L`été où tout a changé
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L`été où tout a changé
L’��� �� ���� � ������ SAGA UNE SAISON À CRESCENT COVE CHRISTIE RIDGWAY L’été où tout a changé Saga Une saison à Crescent Cove Collection : SAGAS Titre original : THE LOVE SHACK Traduction française de ALEXANDRA TEISSIER HARLEQUIN® est une marque déposée par le Groupe Harlequin SAGAS® est une marque déposée par Harlequin. Si vous achetez ce livre privé de tout ou partie de sa couverture, nous vous signalons qu’il est en vente irrégulière. Il est considéré comme « invendu » et l’éditeur comme l’auteur n’ont reçu aucun paiement pour ce livre « détérioré ». Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. © 2013, Christie Ridgway. © 2016, Harlequin. Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit. Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A. Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence. HARLEQUIN, ainsi que H et le logo en forme de losange, appartiennent à Harlequin Enterprises Limited ou à ses filiales, et sont utilisés par d’autres sous licence. Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de : Chapeau : © ELEKTRONS08/PLAINPICTURE Réalisation graphique couverture : L. SLAWIG (Harlequin) Tous droits réservés. HARLEQUIN 83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13. Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47 www.harlequin.fr ISBN 978-2-2803-4872-0 — ISSN 2426-993X 1 Dix ans déjà que Gage Lowell carburait au danger comme d’autres à la caféine — une dose le matin pour se réveiller, une autre à midi pour le coup de fouet, une dernière en soirée comme digestif. Alors d’où diable lui venait cette appréhension croissante à l’approche de la belle et paisible Crescent Cove ? Mystère. Cette baie californienne n’était pourtant pas la ligne Durand, frontière poreuse entre Afghanistan et Pakistan où il avait bravé tous les risques, des balles des talibans aux taureaux semi-sauvages. Quant aux autochtones, ils seraient moins méfiants que les rebelles syriens qu’il avait photographiés le printemps précédent. Et si le cottage qu’il avait loué donnait directement sur la plage, à quelques pas de l’océan Pacifique, il n’imaginait pas une seconde que ses vacances s’achèveraient comme ce fameux hiver, quelques années auparavant, où il avait dû courir comme un dératé vers les hauteurs pour sauver sa peau en tenant ses appareils-photo très haut au-dessus de sa tête. Evidemment, personne n’aurait pu prévoir ce tsunami-là. Reste qu’il ne voyait vraiment pas comment Crescent Cove pourrait lui réserver de telles surprises. Il n’empêche que… une sensation d’attente fébrile, presque jubilatoire, l’habitait. — Arrête-toi ici, ordonna-t‑il à son frère jumeau alors que la voiture quittait la Pacific Coast Highway pour s’engager sur la route étroite menant à la baie. Je vais marcher jusqu’à 9 l’agence pour aller chercher les clés. Toi, emporte mon barda au cabanon n° 9. On se retrouve là-bas. Griffin fronça les sourcils. — Hé ! Parce que je suis ton groom, maintenant ? Une boutade entre frères, bien sûr… Mais quelque chose, dans l’expression de Griffin, alerta Gage. — Qu’est‑ce que tu me caches ? demanda-t‑il. Sans un mot, son frère arrêta la voiture. Devant eux se dressait la première des villas pimpantes constituant la communauté balnéaire où la famille Lowell avait passé chaque été durant des années. Une cinquantaine de bâtisses au total, dont les lignes originales et les couleurs chatoyantes se nichaient dans une végétation luxuriante évoquant les tropiques. Palmiers, hibiscus et autres plantes exotiques avaient été implantés jadis pour que cette longue bande de sable de trois kilomètres serve de décor pendant la glorieuse époque du cinéma muet et devienne tour à tour une île déserte, une jungle infestée de cannibales ou les rivages de l’Egypte ancienne. Pour Gage, Griffin et toute la bande de copains venant s’ébrouer en toute liberté chaque année de juin à septembre, elle avait été tout simplement un paradis. Gage abaissa sa vitre et respira longuement l’air gorgé de sel et de soleil pour se calmer. Il disposait de plusieurs semaines de repos devant lui pour recharger ses batteries avant sa prochaine mission à l’étranger, et Crescent Cove était l’endroit rêvé pour cela. — La magie est toujours là, pas vrai ? murmura-t‑il, la main sur la poignée de la portière. — Attends, dit Griffin. Je devrais peut‑être t’accompagner à l’agence. Gage sentit son malaise s’amplifier… — Qu’est‑ce qui se passe, Griff ? — Ecoute, à propos de Skye… — Pas un mot de plus, le coupa Gage, agacé. Cette manie qu’avait Griffin de jouer les grands frères avisés sous prétexte qu’il était son aîné d’une poignée de minutes ! 10 — Je la connais aussi bien que toi, ajouta-t‑il. Mieux que toi, même. — Tu ne l’as pas revue depuis que vous étiez ados. Tu pourrais être, euh… disons surpris de son apparence. — Je me fiche de son apparence ! Il avait conscience d’y aller un peu fort, mais quoi ? Son frère s’imaginait‑il qu’il avait des goûts douteux ou superficiels, en matière de compagnie féminine ? D’accord, c’était sans doute vrai certains soirs mais, ici, la question était hors sujet. — Ce n’est pas son physique qui m’intéresse, précisa-t‑il en ouvrant sa portière. Pour moi, Skye n’est pas une femme. Il entendit vaguement son frère grommeler quelque chose. Trop tard. Il était déjà en route vers le sentier qui le mènerait tout droit à Skye Alexander. Il savait exactement où se trouvait l’agence de gestion immobilière, de même que tous les autres points remarquables de cette baie pour en avoir exploré chaque recoin au cours de son enfance et de son adolescence. C’était alors le père de Skye qui gérait les locations, vêtu de sa tenue immuable, pantalon de toile, vieille chemise en jean et chapeau de brousse. Ses deux filles traînaient souvent dans son bureau, jouant avec des poupées de papier ou leur collection de coquillages, ce qui laissait Mme Alexander libre de se consacrer à la peinture, son hobby de prédilection. Skye avait pris le relais à l’agence, désormais. Gage le savait grâce à la correspondance épistolaire qu’ils avaient entamée près d’un an plus tôt, par accident. Au moment de planifier ses congés il avait pensé à elle, pensé à la baie, et il avait décidé subitement de louer le cabanon où il avait passé des étés idylliques jusqu’à son adolescence. Mais, pour réserver une surprise à sa correspondante et amie, il l’avait réservé sous un faux nom. Il avait hâte de voir sa réaction lorsqu’il apparaîtrait devant elle en chair et en os… Ses doigts le démangeaient. Un instant, il regretta d’avoir laissé son matériel dans la voiture. Sans ses appareils ses 11 mains lui semblaient vides, quand bien même l’envie de prendre des photos s’était estompée, ces derniers temps. Ce qui l’inquiétait un peu. Beaucoup, même. Le cabanon n° 9 se révélerait peut‑être un antidote efficace sur ce plan-là aussi. A l’approche de la structure en bardeaux toute simple qui abritait l’unique pièce de l’agence, il ralentit le pas, embrassant du regard le carré de pelouse enchâssé dans une barrière de bois blanc illuminée par des bougainvillées de plusieurs coloris, blanc, corail, rouge sang. A travers la porte d’entrée entrouverte lui parvint une voix de femme sans qu’il puisse distinguer ses paroles, emportées au loin par la brise. Il enjamba le portail pour éviter de faire grincer les gonds. Puis il remonta silencieusement la petite allée pavée et s’arrêta sur le pas de la porte, grand comme un timbre-poste. Le soleil en ce milieu de matinée brillait de tous ses feux, plongeant par contraste l’intérieur de l’agence dans un noir d’encre. Il distingua néanmoins une silhouette de femme qui lui tournait à moitié le dos, un téléphone pressé contre son oreille. — Bien sûr, je peux vous adresser par mail une copie scannée de la lettre d’Edith à Max. Oui, c’étaient mes arrièrearrière-grands-parents, exactement. Très bien. Entendu ! Elle marqua une pause pour écouter son correspondant. Qu’est‑ce qui pouvait bien inquiéter Griffin ? se demanda Gage, perplexe. Son frère avait cherché à le mettre en garde, mais contre quoi, au juste ? Bon, ses derniers souvenirs de Skye remontaient à près de onze ans, mais ils étaient tout à fait cohérents avec cette version adulte qu’il avait sous les yeux. Petite, elle avait déjà ces longs cheveux couleur café. La femme d’aujourd’hui lui parut de taille moyenne, et assez mince a priori sous ce jean baggy et ce sweat‑shirt à manches longues qui semblait avoir appartenu à son père. L’échange téléphonique touchait visiblement à sa fin, et Gage éprouva un nouvel accès d’impatience. Impossible de se remémorer la couleur des yeux de Skye. Ou la forme de son nez. Qu’à cela ne tienne, d’une seconde à l’autre maintenant, 12 elle se retournerait, et il aurait enfin un visage à poser sur ces lettres qui lui étaient devenues si vitales pendant ses deux semaines de calvaire au milieu de nulle part. — Je suis ravie que vous comptiez présenter notre baie dans un prochain numéro du magazine. Merci ! Si vous avez d’autres questions, Ali, surtout n’hésitez pas à me recontacter ! Elle raccrocha, se pencha sur son bureau pour griffonner quelques notes. Gage sentit un sourire naître sur ses lèvres. Il ne bougea pas, ne souffla mot pendant un long moment encore tandis que la brise marine soufflait derrière lui, agitant le fin coton blanc de sa chemise. C’était idiot, sans doute, mais il éprouvait l’étrange sensation qu’une nouvelle aventure allait commencer et il se demanda soudain s’il n’aurait pas dû apporter des fleurs. Puis, rejetant cette pensée absurde, il pénétra enfin dans le domaine de Skye. Le mouvement dut alerter la jeune femme, qui pivota brusquement vers la porte. Et poussa un hurlement strident. 15 septembre Cher Gage, Salutations de la part d’une amie d’enfance ! Ta lettre à ton frère a fini sa course à l’agence de gestion de Crescent Cove. Sache que l’arrivée de Griffin au cabanon n° 9 est prévue pour avril, pas avant. J’ai adoré la carte postale, une de tes œuvres, peut‑être ? Au fil des années, j’ai souvent aperçu ton nom dans les mentions de source sous les photos dans les magazines et les journaux, et je me souviens de l’appareil que tu portais chaque été, attaché à ta poitrine comme un deuxième cœur. En espérant que ce mot te trouvera en bonne santé, Skye Alexander Skye, Merci pour l’info sur Griff. Est‑ce que tu joues toujours à la dînette devant le bureau de ton père à l’agence de Crescent Cove ? Je te revois, là, comme si c’était hier. 13 Quels étés merveilleux nous avons passés dans la baie ! Quand la chaleur devient intolérable ici, je m’envole là-bas en imagination, je m’étends sur le sable humide et je laisse les vagues bien fraîches du Pacifique déferler sur ma peau. A l’inverse, par temps glacial, je me remémore notre tribu de gamins jouant au foot sur la plage, sous un soleil de plomb. Est‑ce que les crabes verts t’arrachent toujours des cris perçants ? Gage Polly Weber, sa voisine et meilleure amie, se pencha pour lui chuchoter à l’oreille : — Tu ne m’avais pas dit que Gage Lowell était aussi canon ! — Tu as sympathisé avec Griffin, non ? répliqua Skye. Ils sont jumeaux. Des vrais jumeaux. Et tu t’étonnes ? Skye ne se donna même pas la peine de regarder l’homme assis en bout de table sur la terrasse du Captain Crow’s, le barrestaurant de la pointe nord de la baie. Cinq autres personnes avaient été conviées à ce dîner de bienvenue. Griffin et sa fiancée, Jane, Tess, la sœur aînée des jumeaux, et son mari, ainsi qu’un vieil ami de la famille faisaient bloc autour du héros du jour : Gage. Skye avait choisi délibérément la place la plus éloignée de lui. Elle comptait sur la distance pour apaiser son cœur lancé dans une course folle depuis qu’elle avait levé les yeux, ce matin, et aperçu une silhouette sombre et menaçante sur le seuil de son bureau… Gage était justement en train de raconter cette histoire, haussant la voix pour se faire entendre de Rex Monroe, nonagénaire résident permanent de la baie. — Mes oreilles résonnent encore de son hurlement de terreur. Je voulais lui faire une surprise, pas la peur de sa vie ! — Elle est à cran depuis des mois, dit Rex en secouant la tête. Sur les nerfs, tout le temps, depuis mars. — Vraiment ? Gage parut intrigué. Skye sentit qu’il l’observait et afficha un intérêt subit pour son verre de vin blanc, ignorant la chaleur embarrassante qui lui montait aux joues. Heureusement qu’elle 14 portait un pull à col montant en coton sur son pantalon noir de coupe masculine. — Depuis le printemps, vous dites ? demanda Gage, sans la quitter des yeux. Avant que Rex ait pu en révéler davantage, Skye s’empressa d’offrir une explication rationnelle. — C’est le calme du hors-saison qui me rend nerveuse, voilà tout. Il y a si peu de résidents permanents ! Et, si elle ne trouvait pas un moyen de maîtriser son anxiété persistante, comment allait‑elle survivre cette année à la transition entre le tourbillon d’activités estivales et le calme mortifère de l’automne ? Elle releva la tête pour jauger la manière dont Gage accueillait ces éclaircissements. Mal lui en prit. Le regard turquoise de Gage envoya une nouvelle décharge électrique dans son pauvre cœur…, qui se remit à tambouriner comme un dératé contre ses côtes. — Fenton Hardy ! lança-t‑elle brusquement, d’une voix qu’elle ne reconnut pas. — Oui, qu’est‑ce que c’est que cette histoire ? renchérit Jane Pearson, la fiancée de Griffin, en se tournant vers Gage. Lorsque Skye nous a dit que le prochain locataire du n° 9 s’appelait Fenton Hardy, la coïncidence avec le héros littéraire dans la série des Frères Hardy m’a semblé étrange, mais ton frère a compris tout de suite qu’il s’agissait de toi. Skye s’arracha au regard de Gage pour toiser Griffin. — Tu as compris et tu n’as rien dit ? Griffin haussa les épaules. — C’était notre identité secrète quand on était gosses. J’ai pensé que Gage avait ses raisons pour faire des mystères. — Je le répète, je voulais faire une surprise à Skye, expliqua Gage. Je comptais même surprendre tout le monde, en fait. Je n’avais pas prévu qu’elle donnerait le nom du locataire suivant. — Nous parlions des préparatifs du mariage lorsque le sujet a fait surface, précisa Jane en souriant. Quelle chance que ce soit toi, le vacancier que nous dérangerons au moment de nous dire « oui » sur la terrasse du n° 9 à la fin du mois ! 15 Gage hocha la tête d’un air chagriné. — Je ne te connais que depuis quelques heures, Jane, mais il est clair que tu pourrais trouver mieux que ce cher vieux Griff, fit‑il remarquer. Moi-même… — Sans vouloir te froisser, je m’en tiendrai au jumeau dont les jours de globe-trotteur sont terminés, déclara Jane avec un grand sourire. — Gage ferait un mari déplorable, intervint Tess Quincy. C’est un grand agité, doublé d’un parfait égoïste, et quelque chose me dit que la lessive n’est pas son truc. — Eh bien ! s’exclama Gage. Merci beaucoup, grande sœur. Moi aussi je t’aime ! Les yeux de Tess se mirent à briller de façon suspecte. — Moi, ce que j’en dis…, rétorqua-t‑elle. Mais imagine un peu qu’une malheureuse tombe raide dingue de toi. Si c’est pour disparaître ensuite de la surface de la terre pendant plus de deux semaines et la laisser sans nouvelles… Un silence gêné s’installa. Gage avait réellement été porté disparu pendant ce délai, précisément, plongeant famille et amis dans l’inquiétude, avant de refaire surface à l’improviste, sans une explication. — Tu sais que les réseaux de communication étaient aléatoires là où je me trouvais, Tessie, répondit Gage d’une voix tendue. — Griffin était très inquiet. Son sixième sens de jumeau le travaillait. — Griff a toujours été un tendre, répliqua Gage avec un sourire forcé. Je suis là, non ? Sain et sauf, en pleine forme ! — En pleine forme, mais en retard, intervint Skye. Fenton Hardy devait arriver le 1er de ce mois. Elle n’avait pas pu s’en empêcher. Elle aussi avait eu le pressentiment que quelque chose n’allait pas à mesure que les jours défilaient sans aucune lettre de lui dans le courrier. Son appréhension ne s’était apaisée que le jour où Griffin lui avait appris que Gage l’avait contacté par téléphone. Cette fois, ce fut Gage qui évita son regard. — Léger changement de programme, marmonna-t‑il. 16 Bien ! Et si vous m’en disiez un peu plus sur ce mariage qui se prépare ? J’ai encore un peu de mal à comprendre que quelqu’un ait envie de passer toute sa vie avec mon frère ! L’atmosphère s’allégea considérablement, et on se remit à boire et à manger dans la bonne humeur générale. Polly poussa un petit soupir. Skye se tourna vers son amie. — Tout va bien, Pol ? — Oh ! Oui, répondit la jeune femme en se redressant sur sa chaise. Un éclat de rire à l’autre bout de la table attira leur attention dans cette direction. — Au risque de me répéter, vraiment canon ! murmura Polly, les yeux fixés sur Gage. Skye s’autorisa à observer Gage un moment et approuva d’un hochement de tête. Ces cheveux noirs en bataille, ce teint hâlé… Il avait des pommettes ciselées, la mâchoire ferme et sous les sourcils très sombres, des yeux incroyables… Une barbe naissante servait d’écrin à sa bouche mobile et à son sourire lumineux. — Pas étonnant que tu aies rompu avec Dalton, ajouta Polly. — Je n’ai pas rompu avec Dalton à cause de Gage ! N’ayant aucune envie de songer aux raisons qui l’avaient poussée à quitter Dalton, Skye croisa les jambes et se frotta les bras. Un rire de gorge masculin la fit tressaillir. Gage était maintenant en train de flirter ouvertement avec leur serveuse, Tina. Laquelle jouait avec le badge accroché à sa blouse, attirant l’attention de Gage sur un décolleté dont Skye aurait juré qu’il n’était pas aussi profond lorsqu’elle avait commandé son espadon aux légumes vapeur… Tina se mettait en frais pour l’invité d’honneur. Conscience professionnelle, sans doute. — Tu vois, Polly, dit Skye. Voilà le genre de femmes qui plaît à Gage. Son amie suivit son regard. — Quel genre est‑ce au juste ? Skye esquissa un geste signifiant vaguement « le genre qui supporte de dévoiler sa peau ». 17 — Tu es mille fois plus belle que cette petite grue ! — Je ne cherchais pas des compliments, répliqua Skye en grimaçant. — Et cela n’en était pas un. Les faits, rien que les faits, la miss ! Mais, si tu veux mon avis, oublie donc le style baggy et renoue avec le maquillage. Je sais que tu possèdes de très jolies tenues dans ton armoire. Je me souviens aussi d’une époque pas si lointaine où le rouge à lèvres et le mascara étaient encore tes amis. Bien sûr, songea Skye. Mais seule comptait désormais sa tranquillité d’esprit. Même si les gros pulls et le baume pour les lèvres ne la garantissaient pas toujours. Tête basse, elle suivit de l’index le rebord de son verre d’eau. Pourrait‑elle un jour… — Tu viens danser ? A cette voix toute proche, elle releva vivement la tête, les yeux écarquillés. Gage ! Il voulait danser ? Il voulait danser avec elle ? Alors seulement elle s’aperçut que le soleil s’était couché. Le ciel avait viré à l’orange pâle. Les torches tiki en bambou plantées dans le sable aux quatre coins de la terrasse étaient maintenant allumées, et l’ambiance commençait à s’échauffer au Captain Crow’s. De nombreux clients se pressaient au bar. D’autres ondulaient sur le petit parquet de danse sur Three Little Birds, de Bob Marley. Parmi ces danseurs, Griffin et Jane, collésserrés. Tess s’employait à entraîner vers eux David, son mari, qui protestait et riait en même temps. — Tu danses ? répéta Gage. Il était resté trop longtemps assis, sûrement, songea Skye. Petit, il remuait tout le temps. Un agité chronique, clamait sa sœur à juste titre. Skye savait de source sûre qu’il ne dormait que six heures par nuit — c’était un détail personnel parmi tant d’autres qu’il avait partagé avec elle dans ses lettres. Comme elle hésitait, une lueur amusée étincela dans les yeux bleus de Gage. — Me serais-je trompé de langue ? demanda-t‑il. 18 — Tu t’es trompée de fille, répliqua-t‑elle. Polly meurt d’envie de danser. — Quoi ? se récria Polly en levant les yeux du téléphone niché dans ses paumes, pouces en l’air. Ce n’est pas moi qu’il a invitée ! — Tu adores danser. — Non, merci. Je suis en pleine discussion avec Teague. Urgence sentimentale. Skye se tourna vers Gage. — Teague White. Tu te souviens de lui ? Il passait ses étés ici, lui aussi. Gage haussa les sourcils. — Teague White… Non ! Tee-Wee White ? Ce gringalet ? — Ce n’est plus un petit ado maigrichon, marmonna Polly, qui s’était remise à pianoter fébrilement sur le clavier de son téléphone. Plutôt un gros nigaud, en l’occurrence. — Pas gros, souffla Skye à l’intention de Gage. Il éclata de rire. Puis il se pencha et, d’un mouvement vif, il lui saisit le coude et la hissa sur ses pieds. — Dansons, Skye. Glacée, elle fixa la grande main masculine qui encerclait son bras. Le bon sens bataillait avec le réflexe ancestral de défense : la fuite ou le combat ? Ne t’enfuis pas, s’ordonna-t‑elle. Ne le frappe pas non plus ! Ces deux options ne pourraient que soulever des questions gênantes. — Ça va ? — Ou… oui. Enfin, aussi bien que possible, pour une femme qui avait quitté son petit ami parce qu’elle avait développé une aversion au contact physique. Avant qu’elle ait pu trouver un moyen de se tirer de cette situation sans sacrifier ni sa dignité ni la politesse, Gage l’avait entraînée vers les autres couples sur la piste. Une chanson s’acheva, des notes de ukulélé se mirent à flotter dans l’air comme des plumes en même temps que la voix douce d’Iz sur White Sandy Beach of Hawai’i. 19 Gage lui lâcha le bras, et elle en profita pour reculer d’un grand pas, mais il la rattrapa par la main pour l’attirer contre lui. Vertige… Ses pensées volèrent en éclats tandis que ses sens s’affûtaient, concentrés sur son grand et svelte cavalier, sur chaque nuance de sa peau contre la sienne. Gage avait de longs doigts et une paume dure, calleuse, qui râpait le creux tendre de sa main. Elle cessa tout à fait de respirer lorsque l’autre paume se posa sur sa taille… L’étreinte était légère, presque impersonnelle, mais son sang fusait dans ses veines à la vitesse d’une comète. L’angoisse, songea-t‑elle, comme ses nerfs en surchauffe grésillaient. L’angoisse, qui lui volait son oxygène en même temps que les mots qui lui auraient permis de quitter la piste de danse. Réduite au silence, elle leva les yeux vers Gage. Il lui rendit son regard, l’expression indéchiffrable, et lui pressa doucement la main d’un geste… réconfortant. Enfin, peut‑être. Elle se sentait tellement perdue depuis des mois, que son cerveau était devenu incapable d’interpréter les signaux les plus anodins, les plus banals. Sa vue se troubla. Elle se sentit rougir en imaginant l’humiliation que ce serait d’éclater en sanglots. Tiens bon, s’ordonna-t‑elle, paniquée à l’idée de se ridiculiser devant un homme aussi séduisant. Il poussa un petit soupir en ondulant avec elle sur le rythme lent de la chanson. Leurs corps ne se touchaient pas, cela n’empêcha pas Skye d’avoir une conscience aiguë de sa carrure joliment découplée, de ses bras et jambes puissants et déliés. — Le dîner était excellent, dit‑il soudain. Rien de meilleur qu’une généreuse portion de frites servie avec un steak géant. Skye posa son regard sur une cible plus sûre, l’épaule, et essaya désespérément de se détendre. — La nourriture américaine t’a manqué ? demanda-t‑elle. — J’ai rêvé d’un steak bien bleu pendant des mois. — Allons ! Tu n’aimes pas la viande saignante. — Seigneur… Je t’ai avoué ça aussi ? — Mais oui, répondit‑elle, esquissant un petit sourire malgré la tension qui ne l’avait toujours pas quittée. 20 — Qu’est‑ce que tu veux pour garder l’information pour toi ? chuchota-t‑il. Beaucoup jugent très peu viril d’aimer la viande bien cuite. Cette fois, elle sourit franchement. — Ne t’inquiète pas pour ta virilité. Et sans réfléchir… elle releva les yeux. Gage avait l’air amusé, mais son sourire s’évanouit dès que leurs regards s’accrochèrent. Et Skye sentit revenir sa sensation de malaise. Son souffle s’enraya. L’anxiété lui serra le cœur et lui donna la chair de poule… La chanson était finie. Gage laissa retomber ses mains. Ils restèrent un moment immobiles sur la piste, face à face. Puis il secoua la tête avec un petit rire désabusé. — Il est un peu tard, je suppose, pour regretter que tu connaisses tant de mes secrets ? lança-t‑il d’un ton léger. Elle ne répondit pas. Elle comprit néanmoins son inquiétude, et pour cause. Pour elle, il était capital que Gage continue à tout ignorer de ses propres secrets. 21 CHRISTIE RIDGWAY L’ÉTÉ OÙ TOUT A CHANGÉ Après des mois de correspondance avec la charmante Skye Alexander, qu’il n’a pas revue depuis l’enfance, Gage n’a qu’une envie : la voir en chair et en os. Il a alors une idée : pourquoi ne pas louer l’un des bungalows qu’elle gère à Crescent Cove, leur ville natale, et lui faire la surprise de son arrivée ? Mais, à son grand étonnement, leurs retrouvailles ne sont pas aussi joyeuses qu’il l’avait imaginé... La froide réserve de la belle jeune femme à son égard lui paraît incompréhensible alors qu’ils se sont tant liés par écrit, et que Skye semblait partager ses sentiments naissants… SAGA UNE SAISON À CRESCENT COVE L’amour d’un été peut durer toute une vie De Février à Avril 2016 www.harlequin.fr 2016.02.66.2416.2 ROMAN INÉDIT - 7,45 ¤