Cours modeste # 8 : CY TWOMBLY

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Cours modeste # 8 : CY TWOMBLY
Cours modeste # 8 : CY TWOMBLY
Communication d’Axel Pleeck :
« Savoir, c’est avoir-vu, au sens large de voir, lequel est : appréhender, éprouver la présence
du présent en tant que tel »
Martin Heidegger
Ma volonté, mon idée, ma piste pour confectionner ma communication pour ce cours modeste
est de partir d’une des photos présente à cette exposition de Twombly : une photo qui reste
dans ma mémoire comme une rémanence. Il s’agit de celle choisie pour orner l’affiche : le pot
de pinceaux. La voir dans les rues et les cafés à maintes reprises a sans doute exacerbé cette
rémanence.
A partir de cette photo donc, j’ai voulu construire ces quelques notes. Un pot de pinceaux,
comme une invitation à penser. J’ai laissé mûrir doucement cette piste (pas trop doucement
car le temps imparti pour cette préparation était cette fois-ci assez court) et par un des
nombreux mystères de la mémoire (une des nombreuses facettes de cette faculté qui participe
à la rémanence), je me suis souvenu d’un texte de Martin Heidegger où il était question des
chaussures de paysans d’une toile de Van Gogh. Une rapide recherche sur internet m’a permis
de retrouver ce texte : L’Origine de l’œuvre d’art.
Alors oui, ce soir, nous parlerons de Martin Heidegger, de Van Gogh. Heidegger, cela me
coûte de le convoquer car c’est un philosophe très spéculatif, et politiquement très délicat
(puisqu’il a trempé ses pinceaux dans l’eau trouble du nazisme naissant) mais je n’ai pas le
choix.
Ce texte dont je me suis souvenu, je l’ai donc lu (ou relu car il m’est impossible de savoir le
chemin emprunté par ce texte dans mon esprit : l’ai-je lu dans le passé ou est-ce juste une
connaissance anecdotique ?) Je ne vais pas vous le cacher, c’est une lecture ardue.
Chaussures & Pinceaux
Au départ de ce texte (L’origine de l’œuvre d’art), il y a une méditation sur la chose. La chose
est toujours ce qui déjà là pour le penseur. C’est un peu le point de départ de la philosophie. Je
vous demande de garder à l’esprit ce pot de pinceaux de la photo de Twombly. Ce pot de
pinceaux de Cy Twombly-là. Pour Heidegger, c’est le là qui est point de départ.
Pour clarifier le donné et le langage, Martin Heidegger propose une sorte de typologie de ce
qu’il nomme les étants. Je vous la communique :
1. On commence par « les inanimés de la nature et de l’usage » : une pierre, une motte de
terre ou encore un morceau de bois.
2. Ensuite, nous avons « les choses les plus proches » : un poste de radio, un avion.
Heidegger les appelle aussi des produits.
3. Le troisième niveau est celui des « choses dernières » comme la mort et le jugement.
4. Enfin, sur un autre niveau, nous avons l’œuvre.
1
Toute la subtilité de ces distinctions tient dans le fait que les choses sont parfois des œuvres.
Je cite le texte : « Si nous considérons dans ces œuvres (église, tableau) leur pure réalité, sans
nous laisser prendre par la moindre idée préconçue, nous nous apercevons que les œuvres ne
sont pas autrement présentes que les autres choses. La toile est accrochée au mur comme un
fusil de chasse ou un chapeau. »
Si nous prenons les chaussures de paysans de la toile de Van Gogh ou le pot de pinceaux de
Twombly, nous sommes face à des produits. Les chaussures servent à marcher et les pinceaux
à peindre. Rien de bien extraordinaire a priori. L’habitude a tué dans ces objets leur force
d’être. Comme le dit très poétiquement Heidegger : « Ce qui nous paraît naturel n’est
vraisemblablement que l’habituel d’une longue habitude qui a oublié l’inhabituel dont il a
jailli. Cet inhabituel a pourtant un jour surpris l’homme en étrangeté, et a engagé la pensée de
son premier étonnement ».
Le produit est une sorte d’entre-deux entre la chose et l’œuvre. Le pot de pinceaux de
Twombly là devant nous par la magie de la photographie polaroid et de son agrandissement
mécanique, est-ce le simple témoignage d’un travail en cours (une façon de documentaire sur
l’atelier de l’artiste) ou une œuvre d’art en soi ? Voilà la question profonde qui anime ma
recherche. Pour qu’un produit devienne une œuvre, il doit acquérir ce que Heidegger nomme
« la suffisance pour elle-même de l’œuvre d’art ».
Pour saisir le propre de l’œuvre, il faut penser la choséité de la chose (je vous épargne ce
détour) et ce qui est proprement produit dans le produit. Je vous cite un assez long extrait sur
les chaussures et vous me faites le plaisir de garder dans un petit coin de votre esprit les
pinceaux :
« Comme exemple, prenons un produit connu : une paire de souliers de paysans. Pour les
décrire, point n’est besoin de les avoir sous les yeux. Tout le monde en connaît. Mais comme
il y va d’une description directe, il peut sembler bon de faciliter la vision sensible. Il suffit
pour cela d’une illustration, nous choisissons à cet effet un célèbre tableau de Van Gogh, qui a
souvent peint de telles chaussures. Mais qu’y a-t-il là à voir ? Chacun sait de quoi se compose
un soulier. S’il ne s’agit pas de sabot ou de chaussures de filasses, il s’y trouve une semelle de
cuir et une empeigne, assemblées l’une à l’autre par des clous et de la couture. Un tel produit
sert à chausser le pied. Matière et forme varient suivant l’usage, soit pour le travail au champ,
soit pour la danse (…) L’être-produit du produit réside en son utilité (…) C’est la paysanne
aux champs qui porte les souliers. Là seulement ils sont ce qu’ils sont. Ils le sont d’une
manière d’autant plus franche que la paysanne durant son travail, y pense moins, ne les
regardant point et ne les sentant même pas. »
Plus loin dans son développement, Heidegger essaie de saisir en quoi cette paire de souliers
dépasse ce qui n’est en somme qu’une insulte : son état de chose. Heidegger distingue le
Monde et la Terre. La terre relève du banal tandis que le monde est ce qui permet de recueillir
ce qui, au sein de cette terre, appartient à l’être. Il tente de coller poétiquement au monde qui
se dévoile au cœur de la terre.
2
Voilà comment Heidegger essaie, par le langage, de rendre compte du Monde qui sommeille
au creux de cette terre, l’Etre au cœur de l’étant.
« Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur.
Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers
champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est
marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin
de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la
terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du
champ hivernal. A travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la
joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le
frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à l’abri dans le
monde de la paysanne. »
Bon, tentons le même exercice avec les pinceaux de Twombly. Le produit est connu : un petit
manche en bois, quelques poils et une bague en métal pour cercler le tout. Le produit sert à
peindre, à appliquer la peinture sur la toile. Il existe différents pinceaux pour différents
usages. Le peintre trempe son pinceau dans la peinture et puis il applique cette dernière sur la
toile. Il met toute son habileté dans ce geste. Voici grosso modo le versant terrestre des
pinceaux. Que révèlent-ils maintenant du monde de Twombly ? Pour lui, ils sont un accès à
son art. Son pinceau est le point de contact (à ce titre essentiel) entre sa main et la toile. Le
geste de peindre, comme celui d’écrire, est un geste éminemment cérébral. Le pinceau est
donc le lien direct entre l’imaginaire et l’espace de la toile. Si Twombly prend un polaroïd de
ses pinceaux, c’est aussi qu’il souhaite rendre compte de son travail : les pinceaux reposent
dans un pot et ceci indique que le peintre n’est pas à l’œuvre. Il se repose, il s’absente de son
travail. C’est déjà une métaphore de la mort. Le monde de Twombly est fait de ces objets.
Heidegger par de l’être essentiel du produit qu’il nomme la solidité (die Verlässichkeit). Mais
de manière plus fondamentale, ce qui s’ouvre à nous, au-delà de la solidité du produit, c’est sa
vérité. Ce mot « vérité » fait peur. Il sonne comme un rappel à l’ordre.
Le pinceau aurait besoin d’être « œuvre » pour qu’apparaisse sa vérité de pinceau. Il sert à
peindre, là-dessus nous sommes tombés d’accord mais sa vérité de pinceau réside dans le fait
qu’il fait partie du monde du peintre. Pour la paire de souliers, c’est le même chemin : « La
toile de Van Gogh est l’ouverture de ce que le produit, la paire de souliers, est en vérité (…)
Dans l’œuvre d’art, la vérité de l’étant (l’objet) s’est mise en œuvre. « Mettre » signifie ici :
instituer. » Ce fait simple : qu’une œuvre n’est pas une copie de l’objet mais plutôt une mise
en œuvre de sa vérité, Heidegger le nomme la « commune présence des choses ». Nous voilà
arrivés à une première conclusion : « L’art est la mise en œuvre de la vérité ».
Plus loin dans son texte, Heidegger reprend la question mais sous une autre forme. Je reviens
à la distinction entre Terre et Monde. J’aime ce mot de Monde en rapport avec les photos de
Twombly. Au besoin, je travestirai la pensée du grand philosophe qui dit : « Etre-œuvre
signifie donc : installer un monde ». Les pinceaux de Twombly sont une œuvre. Cette œuvre
installe un Monde. Que signifie ce mot avec une majuscule ? Ce n’est pas « un assemblage
des choses données », ce n’est pas un « cadre figuré » à côté de la somme des objets. Je
3
reprends les mots, dans leur difficile simplicité : « Un monde est le toujours inobjectif sous la
loi duquel nous nous tenons, aussi longtemps que les voies de la naissance et de la mort, de la
grâce et de la malédiction nous maintiennent en l’éclaircie de l’être ».
Si ce polaroïd de Twombly installe un monde, comme je le crois, c’est de ça qu’il s’agit : le
toujours inobjectif. Il est impossible d’épuiser le message que nous transmettent ces pinceaux.
Ils sont là dans toute leur consistance d’objets, de produits mais ils installent un monde. Ils
nous donnent accès à la vérité. Si ce mot fait peur, ces pinceaux rassurent. On sait que le
peintre les a utilisés. La photo est une trace et la trace est devenue une œuvre.
Communication de Marie Pierrard :
Je vais ici rebondir sur l’idée d’Axel …
Les photos de Twombly nous parlent de son quotidien : son atelier, les légumes, les fleurs, les
paysages qui l’entourent …
J’ai lu récemment un très bel essai de Proust sur Chardin … et j’aimerais parler de Chardin à
travers cette lecture car elle m’a permis d’éclairer le travail de Cy Twombly.
Ce dont je me souviens des natures mortes de Chardin, ce sont les textures … la touche du
peintre légèrement visible ... je ressentais la présence du pinceau et par là la présence du
peintre …
Chardin, pour qui, dans la peinture, on utilise des couleurs, mais l’on peint avec les
sentiments, à ampli son œuvre de douceur … ses natures mortes sont animés d’ « une
compassion inhérente au geste même du peintre 1»… et c’est sans doute pour cela que comme
le disait Proust, chez Chardin, on ressent l’affection de la nappe pour la table 2.
Marcel Proust, dans son essai, fait visiter le Louvre à un jeune homme imaginaire, et
s’arrêtant devant les peintures de Chardin, il dit :
« Vous êtes heureux ? Pourtant qu’avez-vous vu là qu’une bourgeoise aisée montrant à sa
fille les fautes qu’elle a faites dans sa tapisserie (La Mère laborieuse), une femme qui porte
des pains (La Pourvoyeuse), un intérieur de cuisine où un chat vivant marche sur des huîtres
tandis qu’une raie morte pend aux murs, un buffet déjà à demi dégarni avec des couteaux qui
traînent sur la nappe (Fruits et animaux) … 3»
Marcel Proust voit dans l’art de Chardin la possibilité de nous éveiller à la beauté de notre
quotidien le plus banal … que voyons-nous en présence des œuvres de Chardin ? objets de
table et de cuisines, verres vides ou pleins, des pots, des poissons morts …
Pourquoi donc sommes-nous plus touché devant un Chardin que devant n’importe quel objet
de notre vie quotidienne ?
1
2
3
Siri Hustvedt, L’homme au pastel rouge in Les mystères du rectangle, Actes Sud, 2006, p. 67.
Marcel Proust, Chardin et Rembrandt, Le bruit du temps, 2009.
Ibid, p.11
4
Pour Proust c’est que le spectacle de la vie humble et de la nature morte devait déjà nous
parler, nous devions déjà pressentir sa beauté sinon il ne se serait pas révélé à nous en voyant
un Chardin. Mais nous n’en avions pas conscience … Les œuvres de Chardin agiraient donc
comme une lumière qui viendrait éclairer notre regard …
Chardin nous réapprend donc à voir ce qu’on ne regardait plus … Le danger serait alors que
les œuvres d’art s’interposent entre nous et la réalité et qu’on n’y attache plus d’importance.
Cette dérive de l’esthétisme est présente dans La Recherche du temps perdu : Swann tombe
amoureux d’une femme pour qui il n’avait aucun attrait, aucun désir … mais il en tombe
malgré tout amoureux car il reconnaît en elle, le visage de la Vénus de Botticelli …
Je pense que si la magie d’un Chardin s’opère sur le spectateur … c’est parce que face à ses
œuvres nous ressentons la profondeur des sentiments du peintre à l’égard de ces objets
inanimés et ce sentiment vient transcender, en quelque sorte, le sujet ...
Proust disait encore :
« Si cela vous semble maintenant beau à voir, c’est que Chardin l’a trouvé beau à peindre. Et
il l’a trouvé beau à peindre parce qu’il le trouvait beau à voir… »
Je retrouve quelque part cette douceur dans les photographies de Twombly …
Ce que nous donne à voir les photographies de Twombly ce n’est pas la table, mais la nappe,
l’étoffe, pas la chaise, mais le jour et la surface qu’elle crée 4 … Ce qui importe Twombly ce
sont les surfaces, les matières, les textures.
Juliette y reviendra …
Le verre d’eau presque vide est chez Chardin, nous dit Proust, l’emblème de la soif apaisée 5.
Je ressens dans cette photo de Twombly, au-delà des textures et des surfaces, une absence …
l’absence d’une personne qui aurait trop attendu et qui ne serait plus là … une absence, une
attente …
Je me permets de reprendre ici les mots d’Axel au sujet des pinceaux de Twombly :
« Si Twombly prend un polaroïd de ses pinceaux, c’est aussi qu’il souhaite rendre compte de
son travail : les pinceaux reposent dans un pot et ceci indique que le peintre n’est pas à
l’œuvre. Il se repose, il s’absente de son travail. C’est déjà une métaphore de la mort. »
Continuons sur Chardin, Chardin se copiait lui-même … Dans un catalogue d’exposition,
Katie Scott écrit un essai sur la cette notion de répétition dans l’art de Chardin 6.
4
Hubertus von Amelunxen, Photographies de Cy Twombly in catalogue d’exposition Cy Twombly,
er
Oeuvre photographique, Bruxelles, Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, 1 février au 29 avril 2012,
p.18.
5
Opcit, p.16
5
Elle y développe l’idée que même si ces reproductions devaient avoir un but lucratif, celui-ci
ne peut expliquer à lui seul pourquoi il a peint plusieurs fois le même tableau … Pour Scott,
l’idée de copie vient en fait éclairer le sujet … les œuvres de Chardin évoque la répétition : le
bénédicité, l’heure du thé, le retour du marché ... Elles incarnent l’idée de routine, d’action
répétitives dans notre quotidien, de similitude …
En lisant le catalogue d’exposition sur Twombly, j’apprend que celui-ci n’a cessé depuis leur
première apparition de reprendre ses photos, les réarranger, de créer sans cesse de nouvelles
constellations …
Les œuvres de Twombly, on l’a dit, nous parlent de son quotidien, des objets, des paysages
qui l’entourent … Alors le fait de revenir sans cesse sur ces photos, serait-ce une façon
d’obtenir un point de vue différent sur son œuvre ? Ou une manière de stimuler une lecture
toujours nouvelle de son quotidien ?
Une dernière chose, les fragments de vie que nous livre Chardin sont toujours emprunts
d’objets inanimés, immobiles … mais les personnages que peint Chardin présentent
également un caractère figé …
Cette femme, face à sa tasse de thé, est plongée dans sa rêverie … Les enfants semblent avoir
cessé leurs jeux une fraction de seconde … leur regard perdu dans le vide … Chardin peint
des personnages silencieux, il les peint dans des moments de répit, de pause qu’ils
s’accordent.
La photographie est par essence une pause, un moment suspendu dans le temps qui passe…
Twombly nous montre donc des pauses dans sa vie quotidienne … La contemplation d’une
œuvre d’art constitue à son tour un moment de pause dans nos vies …
L’expérience que nous faisons en regardant le travail de Twombly serait donc à la fois
intérieure et extérieure … Par les thèmes qu’il traite, où tout est calme, rien se s’agite, notre
sentiment d’apaisement intérieur est amplifié …
Ainsi la simplicité des œuvres de Twombly ne se laisse pas envisager de manière immédiate
… il faut du temps … le temps que notre vision de l’œuvre rencontre ce silence intérieur ... du
temps pour que l’œil explore les matières … du temps pour voir, pour toucher … être touché.
6
Katie Scott, Chardin Multiplied, dans le catalogue de l’exposition Chardin, Paris, Grand Palais, 7 septembre22 novembre 1999, p.61-73.
6
Communication de Juliette Pirlet :
Le geste libre
Je vais articuler mon parcours autour des textes de deux philosophes : Jacques Rancière et
Michel Foucault (textes sur des sujets dont ils ne sont pas « experts », la poésie pour Rancière
et la peinture pour Foucault), et je vais faire résonner les photos de Cy Twombly avec le
travail de deux autres plasticiens : Edouard Manet et Gérard Fromanger.
Mais pour commencer je voudrais retracer brièvement ma rencontre récente avec le travail de
Cy Twombly.
Nous aimons tous les trois lire les livres de Roland Barthes. Nous nous reconnaissons dans sa
sensibilité, sa posture d’ « amateur » (au sens de « celui qui aime »), nous adhérons à sa
définition de l’esthétique comme « discipline qui étudie, non l’œuvre en soi, mais l’œuvre
telle que le spectateur ou le lecteur, la fait parler en lui-même »i.
Définition que nous découvrions il y deux ans dans L’Obvie et l’obtus et que depuis, Marie a
fait sienne pour introduire son cours d’analyse esthétique aux étudiants du secondaire, leur
donnant ainsi tout pouvoir dans leur approche de l’art. L’accès à l’art ne leur demandant plus
un savoir, juste un désir, celui de regarder.
J’ai donc d’abord lu sur Cy Twombly avant d’en découvrir les œuvres. Comme je ne suis pas
très visuelle, ça m’a suffit. Je l’aimais au travers de ce qu’en écrivait Barthes. Je me souviens
particulièrement de ce passage sur le pantalon : Il explique que l’œuvre de Twombly c’est de
l’écriture…mais l’écriture non pas comme usage mais comme geste, -nous y reviendrons
souvent dans ce cours-, « le geste qui la produit en la laissant traîner »…bref une sorte de
négligence…et là il compare, pour illustrer son propos, l’écriture à un pantalon et il pose la
question : Qu’est ce que l’essence d’un pantalon ? Et il répond, je le cite : « Certainement pas
cet objet apprêté et rectiligne que l’on trouve sur les cintres des magasins, plutôt cette boulle
d’étoffe chue par terre, négligemment, de la main d’un adolescent, quand il se déshabille,
exténué, paresseux, indifférent »ii…, Pour Barthes, les écritures de Cy Twombly seraient « les
bribes d’une paresse et donc d’une élégance extrême ». Qu’il compare l’écriture à un
pantalon, qu’il associe la paresse à l’élégance c’est ça que nous aimons chez Barthes.
Nous apprenons que Bozar va organiser une exposition Twombly, nous l’attendons,
impatients, nous ne cherchons plus à en voir plus….
Nous visitons l’expo le premier jour…nous sommes quasi seuls…C’est comme un cadeau.
Nous paressons dans ces salles à la scénographie simple mais élégante.
Dans le tram, je me plonge dans la lecture du livret reçu à l’entrée …le travail d’appropriation
par ricochet peut commencer (même si nous n’avons pas encore la certitude de faire un cours
modeste).
« Chaque ligne est maintenant l’expérience réelle porteuse de sa propre histoire. Elle
n’illustre pas, elle est la sensation de sa propre réalisation ».
7
Premières associations, premières lignes…de ma trajectoire notées rapidement dans mon
carnet…
Foundry –> Parmiggiani
Photo/texture/Sculpture –>Balthasar Burkhard
Suns
Gaeta –> seascapes du photographe japonais ?
Choux->Chardin
Rature –> « biffures » de Leiris
Végétation – herbier->Klee, Penone
Traduction –>Richter, Polke
Devenir – dispariton –>Rondepierre
Blanc – >Mallarmé ?????
Absence->Duras
J’attire votre attention sur ces points d’interrogation, je les avais mis en marge du petit texte
de Cy Twombly que contient le livret, à côté du passage où il fait référence à, je cite: « la
blancheur symbolique de Mallarmé »…
Je ne sais pas de quoi il s’agit mais je vais assez vite creuser cette piste car ce qui me reste de
cette expo c’est ce blanc, cette sensation liée au blanc, comme une impression lumineuse très
forte qui disparait par la suite.
Serait-ce ça le « blanc mallarméen » ?… me contenterais-je donc juste de répéter l’expression
comme si tout le monde savait de quoi il s’agissait…
Je me lance dans la lecture du Mallarmé de Jaques Rancière, acheté mais jamais lu, j’en retire
une très belle leçon de poésie et une voie royale pour l’approche de travail de Twombly :
Pour Rancière, lire un poème de Mallarmé (dont la langue peut paraître, dont la langue est
difficile) –mais je pense que ça vaut pour n’importe quel poète -ce n’est pas tenter de déceler
un récit ou l’expression d’un sentiment …: « Lire le poème, c’est reconstituer non pas
l’histoire mais la virtualité d’histoire, de choix entre des hypothèses qu’il nous propose. » iii
Il compare d’ailleurs le poème mallarméen à un éventail qui se plie et se déplie, pur
mouvement de l’apparaître et du disparaître.
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Pour ce poème-ci, quel est ce jeu d’hypothèses ? Un exemple donné par Rancière : quelle
serait cette écume dont il parle : première hypothèse : le témoin d’un drame majeur, la trace
d’un « sépulcral naufrage » qui aurait englouti un navire jusqu’à sa « suprême une », le mât ;
ou bien, seconde hypothèse, son agitation ne témoignerait que des ébats d’un être de marin
imaginaire, une sirène…Ce jeu des hypothèses nous montre donc que contre une
compréhension immédiate, Mallarmé oppose à notre regard/lecture une sorte de rempart non
pas de mots hermétiques mais au contraire « la ligne souple de la phrase qui se dérobe »iv
Ces derniers mots ne décrivent-ils pas le travail de Twombly ? Ce que nous propose l’artiste
ce serait comme des images qui se dérobent.
Mais je ne vais pas seulement, comme j’en ai le défaut me contenter de théorie, des écrits
d’un philosophe, faut que je me confronte au texte, à l’œuvre de Mallarmé elle-même …et
puis il reste la question du « blanc » de Mallarmé que je n’ai, pas encore vraiment
résolue….A La Bibliothèque Royale, je parcours en diagonale certains de ses livres en édition
originale…dont Divagations…1922
Je m’arrête sur ce texte le Nénuphar blanc…que j’ai mis en rapport avec sa série de Tulipes…
Texte qui illustre parfaitement cet art de l’évanescence, de l’apparition et de la disparition qui
leur est commun à tous les deux.
Nous sommes avec le poète dans une barque qui traverse des marécages, la rivière va bientôt
pénétrer dans la propriété d’une femme par qui il a peur d’être surpris alors qu’il a volé un
nénuphar.
« Résumer d’un regard la vierge absence éparse en cette solitude et, comme on cueille, en
mémoire d’un site, l’un de ses magiques nénuphars clos, enveloppant de leur creuse
blancheur un rien, fait de songes intacts, de bonheur qui n’aura pas lieu et de mon souffle ici
retenu dans la peur d’une apparition, partir avec : tacitement, en déramant peu à peu sans du
heurt briser l’illusion ni que le clapotis de la bulle visible d’écume enroulé à ma fuite ne jette
aux pieds survenus de personne la ressemblance transparente du rapt de mon idéale fleur. » v
C’est donc comme si la ligne de la phrase, de la femme, de la fleur, de la forme, se dérobait…
Je passe ici la parole à Marie qui va vous montrer un très beau document sur Loie
Fuller…chorégraphe dont le travail a beaucoup inspiré Mallarmé qui trouvait dans la danse
sans doute l’art le plus proche de la poésie. Pourquoi ? Car jamais les pas ne vont représenter
ou suggérer un objet, une histoire ou un sentiment. La danseuse ne donne pas la
représentation, ni l’impression de la fleur…la danseuse dessine un pur trajet entre un aspect
virtuel et un esprit qui peut le deviner…C’est l’écriture des pas qui fait disparaitre toute
anecdote.
« Le poème n’imite aucun modèle mais il trace sensiblement le mouvement de l’idée »
Encore cette idée de disparition…de fleur, de forme… qui se dérobe.
9
Communication Marie Pierrard suite :
Lorsque j’ai visité cette exposition, je me suis arrêtée plus longuement sur ces images de
Tulipes … la texture des pétales me faisait penser à des voiles, des drapés …
Quelques semaines plus tard, je lis un article dans le monde du conservateur du musée Reina
Sofia à Madrid … il y mentionne le petit film des Frères Lumière intitulé « Danse
serpentine »… ce nom me parle … je le regarde sur internet …
Je ne peux m’empêcher de le mettre en lien avec les photos de Tulipes de Cy Twombly … le
pli des étoffes, des draperies de la danse serpentine me parlent du mouvements des pétales qui
s’ouvrent, de battement d’ailes de papillons.
J’aimerais partager avec vous ce film …
Je continue mes recherches sur Loie Fuller … Loie Fuller est une artiste américaine de la fin
du 19e siècle, elle vient du théâtre, elle n’est pas danseuse.
C’est en tant que comédienne qu’elle découvrira sa vocation … lors d’un spectacle vêtue
d’une longue chemise de soie blanche, elle se met à improviser des mouvements très amples
… la salle s’écrie « un papillon… une orchidée »…
Quelque temps après, elle retrouve une petite robe dans un de ses coffres et décide de créer 12
mouvements qui seraient des interprétations des phénomènes de la nature et des
métamorphoses de l’être …
Les premières représentations de la Danse Serpentine ont lieu à New York en 1892, sous une
lumière blanche, non colorée.
C’est lors de son premier voyage en Europe, qu’elle est fascinée par la répartition de la
lumière qui traversait la rosace de Notre-Dame de Paris … elle se met alors à agiter, devant
ces faisceaux de couleurs, un petit mouchoir blanc 7 …
C’est à partir de cette expérience qu’elle décidera de mettre en lumière, avec des verres de
couleur, les 12 mouvements de sa Danse Serpentine ...
Les images, du film des Frères Lumières, seront par ailleurs peintes une à une au pochoir.
J’ai regardé plusieurs fois la danse serpentine … et ce qui me fascine c’est ce jeu d’apparition
et de disparition du corps de la danseuse … Par moments, on a l’impression que le corps se
dissout dans ce tourbillon de plis, que la robe évolue seule ... et c’est bien de cela dont parle
Mallarmé.
Dans le catalogue de l’exposition, il est écrit à propos des Tulipes de Twombly qu’elles sont
7
Loie Fuller, Quinze ans de ma vie, Paris : Juven, 1908.
10
« disposées, dans une saturation de couleurs, comme si nous apercevions le monde dans un
clignement d’œil ou que nous venions tout juste de nous éveiller, encore émus par les images
flottantes de nos rêves … 8»
… ici encore cette idée d’apparition, de disparition …
Il reste un dernier rapprochement entre l’œuvre de Twombly et Loie Fuller … Celle-ci écrit
dans son autobiographie :
« L’œil peut voir plus de musique que l’oreille n’en peut entendre … Le mouvement est un
instrument par lequel la danseuse jette dans l’espace, des vibrations et des vagues de musique
visuelles … 9»
Twombly, je l’ai déjà évoqué, reprenait ses photos, les ré-agençait… et je reprend les mots du
commissaire d’exposition : ces constellations d’images « ce sont des arrêts perpétuellement
renouvelés, des énoncés musicaux, rythmiques, dans une syntaxe ineffable … 10 »
On retrouve en effet quelque chose de musical dans les œuvres de Twombly ... tant dans les
agencements visuels que dans ses œuvres …
Une sorte de musique silencieuse se dégage du mouvement pressenti des pétales qui vont
bientôt s’ouvrir … de ce citron qui se décompose lentement … de ces jeux de lumière qui
animent son œuvre …
Communication Juliette Pirlet suite :
Qu’est ce que Mallarmé nous apprend et qu’illustre si poétiquement la danse serpentine : et
bien que le poème ne veut rien dire, mais qu’il dit.
La danseuse n’est pas la fleur mais le tracé de cet entrechat qui flotte entre la femme et la
fleur…pour dessiner la forme aussitôt dissipée d’un calice, matrice de toute fleur…
Pour poursuivre ce trajet tortueux qui mène à ce fameux blanc mallarméen, je vais faire un
détour par Manet.
Manet, sur qui Mallarmé a beaucoup écrit d’ailleurs (ils étaient contemporains).
Alors, on peut se poser la même question : Manet dit-il quelque chose ? Non, sa peinture
n’est pas une peinture d’histoire, elle raconterait dans l’indifférence à ce qu’elle raconte vi.
Elle non plus n’a rien à dire. Ce n’est pas l’idée qui prévaut chez Manet c’est la matière.
8
Opcit, p. 22
Loie Fuller, Ma vie et la danse, in Danser sa vie, Ecrits sur la danse, Paris, Centre Georges Pompidou, 2011,
p. 32.
10
Opcit, p.12
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Foucault, qui a fait une conférence non experte sur Manet à Tunis en 1971 nous dit que ce que
Manet nous donne à voir, et c’est là sa modernité, c’est : « la peinture uniquement pour ce
qu’elle est » vii. Ce qui m’intéresse dans son propos et que je peux mettre en lien avec
Twombly c’est que, d’après lui, Manet aurait réduit la peinture à son médium, sa
texture…Qu’il aurait rendu au tableau sa matérialité qui avait toujours été masquée jusque là
(les historiens de l’art vous diront que toute la peinture occidentale depuis de XIV ème siècle
a surtout tenté de faire oublier le support en deux dimensions)…Avec Manet le tableau
devient un objet..Il va faire jouer à l’intérieur même de ses tableaux les propriétés matérielles
de l’espace sur lequel il peignait. viii
Les axes horizontaux et verticaux seraient ici la répétition à l’intérieur de la toile du cadre du
tableau mais aussi la répétition dans le filigrane même de la peinture, de toutes les fibres
horizontales et verticales qui constituent la toile elle-même…comme si la toile apparaissait.
Barthes insiste lui aussi sur cette notion de texture, de matière. Il explique que pour Twombly
aucune surface n’est vierge : il y a le grain du papier, les salissures, … Twombly imposerait
le matériaux non comme ce qui va servir à quelque chose, mais comme une matière absolue.. .
Il chercherait même, à l’instar de Manet, à faire apparaître la matière comme un fait.
Je rejoins ici ma recherche sur le blanc….en effet, Rancière nous démontre encore que ce que
le problème de Mallarmé n’est pas ce lui de l’écolier qui se demande comment il va noircir sa
page, son problème est lié au fait que le blanc de la page n’est pas seulement le support
matériel du poème (ou l’allégorie de son obligation < l’angoisse de la page blanche)…non, le
blanc du papier appartient au mouvement et à la texture même du poème.
« La surface d’écriture est le lieu d’un avoir-lieu. Le blanc qui achève le poème est le retour
au silence d’où il est sorti, mais ce n’est plus le même blanc ni le même silence… » ix
Voilà ce que j’ai pu engranger sur le fameux blanc mallarméen…
Mais je voudrais poursuivre encore un instant cette sur cette idée de texture…matière :
« Une confrontation à la matière » ; « une prise en compte de la matière mais aussi du
geste » ; « un art du faire » ; « une démarche artistique dont le cœur serait le processus de
réalisation de l’oeuvre» ; « un travail sur la surface qui deviendrait l’œuvre à part
entière » x…
Toutes ces propositions que je viens d’énumérer sont tirées d’un article du numéro 60 de la
revue Mouvement (été 2011) consacré à la sculpture contemporaine et qui parle de tous ces
jeunes sculpteurs comme autant de « révélateurs de matière »…Je ne peux résister à prendre
le risque d’affubler de ce titre Cy Twombly, qui, lui aussi, a trouvé le moyen de faire vivre un
geste – qu’on pourrait appeler sculptural- aux confins du tangible et de l’invisible.
Ce qui me fascine donc chez Cy Twombly c’est cette liberté qui parcourt toute son œuvre,
cette liberté de jouer des disciplines : photo, sculpture, peinture… il fait tout en même temps.
On pourrait dire qu’il transcende les disciplines ou alors qu’il s’en libère.
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Il aurait retrouvé cette liberté du début de la photographie dont parle Foucault dans un autre
texte sur la peinture, celle de l’artiste français, Fromanger. Et ce sera ma dernière référence.
Foucault explique qu’au XIXème siècle, il existait une véritable frénésie des images, une
circulation rapide entre l’appareil photo et le chevalet, entre la toile, la plaque et le papier. ..le
grand jeu de l’époque était de transformer les images en rehaussant les paysages
photographiés d’éléments de pastel ou d’aquarelle ou alors en peignant des décors derrière les
personnage photographié ou encore en reconstituant la scène d’un tableau connu pour en faire
une photo…Tous ces procédés étaient ceux d’amateurs (au sens ethymologique du mot)…une
pratique commune de l’image aux confins de la peinture et de la photo et qui , écrit
Foucault, riait de l’art xi…Le XXème siècle abolira presque définitivement cette liberté : la
photographie devient un art et la peinture a détruit l’image sans s’en affranchir.
Je ne vais pas m’attarder sur la pratique particulière de Fromanger , qui ,en deux mots
appliquait de la peinture sur l’écran où il projetait les dias de ses photos «sans donner d’autre
appui à la couleur qu’une ombre, ce fragile dessin sans tracé, près à s’évanouir» xii…écrit
Foucault.(à nouveau cette idée, de forme qui se dérobe comme chez Mallarmé)(Remarque :
On n’est pas dans la pratique d’un Richter qui peignait sur ses photos projetée afin d’en
reproduire la forme parfaite). Le moment le plus intense c’est évidement quand il éteint le
projecteur et que la photo disparait et qu’il laisse exister la toile toute seule. C’est la peinture
qui fait donc exister l’image. Foucault a appelé cette pratique la « peinture photogénique »…Il
parle alors de transit, de « passage de l’image » de la photo au dia, à l’image projetée, à la
peinture…En effet les tableaux de Fromanger ne captent pas l’image, ils la font passer. Chez
Twombly aussi on peut parler de passage de l’image : de la peinture à la photo polaroïd, du
pola à la photocopieuse à pigments…Il pourrait donc, lui aussi, être de ces artistes qui
auraient retrouvé la liberté des amateurs du XIXème siècle … ceux là même qui riaient de
l’art…
Ingres aurait dit : « C’est très beau la photographie mais il ne faut pas le dire ». Merci.
i
Roland Barthes, L’obvie et l’obtus, 1982, p.176
ii
Roland Barthes, opcit, p. 146.
iii
Jacques Rancière, Mallarmé, la politique de la sirène, 1996, p.17
iv
idem, p.16
v
Stéphane Mallarmé, Divagations, 1922,
vi
Mihel Foucault, La peinture de Manet.
vii
opcit
viii
idem
ix
Jacques Rancière, opcit. P79
x
Le tout sculpture II, in Mouvement, 60, été 2011
13
xi
Michel Foucault, Dits et Ecrits I, La peinture photogénique, 1994, p.1578.
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