1982

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1982
La guerre des Malouines : réflexions sur une position
diplomatique européenne
Georges Saunier – chargé de mission à l’Institut François Mitterrand ; maître de conférence
associé à l’Université de Cergy.
Ce document est un draft. Il ne constitue ni un résumé de notre intervention (qui,
nécessairement plus courte, sera axée sur 6 réflexions), ni un document définitif visant à être
publié. Il s’agit plutôt de notes sur notre sujet, organisées de façon thématique et
chronologique.
Introduction
Dans la nuit du 1er au 2 avril 1982, 5 000 fusiliers marins argentins prennent d’assaut port
Stanley, capitale de l’archipel des Malouines – islas Malvinas en espagnol ; Falkland islands
en anglais. En quelques heures, la petite garnison britannique. L’événement marque le point
de départ d’une crise politique et militaire de 74 jours qui allait opposer deux nations
modernes – l’Argentine et la Grande Bretagne –, membres d’un même “bloc”, durant ce qui
allait devenir la première bataille aéronavale d’importance depuis la fin de la Seconde guerre
mondiale. Le conflit fit en effet un millier de victimes, une douzaine de navires britanniques
furent coulés, une centaine d’avions argentins détruits en vol.
Pendant plus de deux mois, cette « guerre des Malouines » allait tenir le monde en haleine par
médias interposés. Guerre médiatique, donc ; guerre technologique ; elle fut aussi une guerre
diplomatique, chacun des belligérants s’efforçant de mobiliser la communauté internationale
en sa faveur.
Si l’Organisation des Nations unies et son Conseil de sécurité furent les espaces privilégiés de
négociations et de dialogue, la Communauté européenne joua un rôle non négligeable : elle
fut actrice, partenaire et elle-même enceinte de négociation dans des conditions et modalités
que nous allons étudier, après avoir rappelé les grands traits du conflit des Malouines.
Malouines : éléments de contextes
Les Malouines en quelques mots
L’archipel des Malouines est constitué d’une série d’îlots – deux cents environs –, dont deux
importants – les îles Falklands occidentale et orientale –, isolée au large de l’Atlantique, à
cinq cents kilomètres des côtés sud-américaines, entre les 52° et 53° parallèles.
« Battu par les vents glacés de l’Atlantique » : la phrase revient systématiquement dans la
presse internationale, en ce mois d’avril 1982, alors que le monde découvre l’emplacement, et
finalement l’existence, des îles Malouines.
Un peu d’élevage (essentiellement le mouton), un peu de pêche, le commerce du kelp – algue
marine utile à la chimie –, pas d’industrie, 1 800 habitants à l’époque, l’intérêt économique
des Malouines est quasi-nul. Toutefois, au moment de la crise, on évoque deux richesses
possibles : l’extraction future du krill – crustacé très abondant dans la région – ; l’existence de
gisements sous-marins d’hydrocarbures.
Du point de vue géostratégique, les Malouines présentent un peu plus d’intérêts :
-
situés à l’extrême sud de l’Atlantique, l’archipel permet à la Nation qui le possède de
revendiquer des droits sur certaines terres de l’Antarctique et constitue ainsi une escale
pratique pour accéder aux immenses ressources du continent blanc ;
-
d’autre part, sa position en fait un point d’observation, sinon de contrôle, du trafic
maritime transitant au large du Cap Horn et par le détroit de Drake.
Reste, pour chacun des belligérants, à des titres divers, l’intérêt politique. La parade militaire
a sans doute servit, dans un camp comme dans l’autre, d’habile palliatif à la “grisaille”
quotidienne. Pour la dictature argentine du général Galtieri, il s’agissait de masquer la débâcle
économique – inflation, endettement, récession – et de mobiliser les masses populaires autour
d’un projet nationaliste. Pour le gouvernement de Margaret Thatcher, il s’agissait de faire
oublier l’austérité d’alors, le chômage, les émeutes raciales, le conflit en Irlande du nord, la
guerre ouverte avec les syndicats britanniques et les difficultés croissantes avec les partenaires
de la CEE (nous y reviendrons).
Bref, pour Londres comme pour Buenos-Aires, il ne pouvait être question de perdre
politiquement la face.
Une crise diplomatique ancienne
Le litige concernant ces terres remonte au…
e
XV
siècle. Il oppose finalement les droits
découlant de la bulle inter caetera et les pays ayant occupés successivement et plus
tardivement l’archipel : occupations française, britanniques, espagnoles et, par succession des
droits espagnols, réclamations de l’Argentine. Nous n’entrerons pas dans les détails de ces
événements ; nous nous limiterons à rappeler que le Royaume-Uni a déclaré ces terres comme
étant les siennes en 1833, ce que l’Argentine a toujours contestée. Dans les années 1960, le
litige est d’ailleurs porté devant l’Organisation des Nations unies sans qu’aucune des deux
parties ne parviennent à un accord :
-
la Grande Bretagne réclame l’autodétermination de la population (qui lui serait
favorable, dans la mesure où les kelpers sont majoritairement originaires de Grande
Bretagne) ;
-
l’Argentine répond intégrité territoriale et occupation colonialiste.
Sous l’égide de l’ONU, plusieurs tentatives de règlement eurent lieu. Malgré quelques
accords pratiques (transports, communications, etc.), aucune négociation n’aboutit. De fait, à
l’instigation des Britanniques, le dialogue avait même tendance à s’enliser. L’attaque
argentine représentait donc un énième rebondissement dans une crise séculaire ; mais un
rebondissement militaire, ce qui changeait considérablement la nature du contentieux.
Le conflit diplomatique
À partir du 2 avril, date du coup de force argentin, et jusqu’à la fin du conflit, les deux
belligérants engagèrent des démarches diplomatiques multiples. On peut résumer ces efforts
de la manière suivante :
-
pour Londres, qui avait immédiatement annoncée son intention de reconquérir –
y compris par la force – le petit archipel, il s’agissait de faire valider son
intervention militaire par un vote de l’ONU, donc de constituer une coalition
d’États aussi vaste que possible autour d’elle, notamment les membres
permanents et non-permanents du Conseil de sécurité. Une coalition qui devait
permettre, par là même, d’exercer toutes sortes de pressions sur les Argentins :
blocus économique, contraintes diplomatiques, etc. Dans ce contexte, le soutien
des États membres de la Communauté européenne constituait un objectif, soit
parce que ces États siégeaient à l’ONU, soit parce que leurs influences pouvaient
s’avérer directement ou indirectement utile, soit parce que la Communauté
européenne représentait une force économique non négligeable ;
-
pour Buenos Aires, la stratégie s’avérait plus complexe. Auteur d’une agression
caractérisée, donc condamnable du point de vue du droit international (d’autant
que le Conseil de sécurité, quelques jours avant l’invasion, avait demandé aux
deux parties de ne pas recourir à la force), il s’agissait à la fois de faire accepter
son coup de force et, parallèlement, de saper les efforts diplomatiques
britanniques. État d’Amérique du sud, l’Argentine comptait pour cela sur ses
relations avec les États-Unis, sur son appartenance à l’Organisation des États
américains (OEA) et au Traité d’assistance inter-américaine (TAI), sur ses
alliances régionales, notamment avec les pays du pacte andin. Pour l’essentiel,
cette stratégie se résuma à présenter la Grande Bretagne comme une puissance
coloniale, affirmation dont il découlait que l’occupation des Malouines était
inique et justifiait, pour y mettre fin, le recours à la force.
Le contexte communautaire
Pour le Royaume-Uni, donc, le soutien des Dix apparaît très vite comme un objectif à
atteindre. Lors de sa première intervention à la Chambre des Communes sur la crise des
Malouines, Margaret Thatcher insiste sur la condamnation adoptée par les Dix, la veille.1
L’opposition suit le Premier ministre conservateur, même si elle rappelle que le gouvernement
est confronté à certaines difficultés européennes fâcheuses, notamment sur le budget.2
En effet, la Grande Bretagne est engagée dans une difficile négociation communautaire dont
on peut dire qu’elle l’isolait au sein des Dix :
-
depuis 1979, Margaret Thatcher réclame une modification des règles budgétaires
régissant les paiements de la Grande Bretagne et souhaite, en retour, un
“chèque” compensatoire ;
1
Cf.
HC S: [Falkland
Islands],
House
of
Commons
Speech,
Hansard
HC
[21/633-38],
<http://www.margaretthatcher.org/speeches/displaydocument.asp?docid=104910>.
2
Voir l’intervention de James Callaghan à la Chambre des Communes, le 7 avril 1982. Cf. HC I: [Falkland
Islands], House
of
Commons
Intervention,
Hansard
76], <http://www.margaretthatcher.org/speeches/displaydocument.asp?docid=104916>.
HC
[21/971-
-
ne parvenant pas à obtenir un règlement durable de la question, la “Dame de fer”
bloque toutes les négociations des Dix et notamment les négociations sur les
prix agricoles ;
-
parallèlement, le Parlement européen ouvre une crise en refusant de voter le
budget.
Reste que, sa position trouvant peu de soutien direct auprès de ses Neuf autres partenaires,
Londres aborde le conflit des Malouines sur fond de contentieux communautaires.
Rappel : tableau chronologique
Quels furent les grandes dates et les grands événements de ces deux mois et demi ? En
quelques lignes, nous allons essayer de retracer le tableau chronologique, y compris du point
de vue communautaire.
ƒ
Dans la nuit du 1-2 avril 1982 : débarquement argentin aux Malouines (suivi, le 2
avril, par l’invasion de la Géorgie du Sud3) ;
ƒ
sur le plan militaire, dès le lendemain de l’invasion, la Grande Bretagne rompt
ses relations diplomatiques avec l’Argentine et annonce l’envoi d’une force de
reconquête. Cette force, essentiellement aéronavale (très importante, près de 70
navires de surface, les 2/3 de la flotte), quitte la Grande Bretagne le 5 avril et doit
arriver sur zone le 28. Le 1e mai débute les affrontements aéronavals. De
nombreux avions et bâtiments de guerre, sont détruits. Le 9 mai, la flotte
britannique aborde les Malouines et débute ses bombardements sur les positions
argentines. Ils sont suivis, dans la nuit du 20 au 21 mai, par le débarquement des
militaires britanniques sur l’archipel. La bataille sur terre commence alors que
s’intensifient les opérations aéronavales. 12 juin, est donné l’assaut final de port
Stanley, capitale de l’archipel ;
ƒ
durant la traversé des forces navales britanniques – courant avril – de nombreuses
initiatives diplomatiques ont lieu :
o à l’ONU, le 3 avril, est adoptée par le Conseil de sécurité la résolution
502 réclamant l’arrêt des hostilités, le retrait des troupes argentines et
3
Précédée dans le courant du mois de mars, par quelques actions argentines sur ces îlots.
l’ouverture de négociations.4 La France, seul pays de la CEE représentée
au Conseil, avec la Grande Bretagne, vote cette résolution. Le 28 avril,
alors que vont débuter les opérations militaires, l’Assemblée générale de
l’ONU adopte d’une résolution reconnaissant la souveraineté de
l'Argentine sur les Malouines mais recommandant une cessation des
hostilités et l'application de la résolution 502. Ces démarches
n’aboutissent à rien. Le 11 mai, de nouvelles démarches diplomatiques
ont pourtant lieu à l'ONU. Elles permettent, le 14, une avancée
significative : l’Argentine ne fait plus de la reconnaissance de sa
souveraineté sur les Malouines un préalable. Les 21 et 26 mai, le Conseil
de sécurité reprend donc ses discussions sur les Malouines. Lors de ces
débats, l’Uruguay, le Pérou, le Venezuela, Panama, le Salvador,
l’Honduras, le Mexique, la Bolivie et le Paraguay condamnent de
nouveau la Grande Bretagne. L'URSS, la Colombie, l'Espagne et le
Guatemala adoptent quant à eux une position plus nuancée. Les ÉtatsUnis, eux, annoncent qu’ils respecteront leurs engagements vis-à-vis de la
Grande-Bretagne ;
o l’Organisation des Etats Américains (OEA) tient le 5 avril une réunion
spéciale qui aboutit, le lendemain, à une offre de « bons offices » de la
part des Etats-Unis. L’OEA décide dans un premier temps une certaine
neutralité dans le conflit. De fait, l’Organisation n’adopte aucune position
dans les premiers temps, mais, à la demande de l’Argentine, devient plus
active fin avril. Le 28, les États-Unis présentent un plan de règlement du
conflit, rejeté des deux côtés. On apprend alors, le 30, que Cuba a cédé
des armes à l'Argentine. Les États-Unis se rangent alors officiellement du
côté de la Grande-Bretagne et suspendent l'ouverture de crédits destinés à
l'Argentine ;
o côté argentin, le 6 avril, le Pérou, le Nicaragua, le Salvador, la Bolivie,
l'Equateur, le Panama, le Guatemala, la Colombie et l'URSS apportent
leur soutien moral à l'Argentine. Le 2 mai, la Bolivie déclare même être
4
Vote : 10 oui (États-Unis, France, Finlande, Japon, Jordanie, Guyana, Togo, Ouganda, Zaïre, Grande-
Bretagne), 1 non (Panama), 4 abstentions (URSS, Espagne, Chine, Pologne).
prête à aider militairement l'Argentine à sa demande. Le même jour, le
Mexique et le Brésil apportent leur soutien à l’Argentine
ƒ
Après le 1e mai, date du début des opérations militaires, différents plans de paix
et prises de positions interviennent :
o à l’ONU, le 26 mai, le Conseil de Sécurité vote la résolution 505. Elle
missionne le nouveau Secrétaire général (Javier Pérez de Cuellar depuis
janvier 1982) de reprendre une mission de conciliation (dans le cadre de
la résolution 502) et de lui en rendre compte dans les sept jours
<http://www.un.org/french/documents/sc/res/1982/82r505f.pdf>. Le 1er
juin, Margaret Thatcher répond à Pérez de Cuellar qui demande un
cessez-le-feu que « pour éviter une défaite les Argentins doivent évacuer
totalement et inconditionnellement leurs troupes. Sans cet engagement
ferme, il ne peut y avoir de cessez-le-feu. » Le lendemain, le Secrétaire
général reconnaît son échec dans la négociation. Ceci conduit les
ministres des Affaires étrangères des pays non alignés à condamner
l'intervention britannique. Le 4 juin, le Conseil de Sécurité de l'ONU
discute d’un projet de résolution demandant un cessez-le-feu immédiat
avec le commencement d'application des résolutions 502 et 505 dans leurs
totalités. 9 pays votent pour : URSS, Chine, Pologne, Zaïre, Espagne,
Irlande, Japon, Ouganda, Panama. Mais 4 pays s’abstiennent : France,
Jordanie, Togo, Guyana. 2 pays ont émis leur veto : Grande-Bretagne,
États-Unis d'Amérique,
o début mai, l'OEA proteste contre l'attitude des Etats-Unis. Ces derniers, le
6 mai, présente avec le Pérou un nouveau plan de paix, lui aussi rejeté.
Après que l’Argentine continue de réclamer une action de l’OEA,
Washington prévient Londres, le 25 mai, qu’il ne veut pas d’une
« victoire trop écrasante » sur l’Argentine. Deux jours plus tard,
l'Organisme de consultation du TIAR condamne la Grande-Bretagne et
fustige la position américaine,
ƒ
parallèlement à cette diplomatie, différents pays ont annoncé des sanctions :
o la Grande-Bretagne, bien entendu, prenait des sanctions économiques à
l'égard de l'Argentine. Mais dès le 6 avril, la France, l'Allemagne Fédérale
et le Canada annonçaient un embargo sur les armes destinées à
l'Argentine, rejoint le lendemain par la Belgique et les Pays-Bas. Puis,
c’est au tour de l’Italie, le 9. Le 10 avril, les Dix décident l'embargo sur
les importations en provenance de l'Argentine (décision qui prendra effet
le 16 avril et pour un mois). Trois jours plus tard, le 13, le Canada et la
Nouvelle-Zélande se joignent à l'embargo CEE. Toutefois, le 17 mai, la
CEE reconduit pour une semaine les sanctions économiques contre
l'Argentine, mais sans l’Italie et l’Irlande qui se sont opposées à cette
décision. Le 24 mai, la CEE reconduit son embargo, cette fois-ci pour une
durée indéterminée, mais toujours sans l'Italie et l'Irlande. Dublin réclame
d’ailleurs une trêve de 72 heures dans les combats ;
o le 9 juin, la France décide de ne plus fournir le Pérou en Exocet avant la
fin du conflit.
o côté argentin, le Venezuela annonce, le 2 mai, le boycotte des bâtiments
marchands
britanniques
et
revoit
son
contrat
d'achat
d'avions
d'entraînement Hawk passé avec la Grande-Bretagne. De son côté,
Buenos Aires annonce l’interruption de certaines liaisons aériennes avec
l’Europe.
ƒ
Dans la nuit du 13 au 14 juin, le 1/7 Gurkha Rifles investit le Mont Williams. Au
même moment, le 1st Welsh Guards prend Sapper Hill. À 20h59, heure locale, le
général Menendez – commandant des forces argentines – donne l'ordre à ses
troupes de déposer les armes. Dans la journée qui suit est donné le coup d'envoi
de la coupe du monde de football. L'Argentine et la Grande-Bretagne y
participent. Le conflit disparaît presque entièrement des médias.
ƒ
Le 22 juin, la CEE lève les sanctions économiques à l’encontre de l’Argentine.
La CPE dans le conflit
Les mécanismes de la CPE
En avril 1982, au moment où éclate la crise des Malouines, la Coopération politique
européenne (CPE) a une dizaine d’années d’existence. Si elle a connu quelques évolutions
depuis son instauration, on peut dire que son objectif et son fonctionnement restent conforme
à l’esprit du « rapport Davignon » : permettre le rapprochement des points de vue des États
membres sur les grands dossiers de politique internationale via un système de consultations
régulières.
La CPE produit donc, d’abord, une diplomatie déclaratoire, fonctionnant avec plus ou moins
de succès selon les dossiers.5 Depuis quelques années toutefois, avec le regain de la “guerre
fraîche”, ces déclarations peuvent s’accompagner de sanctions ou d’incitations économiques
réalisées dans le cadre de la Communauté. Ce fut le cas pour le conflit des Malouines.
Notons néanmoins que le conflit dans les Malouines se distingue des autres dossiers : il est,
par l’intensité des combats, par l’importance des armements et hommes engagés, par son
niveau politique, diplomatique et médiatique, un conflit sans égal touchant l’un des États
membres.
Notons aussi que les règles de fonctionnement de la CPE venaient de faire l’objet d’une sorte
de codification générale avec la proposition et l’adoption du « Rapport de Londres »
d’octobre 1981 qui devait beaucoup aux efforts britanniques. L’une des dispositions de ce
rapport prévoyait que « certains problèmes importants de politique étrangère portant sur les
aspects politiques de la sécurité » pouvaient être abordés. Bref, il s’agissait d’une ouverture,
certes limitée, sur les questions de défense.
Intéressant, aussi, de rappeler que l’Italie et la RFA venaient de faire connaître leurs
intentions en matière de coopération diplomatique. Au travers du fameux « plan GenscherColombo », les deux gouvernements réclamaient une consultation plus étroite des États
membres, notamment sur les questions de sécurité.
Précisément, quels étaient, à cette date, les principaux mécanismes de la CPE ?
Si l’on cherche une hiérarchie des organes de décisions de la CPE, il faut commencer par le
Conseil européen. Les chefs d'état et de gouvernements se réunissent 3 fois par an, donnant
l’impulsions à la CPE.
5
Les grands dossiers de la CPE sont alors : l'intervention militaire de l'Union soviétique en Afghanistan, la
gestion des nombreux événements au Proche et Moyen-Orient (conflit israélo-palestinien, guerre Iran-Irak,
Liban, terrorisme Libyen, etc.), les négociations CSCE, le désarmement nucléaire, plus largement les rapports
Est-Ouest, l'intervention des troupes vietnamiennes au Cambodge, la fin du régime d'apartheid en Afrique du
Sud, le terrorisme international.
Mais ce rythme ne permet pas de « couvrir » pleinement l’actualité internationale. Il est donc
prévu quatre réunions annuelles au niveau des ministres des Affaires étrangères, de même que
des réunions ad hoc en fonction des événements.
Ces réunions, décisives, sont préparées par un « Comité politique » composé des directeurs
politiques des différents ministères des Affaires étrangères, se rencontrant à peu près chaque
mois.
Enfin, ce Comité politique s’appuie, s’il le souhaite, sur des groupes d’experts, constitués
selon les dossiers.
Reste le fameux COREU, à la fois réseau d’information permanent et groupe de
correspondants diplomatiques des États membres entre eux. Le tout appuyé, à l’époque, sur
un petit secrétariat politique – la troïka se mettant en place –, assurant la permanence dans
chaque capitale ayant la présidence de la CEE.
Début 1982, le rôle de la Commission, jusque là assez marginal, s’était vu renforcé : elle
assistait de fait à toutes les réunions. Quant au Parlement européen, il était tenu informé des
décisions – et non des débats – via sa commission politique. Ce dernier pouvant, selon les cas,
appuyer la diplomatie européenne par le vote de résolutions
L’organisation de la solidarité
Reprenons chacun de ces niveaux d’interventions que nous venons de décrire dans le cas de la
crise des Malouines.
Le Conseil européen
Le Conseil européen n’a pas eu à se prononcer sur la question des Malouines, du moins pas
tant que les hostilités se sont poursuivies. En effet, le Conseil européen s’est réuni deux fois
au cours du premier semestre 1982 : fin mars et fin juin. Dans le premier cas, le conflit n’avait
pas commencé ; dans le second, il venait juste de se terminer.
Le Conseil européen de juin aurait pu, bien évidemment, faire apparaître dans ses conclusions
un paragraphe sur le conflit des Malouines. Il n’en a rien été. D’une part, comme on va le
voir, les “vicissitudes” de la solidarité européenne ne le permettaient pas ; d’autre part, la
plupart des États membres souhaitaient tourner la page. Du reste, la seule question délicate
qui restait à régler avec l’Argentine était la réciprocité de la levée de l’embargo sur les
échanges commerciaux. En effet, alors que les Dix avaient mis un terme à leurs restrictions,
l’Argentine n’avait pas fait de même.
Mais, même sur ce point, le Conseil européen resta silencieux, se bornant à rappeler
l’attachement de la communauté au développement de bonnes relations avec les pays
d’Amérique latine.
Faut-il considérer que le Conseil européen était hors jeu dans cette affaire ? Formellement,
oui. Mais, réunion des plus hautes autorités européennes, le Conseil européen ne se limite pas
aux journées de discussion directes entre les Dix. La préparation des Sommets crée des liens
permanents entre les chefs d'état et de gouvernements et leurs entourages directs. De la même
façon, ces rencontres multilatérales entre les Dix, au plus haut niveau – rencontres quelques
fois “au coin du feu” –, suscitent, sinon des solidarités inconditionnelles, du moins des
habitudes de travail ; une sorte “d’intimité”6 entre “grands”, qui n’est certes pas spécifique
aux seuls Conseils européens (il faut rappeler à cet égard les multiples rencontres bilatérales ;
les réunions de l’OTAN ; celles du G7 ; etc.), mais dont la régularité et le nombre en font une
pratique singulière.7
Cette “intimité” communautaire s’est traduit par plusieurs soutiens spontanés et rapides à
Margaret Thatcher, en dépit des divergences communautaires qui l’opposaient à ses
partenaires : François Mitterrand, dès l’annonce de l’invasion, appelle la “Dame de fer” pour
lui faire part du soutien français ; Helmut Schmidt fait de même ; idem pour le premier
ministre belge, Wilfried Martens, par ailleurs président en exercice de la Communauté
européenne.
Margaret Thatcher ne fut pas insensible à ces marques de soutiens, elle les utilisa
politiquement et marqua, personnellement, sa satisfaction auprès de ses interlocuteurs.
La France, son principal partenaire dans cette bataille, usa de son influence sur des pays
africains au moment des votes à l’ONU. Autre exemple, la Belgique de M. Martens, recevant
en tant que président de la Communauté, des représentants des pays d’Amérique latine venu
plaider la cause de l’Argentine, soutint la position britannique. Le Chancelier Helmut
6
Nous insistons, ici, sur l’usage de nos guillemets. Nous aurions pu utiliser le terme de “proximité”, mais il nous
a paru trop faible. Celui d’“intimité”, en revanche, est certainement trop fort. Il ne correspond plus, par ailleurs,
au type de réunions existants désormais dans l’Europe à 25, où l’on se parle par écrans de TV interposés.
7
Voir, par exemple, Ante Lyu, Conseil européen, analyse sociologique.
Schmidt, recevant le ministre des Affaires étrangères japonais, lui fit part de sa position qui
reflétait celle de la Communauté. Etc.
Conseil des ministres
Toutefois, il apparaît clairement que c’est au niveau des ministres – et des mécanismes de
préparations de leurs décisions (COREU, COREPER, Comité politique) que les décisions les
plus opératoires intervinrent.
Ainsi, dès les premières heures qui suivirent le débarquement argentin, la Grande Bretagne a
pu constater l’efficacité de la CPE. La présidence belge, grâce au système COREU parvenant,
en quelques heures, à réunir un consensus sur la publication d’une résolution de soutien des
Dix à la Grande Bretagne.
Ainsi, avant même que le Conseil de sécurité ait pu prendre position, la Grande Bretagne
obtenait le soutien des ministres des Affaires étrangères des Dix.
La dimension des Dix est ainsi apparue comme déterminante pour Londres, alors que les
États-Unis, eux-mêmes, étaient hésitants : l’Argentine et la Grande Bretagne étant deux alliés,
Washington s’est trouvé mal à l’aide dans ce conflit. Le projet américano-argentin de solution
du conflit présenté par Alexander Haig – qui prévoyait une administration mixte, le double
drapeau et la neutralisation des eaux malouines – mis d’ailleurs Londres en mauvaise posture.
Tout l’appareil de négociation de la CPE fut mis à profit.
Dès le 5 avril, le directeur politique britannique, par exemple, réunissait en urgence les
ambassadeurs des Dix à Londres pour les entretenir de la position de son gouvernement. La
position anglaise, telle qu’elle est alors détaillée à ses autres partenaires, est d’agir
diplomatiquement afin d’amener l’Argentine à se retirer et ainsi éviter l’affrontement.
Pourquoi agir dans le cadre des Dix ? Les Argentins déclarant qu’ils ne se retireraient pas,
Londres, le 5 avril – après avoir rompu les relations diplomatiques, annoncé le gèle des avoirs
argentins au Royaume-Uni, supprimé les aides au commerce avec ce pays –, fait savoir à ses
partenaires qu’elle va imposer un embargo sur les produits argentins à l’exportation à partir
du 6 avril minuit. Il s’agit donc, en premier lieu, d’informer.
En effet, le cadre communautaire ne peut, au regard du droit européen, être ignoré. Si l’article
223 du Traité de Rome prévoit la possibilité pour un pays de décréter un embargo de façon
unilatéral sur les armes en cas de crise, il n’en est pas de même pour le reste des biens et
services. L’art. 224 précise ainsi que l’État membre devra « consulter » ses partenaires.
Indépendamment de cette question, Londres aurait de toutes les façons réunit ses partenaires :
le gouvernement britannique souhaite en effet que ceux-ci adoptent la même attitude à l’égard
du commerce argentin afin de le faire plier. Ils rappellent, d’ailleurs, que les Îles Falkland sont
une dépendance communautaire, un territoire associé (art. 131 à 136 du Traité de Rome,
partie IV). « Il y a, de ce fait, une obligation spéciale de solidarité » imposé aux partenaires.
Pour faire appliquer cette décision, la diplomatie britannique s’adresse à ses partenaires :
l’ensemble des chefs d'état et de gouvernements des États membres, le président de la
Commission, sont alertés par toutes les voies diplomatiques possibles.
C’est ensuite à l’initiative du nouveau ministre des Affaires étrangères britannique, M. Pym –
l’ancien ayant démissionné – qu’une réunion des Dix intervient qui prendra effectivement la
décision d’un embargo et de la fin de la préférence généralisée avec l’Argentine, à compte du
16 avril, et pour une durée d’un mois, le temps de la négociation.
La position des Dix mérite d’être détaillée : les Dix ne se prononce pas sur le fond du conflit,
c'est-à-dire la question de la souveraineté des îles. Ce qu’ils condamnent, c’est le coup de
force de la junte du général Galtieri.
Ces mesures communautaires ont une large portée, d’autant qu’elles n’avaient pas été
anticipées par les Argentins. Elles sont d’autant plus marquantes que les États-Unis n’ont pas
pris des mesures similaires. Elles sont aussi un exemple, puisque le Canada et la Nouvelle
Zélande, dont on connaît les relations avec la Grande Bretagne, décident de s’y rallier
Le cadre communautaire est utilisé jusqu’au COREPER, qui doit se réunir, et où le
représentant de la Grande Bretagne doit y faire des propositions concrètes afin d’obtenir de la
Communauté un « full support for british efforts to bring effective international pressure to
bear on Argentina. »
Bref, l’arme économique que représente la force conjointe des Dix est pleinement sollicitée
par les Dix. Ceux-ci répondent favorablement.
Cette dimension à Dix s’exprime aussi dans les réunions des ambassadeurs des Dix présents
dans les capitales des pays tiers. C’est le cas, par exemple, des ambassadeurs des Dix (moins
la Grande Bretagne) présent à Buenos Aires qui fournissent plusieurs analyses sur les
positions argentines dans des documents communs.
La solidarité avec Londres est complète lorsque le Parlement européen adopte, à une très large
majorité (203 voix contre 28 et 10 abstentions) une résolution condamnant l’invasion
argentine.
La rupture de cohésion
Néanmoins, un mois après l’invasion argentine, au moment où le conflit entre dans sa phase
militaire, la cohésion communautaire est mise à l’épreuve.
L’événement déclencheur est sans doute, le 2 mai, la destruction du General Belgrano –
croiseur argentin torpillé par un SNA britannique – pourtant en dehors de la zone de guerre
définit par Londres. Deux jours plus tard, le Sheffield, destroyer lance-missile, est détruit par
un Exocet AM-39, tiré par un Super-Étendard argentin. Toutes ces armes sont de fabrications
françaises.
Ces deux incidents font plusieurs centaines de morts.
Loin de calmer les esprits, ces événements exacerbent un peu plus les opinions publiques.
Margaret Thatcher redoublant de virulence dans ces propos.
Le 4 mai, les Dix se réunissent au niveau du Comité politique. L’ambiance est houleuse. Déjà,
les divergences apparaissent. L’Irlande, par exemple, dénonce « l’agression » de la Grande
Bretagne sur le Belgrano.
Rappelons que la résolution 502 adoptée par le Conseil de sécurité, et sur laquelle repose la
position de la CEE, exige la cessation immédiate des hostilités. Plusieurs États membres
considèrent que l’attaque du Belgrano est en contradiction avec cette résolution.
Quelques jours avant cette réunion, l’Italie et la RFA avaient proposé que la CEE joue le rôle
de médiateur de paix entre les deux pays. La solution est toutefois écarté : la Grande Bretagne
faisant partie de la CEE, on voit mal l’Argentine accepter ce rôle. Et puis, il paraît clair que
Londres veut des gages territoriaux avant d’entrer dans la moindre négociation.
Mais l’Irlande n’est pas sur la même ligne et souhaite avancer des solutions de paix. Ceci
d’autant plus qu’au même moment le Secrétaire générale de l’ONU se voit proposer une
mission de bons offices et que le Pérou fait ses propres propositions.
La position de l’Irlande s’explique de plusieurs manières :
-
sa neutralité, bien entendu, est remise en question du fait de son appartenance à
la CEE et dans la mesure où celle-ci a pris position en décrétant un embargo ;
-
il y a aussi le fait qu’une communauté irlandaise importante vit en Irlande ;
-
enfin, la Grande Bretagne et l’Irlande ne sont pas ce que l’on peut appeler les
meilleurs alliés du moment, notamment dans les affaires communautaires où la
Grande Bretagne cherche à réduire les subsides laitiers irlandais.
Le 10 mai, le Conseil des ministres se réunit à son tour. L’Irlande est alors rejointe par l’Italie
dans l’opposition à la Grande Bretagne. Pour cette dernière, les motivations sont plus
complexes. Mais il faut noter au moins deux points :
-
l’importante communauté italienne vivant en Argentine, qui est la proie à
certaines attaques ;
-
ses intérêts économiques avec l’Amérique du sud, alors que tous les pays de la
CEE sont condamnés pour l’embargo décrété contre l’Argentine.
Finalement, le 17 mai, après une négociation interminable, et malgré les efforts français
auprès de trois pays réticents – l’Irlande, l’Italie, déjà cité et le Danemark –, la Communauté
renouvelle l’embargo pour une semaine, mais sans obtenir un accord unanime. Deux pays,
l’Irlande et l’Italie, donc, refusent d’appliquer ces mesures. Ce délai d’une semaine s’explique
du fait de la mission de bons offices alors mené par le Secrétaire général de l’ONU.
La cohésion communautaire n’est plus qu’une illusion.
D’autres faits expliquent les difficultés de cohésion des Dix.
En premier lieu, la Communauté européenne traverse alors une crise politique grave. Londres
bloque l’adoption des prix agricoles tant que la question de sa contribution n’aura pas été
réglée.
Certains remarquent que les Britanniques sont prêts à accepter un vote à la majorité sur
l’embargo, mais pas… sur la question des prix agricoles.
Londres, bien entendu, est très ennuyé par cette double affaire qui la place en position de
faiblesse. Mais ceci gêne aussi ses autres partenaires. Un seul exemple : dans le conflit qui
oppose, entre autre, Paris à Londres sur la question budgétaire, les opinions publiques sont
mobilisées. Or, lorsque le gouvernement socialiste de François Mitterrand décide de soutenir
Margaret Thatcher, il doit le faire contre sa propre opinion publique : seul 18% des Français
appuie le principe de faire jouer la solidarité européenne et atlantique, contre 61% qui
souhaite une stricte neutralité.
Deuxième remarques : les relations économiques. On l’a vu avec l’exemple de l’Irlande ou de
l’Italie, les rapports des États membres avec d’autres parties du monde ne sont pas identiques.
Après que se soit exprimé la solidarité à l’égard de la Grande Bretagne, les différences de
nature entre capitales des Dix changent de nature.
L’Argentine, très consciente de ces différences, a parfaitement saisi cette faiblesse. Elle a
mené campagne et dénoncé l’embargo européen. Les pays d’Amérique latine lui ont
rapidement emboîtés le pas. C’est le cas du Mexique, dès le 16 avril. Puis l’OUA – le 26 – a
condamné la CEE pour ses sanctions économiques. À plusieurs reprises, d’ailleurs, le Premier
ministre belge, président de la Communauté à cette époque (W. Martens), reçoit la visite de
ministres sud-américains pour se plaindre de l’embargo et de la position des Dix dans le
conflit.
Émilio Colombo, entre autre, s’inquiète des conséquences de tels actes et rappel que
l’embargo constitue « un geste européen aussi grave qu’inattendu » qui touche profondément
l’opinion publique d’Amérique latine.
Troisième remarque : tous les pays ne sont pas sur un pied d’égalité dans cette crise.
Les « grands » jouent un rôle un peu spécifique. Dans la crise des Malouines, par exemple, la
RFA, l’Italie et la France se tiennent mutuellement informés et vont même jusqu’à préparé
des communiqués communs.
Cette cohésion, on l’a vu, ne résiste pas pour autant aux divergences d’intérêts.
La quatrième remarque, porte sur la Grande Bretagne. Ou, peut-être plus largement, sur la
solidarité à l’égard de la CEE par un pays touché par une crise :
-
Margaret Thatcher n’a pas modifié sa position à l’égard du conflit agrobudgétaire ;
-
la Grande Bretagne n’a pas hésité à retirer une bonne partie des troupes
nécessaires à la sécurité de l’OTAN pour les envoyer à 12 000 km de distance ;
-
elle a étendu unilatéralement la notion communautaire de zone des 200 milles –
notion commerciale – à une notion de défense.
Bref, « les axes de la politique britannique n’apparaissent donc guère modifiés, sinon dans
l’affirmation de l’autonomie de la Grande Bretagne qui, frappée dans ses droits, a entrepris
seule de les recouvrer et est prête seule à faire les sacrifices nécessaires pour les préserver. »

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