sa clientèle, pour assurer la protection des
caravanes contre ses propres rivaux tribaux.
La monarchie afghane née en 1747 consacre le triomphe du chef
de guerre Ahmad Shah. Il gave les tribus du butin pillé dans les
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territoires indiens sombrés dans l’anarchie depuis l’effondrement
de la dynastie moghole. Mais les formes monarchiques adoptées
par Ahmad Shah et ses premiers successeurs – couronne gemmée,
trône, brassards de diamants – calquées sur les anciennes royautés
de la Perse et de l’Inde, restent purement extérieures. Les réalités
du pouvoir demeurent le don et le clientélisme, pour bloquer
l’apparition de rivaux claniques. Tant que la royauté de Kaboul,
dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, put continuer à piller l’Inde
en toute impunité, elle assura sa suzeraineté sur les tribus trop
heureuses de profiter de continuels rezzous au-delà de l’Indus.
Mais la consolidation d’une nouvelle monarchie en Iran en 1797,
la résistance des Sikhs du Panjab fondateurs de leur propre
royaume à Lahore en 1799, et surtout l’entrée des Britanniques à
Delhi en 1803, interdiront la poursuite des expéditions de pillage.
Les ressources des rois afghans se tarissent, l’empire se fissure en
guerres civiles prévisibles, Shah Shuja détrôné en 1809 cherche
refuge auprès des Anglais. Dans l’Afghanistan éclaté du premier
XIXe siècle, tout chef briguant le pouvoir, à défaut de piller l’étranger,
en est réduit à quémander appui, armes et argent à l’étranger.
Or, depuis le tournant du siècle, l’étranger qui compte désormais, aux horizons afghans, est soit russe, soit anglais. En 1838,
Dost Mohammed veut louvoyer entre les deux, sans vraiment se
décider. Après la guerre de 1838-1842, convaincu du caractère
intransigeant de la puissance anglaise à ses frontières, et comprenant désormais qu’il y va de l’intérêt britannique fondamental de
renforcer la monarchie afghane comme un rempart face aux Russes
(pour qui l’Afghanistan constitue au contraire un obacle à écraser),
Dost Mohammed brave les préjugés antianglais de ses propres
sujets, pour s’allier à Londres – mais surtout, contre l’octroi de
riches subsides des Anglais : et surtout encore, sans que ces Anglais
envoient d’autres soldats occuper son sol – pour préserver ainsi,
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SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT
aux yeux de son peuple, sa qualité de grand chef musulman,
défenseur de l’indépendance du royaume.
L’émir Dost Mohammed conciliera ainsi l’impossible, pour
devenir un très grand souverain afghan : s’assurer les revenus de
l’étranger, sans apparaître inféodé à cet étranger ; grâce à ces
mêmes revenus étrangers, entretenir une clientèle plus nombreuse
que tout autre rival intérieur, pour garantir son propre pouvoir
suzerain; maintenir l’indépendance du royaume en choisissant la
bonne puissance extérieure protectrice (Londres), par le jeu habile
d’un permanent chantage diplomatique sous-jacent, nourri de la
menace tacite de pouvoir s’allier à tout moment avec l’autre puissance rivale (Saint-Pétersbourg) ; et s’afficher aux yeux de son
peuple comme impeccable musulman, en le prouvant au besoin
par le djihad pour empêcher l’étranger d’occuper directement le
sol afghan, tout en négociant des arrangements opportunistes (et
financiers) nécessaires avec ce même étranger, une fois celui-ci
contraint au retrait.
Les écrits du petit-fils de Dost Mohammed, l’émir Abdur
Rahman qui régna de 1880 à 1901 et joua des mêmes recettes,
éclairent la pensée politique profonde de son aïeul. Au XXe siècle,
les dirigeants neutralistes afghans, qui voudront ainsi manœuvrer
entre l’URSS et la grande puissance anglo-saxonne de l’heure,
négligeront cependant un avertissement fondamental, implicite
dans la politique de Dost Mohammed, explicite chez son successeur Abdur Rahman : toujours éviter de provoquer la Russie, mais
ne jamais s’allier à elle, et lui préférer la protection anglo-saxonne :
puisque l’Afghanistan (jusqu’en 1989) constituera toujours pour
la Russie un obacle à briser, et non un rempart à renforcer. Aujourd’hui,
l’administration Karzaï se débat – dans la difficile imitation du
grand Dost Mohammed – pour prouver aux yeux de son peuple
son indépendance musulmane, face à ses indispensables protec26
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teurs et financiers anglo-saxons; mais ceux-ci campent sur son sol
en irritant le patriotisme afghan – tout en protégeant (de plus en
plus mal) le pays contre l’ingérence pakistanaise par talibans interposés. Une guerre civile, sectaire et ethnique paraît toujours plus
probable, aux lendemains du retrait de l’OTAN prévu en 2014 : le
Pakistan, l’Iran, la Chine, et la Russie de retour y perpétueront le
Grand Jeu.
Déjà, en 1838, l’enjeu stratégique essentiel pour les agents russes
ou anglais – un Vitkevitch, un Burnes – était devenu, grâce à leur
expertise, l’art d’identifier de manière sûre le chef afghan le plus
habile, à soudoyer, à attirer dans l’alliance impériale : celui à renforcer au moyen de subsides ou de promesses territoriales, afin de
garantir l’influence suzeraine de Saint-Pétersbourg ou Londres sur
la plus grande partie du sol afghan, champ de rivalité entre les
deux empires.
Le choix désastreux par les autorités anglaises de Shah Shuja, au
lieu de Dost Mohammed, en 1838, trahit cependant une méconnaissance fondamentale de plusieurs autres aspects, et des plus
complexes, du jeu politique afghan, que Burnes n’aura su ni prévoir, ni encore moins maîtriser.
D’abord, le refus de toute occupation directe, ou prolongée, du sol
afghan, par une puissance étrangère. Un chef afghan sera admiré
et suivi (sinon obéi) s’il sait s’allier à une puissance étrangère, en
obtenir d’abondants subsides – mais pas s’il admet trop longtemps
les troupes de cette même puissance sur son propre sol.
En outre, la cooptation coloniale des princes indigènes ouzbeks
ou indiens par les Russes ou Britanniques du XIXe siècle (ou comme
les Français au Maroc) se fondait sur l’idée que tels princes contrôlaient leurs propres sujets et pouvaient continuer à le faire, dans
l’intérêt de Saint-Pétersbourg ou Londres. Or aucun prince afghan,
en 1838, ne jouissait d’un tel pouvoir illimité – pas même Dost
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Mohammed, contraint sans cesse au jeu clientéliste. Asseoir Shah
Shuja sur le trône de Kaboul n’avait dès lors aucun sens, pour
contrôler l’Afghanistan.
La sourde résistance afghane contre tout chef d’un pouvoir centralisé, a fortiori perçu comme instrument ou fantoche d’un occupant étranger direct, en s’exacerbant prend la forme aiguë de la
terre brûlée humaine. Le pays profond dérobe son obéissance, les
clans tuent les collaborateurs du pouvoir, interdisent au gouvernement central tout relais politique, tout levier de commande dans
la société, harcèlent de surcroît les routes et convois pour paralyser
les communications. Nul besoin de victoire militaire décisive :
telle autodestruction politique neutralise la supériorité en armement
de l’occupant étranger.
Instruite par son désastre en 1841-1842, la Grande-Bretagne
reconnaîtra la sagesse du retrait militaire dire, aussitôt suivi du
contrôle politique indire, assuré en versant des subsides à l’adversaire reconnu comme le plus fort pour gagner le jeu politique intérieur afghan, Dost Mohammed.
Une dimension essentielle, enfin, colore en profondeur tout le jeu
afghan : l’Islam. La religion coranique pénètre chaque aspect de la vie
afghane, pare toute attitude d’un caractère sacré, chaque événement
de l’existence courante s’inscrit dans la liturgie dont les cinq prières
rythment la journée, toute action débute par une formule de bénédiction et s’achève avec des remerciements au Seigneur, l’étiquette est
censée reproduire comme en miroir le comportement du Prophète,
et l’ordonnance des repas, le mariage ou la toilette intime se veulent
strictement conformes à la Sunna, à la «tradition» mohammedienne.
Les armées arabes du VIIe siècle soumettent l’oasis de Herat dans le
plat pays, mais jamais les tribus pachtounes montagnardes du sud et
de l’est, bouddhistes autrefois, qui se convertissent, librement, au
tournant du XIe siècle, pour participer aux rezzous en Inde conduites
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– et désormais justifiées comme conquêtes de la Foi - par le sultan
Mahmoud de Ghazni. Les nouveaux pillages en Inde d’Ahmad Shah le
Conquérant, au XVIIIe, revêtent ce même visage sacré, quand les clercs
musulmans de Delhi implorent le secours du chef afghan pour
empêcher, en 1761, la prise imminente de leur cité par les Mahrattes
hindous. Les Afghans se perçoivent comme champions de l’Islam. Ils
le prouveront, à leurs propres yeux, d’abord contre les Britanniques,
puis contre les Russes.
Les dissensions intérieures tribales entre 1809 et 1838
n’avaient guère d’enjeu idéologique, mais dès l’invasion du pays
par des étrangers non-musulmans, un Dost Mohammed se mue
en chef de guerre musulman, et son adversaire Shah Shuja se voit
qualifier de jouet des infidèles (kafir). L’insulte désintègre de
l’intérieur l’administration du souverain imposé par les Anglais,
qui tente désespérément de se présenter lui-même aux foules
sous une couleur musulmane. Incident qui rappelle fâcheusement les déboires américains actuels, avec le gouvernement du
président Karzaï : quand les Anglais en 1841 se plaignent (à
raison) des malversations financières d’un des vizirs de Shah
Shuja, le mollah Shakour, en tentant de lui substituer un fonctionnaire plus honnête, Ghoolam Khan, ledit vizir, bafoué, se
plaint publiquement (et semble-t-il avec l’approbation de Shah
Shuja) que ledit Ghoolam Khan n’est qu’un infidèle, serviteur des
Anglais infidèles : «Le mollah Shakour, fût-ce de son propre chef,
ou avec le consentement du Shah [Shuja], envoya des crieurs dans
la rue pour proclamer que Ghoolam Khan, étant un protégé des
infidèles anglais, était lui-même un infidèle, agissant pour ruiner
le shah et tous les fidèles du pays. » 1
Aussi, l’autre leçon retenue par les autorités britanniques en 1842,
et adoptée de nouveau par leurs successeurs en 1880, pour hâter le
second retrait, sera-t-elle de laisser le gouvernement intérieur du
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pays entre les mains d’un souverain de réputation aussi publiquement musulmane que possible.
Les Soviétiques reviendront, en dernière instance, à une politique
semblable en 1986, en destituant l’idéologue communiste Karmal,
pour lui substituer son chef de police, Nadjibollah, présenté désormais par Moscou comme musulman irréprochable. Trop peu, trop
tard : comme Shah Shuja en 1842, Nadjibollah périra en 1996, le corps
mutilé, déshonoré, par ses adversaires s’affirmant musulmans vrais.
Mais si la réaction afghane aux invasions semble obstinément se
perpétuer, les comportements des envahisseurs trahissent, eux
aussi, comme une répétition aveugle – tels ces combats de fourmis
examinés sous une loupe. Depuis 1842, chaque nouveau conquérant en Afghanistan aura cru en sa supériorité technologique toujours accrue, pour gommer la pertinence historique de l’invasion
précédente. Rawlinson, on l’a vu, pensait en 1876 que la carabine
à répétition aurait désormais raison de toute résistance afghane. En
1979, Brejnev, averti de l’humeur frondeuse des campagnes afghanes,
balayait les objections d’un revers de main : son Armée Rouge possédait des chars, des hélicoptères de combat. En 2001, l’administration Bush considérera l’occupation de Kaboul comme une simple
opération de police, venant la distraire de ses projets de conquête
en Irak : les forces américaines ne pouvaient-elles pas désormais
cibler électroniquement tout opposant sous un tir de drones?
Ce n’est qu’au moment des revers que les envahisseurs, semble-t-il,
s’avisent des leçons. Alexandre Yakovlev, conseiller de Gorbatchev au
moment du retrait soviétique de Kaboul le 15 février 1989, avoue :
«Nous aurions dû apprendre des Britanniques que l’Afghanistan est un pays
qui ne saurait être conquis. Mais la lutte entre deux systèmes politiques
nous a poussés, nous et les Américains, à commettre des stupidités.» 1
Puis, constatant l’enlisement simultané de Washington en Irak et en
Afghanistan en 2009, le journaliste américain Gregory Feifer aura
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comme pris le relais : «L’échec occidental à comprendre l’histoire de la
guerre soviétique en Afghanistan aura été encore plus dommageable.
Établir un gouvernement central viable en Afghanistan, but ambitieux
en soi, n’a aucune chance de succès, sans la plus grande attention, sans
le plus grand soin des États-Unis et des autres pays occidentaux.» 1
Les ressemblances se multiplient – même en Union Soviétique
autoritaire où l’équipe de Gorbatchev succède en 1985 aux
cacochymes Tchernenko : le parti au pouvoir envahit, sûr de lui,
puis s’enlise; l’opposition le remplace et doit gérer le retrait, mais
aussi, à tout prix, masquer l’échec proprement militaire, par des démonstrations de force qui changent peu de choses au résultat final.
Comme lord Ellenborough en 1842, le lieutenant général Gromov,
dernier militaire soviétique à repasser le pont de Termez entre
l’Afghanistan et l’Ouzbékistan le 15 février 1989, affirme ainsi, pareil
à un disque ou une parodie : «Le retrait des troupes n’est pas une
défaite. Une mission internationalise s’achève... Aucune de nos unités,
pas même la plus petite, n’a jamais battu en retraite. C’es pourquoi il ne saurait être question d’une défaite militaire.» 2
Le retrait américain d’Afghanistan, amorcé en 2011, s’accompagne,
lui, d’une bourrasque de drones.
Telles répétitions sont trop tragiques pour être qualifiées de farce.
Le piège afghan ensable des gouvernements impliqués dans des stratégies lourdes, où le pays envahi ne correspond qu’à une réalité négative :
de 1838 à nos jours, l’Afghanistan aura représenté, non une proie
économiquement lucrative, mais un territoire qu’il a bien fallu occuper,
malgré le coût, pour l’empêcher de fournir sa base, son repaire, son
refuge, ou sa rampe de lancement, à un adversaire jugé intolérablement dangereux (russe tsariste, soviétique, islamiste etc.).
Pour conjurer telle menace, la grande puissance l’envahit alors,
avec toute la panoplie militaire à sa disposition, pour terrasser toute
opposition – et aux experts régionaux de suivre avec leurs conseils
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SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT
culturels comme aux généraux d’assurer l’opération armée, avec le
reste de l’intendance.
Le parcours de Burnes semble souligner cette autre vérité tragique,
qu’infligent les grandes puissances : l’expert régional ne sert, pratiquement, à rien. Ses conseils, même les plus informés, ne seront
écoutés par un gouvernement que s’ils confortent une décision
gouvernementale déjà prise. L’expert est d’ailleurs essentiellement
recruté par un gouvernement pour lui servir de caution. Il aura toujours tort d’avoir raison trop tôt. Mieux lui vaut d’ailleurs
camoufler sa vraie pensée pour promouvoir sa carrière personnelle,
ou alors, tant mieux pour lui si son avis réel s’accorde avec la politique de ses employeurs. Mais même s’il se trompe, les remous de
l’histoire auront vite fait d’ensevelir dans l’oubli ses éventuelles
erreurs d’analyse, dussent-elles avoir causé des milliers de victimes.
Les Burnes et autres experts sont, bien sûr, cités comme témoins
par les historiens des catastrophes, mais les politiques les lisent
peu. La catastrophe afghane de 1838-1842 ne servira d’exemple
pour Londres qu’après la consommation de la catastrophe renouvelée de 1878-1880. Les Soviétiques, pour leur part, ne s’aviseront
de la pertinence des guerres anglo-afghanes, qu’après leur propre
enlisement constaté en 1986. Les Américains, enfin, ne prendront
en compte les précédents déboires soviétiques et britanniques, qu’après
leur propre échec à Kaboul, lequel paraît irréfutable depuis,
environ, 2009.
La grande différence entre la première guerre anglo-afghane et
toutes les autres, toutefois, réside, précisément, en ceci : le conflit
que vécut Burnes fut bien la toute première des cinq invasions
modernes de ce pays. Les Britanniques de 1838, avec Burnes, y
tâtonnaient à l’aveugle, forts de leurs triomphes indiens, sans
bénéficier, si l’on ose dire, de l’expérience de prédécesseurs sur
pareil redoutable terrain. En outre, les Afghans eux-mêmes, ni Dost
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Mohammed, encore moins son adversaire Shah Shuja, ne pouvaient
s’imaginer l’issue proprement inouïe de 1842.
Un triomphe afghan sur la plus grande puissance impériale du
temps : c’est cette leçon qui a convaincu les Afghans, et imprimé
leur histoire collective.
Car la guerre de 1838-1842 a bien eu lieu. Elle a scellé l’identité
nationale afghane, promu ses protagonistes au rang d’archétypes
absolus dans la mémoire collective du pays, consacré les noms de Dost
Mohammed le résistant, d’Akbar Khan le héros, de Shah Shuja le
traître, de Burnes l’agent fourvoyé, de Brydon l’unique survivant.
Sans la guerre de 1838-1842, les moudjahidin de 1979-1989
auraient-ils résisté aux Soviétiques avec autant d’opiniâtreté?
Sans doute, mais le mythe stylisé de la première guerre aura en
tout cas nourri le moral de toutes les résistances afghanes ultérieures, et bercé l’opinion afghane, dans ses moments les plus noirs,
de cette image glorieuse de soi : malgré les rapports de force inégaux,
une victoire sur l’occupant, même le plus surarmé, demeure toujours possible. Malgré toutes les fissures ethniques et claniques, il
existe un véritable patriotisme afghan, incandescent – et c’est la
guerre de 1838-1842 qui l’a coulé dans l’airain.
Aussi chaque dirigeant afghan depuis, fût-il de tout bord politique, aura-t-il voulu se forger une image de Do Mohammed, en
redoutant la flétrissure d’un Shah Shuja. «Tu es un Shah Shuja!»
scandaient en janvier 1980 les étudiantes dans les rues de Kaboul
contre Babrak Karmal imposé par les troupes soviétiques – tandis
que les communistes afghans affirmaient, pour leur part, lutter contre
les successeurs américains des perfides Macnaghten et Auckland.
« Soyez les fils de Dost Mohammed ! », répliquent aujourd’hui
les tracts des maquisards talibans – dénoncés à leur tour par leurs
opposants afghans épouvantés comme autant de mercenaires obscurantistes des services secrets pakistanais, émules de Burnes.
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SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT
Aussi la première guerre anglo-afghane de 1838-1842 s’est-elle
propagée dans l’histoire du monde en ondes de choc toujours plus
vastes, au rythme des quatre guerres de Kaboul qui s’ensuivirent.
L’empire britannique réussit à contenir le choc en 1842 : l’heure
était alors à l’effondrement de toutes les puissances musulmanes
traditionnelles, peu de Maghrébins ou Sumatrais avaient encore
conscience de la défaite infligée par leurs frères en religion à la première armée impériale de l’heure.
Mais le premier théoricien du panislamisme moderne, Seyid
Djamaloddin al Afghani, dont l’influence point dans les années 1860
à Kaboul, pour culminer en Égypte puis en Turquie où il meurt à
la fin du siècle, se réclamait, avec fierté, d’une origine afghane.
En 1878-1880, la seconde guerre anglo-afghane renforce l’influence
d’al Afghani, qui inquiète les Britanniques avec ses accents panislamiques, danger pour l’empire tout entier, encore dénoncé par le
jeune Winston Churchill en service militaire sur la frontière du
Nord-Ouest en révolte, en l’année même de la mort du penseur
en 1897.
La troisième guerre anglo-afghane de 1919 consacre le premier
recul impérial britannique, après son zénith territorial atteint en
1918. Moscou (tout en broyant ses propres minorités musulmanes)
salue cet initial coup de canif contre l’impérialisme adverse.
La guerre soviéto-afghane de 1979-1989 consacre aux yeux du
monde l’efficacité des frustes techniques de la résistance afghane –
auto sabordage de l’administration par refus d’obéir, destruction
des voies de communication, assassinat des collaborateurs, soit la
terre brûlée humaine – et leur confère un statut de modèle pour les
guérillas islamistes ailleurs. La Résistance afghane – de 1838 à
1989 – en devient, dès lors, une référence planétaire.
Ben Laden, en 2001, s’en réclame (et tue Massoud pour en confisquer la gloire). Depuis 2001, les guérillas islamistes de Bagdad à
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Kaboul échangent leurs recettes, depuis l’attaque suicide (tactique
empruntée aux kamikazes de la faction de l’Armée Rouge japonaise,
adoptée par les Palestiniens de Georges Habbache pour un attentat
contre l’aéroport israélien de Lod en 1972, et introduite par alQaida en Afghanistan avec l’assassinat du commandant Massoud
le 9 septembre 2001), jusqu’aux meurtres ciblés de conseillers
militaires américains, britanniques ou français par des infiltrés
locaux dans l’armée afghane.
L’ambiguïté du mythe afghan
D’où l’ambiguïté du mythe de la guerre de 1838-1842. Il a certes
cristallisé cette perception qu’ont les Afghans d’eux-mêmes comme
d’un peuple de fiers vainqueurs. Mais il a aussi contribué à obscurcir en Afghanistan la pensée critique, l’examen de soi : pourquoi changer, si Dieu donne la victoire?
Aucune des guerres d’indépendance n’aura réellement libéré les
populations afghanes de l’ignorance et de la pauvreté. Enracinée
dans ses techniques de résistance victorieuse face aux despotismes
centralisateurs, la nation afghane depuis 1978 n’aura cessé de s’émietter,
de se détruire elle-même pour empêcher tout conquérant de la
contrôler – et le pays ne se reconstruit pas.
Refuser héroïquement la conquête britannique en 1842 et en
1880, défaire la cruelle invasion soviétique de 1979-1989, drainer
habilement la manne internationale de 2001-2014 dans divers
réseaux clientélistes, aura aussi signifié perpétuer l’isolement géographique, le sous-développement économique, l’atroce statut
féminin. Et si les talibans reproduisent nombre des tactiques de
1842, ils représentent hélas aussi, pour leur pays, une nuit de l’esprit.
Lire sir Alexander Burnes aujourd’hui, c’est aussi rétablir un certain équilibre intellectuel, et redécouvrir, chez l’un de ses représentants coloniaux les plus complètement typiques, l’autre face de
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l’Empire britannique du XIXe siècle : une puissance libérale et
contradictoire, démocratique en métropole, despotique dans ses
colonies, parfois responsable d’immenses crimes (comme ses guerres
pour vendre de l’opium en Chine) mais parcourue d’un légalisme
et d’un sens moral qui finissent par déteindre dans ses colonies
associées à la métropole par l’éducation, le souci de la justice, de
l’hygiène publique, de la bonne administration, de la tolérance
religieuse, de la liberté de la presse, jusqu’au moment où les colonies exigent, au mi-XXe siècle, leur indépendance – au nom même
de cette démocratie que Londres ne peut plus leur refuser, à moins
de trahir sa propre essence démocratique.
Or l’Angleterre de Burnes est déjà engagée, très loin, sur cette
voie mondiale de la démocratisation – et dans les années 18381842, bien plus loin encore que la France.
Un seul exemple, mais de taille : l’Empire britannique supprime
l’esclavage dès 1833 (en Inde en 1843) – la France en 1848 seulement, la Russie n’abolira son servage qu’en 1862, les États-Unis en
1863, le Brésil en 1888. La marine anglaise du temps de Burnes a
pour ordre de saisir les négriers sur tous les océans du globe, et
d’en libérer les captifs. Sous la bannière britannique, la maind’œuvre est légalement libre, fût-elle bassement salariée. L’émancipation justifiera, évidemment, le déploiement des bannières anglaises
de Zanzibar au Bengale – mais cette émancipation est un fait, et
reste un titre de gloire pour la civilisation anglaise.
Or l’Asie centrale des années 1830 que parcourt Burnes est une
citadelle de l’esclavage. Il y découvre partout les ravages du trafic
humain. Les nomades turkmènes et kazakhs, formellement
musulmans sunnites, véritables corsaires à cheval, razzient les
frontières de l’Iran chiite et de la Russie chrétienne orthodoxe
pour y enlever des paysans à vendre par centaines sur les marchés
d’esclaves des émirs ouzbeks de Khiva et Boukhara, comme autant
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de main-d’œuvre servile, ou de capital humain à rendre contre
rançons. À l’intérieur des frontières afghanes aussi, les Pachtounes
sunnites asservissent sans état d’âme les habitants encore «païens»
(kafirs) des vallées orientales ou les Hazara chiites dans les montagnes
du centre. Les Pachtounes, Turkmènes et Ouzbeks considèrent en effet
non seulement les Russes, mais même les Iraniens et les Hazara –
parce que chiites – comme des infidèles, donc des proies légales
pour la capture.
« Il a été observé, note Burnes dans la steppe turkmène dont les
nomades le traitent, lui et les siens, en invités de marque, que l’esclavage chez les musulmans diffère grandement de celui des Noirs, et
cette remarque n’est pas dénuée de vérité; mais la capture des habitants
de la Perse, et leur exil forcé parmi des étrangers où ni leurs croyances
ni leurs préjugés ne sont respectés, est une violation des droits de
l’homme et de la liberté aussi odieuse que celle de la traite africaine.» 1
Intérêts impériaux et morale humaniste coïncident donc chez
Alexander Burnes et le gouvernement qui l’emploie.
Certes, soucieuse de garantir sa frontière indienne, la diplomatie
britannique redoute une invasion russe des émirats ouzbeks qui
prendrait prétexte d’y libérer les captifs slaves. Après Burnes parti
dans ces contrées en première reconnaissance en 1832, les officiers
Stoddart, Shakespear et Conolly dépêchés depuis Kaboul plaideront en vain, auprès du souverain de Boukhara, pour la fermeture
des marchés d’esclaves. De fait, seule l’invasion russe de 1868 abolira enfin, en Asie centrale, le travail servile – jusqu’à son rétablissement, de fait, par Staline.
Burnes n’a donc nullement l’impression de propager une entreprise de tyrannie. L’extension de la puissance anglaise en Asie
équivaut, pour lui, à celle d’un humanisme supérieur, même s’il
sait louer les qualités des hommes d’État indigènes comme un
Dost Mohammed ou un Ranjit Singh.
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SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT
Comparée non seulement au sombre émirat de Boukhara, mais
encore à la Russie, aux États-Unis, au Brésil ou à la Chine des années
1830, pour ne même pas parler des abominables Allemagne,
Russie et Chine de notre beau mi-XXe siècle, l’Angleterre victorienne émancipatrice apparaît donc, relativement sans doute,
comme la puissance la plus civilisée du monde. C’est aussi cette
Angleterre-là, motrice de la révolution industrielle et de la libération
servile, que l’Afghanistan refuse en tuant Burnes au matin fatal
du 2 novembre 1841.
Le sexe et la mort : joie de vivre et tragédie d’Alexander Burnes
Les écrits de Burnes, à suivre ses voyages sur l’Indus, à Kaboul
ou dans la steppe turcomane jusqu’à l’émirat ouzbek de Boukhara,
paraissent respirer partout une bonhomie libérale : révulsion devant
la servitude humaine, tristesse devant la condition des femmes,
horreur de l’intolérance religieuse : «l’ère du fanatisme est passée » 1,
note-t-il sur les rivages de l’Indus en 1830. Croyait-il.
Son éducation, négligée dans son enfance, est cependant vaste –
il note tout, du cheptel aux cours d’eau, des latitudes aux minerais,
de la capacité de transport des chameaux aux mots de dialectes
encore inconnus – mais superficielle, toutefois charmante. Dans
les réunions de Kaboul ou Boukhara, ses citations de poésie persane
évoquent l’amour des jolies femmes, jamais la profondeur mystique du panthéisme soufi qu’il ne soupçonne même pas. Deux livres
l’accompagnent dans ses sacoches de selle, Arrien en grec, QuinteCurce en latin, chantres de l’épopée d’Alexandre qu’Alexander Burnes,
Sikandar en persan (il en porte fièrement le nom), se délecte à
consulter, pour repérer si le conquérant macédonien a bien franchi
ce fleuve-ci, chevauché sous cette falaise, dressé ce tumulus-là : les
voyageurs britanniques du XIXe siècle s’enthousiasment à l’idée de
fouler le chemin des Grecs dans ces lointaines contrées (pareille
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fascination animera les premiers archéologues français en Afghanistan
dans les années 1920).
Burnes domine, par ailleurs, ce qu’il faut savoir des us et coutumes des musulmans de son temps, son observance parfaite des
politesses islamiques le fait souvent passer, lors des rencontres
caravanières, pour un converti; ses connaissances sont plus floues
quant à l’hindouisme; et s’il est l’un des premiers voyageurs occidentaux à découvrir et même à dessiner (d’un crayon fort alerte),
en 1832, les Bouddhas colossaux dans la vallée afghane de Bamiyan
(que les talibans détruiront en mars 2001), l’officier écossais ignore
qu’il s’agit là d’effigies du Çakyamouni, et reproduit gravement,
dans son rapport de mission en 1834, la légende des braves paysans hazara chiites du lieu, qui les croient un roi géant et sa géante.
Burnes n’oublie jamais les raisons pratiques de ses voyages : repérer
les fleuves navigables, les denrées des marchés, les possibilités du
commerce anglais. Il sait l’épopée historique du trafic mondial de
l’océan Indien et ses prolongements caravaniers, parcourus autrefois par les Grecs puis les Arabes, retrouvés par les Portugais, pénétrés enfin par les Anglais. L’Angleterre, maîtresse de l’Inde, est
devenue à son tour une puissance indienne, et ses officiers, une
sorte de nouvelle caste, superposée aux plus anciennes. Les pistes
que suit Burnes à travers l’Afghanistan et le monde ouzbek sont
déjà foulées partout par des marchands hindous, que l’officier
écossais retrouve dans chaque bazar et caravansérail. 1
Cependant les voyageurs européens dans le monde afghan,
ouzbek ou iranien des années 1830 étaient encore appelés des
« Francs » – des Firingi : souvenir lointain de la prépondérance
française lors des Croisades. Ce n’est qu’après la Guerre de 18381842 que se substituera, dans Kaboul et Peshawar, l’appellation
générique d’Angrez, d’«Anglais». À la cour du maharajah des Sikhs
en 1832, c’est en français encore que Burnes donne ses impressions,
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SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT
ou reçoit des conseils, auprès des anciens officiers de Napoléon
passés à Lahore au service du grand Ranjit Singh, et avec qui il dit
joyeusement «adieu à Bacchus, pour ne le revoir que dans la belle
Europe». 1
Les écrits de Burnes pépient d’une joie pure – empruntons le
mot à Saint-John Perse de l’Anabase – à chevaucher, avec ses camarades le Dr James Gerard et son secrétaire hindou Mohan Lal, sous
un vaste ciel sans nuages, à voir monter ou descendre les chaînes de
montagnes brunes et mauves à l’horizon selon le pas lent des caravanes (qui n’a jamais circulé qu’en automobile sur pareilles pistes
ne sait pas ce que veut dire voyager), à dévorer de l’agneau rôti ou
des melons succulents à l’étape (pour la bonne bouche, note-t-il en
français, fin gourmet) 2, ou à remarquer un pan de voile qui
s’écarte, telle silhouette féminine furtive sur une terrasse : « belle
demoiselle», fair damsel, revient spontanément sous sa plume.
L’ivresse de vivre au matin clair de son monde impérial, cette
franche bonne humeur de Burnes nous le rendent aujourd’hui
réellement sympathique (ah! ressentir encore comme lui l’immensité
neuve d’une contrée inconnue, au trot saccadé d’un bon cheval –
le lecteur frustré, dans un siècle mécanique, du moins le devine).
Aimons aussi, avouons-le, son frissonnement soudain, lorsque Burnes
entre pour la première fois en pays réellement afghan, à la lisière
du débonnaire royaume sikh, à chevaucher dans les environs de
Peshawar, alors gouverné par un vassal afghan de Ranjit Singh :
« Nous découvrîmes une foule et, en nous approchant, vîmes les
corps mutilés d’un homme et d’une femme, le premier pas encore
tout à fait mort, sur un tas de fumier. La foule entoura aussitôt le
notable et notre groupe, et une personne se porta en avant, dans
une attitude tremblante, pour expliquer à sultan Mohammed
Khan qu’il avait découvert son épouse dans l’acte d’infidélité, et
avait mis les deux partenaires à mort; il tenait son épée sanglante
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dans les mains, et décrivit comment il avait accompli la chose. Sa
femme était enceinte, et déjà mère de trois enfants [...] Ces faits
n’ont rien de nouveau. Mais, en tant qu’Européen, je sentis mon
sang se geler à contempler ces corps mutilés, et à écouter un mari
justifier le meurtre de celle qui lui avait porté trois enfants.» 1
Ce type de tragédie allait engloutir Burnes lui-même, à l’aube du
2 novembre 1841.
La sexualité afghane s’exaspère d’interdits, de tabous violés, d’amours
mortelles. Le plus audacieux intellectuel afghan du XXe siècle,
Bahodine Majrouh dans Le suicide et le chant (Paris 1984, et assassiné par des intégristes à Peshawar fin 1988), a médité la révolte
sourde mais violente des femmes tribales de son pays, cette menace
de mort planant sur elles en permanence, puisque leur mari, leur
père, leur frère, ou même leur fils, peuvent les tuer pour toute
entorse, réelle ou perçue, à l’honneur, au namous. Les femmes restent les dépositaires de l’honneur de leur famille et de leur clan, et
par extension, de leur nation. Si elles trahissent le namous, elles en
meurent. Et le savent.
Aussi peuvent-elles prendre par vengeance, par un défi suicidaire, des amants clandestins – en franchissant sciemment les
frontières mêmes de l’honneur, au risque de la mort qu’elles tentent ainsi, en cas probable de découverte. Et puisqu’elles frôlent de
la sorte quotidiennement la mort, ce sont elles qui poussent leurs
hommes – leurs maris ou leurs amants – à se montrer réellement
dignes d’elles, et de l’honneur, en affrontant, à leur tour, le danger
de mort : surtout au combat.
Le 27 juillet 1880, quand les artilleurs afghans du prince insurgé
Ayoub débouchèrent dans le désert à Maïwand face aux troupes du
général Burrows, les hommes hésitèrent longuement : prendre les
Anglais en embuscade sous les falaises, soit – mais les affronter ainsi,
en rase campagne ? Alors une jeune villageoise surgit devant les
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guerriers médusés, arracha son voile – rupture du tabou – et le
déploya comme une oriflamme, en chantant aux mâles d’aller se faire
tuer. Les guerriers, honteux, ouvrirent le feu – et la troupe angloindienne, surprise et bousculée, battit en retraite jusqu’à Kandahar.
La légende de cette jeune fille, Malalaï, dore l’épopée afghane.
La culture traditionnelle afghane n’a que faire des lâches, des
fuyards, elle courtise la mort avec sombre volupté, tension nerveuse
à la limite du supportable pour les faibles dans pareille société. «On
a ramené le corps de mon amant du combat sur une civière, j’en ai
tremblé : porte-t-il ses blessures au poitrail, ou dans le dos?» – dit un
landay ou court poème oral en langue pachto, transmis de mère en
fille. La civilisation de l’Afghanistan, comme celle du vieux Japon,
est résolument guerrière – les femmes afghanes ne le sont pas moins.
Dans les vendettas tribales, en revanche, violer la femme ou la
fille d’un ennemi devient délicieuse vengeance, outrage lavable par
la mort obligatoire, par sa parenté, de la femme ainsi souillée –
fût-elle forcée malgré elle.
Or l’invasion de leur pays par les Britanniques en 1838-1842 fut
ressentie, par les Afghans, comme un véritable viol : comme le
sera, d’ailleurs, l’invasion soviétique de 1979-1989. Il est remarquable de constater, dans les sources écrites, combien les griefs
ouvertement formulés par les Afghans en 1841, contre les Anglais
en général, contre Sikandar Burnes en particulier, ont revêtu un
aspect sexuel : la souillure du namous.
On sait les raisons sociales profondes du débordement de révolte
en 1841. Si les Britanniques du XIXe siècle étendaient leur empire
en s’emparant des ressources locales, ils tâchaient du moins de se
concilier les indigènes en leur offrant au plus vite des progrès tangibles dans le domaine des transports, de l’eau potable et de
l’hygiène, ou de l’adduction de nourriture (c’est le pacte colonial
de base, scandaleusement négligé – jusqu’au grotesque – par les
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Américains à Kaboul en 2001, à Bagdad en 2003). Mais l’occupation militaire trop fraîche de Kaboul en 1839-1841 fit flamber
dans l’immédiat les prix alimentaires. Les marchands de grains
préféraient vendre leurs provisions à l’armée anglaise, au taux le
plus haut possible, plutôt qu’aux familles du cru. En 1841, le pain
manqua cruellement dans les échoppes du Grand Bazar.
Les spéculateurs étaient certes afghans, mais le peuple en accusait la présence anglaise. Et la culture libérale britannique empêchait les ministres de Shah Shuja de recourir à la manière forte
(c’est-à-dire à la torture) pour contraindre les boulangers à vendre
leurs galettes à des prix abordables – par exemple, en les clouant
par l’oreille à la porte de leurs échoppes, mesure aussitôt prise par
Akbar Khan, dès l’expulsion des Britanniques de la capitale, en
janvier 1842. En automne 1841, Mohan Lal, le secrétaire hindou
d’Alexander Burnes, constata dans Kaboul les ravages de la faim –
et les efforts vains de son supérieur pour y remédier. 1
Mais aux cris de la faim, aux appels à l’Islam bafoué, s’ajoutèrent,
jusqu’à l’obsession, les accusations d’adultère. Ce sont les amours
interdites qui fournirent, à la grande révolte, son étincelle.
En janvier 1840, un noble afghan à la cour de Kaboul soupçonna
son épouse d’intrigue amoureuse avec un officier britannique.
Vrai ou non, il égorgea donc son épouse. L’opinion afghane, dans
la capitale, l’approuva. Mais l’opinion militaire britannique, indignée, exigea de Shah Shuja qu’il fît aussitôt exécuter ce noble, pour
meurtre. Deux conceptions radicalement différentes de la vie, et
de l’honneur, se heurtèrent alors – prétexte peut-être, mais viscéral ; les Britanniques violaient l’honneur afghan; pour avoir obéi
aux Anglais dans pareille affaire, en faisant fusiller le noble, Shah
Shuja ruina ce qui lui restait, dans le royaume, de réputation.
L’opinion masculine afghane s’indignait d’ailleurs, en 1840-1841,
de très nombreuses rumeurs, persistantes – et loin d’êtres toutes
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fausses – quant à des jeunes femmes fuyant leurs familles, et leur sort,
pour chercher refuge auprès des officiers anglais. Sir Alexander
Burnes, surtout, restait soupçonné d’abriter dans sa maison de
Kaboul tout un harem secret. Burnes y détenait certes, avant tout, le
Trésor numéraire de l’armée anglaise. Mais la foule qui s’assembla
devant la porte de Burnes, le 2 novembre 1841, laissa éclater toute
sa haine accumulée, menée par des notables qui s’estimaient sexuellement nargués. Le rejet afghan de l’occupation s’exprima par un
symbolique refus du viol.
Nous ne possédons qu’un seul témoignage proche de la mort de
Burnes, rédigé par Mohan Lal, dont la maison était toute voisine.
Ce témoignage reste donc capital. La coloration sexuelle des motifs
de la tragédie en est patente. La générosité même de l’officier écossais, son refus de livrer plusieurs jeunes femmes afghanes à leurs
maris, et donc à une mort certaine, y ont contribué. 1
À l’aube du 2 novembre 1841, Abdullah Khan Atchekzaï et ses
amis notables (dont les maris trompés), à la tête d’une foule, se
réunirent à cheval devant la demeure de Burnes, dangereusement
isolée en pleine basse ville de Kaboul, coupée tant de la citadelle
royale sur son acropole, que du camp militaire britannique à
l’extérieur de la ville. Burnes dépêcha dehors deux de ses serviteurs, dont un seyid ou soi-disant descendant du Prophète, pour
parlementer avec les notables et les assurer du rétablissement de
tous leurs anciens privilèges. Pour toute réponse, un des notables
dégaina son sabre, et trancha la tête dudit seyid.
Entendant le tumulte, un détachement de la cavalerie royale de
Shah Shuja, sous le commandement du capitaine anglais Campbell,
dévala du haut de l’acropole, pour essayer de sauver Burnes, mais
fut contraint de tourner bride dans les rues étroites, puis périt
massacré par la foule, presque jusqu’au dernier homme, avec perte
de toutes ses armes à feu.
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Tentant encore de calmer les choses, Burnes interdit d’abord à
ses gardes indiens d’user de leurs mousquets, mais la foule escalada
le mur extérieur de l’enclos. De la fenêtre supérieure de sa demeure,
Burnes les harangua. Mais une balle d’arquebuse frappa à ses côtés
le capitaine Broadfoot en pleine poitrine, sans toutefois, hélas, aussitôt le tuer. Le frère de Burnes, Charles Burnes, avec la garde indienne,
tirèrent alors sur les insurgés dans la cour. Mais quand les insurgés
mirent le feu à la demeure, les frères Burnes demandèrent miséricorde, en vain. Le capitaine Broadfoot, gisant à l’agonie, brûla vif dans
les flammes. Charles Burnes descendit dans la cour pour abattre
six insurgés avec ses pistolets, avant de succomber à son tour.
Mohan Lal, dans la maison voisine, entendit tous les hurlements,
et fournit les détails suivants. Un cousin de Shah Shuja, le prince
Fatteh Jung, commandé par son souverain de descendre à son tour
de l’acropole pour essayer d’aller calmer la foule, prit aussitôt le parti
des insurgés, en criant au contraire, dressé sur ses étriers : «Montrezvous des champions de la Foi, et tuez les infidèles!» Toute la garde
indienne y mourut. Sir Alexander Burnes, poussé par sa demeure en
flammes à sortir dans le jardin, implora une dernière fois la vie
sauve. Mais les notables qu’il avait bafoués – Nazir Ali Mohammed,
le prévôt Hazar Khan Kotwal – l’accueillirent d’un torrent d’injures.
Alors, abandonnant tout espoir, Alexander Burnes «détacha sa cravate noire et se banda les yeux, pour ne pas voir de quel côté tomberait le coup mortel. Et ayant fait cela, il franchit le seuil de sa porte,
et en une minute, fut haché en morceaux par la foule furieuse.» 1
Le trésor aussitôt fut pillé.
Ainsi mourut Sir Alexander Burnes, dans un embrasement afghan
assoupi parfois, sans cesse rallumé à travers cinq guerres, cinq fois
hélas, feu qui brûle encore aujourd’hui.
Michael Barry
Princeton, 2012.
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