Depuis un moment déjà, on se demande si les traits du logo d`InFiné

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Depuis un moment déjà, on se demande si les traits du logo d`InFiné
Écrit par Nathan le 08.06.2015
Depuis un moment déjà, on se demande si les traits du logo d’InFiné ne cachent pas le clavier
noir & blanc d’un piano. L’actualité du label parisien semble confirmer cette hypothèse. Sous
les doigts du pianiste américain Bruce Brubaker, InFiné sort ce mois-ci un album consacré à
Philip Glass. Concertiste international, professeur à la Juilliard School, figure majeure de la
musique post-moderne actuelle et théoricien de l’art du remix instrumental, Bruce est reconnu
comme spécialiste du compositeur New Yorkais. On s’est dit que la meilleure façon de rendre
hommage à cette équation parfaite (album de musique répétitive sur un label de musique
électronique) était de donner la parole à l’artiste. Chance, Bruce était dispo.
Avec Glass Piano, c’est la quatrième fois que vous enregistrez l’œuvre de Philip Glass,
mais la première fois que vous lui consacrez un opus. Serait-ce une façon d’accepter
l’étiquette d’interprète incontournable de ce répertoire ?
Jusqu’à très récemment, je jouais toujours des œuvres d’autres compositeurs avec celles de
Philip lors de mes concerts. C’est seulement récemment que j’ai commencé à jouer des
programmes entiers avec ses pièces. Un des aspects de sa musique qui m’attire beaucoup est la
beauté de sa similitude. Je crois que lorsqu’on la joue avec d’autres musiques, cela nuit à sa
qualité. Si la diversité est ce que je recherchais auparavant, je préfère aujourd’hui la conformité.
Ça me va très bien.
Cet enregistrement marque votre première collaboration avec le label français InFiné.
Comment se sont tissés ces liens ?
Tout a commencé grâce à l’un de mes anciens étudiants : Francesco Tristano. Il avait enregistré
un disque de piano avec InFiné [Not For Piano (2007) / NdlR], c’était l’un de leurs premiers
projets, à la création du label. Quelques années plus tard, Francesco et d’autres musiciens ont
exprimé le souhait de faire des remixes de pièces de Glass que j’avais enregistrées. Plus nous en
parlions et plus il était évident que nous devions faire de nouveaux enregistrements.
Ces remixes feront-ils également l’objet d’une sortie physique ?
Oui. Il y en a plusieurs en cours et je crois qu’on prépare un album entier.
Lorsque vous avez joué « Mad Rush » à Philip Glass pour la première fois, il vous a
dit : « Montre-moi ce que tu as à dire avec ». Aviez-vous le sentiment d’avoir beaucoup
de nouvelles choses à dire avec cette musique ?
C’est un sujet compliqué à aborder car dans un sens, l’expression personnelle de l’interprète
n’est pas très importante. Il ne s’agit pas d’exprimer quelque chose – et surtout pas
consciemment -, mais l’interprétation appartient plus à un processus cherchant à découvrir ce
qu’il se passe dans l’instant. Simultanément à la production des sons, vous pouvez – si vous
avez de la chance – écouter et répondre exactement à ce qui arrive dans le présent.
L’écoute de Glass Piano nous a frappés par son traitement sonore très singulier : votre
présence est largement mise en avant. On y entend votre souffle ponctuer les phases de
piano, ainsi que les craquements de votre siège. Pouvez-vous nous parler des
conditions d’enregistrement ?
Nous avons utilisé le nouvel auditorium de Poitiers, le TAP [Théâtre et Auditorium de Poitiers /
NdlR]. C’est une salle assez vaste. Nous avons positionné des microphones très près du piano,
probablement pas à un emplacement habituel pour un enregistrement classique. Notre idée était
d’avoir un son qui permettrait de ressentir l’envergure de la salle mais aussi quelque chose de
très intime. Quelque chose que l’on entend très rarement en concert, sauf lorsqu’on en est
l’interprète soi-même. Nous avons travaillé sur cette présence dans le mix en cherchant un son
plus personnel et intime que ce que l’on peut avoir dans une grande salle de concert.
Vous souhaitiez donc donner une place plus importante à l’auditeur ?
Nous avons voulu évoluer pour qu’il soit impliqué dans le processus d’écoute de la même façon
que moi.
Est-ce cette orientation artistique particulière qui a conforté votre envie de travailler
avec InFiné ?
J’aime le fait qu’ils ne font pas d’enregistrements classiques et qu’ils sont ouverts à l’idée qu’il
peut y avoir quelque chose de différent que ce à quoi on est généralement habitué.
Votre jeu dégage beaucoup de sérénité et de tendresse sur cet opus. Serait-ce le reflet
d’un état d’esprit produit par la musique elle-même ? Vous dites souvent que la
musique de Philip Glass ne raconte pas d’histoires mais est une musique de l’instant,
de l’être.
C’est vrai qu’au premier abord, c’est une musique très calme dans laquelle il y a une sorte de
présence. Pour moi, cette présence s’apparente à un ressenti très fort de ce qu’il se passe dans
l’instant. On pourrait relier cela à des croyances religieuses. Dans le bouddhisme, on espère
découvrir un état de conscience dans le moment présent. On peut aussi penser à Thomas
d’Aquin pour qui ce sens aigu de la conscience est très important. Je crois que d’autres genres
musicaux sont plus orientés vers un but précis. Par exemple, dans une symphonie de Beethoven,
on trouve un schéma avec un départ, puis un processus musical qui nous mène à destination, à la
fin. Dans la meilleure musique de Glass, on ne suit pas ce schéma et au lieu de s’inquiéter d’où
l’on vient et où l’on va, on est juste heureux d’être là où on est, éveillé et discernant tout ce qui
nous arrive. Dans ce style musical, les intentions de l’auteur sont moins importantes et
l’auditeur a un rôle très important. Son écoute et sa réaction font aussi partie de la musique.
C’est drôle, car les réactions du public sont très variables.
A ce sujet, le compositeur et pianiste berlinois Nils Frahm dit aimer « jouer avec les
accidents » et de poursuivre qu’il y a « beaucoup de pianistes qui détestent quand le public
bouge un cil ou fait du bruit. Moi, ça me nourrit ». Quelle perception avez-vous du public
lorsque vous jouez et en quoi celui-ci permet à l’œuvre d’exister ?
Absolument, c’est le gente de conscience cachée qui vient lorsque l’on joue cette musique en
public. C’est un moment très important dans la compréhension de ce qu’est la musique. La
perception de tous ceux qui écoutent et ce qu’ils amènent avec eux au concert, et qui devient une
expérience partagée. Découvrir de quoi est faite la musique n’est possible que parce que tout le
monde est là avec sa conscience. Ça pourrait nous rendre nerveux, ou anxieux, mais ces
événements sont très utiles. Ils nous permettent de percevoir de petites choses dans la musique,
qu’on manquerait sans la perception des autres. Oui, parler d’ « accidents » est une idée très
intéressante. Si par exemple, je joue une phrase dictée par le rythme et à l’instant précis où je
vais jouer une note importante, quelqu’un tousse, j’ajusterais sans même y penser le timing de
cette phrase, juste un peu, pour que le bruit puisse exister, et la note après cela.
On pourrait se dire « oh, c’est très mauvais, cette action étrangère a changé le cours de la
musique ». Mais en fait, ces choses arrivent constamment et celles qui nous interpellent sont les
plus évidentes. A chaque instant de l’interprétation, il y a des ajustements qui se produisent en
fonction de la façon dont le public répond, et c’est très bien. C’est même un point très important
de ce qu’est être pianiste. Notre expérience de la musique change constamment, on joue dans
des lieux et sur des instruments différents à chaque prestation. Les possibilités sont variées et
ces différences mettent en exergue des choses que l’on n’aurait même pas remarquées. C’est un
aspect très agréable du métier de pianiste : une expérience différente chaque soir, à réinventer et
re-comprendre la musique, et en lui permettant de rester vivante.
Selon vous, l’interprète doit s’investir dans l’interprétation avec une approche créative.
Que dites-vous à vos élèves pour les encourager à se libérer ?
(Rires) C’est compliqué car en général, lorsque l’on essaie de faire quelque chose d’original, on
échoue. En fait je ne suis pas sûr que « créatif » soit le bon mot. J’aime l’idée que dans
beaucoup d’arts récents, les artistes ne voient pas leur travail avec l’ambition de faire quelque
chose de nouveau, mais plutôt d’emprunter un chemin à travers ce qui a déjà existé pour que
nous puissions expérimenter une réalité fraîche et indemne. On peut définir le post-modernisme
ainsi : il commence quand l’artiste reconnait que rien de nouveau ne peut être créé. Le dernier
compositeur ayant créé quelque chose de nouveau est peut-être Stravinsky. L’art de Philip est
vraiment différent et tient de ce qu’on appelle aujourd’hui la culture du remix, où l’artiste
travaille des éléments existants et leur permet de sonner différemment.
Dans la musique classique, on demande aux interprètes de faire preuve de personnalité. Je pense
que le seul moyen d’y arriver est d’être très précis et attentif à ce qui est écrit. Se dire « je vais
faire quelque chose de nouveau » ne mène pas à quelque chose d’authentique dans ce que l’on
communique. Bien sûr, la musique ne doit pas être trop égale en termes de rythme car on perd
alors la connexion avec la partie expressive. Mais il est délicat de délibérément jouer de façon
non-égale, car alors ça ne marche pas non plus. Je crois que la tâche du pianiste doit toujours
être compliquée car la facilité s’entend et vous n’êtes pas en phase. On doit entendre lorsque
vous faites un saut de note très difficile, que vos mains ont de petites difficultés.
Tel John Cage, pensez-vous que la musique est un jeu ? Doit-on lui astreindre des
règles ?
On pourrait dire que la musique est la règle et le jeu est ce qui se produit lorsqu’on
l’exécute. Oui, c’est un jeu, mais au sens noble du terme. Pas quelque chose de bébête et juste
drôle dont le seul intérêt est de nous divertir (rires). Oui, la musique est un jeu, mais quelque
chose me gêne : en anglais, le mot Rules a une connotation trop dure et désagréable. Mais
effectivement, il faut des règles, des instructions pour jouer. Si le compositeur écrit un accord en
Do mineur, il nous dit : « voilà ce qu’il doit se passer à ce moment ». C’est une invitation à
jouer. Si je ne me trompe pas, aux premières mesures de « La Valse » de Maurice Ravel [dans
les Les huit Valses nobles et sentimentales (1911) / NdlR], il y a une petite inscription poétique
: « le plaisir délicieux […] d’une occupation inutile ». C’est drôle car, bien sûr, les musiciens
prennent la musique très au sérieux. Il y a quelque chose de libérateur et émancipateur dans
notre compréhension que la musique n’est pas jouée dans un but précis. « Oh, ce patient a un
cancer. Je vais le lui retirer. Si j’y arrive, alors il survivra » (rires). La musique est plus
ambigüe.
Vous n’avez enregistré que des œuvres de compositeurs américains depuis plus de
vingt ans. La musique minimaliste serait-elle typiquement américaine ?
Il y avait quelque chose de très américain dans ses premiers temps, dans les années 1960. Je
pense à Terry Riley et La Monte Young… et Philip. Et Steve Reich aussi. Mais très américain
dans le sens d’une américanisation de la planète entière. C’est une façon très post-colonialiste
de voir notre société. Ils ont emprunté des rythmes spécifiques, des idées, notamment ces
structures répétitives que l’on peut trouver dans la musique indienne ou en Asie du sud-est, sans
que ça y ressemble. Ils utilisent aussi des éléments d’harmonie occidentale. Par exemple, si on
prend les deux premières mesures d’ « Opening » de Phlip Glass, on se dit « ça ressemble à
Robert Schumann ! ». Et c’est vrai. Puis avec ces répétitions, répétitions, répétitions, il est clair
que ce n’est pas Schumann. C’est une recontextualisation. Il y a dans la vallée du Rhône un
vignoble qui a appelé son vin « Les Américains », car son approche n’est pas celle du passé.
Avec les mêmes ceps, ils font un vin qui n’a pas le goût de celui de leurs pairs.
Comme Philip Glass, vous vivez à New York. Y vivre a-t-il une influence sur votre art ?
En fait, j’habite également à Boston, mais oui, je crois que c’est le cas. C’est drôle car en ce
moment nous préparons des vidéos pour préparer la sortie de l’album et après en avoir
beaucoup discuté, nous avons pensé que la musique de Philip est vraiment connectée à New
York. Vous savez, dans le quartier d’East Village, là ou Philip vit, les années 60 ont été une
période cosmopolite de brassage des cultures, où beaucoup d’artistes provenant d’ethnies
différentes se rencontraient. Meredith Monk, avec qui j’ai travaillé récemment, vivait aussi dans
ce quartier et elle a emprunté des éléments artistiques à beaucoup de cultures. Bien sûr cela
arrive aussi dans d’autres villes, mais c’est quelque chose de très New Yorkais.

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