De la Réalité au mythe: fantasme et fiction dans "l`Histoire de Silvie

Transcription

De la Réalité au mythe: fantasme et fiction dans "l`Histoire de Silvie
De la Réalité au mythe:
fantasme et fiction dans
"l'Histoire de Silvie"
de Robert Challe
Frédéric Deloffre
La différence entre l'histoire et la fable n'est pas que l'une est vraie
et l'autre fausse, c'est que l'une est peut-être vraie et qu'il y a même
apparence qu'elle l'est, et que l'autre est sûrement et évidemment
fausse.
C
ette proposition, avancée par Robert Challe dans ses Difficultés
sur la religion' pour saper les bases des religions fondées sur des
faits historiques, prend une signification inattendue si, en l'entendant du
genre romanesque, on l'applique à son oeuvre majeure, Les Illustres
Lui-même n'y invite-t-il pas dans la Réface de cet ouFrançai~es.~
vrage en assurant qu'il a "affecté la simple vérité," qu'il n'a "rien voulu
due qui ne fût vrai" (p. LXI), et surtout en reconnaissant à ces "vérités,"
par rapport aux "fables," un statut plus solide qu'il ne le faisait dans les
Difîicultés:
Si j'avais écrit des fables, j'aurais été maître des incidents que j'aurais toumé[s]
comme j'aurais voulu, mais ce sont des vérités, qui ont leurs règles toutes
contraires à celle des romans. (p. LXII)
I DtjjirultPr sur Id rrltgionprupor&s rru @re M<ikbron<hr. tdilion cniiquc J'aptr un manuwni
tntdii. par F. D e I o f i et M. Menemencnglu (Pans: Jean Tourni: Oxford: The V o l m Foudanon. 19831.p. 89. Les aums rèftrenccs au méme uumgc xn>nt faim d'après ccrv édition.
2 Les lllwtrcs Fronpires. Histoires vdrifobles (La Haye. 1713). Nos réfhences sont I'edition
par F. Deloffre (F'ais: Les Belles Lems. 1959. 1973. etc.) en 2 vol. numtmtation continue.
EIOHTEENTH-CENTURY FICTION, Volume 2. Number 1. October 1989
"L'HISTOIRE DE S I L V I E " 3
Cette relation entre le personnage et le lecteur ne pouvant s'instituer
que par I'auteur et à travers lui, c'est dans l'expérience de I'auteur,
c'est dans sa mémoire et son imagination qu'il y a lieu d'en rechercher
l'origine.
Or, des trois personnages de l'Histoire de Silvie, Challe dit en avoir
connu deux. Serait-il le troisième?
Certains traits du personnage de ce tiers, Des Frans, sont manifestement
autobiographiques.
Un premier indice ressort de son rôle dans le roman. C'est lui qu'on
aperçoit le premier. C'est son retour à Paris après une longue absence
qui fonde toutes les rencontres et tous les récits qui s'ensuivent. C'est à
travers ses yeux que I'auteur semble souvent regarder les autres personnages.
Plus précisément, ses antécédents, qu'il rapporte en détail, l'apparentent
à I'auteur. L'un et l'autre ont perdu leur père. L'un et l'autre vivent officiellement sous la tutelle de leur mère, restée veuve avec peu de bien.
Si bien que Des Frans, comme Challe, se trouve en fait sous la tutelle
(le mot est de lui) de ses oncles qui ont choisi la voie "des finances et
des partis" (II, 281).
II est vrai qu'il existe des différences. Dans le cas de Challe, comme
l'a montré Jean Me~nard,~
il s'agissait des oncles maternels, alors qu'il
est question d'oncles paternels dans celui de Des Frans. Mais une phrase
où celui-ci, parlant de sa mère, dit qu'"elle portait fort impatiemment l'air
triomphant et le faste de ses deux belles-soeurs" (II, 264) s'applique aussi
fort bien à la mère de Challe, les belles-soeurs étant simplement femmes
de frères au lieu d'être épouses de beaux-frères.
Il est vrai aussi que le père de Challe, à la différence de celui de Des
Frans, est loin d'avoir "suivi le parti de l'épée" (II, 281). puisque, comme
Jean Mesnard l'a encore découvert, il n'était que "juré porteur de grains
ès ports et place de Grève." Mais cette transposition même n'est pas sans
signification: Challe ne déclare-t-il pas froidement dans ses Mémoires7
que son père était garde du corps d'Anne d'Autriche, fonction militaire
6 Dans ''L'Identité de Robe* Challe," important anicle pani dans le n u h s@al Robert Challe
de la Revue d'Histoire Littéraire de ln France, t. 79. no 6 (1979). 915-39.
7 Folio 27 m du manvrnt autographe, B.N.,".a. 13799, dont le foliotage sera repoIté dans
l'édition des Mémoires en cours de préparation.
4 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION
qui l'aurait dispensé de la taille et aurait permis à ses descendants de
se dire. nobles? Le fantasme est l'intermédiaire qui permet à l'auteur de
passer de la réalité à la fiction.
La distance à franchir est moins grande dans le cas des caractères. Des
Frans, "natwellement libertin" (II, 282), supportant impatiemment la vie
de bureau, méprisant les "valets de bourreau" (n, 283) que sont à ses
yeux les commis des partisans, tirant à froid une vengeance raffinée d'un
élu qui l'a humilié, ressemble comme un fière à Robert Challe, tel que
le moneent sa correspondance canadienne; son Journal de voyuge aux
Indes, et ses Mémoires.9
Deux rapprochements plus précis doivent être examinés avec attention.
Le premier concerne les voyages de Des Frans à Rome. D'après les
indications qu'il donne lui-même, il apparaît qu'il quitte Paris en févriermars, demeure cinq mois absent, revient pour deux jours seulement,
repart pour Rome et en rentre pour se marier secrètement en octobre
(n, 35&52, 354-56). Il a été aussi spécifié qu'il lui a été proposé par
sa mère de partir "à la suite d'un ambassadeur" (II, 305) et que son premier retour s'est fait sous le prétexte "d'accompagner M. de Créqui (II,
351-52). Il doit s'agir de l'ambassade extraordinaire du duc Charles de
Créqui, lequel, après avoir fait son entrée à Rome le 11 juin 1662, sortit
des Eîats pontificaux le ler septembre à l'occasion d'une altercation entre sa suite et les soldats de la garde corse du pape (20 aoat); à la suite
de quoi le pape dut présenter ses excuses et offrir réparation au roi de
France (1664).
Le choix de cet événement tient sa célébrité (Challe le cite luimême dans ses Mémoires comme un exemple de la crainte et du respect
que la France inspirait à ses voisins au début du règne de Louis XIV),
quoiqu'il soit peu compatible avec d'autres détails chronologiques, et
compte ainsi parmi ces fautes de chronologie que l'auteur prétend avoir
faites v~lontairement.~~
II ne peut non plus avoir joué un rôle dans la
vie de Challe, né en 1659. Pourtant, un détail retient l'attention. De
8 Pvbliée par Sister Lois Russell. "Robert Challe Québec," RNUC d'Histoire Littirdm de 10
France. no Robert Cholle, t. 79, no 6 (1979). 1003-12.
9 Voir, dans la Vie de Robm Challe. en tête du Journo1 de voyage n u Indes, la nibriqùe "Un
tempérament impulsif," lère 6d. (1979). p. 25-26: Zème éd. (1983). 1, p. 25-26. L'ddition de
1979 sera d é m a i s désigde par le sigle éd. A, et celle de 1983 par le sigle éd. B.
10 "l'ai fait exprès des fautes d'anachronisme [...] (suit un exemple). l e l'ai fait afin de detourner
d'autant plus les curieux des idées que la lecture de ces histoires pourrait leur donner" (Préface,
t. 1. p. U I ) .
"L'HISTOIRE DE SILVIE" 5
l'ambassadeur, qui a pourtant "besoin de tous les Français qui se trouvaient à Rome, et surtout de ceux qui y pouvaient faire quelque figure,"
Des Frans obtient son congé "par le moyen de Monsieur le cardinal Maldachini" (II, 356). Comme Robert Challe, qui est allé en Italie, évoque
dans ses Mémoires un Italien "honnête homme" qu'il avait rencontré à
Paris et avec lequel il "dîn[e] à Rome chez le cardinal Maldachini," il
vaut la peine d'examiner de plus près le rôle de celui-ci dans l'histoire
et dans la fiction.
Les étapes officielles de la carrière de Francesco Maldachini (ou Maidalchini) sont connues. Né en 1621 à Viterbe, il fut nommé cardinal dès
1647, alors qu'il n'était que simple abbé. Après avoir été chanoine de
différentes églises de Rome, il mourut en 1700, sans jamais avoir été papabile, ni avoir attiré autrement l'attention. S'il fit peu de bruit comme
cardinal, sa nomination en avait fait beaucoup. Elle est contée dans les termes suivants par Gregorio Leti, que nous citons dans la version anglaise
de son ouvrage" traduit sous le titre The Life of Donna Olimpia Maldachini, who governed the Church from the year 1644 to the year 1655
(London, 1666 [p. 68-70]):
Donna Olimpia had a nephew (who is still alive), one of her brothers son, about
eighteen years of age, of a sleepish look, no presence or aspect of a man, wholly
unexperienced in the world, a great d u c e uncapahle of impression, not able to
entertain discourse, il1 made and worse spoken, addicted only to such recreations
as sute, with mean and low spirits. This creature with much adoe was once
brought before the Pope, who tuming to donna O l i p i a that had inwduced
him, said: 1 beseech you sister, let him come no nearer, for he is ten times
uglier than my self. For al1 this, through the importunily of the aunt, he made
him cardinal at eighteen years old, not only to the wonder of the Court, but al1
Christendome. And this is cardinal Maldachini, who in his visits that he either
gives or receives always makes use of a set fonn of complements, which he
hath got by heart; and if you put him out of his head, he never fails to talk nonsense. Just about the same time at Rome the statue of Marforio was hid by a
palace that was built about it: upon which there were a thousand Pasquils made,
among which 1 remember one was:
Take it not so to hem, Pasquino,
Your companion is Maldachino.
And bvly this cardinal is and will be the Cameval or Jackpudding of the
apostolick colledge, the Church scandal and the reproach of the Court. The
1 1 Paru en Mien mus le nom de "l'abbé Gualdi" avec le t i a Lo Vira di Donna Olimpia Maldachini
(Raguse [Genève]. 1666).
6 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
inst~ctionsthat Donna Olimpia and his aunt gave him, that he should keep
leamed men in his family, was of small use to him, who had not wit enough to
make any henefit by their conversation.
Alors que Challe, à la différence de Scarron dans son Roman comique,
n'évoque pas les réalités romaines, il est notable qu'il fasse jouer au
cardinal Maldachini un rôle bien défini. Mais en revanche, une lacune
frappe aussi. Challe, si dur dans toutes ses oeuvres sur la cour romaine,
qui a fait de la découverte des vices de celle-ci la première des raisons qui
lui ont fait "ouvrir les yeux" en matière de religion,12 se garde de profiter de l'occasion qu'il aurait de dénoncer, par exemple, comme il le
fait dans les Difficultés, le fait que cette "Sainteté si révérée" ne soit
souvent "qu'un vieux mangé de goutte et poum d'ulcères qui suivent
les plus infâmes maladies, donnant ou refusant tout au gré de l'avarice
de sa concubine" (p. 45). Cette discrétion ne tient pas seulement à un
sentiment d'obligation pour une ancienne hospitalité, elle provient d'un
sentiment très ferme de la distinction des genres: le genre romanesque
(qui inclut ici l'"histoire") a pour fin de donner une image de la vie; il
ne participe pas du règlement de comptes.'"
Une seconde série d'événements de l'histoire se relie sans doute aussi
à d'anciens souvenirs liés au passage de France en Italie; il s'agit de
l'épisode dans lequel des bandits des Alpes dépouillent Des Frans, lui
prenant non seulement son argent, mais aussi le portrait de Silvie (II, 35658). Ce qui n'était qu'un accident prend une signification symbolique
lorsque Des Frans, qui a quitté Silvie et pris le chemin de l'Italie pour fuir
son passé, se retrouve à Grenoble, malade de corps et d'esprit. Secouru
12 Ed. cit& à la note 1, p. 45, "Premier cahier. Contenant ce qui m'a fait ouMir les yeux."
13 C.J. Betts. mur réhiter I'aftnbutian à Robert Challe des Difficultéss u Io relinion. croit oouvoir.
tant dans 4 comme rendu oani dans
Modern h e u" n e c ~ & e w .. 79 (1984).
984-85
oue'dans un
-~~~~
.
~~.~~
Appmdire à son ouvrage Early D a m in Fronce me Hague: Maninus Nghoif. 1984,. p. 27586. faire tmt & "difftrencer" dans la facon dont sont trait& Ics meme, thkmes. der Difficulr&s
sur Io religion aux a m e s oeuvres de Challe, pour enlever à celui-ci la paternité de ces Difficultés.
Ce raisannerimit n'est pas pertinent. II est évident qu'on va plus loin dans une oeuvre clandestine
que dans une oeuvre qu'on espère faire publier. Plus pdcisément, on pourmit distinguer dans
les différents écrits de Challe des niveaux de sévbrité envers la religion. Dans les oeuvres de
ecclésiastiques (moines mendiants.
fiction, les aaaques ne portent que sur les moeun de c&s
directeurs de conscience. par exemple) et sur certaines pratiques, comme celle & mem'e dans
des couvents des jeunes filles sans vocation; dans les oeuvres autobiographiques, les critiques
s'étendent aux jésuites. au haut clergé, à l'inefficacité de la momie chrétienne, et les sacrements
ne sont pas à l'abri des remarques; dans une oeuvre polémique. destuiee à la publication,
comme les Tablettes chronologiques, les a q u e s contre la papauté deviennent violentes et m t
po& dans t w s les domaines. Enfin,dans une oeuvre destirde à rester clandestine. comme les
Difficultés su Io religion, le dogme et la révélation ne sont plus ménagés.
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"L'HISTOIRE DE SILVIE" 7
par un père carme qui l'engage à revenir à Silvie, il retrouve chez un
marchand de la ville, lors de sa première sortie, le portrait qui lui avait
été dérobé: ce qui "affermit la résolution qu'[il] avai[t] prise de retourner
à elle" (II, 398).
On ne trouve pas trace des bandits des Alpes dans les oeuvres autobiographiques, mais ils apparaissent dans la première oeuvre de fiction
de Challe, au moins qui nous soit connue. II s'agit, dans le sixième livre
du Don Quichotte," d'une histoire intercalée intitulée Le Jaloux trompé
(ch. LI). Sotain, amoureux de sa femme, mais jaloux d'elle jusqu'à la
folie, la tient étroitement enfermée, après l'avoir forcée à rompre même
avec ses parents. Un cavalier, qui désire l'approcher, apprenant que Sotain sait parfaitement l'italien pour avoir "fort longtemps servi en Italie,"
en arrive à ne pas douter "que sa jalousie ne fût une maladie contractée
dans le pays." Déguisé en Italienne, il persuade à Sotain que des "bandits qui couraient les Alpes" ont tué son mari, et qu'elle-même ne doit
la conservation de son honneur qu'aux "soins" que celui-ci avait pris
pour le préserver. Sotain, "qui n'ignorait pas les précautions que les Italiens prennent," se doute de ce que sont ces "soins." Il obtient de la
fausse Italienne qu'elle lui cède sa ceinture de chasteté, et la garde chez
lui "pour servir d'Argus à sa femme." Finalement, quoique cette dedere
reste fidèle à son mari, celui-ci meurt de rage jalouse et elle épouse son
cavalier.
Rapprochés l'un de l'autre, les deux récits laissent apparaître un même
contenu érotique, cru dans la suite du Don Quichone, épuré dans les Illustres Françaises. Quoiqu'il soit impossible de leur assigner une source autobiographique, on est tenté d'établir un lien entre eux et une autre scène
érotique, survenue dans un couvent piémontais mis au pillage par des soldats, telle qu'elle est rapportée dans les Diflculth sur la Religion;" scène
qu'on peut rapprocher d'un épisode analogue à l'occasion du voyage aux
Indes.16 Il serait imprudent de vouloir pousser davantage l'exploration
de l'imaginaire challien. Il n'en est pas moins intéressant de relever
14 Le sixième livre de Don Quichotte. publié en 1713 sous le nom de Filleau de Sallit-Manin, a
été revendiqué par Chaile. et il est ceminemeni de lui. Le privilège lui en avait été accordé dès
1702.
15 "l'ai vu une fille de quatom à qui- ans, sourde de naissance. qui avait 616 mise dans un
couvent qui fut pillé en Piémont; j'en fis ce qu'il me plut. etc." (p. 163).
16 "l'y ai été. mes yeux ont vu, mes mains ont tauch.%j'ai satisfait ma curiosité, et c'est tout [...]
La plus $ée de huit qu'on nous amena quafre F r a w s que n w s &ions, n'avait pas b u r e
ans: et les deux sur lesquelles je mis la main n'en avaient pss dix
(6d. A, p. 298; B. II, p.
19).
..."
8 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
l'existence de ce réseau érotico-géographique, et d'en retrouver des manifestations plus ou moins adaptées suivant les genres et les niveaux de
récit.
Il est donc vraisemblable que le personnage de Des Frans comporte
des données autobiographiques; mais il n'est pas moins vrai que ces
éléments sont limités, tant pour la cohérence interne de l'histoire que
parce que Chaiie se réserve de se peindre aussi dans d'autres personnages,
notamment celui de Dupuis dans I'histoire qui suit.
Le cas de Gallouin est plus complexe encore. Il ne s'agit plus cette
fois de traits relatifs aux origines, aux événements vécus ou même au
caractère communs à l'auteur et à son personnage, mais d'une sorte de
parenté spirituelle. Comme l'a suggéré Melâhat Menemencioglu dans un
article pénétrant qui, comme il était à prévoir, suscita de vives réactions,l7
peut-être y a-t-il lieu d'instituer un parallèle entre Gallouin, qui défie
Dieu par la magie pour finalement se convertir, et Challe lui-même, qui
après avoir attaqué avec passion le christianisme de son enfance dans
ses Difficultks sur la religion, semble être revenu, sinon aux dogmes
catholiques, du moins à un respect confiant envers le Christ rédempteur.
Nous ne pouvons que renvoyer à cette étude, à laquelle il n'est pas
possible pour le moment d'apporter de lumières nouvelles.
Reste Silvie.
Depuis qu'on dispose du manuscrit olographe des Mémoires, dont A.
Augustin-Thierry n'avait donné qu'une version très expurgée, on peut y
remarquer une histoire étrange. Elle est contée à propos du financier
Deschiens. Après avoir rapporté comment Deschiens aurait manqué
d'obtenir le poste de contrôleur général des Finances, Challe ajoutepromesse qui ne sera d'ailleurs pas tenue-: "On saura quand je parlerai
de moi par quel endroit j'étais familier dans cette maison" et continue:
Mais avant que d'en sortir je vais rapponer une chose très vraie, et que pourtant
le lecteur ne croira pas sans peine. Mais je lui offre pour témoin Mme Deschiens,
veuve de celui dont je viens de parler; elle est encore en vie, et en bonne santé.
(f" 80 P)
17 Vo" "Gallouin-Don luan, une cl6 pour Robeir Challe." Rmue d'Histoire LittPraim de In
Fronce, 1. 79. no 6 (1979). 981-93. I c s vues exprimées dans cet anicle ont blé combattues
par C.I. Bem, dans le chapitre de son livre Eorly Deism cité h la note 13, ainsi que par Mme
Mich2le Weil, dans Roberr Cholle romancier. ouvrage à ph(Genève: Dror. 1989).
"L'HISTOIRE DE S I L V I E " 9
L'histoire est celle d'un précepteur des enfants Deschiens qui se serait
accouplé avec une levrette. Celle-ci met bas ou accouche d'un enfant.
Voici la suite:
Le précepteur jugea à propos de disparaître, et Mme Deschiens pria tous ceux qui
avaient connaissance de l'aventure d'en garder le secret. II le fut, n'ayant pour
témoins que les gens du logis auxquels cela ne pouvait faire aucun honneur. Cet
enfant, qui n'avait rien du tout de défectueux et qui était parfaitement conformé,
fut baptisé et confié à une noumce sous un nom empmnté. C'était une fille qui
devint fort jolie et bien faite, et qui apprit tout ce qu'on voulut lui montrer,
tant à travailler qu'à chanter et à danser. Sa nourrice savait le secret de sa
naissance et ce fut la cause de sa mort. Elle ne tenait de la race canine qu'un
très petit poil follet blond qui la couvrait depuis les pieds jusques à la tête, qui
portait des cheveux châtains clairs naturellement annelés et assez longs pour lui
couvrir le corps jusques à la ceinture. Ce petit poil avait effectivement quelque
désagrément sur son sein, qui à cela près était fort bien form6. Elle avait encore
cela de commun avec les chiens que lorsqu'elle voulait s'asseoir elle faisait
deux tours devant sa chaise; et quelque réprimande que M. et Mme Deschiens
lui aient pu faire, elle n'a jamais pu se défaire de cette coutume.
Tous les domestiques de Deschiens étaient changés, et qui que ce fût ne savait
sa naissance que le mari et la femme, et celle qui l'avait noume, et qui était
pour elle comme une espèce de gouvernante. Elle avait quatorze ans lorsque
Mme Deschiens la fit venir auprès d'elle et la traita comme si elle avait été
sa parente. Elle la faisait manger à sa table, et sa chanté s'éntendit jusques
à lui faire apprendre tout ce qui pouvait la perfectionner, et l'établir dans le
monde pour le reste de sa vie. Je le répète encore, elle était aimable; et comme
Deschiens était maître d'une infinité d'emplois, il y eut un commis qui cmt faire
sa fortune en épousant cette fille. Il était bien fait de sa personne, et tous deux
s'aimèrent de bonne foi. II en parla h Mme Deschiens qui ne refusa pas le parti,
mais la difficulté fut à lui trouver des parents morts dont les noms cadrassent
à son extrait baptistaire. Comme cette fille aimait son amant, et qu'elle aurait
voulu que la cérémonie eOt été faite, et qu'elle la voyait reculée de jour en jour
sous des prétextes où elle ne comprenait rien, elle tomba dans une mélancolie
épouvantable, et demanda une infinité de fois à Mme Deschiens la raison du
retard de son mariage. Celle-ci voulut généreusement achever ce qu'elle avait
généreusement commencé et ne lui en dit point le sujet. Cette fille outrée cmt
que sa noumce la jouait de concert avec Mme Deschiens, et le cnit d'autant
plus qu'elle les avait vu[es] plusieurs fois l'une et l'autre se parler seule à seule,
et même s'entendre nommer sans en savoir le sujet. Etant dans sa chambre,
l'humeur noire dont elle était saisie la porta à d i mille pauvret& à sa noumce.
Celle-ci lui répondit avec emportement, et ce que dit La Fontaine étant vrai
... qu'entre femelles
Volontiers le diable s'y met,
10 E I O H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION
la noumce reçut un soufflet, ce qui acheva de la rendre furieuse; et dans son
emportement lui reprocha qu'elle n'était que la fille d'une chienne. Cette fille
courut tout aussitôt dans l'appartement de Mme Deschiens à qui elle demanda
justice d'une pareille insolence. Celle-ci blâma l'indiscrétion de la noumce, et
lui avoua qu'elle avait dit vrai; lui conta l'histoire de sa naissance, et ajouta que
c'était ce qui avait retardé son mariage. A cette déclaration elle remonta dans sa
chambre. où les lames. les soupirs et les gonflements de coeur l'étouffèrent, et
elle mourut en moins d'une heure, malgré les soulagements qu'on tâcha de lui
procurer. (P 80 v0-81 P)
Curieusement, on a dans ce récit certains traits fondamentaux réapparaissant dans les Illustres Françaises: le portrait physique de Silvie,
notamment les cheveux châtains, annelés et très longs, ainsi que le détail
du sein "fort bien formé";'s le mystère qui enveloppe sa naissance, et
oblige à lui chercher des parents fictifs; l'éducation soignée qu'elle reçoit
grâce à une dame riche et d'un rang social élevé, qui la traite comme
sa fille et l'admet à sa table; le personnage de la nounice qui est "une
espèce de gouvernante," et qui seule connaît le secret de sa naissance;
l'idylle avec un commis ou secrétaire de la maison, qui s'achève par une
mort funeste; et jusqu'au détail du "soufflet," donné ici à la noumce
alors qu'il l'est dans le roman au maître d'hôtel de la maison, mais qui
témoigne dans les deux cas de la vivacité de la jeune fille.
Ce qui surprend, c'est que le récit donné pour vrai dans les Mémoires
est, selon les termes de l'auteur, "sûrement et évidemment faux," dors
que le même auteur, devenu romancier, prend soin de rendre le sien
vraisemblable. Comment Challe peut-il croire que le produit d'une levrette et d'un homme soit entièrement humain, à un poil follet près, lui
qui, dans les Dificultés sur la religion, pose en fait que, si "un lévrier et
une levrette feront des lévriers," en revanche "un lévrier et une barbette
feront des chiens métis tenant de l'un et de l'autre" (p. 162)? Comment
ne voit-il pas que l'origine de cette histoire fantastique est manifestement
liée au nom du financier Deschiens (c'est d'ailleurs le souvenir que Prosper Marchand avait gardé d'une lecture rapide des Mémoires)?19 Ainsi,
cette fois encore, on constate que le passage de la réalité à la fiction s'est
opéré par l'intermédiaire d'un fantasme irrationnel.
18 "Le w m m m m t par ses mouvements r4glCs I'agimion du coeur dans sa respiration I I kilc
en avait peu. mais f e m . et clic dlsait quelquefuir en plaisaniarit qu'une fcrnmc en a toupuh
awcz quand elle a de quoi mnplir la main d'un honntte homme" (Iliurrrer Fron(a,rpr. 11. 292)
19 Voir I'micle "Challes" de san D i c l i o n ~ i r ehistorique et Critique
" L ' H I S T O I R E DE SILVIB" 11
Peut-on, à partir de l'histoire de la "fille Deschiens," pénétrer un peu
plus profondément dans le processus de création qui aboutit à l'histoire
de Silvie?
La première oeuvre d'un romancier est rarement un chef- d'oeuvre,
mais elle contient souvent, pour qui sait l'interroger, une foule d'idées
qui germeront plus tard. La suite du Don Quichotte comporte une autre
"histoire de Silvie," plus exactement celle de Sainville et de Silvie, qui
joue certainement un rôle dans la genèse de l'autre. Une difficulté résulte,
il est vrai, du fait que cette nouvelle intercalée dans le roman, à la manière
de Cervantès, commence dès le livre V, qui n'est pas de Challe, et se
temine dans le livre VI, qui est de lui. Il n'en est pas moins intéressant
de voir ce que Challe y a trouvé (le nom de l'héroïne, par exemple) et
ce qu'il en a fait.
Dans le livre V, ch. 32, qui est de Filleau de Saint-Martin, une jeune
fille raconte l'histoire suivante.
Une nuit, me Saint-Antoine à Paris, Sainville secourt les occupants
d'un carrosse attaqués par quelques hommes. Parmi ses obligées se trouve
une dame qui, après lui avoir longtemps dissimulé qui elle est, finit par lui
révéler qu'elle est précisément une marquise, mariée, à laquelle il a fait
la cour en Provence, et qui est venue à Paris solliciter en faveur de son
mari qui y a un procès. A sa demande, il lui conte ses aventures depuis
qu'il l'a quinée. Une très jeune fille, Silvie, rencontrée à la promenade
des 'hileries un an auparavant, lui a fait comprendre qu'eue s'intéressait
à lui. Il en est devenu amoureux, mais comme il ne se déclare pas, Silvie,
pour le rendre jaloux, feint d'éprouver de l'intérêt pour Deshaies, un ami
de Sainville que celui-ci lui a présenté.
Alors que Sainville, anivé à ce point de son récit, annonce qu'il va
toucher au "funeste moment qui commence ses malheurs," on entend du
bmit dans la me. Sainville s'y rend et combat des gens qui attaquent un
carrosse. La marquise fait monter les dames ainsi sauvées, tandis que
Sainville poursuit un des attaquants. Il s'agit d'un nommé La Roque,
qui avoue avoir agi à l'instigation d'un homme qui voulait reprendre de
force la femme qui l'avait quitté. Cene femme est Silvie. Quand Sainville
revient de sa poursuite et de l'incarcération pour duel qu'elle lui a value,
Silvie lui témoigne ses remords en des termes qui font penser à ceux de
la Silvie des Illustres Françaises:
Vous avez raison de me traiter de la sotte; et si j'ai à me plaindre, ce ne
peut être de vous. Mais, Monsieur, si après tant d'amour il vous reste encore
12 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
quelque considération pour moi, écoutez seulement ce que je vais vous dire. Je
ne demande point que vous m'aimiez, je serais trop injuste de le souhaiter, et
vous en êtes trop bien persuadé après les choses qui sont arrivées; mais je vous
prie de me pardonner des injustices que l'on m'a fait faire. et auxquelles je n'ai
consenti que par faiblesse.
Répondant de son "véritable repentir" et alléguant qu'elle était "attaquée de tous côtés," elle n'espère pourtant pas de pardon: "Je vous
aimerai jusqu'à mon dernier soupir [...] mais ce sera loin de vous." Elle
avoue qu'elle a voulu lui donner de la jalousie pour l'engager davantage:
"Je vous ai tout ôté pour le lui donner, et je me suis rendu malheureuse
pour vous rendre malheureux," et elle conclut enfin par ce mot touchant:
Adieu, Sainville. Je vous prie, ne me haïssez pas, épargnez-moi ce
malheur, qui serait le comble des miens."
Après avoir entendu ces propos, qui contrastent avec les débuts languissants de l'histoire, Sainville est "touché" et se dispose manifestement
à tout pardonner, quand les jeunes gens sont interrompus par l'arrivée
des tantes de Silvie, et le cinquième livre se termine lui-même par "un
grand bruit qui se fais[ant] alors dans toute l'hôtellerie" interrompt le
récit de la narratrice initiale.
Avec le sixième livre, le romancier-certainement Challe cette foisdoit reprendre les choses en arrière pour rendre compte du fait que Silvie
n'a pas seulement tenté de rendre Sainville jaloux, mais qu'elle a épousé
Deshaies. Les explications rétrospectives sont données indépendamment
à la marquise par les deux personnages qui ne connaissent l'un et l'autre
qu'une partie de l'intrigue qui a provoqué leur brouille.
Sainville, le premier, raconte qu'au lieu de la lettre que Silvie devait
cacher à son intention dans une maison amie, il n'a trouvé qu'un billet
très froid. Silvie a ensuite refusé obstinément de le recevoir ou de lire ses
lettres, et il a finalement appris qu'elle se disposait à épouser Deshaies.
Cette fois, ce sont ses propos qui annoncent ceux de Des Frans dans les
Illustres Françaises:
'6
Vous avouerai-je mon faible pour cette fille? l'en fus au désespoir. Je me figurai
qu'on l'avait ensorcelée [...] L'amour que j'avais pour elle la justifiait dans mon
coeur." (ch. 36)
Comme Des Frans, il tombe malade:
Ma maladie fut longue, et l'abattement oh elle me mit ayant tempéré les ardeurs
de ma rage, j'appris sans désespoir, mais avec beaucoup de surprise et de
douleur, qu'elle avait épousé Deshaies."
" L ' H I S T O I R E D E S I L V I E " 13
II décide de "borner sa vengeance à les laisser vivre ensemble, à les
mépriser également tous deux, et surtout à ne lui parler de [sla vie," et
cette résolution "rétablit [sla santé."
C'est dans une conversation avec la marquise que Silvie fait son récit:
Du moins, avant que de mourir, aurai-je la triste consolation d'inspirer à
Sainville autant de pitié que de haine.-Il ne vous hait point, Madame, lui dit
la marquise.-uand
il me hiirait, Madame, reprit tristement Silvie, sa haine
n'est que trop due pour m'en plaindre, mais il y a dans mon procédé pour lui
plus de faiblesse que d'inconstance et de malice.
Elle rend compte qu'une baronne amie de Deshaies est venue lui apporter la lettre que Silvie avait écrite à Sainville et l'a persuadée que
celui-ci la lui avait sacrifiée. Silvie prend la résolution de rompre avec
Sainville, refuse de le voir et épouse Deshaies.
Mais quelque temps après, la même baronne, jetée en prison, la supplie
d'intercéder pour elle et Deshaies, et lui développe toutes leurs intrigues.
Silvie accepte d'intervenir et les sauve; mais elle est aiors livrée aux
persécutions de Deshaies qu'elle ne veut pas revoir:
Je vais rester sans appui et sans recours; ainsi, pour ne pas voir dans le monde
tant d'objets d'horreur, j'empoite mes pierreries et quelque argent dans le dessein
de me jeter dans un couvent inconnu de Deshaies où je puisse pleurer à jamais
mes malheurs et mes infidélités à Sainville qui en sont la seule cause.
Après que la narratrice a terminé son récit, on retrouve en Espagne
tous les personnages, Silvie, accompagnée de la marquise et poursuivie
par Deshaies, et Sainville qui les suit. Deshaies, blessé à mort dans un
combat contre des bandits, se livre à un sincère repentir et Iègue en
mourant sa femme à Sainville.
Si on discerne dans cette histoire des linéarnents de celle de Des Frans
et de Silvie, si parfois on croit entendre un écho affaibli de leurs propos,
saisir un mouvement de leur coeur, bien des choses y manquent encore,
et surtout ce thème essentiel de l'adultère, spécialement de "l'adultère
innocent" qui caractérise les Illustres Françaises.
Or il s'agit bien encore de themes challiens par excellence.
Déjà, dans le Journal de voyage aux Indes, Robert Challe racontait l'histoire d'un Parisien qui, longtemps confiant dans la vertu de sa
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femme, en arrivait à la soupçonner d'infidélité. Après s'être un moment
fié "aux serments qu'elle lui faisait de mieux vivre," il recommençait à
la surveiller et s'assurait qu'elle le trompait en lui tendant un piège. II
résistait alors à l'envie de la tuer et préparait froidement sa vengeance,
tout en évitant le scandale.20Le même schéma se retrouve, plus détaillé,
dans une histoire intercalée dans la suite du Don Quichotte sous le titre
Le Mari prudent (ch. 52). Comme le Parisien du Journal de voyage,
Justin se garde de "jouer des couteaux," et ne manifeste à sa femme
qu'un mépris qui la glace, et qui finalement la convertit.
Certes, il s'agit bien de véritables adultères, et pourtant, dans le second ouvrage, Don Quichotte, ayant entendu le récit, souligne avec force
l'injustice qu'il y a pour les hommes à exiger de leurs femmes une vertu
qu'ils ne pratiquent pas eux-mêmes:
Ils jugent qu'une femme infidèle est digne de mort, et le plus souvent ce sont
eux-mêmes qui en sont la partie, le juge et le bourreau: ils ne leur font aucune
grâce; et la seule qu'elles puissent trouver, c'est une retraite dans un couvent
[...] Ce crime est pour eux un crime sans pardon, sans quartier et sans retour;
et quoiqu'ils punissent leurs femmes avec tant de sévérité, ils se donnent à euxmêmes toute sorte de licence. (ch. 53)
La discussion qui s'engage ici préfigure celle que les devisants des Illustres Françaises tiendront sur la conduite de Des Frans à l'égard de
Silvie. Encore celle-ci est-elle encore plus digne de pitié puisque son
adultère a été "innocent." Que Challe ait trouvé l'idée de ce thème romanesque chez Boccace, chez Scarron, voire dans une pièce italienne
de Biancolelli," il lui est assez familier pour qu'il l'emploie à l'appui
de la thèse cartésienne du dualisme, c'est-à-dire de l'hétérogénéité entre un corps étendu, matériel et donc périssable, et une âme inétendue,
immatérielle et donc soustraite à la mort. Pour illustrer le point que "la
douleur spirituelle se peut rencontrer avec le plaisir corporel," il avance,
dans les Dtflcultés sur la religion, la preuve suivante:
20 Ce Parisien. ancien condisciple de Challe au colBge de La Marche a été rencontré par lui à
Pondichéry. Son histoire est contée dans l'édition A du Journol de voyope à la p. 397401: éd.
B. II, p. 121-26.
21 Cene pièce. intitulée La FemmefidPle, ou Les Apparences frompeuses. fut jouée à Lyon en 171 1.
et reprise Paris en 1716 sous le titre L'AdultPre innocsnre; le sujet en est emprunté à Boccace.
Voir F. Deloffre, "L'Adultère innnocente, theme philosophique. romanesque et dramatique,"
Cahiers de IitfCrature du XVllPme si>& (Université de Toulouse le Mirail, 1984). vol. 6 . p.
139-48; ainsi que I'AdultPre innocent. nouvelle espo,gnole. de Scarmn.
"L'HISTOIRE D E S I L V I E " IS
Je veux le faire avouer aux plus opiniâtres et aux moins raisonnables: qu'une
femme d'honneur ait été trompée sous l'apparence de son mari, loin d'avoir senti
quelque douleur corporelle, elle aura senti le plus vif des plaisirs, cependant elle
souffrira une peine mortelle en découvrant la fourberie, fût-ce dans le temps de
l'action. (p. 282)
Les moyens d'assurer l'innocence de l'adultère peuvent varier. Dans
les Difficultés sur la religion, Challe en était encore, ou s'en était tenu à
l'idée classique de la substitution d'un amant au mari (c'est par exemple
ce qu'on trouve dans L'Adult2re innocent de Scarron). Le recours à la
pratique magique, toujours usitée paraît-il, des "sangs mêlés," a pu et dû
lui être suggéré par quelque événement de l'actualité du temps, comme
ceux auxquels il fait allusion dans le Journal de voyage aux in de^.^ Quoi
qu'il en soit, il contribue à créer l'atmosphère mystérieuse qui caractérise
l'Histoire de Silvie par rapport aux autres récits des illustres Françaises.
Certes, l'élaboration de cette histoire à partir de matérjaux très disparates
(autobiographiques, littéraires, de l'ordre des faits divers, etc.) nous
échappe encore pour l'essentiel. Quand, en suivant le fil de l'histoire,
on aura montré que l'histoire de la "fille Deschiens" en constitue le
premier maillon; que l'invention du maître d'hôtel Valeran et du gentilhomme déchu, Rouvière, rationalise et amplifie le motif des origines
inconnues et des parents de substitution; que l'histoire de Sainville et de
Silvie fournit par une intemersion celui du mari et de l'amant, l'un aimé,
l'autre s'imposant par la ruse et le crime; que les réflexions antérieures
autour de récits d'adultère donnent à la narration une signification sociale et morale, on n'aura fait, au mieux, que suivre des yeux l'écume du
flux de la création. Du moins ces considérations donnent-elles quelque
idée de l'amalgame complexe de vécu, de fantasme, d'imagination et de
travail conscient que recèle l'Histoire de Silvie.
Parmi les "illustres Françaises" créées par Challe, c'est sans doute une
autre héroïne, Madeleine de I'Epine, qui a le plus ému les lecteurs du
temps;" il est vrai qu'on peut difficilement résister au pathétique qui
22 "Si on obligeait en Europe les femmes à se brûler après la mon de leurs maris, les mans subites
ne semient pas si fréquentes; et notre France n'aurait pas produit de mon temps des monstres
tels qu'une Constantin. une Gorgibus, une Voisin. une Philben et une infinité d'autres dont la
Chambre ardente nous a rendu justice." (éd. A. p. 294: 6d. B. II, p. 17)
23 Ouue les éditions des lllusrres Fronçaises, l'histoire de Monsieur Des Prez el de Mademoiselle
16 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
se dégage de son histoire. Mais celle de Silvie entraine le lecteur audelà du drame, au-delà même de la tragédie. Parce qu'elle joint l'amour
et la mort, la faute et le repentir, le dé6 et le châtiment, elle prend
dans le recueil une dimension nouvelle. Par elle Robert Challe n'est plus
seulement le conteur d'histoire qu'il avait cm rester. Il devient ce qu'il
n'avait pas voulu être, un inventeur de fable, nous voulons dire, bien
entendu, de mythe.
Université de Paris-Sorbonne
University of Georgia-Athens,
GA
Paule Koch. "La réception des Illustres Fronpises: France et Allemagne," Oeuvres et critiques
(1987). XII, 1 , La rdceprion du romon fronçois du XVlléme siécle en Fronce de 16-54 6 1789, p.
127-28. En Angleterre, oum les deux éditions de la mduction par Penelope Aubin de l'ouvrage
complet. la méme histoire a et6 publiée plusieurs fois en mduction sous le titre The Unnorural
Mother, or The Innocent Love Persecuted.

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