Booking et Expedia : les ficelles d`un business

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Booking et Expedia : les ficelles d`un business
Booking et Expedia : les ficelles d'un business
Les centrales de réservation de chambres d'hôtel sur Internet ont imposé leur loi aux
hôteliers français, qui dénoncent des pratiques anticoncurrentielles.
Cinq minutes, montre en main. C'est le temps nécessaire pour réserver un hôtel en ligne, via
une centrale telle que Booking.com ou Expedia.com. Avec de surcroît le sentiment, pour le
consommateur, d'avoir fait une "bonne affaire", grâce aux mentions "prix malin" ou "moins
20 % de réduction pour les achats anticipés". Ce marché ne cesse de croître : l'e-tourisme,
première catégorie d'achats en ligne, aurait quasiment triplé en six ans, selon le cabinet
d'études Xerfi-Precepta. Quelques mastodontes se partagent ce nouveau business, avec en tête
les sites Booking.com, le premier en France, qui recense 265 000 hôtels dans le monde, suivi
d'Expedia.com (200 000 hôtels), notamment via son site hotels.com, puis de HRS en
Allemagne (250 000 hôtels). Ils ont été rejoints récemment par Google, qui a lancé Google
Hotel Finder, un système doté d'un outil de géolocalisation, disponible en France depuis
novembre 2012.
Des commissions élevées
Ces sites de réservation de chambres d'hôtel en ligne (OTA pour Online Travel Agencies),
sont devenus incontournables, tant pour les hôteliers - qui risquent de rester en marge du
marché s'ils n'y sont pas inscrits - que pour les touristes, qui gagnent en commodité. Mais
cette intermédiation a un prix (caché) : les commissions prélevées par ces sites sont élevées.
Elles vont de 15 % à 35 % et sont en augmentation constante. En outre, les contrats liant les
hôtels à ces agences en ligne limitent la liberté de politique tarifaire des hôteliers. Enfin, ces
nouveaux intermédiaires engendrent un manque à gagner pour la collectivité : ces entreprises
étant basées à l'étranger (voir encadré), les revenus qu'elles captent via leurs commissions
échappent à la fiscalité française.
Autant de raisons qui ont poussé des représentants des hôteliers à saisir la Commission
d'examen des pratiques commerciales (CEPC) et l'Autorité de la concurrence. La première a
rendu un avis consultatif le 16 septembre dernier (voir plus bas) et la seconde devrait se
prononcer dans dix-huit mois. Motifs de ces saisines : la restriction de concurrence et l'abus
de position dominante collective. "Nous ne voulons pas tuer les OTA. Les méthodes de
réservation et la façon de voyager ont changé avec Internet. Mais nous demandons des
relations équilibrées avec ces opérateurs", plaide Laurent Duc, président de l'Union des
métiers et des industries de l'hôtellerie (UMIH), un des syndicats de la profession. En
Allemagne, l'Autorité de la concurrence a également été saisie et les sites de réservations en
ligne ont été amenés à s'engager en juillet dernier à revoir certaines des clauses contenues
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dans les contrats qu'elles proposent aux hôteliers. Des procédures similaires sont actuellement
engagées au Royaume-Uni et en Suisse.
Un faible impact sur le chiffre d'affaires
Les commissions prises par les OTA ne seraient-elles cependant pas le prix à payer pour un
accroissement de la visibilité de l'offre hôtelière sur le Net, surtout auprès de la clientèle
étrangère ? Et la condition d'une hausse des réservations, notamment en période creuse, et au
final une progression du chiffre d'affaires ? Cela ressemble cependant plutôt à une rente
abusive. Selon une étude récente [1], le montant des commissions versées aux intermédiaires
a progressé de plus de 28 % en France entre 2008 et 2012, quand le taux d'occupation des
hôtels n'a augmenté que de 0,4 % et leur chiffre d'affaires de 3 %. Et encore, ces moyennes
masquent de fortes disparités régionales : hors Paris et la Côte d'Azur, le taux d'occupation a
même baissé de 7,7 % et le chiffre d'affaires de 4 %.
"On ne recense pas plus ou moins de touristes depuis l'arrivée des OTA sur le marché,
témoigne Laurent Duc. Auparavant, on passait par des agences de voyage, mais celles-ci ne
prenaient qu'entre 8 % et 12 % de commission". Par conséquent, la hausse des commissions
est surtout attribuable à un rapport de force défavorable aux hôteliers, particulièrement aux
plus petits. En effet, ces derniers n'ont pas le poids suffisant pour négocier le taux de
commission des OTA, contrairement aux groupes hôteliers. D'ailleurs, aux Etats-Unis, où les
grands groupes sont plus nombreux, les taux de commission sont de deux à trois fois moins
élevés. Malgré tout, même le groupe Accor (Sofitel, Novotel, Hôtel Ibis…) est en train de
réfléchir au moyen d'optimiser ses sites de vente en ligne, afin qu'un maximum de ses clients
passent directement par eux.
L'alternative FairBooking
Face au rouleau compresseur des OTA, les opérateurs de réservations de chambres d'hôtel en
ligne, 18 hôtels nantais ont lancé en mai dernier une alternative intitulée FairBooking. C'est
un portail qui recense des hôtels, auprès de qui les clients peuvent effectuer des réservations
en direct. Objectif : éviter les intermédiaires. "Nous nous sommes inspiré des Amap dans le
domaine de l'agriculture", témoigne Gilles Cibert, vice-président de l'association Réservation
en ligne, qui héberge cette initiative. Les hôtels inscrits ne payent que l'adhésion à cette
association. Les clients, quant à eux, doivent adhérer gratuitement à FairBooking pour avoir
accès aux avantages : le prix de la chambre est diminué de la moitié du montant de la
commission que payerait l'hôtelier à une OTA, soit entre 5 % et 10 %.
Ce système d'adhésion transforme la relation entre le client et l'hôtel en contrat privé, ce qui
permet ainsi à l'hôtelier d'échapper à la règle de la parité tarifaire. Car la plupart des hôtels
participant au programme restent inscrits sur les grandes plates-formes de réservation. "Il est
devenu indispensable pour les hôtels d'être référencés sur les sites des OTA pour des raisons
de visibilité. Même si cela ne permet pas une hausse du chiffre d'affaires, en être absent
aurait des conséquences encore plus négatives sur les résultats", explique Gilles Cibert.
A la mi-septembre, FairBooking comptait 936 hôtels, dont 12 à l'étranger. "Si nous voulons
inverser le rapport de force avec les OTA, nous devons en recruter encore davantage,
notamment à l'étranger", affirme Gilles Cibert. Même si le site reste encore très loin de
pouvoir rivaliser avec les centaines de milliers d'hôtels référencés par les géants, FairBooking
accueille quand même chaque jour entre deux et quinze nouveaux hôtels.
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Des clauses remises en cause
Contourner Booking ou Expedia permettrait-il aux consommateurs de bénéficier de meilleurs
prix ? Rien de moins sûr. Car les hôteliers ont l'obligation, lorsqu'ils ont signé un contrat avec
un OTA, de proposer les mêmes prix sur tous les canaux de distribution, même sur leur propre
site Internet. C'est ce que l'on appelle la "parité tarifaire". Celle-ci est doublée d'une "parité de
disponibilité", qui implique de donner le même nombre de chambres en réservation à chaque
canal de distribution. De plus, les hôteliers n'ont pas le droit d'entrer directement en contact
avec des clients qui seraient antérieurement arrivés jusqu'à eux par l'intermédiaire d'un OTA,
par exemple pour leur signaler de nouveaux services dans leur établissement. De même, les
hôteliers cèdent l'usage de leur marque (nom, logo, etc.) lorsqu'ils signent avec un
distributeur, qui peut les utiliser librement. "C'est pour cette raison que lorsqu'on tape le nom
d'un hôtel dans un moteur de recherche, les pages Booking.com et Expedia.com apparaissent
en premier", explique Rémi Ohayon, auteur d'un ouvrage sur le sujet [2].
Ces pratiques font bondir les syndicats hôteliers. "Nous sommes dépossédés de notre liberté
de politique tarifaire", dénonce ainsi Didier Chenet, président du Synhorcat (Syndicat
national des hôteliers, restaurateurs, cafetiers et traiteurs). Ces pratiques ont d'ailleurs été
jugées responsables de "déséquilibres significatifs" par la CEPC, dans son avis du 16
septembre dernier. Conséquence : les clauses incriminées pourraient être frappées de nullité si
le ministre de l'Economie saisissait une juridiction afin qu'elle se prononce sur le sujet. La
balle est donc désormais dans son camp, afin de rendre plus équilibrée la relation entre les
mastodontes de la réservation en ligne et les hôteliers.
Claire Alet
Alternatives Economiques n° 328 - octobre 2013
 (1) Etude de In Extenso Conseil, membre de Deloitte, 2013.
 (2) Addi(c)tion. Le hold-up des intermédiaires en ligne, par Rémi Ohayon, Page d'écriture,
sept. 2013.
Réserver sur Booking et Expedia : comment ça marche ?
Les deux principaux sites de réservation de chambres d'hôtel fonctionnent sur des modèles
économiques différents. Booking.com, filiale de l'entreprise américaine Priceline.com, est un
intermédiaire entre l'hôtel et le touriste : il publie en ligne des offres et prélève une commission
allant de 15 % à 35 % sur chaque chambre réservée et payée auprès de ces hoteliers. Plus la
commission est élevée et plus l'hôtel sera bien référencé. Ainsi, les hôtels qui apparaissent en haut
de la sélection sont ceux qui ont payé les commissions les plus élevées. Ils sont néanmoins signalés
par un pouce levé, renvoyant au "like" de Facebook, faisant croire - à tort - aux internautes que leur
place privilégiée est due à la seule appréciation favorable de voyageurs. De son côté, Expedia.com,
filiale de l'entreprise américaine Expedia, achète des nuitées aux hôteliers et leur reverse 75 % du
prix final. Ce qui signifie qu'il prélève une commission de 25 %.
Cette situation n'est pas sans rappeler l'arrivée de la grande distribution dans le secteur de
l'alimentation à partir des années 1960 : de gros distributeurs se sont imposés entre les fournisseurs
et les consommateurs, en offrant à ces derniers une palette de choix plus grande en un seul lieu, tout
en déployant un marketing du "prix le plus bas", mais en imposant leurs conditions aux producteurs
devenus dépendants de cette intermédiation.
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Domiciliés dans les paradis fiscaux
Le site Expedia.com dépend du groupe Expedia qui est domicilié dans l'Etat du Delaware
aux Etats-Unis. Or, cet Etat est désigné par l'ONG Tax Justice Network comme l'un
des premiers paradis réglementaires et fiscaux au monde. Même chose pour le groupe
Priceline, maison mère de Booking.com. Et ce n'est pas tout : un hôtelier français inscrit
sur Booking.com verse chaque mois la commission qu'il doit au site de réservation en
ligne sur un compte aux Pays-Bas. Dans son rapport annuel, Priceline explique qu'il
bénéficie dans ce pays d'un avantage fiscal : parce qu'il y est référencé comme "activité
innovante", il ne paie que 5 % d'impôt sur les sociétés, au lieu de 25 %.
Toujours dans son rapport annuel, le groupe explique qu'il se sent menacé par les
démarches actuelles du gouvernement français pour tenter de faire payer des impôts à
Google, également grand utilisateur des Pays-Bas à des fins d'optimisation fiscale. Il
affirme d'ailleurs qu'il se verrait dans l'obligation de "revoir ses pratiques
commerciales" dans le pays, si l'Etat français avait le mauvais goût de lui faire payer des
impôts.
Quant à Expedia, comme les nuitées sont facturées directement par le groupe, les 25 %
de commission partent directement à l'étranger. Gilles Cibert, un des initiateurs de
FairBooking, a calculé qu'un milliard d'euros ont ainsi quitté la France en 2012 sans être
fiscalisés. "C'est le paradoxe d'une activité non délocalisable - le tourisme -, dont une
partie de la valeur ajoutée est finalement délocalisée", dénonce le député Razzy
Hammadi, rapporteur de la loi sur la consommation et président de la Commission
d'examen des pratiques commerciales (CEPC). Bercy est d'ailleurs en train de se
pencher sur le dossier.
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