Histoire d`une éclipse, éclipse de l`histoire
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Histoire d`une éclipse, éclipse de l`histoire
1 HISTOIRE D'UNE ECLIPSE, ECLIPSE DE L'HISTOIRE : ESCLAVAGE ET IDENTITE CULTURELLE DANS LE CARNAVAL BASSE-TERRIEN. Publié dans la revue guadeloupéenne Dérades, n°2, Juin 98 : 81-86. Par Stéphanie Mulot1. L'édition 1998 du carnaval de Basse-Terre a surpris par sa réussite, mais aussi par le thème retenu par la Fédération Régionale du Carnaval de la Basse-Terre (F.R.C.B.T.) pour le mardi gras. Le "voyage autour des étoiles", suggéré par l'éclipse solaire totale du 26 Février, semblait faire un pied de nez à l'autre événement majeur de l'année : le cent-cinquantenaire de l'abolition de l'esclavage. En évitant délibérément d'aborder ce thème, face à un public nombreux, les carnavaliers, hormis les groupes de Mas2, ont fait resurgir la difficulté de se référer publiquement à l'histoire esclavagiste et d'en faire un terme porteur et fédérateur. Mais le carnaval est-il véritablement le lieu d'une réflexion culturelle et d'une conscientisation historique ? Est-ce sa finalité première ? L'esclavage peut-il être abordé dans ce rite de défoulement burlesque qu'est le carnaval ? Néanmoins, celui-ci, en tant qu'élément fondamental du patrimoine culturel guadeloupéen, peut-il escamoter l'histoire ? Quelles sont, en fait, dans les milieux associatifs guadeloupéens, les représentations de la culture et de l'histoire ? Carnaval et patrimoine culturel. Faire du carnaval le reflet de la société n'est pas une évidence. Ses origines européennes3 en font certes un rite burlesque de dérision et de satire sociale. Pendant cette période de licence et de fête, l'homme était amené à célébrer son inscription dans la nature et la société, en les parodiant, par le truchement du travestissement et du masque. La satire est omniprésente dans le carnaval européen, mettant à l'index des personnages publics (hommes politiques, cocus ...). On la retrouve 1 Doctorante à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris, en anthropologie sociale et ethnologie. Chercheur associé au Centre d'ethnologie française (C.N.R.S. - M.N.A.T.P. ) 2 Le terme Mas en créole désigne non pas le masque que l'on porte sur le visage, mais un déguisement tout entier. Le mot Mas désigne à la fois la tenue vestimentaire, et sa référence symbolique et culturelle, ainsi que la personne qui la porte, le comportement qu'elle adopte, et la musique sur laquelle elle évolue. Les Mas sont les éléments contestataires et rebelles du carnaval. Ils s'opposent de façon agressive à un carnaval trop conventionnel et aux figures trop policées en cherchant à réhabiliter une culture populaire, présentée de façon rudimentaire. 3 Le travail d'affiliation du carnaval antillais reste en friche. Un travail essentiel a été mené par Louis COLLOMB, Roger FORTUNE, Michèle MONTANTIN, et Eric NABAJOTH dans Vie et Mort de Vaval, Association Chico-Rey, Pointe-à-Pitre, 1991. Il se révèle très intéressant de consulter des ouvrages sur les carnavals européens et d'y découvrir une des origines majeures du carnaval et des masques guadeloupéens. Notamment Claude GAIGNEBET, Le carnaval, Paris, Payot, 1976, et Jacques HEERS, Fête des fous et carnavals, Hachette - Pluriel, Paris, 1997. 2 dans le carnaval antillais, soit dans le théâtre de rue ("L'assassin et le malheureux" en est un exemple probant), soit dans la caricature et la dénonciation moqueuse : celle des personnages publiques, des homosexuels, ou des faits de société. Toutefois, un courant récent dans l'histoire du carnaval guadeloupéen lui donne une perspective différente. Dans la mouvance politique de revendication identitaire et indépendantiste des années 1970 et 1980, des associations se sont créées afin de faire du carnaval un véritable vecteur d'identité. L'exemple d'Akiyo est le plus médiatisé, mais d'autres associations, sans affirmer une politique extrême, ont proposé de faire du carnaval un lieu de valorisation de la culture et de l'identité guadeloupéennes. L'Union basse-terrienne pour l'évolution régionale du carnaval (U.B.E.R.C.), créée en 1984, déclare dans ses statuts vouloir "faire du carnaval un moyen d'émergence culturel, économique, et touristique" 4. La Fédération régionale du carnaval de la Basse-Terre, créée en 1987 par une équipe similaire, affirme dans sa présentation que "le carnaval, partie intégrante de notre patrimoine culturel (doit) être consolidé, ayant un rôle à jouer pour affirmer notre identité culturelle" 5. La volonté de se référer à l'identité culturelle de l'île transforme petit à petit la dimension burlesque du carnaval en une grande scène de représentation et de spectacle, estimée par des concours. Si des thèmes sont choisis pour évoquer l'environnement socio-culturel guadeloupéen, ils dépassent rapidement le cadre d'une spécificité locale. Alors qu'elle se proposait de revaloriser la culture locale, cette politique entraîne finalement le carnaval sur la voie de l'inflation spectaculaire. Les thèmes choisis deviennent petit à petit des prétextes à une mise en scène de talents artistiques et technologiques, où la référence à l'histoire et à la culture est secondaire. L' "l'identité culturelle" n'est bientôt plus qu'un faire valoir de techniques et fastes "locaux", où les traditions et rituels passés sont obsolètes, face à la priorité d'une représentation publique joviale. Il ne reste alors plus aux groupes de Mas qu'à remettre à l'honneur ces techniques délaissées, pour revendiquer et se réclamer d'un carnaval "traditionnel" et valeureux. L'esclavage dans l'imaginaire carnavalesque. Dorénavant chargé d' "affirmer (...) l'identité culturelle" guadeloupéenne, le carnaval n'aurait-il pas dû aborder le thème de l'abolition de l'esclavage, plutôt que celui de l'éclipse ? Les 4 5 Déclaration des statuts et charte de l'U.B.E.R.C. Note de présentation de la F.R.C.B.T., 1992, p.1. 3 défenseurs d'un carnaval burlesque ou d'un carnaval spectacle applaudissent ce choix de la F.R.C.B.T., retenu6 pour différentes raisons. La première tient aux orientations économiques et touristiques que s'est donné le carnaval. L'enjeu est de faire du carnaval la première manifestation culturelle de l'année, afin d'attirer un public croissant. Le rapport de séduction qui s'établit avec un public touristique risque de se faire au détriment d'un public local, qui ne se reconnaît pas toujours dans une vision très policée et édulcorée de la société. A ce titre, l'esclavage, en tant que sujet politique qui divise la société antillaise, semble peu propice à la stratégie de séduction des carnavaliers. "L'esclavage, c'est sombre et ténébreux, alors que le carnaval c'est couleurs et lumières !", nous déclarait l'un des viceprésidents de la F.R.C.B.T. De même, un président d'association s'indignait face aux groupes de Mas : "Mais pourquoi faire des choses sales ? Le public vient voir de jolies choses et de jolies femmes ! ". Mais est-ce les carnavaliers ou le carnaval que l'on met en avant dans cette manifestation ? Dans cette politique, en tout cas, l'éclipse ne pouvait évidemment que supplanter l'abolition de l'esclavage. Comment intégrer alors l'esclavage dans une fête qui se veut avant tout féerique et attractive pour le plus grand nombre ? Face aux images agressives et rudimentaires transmises par les groupes de Mas7, l'esclavage est souvent illustré, à l'inverse, dans une image d'Epinal, acceptable, presque immaculée : soit en habit blanc avec chapeau ou casque colonial (!), évoquant la dignité et la simplicité dans le martyr docile, soit en toile de jute, pour marquer sa condition miséreuse. Mais l'esclave n'est que très rarement présenté comme l'acteur de sa propre histoire. De surcroît, une représentation trop lumineuse de la période esclavagiste ne semble pas non plus convenir. Les femmes du groupe Majestik Band avait illustré le thème de l'époque coloniale en 1997, en portant des robes en dentelle blanche et des hautes coiffes surmontées de chapeaux. La splendeur de ces tenues avaient séduit le public, mais les carnavaliers eux-mêmes avaient dénoncé une inspiration brésilienne, face à une élégance et un style qui ne pouvaient être antillais à leurs yeux. Cette image de la femme et de la société guadeloupéennes ne fonctionnaient pas comme objets d'identification susceptibles d'être réappropriés aujourd'hui par les Guadeloupéens. Or les 6 Seuls les groupes de Mas, le groupe Karmélo, et le groupe Kontak ont adopté un thème indépendant. Il semble que chacun ait pensé que ne pouvaient être retenus pour le concours que les groupes ayant développé le thème de la Fédération. Le groupe Voukoum a choisi de débouler en Masques de nudité, ceux-là même qui évoquent les populations décimées par la colonisation et l'esclavage. 7 L'esclavage y est présenté dans une version volontairement choquante, dans une quasi nudité, avec des objets symboliques tels que le fouet, le tambour et éventuellement des chaînes. L'agressivité et la laideur sont entretenues et recommandées. 4 tableaux de Le Mazurier, représentant des familles affranchies du dix-huitième siècle, prouvent l'appartenance de ces costumes au patrimoine guadeloupéen. Cet exemple révèle que la seule filiation acceptée aujourd'hui dans le discours populaire sur l'identité culturelle, est celle de l'esclave victime ou marron, et non celle de l'esclave ayant déjà intégré des codes coloniaux, par assimilation, par résistance ou par nécessité de survie. Dans cette optique, la période esclavagiste ne peut être pensée que comme un lieu de mort et de ténèbres et non de construction sociale. Le lieu de vie est déplacé soit dans l'espace, vers les communautés de marrons, soit dans le temps, vers la société post-esclavagiste. C'est ainsi que les groupes de Mas revendiquent l'héritage du Marron pour justifier des propos sur l'identité culturelle. Eclipse de l'abolition et commémoration de l'esclavage. La réticence des carnavaliers à évoquer l'abolition de l'esclavage en cette année de commémoration provient aussi de leur crainte de proposer un thème redondant par rapport à celui de 1997, "l'époque coloniale". Les groupes avaient alors donné leur vision de la période esclavagiste, à travers des scènes illustrant le travail des esclaves. Néanmoins, cette assimilation entre l'époque coloniale et l'abolition de l'esclavage est révélatrice d'un rapport à l'histoire très opaque. Cette représentation de l'abolition de l'esclavage ne tient pas compte du premier terme, l'abolition, en tant que processus historique, mais uniquement du second, l'esclavage. L'abolition n'est pas pensée comme une fresque historique et sociale, mais comme un point de repère sur la carte du temps, distinguant un hier, la période esclavagiste, et un aujourd'hui, la Guadeloupe contemporaine. La période post-abolitionniste disparaît alors face à la problématique de l'esclavage. Mais l'assimilation faite entre l'abolition de l'esclavage et la période coloniale montre aussi que deux points sont effacés : la période post-esclavagiste n'apparaît pas comme une période coloniale, et l'abolition ne semble être qu'une date virtuelle, un point de contact entre deux situations qui n'auraient pas de liens. Or, c'est justement sur les difficultés de liaisons et de passage entre les sociétés coloniales esclavagiste et post-esclavagiste que le thème de l'abolition aurait permis de réfléchir, et non plus sur l'esclavage. Ainsi, des thèmes inhérents à l'abolition (la construction sociale, l'appropriation des terres, l'acquisition de la citoyenneté, celle du nom patronymique), ainsi que ceux qui évoquent les surlendemains de la période esclavagiste (l'arrivée des travailleurs venus d'Inde ou d'Afrique, les difficultés de l'assimilation, la question du métissage, la difficulté pour les Noirs de pénétrer les institutions coloniales), sont autant de thèmes qui permettent d'aborder celui de l'abolition sans retomber dans une vision esclavagiste du sujet. 5 De quelle identité culturelle parle-t-on vraiment ? Evoquer l'esclavage, son histoire ou son abolition, n'est certes pas un acte anodin dans la société guadeloupéenne moderne. Cela reste un thème polémique et sensible qui est vite rattaché à une problématique indépendantiste. Cette crainte a permis aux groupes de Mas, dont Voukoum est le plus connu à Basse-Terre, de s'imposer comme les défenseurs de cette identité que d'aucuns hésitent à aborder. La revendication identitaire prônée par ce groupe le place en première ligne de l'affirmation culturelle. Adopter une perspective historique dans le carnaval et parler d'identité culturelle est presque devenu l'apanage des Mas. Pourtant, il est dommage que le carnaval ait concouru à déplacer le débat culturel vers les seuls groupes de Mas, qui n'ont pas le monopole de la vérité. Les recherches historiques sérieuses faites par le groupe ne le mettent pas à l'abri d'une stratégie de relecture historique, détournant un sens initial au profit d'un militantisme culturel et politique. Ainsi, le discours culturel peut-il n'être tenu que par un seul groupe dans le milieu carnavalesque basse-terrien pour garder sa richesse et sa qualité ? Le débat a besoin d'interlocuteurs différents pour proposer aux Guadeloupéens une vision plurielle de leur identité et éviter de tels partis pris. La perspective unique proposée par les Mas, aussi intéressante soit elle, contribue à orienter le débat dans un sens univoque et à connoter la question de l'identité culturelle d'un ton vindicatif, en l'associant un peu rapidement à la question des résurgences africaines. En effet, l'identité culturelle guadeloupéenne aujourd'hui est devenue synonyme d'une revendication contestataire, qui flirte facilement avec une vision africaniste, en tout cas en marge d'une identité française. La quête identitaire, conséquence du colonialisme, a poussé les individus à chercher ce qui, dans leur culture, pouvait avoir échappé à cette influence coloniale, tentant de dégager des spécificités culturelles. Mais la question de l'identité culturelle dépasse largement le cadre d'éventuelles spécificités, puisqu'elle englobe toutes les pratiques observées dans la société, originales pour certaines, mais aussi nées du métissage des cultures et du contact de civilisations pour d'autres. Des éléments socio-culturels peuvent alors sembler étrangers à la société guadeloupéenne et pourtant y avoir leur place, du fait de leur réinterprétation originale dans le canevas créole8. Ils ont alors totalement leur place dans un carnaval, qui n'est pas contraint de passer par l'histoire esclavagiste pour représenter l'identité culturelle de l'île. De surcroît, le débat sur l'identité culturelle est faussé par une utilisation galvaudée de cette notion. Elle sert aujourd'hui à légitimer toute action sociale ou tout acte d'animation. Toute action 8 C'est ainsi que le groupe Karmélo avait assez judicieusement abordé le problème des jeux de loterie dont la Guadeloupe est une grande consommatrice. 6 avalisée de la sorte peut espérer gagner en crédibilité et en soutiens divers. Mais il reste que la culture et l'animation sont souvent confondues. Animer une ville ne met pas en relief l'identité culturelle, si cette animation n'inclut pas une véritable réflexion sur le patrimoine. De ce fait, l'identité culturelle ne se résume ni à la récupération de ce qui est dénié ou bafoué, ni à l'animation de quartier. Il ne suffit donc pas non plus de mettre en avant des emblèmes identitaires (tambours, masques, robes à corps, travail agricole, flore locale...) pour défendre et développer la culture locale. De même, bien qu'élément du patrimoine, le carnaval ne peut se suffire à lui-même pour prétendre contribuer à le valoriser. Il ne suffit pas de faire du carnaval à n'importe quel prix pour se réclamer d'un militantisme culturel actif. Le carnaval a donc aujourd'hui le choix entre trois voies de développement : le spectacle burlesque, la représentation culturelle et le militantisme identitaire, correspondant à trois facettes de l'identité créole. Le contexte politique guadeloupéen encourage de telles stratégies culturelles, fondées sur l'assimilation, la conscientisation ou la dénonciation. La mise en scène et l'exhibition de l'identité, qui se jouent ainsi dans le carnaval, posent aux carnavaliers une question épineuse : que veut-on montrer de son identité, que choisit-on de montrer de soi-même sur la place publique ? A quelle facette de l'identité culturelle accepte-t-on de s'identifier, intimement et publiquement ? Que reconnaît-on comme étant sien ou étranger ? Jusqu'à quel prix peut-on réellement faire la fête ?